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HAL Id: tel-00951875 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00951875 Submitted on 25 Feb 2014 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. ” Si les tableaux pouvaient parler ”... Le traitement politique et médiatique des retours d’oeuvres d’art pillées et spoliées par les nazis (France 1945-2008) Corinne Bouchoux To cite this version: Corinne Bouchoux. Si les tableaux pouvaient parler ”... Le traitement politique et médiatique des retours d’oeuvres d’art pillées et spoliées par les nazis (France 1945-2008). Histoire. Université d’Angers, 2011. Français. <tel-00951875>

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  • HAL Id: tel-00951875https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00951875

    Submitted on 25 Feb 2014

    HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

    Larchive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestine au dpt et la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publis ou non,manant des tablissements denseignement et derecherche franais ou trangers, des laboratoirespublics ou privs.

    Si les tableaux pouvaient parler ... Le traitementpolitique et mdiatique des retours doeuvres dartpilles et spolies par les nazis (France 1945-2008)

    Corinne Bouchoux

    To cite this version:Corinne Bouchoux. Si les tableaux pouvaient parler ... Le traitement politique et mdiatiquedes retours doeuvres dart pilles et spolies par les nazis (France 1945-2008). Histoire. UniversitdAngers, 2011. Franais.

    https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00951875https://hal.archives-ouvertes.fr

  • Centre de Recherches Historiques de lOuest (UMR CNRS 6258) Maison des Sciences Humaines

    5 bis Boulevard Lavoisier 49045 Angers Cedex 01

    tl : 02.41.22.63.91

    2011

    N 1145

    Si les tableaux pouvaient parler Le traitement politique et mdiatique des

    retours duvres dart pilles et spolies par les nazis (France 1945-2008)

    Thse de doctorat

    Spcialit : Histoire contemporaine cole doctorale Socits, Cultures, changes (496)

    PRES LUNAM

    Prsente et soutenue publiquement le 17 juin 2011 la Facult des Lettres, Langues et Sciences Humaines

    de lUniversit dAngers

    par Corinne Bouchoux

    Devant le jury ci-dessous : Laurent DOUZOU, professeur des universits, Histoire contemporaine, Institut dtudes politiques de Lyon, rapporteur Philippe BOUQUILLION ; professeur des universits, Sciences de linformation et de la communication, Universit de Paris VIII, rapporteur Jacques CHEVALLIER, professeur des universits, Droit, Universit de Paris II Panthon-Assas, examinateur Marie-Bndicte VINCENT, matresse de confrences, Histoire contemporaine, Universit dAngers, examinatrice. Yves DENCHRE, professeur dhistoire contemporaine, Universit dAngers, directeur de thse.

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    Remerciements Je remercie : Christine, ma compagne, pour son infinie patience, son aide immense et constante, ses prcieux conseils, sans qui, depuis 2001, ce travail naurait t ni entam ni achev Ma fille Emmy et ma famille pour tout ce temps qui leur fut pris, ce qui ma donn souvent mauvaise conscience Tous mes amis de France et dAllemagne, sans qui je naurais pas tenu bon Mes collgues dAgrocampus Ouest qui mont parl de leurs thses, parfois tardives Mes professeurs du lyce Lon Blum de Crteil : Franoise Jeancolas Aud et Chantal Houy Empereur Mes professeurs de Sciences Po qui mont donn le got de lhistoire Mes anciens lves et tudiants Le CERHIO, Centre de recherches historiques de lOuest, qui ma accepte comme doctorante senior Lucie Aubrac qui mengagea poursuivre mes recherches sur Rose Valland, une nigme rsoudre Les historiens qui ont accept de rpondre mes questions : Jean-Marc Dreyfus, Annette Wieviorka et Claire Andrieu (membre du comit de suivi de la thse) Les rares acteurs de cette histoire qui ont accept des entretiens Hlne Cassereau-Stoyanov et Anne Charlon pour leurs relectures attentives Mon directeur de thse Yves Denchre qui ma encourage avec constance et les membres du jury qui ont accept de lire ce travail. Enfin, Isabelle Mathieu et Anthony Gouas pour leur aide morale et logistique.

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    Liste des abrviations AMGOT : Allied Military Government of Occupied Territories CADN : Centre des archives diplomatiques de Nantes CDU/CSU : Christlich Demokratische Union Deutschlands / Christlich-Soziale Union CED : Communaut europenne de dfense CIR : Commission interministrielle des restitutions (de lObip) CIVS : Commission pour lindemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des lgislations antismites en vigueur pendant lOccupation CMJ : Congrs juif mondial CRA : Commission de rcupration artistique CRIF : Conseil reprsentatif des institutions juives de France DM : Deutschmark DMF : Direction des muses de France DST : Direction de la surveillance du territoire ERR : Einsatzstab du Reichsleiter Rosenberg FSJU : Fonds social juif unifi GATT : General Agreement on Tariffs and Trade IEP : Institut dtudes politiques INA : Institut national de laudiovisuel INOR : Organisation internationale pour les restitutions MAE : ministre des Affaires trangres MAHJ : Muse dart et dhistoire du judasme MNR : Muse nationaux rcuprations NSDAP : Nationalsozialistische deutsche Arbeiterpartei OBIP : Office des biens et intrts privs OFAJ : Office franco-allemande de la jeunesse OMC : Organisation mondiale du commerce ONU : Organisation des nations unies OTAN : Organisation du Trait de lAtlantique Nord PV : procs-verbal RDA : Rpublique dmocratique allemande RFA : Rpublique fdrale dAllemagne RI : Relations internationales SD : Sicherheitsdienst (service de renseignement de la SS) SDN : Socit des Nations SME : Systme montaire europen SNCF : Socit nationale des chemins de fer franais SPD : Sozialdemokratische Partei Deutschlands SROA : Service de rcupration des uvres dart TVK : Treuhandverwaltung von Kulturgut

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    Introduction Selon Stuart E. Eizenstat, diplomate amricain connaissant parfaitement le dossier des

    restitutions, la plupart des uvres voles ne seront jamais rendues, non pas parce que les muses europens ou amricains manquent de volont pour appliquer les principes de Washington, mais parce que leurs hritiers ont t tus par les nazis. La majorit des uvres resteront dans les muses franais, allemands ou autrichiens parce quil ne reste plus personne pour les rclamer 1.

    Comment ces uvres en dshrence ont-elles t traites ? Cest la rponse originale de la France cette question quil sagit de dcouvrir. Si les tableaux pouvaient parler 2 lenqute serait plus simple. Ce rve nest pas absent des romans contemporains sur le sujet. Cette faon dhumaniser lobjet le tableau en dit long sur ce qui y est investi et lui donne aujourdhui une valeur exorbitante : tmoin dune histoire tragique, attach aux victimes de la Shoah, et valant aujourdhui des fortunes sur le march de lart.

    1. Gense du sujet

    Lhistorienne ne peut viter une certaine ego-histoire3. Pourquoi, lorsque lon est issue dune famille non experte en art, que lon na jamais tudi lhistoire de lart, passer tant dannes rechercher la trace politique et mdiatique des tableaux vols par les nazis ? Pourquoi avoir nglig les avertissements signalant un sujet trs sensible, proche du secret dfense , source prvisible dennuis et de dconvenues ? Certainement parce quil sagit de comprendre un problme qui concerne les citoyens ordinaires, mais sans doute aussi par fidlit et volont de rendre hommage deux rsistantes qui mont beaucoup impressionne : Lucie Aubrac et Rose Valland.

    En 1996, jai en effet eu la chance de rencontrer Lucie Aubrac. Lditeur Jean-Daniel Belfond, qui voulait publier ses mmoires et avait dans ce but contact lhistorienne Claire Andrieu, lui avait communiqu mes coordonnes, connaissant mon intrt pour les collaborations ditoriales 4. Lanne suivante parat mon livre dentretien avec Lucie, historienne de formation, qui me donne au passage une monumentale et sans doute involontaire leon sur les difficults de lhistoire orale5. Deux ans plus tard, lissue dune confrence donne Paris sur les femmes dans la rsistance, lorganisatrice de la soire me demande au nom dune lassociation de Saint-tienne-de-Saint-Geoirs (Isre) dintervenir auprs de Lucie Aubrac afin quelle donne une confrence sur ce sujet qui voquerait

    1 Stuart E. Eizenstat, Une justice tardive, Spoliation et travail forc, un bilan de la Seconde Guerre mondiale, Paris, Seuil, 2004, p. 221. 2 Hadrien Laroche, La Restitution, Paris, Flammarion, 2009, p. 249. 3 Comme le remarque Florent Brayard, llment dclenchant a parfois compltement disparu de lobjet final (Florent Brayard, La longue frquentation des morts, propos de Browning, Kershaw, Friedlnder et Hilbert , Annales HSS, septembre-octobre 2009, n 5, p. 1053-1090). 4 Jai aid des personnalits du monde syndical et patronal documenter leurs autobiographies publies ou non. Jai connu Claire Andrieu en 1989 alors que nous avions toutes deux des confrences de mthode Sciences Po o je donnais des cours dhistoire contemporaine. 5 Lucie Aubrac, cette exigeante libert, entretiens avec Corinne Bouchoux, Paris, Larchipel, 1997. Depuis, une biographie a t ralise : Laurent Douzou, Lucie Aubrac, Paris, Perrin, 2009.

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    litinraire dune rsistante mconnue, Rose Valland (1898-1980), native de ce village. Sollicite pour documenter la confrencire6, jallais dcouvrir un pan mconnu de lhistoire de la Rsistance7.

    De ce contact totalement fortuit dcoulent des recherches caractre biographique qui me familiarisent avec lampleur des spoliations, vols et pillages duvres dart entre 1940 et 1944 et qui me questionnent sur la porte et les limites des oprations de retour des uvres voles. Cette premire phase de ma recherche concide avec la mission dtude sur la spoliation de juifs de France (1999)8. Au-del de lintrt pour un itinraire de rsistance dcrit dans une exposition pour le muse virtuel sur lhistoire des femmes et du genre, Musea, ainsi que dans un ouvrage grand public9, jai voulu en savoir plus sur le traitement politique et mdiatique des retours duvres dart spolies leurs propritaires.

    Do lide de repartir sur les traces de Rose Valland aprs 1945, afin de comprendre la mthodologie de ses recherches et dessayer de dconstruire les politiques publiques menes pour le retour des uvres voles. Je prends alors conscience de la relative amnsie collective et corporative que rvle Rose Valland. Aprs-guerre, 60 000 uvres sont rendues leurs propritaires mais certaines ne sont pas rclames. Parmi celles-ci, prs de 12 000 sont vendues assez htivement au profit des Domaines nationaux (et donc du Trsor public) et prs de 2 143 uvres sont confies la garde des muses nationaux dans lattente de leurs propritaires ou ayants droit avec le statut de MNR (Muses nationaux rcuprations).

    2. Historiographie

    Comment situer cette recherche sur le traitement politique, administratif et mdiatique de ces uvres rentres dAllemagne aprs 1945 (ou non retrouves) dans lhistoriographie ? Comme le souligne Claire Andrieu, les annes qui ont suivi la Libration se signalent par le nombre important douvrages publis sur la guerre et lOccupation [...]. Or, en complet contraste, la spoliation na inspir presque aucun rcit autobiographique 10. Et, si elle reconnat que quelques tmoignages sont crits par des conservateurs de muse qui ont tent de limiter le pillage, dont le plus connu est celui de Rose Valland (Le Front de lart. Dfense des collections franaises publi en 1961), rien na t crit de complet sur les rcuprations et les restitutions des biens culturels. Lhistorienne rsume bien la situation : Aprs la guerre, la mmoire du gnocide a occup celle de la spoliation et du pillage . Et louvrage

    6 En 1999, Lucie Aubrac ne peut plus lire et travaille avec une secrtaire et des aides ou les lectures de Raymond Aubrac, son mari. 7 Rose Valland, institutrice devenue historienne de lart, attache bnvole puis conservatrice au muse du Jeu de Paume, surveille le pillage des nazis sur son lieu de travail durant lOccupation et participe aux rcuprations entre 1945 et 1954 en Allemagne, puis ne cesse de se consacrer cette mission jusqu sa mort en 1980. 8 On adopte la minuscule pour le mot juif, respectant le code orthographique qui limite la majuscule aux ressortissants de telle ou telle nationalit et prvoit la minuscule pour les personnes assimiles une communaut confessionnelle. La racialisation des juifs conduit une reprsentation des juifs comme peuple ; Vichy en fait une catgorie spcifique avec majuscule : Isralites. Cela donne de bonnes raisons de prfrer la minuscule. Sauf erreurs, la majuscule dans les citations o elle tait employe a t maintenue. 9 Corinne Bouchoux, Rose Valland. La Rsistance au muse, La Crche, Gestes dition, 2006. 10 Claire Andrieu, crire lhistoire des spoliations antismites (France, 1940-1944) , Histoire@Politique. Politique, culture, socit, n 9, septembre-dcembre 2009.

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    majeur de Joseph Billig11 qui dissque la spoliation ne rencontre quun faible cho tout comme celui de Jean Cassou12. cette premire vague de travaux succde ce que Claire Andrieu nomme une deuxime gnration intellectuelle , dans les annes 1980. merge le tableau dune France collaboratrice voire collaborationniste , soit un retournement historiographique o lon repre linfluence dHenry Rousso13. Enfin, dans les annes 1990, une troisime gnration dhistoriens dsenclave, toujours selon Claire Andrieu, lobjet, avec des synthses et des travaux qui abordent sous langle de lanalyse des politiques publiques, par exemple de la politique artistique, culturelle ou conomique 14. Cest dans la suite de cette dernire ligne de travaux que se situe cette recherche15.

    Notre approche profite donc de cette troisime vague et sy insre ; elle sappuie sur ses principales conclusions et propose un zoom sur les seuls tableaux vols comme fait social afin dinterroger sa prise en compte aprs-guerre. Elle se concentre sur la politique mene en France par le ministre des Affaires trangres. Elle exploite les donnes de lOffice des biens et intrts privs (Obip), la structure qui chapeaute les rcuprations et les restitutions, dont les archives navaient jamais t exploites ce jour aussi systmatiquement, essentiellement cause de leur classement tardif et de leur localisation Nantes16. Le sujet ne porte donc pas sur les spoliations mais bien sur le retour des uvres leurs propritaires.

    Quelle est la logique de la politique qui se met en place ? quel niveau se conoit-elle ? Comment est-elle mise en oeuvre en France et dans les zones doccupation en Allemagne ? Qui a la main ? Le ministre ou le chef de lexcutif se positionnent-ils publiquement sur le sujet ? En parlent-ils a posteriori dans leurs mmoires ? Lintrt pour lart de tel ou tel dirigeant a-t-il un impact apparent ou perceptible sur le dossier ? Est-ce un domaine rserv ? Quelle est larticulation ministre(s)/entourage(s)/diplomate(s) du Quai dOrsay en poste ? Qui garde une trace de ces dcisions ? Cette thse se rattache moins lhistoire de lart qu celle du renseignement, des intelligence studies17.

    Elle relve galement de lhistoire des mdias. La radio, la presse crite, les actualits cinmatographiques puis les journaux tlviss rendent-ils compte de cette thmatique de tableaux pills18 et du retour de ces tableaux ou de la situation des propritaires ou ayants

    11 Joseph Billig, Le Commissariat gnral aux questions juives, 1941-1944, Paris, Les ditions du Centre, 3 vol., 1955, 1957, 1960. 12 Jean Cassou, Le Pillage par les Allemands des uvres dart et des bibliothques appartenant des juifs de France, Paris, Editions du Centre, 1947, 267 p. 13 Henry Rousso, Laryanisation conomique. Vichy, loccupant et la spoliation des juifs , Yod, revue dtudes hbraques, modernes et contemporaines, n 15-16, 1982, dans Henry Rousso, Vichy, lvnement, la mmoire, lhistoire, Paris, Seuil, 2001, p. 109-147. 14 Claire Andrieu, crire lhistoire des spoliations antismites (France, 1940-1944), article cit. 15 Jean-Marc Dreyfus, Le pillage des biens juifs dans lEurope occidentale occupe : Belgique, France, Pays- Bas , dans Constantin Goschler, Philipp Ther, Claire Andrieu (dir.), Spoliations et restitutions des biens juifs, Europe, XXe sicle, Paris, Autrement, 2007. 16 Sauf erreur, ces 200 cartons nont pas t dpouills exhaustivement. Voir Mission dtude sur la spoliations des juifs de France, Rapport gnral, Paris, La Documentation franaise, 2000 ; Antoine Prost, Rmi Skoutelsky, Sonia Etienne, Aryanisation conomique et restitution, Paris, Mission dtude sur la spoliation des juifs de France, La documentation franaise, 2000. 17 Au sens du groupe IOIF (Information ouverte information ferme). 18 Laurence Bertrand Dorlac (Aprs la guerre, art et artistes, Paris, Gallimard, 2010, p. 134-135) a, par exemple, retrouv quatre reportages qui furent en 1947 consacrs lart : le 22 mai, sur le thme de la reconstruction et de la rparation, sur fond du discours de Maurice Schumann sur la ncessit dpargner [], le 29 mai, un reportage est consacr au Muse du Jeu de Paume qui vient dhriter du Louvre des chefs duvre de

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    droit ? Les archives de lObip gardent-elles une trace du traitement mdiatique ? Les diplomates utilisent-ils les mdias ? Pourquoi ? Comment ? Quelles sont les continuits et les ruptures dans le traitement mdiatique ? Quelles sont les interactions entre les mdias et le politique ?

    Notre sujet pose galement la question du rapport lantismitisme de la socit franaise. Loubli de la thmatique du tableau vol jusque dans les annes 1980 puis la forte mdiatisation des annes 1990, en France en tout cas, une poque de glorification du patrimoine lre de la mondialisation, et de la judiciarisation des relations sociales, ne sont pas rductibles la question du gnocide mais y sont lis. Lart, les tableaux prsents comme des emblmes et fleurons de la culture occidentale sont galement lobjet dun pillage systmatique et massif, que lon avait fini par oublier, y compris dans linterprofession culturelle. Les tableaux sont donc un lment parmi dautres du dossier patrimoine artistique qui, avec larchologie par exemple, figure dsormais dans lagenda des relations internationales entre pays19.

    Les uvres dart spolies, les restitutions et rparations sont une dimension classique des relations internationales. Lart de la ngociation et des traits ne peut ignorer les butins de guerre20. Les uvres dart relvent galement de lhistoire culturelle (muses, patrimoine), en plein essor depuis une cinquantaine dannes. Impossible dignorer lhistoire conomique : la question intresse les finances publiques. Le sujet plat aux mdias. Chaque tableau raconte une histoire (la sienne) et, au-del, celle de tous ceux (tableaux et humains) qui ont disparu21. Limage des tableaux est reproduite en couleur linfini. Les expositions sont devenues des enjeux conomiques dans toutes les capitales. Les uvres dart voyagent, les touristes se dplacent dans une conomie mondialise. Histoire dun non-dit, dun silence. Avec le succs de la psychanalyse, les secrets de famille, les silences fascinent les opinions publiques. Le tableau devient lobjet transitionnel dune rsilience improbable.

    Ce dossier nous plonge galement dans les relations franco-allemandes, franco-russes et franco-amricaines22. Il faudra donc confronter deux histoires : celle den bas (celle de lactrice isole, Rose Valland), et celle den haut (celles des dcideurs et des mdias).

    Notre travail biographique sur Rose Valland, commenc en 1999, sinscrit dans un contexte la fois de faible intrt de la communaut des historiens pour le sujet et de difficult daccder aux archives, dans un contexte diplomatique sensible et changeant. Il suscite cependant lintrt de responsables au Quai dOrsay ou dans des cabinets ministriels

    limpressionnisme [], le 9 octobre 1947 un reportage sur le salon dautomne [] et fin octobre 1947 [] un reportage est consacr aux pices majeures de la tapisserie franaise qui part voyager aux Etats-Unis. En rade de Toulon [] lambassadeur des Etats-Unis et le ministre des Arts et Lettres sont films et lon insiste sur le rle diplomatique important de lart franais dans le monde (Inathque, 1947). 19 Philippe Moreau Defarges, Relations internationales, 1. Questions rgionales et 2. Relations internationales, Paris, Seuil, 1993. 20 Francis Walder, Saint Germain ou la ngociation, Paris, Gallimard, 1958. 21 Cf. Daniel Mendelssohn, Les Disparus, Paris, Flammarion, 2007 et Jai lu, 2007 et Ltreinte fugitive, Paris, Flammarion, 2009. 22 Jai pu mettre profit ma participation aux sminaires dAlfred Grosser lIEP de Paris de 1983 1985 quand personne nimaginait la chute du mur de Berlin possible court terme. Enfin, lors de mes tudes dallemand ou Sciences Po, jamais je nai trouv un mot sur ce sujet, hormis une seule mention dans un cours sur l histoire de lAutriche en 1983, avec Jacques Le Rider, lUniversit de Paris XII. Il a fallu partir la dcouverte des muses, des expositions Paris o la connivence sociale est trs forte, y compris avec les politiques.

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    (1999-2002). Lun deux mencourage trouver un sujet plus porteur . Cette rsistance attise notre curiosit : dans un pays dmocratique tel que la France, si lhistorien est un citoyen respectueux des lois, il ne saurait y avoir de sujet tabou en histoire. Cest au fond ce qui motive notre dmarche : le refus dadmettre quun sujet puisse tre interdit ou jug inaccessible. Laccumulation des difficults daccs aux sources, la vivacit de certaines ractions orales, le nombre impressionnant des dfections et dannulations de rencontres, le nombre important de correspondances et sollicitations restes sans rponse montrent que les enjeux symboliques et financiers de ce dossier existent toujours.

    Quelle est la part la plus sensible dans ce pass mconnu ? Les ventes aux Domaines ? Les 40 000 uvres disparues ? Les ventes sous contraintes impossibles chiffrer ? Les taxes perues au retour duvres vendues ? Le fait divers de 1950-1951 qui conduit au dpart du charg des rcuprations Paris, une condamnation dun personnage cl de la rcupration aprs son arrestation et un rapport accablant du directeur de la Scurit nationale ? Labsence dhommage rel aux acteurs cls de la rcupration (Louis Testenoire, Albert Henraux, Thrse Litoux), tous disparus sans publier leurs mmoires ? La mort prcoce et subite dans son sommeil de lAmricain James Rorimer ( 60 ans), un autre tmoin et acteur-cl de la rcupration ? Rgl pour les uns, jug mineur pour les autres, ce sujet mrite une relle attention, ne serait-ce que parce quil interroge sur la libert laisse chaque historien.

    3. Archives fermes/archives ouvertes

    La priode antrieure aux pillages a fait lobjet dune synthse de Jonathan Petropoulos prsentant lunivers des directeurs de muses, des collectionneurs, des journalistes dart, des historiens dart et des artistes qui ont tremp dans les pillages et spoliations23. Louverture plus ample des archives amricaines et la dclassification de nombreux fonds dynamisent la recherche historique aux tats-Unis : Michael J. Kurtz publie en 2004 Managing Archiva Land Manuscript Repositories puis en 2006, America and the Return of Nazi Contraband. The Recovery of Europes Cultural Treasures qui prsente une synthse des politiques de restitution, y compris durant la guerre froide, tout fait novatrices. Enfin, lhistorienne allemande Anja Heuss compare les occupations et pillages en France et en URSS24. Pour la France, hormis les travaux de Laurence Bertrand Dorlac (qui a cess depuis ses recherches sur lart pendant lOccupation), et de Jean-Marc Dreyfus sur le traitement diplomatique de la Shoah, le champ des restitutions artistiques nest pas trs investi. En 2010, Sarah Gensburger, sociologue de la mmoire, commente les photos du pillage via un album de photographies retrouv Coblence et met en images et mots les pillages artistiques en prsentant 85 photographies25. Au printemps 2007 et durant lt 2008, deux expositions mettent en

    23 Jonathan Petropoulos, The Faustian Bargain. The Art world in nazi Germany, Oxford University Press, 2000. 24 Anja Heuss, Kunst und Kulturgutraub, Eine Vergleichende Studie zur Besatzungspolitik des Nationalsozialisten in Frankreich und der Sowetjunion, Universittsverlag C. Winter Heidelberg, 2000. 25 Sarah Gensburger, Images dun pillage. Album de la spoliation des juifs Paris, 1940-1944, Paris, Textuel, 2009.

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    vidence, Paris, lampleur des spoliations artistiques26. En hiver 2010 enfin, une exposition lyonnaise rend hommage laction de Rose Valland.

    La longue fermeture des archives et le syndrome de Vichy peuvent expliquer lapparente indiffrence ce dossier, mme si la littrature qui sen empare (Patrick Modiano, Pierre Assouline, Thierry Savatier) connat un rel succs.

    Cest ce contraste entre le faible investissement des historiens et le succs de la thmatique dans la fiction qui doit tre galement analys. Ce qui est avr, cest que lon est pass dune politique de restitution nergique et volontariste un tournant auquel succde un long oubli. Ce que les acteurs de lpoque ne comprennent pas bien, comme Rose Valland ou Mme Bernardin, bibliothcaire Strasbourg qui se dit harcele pour mettre fin aux oprations de restitution 27. Ensuite, lincomprhension des acteurs, sajoute loubli en matire de tableaux comme de livres : La Direction des bibliothques a trait avec une discrtion intrigante, pour ne pas dire coupable, le travail exceptionnel de Jenny Delsaux. juste titre, celle-ci semble en avoir gard une certaine amertume : Si nos suprieurs de la Direction des bibliothques de France nous avaient donn lautorisation de rdiger cet article et de le publier immdiatement aprs la fin du service, tous nos souvenirs auraient t plus nets dans notre mmoire et dans maints dtails plus prcis. Mais en haut lieu, on avait peur que les spolis, dont beaucoup navaient pas retrouv leur bien, ou navaient pas pu pour certaines raisons bnficier dune attribution, fassent de nouvelles rclamations, crit-elle en 1970 lorsquelle dcide de raconter cette extraordinaire aventure 28.

    Les archives prives de Rose Valland nous chappent, quant ses archives professionnelles , elles sont bloques dans des conditions assez indites et restent encore, en partie, inaccessibles en raison des rgles daccs, sans compter celles, spcifiques, applicables au ministre des Affaires trangres. Selon Sonia Combes, aux archives de Colmar les inventaires, entrepris depuis 1979, ne mentionnent pas les documents non communicables et aucune drogation nest accorde 29. Marie Hamon, conservateur aux archives diplomatiques du quai dOrsay, dclare : Chez nous pas de jaloux, tout le monde est log la mme enseigne 30. Ce systme est fortement dissuasif pour les chercheurs franais et trangers. Malgr les consignes douverture lies la mission Mattoli, laccs aux archives reste un problme tel quil confirme les analyses de Sonia Combes pour qui larchive refoule est lun des instruments de ce pouvoir diffus, obscur, mais au combien rel de ltat sur lhistorien31. Lindpendance de lintellectuel nest jamais acquise et suppose un engagement thique et politique. La France est trs en retard sur lAllemagne, sans parler des tats-Unis. La RFA publie en effet ds les annes 1960 ses premiers inventaires alors que le guide des sources dArchives de lOccupation ne parat quen 1998. Les inventaires du Quai

    26 Retour sur les lieux : la spoliation des Juifs Paris. Passage du dsir 85-87 rue du Faubourg-Saint Martin et, en 2008, le muse du Louvre propose une exposition, Le Louvre pendant la guerre : regards photographiques, 1938-1947 . 27 Martine Poullain, Livres pills, lectures surveilles. Les bibliothques franaises sous lOccupation, Paris, Gallimard, 2008, p. 391. 28 Ibid., p. 392. 29 Sonia Combes, Archives interdites. Les peurs franaises face lhistoire contemporaine, Paris, Albin Michel, 1994, p. 300-301. 30 Le 31 janvier 1994 Sonia Combes. 31 Ibid., p. 321.

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    dOrsay sont maills de mentions rserv sans aucune indication sur la nature du document dont le lecteur na pas le droit de prendre connaissance 32.

    la fermeture de ces archives sajoutent les contraintes qui psent sur les archives des acteurs politiques, qui participent au culte du secret la franaise dnonc par Sonia Combes, donnant les exemples des papiers dAndr Franois-Poncet et de Georges Bidault33. Bref au nom de la sret de ltat et du respect de la vie prive , il faut une autorisation exceptionnelle de consultation pour avancer sur ce dossier. Selon le Petit guide du lecteur des archives du quai dOrsay, pour obtenir une drogation, il faut :

    Dabord avec une bonne dose de patience, de discrtion et de bon sens. Il est videmment judicieux de ne demander voir que les documents concernant directement son champ de recherche. Certains documents sont plus sensibles que dautres ; les archivistes peuvent vous indiquer ceux que vous aurez le plus de chances dobtenir []. Avant de solliciter une drogation, le chercheur doit chaque fois se demander, surtout lorsque laffaire parat mal engage, sil vaut la peine dindisposer (sic) le service versant en demandant voir des documents que ce dernier ne souhaite pas se voir communiquer. . Et le Directeur de ces archives ne renie pas cette fermeture des archives et ce guide dcrit quelques aspects du fonctionnement dune administration trs spcifique, o les mthodes et les approches propres au gnie national franais sont particulirement dcouvert 34.

    Comme le signale le rapport Le Masne de Chermont-Schulmann sur les uvres : Le fait quelles ne fassent pas partie des biens de premire ncessit a conduit rgler la question de leur indemnisation de faon spcifique 35. Le monde des muses na pas intrt attirer lattention sur ce dossier et les marchands dart et la presse artistique non plus : tout soupon sur une uvre au pass douteux rend celle-ci suspecte, donc invendable, et pollue le march. Les seuls qui ont finalement intrt traiter de ce sujet sont les victimes des pillages et spoliations. Quel sens les rclamations avaient-elles dans limmdiat aprs-guerre ? A-t-on tudi les ventes sous la contrainte ? Nullement.

    Le rapport de Le Masne de Chermont-Schulmann le reconnat : Aucune tude systmatique na t mene aprs la guerre, ni par les Franais ni par les Amricains, sur la question des ventes qui auraient t ralises sous la contrainte 36. Aucune de ces procdures navait pour objectif premier de reprer des oprations commerciales ou para commerciales qui auraient pu lser des propritaires duvres du fait quils taient juifs 37. Nanmoins, le rapport signale galement que le dpouillement des archives de la commission interprofessionnelle dpuration nest pas encore achev ce jour. Des investigations 32 Sonia Combes, op. cit., p. 300-301. 33 Ibid., p. 118. 34 Ibid., p. 155-156, dit par lassociation des Amis des archives du Quai dOrsay. 35 Le Pillage de lart en France pendant lOccupation et la situation des 2000 uvres confies aux muses nationaux. Contribution de la Direction des Muses de France et du Centre Georges-Pompidou aux travaux de la Mission dtude sur la spoliation des Juifs de France, Mission dtude sur la spoliation des Juifs de France, Paris, La documentation franaise, 2000, p. 14. Par commodit, ce rapport sera dsormais dsign sous le nom de Rapport Le Masne de Chermont-Schulmann : Isabelle Le Masne de Chermont, archiviste palographe, conservatrice en chef charge du service des bibliothques, des archives et de la documentation gnrale la DMF, et Didier Schulmann, conservateur du patrimoine, chef du service de la documentation et de la gestion des collections au Muse national dart moderne - Centre Georges-Pompidou, sont les deux rdacteurs de ce rapport. 36 Ibid., p. 71. 37 Ibid., p. 72.

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    complmentaires devraient donc tre poursuivies sur ce sujet dans les archives judiciaires 38. Enfin, les ventes la sauvette ne laissent pas toujours de traces crites et les tmoins, pour la plupart, ont disparu. Jai utilis les archives de lOffice des biens et intrts privs (Obip) Nantes, un fonds accessible dans de bonnes conditions, sous-utilis dans la littrature sur le sujet, riche, cohrent, avec des points de vue croiss possibles (archives de la CRA, autres archives de lObip, dossiers allemands Brg et surtout archives des ambassades).

    Le Centre des archives diplomatiques de Nantes (CADN) conserve en effet les dossiers nominatifs produits par lObip, une srie Restitutions avec tous les dossiers de correspondance entre lObip et la CRA (Commission de rcupration artistique), des listes rcapitulatives de restitutions, des rapports de Rose Valland, et des dossiers dassignation en rfr contre lObip. Mais bien plus, on retrouve les Rseaux de recherche , un dossier consquent sur les accords de Paris (1954), tous les documents concernant la loi Brg (1957) et tous les dossiers Brg, tous les documents du CIR (Comit interministriel des restitutions) qui tranche sur les restitutions toutes catgories confondues (1947-1955), et des archives de la Commission de choix . Enfin, tout le fonctionnement de lObip avec son historique et sa dlgation de Berlin, de Paris, de Metz, de Strasbourg comme toutes les archives internes de cette administration.

    Au total, lhistoire administrative de cette institution est possible ainsi que celle des restitutions, tant internes (avec la lgislation, les instances, les travaux) quexternes avec toute la machinerie qui sest mise en place : recherche, identification et modalits de restitution des biens divers transfrs hors de France retrouvs en Allemagne et Autriche, mais galement en Pologne, en Italie, en Tchcoslovaquie, en Bulgarie, Roumanie, ou Belgique, Luxembourg.

    Nous avons t attentive aux dossiers Restitutions des uvres dart et objets culturels 1904-1980 et aux fichiers de la loi Brg. Enfin, contre toute attente, les archives internes de lObip qui nous avaient t signales comme sans intrt et fastidieuses se sont rvles tre des mines dinformation : tant le fonctionnement, y compris la gense de loffice entre 1919 et 1939 que sa rorganisation par mesure dconomies budgtaires et sa suppression. Certes les dbats sont synthtiss, les allusions nombreuses mais quelques relevs in extenso des dbats sont riches dinformations, voire de rvlations.

    La correspondance occupe un volume colossal des archives de lObip par exemple vis--vis des particuliers. La correspondance avec les autorits franaises aborde les contacts avec la Prsidence, le Premier ministre, et le ministre des Affaires trangres. Les relations avec les autres ministres et les ambassades39 aident croiser les points de vue. Dans le dossier concernant les restitutions se trouvent des rapports de Rose Valland. Le carton 70 regroupe toutes les lgislations et le 71 regroupe de nombreuses statistiques et les rapports prsents par M. Amphoux en conseil de direction de 1945 1953. Les relations avec lAllemagne et lAutriche sont documentes (correspondance de M. Vannoni). Hormis les archives de Paris, subsistent les bien classes, celles de Metz-Strasbourg et tous les courriers au dpart de Berlin de 1949 1957.

    38 Ibid., p. 73. 39 Avec des rserves.

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    Tous les dossiers nominatifs sont galement accessibles, avec divers rpertoires (alphabtiques numriques, et des biens) ainsi que de nombreux rapports sur les restitutions. Enfin ladministration de lObip (ses personnels) avec deux cartons sur les vacataires de la CRA sans oublier les traitements et auxiliaires (art 127) et toute la comptabilit (art 128 143) sont consultables. Ces archives restent assez mconnues, non accessibles sur internet, non photocopiables, ni photographiables40, il faut demander linventaire au prsident de salle et le rendre aprs avoir identifi les articles choisis. Ils sont finalement dune densit, dune richesse, et dune varit incroyables. On y retrouve les dossiers de Colmar sur le service de remise en place des uvres dart , Rcupration artistique et Rpertoires des biens spolis en France durant la Seconde Guerre mondiale .

    Une partie des archives de la Mission dtude sur la spoliation des Juifs de France (mission Mattoli) a t consulte41 et a t confronte celles de lObip Nantes. Lenqute sappuie bien sr sur divers ouvrages historiques dont des ouvrages sur lhistoire de lAllemagne, lhistoire des relations internationales, de la ngociation, comme les mmoires de Stuart Eizenstat, le diplomate amricain en charge du dossier sous ladministration Clinton. Sy ajoutent les mmoires des acteurs disparus comme Rose Valland, danciens diplomates, danciens ministres, collectionneurs, historiens et critiques dart Les archives des ambassades (Bonn, Moscou, Washington) sont riches. Les paroles dlus sont assez rares, mais les rapports imprims nombreux.

    En plus de la consultation des dossiers de presse de lIEP de Paris et de ceux de lObip, la presse artistique a t systmatiquement dpouille : Gazette des beaux arts, Beaux arts magazine, Connaissance des arts de 1952 2009, La revue du Louvre et des Muses de France de 1946 2008, Lil 1957-2008, La Lettre de linformation du ministre de la culture 1969-2003, le bulletin de la socit dHistoire de lart franais 1945-2008, Bibliographie dhistoire de lart 1991-1999, Museart, Le Journal des arts, Mmoire des arts, Lettre de lacadmie et enfin des Beaux arts, Lobjet dart42. Ajoutons LHistoire et Vingtime sicle. Lexercice est comme on le sait trs chronophage. Pour la priode antrieure 1995, le problme est la relative raret des ressources et la brivet des articles, et aprs 1996 leur abondance. Le corpus a t augment du Courrier de lOuest, de Ouest-France, afin de les comparer, et des revues Esprit, des Temps modernes, des hebdomadaires LExpress, Le

    40 En 2009, aprs une 4e demande par courriel, il nous est dit que ce classement est provisoire et susceptible dvolutions . En 2010, ces archives partent La Courneuve et seraient, si les moyens le permettent, reclasses avec les autres archives de la CRA et de Colmar. Ce point na pas t confirm, mais si cest le cas le fonds deviendra inaccessible le temps du classement. 41 Nous avons obtenu en mai 2010 la drogation pour consulter six articles de ce fonds F/60/Mli/90 : Dossiers de P. de Canecaude : moyens en personnel ; rapport de la Cour des comptes ; Muses nationaux Rcuprations (MNR) ministre des Affaires trangres ; ministre de la Culture ; ministre de lEconomie et des Finances ; Muse national dart moderne. F/60/Mli/91 : Runions, notes dA. Olafsdottir. F/60/Mli 92 : Textes officiels, Mobilier national ; direction des muses de France ; recherches historiques diverses. F/60/Mli 93 : ministre des Affaires trangres et Domaines ; Photocopies darchives conserves au ministre des Affaires trangres, aux archives nationales, au centre de documentation juive contemporaine, au service des archives conomiques et financires. F/60/Mli 94 : Presse et internet ; moyens en personnel ; demandes de restitutions individuelles. F/60/Mli/95 : Second rapport dtape : versions successives annotes ; rapport final : Version dA. Larqui et version de la direction des muses de France, versions successives, preuves remises la Documentation franaise ; recommandations finales, rapports de synthse. 42 La bibliothque municipale dAngers possde en grande partie ces publications. Le reste des consultations eut lieu Paris (IEP et CDJC) et en Allemagne.

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    Nouvel Observateur et Le Point. Des journaux tlviss, annonant des demandes de restitution ou des restitutions (plus rares) ont t vus mais ils nont pas un grand intrt en raison de leur brivet43.

    Le recours aux sources orales sest limit quelques entretiens : Roger Humbert, ancien magistrat de la Cour des comptes, qui prvenait : Les rcuprations, ce nest pas termin ! (dcembre 1999), Lucie Aubrac (1999) qui fit une confrence sur Rose Valland et activa ses rseaux pour en savoir plus sur cette rsistante, Danielle Delaruelle-Depraz (2000-2001), fondatrice de lassociation La mmoire de Rose Valland , Maurice Gaillard, secrtaire de cette association. Franoise Flamant a rapport par le menu sa visite Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs o le souvenir de confidences de Rose Valland tait encore prsent44. Ajoutons une discussion informelle avec Isabelle Le Masne de Chermont (2002), Didier Schulmann (par tlphone et courriel), tienne Vaquet, conservateur en Maine-et-Loire (2005) et Claire Andrieu, qui, en tant quhistorienne, a accept nos nombreuses et parfois agaantes questions, mais sans jamais parler de son rle au sein de la mission Mattoli.

    Les entretiens avec des hommes politiques et des journalistes ne sont venus que plus tard et restent un peu langle mort de cette recherche documentaire. La collecte des sources orales est reste trs infructueuse et profondment dcevante. De trs nombreux courriers des lus ou journalistes sont rests simplement sans rponse 45. Mais ces drobades ont dmultipli notre nergie et nous ont incite largir le champ des recherches aux romans et la littrature policire qui, en revanche, traitent bien du sujet. Par exemple, en 2008, un roman policier insiste sur le rle de Rose Valland :

    Nous avions dnich ldition originale, dates de 1961, du bouquin de Rose Valland, Le Front de lart, dfense des collections franaises (1939-1945) : excellent cadeau danniversaire []. Mme si lexposition, dont elle devait tre commissaire et qui devait tre btie autour du personnage de Rose Valland, a t annule []. Marion a dcouvert le personnage de sa Rose, dfinitivement fane en 1980, lorsquelle travaillait son catalogue raisonn de Lucas Cranach lAncien, un des peintres favoris dHitler et de Gring, dont les uvres avaient, ce titre, retenu lattention toute particulire du baron Kurt von Behr []. Marion tait en somme tombe amoureuse de la dfunte Rose, concevant lide dune grande expo qui, en 2014, pour le soixante-dixime anniversaire de la Libration, serait consacre lhrosme tranquille de cette femme ainsi quau courage collectif dont avaient fait preuve les fonctionnaires des muses 46.

    La ralit a rattrap la fiction : lexposition dhommage a lieu Lyon en 2009-2010. Prsents dans limaginaire collectif cinmatographique (1965, Le train ; 1976, M. Klein,

    et dans les annes 1980 avec Indiana Jones ce que nous avons dcouvert lors de cette recherche) le thme des pillages est tudi trs srieusement au sortir de la guerre et ensuite au milieu des annes 1990. Entre les deux, la politique de rcupration et restitution de tableaux par les vainqueurs est remplace par un long silence. Cest lhistoire de ce silence et

    43 Sur le site de lINA, rien de trs pertinent na t trouv (interrogation partir de dates-cls et de quelques mots-cls). 44 Enseignante en commerce international la retraite, frachement diplme de lEcole du Louvre. 45 Hormis en novembre 2009, o une journaliste du Monde nous contacte pour un long article sur lexposition ddie Rose Valland. 46 Olivier Delorme, LOr dAlexandre, Bziers, H et O ditions, 2008, p. 176-179.

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    de cette politique publique, du non dit lhypermdiatisation, que lon peut dpeindre travers linteraction traitement politique-traitement mdiatique. Internet joue un rle crucial, quil sagisse de la mthode de progression de la recherche ou du contact avec des tmoins. Des mises en relations jadis impossibles se font sur la toile qui permet la mondialisation de linformation et une vraie publicit lchelle plantaire sur tel ou tel tableau.

    Pourtant, dans ce dossier demeurent des zones opaques, destines scuriser des collections publiques et prives. Ce qui explique sans doute que le rapport rdig par Isabelle Le Masne de Chermont et Didier Schulmann reprennent pour partie un rapport de la Cour des comptes (1995), lui-mme bas sur une enqute des annes 1950. Le rapport sur les uvres dart de la commission Mattoli repose moins sur les exigences mthodologiques de lhistorien que sur une approche technocratique moderne pour rsoudre un problme politique. Les parlementaires totalement vincs du dossier, externalis suivant la formule dAnnette Wieviorka, en raison de ses enjeux, nont pas davis sur un dossier quils ignorent.

    Jusqu quand faut-il maintenir les rgles victimes/payeurs en matire de tableaux ? Cest une question quexperts et politiques commencent se poser. Cette thmatique ne peut-elle provoquer une monte de lantismitisme ? Cette crainte existe depuis un certain temps. Les tableaux nont-ils pas servi de terrain dexprimentation pour apprendre tourner une page avec lAllemagne ? En renonant des crances prcieuses (en valeur et symboliquement) comme gage de construction de la paix. Mdium de la rconciliation franco-allemande, les objets culturels ont, aussi, servi la reconstruction des muses allemands et la politique culturelle a jou un rle non ngligeable dans loccupation franaise de lAllemagne.

    4. Entre silence et amnsie

    Le dossier Restitutions reste en marge des intrts des parlementaires des IVe et Ve Rpubliques et que le seul qui sy risque, pour le moment, est un lu vert, Nol Mamre, marginal par rapport au systme politique dominant, mais ancien journaliste. La presse reflte une apathie assez constante, sauf aprs 1995, quand le sujet devient mdiatique par la volont de lexcutif qui y voit une arme et un moyen de rgler un problme. Dun non-sujet dans les annes 1960, cette question (re)devient un demi-sicle plus tard digne dintrt. Comme un boomerang jailli de nulle part, passant dans tous les pays, sur plusieurs continents, et devenant pour finir un indice de la mondialisation et de la puissance amricaine47.

    Michel Laclotte, responsable du groupe de travail uvres et objets dart de la mission Mattoli48, dans ses Souvenirs dun conservateur, parus en 2003, nvoque que de manire priphrique la rcupration artistique et ne cite pas Rose Valland.

    La 4e de couverture du rapport Le Masne de Chermont-Schulmann (2000) rappelle depuis plus de cinquante ans, lhistoire du pillage des biens culturels par les nazis avait t

    47 Ont t analyses les 400 rfrences bibliographiques US National archives and records administration . Pour la priode I (1945-1955), on trouve 55 rfrences (12,5 % du corpus), seulement six ouvrages sont oublis entre 1956 et 1969, soit 1,5 % des rfrences et en 1995, on assiste aux Etats-Unis une explosion ditoriale avec 62 citations et 25 en 1996. Ensuite (III), aprs 1997, on trouve 120 citations, 30 % du total. La priodisation pour la France sinsre donc parfaitement dans cette chronologie mondiale des publications, avec nous le verrons, un temps de retard. 48 Organigramme de la mission, Rapport Le Masne de Chermont-Schulmann op. cit., p. 129.

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    sinon occulte, du moins vacue . Mais, tel un non-dit, son souvenir indistinct ne cessait de hanter les milieux de lart . Cest ce non-dit quil faut questionner.

    Si le silence risque parfois de provoquer loubli, le silence nest pas loubli comme le rappelle, juste titre, Franois Dosse49. Concernant les tableaux vols durant la guerre, la politique publique de restitution colossale, puis son interruption, ne font que rifier des injonctions contradictoires auxquelles sont soumis les gouvernements en permanence : la priorit daujourdhui peut tre carte demain au profit dune cause stratgiquement suprieure. Ce sont les symboles de ces rajustements permanents que constituent et subissent les tableaux. Ils rifient les alas du politique, les alas de la politique. Explicables par la technique analytique, ces mystres de la mmoire collective oublieuse puis rveille font quil faut en permanence se souvenir de lapport de lanalyse bien rappele par Franois Dosse, en particulier sur le

    caractre bless de la mmoire dont les mcanismes complexes visent faire avec et donc refouler les traumatismes subis et les souvenirs trop douloureux []. La cure analytique contribue au travail du souvenir qui doit passer au travers des souvenirs-crans, sources de blocages qui conduisent ce que Freud qualifie de compulsion de rptition chez le patient condamn rsister en sattachant ses symptmes. Le second usage du travail de mmoire invoqu par Freud est plus connu encore, cest le travail de deuil []. La perte et loubli sont luvre au cur mme de la mmoire pour en viter les troubles. [] Cest ainsi que la mmoire est insparable du travail doubli. Les deux termes qui forment contraste sont leffacement (loubli) et la conservation []. Le sentiment enfoui de culpabilit est au cur du syndrome des survivants, pris entre la rage de transmettre et limpuissance de communiquer. Do la fonction de ceux qui vont encadrer ces mmoires. Ils ont pour tche de ressaisir les limites du dit et du non dit, et de faciliter aussi le travail de deuil des individus 50.

    5. Des pillages des nazis aux pillages de la Rpublique ?

    Lanalyse du traitement politique des tableaux spolis ou vols leurs propritaires puis la rception et le traitement mdiatique rendent incontournable une analyse sommaire tant des mcanismes des vols que de leur nature et de leur chiffrage. Cest en effet une particularit de ce dossier que dajouter des modes opratoires diffrents et concurrents, des chiffrages et inventaires non toujours concordants. Une bureaucratie foisonnante faite de donnes et de statistiques et de mise en fiches coexiste avec des centaines de caches ou cachettes. Multiplicit des archives, avec des chiffrages parfois discordants, sources des pillages ct franais (les notes de Rose Valland), inventaires ou plutt listings des historiens dart allemands au Jeu de Paume (1940-1944), des commanditaires ou archives des nazis, tous ces chiffres sont diffrents. Les donnes avances au procs de Nuremberg, les statistiques des rapports de la CRA, les chiffres fournis dans le premier ouvrage de rfrence51 avec des sources nazies, en 1947, donnent des ordres de grandeur trs contrasts : de 29 000

    49 Franois Dosse, La mmoire entre histoire et politique , Cahiers Franais, n 303, juillet-aot 2001, p. 23. 50 Ibid., p. 14. 51 Jean Cassou, Le Pillage par les Allemands des uvres dart et des bibliothques appartenant des juifs de France, Paris, CDJC, Srie documents n 4, Edition du Centre, 1947.

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    100 00052. Cet cart fait-il sens ? A-t-il un impact sur la politique mene sur la rcupration puis la gestion du retour des tableaux et lcho quen donnrent les mdias ?

    La question du nombre des uvres et de la quantit des tableaux nest pas juge cruciale dans la description du phnomne, son ct massif et systmatique lemportant dans les rcits ou analyses. Ainsi, en 1947, Cassou note-t-il : Combien de temps vivra la CRA ? Nul ne peut le dire encore : chaque semaine, on lui fait part dun dpt nouveau quil faut reconnatre puis vacuer 53. Le chiffrage qui mesure lampleur dun phnomne indit une telle chelle devient presque drisoire et non signifiant : Noublions pas que tout littralement tout a t enlev dans des maisons isralites : si Paris cest le prjug racial qui a jou dabord, en province, ce sont les chteaux isols qui ont le plus souffert 54. Trs tt les spcialistes et les propritaires survivants se font lide que tout ne peut tre retrouv. Pourquoi ? Il y a eu les uvres bombardes, celles dtruites pendant le trajet, celles voles et caches en Allemagne, que Cassou imagine dj dans des greniers. Selon les archives du pilleur Rosenberg, 79 collections juives sont voles et grce la visite de centaines dhabitations juives, un nombre important dobjets dart fut, de la sorte saisi 55. En 1943, Rosenberg se vante dun catalogue dont trois volumes existent dj avec 92 wagons, 2 275 caisses et 10 000 uvres inventorier encore. En juillet 1944, le tmoignage de Robert Scholtz indique 203 collections et 21 903 objets au total56. Comment passe-t-on de ces moins de 30 000 uvres 100 000 pour la France ? Une hypothse sera ladjonction des meubles57.

    Le propos, sil vise cerner lampleur gnrale du phnomne des uvres spolies ne sattache pas, outre mesure, sur la querelle des chiffres. Linventaire total des vols reste dlicat, mme si lorganisation bureaucratique et planifie des spoliations a produit de nombreuses archives tant dans le sens du dpart que du retour des butins. Dailleurs, la fin de la guerre, de nombreuses uvres sont encore en France en attente de dpart dans divers centres de regroupement dont lhistoire reste faire, mlant les spoliations antismites au pillages de guerre traditionnels58. Aprs avoir essay de cerner du ct allemand laction des pilleurs (lERR - Einsatzstab du Reichsleiter Rosenberg-, lambassadeur Abetz, Goering...) mais aussi des protecteurs (du Kunstschutz, de F. Wolff Metternich), il faudra essayer de restituer la logique, lingnierie des procdures, processus, modes opratoires, organisations administratives des recherches et retours des uvres (en France, en Allemagne, dans les pays neutres, les retours, les identifications, les restitutions, toutes ces missions de la CRA).

    La CRA dfinit luvre dart comme tant une uvre franaise ou trangre de quelque poque quelle soit, qui par son origine, anciennet, valeur esthtique, prsente un intrt historique, scientifique, religieux ou documentaire dont la perte provoquerait un

    52 Chiffre qui revient dans des rapports de 1965 1967. 53Jean Cassou, op. cit., p. 236. 54 Idem. 55 Ibid., p. 118. 56 Ibid., p. 123. Il sagit de 5 281 peintures, 684 miniatures, 533 sculptures, 2 477 meubles de valeur, 5 825 objets de valeur, 1 286 objets et 239 objets de lantiquit. 57 Comme not dans le rapport Scholz cit par Jean Cassou, op. cit., p. 124 : Depuis le dbut de 1943, lEtat major spcial a adjoint aux saisies dobjets dart les saisies des meubles pour le Ministre de lEst ; par ce moyen, un grand nombre dobjets dart purent tre saisis dans les logements et les gardes meubles. 58 Jean Cassou, op. cit., p. 125 : les saisies lOuest ne sont pas acheves []. Il na pas t possible de faire linventaire dune partie des objets faute dexperts (Rapport Scholz, chef de groupe spcial pour la peinture).

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    amoindrissement du patrimoine national . Les tableaux sont concerns mais aussi les sculptures, les carnets de timbres, les enluminures, les tapisseries. Dans un souci de simplification et de problmatisation, la thse se centre sur les tableaux , sorte de commodit emblmatique. Cest ce symbole interroger pour mieux comprendre comment le retour fut envisag et comment la restitution au propritaire fut (ou non) mene, en examinant la mise en place puis le dmantlement dune politique publique originale.

    Un jeu trs subtil entre les vainqueurs va mettre aux prises les monuments men59 sur le terrain et des ngociations de haut vol entre reprsentants des pays pour organiser au mieux ce vaste monopoly des rcuprations puis restitutions duvres spolies leurs propritaires. La France met en place un service de retour des uvres alors quil est avr que des Franais et la police franaise ont parfois particip aux spoliations60 : dans chaque cas, lorigine juive de chaque propritaire fut tablie clairement en coopration avec la police franaise et le SD et aussi grce au matriel politique saisi par ltat-major spcial lui-mme . En 2009, un nouveau catalogue duvres dart voles travers le monde61 value 650 000 les biens juifs spolis travers lEurope pendant la Shoah et qui ont fait lobjet dune plainte et selon le journaliste le fichier dInterpol donnerait espoir certains : ainsi, certains esprent pouvoir utiliser le catalogue policier pour retrouver une infime partie de quelques 650 000 biens juifs spolis travers lEurope . Ce catalogue contenant 34 000 uvres et objets dart vols de 1947 nos jours dans 115 pays brasse des volumes financiers devenus importants. En quelques mois, il y a 400 collectionneurs, marchands et experts, qui se sont connects []. Pour lancer 800 nouvelles recherches .

    Cette thse ne vise pas le comptage, mais doit bien prendre en compte les spculations sur les colossales sommes en jeu, puisque certains tableaux ont pris, en soixante ans, une valeur extraordinaire62. Le trafic duvres dart actuel frle un volume de cinq milliards de dollars, et serait le troisime trafic le plus lucratif aprs les ventes darmes et de stupfiants, selon Interpol63.

    Cette histoire nest pas sans lien avec les volutions des gouvernances actuelles et la globalisation conomique. Sans une nouvelle conscience du rle de la protection de linformation, sans une nouvelle attention porte la comptitivit, la scurit des entreprises la crainte des procs comme les class actions aux tats-Unis, par exemple , et sans la volont de renforcer le rayonnement et linfluence de la France, la commission Mattoli qui rgla cette question naurait t ni possible ni ncessaire. Structure dun type nouveau, pour faire face un problme neuf, dans un contexte incertain, cette commission de sages et dexperts veille proposer des solutions spciales et originales pour certes rendre une justice tardive, aux victimes et enfants de la Shoah, mais aussi pour viter une dstabilisation de nombreux marchs ou branches de lconomie hexagonale, dont, parmi bien

    59 Robert Edsel, The Monuments Men. Allied Heroes, nazi Thieves, and the greatest Treasure Hunt in History, Center Street, New York, Boston, Nashville, 2009. 60 Jean Cassou, op. cit., p. 123. 61 Christophe Cornevin, Interpol ouvre le plus beau des muses , Le Figaro, 28 septembre 2009, p. 13. 62 En France, la Commission Mattoli a sagement anticip et rsolu cette question en provisionnant une somme moyenne pour tous les tableaux rentrs dAllemagne, non remis des propritaires mais vendus aux enchres au bnfice du Trsor public au cas o... 63 Christophe Cornevin, Interpol ouvre le plus beau des muses , article cit.

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    dautres, celui de lart et des muses64 : aujourdhui [] le terrain de la guerre a dpass les domaines terrestres, maritime, arien, spatial et lectronique pour stendre aux domaines de la scurit, de la politique, de lconomie, de la diplomatie, de la culture et mme de la psychologie []. Dsormais ces diffrents espaces sinterpntrent 65. Plus que jamais le rayonnement de la France dpend de sa capacit protger son patrimoine matriel, immatriel et symbolique (et les tableaux jouent cet gard un rle emblmatique par leur valeur culturelle et marchande)66. La France se veut un pays influent , dfaut dtre puissant, et veut peser dans les relations internationales67. Enfin, pour exister, il lui faut, suivant les principes, parfois critiqus, de Lisbonne, devenir une conomie de la connaissance , se montrer mme de grer, exploiter linformation pour les lites dirigeantes mais aussi les citoyens agents et garants de la comptitivit des entreprises68. Sauver lhonneur, sur un sujet aussi dlicat que les perscutions antismites sous Vichy, constitue un impratif moral, thique et culturel : faire venir des millions de touristes dans un pays (80 millions en moyenne), les drainer vers des centaines de muses dont les entres psent des millions deuros rendait ncessaire une issue acceptable par tous les acteurs, les hritiers des spolis, les reprsentants des muses et les dcideurs.

    Une gestion rationnelle et quitable des suites de la Seconde Guerre mondiale ne rpond pas seulement une exigence thique et morale, mais aussi un impratif conomique. Tout comme ladhsion de salaris aux projets de lentreprise amliorerait son efficacit, ladhsion des citoyens au systme politique est centrale. Dans un monde complexe, expos de multiples risques, une dmocratie en paix vis--vis de son pass et de ses dbiteurs (les spolis) est un pays qui affronte son pass, ses oublis, ses crimes, et ses actes. A cet gard, le traitement des tableaux spolis par les nazis leurs propritaires, laction, le silence, loubli, puis la volont de rparation, prsent sous langle historique, conduit bien distinguer le cycle de lhistoire de celui de la mmoire.

    Cest le passage dune intense action collective linterruption de toute action signale par Rose Valland dans les annes 1960 par un laconique je restitue mais pas aux Franais 69 et ce trs long silence sur ce sujet des tableaux spolis par les nazis quil faut questionner. Cette histoire concourt, sa faon et trs modestement, lhistoire du gnocide des juifs : on connat bien mieux lhistoire du gnocide des Juifs en 2008 quen 1988 et il est paru plus douvrages sur la Shoah dans les dix ans qui ont suivi la chute du mur de Berlin que dans les quarante annes qui avaient prcd 70. Chaque clich au journal tlvis dun tableau spoli disput entre une institution et un descendant devrait renvoyer non aux sommes dsormais en jeu, ou des enjeux de proprit, mais voquer la mmoire de ceux qui ils furent

    64 Serge Perrine dir., Intelligence conomique et gouvernance comptitive, Paris, La documentation franaise, 2006. 65 Ibid., p. 276. 66 Bernard Besson, Jean-Claude Possin, LIntelligence des risques, Intelligence conomique, Scurit, Sret, Environnement, Management, Paris, IDIE, 2006. 67 Sbastien Laurent dir., Entre ltat et le march. Linformation et lintelligence conomique en France, Paris, Nouveau Monde ditions, 2010. 68 La stratgie de Lisbonne a t dcide lors dun conseil europen Lisbonne en mars 2000. Elle veut faire de lUnion europenne une conomie de la connaissance comptitive et innovante. 69 Lettre de Rose Valland Lon Christophe, 1963, archives de Lon Christophe. 70 Dictionnaire de la Shoah, Paris, Larousse, 2009, p. 17.

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    pris, dont certains ne sont pas revenus do les nazis les avaient dports. Et poser la question du dlai lgitime de ces restitutions tardives nest pas dshonorer les victimes, mais poser la question dun dbat sans fin71.

    Dans le premier manuel des restitutions duvres spolies dans le monde, Gunnar Schnabel et Monika Tatzkow valuent un tiers des collections prives lampleur des spoliations, ce quen France personne nose trop chiffrer publiquement72. Ils rappellent que les peines des personnes impliques dans la profession la Libration furent faibles, entre autres pour ne pas affaiblir le march de lart franais. Ils soulignent bien que tout de cette poque na pas t lucid, et que la recherche historique nen est qu ses commencements. Les dlais daccs empchent aux archives de dvoiler lexactitude du puzzle, du cheminement de ces uvres drobes par les nazis leur propritaire. Notre volont est danalyser comment le service des restitutions, un service public original suite au plus grand pillage artistique contemporain, fut conu, pilot, instrumentalis parfois, et dmantel, par les diplomates qui en avaient eu la charge. Nous avons tent de comprendre les interactions entre les professionnels des muses et de la diplomatie, et le monde de la presse.

    Si la question des tableaux spolis leurs propritaires chappe ds la fin de la CRA au dbat public et lintrt des mdias, lintrt apparent des politiques, le souvenir discret des spoliations, pillages reste entier pour quelques acteurs, des muses de France, ou diplomates, qui gardent en charge le dossier, et pour tous les amateurs dart et collectionneurs. Chez tous, on oscille entre lquation et tension complexe entre la mmoire et loubli73. Le sort rserv aux MNR, ces tableaux plus que discrtement gardienns par les muses de France parmi les tableaux non rclams, nest quune illustration de ce dlicat pass. La surmdiatisation depuis la fin des annes 1990 du moindre tableau rclam ou restitu dans les mdias et lors des journaux tlviss rpond cinquante ans de distance, ce fracassant silence.

    De loubli, loubli de loubli du tableau spoli son propritaire, aux rclamations tapageuses et judiciaires avec la mise en place dune solution alternative non judiciaire, dcline Washington (1998), lhistoire du tableau incarne ou illustre la fin du rgime westphalien et permet de lire, travers lui, un changement de paradigme des relations internationales dans une conomie globalise. La valeur montaire de ces tableaux ne fait que dcupler leur force symbolique. La rticence des politiques nous rpondre sur ce dossier, la fois crucial et drisoire, semble amorcer un nouveau cycle.

    sa faon, la CIVS (Commission pour lindemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des lgislations antismites en vigueur pendant lOccupation), institution issue des principes de Washington, solde les restes dune dette et dun pass qui navait jamais t bien digr ni assum74. Au passage, signalons que tous les pays sont touchs et doivent regarder leur pass en face. Mme ltat dIsral a d rendre des tableaux quil avait reus dans des conditions postrieurement juges incorrectes. Objet symbole, le tableau spoli

    71 Titre dun ouvrage paru en 2007 en Allemagne : Eine Debatte ohne Ende - Raubkunst und Restitution im Deutschsprachigen Raum, Julius H.Schoeps, Anna-Dorothea Ludewig, Berlin, Verlag fr Berlin Brandenburg. 72 Gunnar Schnabel, Monika Tatzkow, Nazi Looted Art, Berlin, Handbuch, Proprietas Verlag, 2007. 73 Annette Wieviorka, Dportation et gnocide. Entre la mmoire et loubli, Paris, Plon, 1992. 74 CIVS : Commission pour lindemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des lgislations antismites en vigueur pendant lOccupation.

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    illustre lui seul comment le mot juif a t effac des textes aprs 1944 ou vit. Notre travail sinscrit, trs modestement, dans la logique issue de la mission mise en place avec larrt du 25 mars 1997 relatif la mission dtude sur la spoliation durant lOccupation des biens appartenant aux Juifs rsidant en France , qui rechercha la destination que ces biens ont reue, et dans la mesure du possible leur localisation et leur situation juridique actuelle, et un bilan sur les biens accapars sur le territoire franais qui sont encore dtenus par des autorits publiques . On notera quel point cest le pouvoir excutif qui pilote seul ce dossier, avec notamment le dcret n 2000-657 du 13 juillet 2000 instituant une mesure de rparation pour les orphelins dont les parents ont t victimes de perscutions antismites75. Le Parlement vote les crdits qui permettent la mise en place de ce soft power, mais ne sempare pas du sujet, ceci pose question76.

    Sujet dlicat au plan politique, au plan conomique, le tableau intresse le producteur (lartiste puis ses hritiers), le marchand, le collectionneur, le conservateur dune institution publique ou prive, les critiques et les commissaires dexposition et les mdias. La formation complexe des prix et le risque dune origine douteuse font du tableau spoli un sujet sulfureux et onreux, trs pris par les mdias mais peu des femmes et hommes politiques. Le fait que certains dentre eux collectionnent ny est peut-tre pas totalement tranger. Les diplomates et les journalistes auront t au XXe sicle des acteurs en prise discrte pour les uns et publique pour les seconds avec cet objet particulier qui fait sens par ce quil montre et par ce quil cache aussi. double sens, le tableau devient objet non seulement de convoitise mais symbole de culture et de russite conomique.

    Pourtant, malgr un travail trs srieux, en 2008, la CIVS rpugne dire publiquement le nombre exact duvres restitues ou indemnises, tant celui-ci est faible. Ainsi son directeur, Jean-Pierre Le Ridant, reconnat que le montant global des indemnisations verses pour les dossiers culturels slve 21 485 971 euros 77. Pour les restitutions, la CIVS ne remplace pas laction de ladministration en vertu des normes internationales mais lappuie seulement. Le bilan savre modeste : dans lhistoire de la Commission, 2 requtes ont fait lobjet dune recommandation en restitutions duvres identifies et conserves par les muses nationaux 78. En 2008, le dossier semble finalement se refermer. Mme si la CIVS connut un fonctionnement exemplaire, sur ce dossier prcis, sa marge fut des plus limites. Pourquoi ? Car elle na aucune comptence pour imposer quoi que ce soit aux personnes prives ou trangres.

    Si le travail de la CIVS, lexposition de 2008 qui appartenaient ce tableau ? au Muse dIsral Jrusalem et au MAHJ Paris, ainsi quun colloque tmoignent defforts

    75 Danile Lochak, Le Droit et les juifs en France depuis la Rvolution, Paris, Dalloz, 2009. 76 En Autriche par exemple, le Parlement vote une loi lunanimit pour rsoudre un problme diffrent mais comparable. 77 Jean-Pierre Le Ridant, Entre indemnisation et restitution - une approche franaise au cas par cas , Koordinierungsstelle fr Kulturverluste, Verantwortung wahrnehmen, Magdeburg, Koordinierungsstelle fr Kulturverluste, 2009, p. 491. 78 Le 20 avril 2001, la CIVS propose la restitution dun tableau de Courtois (Bataille contre les turcs) et un de Vernet (Marine, clair de lune). Et la Commission a propos la restitution dun Picasso (Tte de femme) aux hritiers du propritaire lgitime. Ou en 2005 grce la commission un accord se fait entre les hritiers dune galerie dart et la direction des muses de France, de manire ce que deux tapisseries de Bruxelles du XVIIe sicle spolies par les autorits nazies restent visibles par le public au muse du Louvre.

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    indniables dans lapplication des principes de Washington (3 dcembre 1998), lheure du repos est loin dtre arrive et le problme reste quasi non rsolu. Cest dans une terminologie toute diplomatique que le directeur de la CIVS traduit cette impuissance : consciente de la tche quil reste accomplir dans le domaine de la recherche de provenance, la CIVS souhaite, dans un avenir proche, nouer des partenariats nouveaux. Afin de permettre un change de donnes et des informations de manire encore plus efficace, il lui semble essentiel de centraliser les bases de donnes et dharmoniser les pratiques des uns et des autres au niveau europen 79.

    Entre 1999 et 2008, le bilan des tableaux restitus et indemniss est trs modeste, ce qui contraste avec lintensit du traitement mdiatique, comme si la communication remplaait laction. La communication - lexposition Jrusalem notamment est-elle un ersatz de politique ? La discrtion demeure propos des nombreux achats, par exemple ceux effectus par le muse de Strasbourg de 1933-1939, puis ds 1945, dans une Europe pourtant meurtrie et exsangue80. Ou des changes entre Hollandais et Franais, dont tmoignent les comits interministriels des restitutions81. Alors que de nombreuses voix slvent pour que cesse ce cycle sans fin des indemnisations et restitutions propos des tableaux82, limmense partie de monopoly de laprs-guerre prend fin sans livrer toutes ses secrets. Le pouvoir lgislatif abandonne linitiative lexcutif, souvent dans lombre, et sans trop de questions.

    La rponse la question qui appartenaient ces tableaux serait-elle dans la recherche de provenance ? Cest cette nouvelle piste de travail que suggre Stphanie Heilein lissue du colloque de la confrence de Berlin (12 dcembre 2008)83. Cest peut-tre une rponse aux critiques, telle celle trs svre dun spectateur du colloque de septembre Paris en 2008 qui rsuma son point de vue par une bruyante exclamation emprunte Shakespeare Beaucoup de bruit, pour rien ! . Force est de reconnatre qu ce jour, malgr les travaux important de la CIVS et les promesses faites, malgr quelques indemnisations et restitutions, le mystre reste encore entier : o sont les tableaux disparus ?

    Cachs en France ? ltranger ? lEst ? Aux tats-Unis ? Les 26 lignes de la bibliographie officielle franaise au colloque de 2008 ne permettent pas de rpondre ces questions84. Le mystre reste, quasi, entier et labondant traitement mdiatique na pas non plus soulev ces questions. Paradoxalement, lcriture de la politique publique russie de la rcupration de tableaux, et peu mdiatise, de la premire phase (1945-1955) na lieu quen

    79 Jean-Pierre Le Ridant, op. cit., p. 492. 80 Hans Haug, conservateur et refondateur des muses de Strasbourg, est soutenu par Paris, en particulier dans la politique de dpt de ltat, ce qui valut Strasbourg dans limmdiat aprs-guerre des uvres importantes en quantit autant quen qualit . la suite dun incendie en 1947, les indemnits dassurance permirent Haug de procder quelques acquisitions importantes (Bernadette Schnitzler, Anne-Doris Meyer dir., Hans Haug, homme de muses. Une passion luvre, Strasbourg, muses de la Ville de Strasbourg, 2009, p. 83). 81 Ibid., p. 164 et Bernadette Schnitzler, Hans Haug et laffaire des tableaux hollandais de Strasbourg, 1945-1954 , Cahiers alsaciens darchologie et dhistoire, livre 1, 2008, p. 151-160. 82 Par exemple, lors de lmission que France Culture consacre en octobre 2008 au sujet en lien avec lexposition et le colloque qui appartenaient ces tableaux ? 83 Koordinierungsstelle fr Kulturverluste, Verantwortung wahrnehmen op. cit., p. 508. 84 Laurence Bertrand Dorlac (1993), Jean Cassou (1947), Jenny Delsaux (1976), Hector Feliciano (1995), Marie Hamon Juignet (1998), Isabelle Le Masne de Chermont et Didier Schulmann (2000), Claude Lorentz (1998), Martine Poullain (2008), Michel Rayssac (2008), Rose Valland (1963-1997), exposition de 1946, Colloque de 1996, Catalogue exposition MNR (1997), Catalogue exposition (2008), site des MNR http://culture.gouv.fr/documentation/mnr/pres.htm et le site de la CIVS http://www.civs.gouv.fr/.

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    1998 la faveur des manuvres amricaines dans une conomie mondialise qui, avec la chute du mur de Berlin, fait merger de nouveaux enjeux conomiques et revisite ce pan mconnu de lhistoire des uvres dart. Et se met en place une commission qui, si elle est compose pour partie dhistoriens et de fonctionnaires qui cadrent le dossier, impose, y compris aux Amricains, une solution atypique. Le bilan dans le domaine des uvres dart reste pourtant modeste au regard du nombre des uvres concernes.

    6. Questions de priodisation

    La priodisation du sujet ne pose pas de problme concernant ses extrmes. Il faut englober tout le second XXe sicle, de la fin de la guerre (la capitulation allemande) 2008, terme de notre collecte systmatique des articles de presse, mme si nous avons maintenu au-del notre veille documentaire. Les csures intermdiaires posent plus de questions : faut-il prendre la fin de la CRA, au 1er janvier 1950, comme un tournant ? Ou lentre en action des Allemands (1952) ? Reprendre la chronologie de Claude Lorentz jusquen 1954, fin du premier cycle des restitutions ? Aprs mre rflexion, mai 1955, correspondant louverture de lambassade de France Bonn a t retenu85. Durant lanne qui prcde, avec la mise en veille progressive de la Haute commission allie, la mdiation dAndr Franois-Poncet, les rgles de 1943 sur les biens spolis sappliquaient encore, contredisant la date darrt avance par Claude Lorentz. 1955, cest le dbut de nouvelles relations entre la France et la RFA, la fin danciennes mthodes de domination des vainqueurs sur le vaincu, de diverses mthodes dcoutes et pratiques despionnage souvent voques propos du sujet. Cest aussi un retournement dans la politique allemande de la France, laquelle rduit par exemple le nombre dagents chargs du dossier franco-allemand. Pour Konrad Adenauer, le 5 mai 1955 est un grand jour de lhistoire allemande 86. Le passage de la comptence culturelle aux lnder (1949) navait pas rellement chang la donne des restitutions. Mai 1955 est donc un tournant avr des relations franco-allemandes pour le traitement politique par la France et le traitement par les mdias franais de la question des tableaux vols/achets par les nazis ou pour eux durant la guerre.

    La premire squence porte sur la politique mise en place par les vainqueurs (1945-1955) sachant quun dcalage prcoce se met en place entre les textes (les rgles) et les usages (les politiques menes) : deux ans aprs le dbut de loccupation de lAllemagne, le statut doccupation est dj dpass. En 1945 est mise en place de la CRA, qui est dissoute en 1950, quand sopre le passage de tmoin lObip (lOffice des biens et intrts privs), lui-mme supprim en 1952 et devenu en 1955 un simple service du ministre des Affaires trangres et du ministre de lconomie. Dans un contexte doccupation et de guerre froide, la politique de restitution dtat tat est codifie et efficace : 50 % des uvres dclares perdues sont rendues leurs propritaires. Mais pour 15 000 uvres, il ny a pas de solution .

    La deuxime squence mne jusquau tournant politique que reprsente la dmission du gnral de Gaulle en 1969. La RFA pense pendant toutes ces annes rgler dfinitivemen la question en passant dune politique de restitution des procdures dindemnisation (lois 85 Les annes 50, Relations internationales, n 129, janvier-mars 2007, et plus spcifiquement larticle de Mathieu Osmont, De nouvelles relations ? Louverture de lambassade de France Bonn en 1955 , p. 67-83. 86 Ibid., p. 73.

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    Brg, 1957). Sur ce dossier, elle prend la main, la question est considre comme rsolue publiquement. Le mutisme politique et mdiatique rgne.

    La troisime squence, de 1969 1996, se divise en deux temps spars par la chute du mur de Berlin, en 1989. La premire phase correspond la France pompidolienne, giscardienne puis mitterrandienne : le march de lart prospre et la priode de Vichy reste un tabou. Au contraire, dans la seconde phase sopre le retour du refoul (Henry Rousso) et lirruption de la Shoah dans lactualit (go)politique et culturelle. Aprs la runification allemande, louverture soudaine des archives mne en 1995 une floraison de publications, une mdiatisation de la question des uvres dart spolies, pilles ou vendues durant la guerre et une inscription dans lagenda des politiques nationales et des relations internationales. Des nouvelles demandes de restitution et dindemnisation sont formules par des victimes (ou leurs hritiers) lEst et pour partie lOuest.

    Enfin, la quatrime squence court de 1997 la fin des annes 2000. La thmatique des uvres spolies accde la place publique suite aux accords de Washington (1998) et donne lieu, en France, une politique publique originale, faisant un large appel au consensus politique et mdiatique.

    La thmatique qui restait confine aux microcosmes des marchs de lart et des muses fait la Une des mdias et a galement fait lobjet dune nouvelle politique publique qui, en France, se caractrise par la mise en place dune Commission dite Commission Mattoli (1997) et dbouche sur la publication dun rapport officiel (2000) dont la consquence principale est la cration dune structure originale. Mme si seulement 1,5 % des saisines de la CIVS portent sur des uvres dart, la thmatique des tableaux vols sest impose dans lagenda mdiatique. Suivant le principe du story telling87, chaque polmique autour dun tableau dont la proprit est conteste fait lobjet dune photo et dun rsum (le pillage ou le vol, loubli, la rapparition, la polmique).

    Lanne 2008 est marque par le succs commercial aux tats-Unis du livre de Robert Edsel et le film quil a produit The Rape of Europe, Amy Awards du meilleur documentaire88. La France chappe la Da Vinci mania mme si la densit des publications des mdias franais et le nouvel intrt des politiques montrent qu une phase doubli succde lintrt des historiens qui rpond une demande sociale autant quil lalimente. Les archives89 et les bibliothques90 ont rejoint les biens culturels, et plusieurs recherches tentent danalyser les politiques publiques menes en France alors que des chercheurs en sont dj comparer91 les politiques publiques des diffrents pays europens et que le diplomate amricain, matre duvre des derniers accords, a dj publi ses mmoires92. Le cycle histoire-mmoire se trouve cette fois-ci singulirement raccourci, la diffrence de laprs-guerre.

    87 Christian Salmon, La Machine fabriquer des histoires et formater les esprits, Paris, La Dcouverte, 2007. 88 Robert Edsel, Rescuing Da Vinci Hitler and the nazis Stole Europes great Art America and her Alies recovered it, Dallas Laurel Publishing et www.rescuingdavinci.com. et www.rapeofeuropa.com. 89 Sophie Coeur, Les Archives des Franais, butin de guerre nazi puis sovitique (de 1940 nos jours), Paris, Payot, 2007. 90 Martine Poullain, Livres pills, lectures surveilles op. cit.. 91 Martin Dean, Constantin Goschler, Philipp Ther ed., Robbery and Restitution The Conflict over Jewish Property in Europe, New York, Oxford, Berghahn Books, 2007. 92 Stuart E. Eizenstat, Imperfect Justice, Public Affairs, New York, Perseus Book Group, 2003, traduit en 2004 : Une justice tardive op. cit.

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    Notre propos reviendra faire lhistoire dune politique publique faiblement mdiatise, son enfouissement, jusquau retour du refoul : sa rapparition fulgurante et trs mdiatise, sous leffet cumul de la fin du monde bipolaire et de la rvolution internet qui mtamorphose laccs linformation et rend visibles de partout des toiles, jadis connues de quelques uns seulement. Objet dhistoire, sujet daccords ou de dissensions, emblme de la culture mais aussi du capitalisme et de la mondialisation, le tableau pill ou spoli mais aussi rachet, vendu ou chang par les nazis devient le rsum, lexemple dun enjeu de ngociation mettant aux prises les tats et gouvernements, les particuliers, les banques, les assurances, les anciennes victimes, leurs hritiers et les dtenteurs (parfois de bonne foi) de tableaux au pass parfois flou ou douteux.

    Jeu dacteurs, dinfluences, de rseaux, dinterrelations, dinteractions au sens dErving Goffman : les comportements sont interprts comme des actions entreprises en vue dobtenir certaines fins 93. Ltat, les hommes politiques, les propritaires, leurs hritiers, les collectionneurs, les critiques se fixent des objectifs. On postulera ici que les acteurs, quils soient publics (du ct des politiques publiques, du ct de lexcutif ou des parlementaires, des instances judiciaires, administratives, des muses) ou privs (les spolis ou les nouveaux propritaires, les journalistes) ont des intentions stratgiques, une analyse de la situation, des besoins, des dsirs. Parfois ceux-ci convergent, comme aprs-guerre, ou divergent comme dans les annes 1950 o, pour de multiples raisons, le dossier est referm par certains politiques au pouvoir au sommet de lexcutif et abandonn par les mdias car relgu aux trfonds de lagenda des politiques.

    93 Erving Goffman, La Mise en scne de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1973 et Les Rites dinteraction, Paris, Minuit, 1974.

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    PREMIRE PARTIE

    1945-1955 : la politique publique de rcupration des tableaux pills par les nazis

    La principale coordonnatrice des restitutions franaises daprs-guerre, Rose Valland, est tenue lcart des discussions politiques sur le devenir des uvres voles par les nazis mme si elle a assist au procs de Nuremberg et aux sances sur les pillages et possde toutes les cls techniques du dossier94.

    Le prparateur franais de ce dossier le plus connu, mais non le seul acteur, Nuremberg, est Edgar Faure (1908-1988). Avocat de formation, rsistant qui a rejoint de Gaulle Alger et qui est trs au fait des mesures antismites, il quitte la France avec Lucie Faure son pouse, qui est juive, et la fille de cette dernire, pour la Tunisie dans un premier temps. En 1945, Edgar Faure est procureur gnral adjoint Nuremberg. Il nignore pas que ce sujet dlicat a dj t repouss dans les audiences. Cet homme qui connat le cur mme du dossier des spoliations artistiques devient en 1949 secrtaire dtat au Budget et, en 1950, ministre du Budget du gouvernement Georges Bidault puis de trois autres gouvernements. En 1951, il est ministre de la Justice, Prsident du Conseil et ministre des Finances de 1952 1955 avant dtre ministre des Affaires trangres du gouvernement Mends France (janvier-fvrier 1955). Il rejoint ensuite lIntrieur (1955-1956), avant un retour aux Finances (mai-juin 1958). Il ne faut donc pas imaginer un instant que le dossier des pillages et spoliations artistiques serait mconnu au plus haut niveau de ltat. Le dossier est parfaitement matris par Edgar Faure, conscient de lampleur des retours (et des non-retours) et de ltat dun march de lart vrol , comme il est dit familirement parfois, c'est--dire entach doprations illicites. Il connat aussi le montant des ventes aux Domaines, y compris quand il provoque la runion des quatre grands Genve et organise, en sous main, la confrence de Messine. Lignorance des hauts responsables de ltat nest pas une hypothse tenable. Cependant, le silence de Faure sur ce dossier rejoint celui de la classe politique franaise et ne tient pas labsence de ressources comptentes mais une posture qui sera une constante jusqu nos jours de trs rares exceptions prs.

    Lacteur politique est mutique, et la principale actrice et technicienne des rcuprations se voit tenue distance du retournement de politique mene en la matire. Il nest pas simple, dans de telles conditions, de relater le traitement politique et mdiatique du sujet. Travailler sur le traitement mdiatique revient aussi travailler sur lhistoire de la manipulation et de lespionnage. Les accords sur ce dossier restent mconnus du grand public et de nombreuses 94 Selon Frdric Destremeau, Rose Valland ignorera la confrence de Petersberg, le 26 mai 1951, o sous lgide de ce qui deviendra le gouvernement fdral, les tats-Unis, la Grande-Bretagne et la France saccordent sur la question des restitutions et dcident que la France renoncera au principe de compensation. Il sagit bien dune dcision proprement politique, qui de ce point de vue na pas forcment besoin de justifications pratiques et techniques. Mais pour Rose Valland il sagit dun coup de Jarnac, dune chausse-trappe, quelle napprendra que plus tard : Frdric Destremau, Rose Valland, Rsistante pour lart, Grenoble, Patrimoine en Isre, 2008, p. 129. Lauteur a t charg, au dpartement des objets dart, de recherche sur les objets darts dans le cadre de la mission gouvernementale dtude sur la spoliation de Juifs de France. Il travaille la direction de la mmoire, du patrimoine et des archives au ministre de la Dfense.

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    clauses secrtes sont voques par des observateurs du march de lart. Intoxication ? Information ? Sur ce sujet, comme tant dautres, les mdias ne sont pas seulement le reflet dune opinion mais des vecteurs de groupes de pressions divers.

    Les politiques au plus haut niveau dcident, leur entourage immdiat met en uvre les consignes, et le terrain applique avec des dcisions qui vont du secret trs confidentiel . Le traitement des uvres spolies se fait presque dans le secret, au plus haut niveau des excutifs, est accompagn par les diplomaties des protagonistes et fait lobjet dune veille attentive du ministre des Finances tant les montants financiers en cause sont normes et les aspects fiscaux cruciaux. Parfois les ministres de lducation, puis en 1959 sa naissance celui des Affaires culturelles, sont associs. Nanmoins, tel un mille-feuille, ce dossier des tableaux vols runit des acteurs sourcilleux, et nombreux jusque dans les annes 1960, mais de loin. De quels tableaux est-il ici question ? Plusieurs sources de pillage sont lorigine des tableaux disparus. Les plus connus sont ceux pills par lERR viennent ensuite les sinistres oprations Mbel.

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    Chapitre 1

    Les formes du pillage, des spoliations et les rgles applicables

    Les pillages duvres dart et de tableaux durant le Seconde Guerre mondiale rsultent de quatre actions, non concertes : les pillages programms par lEinsatzstab du Reichleiter Rosenberg (avec une concurrence active des nazis entre eux), les appartements vids de leurs contenus par les oprations Mbel (48 000 logements Paris)95, et les oprations daryanisation des entreprises franaises appartenant des juifs (55 000), sans oublier pour autant les vols et pillages de terrain.

    Le Kunstschutz mis en place par la Wehrmacht doit en thorie protger les uvres des zones envahies. Mis en place ds le 11 mai 1940, ce service relve de lautorit du comte Franz Wolff-Metternich qui veille sur les uvres et doit respecter les accords internationaux applicables. Une affiche est dailleurs appose sur la porte du Jeu de Paume, obligeant prsenter un Ausweis lentre et interdisant lentre aux Franais. Seule Rose Valland parvient assister au pillage mis en place par les Allemands sur une chelle que personne nimagine auparavant possible en se faisant nommer au jeu de Paume par Jacques Jaujard (1895-1967), son suprieur. Les dplacements duvres en temps de guerre visent surtout les protger des bombardements96. Ce service de protection du Kunstschutz ne peut que prendre ombrage des actions concurrentes qui portent atteinte lintgrit du patrimoine protg. Fort logiquement, le comte soppose au dbut de razzia opr par lambassadeur Otto Abetz. Cest grce ou cause de Metternich et laction dune partie de ladministration franaise des muses (avec Billet, Jaujard) que les collections publiques franaises sont, pour lessent