5_juifs de l'orient arabe - georges bensoussan

14
JUIFS DE L'ORIENT ARABE L'effort pour ne pas voir Georges Bensoussan Gallimard | Le Débat 2014/5 - n° 182 pages 112 à 124 ISSN 0246-2346 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-debat-2014-5-page-112.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Bensoussan Georges, « Juifs de l'Orient arabe » L'effort pour ne pas voir, Le Débat, 2014/5 n° 182, p. 112-124. DOI : 10.3917/deba.182.0112 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44. © Gallimard

Upload: gad-elnekave

Post on 18-Nov-2015

4 views

Category:

Documents


1 download

DESCRIPTION

Islam & Occident

TRANSCRIPT

  • JUIFS DE L'ORIENT ARABEL'effort pour ne pas voirGeorges Bensoussan Gallimard | Le Dbat 2014/5 - n 182pages 112 124

    ISSN 0246-2346

    Article disponible en ligne l'adresse:

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-le-debat-2014-5-page-112.htm

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Bensoussan Georges, Juifs de l'Orient arabe L'effort pour ne pas voir,

    Le Dbat, 2014/5 n 182, p. 112-124. DOI : 10.3917/deba.182.0112

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Distribution lectronique Cairn.info pour Gallimard.

    Gallimard. Tous droits rservs pour tous pays.

    La reproduction ou reprsentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorise que dans les limites desconditions gnrales d'utilisation du site ou, le cas chant, des conditions gnrales de la licence souscrite par votretablissement. Toute autre reproduction ou reprsentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manire quece soit, est interdite sauf accord pralable et crit de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislation en vigueur enFrance. Il est prcis que son stockage dans une base de donnes est galement interdit.

    1 / 1

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    Uni

    vers

    it d

    e P

    aris

    7 -

    -

    86.7

    7.53

    .184

    - 1

    9/12

    /201

    4 23

    h44.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis ww

    w.cairn.info - U

    niversit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44.

    Gallim

    ard

  • Georges Bensoussan est historien et responsable ditorial du Mmorial de la Shoah. Il est notamment lauteur dune Histoire de la Shoah (PUF, 2010; Que saisje?, 2012). Il a rcemment publi Juifs en pays arabes. Le grand dracinement, 18501975 (Tallandier, 2012).

    Georges Bensoussan

    Juifs de lOrient arabe

    Leffort pour ne pas voir

    Pourquoi le monde arabe sestil vid de ses juifs en une gnration peine (19451970), et ce quasiment sans expulsion caractrise (gypte mise part)? Pourquoi cet arrachement si rapide une terre natale bimillnaire? elle seule, cette question en appelle dautres, relatives aux constructions de limaginaire confront la disparition si soudaine dune civilisation.

    la fin du XIXe sicle, la culture de la dhimma et, plus globalement, la duret spcifique de la condition juive permettent de comprendre laccueil gnralement favorable rserv par les juifs indignes aux colonisateurs europens. Depuis lAlgrie jusquau ProcheOrient 1.

    Aujourdhui, pourtant, le discours dominant nous assure que les socits juives dOrient nauraient vritablement sombr quavec le conflit israloarabe. Car, sil sagit bien dun naufrage, il a commenc longtemps avant les vnements procheorientaux, quand les socits juives, entranes dans un timide processus doccidentalisation, se mirent creuser lcart avec les

    socits arabes. Quand, mancipe de fait, lexistence juive en monde arabe y fut bientt vue comme un empchement dtre.

    Pour les tmoins occidentaux des annes 18901940 (administrateurs coloniaux, militaires, mdecins, journalistes, voyageurs), la virulence du sentiment antijuif (variable selon les rgions et les priodes) ntait nullement ancre dans le problme palestinien. Pour ladministration franaise en Afrique du Nord, par exemple, comme pour ladministration italienne en Libye, cet antijudasme aurait t intrinsque des socits qui faisaient du Juif llment le plus mpris de la population. Une assertion rpte

    1. propos de louvrage quil a coordonn avec Benjamin Stora (Histoire des relations entre juifs et musulmans, Albin Michel, 2013), Abdelwahab Meddeb rpond au journaliste de Tlrama (16 octobre 2013): Mais comment reprocher aux Juifs de prfrer lgalit citoyenne leur statut de dhimmis? Comment leur reprocher aussi de se tourner vers ceux qui reprsentent lpoque lpanouissement de lesprit face un monde musulman en dclin depuis plusieurs sicles? Les Juifs saisissent leur chance.

    RP-Bensoussan.indd 112 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    Uni

    vers

    it d

    e P

    aris

    7 -

    -

    86.7

    7.53

    .184

    - 1

    9/12

    /201

    4 23

    h44.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis ww

    w.cairn.info - U

    niversit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44.

    Gallim

    ard

  • 113

    Georges Bensoussan Juifs de lOrient arabe

    demeure que lge dor judoarabe reste une construction imaginaire, reprise aujourdhui par un discours politique arabe qui, via films et livres, assure quArabes et juifs vcurent presque toujours en bonne intelligence. LEurope et le fait colonial seuls auraient dtruit cette harmonie, une destruction paracheve par le nationalisme arabe et plus encore par le sionisme, cette cration ashknaze.

    Le mythe dune tolrance arabe ternelle, voire quasi essentielle, a donc fini par lemporter dans lopinion occidentale. ce mythe rpond un contremythe, aussi simpliste mais moins audible, qui fait de la condition juive en terre arabe un enfer quotidien.

    La vrit historique ne se situe pas au milieu de ces lectures extrmes mais au cur de lnorme masse darchives disponibles (en dpit darchives arabes chichement ouvertes aux historiens) qui, toutes, invitent analyser le statut de dhimmi, un statut de protection destin aux seuls juifs et chrtiens (les religions du Livre) mis au point au Ier sicle de lislam. La dhimmitude a faonn une exprience de la soumission et forg une alination incorpore par ceuxl mmes qui lont subie. Contrairement aux chrtiens qui bnficirent souvent du soutien dune puissance trangre, les juifs apprirent survivre dans les limites dune tolrance teinte de mpris. Ce ne fut l ni lenfer ni le paradis, mais un monde o la violence codifie intimait chacun de rester sa place au risque, sinon, de rpandre le sang.

    La relation de servitude va seffriter sous leffet de la modernit occidentale. Couple ds

    sans fin dans toute description du monde arabe de ce temps. Quelle quen soit lorigine. Il faut lire, par exemple, le tmoignage de lofficier franais Charles de Foucauld, secrtement envoy en mission en 1883 dans un royaume du Maroc quil traverse dguis en Juif. Dans le rcit quil en fait 2, lantijuif assum quest de Foucauld dcrit latrocit (sic) de la condition juive. Traversant la ville de Chefchaouen, dans le Rif, il note: Mme les Juifs, quon tolre, sont soumis aux plus mauvais traitements: parqus dans leur mellah, ils ne peuvent en sortir sans tre assaillis de coups de pierres: sur tout le territoire des akhmas auquel appartient la ville, personne ne passa prs de moi sans me saluer dun Allah Iharraq bouk, ia el Ihoudi! (Que Dieu fasse brler ternellement le pre qui ta engendr, Juif!).

    Isol, ce propos aurait peu dintrt. Mais retrouv dabondance dans toutes les sources darchives europennes 3, arabes 4 et juives 5, il oblige interroger le discours actuel sur la co existence russie davant le temps colonial.

    Le mythe dun ge dor judoarabe

    La condition juive en terre arabe est le miroir de nos passions politiques. Un ge de perscutions pour les uns, un ge dor pour les autres, cette variation entre des points de vue si loigns est le signe dune lecture idologise. Le mythe de lge dor fut, pour partie, forg par les intellectuels juifs europens du XIXe sicle. Frustrs par la lenteur des progrs de lmancipation en Occident, un certain nombre dintellectuels ashknazes ont imagin un ge dor judoarabe. Si les pousses dextrme violence antijuive de lEurope chrtienne neurent pas dquivalent de cette ampleur en terre arabomusulmane, il

    2. Reconnaissance au Maroc, 1886.3. Cf. Archives consulaires du CADN (Nantes).4. Cf. Paul Fenton et David Littman, LExil juif au

    Maghreb, Presses de la Sorbonne, 2010.5. Cf., entre autres, les archives de lAlliance isralite

    universelle (Paris).

    RP-Bensoussan.indd 113 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    Uni

    vers

    it d

    e P

    aris

    7 -

    -

    86.7

    7.53

    .184

    - 1

    9/12

    /201

    4 23

    h44.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis ww

    w.cairn.info - U

    niversit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44.

    Gallim

    ard

  • 114

    Georges Bensoussan Juifs de lOrient arabe

    quelles le sociologue Richard Hoggart notait quelles navaient presque aucun sens de leur propre histoire; et cette histoire est en gnral dcousue, confuse et vite perdue lorsquils remontent des annes quils nont pas enregistres 7. De l, limpression de cacophonie quand la mmoire du clan devient lHistoire tout entire.

    Souvent marginalis dans les histoires culturelles du peuple juif, le Maghreb fut pourtant actif au cours des derniers sicles dans tous les domaines de la cration. Un apport oubli dans une histoire crite par dautres et entache dexotisme. crite par cette frange des lites occidentales qui se prit repeindre le pass arabe aux mille facettes des lendemains qui chantent. Qui se mit parer larchasme des couleurs du pittoresque, en faisant de la soumission des corps et des esprits une tradition diffrente. La vision enchante des cultures populaires, comme des mondes qui nous sont trangers, participe souvent dune mme vision coloniale.

    Aprs lexpulsion dEspagne (1492), de nombreuses chroniques, rdiges en hbreu, mirent en lumire un monde chrtien hostile aux juifs. Elles lopposaient un monde musulman jug en revanche plus bienveillant. Les lites juives dEurope usrent du mythe de la tolrance de lEspagne musulmane dans leur combat pour lmancipation. Ctait l, comme lexpliquait rcemment Pierre Nora, une appropriation du pass en fonction des besoins du prsent 8.

    les annes 19201930 au conflit judoarabe en Palestine, cette nouvelle donne va bouleverser la situation des indignes juifs auxquels, en dpit du discours, le nationalisme arabe montant ne laissera pas dautre place que celle dune minorit de seconde zone. Le discours de faade, en effet, sera bien vite dmenti par les faits, comme le montrera lphmre pisode du ministre juif au cours des deux premires annes dindpendance du Maroc 6 et de la Tunisie. Cette exclusion discrte dpasse le seul cas des juifs. En rcusant leur mancipation, en voluant vers une conception ethnoreligieuse de la nation, le monde arabe a mis en lumire la place faite ses minorits. Et plus encore cette majorit longtemps soumise, ses femmes. Lgalit des juifs, lgalit des femmes et la libert de penser furent un seul et mme tmoin de la modernit.

    Questions de mthode

    Cest surtout partir des printemps arabes de 2011 que le silence fait sur le sort des juifs apparat comme un point aveugle de lHistoire, le signe dun malaise. Celui du monde juif en premier lieu, qui compta longtemps le judasme dOrient pour quantit ngligeable. Constitue comme science au XIXe sicle, lhistoire juive na le plus souvent rendu compte que des juifs dEurope (alors, certes, majoritaires), tandis que lhistoire des juifs du monde arabe demeurait un parent pauvre de lhistoriographie.

    La discipline historique eut du mal simposer dans un monde juif o la mmoire (Zachor) tint longtemps une place cruciale. Si le XXe sicle a t caractris, selon le mot de Philippe Aris, par la monstrueuse invasion de lhomme par lhistoire, ce ne fut pas le cas pour lOrient arabe, juifs et musulmans confondus, en particulier dans les classes pauvres propos des

    6. On objectera quil y eut au Maroc un second ministre juif au dbut des annes 2000 (Berdugo, ministre du Tourisme). Dans un pays dsormais quasiment sans juifs (4 000 en 2012 contre 280 000 en 1945).

    7. 33 Newport Street, d. du Seuil, 1991, rd. Points, 2013, p. 47.

    8. Entretien, Le Monde, 11 octobre 2013.

    RP-Bensoussan.indd 114 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    Uni

    vers

    it d

    e P

    aris

    7 -

    -

    86.7

    7.53

    .184

    - 1

    9/12

    /201

    4 23

    h44.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis ww

    w.cairn.info - U

    niversit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44.

    Gallim

    ard

  • 115

    Georges Bensoussan Juifs de lOrient arabe

    lequel les faits sont ttus. Coteuse erreur Les faits ne pntrent pas dans le monde o vivent nos croyances, notait Marcel Proust dans la Recherche, ils nont pas fait natre cellesci, ils ne les dtruisent pas. Ils peuvent leur infliger les plus constants dmentis sans les affaiblir.

    On sest longtemps empch de comprendre le dpart soudain des juifs du monde arabe. Les matriaux taient rares et les visions tronques. Paris, par exemple, ds sa cration, le Muse dart et dhistoire du judasme (MAHJ) enferma les juifs dOrient dans un regard folklorisant 11. Quant aux contemporains, euxmmes descendants des exils dhier, ils durent affronter deux versions mythiques et un seul regard, celui jadis port par lOccidental sur le bon sauvage.

    La soif de certitudes est plus forte que la qute de vrit. Comme le notait Imre Kertsz dans un autre contexte: Le principal est de pou voir saccrocher quelque chose qui lui [lindividu] fasse oublier sa solitude et sa mort inluctable. Pour cela, sil accepte de ngocier, lidologie lui propose la totalit dun monde. Ce monde est certes artificiel, mais il protge lhomme du plus grand danger qui rde: la libert 12.

    Nous nous illusionnons face ladversit et la violence, et pour conjurer langoisse nous sommes prts multiplier les fausses pistes. Prts, par exemple, croire que le judasme allemand dfait par Hitler ne stait pas dfendu. Ou que le gnocide des Armniens fut une surprise, alors que depuis les annes 1890 les avertissements navaient pas manqu 13.

    Obstacles et rsistances

    Si lhistorien sait que lon ne se baigne jamais deux fois dans le mme fleuve, il aura souvent tendance, au nom de la ncessit de comparer, assimiler des situations dissemblables et sacrifier ce tlescopage qui fait fi du contexte mental dun moment et dun lieu donns. Comme, ces dernires annes, cette vision de plus en plus rpandue des soldats de 1914 en victimes et non en hros tels quils furent clbrs en 1919. Et cette vision des rescaps de la Shoah, moins exclusivement comme des victimes, ainsi quon les percevait en 1945, que comme des hros.

    La ressemblance ne fait pas une homologie, et la comparaison, devenue systme, se fait poison intellectuel quand on projette lhistoire des juifs dEurope sur celle des juifs du monde arabe. Le mellah na rien voir avec le ghetto nazi. Le monde arabe est longtemps demeur tranger la vision raciale du juif, entre autres raisons parce que la rvolution des Lumires (et la vision biologique du politique) y fut un rendezvous manqu.

    Cest un autre obstacle encore la connaissance que la difficult dadmettre que la gauche et le camp anticolonialiste abritrent en leur sein des antismites. Comme il fut difficile aussi de reconnatre que, pour avoir t colonis, une partie du monde arabe nen nourrissait pas moins aujourdhui racisme et antismitisme.

    Labandon des illusions suppose la publication des faits, et les faits peuvent tre dsagrables, notait jadis George Orwell 9. Cest vrai de toute situation historique. Au XIXe sicle, par exemple, comment oublier que les milieux acadmiques niaient en bloc lusure au travail qui minait les classes laborieuses 10? Pendant des dcennies, on rabcha le mot de Lnine selon

    9. In Front of Your Noste, 19451950, Boston, Cavid R. Godine, 2000, p. 36.

    10. Cf. Alain Corbin, in Histoire du corps, d. du Seuil, t. II, 2005.

    11. Pour ne pas dire pjoratif quand il est rduit un monde de bigoterie superstitieuse.

    12. Imre Kertsz, LHolocauste comme culture, Actes Sud, 2009, p. 97.

    13. Tel celui du dput franais Denys Cochin en 1897.

    RP-Bensoussan.indd 115 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    Uni

    vers

    it d

    e P

    aris

    7 -

    -

    86.7

    7.53

    .184

    - 1

    9/12

    /201

    4 23

    h44.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis ww

    w.cairn.info - U

    niversit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44.

    Gallim

    ard

  • 116

    Georges Bensoussan Juifs de lOrient arabe

    dentendre ce monde quelle avait contribu librer et confiner en mme temps dans le folklore.

    Par ailleurs, pour des raisons matrielles, mais pas seulement, le monde arabe ce jour na pas connu le moindre quivalent de lhistoriographie allemande ou mme de la jeune historiographie polonaise sur les socits juives dEurope avant le dsastre. Ce qui ne signifie videmment pas quil faille confondre ces deux histoires radicalement distinctes. Enfin, une grande partie des archives arabes demeurent fermes, et laccs aux sources juives, restes sur place, demeure difficile. Frappes dinterdiction de sortie du territoire, il est le plus souvent impossible de les rcuprer. Lhistoriographie arabe du monde juif, quant elle, est constitue de quelques rares chercheurs (surtout au Maroc et en Tunisie) qui travaillent dans des conditions difficiles.

    Dsenchanter lhistoire

    Parce que toute domination habitue les regards la servitude, lopprim dulcore souvent de luimme le rcit de son oppression. Cest pourquoi attnuer la part de lantijudasme dans la vie quotidienne des juifs en terre arabe nest pas forcment le signe dun regard vigilant et prompt rcuser les clichs. Cest peuttre aussi la marque dun regard habitu.

    Lhistorien cherche mettre au jour les rapports qui figent le domin en essence de domin et le dominant en essence de matre. Il commence par couter ces intellectuels arabes qui

    Les Lumires ont entrav notre valuation du potentiel de la violence humaine. Notre entendement a t cartel entre lidal incorpor des Lumires et lhyperviolence du sicle pass. Do le fait que nous nous rfugions dans un moralisme qui est comme le signe dun chec comprendre, parce que nous comprenons mal ce qui casse notre reprsentation du monde. Parce que loptimisme rationaliste dont nous sommes (en partie) les hritiers nous empche denvisager le pire. Parce que nous ne pensons pas la hauteur de ce que nous vivons. Parce que, en dautres termes, nous sommes rarement nos propres contemporains.

    Lorsquen 1943, Washington, Jan Karski 14 raconte Flix Frankfurter, juge la Cour suprme, ami du prsident Roosevelt et figure minente de la communaut juive, ce quil a vu dans le ghetto de Varsovie quelques mois plus tt, le juge, aprs lavoir cout en silence, se lve: Jeune homme, je ne vous crois pas. Lambassadeur polonais, prsent (et ami du juge), proteste de la bonne foi de Karski. Frankfurter: Je ne dis pas quil est un menteur. Je dis que je ne le crois pas. Ce distinguo ouvre un abme. Sur ce qui spare linformation de la connaissance, le pens du pensable. Sur le rel et les outils qui permettent de le comprendre. Lignorance, cette passion de ltre (Jacques Lacan), dit la volont de ne pas savoir pour survivre.

    Les juifs originaires des rgions du monde dsignes, partir des annes 1950, sous lexpression tiers monde ont longtemps manqu dhistoriens. LAlliance isralite universelle, fonde Paris en 1860, fut un outil essentiel de lmancipation (et de lacculturation des juifs du monde mditerranen), mais aussi le vecteur dune histoire orientaliste habite par le souci de sa mission lendroit de frres arrirs, retards par rapport la civilisation. Il lui fut donc difficile

    14. missaire de la rsistance polonaise, Jan Karski stait introduit deux reprises, en aot 1942, dans le ghetto de Varsovie, avant de quitter la Pologne pour Londres, puis les tatsUnis. Cf. le film de Claude Lanzmann, Le Rapport Karski, 2010.

    RP-Bensoussan.indd 116 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    Uni

    vers

    it d

    e P

    aris

    7 -

    -

    86.7

    7.53

    .184

    - 1

    9/12

    /201

    4 23

    h44.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis ww

    w.cairn.info - U

    niversit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44.

    Gallim

    ard

  • 117

    Georges Bensoussan Juifs de lOrient arabe

    doxique, lEurope seule serait venue perturber des relations judomusulmanes juges gnralement fraternelles. Et dans cette vision irnique le sionisme, rduit une raction lantismitisme, se voit priv de sa dimension culturelle, mancipatrice et nationale 17. Au lieu de corriger la doxa en allant contre ce qui va de soi, le discours de lhistorien, ici, se met sa remorque et balaie dun revers de main toute historiographie srieuse sur le sujet. Ainsi accorderaton foi de belles histoires qui ont le mrite de nous faire rver. Telle la lgende qui assure que la mosque de Paris aurait cach et sauv des juifs durant la guerre. Quelle mriterait donc la mdaille des Justes dcerne par Yad Vashem Or, aucun historien na jamais pu apporter un dbut de preuve ces assertions, ni mme la mosque de Paris, et pas davantage son recteur daprs guerre qui na dailleurs jamais souffl mot de laffaire. Ainsi un vnement inexistant estil devenu un fait rel. La fabri cation dune lgende questionne la tentation rcurrente de toute socit dcrire une histoire enchanteresse.

    Une histoire polychrome

    Lhistoire des juifs du monde arabe, polyphonique sans tre contradictoire, questionne une conomie psychique qui demeura longtemps fonde sur la soumission. Un monde dans lequel le dhimmi juif tait tolr la condition de demeurer soumis. Un monde pour lequel un juif gal en droits parut longtemps inconcevable, telle une subversion de lordre tabli.

    questionnent lchec des Lumires dans leur monde dorigine, linstar de lhistorien syrien Ilyas Khoury qui crivait en 1974 que la renaissance du monde arabe imposait une relecture de ce pass qui vit en nous et nous domine 15. Qui appelait dmythologiser les croyances mmorielles, sortir des rcits victimaires, enchanteurs et meurtriers la fois. reconnatre les parts dsormais interdites de lhistoire, commencer par cette part juive longtemps indissociable du monde arabe. Cest aussi propos des juifs de son pays que le romancier algrien Boualem Sansal notait rcemment: Cest tout un monde qui a cess dexister. Maintenant que la mmoire se vide comme un seau trou, il nous reste au fond du cur une tristesse qui ne ressemble aucune autre: la tristesse du vide.

    En 1910, dans Notre jeunesse, Charles Pguy appelait chacun dire ce quil voit. Et ce qui est plus difficile encore, voir ce quil voit. Accepter de voir une poque pour ce quelle fut, et comprendre quil ne suffit pas un fait dtre avr pour tre audible. Parce quune socit nentend souvent sur ellemme que des vrits formates, elle oppose des contrefeux toute pense dmystificatrice: Je ragis au choc brutal de la ralit sur lillusion, dune faon caractristique du vrai croyant, note Arthur Koestler voquant son engagement dans le Parti communiste allemand au cours des annes 1930. Jtais tonn, berlu, mais les parechocs lastiques que je devais lducation du Parti se mirent aussitt oprer. Javais des yeux pour voir, et un esprit conditionn pour liminer ce quils voyaient. Cette censure intrieure est plus sre et efficace que nimporte quelle censure officielle 16.

    La rcriture enchante de lhistoire des juifs dOrient est corrle la tentation de rhabiliter un monde arabe dont limage sest fortement dgrade depuis septembre 2001. Pour ce rcit

    15. Cit in Emmanuel Sivan, Mythes politiques arabes, Fayard, 1995, p. 143.

    16. Arthur Koestler, in Hiroglyphes, Les Belles Lettres, 2013, p. 66.

    17. Cf. Lon Pinsker, Automancipation. Avertissement dun juif russe ses frres [1882], Mille et Une Nuits, 2006.

    RP-Bensoussan.indd 117 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    Uni

    vers

    it d

    e P

    aris

    7 -

    -

    86.7

    7.53

    .184

    - 1

    9/12

    /201

    4 23

    h44.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis ww

    w.cairn.info - U

    niversit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44.

    Gallim

    ard

  • 118

    Georges Bensoussan Juifs de lOrient arabe

    dun dpart qui ntait motiv alors ni par la peur ni par le sionisme.

    Le monde juif nest pas un bloc, et le mot communauts est trompeur, qui sousentend une homognit factice 18. Il sagit, en ralit, de socits, et, comme telles, traverses de conflits divers, commencer par celui qui oppose anciennes et nouvelles lites. Le souvenir de ces vies disparues est socialement stratifi, aux antipodes dun rcit mmoriel enchanteur qui exclut les socits juives des rgles du monde social. Parce quil est li lExil, limaginaire juif peine intgrer les mcanismes de la domination culturelle et sociale. Comme dans une autre tranche de lhistoire juive, beaucoup peroivent tort le ghetto impos par les Allemands en Pologne (octobre 1939) comme une communaut quand, partout, il sest agi dune socit.

    Llite juive europenne du XIXe sicle, on la dit, eut sa part de responsabilit dans la construction de cette histoire mythique. Elle a invent le mythe de la symbiose judoallemande et forg celui de la symbiose judoarabe en confondant proximit culturelle et symbiose. Lhistoire, pourtant, aura montr que les juifs taient seuls. En Allemagne comme ailleurs. Y compris dans le monde arabe o, senfermant dans lethnicisme partir des annes 1930, le discours nationaliste ta bientt toute lgitimit au concept de juifs arabes.

    la fin de sa vie, Norbert Elias, n Breslau en 1897, voquait les juifs allemands dont il tait. Son analyse de leur mancipation peut sappliquer terme terme la situation des juifs du monde arabe: On tolre un groupe marginal mpris, stigmatis et relativement impuis

    Les tenants dune lecture binaire de la ralit (convivialit ou mpris) conoivent difficilement une ralit faite de convivialit et de mpris la fois. Et dune convivialit teinte de mpris. Il leur est difficile de ne pas amalgamer des situations singulires, de ne pas confondre tmoignage et preuve avec, la cl, le risque de prendre tout tmoignage pour argent comptant.

    Ainsi les lectures juives de lhistoire des juifs du Maroc, la plus grande communaut juive du monde arabe ds le XIXe sicle, sontelles complexes. Douloureuses pour les uns, plus heureuses pour les autres et pour tous enchevtres. Il ny a donc pas une mmoire des juifs du Maroc, mais des mmoires variables selon les temps, les lieux et les milieux sociaux. Plus lon sengouffre dans le mellah en descendant lchelle sociale, plus la mmoire juive du Maroc se fait souffrance. Alors que les tenants du discours enchanteur viennent gnralement de milieux plus aiss et moins en contact avec le petit peuple musulman. Quant aux strates les plus leves de la socit juive, elles taient proches de llite musulmane, voire du pouvoir central (Makhzen). Venue du Maroc, la bourgeoisie juive du Maroc sest gnralement installe en France (ou au Canada). Cest elle qui a longtemps crit et lu cette histoire. Cest elle aussi qui manifeste le plus dincomprhension devant les rcits doppression venus des milieux populaires.

    Sans sacrifier une histoire lacrymale, aucune histoire des judacits de lOrient arabe ne saurait faire lconomie de la domination spcifique qui pesait sur les classes pauvres. Aucun rcit, par exemple, ne saurait soutenir que lmigration des juifs du Maroc na commenc quaprs 1945 alors que ctait dj une ralit ds la fin du XIXe sicle. Comme dans lensemble du monde arabe dailleurs ( lexception de lgypte), tmoin

    18. noter que dans le IIIe Reich le mot socit disparat au profit de celui de communaut (Gesellschaft/Gemeinschaft). La communaut est dordre tribal et subi, la socit dordre choisi.

    RP-Bensoussan.indd 118 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    Uni

    vers

    it d

    e P

    aris

    7 -

    -

    86.7

    7.53

    .184

    - 1

    9/12

    /201

    4 23

    h44.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis ww

    w.cairn.info - U

    niversit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44.

    Gallim

    ard

  • 119

    Georges Bensoussan Juifs de lOrient arabe

    teaubriand 22), la tentation premire de lalin est de nier ce qui lcrase et dalimenter luimme une mmoire enchante jusquau jour o, le discours automatique enray, merge une histoire plus douloureuse.

    Chaque poque cre sa doxa, ce savoir dominant entrav par la difficult de se dprendre du connu, par la confusion entre croyance et pense, par linstrumentalisation sociale et civique de la connaissance. En particulier pour une histoire qui, plus quune autre, met en lumire au seuil du XXIe sicle un choc des civilisations. Dans une Europe o la part arabomusulmane ne cesse de grandir alors que le Vieux Continent sest aussi construit depuis la Reconquista et les croisades contre la rive sud de la Mditerrane. dulcorer le pass judoarabomusulman au mpris dune histoire difficile sonne comme la volont sourde (et drisoire) dapprivoiser un danger. Alors, ce nest pas lhistoire qui parle mais cest la peur. Le ressentiment aussi pour un certain nombre dintellectuels juifs lendroit de ltat dIsral, de lEurope et du monde ashknaze. En un mot, lhistoire des juifs de lOrient arabe semble ensevelie sous les motivations inconscientes.

    Une histoire idologise

    Quand la domination culturelle se prsente comme une nature, lcriture de lhistoire est un

    sant, crivaitil dans Notes sur les Juifs, tant que ses membres se contentent du rang infrieur qui, selon la conception des groupes tablis, revient leur groupe, et tant quils se comportent, conformment leur statut infrieur, en tres subordonns et soumis. Tant que les Ngres restent des esclaves et que les Juifs restent des petits commerants ou des colporteurs qui voyagent par le pays, bizarrement vtus et clairement identifiables comme des membres du ghetto, la tension entre les groupes tablis et les marginaux, bien sr toujours prsente, se situe un niveau relativement bas. Ce niveau monte quand les membres dun groupe marginal aspirent slever socialement ou quand le groupe marginal tout entier vise une galit lgale et sociale avec les groupes tablis qui lui sont suprieurs 19.

    Des juifs de Breslau parmi lesquels il vcut ses annes de jeunesse, Elias crit encore quils ne se considraient absolument pas euxmmes comme des hommes de second ordre. Le fait que beaucoup de Juifs ne reconnussent manifestement pas linfriorit quon leur attribuait, le fait quils se comportent souvent comme sils taient des tres gaux en droit, provoquait par ailleurs lirritation dune part importante des membres de la majorit allemande. Ainsi sexplique en partie le reproche permanent de limpertinence juive qui renforcera certainement les sentiments danimosit lgard des Juifs 20.

    On croirait lire ici lhistoire de lmancipation des juifs de lOrient arabe, tout entire habite par le thme de la domination. Or, rebours, les juifs orientaux sont nombreux nourrir la lgende dune bienveillance arabe permanente. Ce faisant, ils confirment combien la domination conduit le domin incorporer la conviction dtre dun rang infrieur 21, illgitime en un mot. Parce quil y a cause de mort dans tout ce qui blesse la dignit de lhomme (Cha

    19. Norbert Elias, Notes sur les Juifs en tant que participant une relation tablismarginaux, in Norbert Elias par luimme, Fayard, 1991, pp. 150160.

    20. Ibid., p. 157.21. La mmoire collective nous permet de survivre la

    condition docculter une domination incorpore. Chez nombre de juifs de lOrient arabe, la dhimmitude se lit encore dans une gestuelle qui dit une crainte assourdie du voisin musulman.

    22. Mmoires doutretombe, Le Livre de poche, t. II, 2001, p. 262.

    RP-Bensoussan.indd 119 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    Uni

    vers

    it d

    e P

    aris

    7 -

    -

    86.7

    7.53

    .184

    - 1

    9/12

    /201

    4 23

    h44.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis ww

    w.cairn.info - U

    niversit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44.

    Gallim

    ard

  • 120

    Georges Bensoussan Juifs de lOrient arabe

    madaire Tlrama titrait le 9 mai 2012: Que restetil de la formidable histoire des Juifs marocains? Les juifs indignes, y lisaiton, bnficiaient du statut de dhimmi. Si le terme est idoine aprs la chute du joug byzantin, il est obsolte aux XIXe et XXe sicles. larrive des Franais au Maroc (1912), poursuit lhebdomadaire, les juifs doivent faire face un antismitisme jusqualors inconnu. Lhistorien stonne: comment expliquer laccueil gnralement favorable rserv par les communauts juives aux colonisateurs dans la quasitotalit du monde arabe? Lantismitisme, assure encore lhebdomadaire, tait inconnu au Maroc avant lre coloniale. Le souci dhistoire sest ici vanoui pour laisser place un discours idologique. Lhistorien se retire, sa voix devient inaudible quand lignorance se conjugue aux bons sentiments. De l cette description euphmise des mellah, des quartiers jadis dvolus aux Juifs, ne pas confondre avec les ghettos ferms dEurope. Comment voquer dans ces termes feutrs le pourrissoir humain qutait le mellah marocain? Un quartier o, avant comme aprs 1912, la densit humaine tait dix fois suprieure celle de la mdina arabe. Qui avait interdiction de stendre, multipliant les constructions en hauteur surplombant des venelles sans lumire. Un enchevtrement touffant quil tait interdit aux juifs de quitter sauf passedroits importants, induisant une surpopulation affaiblie par des endmies de toute nature, tuberculeuse et ophtalmique au premier chef.

    Aprs 1945, liton pour finir, lexode massif des juifs du Maroc aurait t prpar par des centaines dagents sionistes qui forcrent par

    exercice librateur. Et difficile. A fortiori quand il sagit de communauts tardivement gagnes aux Lumires (Haskala). En 1945, les juifs dOrient, en effet, disposaient encore peu des outils intellectuels qui leur eussent permis dentendre leur propre histoire. De surcrot quand la vrit historique est confondue avec ce dont nous avons besoin pour vivre, on fait servir lhistoire une autre fin quellemme. On tentera, comme en France, par exemple, de promouvoir le vivre ensemble (sic) en sappuyant sur le mythe de lge dor judoarabe. On entretiendra des convictions (plus dangereuses pour la vrit que les mensonges, notait Nietzsche), en difiant une digue contre le discours dsenchant des historiens.

    La France daujourdhui, en effet, offre la particularit daccueillir la plus grande communaut dorigine arabe en Europe (gnralement venue du Maghreb) et la plus importante communaut juive du Vieux Continent. Au vu du risque de troubles intercommunautaires 23, il semble difficile de rappeler que la violence et le mpris lendroit des juifs furent longtemps de mise dans les socits du Maghreb. Car cest sexposer au risque dune rprobation publique pour cause de racisme. Mme si chaque originaire, juif ou musulman, sait quau Maroc, par exemple, le mot juif est une insulte que lon fait suivre, aprs lavoir prononc, du mot Hashak! (Dieu prserve) comme pour sen purifier.

    Toute mythologie est partie prenante de lhistoire ellemme. Cest ce qua montr en 2012 la rception du film de Kamal Hachkar, TinghirJrusalem, les chos du mellah, un cas dcole sur la construction dune mmoire collective, sur le rle du ressentiment dans les mcanismes mmoriels comme sur lidologisation du pass.

    Illustration du discours dominant, lhebdo

    23. Expression de la novlangue, les agressions perptres depuis plus dune dcennie contre la communaut juive de France.

    RP-Bensoussan.indd 120 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    Uni

    vers

    it d

    e P

    aris

    7 -

    -

    86.7

    7.53

    .184

    - 1

    9/12

    /201

    4 23

    h44.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis ww

    w.cairn.info - U

    niversit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44.

    Gallim

    ard

  • 121

    Georges Bensoussan Juifs de lOrient arabe

    prim, une essence de victime. Cette histoire est difficile entendre quand elle entame le mythe de linnocence du colonis. De l quil parat difficile de le concevoir comme un monde qui fut certes, jadis, colonis, mais qui fut aussi un monde esclavagiste et dominateur sur treize sicles dhistoire autour de la Mditerrane et en Afrique.

    Quand une poque ne peut entendre sur ellemme que des vrits formates, elle oppose lhistorien une kyrielle dexemples antagonistes, soit peu significatifs quand ils sont isols (rcits familiaux et souvenirs denfance), soit marginaux quand il sagit de faits plus gnraux. Aux faits quil rapporte et dessinent le tableau que lon sait, lhistorien, par le biais de contreexemples drisoires (parce que atypiques), se verra opposer une vision enchanteresse. Telle celle, par exemple, qui souligne la participation de quelques militants arabes la LICA 24 de Bernard Lecache en Afrique du Nord au cours des annes 1930. Une participation pourtant infime, chacun le sait, en regard de la surreprsentation des militants juifs. Telle celle qui mentionnera, raison, le mouvement clair (Nahda) qui a parcouru le monde arabe au dbut du XXe sicle, une tentative de modernit qui aura finalement chou. Le fait que la mmoire saccroche tel incident et se refuse, en dpit des tmoignages quon lui fournit, retrouver tel autre, ne nous permet gure de distinguer les incidents vraiment reprsentatifs, mais peut nous en dire long sur nos propres inhibitions, notait Claude Grignon en introduisant lautobiographie intellectuelle de Richard Hoggart 25.

    La ngation du rel est un obstacle dirimant

    fois la main une population totalement intgre dans la socit. Ainsi, les juifs du Maroc nauraient donc t quune peuplade manipule au point de sarracher ellemme sa patrie en suivant les agents dun tat tranger? Mais cest occulter la violence sourde des annes 19451949, les pogroms dOujda et de Djerada (le 7 juin 1948, 47 Juifs sont assassins dans des conditions atroces), la peur qui fut lorigine dune partie des dparts (un tiers de la communaut juive avait dj quitt le Maroc avant lindpendance de 1956). Si le royaume chrifien avait t le havre de tolrance et de convivialit (sic) dcrit ici, comment expliquer que la quasitotalit de ses protgs juifs lait abandonn? Et cette question vaut videmment pour lensemble du monde arabe.

    La seule campagne de propagande de lAgence juive (et de ltat dIsral) auraitelle suffi draciner cette antique communaut? Cest accor der au jeune tat juif de lpoque une puissance quil navait pas encore, en tlescopant le prsent et le pass. Le rle de ltat dIsral est indniable. Mais dautres facteurs, plus puissants, ont jou. Au premier chef, la religiosit vivace des juifs du monde arabe et le rveil dun climat messianique lannonce de la rsurrection de la nation juive. Une dimension religieuse que notre vision laque nous empche dentendre sa juste mesure.

    Voir ce que lon voit

    Laccs aux sources arabes est un obstacle avr. Pour autant, on aurait tort de sousestimer un obstacle plus important encore, la difficult accepter une ralit trangre nos catgories de pense. Pour une partie de la conscience postcoloniale et postnationale daujourdhui, le monde arabe demeure la figure incarne de lop

    24. Ligue internationale contre lantismitisme, fonde Paris par Bernard Lecache en 1928.

    25. 33 Newport Street, op. cit., p. 28.

    RP-Bensoussan.indd 121 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    Uni

    vers

    it d

    e P

    aris

    7 -

    -

    86.7

    7.53

    .184

    - 1

    9/12

    /201

    4 23

    h44.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis ww

    w.cairn.info - U

    niversit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44.

    Gallim

    ard

  • 122

    Georges Bensoussan Juifs de lOrient arabe

    sement sur une histoire familiale. On sinterrogera sur le fait quun historien juif se penchant sur lhistoire juive nest peuttre pas le mieux plac pour le faire (sic). Aton jamais entendu formuler cette rserve propos des historiens italiens de lItalie? des historiens anglais du RoyaumeUni? des historiens espagnols de lEspagne? Lobjection semble ne sadresser quaux juifs. Comme sil fallait aussi rcuser ces historiens majeurs de la Shoah que furent (et sont) Lon Poliakov, Raul Hilberg et Saul Friedlnder parce queuxmmes furent victimes du nazisme. Que naton entendu formuler ce grief lendroit de JeanPierre Azma, historien (et pionnier sil en fut en la matire) du rgime de Vichy et de la Collaboration? Son histoire familiale auraitelle t tout crdit ses travaux? Que ne laton entendu exprimer propos de Philippe Joutard et Patrick Cabanel, protestants lun et lautre, qui auraient donc t les plus mal placs pour crire lhistoire du protestantisme franais? Un juif devrait donc toujours paratre djudas pour sembler lgitime?

    Lhistoire des juifs en monde arabe contrarie la doxa. Son historien (pas son thurifraire) vient dsenvoter un pass mythifi dans la douceur de la convivialit. Du coup, le voici bientt accus dessentialisme, voire de racisme. Quand lantiracisme fonctionne sur le mode de lexcommunication, il frappe dillgitimit lhistorien qui aura prsent un tableau rude de la condition juive en terre arabe. Le briseur de lgendes se verra accus de rduire lOrient une essence. On feindra doublier que lhistorien ignore lessence des choses, quil se contente de dcrypter et de peindre une ralit un moment donn.

    la connaissance, et loptimisme de principe est toujours prfr la vrit crue. Comment faiton pour ne pas croire ce quon a sous les yeux 26? sinterrogeait jadis Mona Ozouf, qui appelait une hygine de la croyance en voquant ainsi la question de la gauche face au communisme. En ralit, son propos tait plus large, qui touchait la difficult accepter une ralit douloureuse: Mais, trangement, les dmentis du rel, qui devraient tre ravageurs, notait Mona Ozouf, laissent bien souvent survivre la croyance. Et ceci en dit long sur le fait de croire: la capacit des hommes oublier les faits dplaisants est aussi prodigieuse que leur penchant croire les choses plaisantes. Ainsi sexplique que lextinction de la croyance puisse laisser intacte la passion dont elle stait nourrie 27.

    Si notre temps est, comme laffirmait Philippe Aris, travers par lhistoire, le souci docculter ce qui dsenchante le monde demeure paradoxalement puissant. La fin des judacits en terre arabe, en vrit, fut une exclusion ethnique, une tragdie silencieuse qui invite dcrypter un ordre social marqu par une politique dhumiliation rcurrente. Qui invite analyser, pardel la violence physique et verbale, la violence symbolique incorpore. Qui invite dvoiler du haut en bas de lchelle sociale du monde juif, mais surtout en bas, lomniprsence de la crainte, cette matrice de la servilit. Comme voir du ct des dominants arabes, y compris chez le plus pauvre gamin de rue (ainsi que le rapportent tant de sources), lassurance de qui se sent justifi dtre au monde. Et den tre le matre. A fortiori face au domin juif qui lui, justement, nest jamais loin de sy sentir inutile.

    Cest un rle ingrat, enfin, que celui de lhistorien messager de mauvaises nouvelles. On le souponnera dtre m par une dmarche particulariste, on subodorera chez lui un rtrcis

    26. Dans La Cause des livres (Gallimard [2011], Folio, 2013), Mona Ozouf reprend nombre de ses anciennes recensions publies dans Le Nouvel Observateur depuis 1974.

    27. Ibid., p. 637.

    RP-Bensoussan.indd 122 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    Uni

    vers

    it d

    e P

    aris

    7 -

    -

    86.7

    7.53

    .184

    - 1

    9/12

    /201

    4 23

    h44.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis ww

    w.cairn.info - U

    niversit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44.

    Gallim

    ard

  • 123

    Georges Bensoussan Juifs de lOrient arabe

    mme nature. La femme et le juif, comme figures du domin, est centrale dans cette conomie psychique. En particulier dans les couches populaires du monde arabe o leur statut fut en permanence le plus prcaire. Plus la sujtion est lourde, plus le domin a besoin de marquer la limite avec plus domin que lui. De l, une oppression des femmes et un rejet des juifs accentus. Cest dans le monde le plus archaque que lmancipation des femmes et des juifs est le plus mal vcue. Comme cest dans les couches les plus instruites que la condition de la femme comme celle du juif est la moins assujettie. Et l aussi que lantijudasme est le moins prononc. De l quaujourdhui la bourgeoisie juive comme la bourgeoisie musulmane venues du mme monde peinent entendre la brutalit du sort des classes populaires juives en terre arabe jusquau cur du XXe sicle.

    G

    La croyance nous empche dentendre la dimension triplement colonise du judasme dOrient, colonis par le monde arabe, par lEurope et par le monde ashknaze. En rservant le mot colonis au tiers monde de jadis, on fait en sorte de ne pas comprendre que le juif fut un sujet colonis. Et que, travers sa condition de colonis, cest du rle de la domination et du mpris dans lhistoire que lon parle galement. Quenfin lhistoire de sa libration est celle de la dsalination de tout sujet domin.

    Laccusation dessentialisme rejette dans les tnbres de la sottise et frappe le suspect dinfamie (racisme). tiquet tel, lhistorien taiera encore davantage ses conclusions, il dploiera pour ce faire une montagne de preuves. Peine perdue. Raciste, le voici infrquentable et inaudible 28. Sa mise lcart condamne lhistoire culturelle tout entire quand, confondue la vieille psychologie collective des peuples, elle est souponne de ctoyer le racisme.

    Depuis des lustres, la vision irnique de la convivialit judoarabe avait pourtant t battue en brche par des historiens et des sociologues devenus inaudibles la longue, dAlbert Memmi Norman Stillman, de Paul Fenton Bernard Lewis. On dira deux, en restant dans le vague, que leurs travaux manquent de nuances, quils souffrent dun dfaut de mthode, des griefs rests assez flous mais suffisants pour invalider ce qui contredit les prsupposs idologiques de lpoque. Il y a plus dun sicle dj, le mathmaticien franais Henri Poincar expliquait dans La Science et lhypothse quil y a une manire superficielle dtre sceptique qui consiste douter systmatiquement de tout. Une hypercritique qui ne serait que le reflet invers de lhypercrdulit, mais relverait de la mme paresse intellectuelle: Douter de tout ou tout croire, ce sont deux solutions galement commodes, qui lune et lautre nous dispensent de rflchir 29.

    La modernisation a aiguis contre les juifs du monde arabe une jalousie sociale et un ressentiment qui les a pousss au dpart, des facteurs de rejet depuis longtemps inventoris dans lhistoire de la passion antismite europenne. Mais, ici, tout se passe comme sils cessaient leurs effets aux frontires du monde arabe. Comme si lon se refusait dentendre combien un mme rejet de la modernit avait relgu juifs et femmes la marge et cristallis sur eux une haine de

    28. Un terrorisme dj ancien. Dans une lettre adresse le 28 janvier 1946 depuis Jrusalem Hannah Arendt, Gershom Scholem crivait: Je me sens suffisamment libre dans ma pense pour rester impassible face laccusation davoir un tat desprit ractionnaire (in Correspondance Hannah ArendtGershom Scholem, d. du Seuil, 2012, p. 95).

    29. PierreAndr Taguieff (sous la dir. de), Dictionnaire du racisme, PUF, 2013, p. 342.

    RP-Bensoussan.indd 123 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    Uni

    vers

    it d

    e P

    aris

    7 -

    -

    86.7

    7.53

    .184

    - 1

    9/12

    /201

    4 23

    h44.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis ww

    w.cairn.info - U

    niversit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44.

    Gallim

    ard

  • 124

    Georges Bensoussan Juifs de lOrient arabe

    dental, crivait Czeslaw Milosz en 1953, a besoin de la vision dun ge dor qui se ralise dj quelque part sur la terre 31. Ce mme mcanisme est luvre aujourdhui quand il sagit dcrire lhistoire des dernires dcennies de la socit juive en terre arabe, loccasion de mettre en lumire ce poison radical de toute vie intellectuelle, cette tentation rcurrente dans lhistoire rcente de lOccident: leffort pour ne pas voir.

    Georges Bensoussan.

    Or cette histoire est aujourdhui recolonise. Par le multiculturalisme, promu seul horizon possible, et lantiracisme mu en credo idologique produisant un rcit anhistorique truff de bonnes intentions 30. Comme la mauvaise littrature dont parlait Gide, cette histoire anime par le souci du vivre ensemble et le rapprochement des frres ennemis scrit au prix de la vrit historique. Quand il faudrait, au contraire, appeler les intellectuels arabes briser avec les mythologies victimaires qui sexonrent dune analyse critique du pass.

    Dans la France des annes 19451960 qui tait alors culturellement domine par le parti communiste, tout leffort des compagnons de route du PC consistait fermer leurs oreilles aux crimes imputs par la presse bourgeoise au systme communiste. Le communiste occi

    30. Lun des deux architectes de lHistoire des relations entre juifs et musulmans (op. cit.) voque un acte de foi (Tlrama, 16 octobre 2013). Journaliste au Monde des livres (cf. 17 octobre 2013), Catherine Simon parle de ce livre comme dun acte politique.

    31. La Pense captive [1954], Gallimard, Folio essais, 1988, p. 293.

    RP-Bensoussan.indd 124 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    Uni

    vers

    it d

    e P

    aris

    7 -

    -

    86.7

    7.53

    .184

    - 1

    9/12

    /201

    4 23

    h44.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis ww

    w.cairn.info - U

    niversit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44.

    Gallim

    ard