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À PROPOS D’UN DOSSIER SUR « L’ESPAGNE ROUGE ET NOIRE » PARU DANS LA RAISON DE JUIN 2021 Annie Lacroix-Riz Presses Universitaires de France | « Droits » 2020/2 n° 72 | pages 109 Ă  126 ISSN 0766-3838 ISBN 9782130823148 Article disponible en ligne Ă  l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-droits-2020-2-page-109.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution Ă©lectronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits rĂ©servĂ©s pour tous pays. La reproduction ou reprĂ©sentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisĂ©e que dans les limites des conditions gĂ©nĂ©rales d'utilisation du site ou, le cas Ă©chĂ©ant, des conditions gĂ©nĂ©rales de la licence souscrite par votre Ă©tablissement. Toute autre reproduction ou reprĂ©sentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque maniĂšre que ce soit, est interdite sauf accord prĂ©alable et Ă©crit de l'Ă©diteur, en dehors des cas prĂ©vus par la lĂ©gislation en vigueur en France. Il est prĂ©cisĂ© que son stockage dans une base de donnĂ©es est Ă©galement interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Presses Universitaires de France | TĂ©lĂ©chargĂ© le 30/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.91.83.83) © Presses Universitaires de France | TĂ©lĂ©chargĂ© le 30/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.91.83.83)

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À PROPOS D’UN DOSSIER SUR « L’ESPAGNE ROUGE ET NOIRE » PARUDANS LA RAISON DE JUIN 2021

Annie Lacroix-Riz

Presses Universitaires de France | « Droits »

2020/2 n° 72 | pages 109 à 126 ISSN 0766-3838ISBN 9782130823148

Article disponible en ligne Ă  l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-droits-2020-2-page-109.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Variétés

ANNIE LACROIX-RIZ

À PROPOS D’UN DOSSIER SUR « L’ESPAGNE ROUGE ET NOIRE »

PARU DANS LA RAISON DE JUIN 2021

La violence anticommuniste du ton d’un « dossier » sur « l’Espagne rouge etnoire » prĂ©sentĂ© comme historique par Christian Eyschen, responsable de la LibrePensĂ©e, se fonde exclusivement sur des arguments d’autoritĂ© ou d’intimidation.ChoquĂ©e par la dĂ©marche agressive, d’autant plus que la Libre PensĂ©e n’est pasinterdite aux marxistes, dont je suis, je bornerai mes remarques Ă  la mĂ©thodologieet, sur le terrain historique, Ă  la guerre d’Espagne, sur laquelle j’ai consultĂ© de trĂšsnombreuses archives originales (françaises) ou publiĂ©es (Ă©trangĂšres) 1.

LE CHOIX DE LA BIBLIOGRAPHIE

Sur une question hautement polĂ©mique, la bibliographie a Ă©tĂ© rĂ©duite Ă des auteurs respectivement anarchistes (ouvrage ou « entretiens ») et trotskistes(« Ă©changes ») : ils ont en commun un discours aussi hantĂ© par le communisme,soviĂ©tique ou non (« staliniens » non soviĂ©tiques), que Joseph Proudhon l’étaitdepuis le milieu des annĂ©es 1840 par Karl Marx – vieux contentieux, bienantĂ©rieur Ă  l’URSS ou Ă  Staline. Ces auteurs, que rien ne vient contredire,n’ont Ă©tĂ© choisis que pour leur vindicte anticommuniste et leur mise en causeobsessionnelle des responsabilitĂ©s des « staliniens ».

Cette « bibliographie » consiste en Ă©changes oraux entre « antistaliniens » 2,additionnĂ©s d’un ouvrage de feu CĂ©sar M. Lorenzo, paru aux Éditions liber-taires, simple rĂ©Ă©dition de 2006, « indisponible », du prĂ©cĂ©dent, Les anarchistes

1. Je ne me prononcerai pas en revanche sur l’Espagne ouvriĂšre des annĂ©es 1960, Ă propos de laquelle le « dossier » assaille aussi violemment « l’appareil stalinien [supposĂ©ĂȘtre alors] au plein de sa forme », mais qui ne relĂšve pas, faute de consultation de sources,de mes compĂ©tences.

2. D’une Espagne rouge et noire, « Entretiens avec Diego Abad de SantillĂĄn, FelixCarrasquer, Juan GarcĂ­a Oliver, JosĂ© Peirats », Chaucre, Éditions libertaires, 2009, prĂ©-sentation des auteurs : https://anarchismenonviolence2.org/spip.php?article108 ;« Échanges avec AndrĂ©us Camp », date et contenu des entretiens non identifiables, avecAndrĂ© Camp (1920-2004) ?, journaliste et Ă©crivain d’origine espagnole, https://

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espagnols et le pouvoir (1868-1969), publiĂ© en 1969 par Le Seuil 1. Son indigna-tion permanente contre les « staliniens » est privĂ©e de tout matĂ©riau scientifique,a fortiori de celui dont on dispose depuis les derniĂšres dĂ©cennies sur la guerred’Espagne, objet essentiel du « dossier » de La Raison.

Il peut sembler curieux que le libertaire dĂ©clarĂ© Lorenzo ait attirĂ© l’atten-tion de l’ultra-rĂ©actionnaire Fondation Hoover. Fief rĂ©publicain des Ă©litesbipartisanes amĂ©ricaines fondĂ© en 1919 par Herbert Hoover – pendant presquetoute sa carriĂšre « chargĂ© par les banquiers de Wall Street d’étudier le place-ment des capitaux en Allemagne 2 » –, la Hoover Institution on War, Revolutionand Peace, rattachĂ©e Ă  l’universitĂ© de Stanford, constitue l’un des piliers del’association UniversitĂ©-« complexe militaro-industriel » amĂ©ricain 3. Hooverl’avait en effet crĂ©Ă©e « pour “dĂ©montrer les maux causĂ©s par les doctrines deKarl Marx” », comme le rappelait en 1980, dans The Christian Science Monitor,le journaliste Stewart McBride 4. On conviendra que cet objectif, entretenir,en tous domaines, la haine antisoviĂ©tique et anticommuniste, a de longtempsprĂ©cĂ©dĂ© la notoriĂ©tĂ© politique de Staline et mĂȘme la naissance de l’URSS(dĂ©cembre 1922). La mission s’est sans relĂąche poursuivie depuis 1919.

« La Hoover », par ailleurs dotĂ©e d’un remarquable fonds archivistique etbibliographique, finance richement, dans tous les pays, les entreprises idĂ©olo-giques correspondantes 5 avec, comme tous les think tanks faussement « indĂ©-pendants » de ce genre, le soutien considĂ©rable de l’État amĂ©ricain, notammentdu tandem DĂ©partement d’État-services de renseignement : c’est-Ă -dire,depuis juillet 1947, de la CIA. Mais d’autres canaux Ă©tatiques d’appui aux

www.whoswho.fr/decede/biographie-andre-camp_2972 ; https://www.lemonde.fr/archives/article/2004/03/06/andre-camp-critique-dramatique-ecrivain-et-journali%20ste_355829_1819218.html.

1. https://www.leslibraires.fr/livre/243978-le-mouvement-anarchiste-en-espagne-pouvoir-et--cesar-m-lorenzo-editions-libertaires.

2. En l’occurrence aprĂšs la DeuxiĂšme Guerre mondiale, comme aprĂšs la PremiĂšre,tĂ©l. no 438-439 de l’ambassadeur Henri Bonnet, Washington, 2 fĂ©vrier, annonçant ledĂ©part de Hoover pour Berlin, États-Unis B 12-6 d, vol. consultĂ© avant classement dĂ©fi-nitif, archives du ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres (MAE). Contexte, Annie Lacroix-Riz,« “Bonne Allemagne” ou reconstruction prioritaire : Paris et Washington du dĂ©part duGĂ©nĂ©ral de Gaulle Ă  la ConfĂ©rence de Moscou janvier 1946-printemps 1947 », Guerresmondiales et conflits contemporains, no 169, janvier 1993, p. 171 (137-177).

3. Christopher Simpson (dir.), Universities and Empire : money and politics in the socialsciences during the Cold War, New York, New Press, 1998, index Stanford University.

4. « Hoover Institution : Leaning to the right », The Christian Science Monitor,27 mars 1980, https://www.csmonitor.com/1980/0327/032756.html.

5. Outre Paul Gary Norman, « The Development of the Hoover Institution on War,Revolution, and Peace Library, 1919–1944 », PhD dissertation U. of California, Berke-ley, 1974, l’historien ultra conservateur George H. Nash rĂ©sume l’histoire officielled’Herbert Hoover agrĂ©Ă©e par la Hoover Institution (liste de ses publications : https://www.hoover.org/profiles/george-h-nash). Le trĂšs consensuel historien David Engerman,Know your enemy : the rise and fall of America’s Soviet experts, New York, Oxford Univer-sity Press, 2009, traite souvent de la Hoover Institution, index. Utile bibliographie offi-cielle, https://en.wikipedia.org/wiki/Hoover_Institution.

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« fondations » avaient prĂ©cĂ©dĂ© « l’Agence », avant et pendant la guerre 1.L’ouvrage de rĂ©fĂ©rence de Frances Saunders, spĂ©cialiste incontestĂ©e de la« Guerre froide culturelle » amĂ©ricaine, fournit Ă  cet Ă©gard les renseignementsindispensables, mais seulement Ă  partir de la phase CIA 2. La Hoover Institutionon War, Revolution and Peace s’est rendue cĂ©lĂšbre, entre autres, pour son zĂšleĂ  empiler les tĂ©moignages, oraux et Ă©crits, rĂ©habilitant, dĂšs la LibĂ©ration, Vichy(Laval et PĂ©tain en tĂȘte) ou imputant Ă  l’URSS et Ă  son Goulag toutes lesatrocitĂ©s possibles – y compris le prĂ©tendu « gĂ©nocide » soviĂ©tique de 1933 enUkraine, dĂ©menti par tous les scientifiques anglophones. C’est elle qui, offi-ciellement, subventionne depuis le dĂ©but des annĂ©es 2000 certains travaux deNicolas Werth, de tonalitĂ© antisoviĂ©tique de plus en plus Ă©chevelĂ©e 3.

C’est manifestement en raison de l’ardeur de Lorenzo Ă  imputer Ă  Stalineet aux « staliniens » tous les malheurs de l’Espagne que la Fondation a acquis,en 1973, le prĂ©cieux « manuscrit » des « Anarcho-syndicalistes espagnols dansla lutte politique, 1868-1968 », quasi unique travail de Lorenzo : son seul autreouvrage, aussi violemment « antistalinien », est une biographie de son pĂšre,dirigeant majeur de la CNT (ConfĂ©dĂ©ration nationale du Travail), HoracioPrieto. Mon pĂšre (1902-1985) 4. On peut « physique[ment] » trouver ledit« manuscrit » aux « Hoover Institution Archives » 5.

1. Voir notamment Katharina Elisabeth Rietzler, « American Foundations and the‘Scientific Study’ of International Relations in Europe, 1910-1940 », PhD, UniversityCollege, 2009.

2. Saunders, The cultural Cold War : the CIA and the world of art and letters, NewYork, The New Press, 2000, rĂ©Ă©dition, 2013 ; la traduction Qui mĂšne la danse, la Guerrefroide culturelle, DenoĂ«l, 2003, Ă©puisĂ©e de longue date, et extrĂȘmement coĂ»teuse aumarchĂ© noir (300-800 Ā, https://www.amazon.fr/m%C3%A8ne-danse-Guerre-froide-culturelle/dp/220725416X) devrait reparaĂźtre chez Delga.

3. Ses liens avec la Hoover figurent sur le site du CNRS, Werth Nicolas (ici arrĂȘtĂ©Ă  2009) : « Nicolas Werth a participĂ© Ă  L’Histoire du Goulag stalinien (Istoria StalinskogoGulaga) en 7 volumes (6 000 pages) parue en 2004-2005 aux Ă©ditions Rosspen Ă Moscou. Dans ce projet collectif initiĂ© par les Archives d’État de la FĂ©dĂ©ration de Russieet The Hoover Institution on War, Revolution and Peace, Nicolas Werth Ă©tait chargĂ©, avecSerguei Mironenko, directeur des Archives d’État de la FĂ©dĂ©ration de Russie, de larĂ©daction du 1er volume sur “Les politiques rĂ©pressives en URSS de la fin desannĂ©es 1920 au milieu des annĂ©es 1950”. L’ensemble de cette monumentale Histoiredu Goulag stalinien, prĂ©facĂ©e par Robert Conquest et Alexandre Soljenitsyne, a faitl’objet de nombreuses recensions, trĂšs positives, tant en Russie, oĂč elle a obtenu plusieursdistinctions scientifiques, qu’aux États-Unis, en Allemagne ou en France. » http://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=http%3A%2F%2F ; www.ihtp.cnrs.fr%2Fspip.php%253Farticle98.html. Dernier Ă©tat des publications, https://www.ihtp.cnrs.fr/users/nicolas-werth, https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Werth?veaction=edit&section=3.

4. Saint-Georges-d’OlĂ©ron, Éditions Libertaires, 2012, compte rendu de JoĂ«lDelhom, Cahiers de civilisation espagnole contemporaine, 12/2014, https://journals.openedi-tion.org/ccec/5107

5. Sous la cote suivante : https://oac.cdlib.org/findaid/ark:/13030/kt8g50384v/entire_text/.

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LE DIRIGEANT SFIO PIERRE BROSSOLETTE, AVOCAT DE L’ESPAGNE

RÉPUBLICAINE ?

« Vainqueurs, ils seraient entrĂ©s dans l’Histoire comme les Volontaires de 1792.Vaincus, ils y entrent comme les hĂ©ros de la Commune de Paris et de la Commune deVienne. En eux se perpĂ©tue la tradition des ouvriers qui sont tombĂ©s sur les barricadesde 1871 et de ceux que les balles de la Heimwehr ont couchĂ©s sur les marches du KarlMarx Hof. Et la ferveur populaire les enveloppera de la mĂȘme piĂ©té  1

Franco peut croire qu’il a triomphĂ© parce qu’il a conquis des ruines et des charniers.Mais la flamme, il ne l’a pas conquise. Il ne l’a pas Ă©teinte. Elle reste vivante au milieudes survivants de l’armĂ©e catalane. Et tant pis pour ceux qui croient qu’elle mourra : ilsla reconnaĂźtront lorsqu’elle illuminera le jour de l’inĂ©vitable revanche 2. »

Choisir Pierre Brossolette, leader SFIO, comme symbole de dĂ©fense des« rĂ©volutionnaires » de divers pays, dont l’Espagne, sur la base d’un hommagelyrique non situĂ© ni datĂ© ici mais postĂ©rieur Ă  la chute de Barcelone (26 janvier1939) – paru dans Le Populaire du 6 fĂ©vrier 1939 – relĂšve de l’exploitintellectuel.

D’une part, en Autriche, le puissant parti social-dĂ©mocrate autrichien nefut jamais rĂ©volutionnaire et le proclama. Il ne s’illustra par sa vaillance niavant la chute de l’empire austro-hongrois ni aprĂšs, contre les forces fascistesregroupĂ©es dĂšs l’immĂ©diat aprĂšs-PremiĂšre Guerre mondiale dans les groupesmilitarisĂ©s d’extrĂȘme droite Heimwehren, et tĂŽt ralliĂ©es Ă  l’Anschluss et auxnazis allemands. Il ne brilla pas davantage quand Dollfuss prĂ©para la phasedĂ©finitive de l’Anschluss par une saignĂ©e de la classe ouvriĂšre, opĂ©rĂ©e en fĂ©vrier1934 au canon (arme interdite par le traitĂ© de Saint-Germain), Ă©pisode iciqualifiĂ© de Commune de Vienne. Le lecteur pourra se rĂ©fĂ©rer au compte renduimpitoyable et prĂ©cis, jour par jour, de l’écrivain et journaliste soviĂ©tique IlyaEhrenbourg, La guerre civile en Autriche : son tableau de la fĂ©rocitĂ© rĂ©pressivedes bouchers « social-chrĂ©tiens » et de leurs Heimwehren, rĂ©solus Ă  « “canardertoute cette racaille rouge
” », et de la lĂąchetĂ© des chefs sociaux-dĂ©mocratesautrichiens, qui laissĂšrent tailler en piĂšces le mouvement ouvrier par une armĂ©etoujours pitoyable devant l’ennemi extĂ©rieur 3 est entiĂšrement corroborĂ© par

1. A Ă©tĂ© coupĂ© ce passage Ă©voquant « la grandeur de l’Église » et cĂ©lĂ©brant les seulesrĂ©volutions apprĂ©ciĂ©es de la SFIO, les rĂ©volutions vaincues, les autres Ă©tant trĂšs condam-nables (doublement gĂȘnant ?) : « Que nul ne s’imagine, d’ailleurs, que leur sacrifice seravain. Les martyrs ont plus fait pour la grandeur de l’Église que les papes. Les dĂ©faitesont plus fait que les victoires pour le dĂ©veloppement du prolĂ©tariat. »

2. Dossier citĂ©, mots en italique en caractĂšre gras dans le texte.3. « Les gĂ©nĂ©raux de l’ancienne armĂ©e austro-hongroise n’avaient jamais Ă©tĂ© de

fameux guerriers ; ils avaient été battus non seulement par les Russes mais encore parles Monténégrins ». Les ouvriers de Vienne avaient contre eux « les vieux générauxcaducs, les propriétaires, les riches cultivateurs tyroliens, les Jésuites, les légions de Heim-wehren racolées parmi les récidivistes, les patriotes qui reçoivent leurs appointements enlires, la racaille bourgeoise du Ring et le nain qui, pour la taille et la soif de sang, rappelleThiers, et, pour sa dévotion et son sentiment, la famille Mouraviev-le-pendeur. La social-démocratie continuait à céder du terrain.

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les archives diplomatiques. L’allant de la social-dĂ©mocratie autrichienne contrel’« austro-fascisme » alliĂ© de fait (ou ouvertement) au nazisme ne grandit pasdans la phase suivante, entre Dollfuss et Schuschnigg, puis au-delĂ , Anschlussaccompli. On en trouvera Ă©cho dans l’ouvrage Le Vatican, l’Europe et le Reich,que la Libre PensĂ©e a naguĂšre promu 1.

D’autre part et surtout, en Espagne, le pĂ©an aux glorieux « survivants del’armĂ©e catalane » sonne particuliĂšrement faux de la part d’un notable socialistequi ne se distingua pas de la direction de son parti. Brossolette soutint avecĂ©clat LĂ©on Blum dans le lĂąchage immĂ©diat de l’Espagne attaquĂ©e en juillet 1936par le putsch de Franco assurĂ© de l’intervention militaire germano-italienneimmĂ©diate. Il fut un avocat vibrant de la prĂ©tendue « politique de non-interven-tion » que Blum avait forgĂ©e, aux cĂŽtĂ©s de la Grande-Bretagne, fin juillet 1936,astuce tactique qui permit Ă  la France d’accuser a posteriori de toutes les res-ponsabilitĂ©s « la gouvernante anglaise » – laquelle en fit autant. Il ne s’agissaiten rĂ©alitĂ© que de laisser, dĂšs juillet 1936, le Reich agir en toute tranquillitĂ©.

Les archives allemandes publiĂ©es 2 qui, comme les britanniques et amĂ©ricaineset les fonds originaux français, constituent le fondement du chapitre 7 de l’ouvrageLe choix de la dĂ©faite 3, sont catĂ©goriques. LĂ©on Blum lui-mĂȘme et son ministre desAffaires Ă©trangĂšres radical, Yvon Delbos, chargĂšrent d’emblĂ©e l’ambassadeur Ă Berlin AndrĂ© François-Poncet, homme lige du ComitĂ© des Forges depuis lesannĂ©es 1920, d’assurer Berlin que tout se passerait bien. François-Poncet transmitaussitĂŽt Ă  Berlin que la « politique de non-intervention » officiellement lancĂ©e enaoĂ»t 1936 permettrait de crĂ©er, Ă  Londres, un « ComitĂ© de Non-Intervention »qui aurait l’avantage de n’ĂȘtre jamais rĂ©uni.

Les sources allemandes sur cette comĂ©die imputent Ă  Paris, Blum en tĂȘte,et Ă  Londres, une duplicitĂ© totale dans l’invention et la gestion du dispositif.La France et l’Angleterre ne l’ont forgĂ©, certifia Ă  l’AuswĂ€rtiges Amt depuis ledĂ©but aoĂ»t l’ambassadeur du Reich Ă  Paris, le comte Johannes von Welczeck,que pour neutraliser leurs gauches respectives, dangereusement influentes surl’opinion publique : « Les ministres modĂ©rĂ©s, particuliĂšrement Blum et Delbos,

X dit : “Nous ne suivrons pas la mĂȘme route que Noske et Loebe, nous sauronsmourir hĂ©roĂŻquement.”

Y rĂ©plique : “Mais nous n’avons pas le droit de jouer sur une seule carte toutes lesconquĂȘtes de la classe ouvriĂšre. Nous devons voir venir.” Telles Ă©taient leurs discussionsĂ  leurs rĂ©unions du parti, Ă  la rĂ©daction des journaux et dans les cafĂ©s », in brochure « Laguerre civile en Autriche » (traduction française par Madeleine Étard, pour la Revueinternationale Monde), sans date et Éditions du ComitĂ© mondial contre la guerre et lefascisme, classĂ©e in F7, vol. 14717, Autrichiens, agents nazis, Archives nationales (AN),consultable Ă  la BNF, https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb33876084x. Le mouvementantifasciste de 1934 dĂ©passait trĂšs largement Vienne.

1. Lacroix-Riz, Le Vatican, l’Europe et le Reich, Armand Colin, 2010, p. 379-380,et, plus largement, « PrĂ©paration de l’Anschluss et contradictions entre italianisme etgermanisme (1933-1938) », p. 376-391.

2. Documents on German Foreign Policy (DGFP), vol. III, Germany and the SpanishCivil War, 1936-1939, USGO, Washington, 1950.

3. « Le test de la guerre d’Espagne, Ă©tĂ© 1936-mars 1939 », Le choix de la dĂ©faite,Armand Colin, 2010, p. 328-377.

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cĂąbla Welczeck le 21 aoĂ»t, croient qu’ils ne pourront l’emporter contre les inter-ventionnistes imbibĂ©s d’idĂ©ologie Front populaire que s’ils peuvent trouver Ă trĂšs bref dĂ©lai un soutien dans une obligation internationale relative Ă l’embargo sur les armes. S[’il
] ne se matĂ©rialise pas ces jours-ci, Blum etDelbos craignent de ne plus pouvoir rĂ©sister Ă  la pression intĂ©rieure grandis-sante et de devoir donner un appui illimitĂ© au gouvernement espagnol. Leslivraisons et la marĂ©e des volontaires du front rouge prendraient alors des pro-portions dont les consĂ©quences de politique Ă©trangĂšre seraient incalculables 1 ».Les assurances prodiguĂ©es sans rĂ©pit pendant un mois convainquirent Berlinde se prĂȘter Ă  la supercherie, Ă©volution amorcĂ©e fin aoĂ»t, par une dĂ©clarationsolennelle allemande que Brossolette ne mit pas plus en question que le restede la SFIO 2.

Aucun dirigeant de la SFIO n’ignora, dĂšs le dĂ©but, la rĂ©alitĂ© de cet abandonformel de l’Espagne, dĂ©cidĂ© sur exigence des milieux financiers français quihaĂŻssaient la RĂ©publique depuis l’agitation sociale de 1933, d’emblĂ©e pro-fran-quistes. Brossolette, trĂšs durable « pacifiste », fort actif dans la croisade contreles communistes « bellicistes », n’y fit pas exception. ChargĂ© d’émissions radio-phoniques, il fit partie d’emblĂ©e des soutiens ouverts de cette politiqued’abandon, dite « de neutralitĂ© ». Il faut absolument Ă©couter l’enregistrementINA de son Ă©mission radiophonique exaltant « l’initiative de paix française[d’aoĂ»t 1936] appuyĂ©e par l’Angleterre », et le prĂ©tendu « embargo des armes »annoncĂ© par Berlin, fin aoĂ»t : « c’est Ă  la fois un rĂ©sultat immense et une grandevictoire pour notre pays », osa-t-il clamer 3. La rĂ©alitĂ© des faits Ă©tablit doncl’entiĂšre hypocrisie du vibrant hommage rendu le 6 fĂ©vrier 1939 par Brossoletteaux rĂ©publicains espagnols Ă©crasĂ©s.

LA GUERRE D’ESPAGNE NE FUT À AUCUNE ÉTAPE UNE RÉVOLUTION,

MAIS UNE GUERRE STRICTO SENSU

Sur la nature mĂȘme de la guerre d’Espagne, le « dossier » de La Raisonsoutient une thĂšse Ă  laquelle l’anticommunisme actuellement obligatoire, ycompris sur le plan acadĂ©mique, a donnĂ© une immense popularitĂ©. Elle n’enest pas moins erronĂ©e.

1. Welczeck, tĂ©l. 482, Paris, 21 aoĂ»t 1936, DGFP, D, III, p. 49.2. De ce festival d’assurances, entiĂšrement confirmĂ©es Ă  l’époque mĂȘme de Blum,

nombreux exemples documentĂ©s, Le choix de la dĂ©faite, « Le mythe des “dĂ©chirements”pro-rĂ©publicains de Blum », p. 355-361.

3. https://www.ina.fr/audio/PHL02000543, https://www.pierrebrossolette.com/photos-videos-et-audios/lembargo-de-lallemagne-vers-lespagne-25-aout-1936/

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Guerre d’Espagne 115

« La technique d’une guerre civile extĂ©rieure » (Camille Chautemps)

La guerre d’Espagne ne fut pas une « guerre civile », mais une agressionmilitaire dirigĂ©e par l’Allemagne et l’Italie, laquelle demeura en Ă©chec militairede l’étĂ© 1936 Ă  la dĂ©faite de la RĂ©publique. Cette agression fut en apparencelancĂ©e contre les « rouges » et « le communisme » (alors particuliĂšrement faibleen Espagne) pour soutenir les putschistes appelĂ©s par les classes dirigeantesespagnoles, et elle fut sans trĂȘve publiquement exaltĂ©e comme telle Ă  Berlin.

Elle avait en rĂ©alitĂ© un double objectif allemand – dĂ©pourvu de toutedimension idĂ©ologique : piller les abondantes matiĂšres premiĂšres espagnoles– intĂ©rĂȘts que les investisseurs de poids, français et anglais, en plein « Apaise-ment », lui cĂ©dĂšrent aimablement ici comme ailleurs (en Europe orientale) – etse mĂ©nager via le dĂ©troit de Gibraltar l’accĂšs aux trĂšs riches empires coloniauxfrançais et anglais. L’Italie fasciste caressait des ambitions semblables mais, sicoupable qu’elle fĂ»t dans l’assaut contre l’Espagne et les souffrances causĂ©esaux Espagnols, elle ne joua que les figurantes. Au milieu d’un flot de proposexaltant l’hĂ©roĂŻque CNT impatiente de « rĂ©gler leurs comptes aux staliniens »,Christian Eyschen note d’ailleurs avec bon sens qu’« il fallait d’abord gagner laguerre ». Je m’étonne que son « dossier » balaie d’emblĂ©e cette brĂšve remarquede bon sens.

L’Espagne affronta en effet de juillet 1936 Ă  mars 1939 une guerre Ă©trangĂšrestricto sensu. Elle fut clairement dĂ©finie fin novembre 1937 par le successeur deBlum, le radical pro-hitlĂ©rien Ă  peine dissimulĂ© Camille Chautemps, alors qu’ils’apprĂȘtait, Ă  Londres, Ă  infliger Ă  l’alliĂ©e tchĂ©coslovaque assaillie par le Reich,et toujours sous la seule pression prĂ©sumĂ©e de « la gouvernante anglaise », lemĂȘme sort qu’à la RĂ©publique espagnole prĂ©sumĂ©e amie : « Il existe des prĂ©cĂ©-dents : la guerre civile d’Espagne montre ce que peut ĂȘtre, si l’on peut dire, latechnique d’une guerre civile extĂ©rieure 1. » L’Espagne fut en sus alors privĂ©epar ses partenaires commerciaux habituels, la Grande-Bretagne, la France, lesÉtats-Unis, etc., non seulement d’armes, mais aussi de la simple possibilitĂ©d’importer les biens indispensables (jusqu’aux produits pharmaceutiques) etd’exporter ses habituelles marchandises civiles (jusqu’à ses oranges valen-ciennes). Il est indispensable, pour complĂ©ter l’information sur le cas français,de lire l’ouvrage, malheureusement non traduit depuis 1985, de Douglas Littlesur la mortelle « neutralitĂ© malveillante » des « dĂ©mocraties » britannique etamĂ©ricaine, contre une RĂ©publique dont les dirigeants prĂ©tendus « rouges » neportĂšrent jamais la moindre atteinte aux trĂšs importants capitaux Ă©trangersinvestis lĂ -bas 2.

L’Espagne fut donc crucifiĂ©e, autant que par les armes allemandes et ita-liennes, par cet embargo franco-anglo-amĂ©ricain immĂ©diat de fait, et par le

1. Entretiens franco-anglais de Londres, 29-30 novembre 1937, Europe Grande-Bretagne 1918-1940, vol. 287-287 bis, MAE, cités in Le choix de la défaite, p. 363,421-422.

2. Douglas Little, Malevolent Neutrality : The United States, Great Britain and theorigins of the Spanish Civil War, Ithaca, Cornell University Press, 1985.

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maintien en France, sur l’exigence expresse de la Banque de France, soutieninitial du putsch franquiste, des fortes rĂ©serves d’or qu’elle lui avait confiĂ©es.La jeune RĂ©publique les avait confiĂ©es Ă  ses « amis » français peu aprĂšs avril1931, qui les avaient entreposĂ©es dans les caves dites « serres de la succursalede la Banque de France Ă  Mont-de-Marsan ». AttaquĂ©e par le Reich et l’Italie,et privĂ©e par ses mĂȘmes « amis » de sa libertĂ© d’achats, non seulement enFrance, mais aussi dans les pays qui eussent volontiers acceptĂ© ses paiementsen or, elle en rĂ©clamait le rapatriement depuis l’étĂ© 1936.

Cette demande ne fut jamais honorĂ©e, de Blum Ă  Daladier en passant parChautemps. Le dĂ©pĂŽt, plus de 40 tonnes d’or, fut en revanche entiĂšrementremis Ă  Franco, en juillet 1939, par le tandem Daladier-Georges Bonnet, Ă  lapiĂšce mĂ©tallique prĂšs : cette disposition avait mĂȘme Ă©tĂ© la premiĂšre conditionposĂ©e par Franco Ă  la signature des accords BĂ©rard-Jordana de fĂ©vrier 1939.L’or Ă©tait en effet exigĂ© par le Reich vainqueur qui, toutes affaires cessantes,se fit rĂ©gler dans les meilleurs dĂ©lais par son obligĂ© espagnol son efficace maistrĂšs coĂ»teuse intervention militaire. En toute connaissance de cause des Fran-çais, les archives de la Banque de France l’attestent, mais en juillet seulement,parce que, rĂ©vĂ©la devant le comitĂ© permanent de la Banque de France l’indus-triel Krug, Franco n’était pas si pressĂ© de satisfaire les « rĂ©clamations de la partde l’Allemagne et de l’Italie » pour paiement de leurs fournitures 1.

Au mythe de la « rĂ©volution » espagnole, trĂšs prisĂ© dans « l’extrĂȘme gauche »anticommuniste, je conseille, une fois de plus, d’opposer un matĂ©riau dĂ©libĂ©rĂ©-ment nĂ©gligĂ©, les archives allemandes publiĂ©es susmentionnĂ©es, et les archivesoriginales diplomatiques, militaires et policiĂšres françaises. De cet ensembleexaminĂ© au chapitre 7 du Choix de la dĂ©faite, il convient d’isoler l’extraordinairerapport du gĂ©nĂ©ral von Reichenau, spĂ©cialiste des blindĂ©s et futur chef de laguerre Ă  l’Est : « Pourquoi nous avons aidĂ© Franco ». RĂ©digĂ© peu aprĂšsl’Anschluss de l’Autriche de mars 1938, il pulvĂ©rise, comme toute la corres-pondance originale, les fariboles sur « la rĂ©volution », la croisade germano-ita-lienne contre les « Rouges » et la trahison des « staliniens ». Or, le « dossier » surl’Espagne ici examinĂ© ne traite que de la « trahison » soviĂ©to-communiste de la« rĂ©volution espagnole », c’est-Ă -dire un mythe qui, depuis des dĂ©cennies,occupe seul en France et dans toute la sphĂšre d’influence « occidentale » leterrain d’analyse de la guerre d’Espagne.

Ce nouveau et Ă©niĂšme « dossier » antistalinien est quasi muet sur les effetsde « la “Non-intervention” » – qui ne fut jamais une non-intervention maisun Ă©tranglement soigneusement calculĂ© de la RĂ©publique, depuis l’étĂ© 1936.Christian Eyschen fustige en revanche une cause essentielle de la dĂ©faite mili-taire rĂ©publicaine, « les livraisons au compte-gouttes de l’URSS au prix fort ».Les archives allemandes en gĂ©nĂ©ral et le rapport Reichenau en particulierdĂ©mentent catĂ©goriquement cette rĂ©serve soviĂ©tique : ils ne laissent aucun doutesur le fait que « la guerre d’Espagne » fut une guerre d’agression militaire alle-

1. PV du comitĂ© permanent de la Banque de France, 1936-1940, 20 et 27 juillet1939, p. 200, archives BF. DĂ©tail, effarant, Le choix de la dĂ©faite, « La Banque de Franceet l’or espagnol », p. 342-354.

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mande, Ă  laquelle rĂ©sista vaillamment pendant deux ans et demi une RĂ©pu-blique assistĂ©e par les seuls SoviĂ©tiques (et les Brigades internationales, quin’ont pas Ă©tĂ© ici prises en tant que telles sous les feux).

« Les livraisons au compte-gouttes de l’URSS au prix fort »ou une aide dĂ©cisive ?

L’aide soviĂ©tique, Ă©crivait Reichenau, n’avait cessĂ© d’ĂȘtre dĂ©cisive, posantde sĂ©rieux problĂšmes depuis l’automne 1936 Ă  la Wehrmacht, du point de vuedes chars lĂ©gers et des avions, pour lesquels l’Allemagne Ă©tait, au dĂ©but, trĂšsinfĂ©rieure Ă  l’URSS. « Jusqu’en 1936, l’aviation Ă©tait jusqu’à un certain pointle talon d’Achille de notre dĂ©fense nationale et [
] d’un sursaut nous noussommes trouvĂ©s, en 1937, Ă  la tĂȘte de toutes les aviations [
]. La supĂ©rioritĂ©de nos avions est reconnue, aujourd’hui, mĂȘme par des experts qui, comme legĂ©nĂ©ral Armengaud [
], estimaient [
] les avions russes [
] supĂ©rieurs auxnĂŽtres [
]. Les expĂ©riences pratiques des aviateurs que nous avons envoyĂ©sen Espagne [
] nous ont permis de dĂ©velopper d’un seul coup la prĂ©parationde nos pilotes. » Nous produisons dĂ©sormais des « avions capables de descendreen vrille [à
] 600 kms heure. Nos pilotes entraĂźnĂ©s en Espagne sont lesmeilleurs et les plus habiles [, ce qui
] nous donne un avantage Ă©norme surnotre ennemi de demain. Nous pouvons [d’autant mieux le] dire, aujourd’hui,[
] que nous avons toujours reconnu, franchement, les excellentes qualitĂ©s,indiscutables, des aviateurs français. Mais il leur manque l’expĂ©rience pratiquedu combat. Nos Ă©quipages spĂ©ciaux d’aviateurs de combat en piquĂ© [
]assurent Ă  notre armĂ©e de l’Air, qui achĂšve de renaĂźtre, une valeur militairetrĂšs spĂ©ciale. »

C’est l’incroyable cadeau militaire des Franco-Anglais, accordant toutelibertĂ© militaire aux Allemands pour s’entraĂźner en temps rĂ©el, qui leur avaitpermis de remĂ©dier, entre autres, aux dĂ©fauts de « leurs avions de chasse ettanks lĂ©gers », qu’il leur fallait, avait confiĂ© en avril 1937 l’ambassadeur deBelgique Ă  Paris aux diplomates amĂ©ricains, « un ou deux ans pour corriger » 1.Car Paris et Londres avaient permis au Reich de s’entraĂźner en temps rĂ©el, cequ’il n’avait Ă©videmment pu rĂ©aliser « pendant la prĂ©paration de laguerre 1914-1918 », expliquait Reichenau. Ayant surmontĂ© ainsi ses carencesmilitaires initiales et amĂ©liorĂ© considĂ©rablement tous ses types d’armement,l’Allemagne pouvait envisager d’écraser ses bienveillants adversaires dans laguerre gĂ©nĂ©rale Ă  venir, et de leur arracher, aprĂšs leur dĂ©faite, leurs Ă©normesempires respectifs : « Deux annĂ©es d’expĂ©rience de la guerre ont Ă©tĂ© plus utilesau dĂ©veloppement de notre dĂ©fense nationale (qui n’était pas encore au point),Ă  la valeur combative de notre armĂ©e et aussi Ă  la puissance militaire du peupleallemand qu’auraient pu l’ĂȘtre dix ans d’instruction en temps de paix. [
]

1. TĂ©l. Wilson, Paris, 7 avril 1937, Foreign Relations of the United States (FRUS)1937, vol. 1, p. 69.

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Nous nous sommes Ă©tablis sur les lignes stratĂ©giques vitales de la Franceet de l’Angleterre. C’est lĂ  que rĂ©side la signification suprĂȘme de notre inter-vention en Espagne. [
] GrĂące Ă  nos positions en Espagne, nous sommes dansune situation favorable dans l’un des points vitaux de [la MĂ©diterranĂ©e,] cetterĂ©gion stratĂ©gique [
]. L’Espagne et l’Axe Rome-Berlin nous ont donnĂ© lapossibilitĂ© de participer Ă  cette lutte historique. [
] C’est dans ce but quenous avons aidĂ© le gĂ©nĂ©ral Franco Ă  installer des batteries Ă  longue portĂ©e prĂšsd’Algesiras et sur la cĂŽte africaine prĂšs de Ceuta, en face de Gibraltar. Cesbatteries pourront rendre de grands services quand il s’agira de couper la lignevitale franco-anglaise. » La dĂ©faite de 1918 dans « la guerre mondiale » Ă©taitsurmontĂ©e. « GrĂące aux Ă©vĂ©nements d’Espagne et Ă  notre situation dans cepays et en MĂ©diterranĂ©e, nous avons lĂ©zardĂ© le systĂšme de Versailles enEurope. Nous l’avons minĂ© avec de la dynamite. [
] Le centre d’équilibres’est dĂ©placĂ© vers nous ; de Londres et de Paris, il est venu se fixer Ă  Berlin.Dans les milieux politiques de l’Europe occidentale, on s’est dĂ©jĂ  rendu comptede cela et leur Ă©tat d’ñme se rĂ©sume dans la phrase rĂ©signĂ©e Ă©crite rĂ©cemmentdans Le Temps : “Le cƓur de l’Europe ne bat plus Ă  Paris, mais Ă  Berlin” 1. »

Une Ă©tude française de novembre 1938 sur « Les Allemands en Espagne »,dont on peut mesurer l’importance par ses destinataires – le PrĂ©sident duConseil [Daladier], le DeuxiĂšme Bureau de la Guerre et le ministre des AffairesĂ©trangĂšres [Georges Bonnet] –, est aussi affirmative sur cette guerre essentielle-ment allemande et sur la qualitĂ© des matĂ©riels soviĂ©tiques, en particulier leschars : « UnitĂ©s de chars. Peu nombreuses composĂ©es de sections de chars de6 tonnes, blindage faible. ArmĂ©s de 1 ou 2 mitrailleuses. Ont donnĂ© beaucoupde dĂ©boires [aux Allemands], en particulier les 7.28 et les T.30 russes armĂ©sd’un canon de 47. Les chars constituaient le fond des Panzer Divisionen.Depuis, le matĂ©riel de celles-ci a Ă©tĂ© renouvelĂ©. Les techniciens allemands secontentent dans une usine de Bilbao de porter certaines modifications auxchars russes 2 ». Le matĂ©riel russe Ă©tait donc dispensĂ© Ă  la RĂ©publique en sifaible quantitĂ© que, dans les rĂ©gions conquises par Franco, les Allemands enfirent un fructueux usage dĂšs sa saisie ?

Christian Eyschen tranche formellement sur l’impossibilitĂ© de principe de« construire une armĂ©e “rĂ©publicaine” de mĂȘme type que l’armĂ©e franquiste » :outre que ce jugement postule l’impossibilitĂ© d’une victoire militaire de laRĂ©volution bourgeoise française contre les armĂ©es europĂ©ennes aristocratiquescoalisĂ©es, il est incompatible avec la remarque qu’« il fallait d’abord gagner laguerre ». Le chef militaire nazi Reichenau, pour sa part, n’avait mĂȘme pas omisde rendre hommage Ă  l’armĂ©e rĂ©publicaine servie par d’excellents instructeurs(soviĂ©tiques) : « les troupes rouges improvisĂ©es ont su, Ă  ce point de vue, faire

1. Rapport Reichenau, traduction française, jointe Ă  la lettre 49063 du commissairede police mobile en mission, Bayonne, 10 octobre 1939, dossier « Aide allemande Ă Franco, 1939 », F7, vol. 14722, rĂŽle de l’Allemagne dans la guerre d’Espagne, Archivesnationales (AN).

2. Note transmise par le le directeur général de la police du territoire et des étrangers(unité de la direction de la Sûreté générale créée en 1937) « Les Allemands en Espagne.Situation depuis le 31 juillet 1938 », Paris, 17 novembre 1938, F7, vol. 14722, AN.

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des choses Ă©tonnantes ; un adversaire bien entraĂźnĂ© pourrait ainsi nous crĂ©erd’énormes difficultĂ©s ». Il Ă©tait indispensable d’en tenir compte pour parvenirĂ  « faire de l’automobile l’instrument essentiel de la guerre moderne 1 ». LeDeuxiĂšme Bureau, trĂšs bien informĂ©, ne partageait pas davantage l’avis deChristian Eyschen : en 1937-1938, sa correspondance informative (car il nerenonçait pas Ă  sa mission thĂ©orique) dĂ©crivait Ă  l’inverse une armĂ©e nationalede valeur, solidement Ă©tayĂ©e par des spĂ©cialistes et des matĂ©riels soviĂ©tiques.

L’État-major factieux français, qui avait adorĂ© Franco d’emblĂ©e, ne voulutcependant jamais entendre parler des renseignements militaires sĂ©rieux qui,notons-le, incitaient la France Ă  s’occuper aussi de cette frontiĂšre-lĂ , dĂ©sormaismenacĂ©e. Il enterra donc immĂ©diatement le rapport du gĂ©nĂ©ral d’aviation Armen-gaud revenu « de Valence » en 1937 avec « une excellente impression tant del’armĂ©e de terre que de l’armĂ©e de l’air » : « les avions de chasse des rĂ©publicains »,de fabrication soviĂ©tique, Ă©crivait Armengaud, « surclassent nettement ceux deFranco » (c’est-Ă -dire les avions allemands) 2, comme, on l’a vu plus haut, les« tanks lĂ©gers », meilleurs, au dĂ©but, que les allemands. Daladier reconnut la vali-ditĂ© de ce type d’information, que confirmerait la DeuxiĂšme Guerre mondiale, etde cette Ă©tude en vantant, Ă  Londres, le 25 septembre 1938, la bonne tenue des800 avions que l’ArmĂ©e rouge avait soustraits Ă  sa flotte de 5 000 appareils pour lesmettre au service de l’Espagne : « Ils s’étaient avĂ©rĂ©s efficaces en mettant horsservice (out of commission) les avions italiens et allemands 3. »

L’État-major, auquel le radical Daladier, ministre de la Guerre (depuis1933), ne s’opposait jamais, balaya aussi systĂ©matiquement les rapports Ă©rigeantles « gouvernementaux » en soldats de l’an II, telle cette note de « 1938-1939 [
]sur l’armĂ©e rĂ©publicaine de Catalogne », qui apprĂ©ciait ainsi « les chefs. Ce sontdes jeunes, ardents, Ă©nergiques, inexpĂ©rimentĂ©s, vĂ©ritables aventuriers ayant uneĂąme de guĂ©rilleros, qui savent se faire obĂ©ir et sont assoiffĂ©s de gloire. La troupeconstitue une masse vigoureuse, en haillons, mal nourrie, ardente Ă  la tĂąche etsoucieuse de s’instruire. En rĂ©sumĂ© : aprĂšs la dĂ©route d’Aragon, en mars et avril[1938], l’armĂ©e de Catalogne a Ă©tĂ© reprise en main et rĂ©organisĂ©e. Elle a rĂ©alisĂ©sur le terrain un systĂšme fortifiĂ© qui paraĂźt solide, bien conçu et adaptĂ© au terrain.Vigoureusement dirigĂ©e, elle donne une impression d’ordre, paraĂźt ardente etcapable d’une certaine rĂ©sistance » 4. « D’aprĂšs des officiers portugais ayant servi

1. Rapport Reichenau, traduction française, jointe à la lettre 49063 du commissairede police mobile en mission, Bayonne, 10 octobre 1939, dossier « Aide allemande àFranco, 1939 », F7, vol. 14722, AN.

2. Note manuscrite de R. Jeannef en marge d’un compte rendu de renseignementsde la SR (CRSR), 14 dĂ©cembre 1937, etc., 7 N, vol 2522, EMA DeuxiĂšme Bureau,section des armĂ©es Ă©trangĂšres, relations et crises internationales 1937-1938, Service his-torique de l’armĂ©e de terre de Vincennes (SHAT).

3. PV de la réunion franco-anglaise du 25 septembre 1938, Documents on BritishForeign Policy (1919-1939), series 3, vol. 2, document 1093, p. 520-535, cité par FinkelAlvin and Leibovitz Clement, The Chamberlain-Hitler Collusion, Rendlesham, MerlinPress, 1997, ici p. 161 (158-162).

4. Note EMA-DB « sur l’armĂ©e rĂ©publicaine de Catalogne », date manuscrite, 7 N,2758, attachĂ©s militaires en Espagne, armĂ©e et guerre civile, 1937-1939, SHAT.

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dans l’armĂ©e nationaliste, les gouvernementaux offriraient une Ă©norme rĂ©sis-tance aux attaques nationalistes, et la guerre ne pourrait se terminer que par unconflit gĂ©nĂ©ral ou un compromis », communiqua le DeuxiĂšme Bureau dĂ©but sep-tembre 1938 1.

DES MÉFAITS PRÉSUMÉS DES STALINIENS À LA « CINQUIÈME COLONNE »

DE MADRID 2

ÉlĂ©ment essentiel du dossier de la faillite, Staline et l’URSS auraient ravagĂ©le camp « rouge ». L’hĂ©roĂŻque « POUM » [Parti ouvrier d’unification marxiste]exclusivement catalan « n’avait pas les moyens de peser dans la situation » et« il fallait rajouter la fĂ©roce rĂ©pression des tueurs du NKVD (GUEPOU [sic])qui enlevĂšrent et assassinĂšrent AndrĂ©s Nin ».

Les violences de l’interdit, l’exemple de Jean-Jacques Marie

VĂ©ritable serpent de mer et question litigieuse entre toutes, comme l’amontrĂ© un texte de Jean-Jacques Marie, rĂ©digĂ© en 2018 contre un article duDrapeau rouge de l’automne 2017 dans lequel je citais, sur la guerre meurtriĂšremenĂ©e de 1918 Ă  1920 sans dĂ©claration de guerre par « l’Occident », Japoninclus, contre la jeune Russie soviĂ©tique, et sur ses pertes humaines et matĂ©-rielles considĂ©rables 3, l’ouvrage de 1946, trĂšs admirĂ© alors, des intellectuelsprogressistes amĂ©ricains, futures « victimes du maccarthysme », tous deux missur liste noire et privĂ©s de leur passeport, Michael Sayers 4 et Albert Kahn 5 :

1. CRSR, 8 septembre 1938, 7 N 2523, EMA DB, section des armées étrangÚres,1938, SHAT.

2. « Le gĂ©nĂ©ral Varela a dĂ©clarĂ© que l’armĂ©e fasciste attaque Madrid avec cinq colonnes :par la route de l’EstrĂ©madure, par celle de TolĂšde, par Àvila (Guadarrama) et par SigĂŒenza(Guadalajara) ; la “cinquiĂšme colonne” est formĂ©e des forces [franquistes] clandestines Ă l’intĂ©rieur de la capitale elle-mĂȘme. Il invite les correspondants Ă©trangers Ă  participer Ă l’entrĂ©e triomphale dans Madrid vaincue. » MijaĂŻl Koltsov (correspondant de La Pravda),Diario de la guerra de España, Premier livre, EntrĂ©e du 1er novembre 1936, Paris, ÉditionsRuedo ibĂ©rico, 1963, traduit par moi. Expression depuis lors passĂ©e Ă  la postĂ©ritĂ©.

3. Lacroix-Riz, « La RĂ©volution d’Octobre, normale ou monstrueuse ? », Le Drapeaurouge, no 64, septembre-octobre 2017, p. 10-11.

4. Gordon Bowker, « Michael Sayers : Writer whose career never recovered frombeing blacklisted in the United States », The Independent, 22 octobre 2011, en ligne, etPeter Murray, « Big causes and small nations : Michael Sayers, writing, fascism, commu-nism and Jewish-Irishness », Irish Studies Review, vol. 26, no 4, p. 531-548.

5. Eleanor Blau, « Albert E. Kahn, a writer critical of government in McCarthy era »,The New York Times, 19 septembre 1979, et bibliographie, https://en.wikipedia.org/wiki/Albert_E._Kahn.

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Guerre d’Espagne 121

The Great Conspiracy : The Secret War Against Soviet Russia 1, traduit dĂšs 1947 :La grande conspiration contre la Russie.

Devenu une cible privilĂ©giĂ©e de la littĂ©rature « antistalinienne » en trĂšsgrand essor au XXIe siĂšcle, ce livre, qu’il convient de relire attentivement Ă  lalumiĂšre des sources dĂ©sormais disponibles, est frappĂ© d’interdit de fait : surtoutpour avoir relevĂ©, Ă  l’aide d’exemples, que le trotskisme, en guerre contreStaline et l’URSS, avait, son chef en tĂȘte, nouĂ© alliance avec les grands Étatscapitalistes, « dĂ©mocratiques » ou fascistes (Franco et ses amis allemands etitaliens compris). Je n’avais pas Ă©voquĂ© la question trotskiste, mais la seulerĂ©fĂ©rence taboue Ă  Sayers et Kahn dĂ©clencha une bordĂ©e d’injures qu’annon-çait le titre de la rĂ©plique : « Historienne ou fouilleuse de poubelle ? » 2 AprĂšsavoir chipotĂ© sur le nombre de millions de morts causĂ©s par l’« intervention »occidentale en Russie (pas plus de 4,5 au lieu du « chiffre [
] trĂšs discutable »de 7 millions d’« hommes, femmes et enfants »), M. Marie jugeait intolĂ©rableque fussent invoquĂ©s Ă  ce sujet Sayers et Kahn, impardonnables d’avoir Ă©crit :« En Espagne, les trotskistes pĂ©nĂ©trĂšrent dans les rangs du POUM, l’organisa-tion de la CinquiĂšme colonne qui apportait son aide au soulĂšvement deFranco », phrase suivie de la suivante, non citĂ©e : « Le chef du POUM Ă©taitAndrĂ©as Nin, un vieil ami et alliĂ© de Trotski » 3.

M. Marie avait omis aussi, à propos du groupement « révolutionnaire »révéré, ce passage :

« À l’époque oĂč Franco, avec l’appui des puissances de l’Axe, poursuivait son soulĂš-vement en Espagne, dans les annĂ©es 1936 Ă  1938, AndrĂ©as Nin dirigeait une organisationespagnole ultra-gauchiste et pro-trotskiste appelĂ©e le Parti ouvrier d’unification marxiste,ou POUM. Officiellement, le POUM n’était pas affiliĂ© Ă  la 4e Internationale de Trotski.Toutefois, les trotskistes avaient pĂ©nĂ©trĂ© dans ses rangs, et sur les questions principales,telles que son attitude Ă  l’égard de l’URSS et du Front populaire, le POUM se confor-mait strictement Ă  la politique de Trotski. Lorsqu’éclata la rĂ©bellion franquiste, Nin, amide Trotski, Ă©tait ministre de la Justice de Catalogne.

Tandis que, du bout des lĂšvres, il servait la cause antifasciste, le POUM de Ninmenait une campagne de propagande et d’agitation contre le gouvernement rĂ©publicainespagnol. Au, dĂ©but, on put croire que l’action oppositionnelle de Nin avait un caractĂšre

1. Little, Boni & Gaer, New York, 1946.2. « Une “historienne” française, dont je n’imprime pas le nom pour Ă©viter d’avoir

Ă  me laver les mains », « “historienne” de pacotille, incapable et pour cause de citer unesource en russe » [certes, je ne saisis l’URSS que via les sources occidentales] ; Sayers etKahn, « historiens du dimanche (et mĂȘme du dimanche soir), qualifiĂ©s par elle de“futures victimes du maccarthysme”, ce qui ne suffit vraiment pas Ă  transformer unmauvais poĂšte et un piĂštre journaliste [en] historiens » ; last, but non least, « seuls desnostalgiques forcenĂ©s du GuĂ©pĂ©ou-NKVD et du goulag peuvent prĂ©senter les auteurs deces infamies provocatrices, que des centaines de trotskystes dans le monde ont payĂ©esde leur vie, comme des historiens de profession travaillant (plus ou moins bien certes)sur des documents. Une “historienne” qui cite (par deux fois !) les auteurs de tellesordures comme une caution n’est qu’un sinistre bouffon », Jean-Jacques Marie, Cahiersdu mouvement ouvrier, no 77, janvier 2018.

3. La grande conspiration contre la Russie, Paris, Ă©ditions Hier et Aujourd’hui, 1947,p. 364.

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purement “politique”, puisque les membres du POUM donnaient des explications“rĂ©volutionnaires” Ă  leur opposition au gouvernement espagnol. Mais lorsque le POUMtenta une insurrection, qui Ă©choua, Ă  Barcelone, Ă  l’arriĂšre des lignes rĂ©publicaines, aucours de l’étĂ© crucial de 1937, en faisant appel “à une action rĂ©solue pour renverser legouvernement”, on dĂ©couvrit que Nin et les autres dirigeants du POUM Ă©taient desagents fascistes travaillant avec Franco, et qu’ils avaient poursuivi une campagne systĂ©-matique de sabotage, d’espionnage et de terrorisme contre le gouvernement espagnol.

Le 23 octobre 1937, le chef de la police de Barcelone, le lieutenant-colonel Burillo,rendit publics les dĂ©tails de la conspiration du POUM, qui avait Ă©tĂ© dĂ©couverte en Cata-logne. Les documents secrets saisis par la police de Barcelone Ă©tablissaient que lesmembres du POUM avaient organisĂ© un espionnage intensif au profit des fascistes ;qu’ils avaient sabotĂ© le transport du matĂ©riel de guerre de l’armĂ©e rĂ©publicaine ainsi queles opĂ©rations militaires sur le front. “Des attentats contre la vie de hautes personnalitĂ©sde l’armĂ©e populaire Ă©taient mĂȘme envisagĂ©s, dĂ©clara le lieutenant-colonel Burillo dansson rapport, y compris l’organisation d’un attentat contre la vie d’un ministre de laRĂ©publique 1” ».

Burillo qui, Ă  ma connaissance, n’appartenait pas au NKVD, fut fusillĂ© parles franquistes vainqueurs en 1939 2.

Je ne suis pas spĂ©cialiste d’histoire intĂ©rieure espagnole, mais les archivesdiplomatiques, militaires et policiĂšres occidentales, que je connais, docu-mentent de façon convergente les liens Ă©tablis dans les annĂ©es 1920, et plusencore aprĂšs l’exil de Trotski en 1929, entre les leaders trotskistes et les servicesoccidentaux, tant dans les « dĂ©mocraties » que dans les dictatures, l’allemandeau premier chef 3. J’ai d’ailleurs transmis un grand nombre des documentsdĂ©pouillĂ©s, d’origine diplomatique, militaire et policiĂšre, concernant cescontacts, d’abord, en octobre 2004 Ă  Pedro Carrasquedo, militant trotskiste etsalariĂ© aux Archives nationales, qui, Ă  titre d’« arbitre », devait les examiner« dans les trois semaines » mais n’en a plus jamais parlĂ© depuis lors (il estdĂ©cĂ©dĂ© en 2015), puis en 2008 Ă  Jean-Jacques Marie (Ă  la suite d’un article« antistalinien » spectaculaire mais erronĂ© paru dans L’Express), qui n’en aaccusĂ© rĂ©ception et ne les a jamais commentĂ©s non plus.

À la recherche de « l’ordre Ă©crit » de Staline

C. Eyschen stigmatise les féroces « tueurs du NKVD (GUEPOU [sic])contre Nin ». Il se fie donc à la thÚse inoxydable relancée depuis 2004-2006

1. Ibid., p. 327.2. InternĂ© au camp de concentration d’Albatera (https://sanisidro.es/turismo/para-

visitar/campo-de-concentracion-de-albatera/), Burillo fut condamnĂ© Ă  mort et exĂ©cutĂ©.Sa fiche espagnole ne dit rien son rapport sur les plans d’attentat du POUM, mais estprolixe sur les mĂ©faits des communistes, comme sa bibliographie en langues anglaise etespagnole (aucune rĂ©fĂ©rence française), https://es.wikipedia.org/wiki/Ricardo_Burillo.

3. Écho archivistique de ces sources, Le choix de la dĂ©faite, p. 360, et, Ă  propos desliens entre les dirigeants trotskistes et Toukhatchevski, p. 395-399, 402.

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autour du tĂ©moignage unique d’un espion soviĂ©tique transfuge aux États-Unisdepuis 1938, nĂ© Leiba Feldbin, dit Alexandre Orlov (1895-1973) 1, auteur en1953, sur commande amĂ©ricaine, d’un ouvrage horrifiant – « l’histoire secrĂštedes crimes de Staline » –, promu via ses quatre articles publiĂ©s dans Life,fleuron de l’empire d’Henry Luce 2 : Staline aurait lui-mĂȘme donnĂ© « l’ordreĂ©crit » d’assassiner Nin qui, arrĂȘtĂ© le 16 juin 1937, aurait Ă©tĂ© exĂ©cutĂ© le 23. Del’énorme flot dĂ©versĂ© sans rĂ©pit depuis quelques dĂ©cennies sur cette « opĂ©rationNikolai » et reposant sur un rapport Orlov du 24 juillet 1937, on aura une idĂ©een lisant, parmi les ouvrages les plus rĂ©cents :

1o Stanley G. Payne, historien amĂ©ricain Ă  la carriĂšre trĂšs espagnole, ycompris par ses articles dans la grande presse (ABC et El Mundo), et Ă  l’évolu-tion acadĂ©mique de plus en plus ouvertement « rĂ©visionniste » au sens pro-franquiste du terme, combinĂ©e au ralliement Ă  l’extrĂȘme droite 3 : PayneĂ©voque dans un ouvrage de 2004 sur « la guerre civile espagnole » ledit rapport,« qui dĂ©crivait le crime de façon mystĂ©rieuse » 4, apprĂ©ciation lapidaire ;

2o Boris Volodarsky, autre ancien espion soviĂ©tique, accueilli, lui, Ă Londres, dans un ouvrage de 2015, qui consacre un chapitre entier Ă  l’affaire :« The POUM Affair : Operation Nikolai » 5. Il ressort des dix pages concernĂ©esque le fameux document Orlov, « cotĂ© AVRR, File No 7862 assistant (nom decode Nin du NKVD), vol. 1, p. 234, 240 », et empruntĂ© Ă  un ouvrage russo-amĂ©ricain antĂ©rieur de plus de vingt ans, de John Costello et OlegTsarev – autre officier transfuge du KGB, Ă©galement recueilli Ă  Londres – seborne Ă  mentionner la saisie par la DGS (Direction gĂ©nĂ©rale de la SĂ©curitĂ©espagnole) de « documents “indiquant que la direction du POUM, Ă  savoirAndrĂ©s Nin, Ă©tait impliquĂ©e pour espionnage” 6 ». Cette citation de 1993reproduite en 2015 n’apporte aucune prĂ©cision sur le prĂ©sumĂ© « ordre Ă©crit »d’assassinat de Nin de Staline et confirme le texte de 1946 de Sayers et Kahn.

Tout absorbĂ© par le recensement des innombrables crimes de Staline,l’ancien agent du KGB Volodarsky, pour avĂ©rer celui commis contre Nin,mentionne aussitĂŽt, selon la norme, un autre forfait, l’exĂ©cution du marĂ©chal

1. Bibliographie de et sur Orlov, https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Orlov etsurtout https://en.wikipedia.org/wiki/Alexander_Orlov_(Soviet_defector).

2. The secret history of Stalin’s crimes, New York, Random House, 1953 ; « GhastlySecrets of Stalin’s Power », Life, 6 avril ; « Inside story of how trials were rigged »,13 avril ; « Treachery to his friends, cruelty to their children », 20 avril ; « The ManHimself », 27 avril 1953.

3. Sur son passage du « centre gauche [
] modĂ©rĂ© » Ă  « l’histoire de propagande dufranquisme » depuis les annĂ©es 2000, bibliographie du paragraphe « OrientaciĂłn polĂ­tica »in https://es.wikipedia.org/wiki/Stanley_G._Payne.

4. The Spanish Civil War, the Soviet Union, and Communism, New Haven et Londres,Yale University Press, p. 227-228 (et note 35) du chapitre 10, « The Negrín Government1937-1938 », souligné dans le texte, traduit par moi.

5. Stalin’s agent. The life and death of Alexander Orlov, Oxford Oxford UniversityPress, 2015, chapitre 18, p. 281-291, traduit par moi.

6. Costello et Tsarev, Deadly illusions, The KGB Orlov Dossier, Londres, 1993, citĂ©par Volodarsky, Stalin’s agent., p. 286 et note 27, p. 634, traduit par moi.

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Toukhatchevski, autre produit de la « paranoĂŻa » du dictateur 1. Le consensusinternational sur « l’affaire Toukhatchevski » est pourtant dĂ©pourvu de tout fon-dement scientifique : les sources militaires et diplomatiques internationales una-nimes de 1936-1937 avĂšrent la trahison nationale, au sens juridique du terme,d’une fraction du haut commandement de l’ArmĂ©e rouge de l’Ouest, perpĂ©trĂ©een compagnie de l’état-major de la Wehrmacht 2.

Nin, agent de la « CinquiÚme Colonne » des archives

Le chƓur unanime des soviĂ©tologues « occidentaux » pose des problĂšmesscientifiques au moins aussi graves concernant Nin lui-mĂȘme. J’ignore pourma part (et, aprĂšs examen, il faut bien l’avouer, comme tout le monde) dansquelles circonstances exactes AndrĂ©as (ou AndrĂ© ou AndrĂ©s ou Andreu) Ninfut exĂ©cutĂ©. En revanche, deux documents originaux français des annĂ©es 1930,respectivement militaire et policier, ne laissent aucun doute sur le fait qu’An-drĂ©as Ă©tait employĂ© comme agent stricto sensu par la police espagnole bien avantl’établissement de la RĂ©publique (avril 1931), a fortiori avant le succĂšs Ă©lectoraldu Front populaire :

1o Selon la note du 6 novembre 1930 transmise au Quai d’Orsay par leDeuxiĂšme Bureau, cet ancien communiste pro-trotskiste venait de revenir deMoscou aprĂšs cinq ou six ans de sĂ©jour en URSS.

Il avait alors fait, conformĂ©ment Ă  la rĂšgle des agents revenant de mission,rapport de son sĂ©jour Ă  la police espagnole, dĂ©clarant que la Russie serait« avant longtemps dans le mĂȘme Ă©tat chaotique que la Chine », mais que larestauration de l’ancien rĂ©gime y Ă©tait inenvisageable : « la famine est rĂ©elledans les campagnes, mais les ouvriers souffriraient moins de la disette. Devantla gravitĂ© de la situation intĂ©rieure, il ne paraĂźt pas probable que la Russiepuisse penser Ă  une aventure guerriĂšre. Au sujet d’une collusion possible entrel’Allemagne et la Russie 3, Nin rĂ©pond trĂšs catĂ©goriquement qu’il ne sauraitĂȘtre question pour la Russie de prendre part Ă  une guerre europĂ©enne, Ă©tantdonnĂ© l’état actuel de dĂ©composition du pays.

Nin est rentrĂ© en Espagne sans difficultĂ©, bien qu’il ait Ă©tĂ© recherchĂ© autre-fois par la police espagnole » – pour parler clair, celle-ci l’avait dĂ©sormaisintĂ©grĂ©, d’oĂč les conditions de son retour et son compte rendu Ă  la police, quil’avait soit dĂ©lĂ©guĂ© soit maintenu Ă  Moscou. « Il va s’installer Ă  Barcelone pours’occuper de traductions en espagnol et en catalan de littĂ©rature russe [. Il] serefuse [
] pour le moment [
] Ă  participer aux Ă©vĂ©nements politiques actuels

1. Volodarsky, Stalin’s agent p. 288, et index Toukhatchevski.2. Le choix de la dĂ©faite, p. 395-401, et index Toukhatchevski.3. Sur la marotte des services de renseignements d’une alliance militaire germano-

soviétique clandestine de 1922 (Rapallo) à 1932, Le choix de la défaite, chapitre 2.

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en Espagne » 1. Allusion aux luttes qui allaient déboucher quelques mois plustard sur la fondation de la République (avril 1931).

2o Le second document, d’origine policiĂšre, postĂ©rieur Ă  l’exĂ©cution deNin, est formel sur son exploitation constante par les franquistes, notammentsur sa manipulation par l’un d’entre eux, Xifre Biera. Biera Ă©tait un organisa-teur de premier plan, avec le support militaire allemand et italien, de la stratĂ©-gie de la tension contre l’Espagne rĂ©publicaine et la France dans lesannĂ©es 1936-1939. Cette note des RG de la SĂ©curitĂ© nationale du 4 novembre1938, classĂ©e dans un dossier de « notes relatives Ă  des agents du gĂ©nĂ©ralFranco en rĂ©sidence en France, 1938, avril-octobre 1939 », et comportant deslistes nominatives prĂ©cises, rend compte des activitĂ©s de sabotage dirigĂ©escontre des installations françaises par le franquiste Xifre Biera, installĂ© Ă  Perpi-gnan, « chef rĂ©gional plus spĂ©cialement chargĂ© de la destruction des tunnels. »

Avec la complicitĂ© de Rocca, de Perpignan, de « Vidal, transitaire françaisau Perthus, chef de section de l’Action française », et du « consul d’Italie Ă Port-Vendre », Biera, responsable des renseignements obtenus via « desemployĂ©s des autocars français » de Perpignan (assurant le service routier entrePerpignan et Figueras), et remis au Perthus « entre employĂ©s français et espa-gnols », a permis d’organiser plusieurs bombardements : il « aurait fait sauteren partie le pont de Culera, prĂšs de GĂ©rone », et une poudriĂšre prĂšs de Font-Romeu, en mai 1938, « c’est-Ă -dire un mois avant celui d’Ax-les-Thermes ».Biera, qui « aurait Ă  son domicile des documents trĂšs importants au sujet de laDĂ©fense nationale [française,
] manƓuvrait auparavant le chef connu duPOUM » 2 – c’est-Ă -dire Nin.

Ce passage, soulignĂ© par moi, confirme la note militaire de 1930 : NinĂ©tait, depuis la fin des annĂ©es 1920 au minimum, au service de la police espa-gnole, et, aprĂšs le putsch, il se mit Ă  celui des putschistes franquistes. Sa posi-tion « ultrarĂ©volutionnaire » de combat contre le « gouvernement bourgeois » etson appel constant Ă  le renverser d’urgence, au bĂ©nĂ©fice des « rĂ©volution-naires », en pleine offensive militaire germano-italienne, semblait politiquementabsurde et irresponsable. Elle ne l’était pas : elle relevait de la pure et simpleprovocation policiĂšre et de ce qui a, depuis l’automne 1936 de la guerred’Espagne, pris le nom de « CinquiĂšme Colonne ». On est Ă  mille lieues de ladĂ©chirante fiche « libertaire » anglophone de Nin, de ton aussi violent que le« dossier » de la Raison dans l’exaltation du supposĂ© martyr de l’impitoyableNKVD, mais qui ne dissimule pas les rapports rĂ©guliers entre Nin et Trotski 3.

On ajoutera au dossier archivistique policier français, factuel sur la naturede ces provocations, le tĂ©moignage allusif prĂ©cieux de Reichenau : le frontespagnol avait donnĂ© au « service de renseignements » des assaillants l’atout

1. Note 6010 S.C.R. 2/11, confidentiel, 6 novembre 1930, Europe URSS 1918-1940, vol. 1265, dossier gĂ©nĂ©ral, propagande communiste Ă  l’étranger, 1930-1931,MAE.

2. Note sans référence des RG de la Sécurité nationale, Paris, du 4 novembre 1938,F7, vol. 14722, AN, souligné par moi.

3. https://en.wikipedia.org/wiki/Andreu_Nin_P%C3%A9rez

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dĂ©cisif de la CinquiĂšme Colonne. Reichenau n’usait pas du terme mais,observait-il, « les frontiĂšres sont, en beaucoup d’endroits, un centre de travailexcellent pour recevoir les renseignements et les transmettre. Il est plus faciled’introduire des Espagnols en territoire ennemi que d’envoyer des Allemands Ă  l’étran-ger. Nous avons pu travailler systĂ©matiquement Ă  augmenter nos connaissancesen ce qui concerne l’estimation des inventions de l’adversaire, le dĂ©veloppe-ment des moyens d’observation et le perfectionnement des mĂ©thodes de trans-mission des renseignements » 1. Le camp franquiste avait donc « introdui[t] desEspagnols en territoire ennemi » 

Il serait bon enfin de ne pas faire flĂšche de tout bois contre un StalinediabolisĂ© Ă  tout propos, et d’éviter des arguments d’aussi Ă©clatante mauvaisefoi que le suivant : « quand, Ă  la fin de la guerre civile, advint le Pacte germano-soviĂ©tique [soulignĂ© dans le texte], Staline se dĂ©sengagea de l’Espagne pourcomplaire Ă  son nouveau complice Hitler ».

Quand on postule – conformĂ©ment au discours politique, propagandiste etmĂȘme « historique » qui fait consensus de la gauche anticommuniste Ă  la droiteextrĂȘme –, que Staline et Hitler nouĂšrent une parfaite idylle entre le 23 aoĂ»t1939, date dudit pacte de non-agression germano-soviĂ©tique, et l’opĂ©rationBarbarossa du 22 juin 1941, date de l’invasion de l’URSS par le Reich, et que,novation en l’occurrence, cette « alliance » contre-nature aggrava le sort funestedes rĂ©publicains espagnols vaincus, il convient de vĂ©rifier la chronologie Ă©lĂ©men-taire. La dĂ©faite des RĂ©publicains espagnols – dĂ©libĂ©rĂ©ment sacrifiĂ©s, non parl’URSS, mais par la France, l’Angleterre et les États-Unis, Ă  leurs relations« apaisĂ©es » avec le Reich et l’Italie assaillants – fut dĂ©finitivement acquise entrela chute de Barcelone (26 janvier 1939) et l’entrĂ©e des troupes franquistes dansMadrid (26 mars 1939). Comment peut-on donc sĂ©rieusement imputer au« pacte germano-soviĂ©tique », qui n’est d’ailleurs pas le sujet traitĂ© 2, l’abandonpar l’URSS de la partie espagnole ?

Je ne vois en l’espĂšce d’autre explication que l’antipathie aveugle contre les« staliniens », qui envahit le dossier de juin 2021 de La Raison et nuit grande-ment au respect de la mĂ©thodologie historique. Un tel comportement, dĂ©sormaishĂ©gĂ©monique sinon unanime en France, empĂȘche toute discussion sur la vĂ©ri-table nature de la guerre d’Espagne, qui ne fut pas une guerre entre « rĂ©volu-tionnaires » espagnols et « traĂźtres » Ă©trangers ou vernaculaires.

1. Rapport Reichenau, déjà cité, F7, vol. 14722, AN.2. Pacte de non-agression germano-soviétique traité via les archives, Le Choix de la

dĂ©faite, passim sur la dĂ©cennie 1930 et chapitre 10 sur l’étape finale, et De Munich Ă Vichy, Armand Colin, 2008, chapitre 4.

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