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A QUI LA PALME ? DEUX LECTURES D’UN TEXTE DE LAUTRÉAMONT
by
KENNETH D. WIDGREN
(Under the Direction of Timothy Raser)
ABSTRACT
Literary theory is a tool, a guide for the interpretation of a text, but often poses more
questions than it resolves. The theorist Roland Barthes provides one model, a “top-down”
approach to literary analysis. While effective, such an approach is not without weaknesses.
Michael Riffaterre uses an opposite approach, looking not only for the development of the key
ideas in a text, but how those main ideas are generated, and thus can be used to fill in the holes
left by Barthes. Les Chants de Maldoror by Lautréamont serves as a jump-off point for a
comparison of these two theorists. In the end, Riffaterre’s more “objective” viewpoint provides
a better path to understanding Lautréamont’s enigmatic text.
INDEX WORDS: Lautréamont, Barthes, Riffaterre, analyse textuelle, sémiotique
A QUI LA PALME ? DEUX LECTURES D’UN TEXTE DE LAUTRÉAMONT
by
KENNETH D. WIDGREN
B.A., Georgia State University, 1998
A Thesis Submitted to the Graduate Faculty of The University of Georgia in Partial Fulfillment
of the Requirements for the Degree
MASTER OF ARTS
ATHENS, GEORGIA
2005
A QUI LA PALME ? DEUX LECTURES D’UN TEXTE DE LAUTRÉAMONT
by
KENNETH D. WIDGREN
Major Professor: Timothy Raser
Committee: Catherine Jones Nina Hellerstein
Electronic Version Approved: Maureen Grasso Dean of the Graduate School The University of Georgia August 2005
iv
DEDICATION
This is dedicated to my father, Kenneth Michael Widgren, who wanted me to major in
anything other than foreign language. I wish you could’ve been here to see this, but don’t worry,
I’ll bring a copy with me when we meet back up later.
v
ACKNOWLEDGEMENTS
Thanks to all my committee members for their guidance and suggestions, especially to
Dr. Timothy Raser. You and I both get from A to B, though admittedly by a rather circuitous
path, which is, I think, one reason we work well together!
vi
TABLE DE MATIERES
Page
ACKNOWLEDGEMENTS.............................................................................................................v
CHAPITRE
1 INTRODUCTION .........................................................................................................1
2 M/D, OU VERS UNE SÉMIOTIQUE ..........................................................................8
3 CONCLUSION............................................................................................................35
BIBLIOGRAPHIE.........................................................................................................................37
ANNEXE .......................................................................................................................................38
1
CHAPITRE 1
INTRODUCTION
L’analyse littéraire est une tentative de dire l’indicible non-dit, de faire parler un texte, de
rendre une voix à ce qui est muet. Nous n’avons devant nous que le produit final, un produit qui
n’est d’ailleurs que le résultat d’un long processus. Le texte littéraire est une machine à
véhiculer du sens, des messages et tout comme n’importe quelle autre machine, il faut qu’elle ait
une structure, qu’elle soit psychologique, sémantique, ce que vous voulez. Ce n’est pas autant la
sorte de structure qui compte, mais le fait qu’il en y a. En fait, le texte littéraire ne saurait
s’empêcher de produire du sens ; c’est sa raison d’être. Alors, faire l’exégèse d’un texte, c’est
trouver les frontières qui le retiennent, c’est trouver les supports de sa cohérence et de sa
stabilité, les colonnes de sa signification.
Blanchot a affirmé que « la parole critique, sans durée, sans réalité, voudrait se dissiper
devant l’affirmation créatrice : ce n’est jamais elle qui parle, lorsqu’elle parle ; elle n’est
rien…mais ce rien est précisément ce en quoi l’œuvre, la silencieuse, l’invisible se laisse être ce
qu’elle est : éclat et parole » (11-12). Mais ce rien est un rien extraordinaire, et l’analyse
littéraire ne doit pas de toute façon s’effacer devant le texte dont elle tente l’exégèse ; elle s’y
impose plutôt. Elle vient de l’extérieur pour chercher, ironiquement, ce qui est l’intérieur du
texte en question, ce qui est caché derrière les superficies du texte. D’un côté, l’analyse est une
tentative de trouver la signifiance des scènes et de l’action du texte. On parle de symboles,
d’allégories, et de thèmes et de motifs. On parle du caractère du personnage principal, du
protagoniste et de l’antagoniste. Je ne nie pas que ce sont des outils parmi d’autres qui peuvent
2
mener à une interprétation plus profonde du texte en question. Mais il ne faut surtout pas oublier
qu’un texte est un phénomène linguistique, qu’il ne peut se créer qu’avec des mots ; le texte
littéraire est un acte de parole, c’est l’instanciation du langage dans le sens saussurien. Tout texte
est la culmination de choix linguistiques ; c’est le mot devenu corps, le concret qui correspond à
l’abstrait qui est le langage. Sans mots, pas de personnage, pas d’allégorie, pas de texte du tout.
Il semble donc logique que toute interprétation de tout texte doive partir des mots. Il faut établir
les liens entre les mots afin de voir comment ils s’engendrent et se propagent à travers le texte.
Pour être plus précis, il est nécessaire aussi que l’on tienne toujours compte de ce que Michael
Riffaterre appelle l’unicité de l’oeuvre (8). Chaque texte se distingue d’un autre par cette
unicité, exactement comme chaque énoncé se distingue d’un autre ; en empruntant la sentence de
Héraclite, on peut dire que l’on ne peut jamais dire la même phrase deux fois. Par exemple,
l’intonation change, même imperceptiblement. C’est plus ou moins la même chose avec un
texte ; on peut écrire les mêmes mots, mais ce n’est pas le même texte, parce que la perception
de ce texte va changer chaque fois que le lecteur s’en approche. En y appliquant des
généralisations (et des interprétations généralisantes) on risque souvent de ne pas apercevoir
cette unicité dont parle Riffaterre.
Souvent négligé au profit de ses contemporains, Isidore Ducasse, « le Comte de
Lautréamont», semble souvent renier toute tentative d’explication de son œuvre Les Chants de
Maldoror. Trop souvent, on a recours à trois voies différentes pour considérer le texte, chacune
pire que le précédent. Premièrement, on se contente parfois de dire que le seul but de
Lautréamont était de choquer, de frapper le lecteur avec des images apparemment inexplicables.
Confronté avec des images de pourceaux vomissant, de poux rongeant le corps du narrateur, le
lecteur croit avoir affaire au produit d’un malade mental («C’est un vrai fou , hélas ! Un vrai fou
3
qui sent sa folie » (Bloy, in Philip 27)) ; mais il arrive à cette conclusion sans essayer de trouver
la logique, la structure derrière ses images. Nous trouvons cette remarque de de Jonge à propos
du problème de lecture de Lautréamont :
If we read Lautréamont as we would a poet of the nineteenth century,
the result is chaos ; a world of absurd and meaningless violence,
undiciplined lyricism and the occasional anticipation of surrealism.
But what appear, at first, to be the ravings of a deranged mind, look
very different if we use our reason, not our prejudices, to read
Lautréamont. (144)
Mais pour bien des lecteurs, c’est cette même violence, cette incompréhensibilité
indisciplinée des images qui se met comme obstacle à l’interprétation. L’ambiguïté du texte
nargue, leur semble-t-il, l’analyse profonde. Même Michael Riffaterre admet « however
divergent, [most] interpretations agree that what characterizes Lautréamont’s verbal behavior is
exaggeration ; in everything he writes he goes too far, seeking either to parody or to shock » (in
Harari 404, je souligne). Mais en fin de compte il s’agit toujours d’un processus verbal, d’une
création linguistique. Le problème qui se pose aux lecteurs est que Lautréamont semble violer
les règles de ce à quoi nous nous attendons du langage et du mot. Il fait une sorte de
prestidigitation linguistique. Nous pensons comme êtres humains en général en termes binaires :
la porte est fermée ou ouverte, sans autre possibilité. Si l’on faisait un sondage dans lequel on
demandait à quelqu’un de terminer cette phrase : « l’amour est comme une… », sans doute
trouverait-on la vaste majorité qui diraient « rose. » Ce sont ces idées reçues qui informent la
manière dont nous apercevons ce que nous voyons et lisons. Mais Lautréamont lance un défi au
lecteur dans ce sens. Pourquoi l’amour est-il comme une rose ? Pourquoi cette image arbitraire
4
devient-elle associée à l’amour ? Prenons, par exemple, de l’œuvre lautréamontienne la série
« beau comme » et le célèbre exemple frappant de « beau comme…la rencontre fortuite sur une
table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » (234). Ses images semblent
renier à la logique afin de montrer qu’en fait, il n’y en a pas. Le lecteur abandonne donc toute
tentative de trouver la signification (et la signifiance) en se disant qu’il ne vaut pas la peine d’en
chercher. Cette attitude est un peu réhabilitée par les surréalistes, qui voyaient en Lautréamont
un précurseur, sinon même un prophète. Mais il faut aussi indiquer que ces louanges faites par
les surréalistes ont peut-être trop influencé l’appréciation de Lautréamont après. Haes l’explique
de cette façon : « Il plane…une équivoque sur les explications de l’œuvre, puisque celles-ci
partent toujours d’un a priori favorable ou défavorable ; on crie au génie ou l’on accuse l’auteur
de mystification » (147). Le mot « équivoque » paraît aussi dans l’appréciation de Pierssens
quand il dit que Les Chants de Maldoror sont soumis à « tous les irrationalismes…insensibles
aux complexités du projet et aux arcanes de sa réalisation suspendue » (12-13). Il s’agit dans ce
cas d’un problème méthodologique, puisqu’on tâche de lire le texte à un niveau littéral, et on est
victime du « fallacy of reference » de Riffaterre. On considère comme donné que Lautréamont a
juxtaposé ses images pour choquer par leur incohérence, il se contredit exprès pour mystifier le
lecteur. Mervyn est « beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces » (234), ce qui
veut dire qu’il n’est pas en fait beau. Il faut bien sûr plonger plus loin, plus profondément pour
en trouver la logique, le système sémiotique.
Deuxièmement, en se contentant d’un éloge superficiel, on vante souvent, comme
l’auteur anonyme d’un article dans la revue La Jeunesse, paru après la première édition des
Chants, « l’emphase hyperbolique du style, l’étrangeté sauvage, la vigueur désespérée d’idée »
de l’œuvre (Philip 12), mais on ne tente pas d’en déceler la logique cachée là-dessous. L’auteur
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continue à critiquer le livre pour « ses défauts, qui sont nombreux, l’incorrection du style, la
confusion des tableaux » mais en même temps louant « son originalité peu commune » (13). Si
pourtant on se sert d’un œil plus perceptif, on verra que cette « étrangeté » n’est en fait
qu’illusion, un procédé littéraire produit par une structure tout à fait explicable. En pédagogie,
on parle des « garden path sentences. » Chaque fois que nous lisons (ou même entendons) une
phrase, nous avons toujours des attentes qui sont ou ne sont pas remplis. L’exemple classique
(en anglais) évolue de cette façon :
The article défini ; on s’attend à ce qu’un nom suive.
old adjectif ; donc, il faut réinterpréter, mais on attend toujours un nom
man nom, comme attendu
the article défini, imprévu ; on sait maintenant que « man » est verbe
boats nom, comme d’habitude après l’article.
Dans cette séquence, alors, il fallait reconsidérer chaque mot quant à ce qui l’a précédé et l’a
suivi. C’est le travail linguistique de tout locuteur chaque fois qu’il entend un énoncé, et c’est la
seule façon de comprendre chaque nouvel énoncé. Le processus est exactement le même quand
on lit ; tout mot informe tout autre mot. L’écrit de Lautréamont peut se qualifier comme une
sorte de « garden path writing, » dans ce même sens. Chaque épisode, chaque phrase, même
chaque mot nécessite une opération de ré-interprétation constante, et c’est une raison pourquoi
tant de lecteurs hésitent à se lancer dans les profondeurs de ce texte que Léon Bloy traite d’un
« monstre [qui] ressemble à quelque effroyable polymorphe sous-marin qu’une tempête
surprenante aurait lancé sur le rivage, après avoir saboulé le fond de l’ocean » (in Philip, 19).
Troisièmement (ce qui n’est pas, d’ailleurs, un problème qui se limite à Lautréamont) on
essaie de trouver des liens indiscutables entre le texte et la vie de l’auteur pour expliquer les
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prétendues bizarreries qu’ils trouvent dans le texte. Il est vrai que souvent les connaissances
biographiques d’un auteur peuvent nous aider à comprendre un texte, elles y jettent une lumière
de plus qui fait ressortir peut-être des détails couverts d’ombre. Pourtant, cette approche
biographique devient problématique quand elle devient trop précise. Trop souvent, on nie toute
autre explication en faveur de la biographie. Une fausse historicité se crée alors. Par exemple, il
faut que Charles Bovary soit médecin puisque le père de Flaubert était médecin. Dans Les
Chants de Maldoror, l’hymne à l’océan du premier chant doit faire allusion à la traversée qu’a
faite Lautréamont de l’Atlantique. Mais ce qui est même pire est qu’il est nécessaire parfois
d’inventer des faits historiques : la biographie dans ce cas n’informe pas le texte, mais le texte
informe la biographie, le résultat explique le processus. Il s’ensuit souvent un processus de
logique circulaire. Dès que l’on a pris comme certain que tel ou tel détail se réfère, sans
hésitation, à tel ou tel indice biographique, on commence à se servir de ce détail comme
explication de l’écrit. En suivant ce mode de penser, Charles Bovary est médecin parce que le
père de Flaubert était médecin, mais le contraire est aussi valable : le fait que Charles Bovary est
médecin expliquerait le fait que le père de Flaubert était médecin. Si, pendant la première
lecture, on prend comme littéral ce qui n’est que figuratif et si l’on procède en appliquant cette
littéralité au texte entier, on ne réussit qu’à annuler le sens latent, le message qui attend d’être
transmis. Le texte littéraire est bel et bien postérieur à la vie de l’auteur ; il est la création de
l’auteur, et est dépourvu de tout pouvoir créateur actif en soi. Il faut l’intervention du lecteur afin
d’activer ce qui est latent, ce qui est dormant. En plus, bien qu’elle soit toujours problématique,
cette approche historique/biographique est exceptionnellement trompeuse dans le cas de
Lautréamont, comme nous n’avons que très peu de détails sur sa vie.
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La question se pose donc, comment aborder un texte qui paraît inabordable et que des
générations de critiques ont renoncé à lire? Est-ce que la théorie littéraire peut apporter à l’étude
d’une œuvre comme Les Chants de Maldoror un aperçu plus global?
Il faut admettre, cependant, que l’un des problèmes majeurs concernant la théorie
littéraire actuelle est qu’elle agit, plus souvent que n’est vraiment rassurant, comme une force
divisante, une force qui sépare au lieu d’unir. Elle entraîne des débats, ce qui n’est pas du tout
une mauvaise chose, mais elle pousse souvent ces débats à la polémique ; chacun nie même la
possibilité qu’une approche différente puisse apporter quelque chose d’utile à un texte donné.
Mais qu’est-ce que la théorie que ce que le nom indique : une théorie, une idée, une approche
parmi bien d’autres. La théorie littéraire est un outil, une aide à comprendre un texte, et il est
peu réaliste d’envisager une théorie qui puisse tenir en compte tout ce qui se trouve dans un
texte. Dans cet essai, nous voulons essayer de montrer que l’on peut se servir de deux approches
pour interpréter un seul texte. Le texte, c’est un extrait du quatrième chant des Chants de
Maldoror par Isidore Ducasse, « le Comte de Lautréamont » (voir l’annexe). Nous invoquerons
premièrement une lecture modelée d’après S/Z de Barthes pour tracer les grandes lignes du
développement de l’extrait. Ensuite, nous allons passer à une lecture en quelque sorte
« riffaterrienne », en suivant les idées de Michael Riffaterre pour tenter une lecture bien plus
détaillée et précise. En comparant les deux analyses, on verra que chacune a ses avantages et ses
inconvénients, mais que toutes les deux sont utiles.
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CHAPITRE 2
M/D, OU VERS UNE SÉMIOTIQUE
Même s’il faut admettre que la lecture qui suit est un pastiche de S/Z de Barthes, c’est une
lecture qui s’imposerait de la « méthode » de Barthes, s’il en avait fait une. C’est une lecture
totale du texte choisi ; chaque mot y trouve son explication et son commentaire. Tout
commentaire digne de ce nom se veut totalisant, c’est-à-dire, 1o, qu’il explique tous (ou presque
tous) les éléments du texte lu, 2o, qu’il requiert pour cela l’assentiment de tous ceux qui s’y
réfèrent, et 3o, que cet assentiment est exclusif. Cette lecture se soumet à un système de codes,
codes imposés par le texte lui-même, et en partant de ces codes et ces commentaires, on peut
arriver à une interprétation générale de l’extrait, un aperçu global de la structure sous le texte.
Nous nous trouvons en face d’une expérience en quelque sorte scientifique ; nous avons le
processus qu’a suivi Barthes, nous avons les données et les résultats. Alors, comme toute autre
expérience, il faut les soumettre à une autre épreuve afin d’en trouver l’utilité et la valeur. En
appliquant cette méthode analytique à un texte tel que Les Chants de Maldoror, nous pourrons
vérifier l’universalité de son approche, car pour qu’une approche soit valable, elle doit se
montrer superposable à n’importe quel texte. En plus, il existe une autre dimension de contrôle
ici. Dans S/Z il s’agit du texte Sarrasine de Balzac, un texte narratif ; notre extrait est cependant
le complément, le verso de la feuille. Nous revenons encore une fois à la distinction entre récit
et description, comme l’extrait des Chants est avant tout un texte descriptif, un autoportrait.
Toujours est-il que la description se sert des mêmes structures que la narration, alors il semble
raisonnable que l’on puisse y imposer les mêmes critères d’interprétation.
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Barthes, comme tout autre structuraliste, cherche les fondements, les éléments de base du
texte littéraire, et dans S/Z il emploie cinq catégories, ou codes, pour décrire la structure de
Sarrasine : herméneutique, sémantique, proaïrétique, culturel, et symbolique. Le code est une
manière d’interpréter le texte, c’est un point de vue spécifique par rapport à ce que dit (écrit)
l’auteur. Pour lui, ces catégories préexistent au texte ; elles flottent dans l’abstrait, tant que dans
l’esprit du lecteur. Elles n’émanent pas du texte, mais y sont imposées. Barthes fait sa lecture,
pour ainsi dire, du haut en bas. Il a déjà dans l’esprit les codes, les critères d’interprétation.
Son approche tient compte toujours du lecteur, comme il envisage le lecteur presque de la
même façon qu’il envisage le texte. « Ce ‘moi’ qui s’approche du texte est déjà lui-même une
pluralité d’autres textes, de codes infinis, ou plus exactement : perdus (dont l’origine se perd) »
dit-il (561). Il faut se poser alors la question, est-ce qu’il peut être objectif ? Ou est-ce que toute
lecture, toute tentative d’interprétation est en soi indéniablement subjective ? Le pastiche qui
suit donnera des réponses, et on verra que son approche peut s’imposer à n’importe quel texte,
même un texte descriptif.
(1) Je suis sale. Ces mots simples introduisent tout l’extrait, qui est, d’ailleurs, un
autoportrait. Donc, la constatation je suis sale nous fournit dès le début un point de départ pour
l’interprétation du passage. Ce point de vue de la première personne aide à établir une modalité
omniprésente dans l’extrait, qui sera marquée comme MOD. chaque fois que nous le rencontrons
(code modalisant). Comment sommes-nous contraints alors à suivre ou interpréter le texte ?
Déjà la modalisation de l’extrait, du message, jette un doute sur le message ; faut-il donc le
prendre avec un grain de sel ? ● En plus, le sème [saleté] va revenir de manière obsédante dans
le texte, alors, nous allons marquer par SEM. chaque sème qui est à relier à celui de [saleté] aussi
bien qu’indiquer les autres sèmes qui font partie intégrale de ce texte (code sémantique).
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(2) Les poux me rongent. Les poux s’emploient très souvent comme indice (ou bien
symptôme) de la saleté et alors ils apparaissent logiquement ici. SEM. [saleté]. Le verbe ronger
est aussi important parce qu’ici se trouvent d’autres sèmes qui vont jouer un rôle principal dans
la suite du texte, notamment, ceux de [destruction], [lenteur], et même [animalité] (trouvé bien
sur dans poux).
(3) Les pourceaux, quand ils me regardent, vomissent. Les pourceaux, SEM.
[animalité] et [saleté]. Le verbe vomissent est aussi à lier à un sème particulier, celui de
[maladie], qui peut être un conséquent de la saleté, donc associé sémantiquement dans le texte.
Il y a cependant dans cette image de pourceaux vomissant un autre point d’intérêt : nous nous
trouvons ici devant le troisième code qu’il faut mentionner, celui de l’humour noir du passage, ce
qui sera marqué par HUM. (code humoristique). Cet humour est une manière d’atténuer
l’horreur du portrait et marque aussi l’ironie et l’altérité du passage.
(4) Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte de pus
jaunâtre. Je ne connais pas l’eau des fleuves, ni la rosée des nuages. SEM. La première
phrase ici montre bien sûr le sème de [maladie], mais aussi y apparaît encore une fois le sème de
[lenteur], comme il faut du temps pour que les croûtes et les escarres se forment, la lèpre aussi
étant une maladie d’une assez longue durée, et enfin le pus étant un indice aussi de la maladie.
Dans le mot écaillé, il y a un sème de [animalité]. La deuxième phrase est aussi associée avec
[saleté] parce que l’eau des fleuves et la rosée des nuages sont des symboles de « propreté » ou
« fraîcheur », mais ici sont neutralisées (ou même annulées) par je ne connais pas.
(5) Sur ma nuque, comme sur un fumier, pousse un énorme champignon, aux
pédoncules ombellifères. Assis sur un meuble informe, je n’ai pas bougé mes membres
depuis quatre siècles. HUM. Sur un fumier est à associer à pourceaux, comme la comparaison
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de la nuque à un fumier semble assez bizarre et contribue à l’humour du passage en général. ●
SEM. Champignon, qui fait partie du système [végétal], ici peut s’attacher aussi au sème de
[maladie] parce qu’il est ici métaphore (par ressemblance de forme) pour goitre. Assis, je n’ai
pas bougé, et quatre siècles [lenteur] mais étendu même plus loin dans le domaine de
[immobilité], lié aussi à l’exagération, l’hyperbole, donc indicateur du système humoristique.
(6) Mes pieds ont pris racine dans le sol et composent, jusqu’à mon ventre, une
sorte de végétation vivace, remplie d’ignobles parasites, qui ne dérive pas encore de la
plante, et qui n’est plus de la chair. Cependant mon cœur bat. MOD. Notons bien que le
narrateur nous précise une sorte de végétation, qui ne dérive pas encore de la plante, et qui n’est
plus de la chair, tous ces trois énoncés montrant la subjectivité du narrateur, donc, la
modalisation du texte. Cependant y joue un rôle aussi. ● SEM. Racine [immobilité]. Parasites
[animalité] mais en même temps, comme les poux, aussi [saleté], en étant indicatif. Même le
mot cependant recèle un sème qu’il faut mentionner. Comme cette phrase forme un contraste
avec ce qui la précède, il semble y avoir une trace perceptible d’une résignation et une volonté de
continuer à vivre, à lutter (même pacifiquement) contre sa situation, donc, nouveau sème à
introduire, [résignation].
(7) Mais comment battrait-il, si la pourriture et les exhalaisons de mon cadavre (je
n’ose pas dire corps) ne le nourrissaient abondamment ? MOD. Comment battrait-il montre
encore une fois la subjectivité du narrateur, une pensée, une réflexion sur ses propres
circonstances. ● SEM. Pourriture et même exhalaisons (dans le sens de la «dernière
exhalaison») figurent dans le code sémantique de [saleté], mais plus loin, dans le domaine de la
mort, la «saleté extrême», le résultat final de cette saleté. ● HUM. Par oxymore, le verbe
nourrir prend ici un sens humoristique à cause du fait que c’est la pourriture, le contraire total de
12
la vie, le manque de vie, qui vient signifier la «nourriture,» ce qui donne de la vie et permet au
cœur de battre. On doit mettre cette pourriture en rapport avec le champignon qui pousse sur le
fumier, les champignons qui trouvent leur «nourriture» dans la matière organique décomposant
(le fumier) (Durand-Dessert, 666).
(8) Sous mon aisselle gauche, une famille de crapauds a pris résidence, et, quand
l’un d’eux remue, il me fait des chatouilles. SEM. Crapauds [animalité] et aussi avatar de
[saleté] et même, par association classique, [mal] ● HUM. Il me fait des chatouilles, image
d’humour noir en raison de la juxtaposition des crapauds, objets souvent du dégoût aux
chatouilles, souvenir d’enfance, expression d’intimité et de joie. Mais en même temps, cette
image se transfère facilement à un autre code qu’il faut déceler maintenant. Cette intimité
implicite dans chatouilles indique aussi une sorte d’érotisme, pervertie ici par son contexte (code
érotique, ERO.).
(9) Prenez garde qu’il ne s’en échappe un, et ne vienne gratter, avec sa bouche, le
dedans de votre oreille : il serait ensuite capable d’entrer dans votre cerveau. HUM.
L’adresse au lecteur ici, en fait un avertissement du danger des crapauds, participe à ce code
humoristique de la même façon que pourriture, c’est-à-dire, c’est un humour basé sur un
oxymore. La contagion possible ici (à cause du contact si peu que ce soit entre le lecteur et le
narrateur) est en quelque sorte neutralisée par l’image d’un crapaud entrant dans le cerveau du
lecteur par la porte de l’oreille, physiquement impossible d’un point de vue littéral. ● ERO.
Tout comme avec chatouilles de la phrase précédente, nous avons affaire ici à une image quasi-
érotique : l’amant qui «susurre des mots doux dans l’oreille» est remplacé par le crapaud, qui,
notons-le, ne susurre pas, mais qui gratte : l’intimité supplantée par la violence.
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(10) Sous mon aisselle droite, il y a un caméléon qui leur fait une chasse perpétuelle,
afin de ne pas mourir de faim: il faut que chacun vive. Mais, quand un parti déjoue
complètement les ruses de l’autre, ils ne trouvent rien de mieux que de ne pas se gêner, et
sucent la graisse délicate qui couvre mes côtes : j’y suis habitué. MOD. Il faut que chacun
vive, parce que c’est un jugement subjectif, aussi bien que il ne trouvent rien de mieux. ● HUM.
Semblable à des personnages d’une bande dessiné, les deux ennemis (les crapauds et le
caméléon) unissent leurs forces pour combattre le narrateur. ● SEM. Caméléon [animalité]. Il
existe des sèmes de [lutte] : chasse (modifié par perpétuelle qui recouvre le sème de [lenteur] ou
[durée indéterminée]), déjoue les ruses (qui implique la lutte mutuelle ; notons que le texte laisse
dans les ombres l’identification du vainqueur et vaincu «quand un parti déjoue les ruses de
l’autre»). Enfin, à la base de j’y suis habitué, on trouve le sème mentionné plus haut de
[résignation].
(11) Une vipère méchante a dévoré ma verge et a pris sa place : elle m’a rendu
eunuque, cette infâme. HUM. L’intérêt scatologique de verge. ● ERO. Un érotisme qui
coexiste avec l’humour, dans l’image d’un acte sexuel poussée bien trop loin, pour devenir un
acte émasculant qui engendre le mot eunuque, l’intimité de nouveau transformée en violence
extrême. ● SEM. Vipère [animalité] + (par ressemblance) [sexualité].
(12) Oh ! si j’avais pu me défendre avec mes bras paralysés ; mais je crois plutôt
qu’ils se sont changés en bûches. Quoi qu’il en soit, il importe de constater que le sang ne
vient plus y promener sa rougeur. MOD. L’interjection Oh ! et le plus-que-parfait
de «l’irréel» montrent la subjectivité du narrateur, aussi bien que mais je crois et quoi qu’il en
soit. ● SEM. Bras paralysés qui montre explicitement [maladie]. En plus, le fait que le sang ne
circule plus fait partie de ce système.
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(13) Deux petits hérissons, qui ne croissent plus, ont jeté à un chien, qui n’a pas
refusé, l’intérieur de mes testicules : l’épiderme, soigneusement lavé, ils ont logé dedans.
L’anus a été intercepté par un crabe ; encouragé par mon inertie, il garde l’entrée avec ses
pinces, et me fait beaucoup de mal ! HUM. Encore une fois, l’intérêt scatologique du mot
testicules et de l’anus. En outre, même soigneusement lavé forme un élément de cet humour :
les animaux l’ont trouvé nécessaire de laver l’épiderme (quand toute cette partie de l’extrait se
base sur un sème principal de [saleté]) avant de s’y installer. Il y a un rapport ici avec «les
pourceaux qui vomissent» de la troisième phrase du passage, une sorte de dégoût suscité par la
saleté du narrateur. Le crabe même, avec ses pinces qui fonctionnent comme remplaçant du
sphincter, est à noter parce que c’est lui, et seulement lui, que le narrateur spécifie comme étant
pénible. ● MOD. Me fait beaucoup de mal ● SEM. Hérissons, chien, crabe [animalité]. Inertie
[résignation].
(14) Deux méduses ont franchi les mers, immédiatement alléchées par un espoir
qui ne fut pas trompé. Elles ont regardé avec attention les deux parties charnues qui
forment le derrière humain, et, se cramponnant à leur galbe convexe, elles les ont tellement
écrasées par une pression constante, que les deux morceaux de chair ont disparu, tandis
qu’il est resté deux monstres, sortis du royaume de la viscosité, égaux par la couleur, la
forme, et la férocité. ERO. Erotisme qui se montrent dans les mots alléchées (dans le sens de
«séduites»), l’adjectif charnues (que l’on pense à l’usage très commun de l’adjectif en lèvres
charnues), et galbe (pour décrire un corps bien galbé). Mais exactement semblable à ce qui
précède, l’érotisme ici est atténué par la destruction qu’il entraîne. ● HUM. Basé comme
partout dans le portrait, sur l’effet d’oxymore. Les méduses qui seraient mortes en sortant de
l’eau, mais qui par ressemblance, peuvent remplacer les fesses. Les méduses deviennent
15
anthropomorphisées aussi par la présence du mot espoir, comme si le seul souhait qu’elles
avaient était de faire partie de son corps, de détruire ses fesses. ● SEM. Méduses [animalité].
Ecrasées par une pression constante [destruction + lenteur].
(15) Ne parlez pas de ma colonne vertébrale, puisque c’est un glaive. Oui, oui…je
n’y faisais pas attention…votre demande est juste. Vous désirez savoir, n’est-ce pas,
comment il se trouve implanté verticalement dans mes reins ? MOD. N’est-ce pas. ● SEM.
Glaive [destruction] et aussi [violence]. Implanté dans mes reins [maladie] + [permanence]. ●
HUM. Bien qu’elle soit inattendue, l’adresse au lecteur ici appartient au code humoristique
parce qu’elle révèle une insouciance exagérée. Elle est totalement subsumée par ce code
humoristique, et ainsi n’a pas assez de force pour constituer à elle seule un nouveau code.
I. L’autoportrait d’un mort vivant
Jusqu’ici dans le passage nous nous trouvons bel et bien dans un autoportrait dont
l’horreur saute aux yeux, même si quelque fois elle est atténuée par l’humour noir. Face à un
être qui n’est plus humain, qui n’est pas encore une plante, qui n’est vraiment pas mort mais qui
continue de se nourrir de la pourriture et de la mort, qu’est-ce que nous devons en penser ? En
fait la violence et l’animalité du portrait montrent une tendance forte vers un masochisme
textuel. Le narrateur Maldoror, qui chante les louanges du mal dans l’œuvre, de la beauté qu’on
y trouve, tourne sa propre conception du mal contre lui-même : il devient une sorte de
représentant du mal. Le portrait s’achève ici, et nous partons de l’extérieur à l’intérieur pour le
reste, d’un portrait physique à un portrait psychologique. Nous allons voir aussi que ce passage
de l’extérieur à l’intérieur, du domaine « public » au domaine « privé » entraînera aussi une
intimité entre le lecteur et le narrateur : les adresses vont se convertir de « vous » en « tu ». Une
complicité s’établira, en nous rapprochant du texte, et par là, du lecteur.
16
(16) Moi-même, je ne me le rappelle pas très clairement ; cependant, si je me décide
à prendre pour un souvenir ce qui n’est peut-être qu’un rêve, sachez que l’homme, quand
il a su que j’avais fait vœu de vivre avec la maladie et l’immobilité jusqu’à ce que j’eusse
vaincu le Créateur, marcha, derrière moi, sur la pointe des pieds, mais, non pas si
doucement, que je ne l’entendisse. MOD. Clairement, cependant, je me décide, peut-être, si
doucement tous montrent la subjectivité du narrateur, qu’il juge de sa propre situation. En plus,
il flotte de l’ambiguïté parce que les deux choix qui se présentent au narrateur sont « souvenir »
ou « rêve », ni l’un ni l’autre la réalité, comme tous les deux peuvent être trompeurs. ● SEM. De
nouveau on voit le sème de [résignation] dans l’énoncé si je me décide. En plus, il est présent
aussi dans jusqu’à ce que j’eusse vaincu, qui fait partie aussi du système de [lutte].
(17) Je ne perçus plus rien, pendant un instant qui ne fut pas long. Ce poignard
aigu s’enfonça, jusqu’au manche, entre les deux épaules du taureau des fêtes, et son
ossature frissonna, comme un tremblement de terre. MOD. Ne…plus, et pendant. ● SEM.
Taureau [animalité], mais il y a une transition ici entre les animaux qui habitent le corps du
narrateur dans la première partie du texte et le taureau qu’est devenu maintenant le narrateur. Il
est l’animal, mais au lieu d’être le destructeur, l’élément actif (comme le sont les animaux
précédents), il est la victime, l’élément passif qui est détruit. Donc bien qu’il fasse maintenant
partie du monde animal, il est quand même toujours celui qui souffre. S’enfonça [violence]. Il
faut pourtant remarquer que le narrateur n’est pas n’importe quelle sorte de taureau, mais il est
un taureau des fêtes ; que l’on pense à la sacrifice des taureaux en Grèce ancienne pour célébrer
les rites des dieux ou plus proche de nous, aux courses du taureau en Espagne pour les fêtes de
quelques saints (le patron de Madrid, par exemple). Il s’y ajoute alors un sème de [religiosité].
17
(18) La lame adhère si fortement au corps, que personne, jusqu’ici, n’a pu
l’extraire. Les athlètes, les mécaniciens, les philosophes, les médecins ont essayé, tour à
tour, les moyens les plus divers. SEM. Adhère si fortement [violence] + [immobilité]. N’a pu
l’extraire et ont essayé…les moyens les plus divers, [futilité] ● MOD. Jusqu’ici, qui est
également indicatif de la durée de la souffrance ; il en montre la continuation. ● HUM. Il faut
admettre aussi qu’il existe une sorte d’humour noir dans l’image de toutes ces personnes en train
d’essayer, en vain, d’enlever le glaive du « corps » du narrateur.
(19) Ils ne savaient pas que le mal qu’a fait l’homme ne peut plus se défaire ! J’ai
pardonné à la profondeur de leur ignorance native, et je les ai salués des paupières de mes
yeux. SEM. Ne peut plus se défaire [futilité]. J’ai pardonné, je les ai salués [résignation] aussi
bien que [religiosité]. En outre, ce qu’il y a d’intéressant est que « le mal », comme sujet du
verbe pouvoir et se défaire est actif, est personnifié dans un sens, mais toujours épelé en
minuscule. ● MOD. Ne…plus.
(20) Voyageur, quand tu passeras près de moi, ne m’adresse pas, je t’en supplie, le
moindre mot de consolation ; tu affaibliras mon courage. Laisse-moi réchauffer ma
ténacité à la flamme du martyre volontaire. SEM. Ces phrases sont pleines d’instances de
[religiosité] : voyageur (dans le sens d’un pèlerin ?), supplie, consolation, et martyre. En plus,
ce dernier s’ajoute au courage [résignation] + [lutte].
(21) Va-t’en…que je ne t’inspire aucune piété. La haine est plus bizarre que tu ne
le penses ; sa conduite est inexplicable, comme l’apparence brisée d’un bâton enfoncé dans
l’eau. SEM. Piété [religiosité] Ce mot jouit d’un autre point d’intérêt, celui de mélecture ou
bien dyslexie. A première vue, on s’attend à ce que le mot « pitié » apparaisse, mais nous avons
« piété ». Cette piété est neutralisée pourtant par sa juxtaposition avec la haine. ● MOD. Plus,
18
adjectif comparatif qui dénote la subjectivité, surtout quand lié au mot bizarre, qui implique, par
définition presque, un jugement subjectif. La haine est en quelque sorte personnifiée avec
conduite, comme la haine n’a pas de comportement sauf à travers le comportement de la
personne qui la ressent.
(22) Tel que tu me vois, je puis encore faire des excursions jusqu’aux murailles du
ciel, à la tête d’une légion d’assassins, et revenir prendre cette posture, pour méditer, de
nouveau, sur les nobles projets de la vengeance. SEM. [religiosité], murailles du ciel, image
paradisiaque, les murs de l’au-delà, le royaume de Dieu. Méditer fait partie aussi de ce système
de religion, mais est coloré par l’objet, vengeance, et la présence d’une légion d’assassins, donc
[religiosité] + [lutte] + (même) [violence]. La méditation amène à un acte de révolte et non de
paix.
(23) Adieu, je ne te retarderai pas davantage ; et, pour t’instruire et te préserver,
réfléchis au sort fatal qui m’a conduit à la révolte, quand peut-être j’étais né bon ! SEM.
Adieu, [finalité]. Préserver [religiosité]. Révolte [lutte] ● MOD. Quand peut-être.
(24) Tu raconteras à ton fils ce que tu as vu ; et, le prenant par la main, fais-lui
admirer la beauté des étoiles et les merveilles de l’univers, le nid du rouge-gorge et les
temples du Seigneur. Tu seras étonné de le voir si docile aux conseils de la paternité, et tu
le récompenseras par un sourire. La dernière phrase de (23) mène logiquement le narrateur à
parler du fils du passant, pour comparer son enfance à celle du fils. Il semble qu’il existe quatre
possibilités : l’enfant est 1°, né bon et devient méchant (comme le narrateur, « peut-être »), 2° né
méchant et reste méchant, 3° né méchant mais devient bon (très peu probable dans l’œuvre de
Lautréamont) et enfin 4°, né bon et reste bon (encore moins probable). Même si ce dernier n’est
19
pas probable, quand même, il paraît qu’il existe chez le narrateur l’espoir que cela peut se
produire.
(25) Mais, quand il apprendra qu’il n’est pas observé, jette les yeux sur lui, et tu le
verras cracher sa bave sur la vertu ; il t’a trompé, celui qui est descendu de la race
humaine, mais, il ne te trompera plus : tu sauras désormais ce qu’il deviendra. Cette bonté
de l’enfant souhaitée dans (24) s’avère fausse juste après dans cette partie. Alors, parmi les
possibilités mentionnées, l’enfant qui « crache sa bave sur la vertu » va suivre le deuxième
chemin, c’est-à-dire, d’être né méchant et de rester méchant. Le père s’est trompé dans ses
espoirs, et cette déception fait partie intégrale de la vue sur le monde qu’a Lautréamont. ● SEM.
bave [saleté] une dernière fois.
(26) O père infortuné, prépare, pour accompagner les pas de ta vieillesse,
l’échafaud ineffaçable qui tranchera la tête d’un criminel précoce, et la douleur qui te
montrera le chemin qui conduit à la tombe. L’inévitabilité (« ineffaçable ») de la descente
vers la dépravation chez les êtres humains, cette fois-ci sous une forme criminelle. Mais devons-
nous voir dans précoce une allusion aux poésies de Rimbaud? Le « père infortuné » se réfère
bien sûr au passant, mais est-ce que le lecteur peut apercevoir aussi une référence au Père, en
majuscule, c’est-à-dire, Dieu ? La souffrance qui est inextricablement liée à l’existence
humaine, qui dure jusqu’à la tombe.
II. Le bâton enfoncé
Cette image invoquée par le narrateur peut s’établir comme métaphore même de la
structure de l’extrait en général. D’un certain point de vue, le narrateur est lui-même le bâton, et
nous, les observateurs, le regardons comme s’il était divisé, plongé dans l’eau de l’existence ;
nous voyons les deux parties de son caractère. Dans la première partie de l’extrait, nous voyons
20
le visible, ce qui est évident, physique, « réel » pour ainsi dire. Teinté par l’humour, ce bout du
bâton est descriptible ; on peut le voir et jouer avec. Mais l’autre bout du bâton, «enfoncé dans
l’eau », c’est la psychologie, l’intérieur, ce qui est invisible. Dans cette seconde partie, l’humour
disparaît, l’érotisme disparaît. C’est la partie « irréelle », hypothétique (l’anecdote du père et son
fils) dans un certain sens ; il faut que nous soyons invités à participer à la psychologie du
personnage, et nous n’avons que lui comme guide.
Nous avons vu donc qu’une approche barthésienne peut bien s’étendre à un texte
quelconque. Bien qu’il semble que ce soit le but de la théorie littéraire, c’est-à-dire, une
universalité applicable à n’importe quel texte, il faut cependant relever les faiblesses de
l’approche dont Barthes s’est servi et que nous avons adoptée ici. Comme les codes qu’a
employés Barthes pour faire l’exégèse de Sarrasine existent déjà avant le texte, on peut se servir
de n’importe quel groupe de catégories, et ce pourquoi sa façon d’analyser un texte semble bien
trop subjective. Comme on a vu, les catégories dont je me suis servi ne sont pas les mêmes qu’a
utilisées Barthes, c’était fait exprès. Tout d’abord, on a noté que je n’en ai employé que quatre
comparé au cinq de Barthes. En plus, sauf le code sémantique, j’ai choisi d’autres termes pour
désigner mes codes : cela révèle cette subjectivité inhérente au système de Barthes. Il commence
avec des a priori qu’il impose ensuite sur le texte, mais le choix de quels a priori est trop large et
peu rigoureux. Son approche se montre bien trop généralisable, et les termes eux-mêmes
semblent choisis au hasard. Pourquoi le code herméneutique ne peut-il pas être appelé le code
« énigmatique » ou le code « interprétatif ? » Bien que Barthes ait choisi les termes qu’il croyait
les plus convenables, néanmoins il s’agissait toujours d’un choix, d’un élément subjectif ou au
moins arbitraire. Il paraît que Barthes réfute cette constatation, en disant que « la lecture ne
comporte des risques d’objectivité ou de subjectivité…que pour autant que l’on définit le texte
21
comme un objet expressif (offert à notre propre expression) » (561). Mais la question qui
s’impose tout de suite, c’est bel et bien « si le texte n’est pas un objet expressif, qu’est-ce
donc ? » Produit du langage, produit en mots, le texte ne saurait être rien d’autre qu’un objet
expressif. Dans ce sens, tout ce qui est écrit est un texte, soit-il un petit message sur le
réfrigérateur, soit-il le monument qui est A la recherche du temps perdu.
L’expression est d’ailleurs fondamentalement subjective ou au moins, la réception du
message, de l’expression l’est et elle ne peut s’avouer autrement. Comme a dit Benveniste,
« l’univers de la parole…est celui de la subjectivité » (77). Le destinateur sait bien ce qu’il veut
exprimer, mais combien de malentendus se sont produits parce que le destinataire a mal compris
le message ? La lecture est donc aussi fondamentalement subjective, comme elle est aussi la
réception d’un message, la transmission d’un message à un destinataire. Or, le texte est un
rassemblement de mots, dépourvus eux-mêmes de sens, de signification. Il faut l’intervention
d’un lecteur pour qu’ils produisent du sens, de la signification, mais le problème, si l’on peut le
nommer comme tel, est que le lecteur apporte au texte sa propre subjectivité, sa propre
perspective, ses propres préjugés, qu’il ne peut jamais s’empêcher d’imposer au texte. Le vrai
travail exégétique est donc de réduire autant que possible ce côté subjectif par rapport au texte en
question, de devenir plus objectif que ne le sont d’habitude les lecteurs (les lectures).
En suivant ce modèle, j’ai donc choisi les catégories (et les termes pour les dénommer,
qui ne sont d’ailleurs que des étiquettes) comme il m’a paru convenable, basé sur les éléments
structuraux trouvés dans l’extrait, mais sans pourtant nuire au processus exégétique. Le code
sémantique a été gardé, comme étant fondamental à n’importe quelle sorte de méthode
d’interprétation, mais les quatre autres ont été remplacés par des codes qui m’ont paru plus
commodes pour ce texte. Le code proaïrétique est plus ou moins inutile dans ce cas, comme
22
c’est le code pour les événements, les actions. Nous avons affaire ici à un autoportrait, une
réflexion intérieure, sans donc de la vraie « action » dans le sens classique. Le code
herméneutique, qui a pour fonction « de formuler une énigme et d’amener son déchiffrement »
(Barthes, 566), semble aussi avoir peu d’utilité ici, comme tout l’extrait est en quelque sorte une
« énigme », mais qui ne fournit pas de « déchiffrement » dans le sens entendu par Barthes, c’est-
à-dire, un déchiffrement concret.
Voilà le grand problème avec la méthode de Barthes dans S/Z : si on peut faire usage de
n’importe quel code, de n’importe quel critère pour décrire la structure d’un texte donné, n’est-ce
pas le cas que l’analyse du texte X va ressembler à celle du texte Y ? Qu’est-ce qui rendra
compte de ce qui différencie les deux textes, et par extension, les deux analyses ?
Nous avons constaté plus haut que pour qu’une méthode d’analyse soit valable, elle doit
être capable d’être étendue à d’autres textes, et en fait, à bon nombre d’autres textes ; mais en
même temps il faut qu’une méthode tienne toujours compte de ce que Riffaterre appelle
« l’unicité » de chaque texte, et c’est dans ce sens que la méthode de Barthes semble être
manquant. La lecture donnée de Sarrasine ne considère pas ce qui distingue, d’un point de vue
littéraire, ce conte de Deux amis de Maupassant, par exemple. Et ma lecture de Lautréamont se
montre faible dans ce même domaine, basée comme elle est sur Barthes. La lecture que fait
Barthes est, pour ainsi dire, une lecture « du haut en bas. » Comme il part des généralités, des
codes amorphes et arbitraires, la structure qu’il trouve est celle au niveau des idées, des
composants thématiques et sémantiques, ce qu’il appelle les lexies, les unités de lecture. Et
Barthes lui-même admet que sa façon de séparer le texte en ces lexies est « on ne peut plus
arbitraire » (563) parce qu’il cherche un système de lecture de l’œuvre, et non pas comment ce
système mène au sens qui est créé. Et c’est cela exactement le deuxième grand problème avec sa
23
méthode. En divisant le texte en lexies, en coupant les phrases et les mots les uns des autres, il
n’arrive pas à voir les liens entre les mots. Comme nous avons déjà insisté (mais on n’y peut pas
trop) le texte littéraire est formulé de mots. C’est un produit, une création linguistique qui a le
mot comme origine, base, et fondement. Les lexies qu’interprète Barthes sont utiles certes pour
trouver les « grandes lignes » du développement du texte, mais c’est un cas où l’on perd de vue
les arbres, tellement on se concentre sur la forêt. Mais sans arbres, pas de forêt. Il est donc
nécessaire que l’on commence à l’unité minimum qu’est le mot afin de trouver la structure d’une
œuvre ; ensuite, et seulement ensuite, peut-on parler des lexies, des éléments de signification
plus large. On ne peut proposer une généralité sans les données. Au lieu de lire « du haut en
bas », faut-il donc lire « du bas en haut ? »
Lire un texte n’est pas une rue à sens unique, mais plutôt une interaction entre le lecteur
et le texte, et ce qui rend cette interaction parfois problématique sont les préjugés et les attentes
qu’apporte le lecteur au texte. Mais comme l’a indiqué Riffaterre, ce sont ces préjugés qui se
révèlent trompeurs, parce que ce qui est représenté dans un texte « may be altered visibly and
persistently in a manner inconsistent with verisimilitude or with what the context leads the reader
to expect » (Semiotics 2). C’est une erreur de penser que la « rose » se réfère toujours à une
fleur d’une certaine couleur, ou bien à l’amour, à la beauté, etc. En plus, dans la comparaison
citée plus haut de « beau comme…la rencontre », nous sommes bouleversés par le caractère peu
conventionnel de l’image ; c’est ce que Riffaterre appelle l’agrammaticalité, et c’est exactement
la raison pour laquelle nous en sommes frappés : cette comparaison se heurte à nos attentes
comme utilisateurs du langage. La comparaison saute aux yeux tant qu’elle est inattendue.
Cependant au fur et à mesure que l’on avance dans le texte, ces agrammaticalités commencent à
créer un système, un paradigme, qui donne du sens à ce qui était, à première vue, dépourvu de
24
sens. Elles deviennent alors la base de la signifiance du texte, liées l’une à l’autre d’une façon
consistante et cohérente. Les obstacles qui menacent l’interprétation en sont en fait le guide
(Semiotics 6). Dans ce sens, la méthode, rigoureuse et « scientifique », de Riffaterre se prête
d’une façon superbe au texte de Lautréamont. La complexité de son langage et de ses images
exige une approche détaillée, une approche qui cherche non seulement les « grandes lignes »
mais encore l’origine et le développement de ces « grandes lignes ».
Pour Riffaterre, que l’on peut considérer comme un des plus « scientifiques » des
théoriciens littéraires, « le propre de l’expérience littéraire, c’est d’être un dépaysement, un
exercice d’aliénation, un bouleversement de nos pensées, de nos perceptions, de nos expressions
habituelles » (Production 8). Cette définition convient parfaitement au texte de Lautréamont, qui
est tout entier un texte qui aliène, qui bouleverse complètement ce à quoi nous nous attendons
d’un texte littéraire. C’est une écriture qui laisse perplexe plus souvent qu’elle ne clarifie ; ce
sont cependant exactement ces passages obscurs qui forment l’intérêt de l’œuvre. Quand même,
« l’obscurité et l’ambiguïté font partie de la structure sémantique du texte au même titre que les
passages en clair » (Riffaterre 14). Bien qu’il parle de tout texte, on ne peut certainement pas
nier que le texte de Lautréamont abonde en obscurités et ambiguïtés, mais obscurités et
ambiguïtés à la surface, explicables pourtant d’un point de vue plus profond, c’est-à-dire,
structurale. La théorie riffaterrienne cherche donc à réduire cette obscurité en montrant, d’une
façon « scientifique » et logique, les structures qui la construisent, et même plus profondément,
les mots qui construisent à leur tour ces structures.
Le texte de Lautréamont se heurte volontiers aux extrêmes. En fait, « what characterizes
Lautréamont’s verbal behavior is exaggeration ; in everything he writes he goes too far, seeking
either to parody or to shock » (Riffaterre chez Harari, 404, je souligne). Lire Lautréamont, c’est
25
tenir toujours en compte cette exagération, cette parodie. Dans l’article, « Generating
Lautréamont’s Text », Riffaterre postule comme élément de base du texte lautréamontien ce qu’il
appelle la « matrice » : c’est une phrase minime, même souvent un mot clé, dont les sèmes
peuvent s’actualiser en d’autres mots selon deux processus principaux : soit l’expansion, soit la
conversion. La première indique que chaque élément de la matrice devient plus complexe qu’il
ne l’était dans la matrice. La seconde est la modification simultanée du même élément de la
matrice dans un environnement sémantique donné (405). Il faut mentionner que ces processus et
la présence d’une matrice ne sont pas limités à la lecture qu’a faite Riffaterre de Lautréamont,
mais sont présents, sont même clés, dans la théorie générale de Riffaterre. On tracera dans ce qui
suit ces processus pour expliquer la prétendue obscurité (ambiguïté) de notre extrait.
La première phrase de l’extrait, je suis sale, est la première apparition de la matrice dans
la première partie du portrait. Toutes les autres phrases de la description sont dérivées de cette
phrase clé, et peuvent s’expliquer selon les deux processus d’expansion et de conversion. Le
pronom je se divise dans les différentes parties du corps : le pronom simple devient plusieurs
noms désignant (ou bien remplaçant) ce pronom, donc il y a un processus d’expansion.
L’adjectif sale va subir aussi une expansion, devenant aussi des noms, plus spécifiquement, des
animaux. Ainsi se crée-t-il un système d’oppositions sémantiques aussi bien que syntaxiques :
[actif] vs. [passif]
[humain] vs. [animal]
[propreté] vs. [saleté]
Avant d’entrer dans les tout petits détails de ce sujet, il convient de noter l’exagération
qui est mise en marche dans ces premières phrases, pour montrer qu’elle aussi suit un
développement logique (d’un point de vue sémantique). Comme déjà indiqué, la matrice pour ce
26
passage est la première phrase, je suis sale. La phrase suivante montre la première expansion :
les poux me rongent. Constatation d’un détail quasi-banal, il trouve son lien logique à la phrase
précédente comme symptôme de la saleté, une spécification. En outre, et plus important,
l’expansion apparaît au niveau de la grammaire. Le pronom sujet je se convertit en pronom objet
me, expansion donc au plan syntaxique qui déclenchera les changements qui vont suivre.
Concomitante avec cette conversion du pronom sujet en pronom objet est la transformation de la
copule être en verbe transitif actif ronger. Sémantiquement, cette première expansion du verbe
est notable, comme il contient les sèmes de [détruire] et [lenteur], deux sèmes qui vont
réapparaître de façon obsédante dans le texte. La troisième phrase les pourceaux, quand ils me
regardent, vomissent continue ce processus d’expansion et c’est ici qu’apparaît l’exagération.
Les poux se transforment en pourceaux, continuant l’expansion de l’adjectif sale (le sème
[saleté]) en nom (des animaux). Les pourceaux, comme les poux, sont le développement
toujours logique de ces derniers, comme ils ont une association avec la saleté. Le pronom sujet
est maintenu comme pronom objet (ils me regardent). Mais le narrateur exagère avec le verbe
vomir, un verbe sinon anthropomorphe au moins « anthropomorphisant » ; le vomissement est
une réaction à quelque chose de dégoûtant, mais c’est surtout une réaction humaine, parce
qu’elle montre bien une subjectivité. Les pourceaux ne vomissent pas par réaction à quelque
chose de dégoûtant. C’est une extension hyperbolique de la saleté et du dégoût, que ressentent
les êtres humains, envers le monde animal.
On peut résumer les expansions et conversions dans un tableau comme le suivant :
Je Suis sale Sur ma nuque pousse un énorme champignon Mes pieds ont pris racine Jusqu’à mon ventre compose une végétation vivace Sous mon aisselle gauche a pris résidence une famille de crapauds Sous mon aisselle droite il y a un caméléon
27
Ma verge a dévoré une vipère méchante Mes testicules ont jeté à un chien deux petits hérissons L’anus a été intercepté par un crabe Le derrière humain (remplacé) par deux méduses
Comme mentionné ci-dessus, on peut voir l’expansion du pronom sujet je, différencié dans les
différentes parties du corps humain. Cette transformation du sujet en objet exige bien sûr une
mutation concomitante de l’adjectif sale en nom pour combler le vide du sujet. Ainsi la copule
est « transitivisée » en verbe actif. Même quand le verbe se voit sous une forme passive (comme
a été intercepté par exemple), le sujet est toujours ce sur quoi le verbe agit ; l’expansion touche
donc non seulement au niveau des mots, mais encore au niveau syntaxique et même au niveau
syllabique (notons l’amplification du nombre de syllabes en je suis sale (3) à les poux me
rongent (4) à les pourceaux, quand ils me regardent, vomissent (10)).
Le champignon, première image végétale, qui pousse sur la nuque du narrateur participe
au système de la saleté à cause de la comparaison « comme sur un fumier ». La nuque est une
métonymie pour le corps entier, qui devient à son tour, le fumier, un tas d’excrément et de
pourriture. Le narrateur nous dit que c’est la pourriture qui nourrit son cœur et son cadavre (il
n’ose pas dire corps, dit-il). La comparaison donc du fumier (la pourriture) déclenche ce
changement de « corps » au « cadavre ». Tout comme le champignon (qui inclut, on peut dire,
un sème de [vivant]) qui se nourrit du fumier (sème de [mort], parce qu’une sorte de
décomposition), le corps ([vivant]) se transforme en cadavre ([mort]) et se nourrit de la
pourriture. Cette différence sémantique entre corps ([activité]) et cadavre ([passivité]) fait
partie, elle aussi, de la transformation déjà soulignée ci-dessus.
Cette seule mention du champignon engendre l’image suivante des pieds qui sont
devenus des racines, continuant le système végétal. Mais encore une fois, il semble y avoir la
28
rencontre de deux termes opposés. Les pieds sont la partie du corps qui permet le mouvement,
qui permet aux humains de se déplacer, de bouger. Le narrateur se trouve cependant avec des
pieds qui n’y peuvent plus, qui sont changés en racines, le mouvement vaincu par l’immobilité.
Notons que le narrateur admet bien cette immobilité : « assis sur un meuble informe, je n’ai pas
bougé mes membres depuis quatre siècles ». Exagération, bien sûr, hyperbole de l’immobilité.
« La végétation vivace » de son corps forme un « arbre qui sert de refuge à une multitude
d’animaux » (Durand-Dessert, 668). Le narrateur devient une sorte de microcosme du monde
naturel, qui explique quasiment la présence de tous les animaux. Mais cette force naturelle,
propagatrice, se voit neutralisée avec la destruction de la verge, symbole de la force virile, par
une vipère, neutralisée aussi par la destruction des testicules—où les spermatozoïdes sont
produits—par deux hérissons, qualifiés par la proposition subordonnée « qui ne croissent plus ».
Ce détail est important parce qu’il montre que les deux hérissons ont sacrifié leur propre
croissance, leur propre vitalité afin de tourmenter le narrateur. Bien qu’ils prennent la place des
testicules, ils sont indicateurs de cette négation de la force naturelle de croissance et de
maturation.
Jusqu’ici, on avait affaire aux animaux terrestres, mais avec le crabe, on entre dans un
nouveau domaine, celui de la mer, auquel appartiennent bien sûr les méduses mentionnées après.
Le crabe sert comme une sorte de pivot pour ce changement, étant un animal qui vit, pour la
plupart, dans l’eau, mais qui peut aussi survivre pendant un certain temps sur terre (on peut dire
que les crapauds font partie aussi de ce système amphibie, mais leur placement avec le caméléon
et le vipère les insère, je crois, plus étroitement dans le domaine reptilien). Le crabe, dont les
pinces remplissent la fonction du sphincter, est un charognard, donc l’association du crabe avec
l’anus (la pourriture/l’ordure) se confirme logiquement dans le portrait.
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Nous avons déjà devant nous des images du domaine végétal et animal ; avec le glaive
qui remplace la colonne vertébrale, nous nous trouvons devant le troisième domaine, minéral.
Le narrateur appartient maintenant à toutes les trois catégories génériques. Cependant, le
narrateur se trouve dans une position paradoxale, car en appartenant à toutes les trois à la fois, il
n’appartient en effet, à aucune. Il est devenu quelque chose qui renonce à la classification, qui
laisse perplexe ceux qui le regardent. C’est justement ce reniement de la classification
rationnelle qui était tant apprécié par les surréalistes, dont Lautréamont est « their foremost
precursor » (Balakian, 69).
On a démontré alors les conversions et les expansions en marche dans cet autoportrait, en
partant de la première phrase comme matrice de tout ce qui suit. Toutefois pour Riffaterre,
l’écriture est en fait une réécriture, un renouvellement de tout ce qui précède le texte en
question ; il nous faut donc chercher une autre matrice, une matrice intertextuelle. Je propose
que la poésie de Baudelaire puisse être invoquée par montrer cette intertextualité en marche chez
Lautréamont. Il y a bien sûr la question de la disponibilité des textes de Baudelaire à cette
époque. On peut néanmoins postuler comme donné que Lautréamont a lu Les Fleurs du Mal,
parce qu’il le dit lui-même dans les Poésies (277) et aussi dans une lettre datée du 21 février
1870, où il dit « je prends à part les plus belles poésies de Lamartine, de Victor Hugo…de
Baudelaire » (306). Dans les Poésies aussi il indique que « le plagiat est nécessaire. Le progrès
l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions… » (287). J’avance
donc trois poèmes tirées des Fleurs du mal comme intertextes possibles, « Le Flacon », « Spleen
(J’ai plus de souvenirs…) », et « L’héautontimorouménos ».
Ce sont surtout les deux derniers quatrains du « Flacon » qui me semblent chasser un lien
avec le portrait de Lautréamont :
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Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire
Des hommes, dans le coin d’une sinistre armoire
Quand on m’aura jeté, vieux flacon désolé
Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé,
Je serai ton cercueil, aimable pestilence !
Le témoin de ta force et de ta virulence,
Cher poison préparé par les anges ! liqueur
Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur.
Le premier vers de l’avant-dernière strophe trouve un écho dans l’extrait de Lautréamont quand
le narrateur admet qu’il « [se] décide à prendre pour un souvenir ce qui n’est peut-être qu’un
rêve ». Pour Lautréamont, il n’y a guère de différence entre le souvenir et le rêve, et il les
mélange de façon libre dans son œuvre (Balakian, 73). La liste des adjectifs dans le poème de
Baudelaire aurait peut-être inspiré aussi les images que l’on trouve chez Lautréamont : notez que
l’on y trouve non seulement le mot clé de notre portrait « sale », mais encore l’adjectif
« visqueux » qui fait penser aux méduses « sorties du royaume de la viscosité » de Lautréamont.
L’oxymore « aimable pestilence » semble décrire la situation où se trouve le narrateur du
portrait, qui semble prendre une sorte de plaisir pervers dans sa souffrance. Dans le dernier vers
du poème, on voit le verbe ronger discuté ci-dessus, et la juxtaposition de « vie » et « mort »
dans ce vers a subi une expansion qui aboutit à l’image du cœur qui se nourrit de la pourriture
dans le texte de Lautréamont.
Le deuxième poème à considérer est « Spleen ». Le premier vers de ce poème, « J’ai plus
de souvenirs que si j’avais mille ans », recèle le sème de [durée], mais exagéré de la même façon
que « je n’ai pas bougé mes membres depuis quatre siècles ». Cette durée hyperbolique crée un
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lien entre les deux écrits. Ici se voit encore une fois la problématique du souvenir et de la
mémoire présents dans le texte de Lautréamont. En ce qui concerne le troisième poème,
« L’héautontimorouménos », c’est surtout la thématique du poème qui semble inspirer
Lautréamont. Le titre même, qui veut dire « le bourreau de soi-même » en grec ancien, peut
servir comme une sorte de résumé de toute l’œuvre qu’sont Les Chants de Maldoror. Mais
l’accent mis sur les yeux dans les trois premières strophes du poème se lie au texte de
Lautréamont, où c’est à cause de ses yeux qu’il peut toujours « faire des excursions » et avec qui
il « salue » les gens qui passent.
Alors, je crois que l’on peut voir dans l’autoportrait que donne le narrateur un avatar de
l’accablement spleenétique, mais un accablement voulu, dans lequel le narrateur se délecte.
C’est dans ce sens que l’humour noir du passage prend un rôle important. On peut voir le
portrait premièrement comme un pastiche ou une parodie du portrait « classique » ou
« traditionnel » où l’on commence par exemple en haut avec la tête pour décrire la beauté des
cheveux, puis la beauté du visage, etcetera, pour arriver enfin aux pieds. Nous avons plus ou
moins la même chose ici : nuque pieds (le narrateur saute d’abord les étapes intermédiaires,
mais il y revient) aisselles verge anus/fesses. Mais bien sûr il se sert des images
grotesques, animalesque pour parodier les clichés des cheveux dorés, les lèvres plus rouges que
les roses, etc. En fait, ces clichés décrivent exactement les parties du corps que le narrateur ne
décrit pas ; il a choisi les parties en raison de leur intérêt scatologique, précisément parce
qu’elles ne se trouvent pas dans une description « canonique » de la beauté. Dans ce sens le
glaive subit les mêmes transformations qui opèrent dans le reste du texte : le glaive, symbole
classique de la puissance, de la vaillance (le glaive de Roland, par exemple), l’arme du chevalier
courageux pour combattre les ennemis du roi, du royaume, et de Dieu, n’est plus maniable
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comme telle, parce qu’enfoncé dans le dos du narrateur, une sorte d’antihéros. Le narrateur lui-
même ne sait pas comment le glaive s’est trouvé dans son dos, « je n’y faisais pas attention »
nous dit-il. Mais du point de vue intertextuel, le glaive sert aussi comme symbole de cet
accablement spleenétique invoqué plus haut, et le fait qu’il se substitue à la colonne vertébrale, le
support fondamental du corps, montre le pouvoir du spleen, du désenchantement que ressent le
narrateur. Il faut noter que « les athlètes, les mécaniciens, les philosophes, les médecins ont
essayé » de l’extraire, mais sans succès. Il n’y a aucun domaine de la connaissance humaine qui
puisse combattre l’accablement spleenétique dont l’homme souffre.
Si le système végétal et animal a plus ou moins dominé la première partie de l’extrait, la
deuxième partie semble ériger un système de combat religieux, ce que Durand-Dessert appelle
« la Guerre Sainte » de l’œuvre, mais une guerre menée contre Dieu et non pas pour Dieu. Le
narrateur a « fait vœu de vivre avec la maladie et l’immobilité jusqu’à ce qu[’il] eusse vaincu le
Créateur ». Nous avons déjà vu quelques indices de cette résignation et cette lutte, mais une fois
explicitée, le reste du texte devient une polémique contre Dieu et le prétendu bien inné de
l’homme ; la matrice se transforme.
Le mot « glaive » se définit principalement, selon Le Nouveau petit Robert, comme
« épée de combat à deux tranchants », et deuxièmement, comme « épée, symbole de la guerre, de
la justice divine. » C’est le glaive qui est le tournant, se situant presque au milieu de l’extrait,
nous permettant de passer de l’autoportrait à cette attaque contre Dieu. Le glaive instaure aussi
un système, basé sur un sème de [verticalité], explicité dans le mot « verticalement. » En fait, il
se crée une sorte de correspondance baudelairienne dans l’extrait :
[verticalité] vs. [horizontalité]
qui s’étend sémantiquement (symboliquement) à
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[mondain] (animaux, végétation)
vs.
[divin] (le ciel, connotation ‘justice divine’ du glaive)
Mais de façon typiquement lautréamontienne cette correspondance se montre invertie, par
rapport à ce que nous attendrions comme lecteurs. Le mondain, rempli d’animaux, de parasites
et de maladies, est préférable pour le narrateur au monde divin. Sa souffrance est un « martyre
volontaire » qu’il n’a aucune envie de quitter. Le narrateur a fait « vœu de vivre avec la maladie
et l’immobilité jusqu’à ce qu’[il] eusse vaincu le Créateur » ; cette constatation décèle une
matrice pour la deuxième partie de l’extrait, celle de « lutte », de « combat spirituel ».
La première partie de l’extrait, l’autoportrait, est le composant horizontal, comme elle se
sert des images du monde terrestre, images de ce qui entoure les hommes ; c’est la banalité du
monde terrestre, la souffrance, la laideur, la maladie, mais aussi c’est la beauté de toutes ces
choses-là, c’est le plaisir de la souffrance, l’attirance de la laideur. L’oxymore, le sens de la vie
et du monde. La deuxième partie est basée sur un sème de [verticalité], qui revient plusieurs fois
dans l’extrait :
implanté verticalement dans mes reins
j’ai pardonné à la profondeur
je puis encore faire des excursions jusqu’aux murailles du ciel
la beauté des étoiles et les merveilles de l’univers
l’échafaud ineffaçable qui tranchera la tête
Mais comme mentionné déjà, cette [verticalité] ne se lie aucunement à l’espoir d’échapper aux
maux du monde terrestre. Il s’agit plutôt du chemin qui mène au champ de bataille : il est le chef
d’une « légion d’assassins » qui médite « sur les nobles projets de la vengeance » (notons la
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juxtaposition de [noblesse] avec la vengeance). Que l’on pense à l’histoire de Job de la Bible,
mais ici, chez Lautréamont, son narrateur, qui est un avatar de Job, accepte son tourment, non
pas à cause de sa foi en Dieu, mais plutôt à cause de sa répugnance pour Lui, ou même à cause
de Sa répugnance pour lui.
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CHAPITRE 3
CONCLUSION
Comme mentionné ci-dessus, n’importe quelle lecture d’une œuvre doit s’avouer
totalisante, et dans ce sens la méthode de Barthes se montre efficace et d’une grande valeur. Le
risque que l’on court, cependant, dans une lecture totalisante, est de rester à un niveau trop
général (ou généralisant). Il faut expliquer autant que possible, mais d’une façon bien précise,
détaillée, et rigoureuse. En cherchant à tout expliquer, en donnant de l’importance à tout ce qui
se trouve dans un texte, on vole cette importance d’autres éléments qui ont besoin de plus
d’explication. En donnant de la primauté à tout, on fait en fait le contraire : on nie la primauté de
quoi que ce soit.
L’œuvre de Lautréamont n’a jamais cessé de captiver ses lecteurs, soit en provoquant du
dégoût, du mépris, de la fascination, ou de la confusion. Mais toujours est-il que son texte fait ce
que tout texte important doit faire : il a suscité la discussion et même la polémique. « La langue
et le style échappent à toute qualification », selon Haes (148), et à un certain point, il a raison.
Mais comme nous avons vu, il y a une différence entre qualification et explication. Bien que
« ses images déroutent par leurs variations insolites » (148), les images, d’un point de vue
sémantique, sont systématisées, calculées, et construites exprès. Il faut puiser le texte pour en
trouver la logique cachée sous les permutations inattendues du langage dont Lautréamont se
montre maître.
S’il fallait reprocher à Riffaterre une chose dans sa théorie, ce serait le fait que sa théorie,
bien qu’elle soit articulée d’une façon précise et détaillée, n’admet pas l’innovation, que c’est
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plus ou moins une chasse aux métaphores mortes, aux clichés littéraires. Mais on peut poser la
critique de manière inverse à Barthes : en créant une théorie qui cherche à tout expliquer, à être
si générale qu’elle pourrait s’appliquer à n’importe quel texte, n’est-ce pas le cas qu’il nie ce qui
est unique en chaque texte ? Je crois qu’il doit y avoir un compromis entre les deux. Quant au
problème riffaterrien, je dirais que ce sont exactement les processus expliqués ici qui peuvent
tenir compte de l’innovation. Nous avons accès tous au langage dans le sens saussurien, mais
c’est la parole, l’acte d’énonciation qui rend chaque énoncé unique. Un texte littéraire n’est rien
d’autre qu’un acte de parole à l’écrit. Ce que Riffaterre essaie de faire, c’est de trouver à la base
de chaque texte unique, la matrice, ou bien le langage de ce texte, comme un point de départ
pour montrer les processus, les actes de paroles, qui donnent cette unicité à l’œuvre, cette unicité
qui est justement l’aspect innovateur chez l’écrivain. Dans ce sens les approches plus générales
(ou généralisantes) de Barthes, qui cherche l’universel de l’écriture, peuvent apporter à l’analyse
riffaterrienne, qui cherche l’unique d’un texte précis, une vue plus globale, qui peut aider à
trouver ce langage qui est source et origine de tout texte littéraire. Quand même, nous avons
insisté tout au long de cet essai sur la primauté du mot, et sur le fait que le mot doit toujours
servir comme le point de départ. Si les deux théoriciens présentent des avantages, il faut
cependant admettre qu’une approche basée sur une méthode semblable à celle de Riffaterre
semble plus efficace et utile en essayant d’interpréter un texte tel que celui de Lautréamont. Une
lecture « du bas en haut », parce qu’elle émane du texte, elle part des mots est plus logique
qu’une méthode qui y est imposée d’en haut.
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BIBLIOGRAPHIE
Balakian, Anna. Literary Origins of Surrealism : A New Mysticism in French Poetry. New York : King’s Crown Press, 1947. Barthes, Roland. Œuvres Complètes. Vol. 2. Paris : Editions du Seuil, 1994. Baudelaire, Charles. Les Fleurs du mal. Paris : Pocket, 1989. Benveniste, Emile. Problèmes de linguistiques générale, 1. Paris : Gallimard, 1966. Blanchot, Maurice. Lautréamont et Sade. Paris : Les Editions de Minuit, 1963. De Haes, Frans. Images de Lautréamont. Gembloux (Belgium) : Editions J. Duculot, 1970. De Jonge, Alex. Nightmare Culture. New York : St. Martin’s P, 1973. Ducasse, Isidore. Lautréamont : Œuvres Complètes. Paris : Garnier-Flammarion, 1969. Durand-Dessert, Liliane. La Guerre Sainte. Vol. 2. Nancy : Presses universitaires de Nancy, 1988. Harari, Josué, ed. Textual Stratagies : Perspectives in Post-Structuralist Criticism. Ithaca [NY] : Cornell UP, 1979. Philip, Michel, ed. Lectures de Lautréamont. Paris : Librairie Armand Colin, 1971. Pierssens, Michel. Lautréamont : Ethique à Maldoror. Lille : Presses Universitaires de Lille, 1984. Riffaterre, Michael. La production du texte. Paris : Editions du Seuil, 1979. ---. Semiotics of Poetry. Bloomington : Indiana UP, 1978. Soulier, Jean-Pierre. Lautréamont : génie ou maladie mentale ? Paris : Librairie Minard, 1978.
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ANNEXE Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux, quand ils me regardent, vomissent.
Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte de pus jaunâtre. Je ne
connais pas l’eau des fleuves, ni la rosée des nuages. Sur ma nuque, comme sur un fumier,
pousse un énorme champignon, aux pédoncules ombellifères. Assis sur un meuble informe, je
n’ai pas bougé mes membres depuis quatre siècles. Mes pieds ont pris racine dans le sol et
composent, jusqu’à mon ventre, une sorte de végétation vivace, remplie d’ignobles parasites, qui
ne dérive pas encore de la plante, et qui n’est plus de la chair. Cependant, mon cœur bat. Mais
comment battrait-il, si la pourriture et les exhalaisons de mon cadavre (je n’ose pas dire corps) ne
le nourrissaient abondamment ? Sous mon aisselle gauche, une famille de crapauds a pris
résidence, et, quand l’un d’eux remue, il me fait des chatouilles. Prenez garde qu’il ne s’en
échappe un, et ne vienne gratter, avec sa bouche, le dedans de votre oreille : il serait ensuite
capable d’entrer dans votre cerveau. Sous mon aisselle droite, il y a un caméléon qui leur fait
une chasse perpétuelle, afin de ne pas mourir de faim : il faut que chacun vive. Mais, quand un
parti déjoue complètement les ruses de l’autre, ils ne trouvent rien de mieux que de ne pas se
gêner, et sucent la graisse délicate qui couvre mes côtes ; j’y suis habitué. Une vipère méchante
a dévoré ma verge et a pris sa place : elle m’a rendu eunuque, cette infâme. Oh ! si j’avais pu
me défendre avec mes bras paralysés ; mais je crois plutôt qu’ils se sont changés en bûches.
Quoi qu’il en soit, il importe de constater que le sang ne vient plus y promener sa rougeur. Deux
petits hérissons, qui ne croissent plus, ont jeté à un chien, qui n’a pas refusé, l’intérieur de mes
testicules : l’épiderme, soigneusement lavé, ils ont logé dedans. L’anus a été intercepté par un
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crabe ; encouragé par mon inertie, il garde l’entrée avec ses pinces, et me fait beaucoup de mal !
Deux méduses ont franchi les mers, immédiatement alléchées par un espoir qui ne fut pas
trompé. Elles ont regardé avec attention les deux parties charnues qui forment le derrière
humain, et, se cramponnant à leur galbe convexe, elles les ont tellement écrasées par une
pression constante, que les deux morceaux de chair ont disparu, tandis qu’il est resté deux
monstres, sortis du royaume de la viscosité, égaux par la couleur, la forme, et la férocité. Ne
parlez pas de ma colonne vertébrale, puisque c’est un glaive. Oui, oui,…je n’y faisais pas
attention…votre demande est juste. Vous désirez savoir, n’est-ce pas, comment il se trouve
implanté verticalement dans mes reins ? Moi-même, je ne me la rappelle pas très clairement ;
cependant, si je me décide à prendre pour un souvenir ce qui n’est peut-être qu’un rêve, sachez
que l’homme, quand il a su que j’avais fait vœu de vivre avec la maladie et l’immobilité jusqu’à
ce que j’eusse vaincu le Créateur, marcha, derrière moi, sur la pointe des pieds, mais, non pas si
doucement, que je ne l’entendisse. Je ne perçus plus rien, pendant un instant qui ne fut pas long.
Ce poignard aigu s’enfonça, jusqu’au manche, entre les deux épaules du taureau des fêtes, et son
ossature frissonna, comme un tremblement de terre. La lame adhère si fortement au corps, que
personne, jusqu’ici, n’a pu l’extraire. Les athlètes, les mécaniciens, les philosophes, les
médecins ont essayé, tour à tour, les moyens les plus divers. Ils ne savaient pas que le mal qu’a
fait l’homme ne peut plus se défaire ! J’ai pardonné à la profondeur de leur ignorance native, et
je les ai salués des paupières de mes yeux. Voyageur, quand tu passeras près de moi, ne
m’adresse pas, je t’en supplie, le moindre mot de consolation ; tu affaibliras mon courage.
Laisse-moi réchauffer ma ténacité à la flamme du martyre volontaire. Va t’en…que je ne
t’inspire aucune piété. La haine est plus bizarre que tu ne le penses ; sa conduite est inexplicable,
comme l’apparence brisée d’un bâton enfoncé dans l’eau. Tel que tu me vois, je puis encore
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faire des excursions jusqu’au murailles du ciel, à la tête d’une légion d’assassins, et revenir
prendre cette posture, pour méditer, de nouveau, sur les nobles projets de la vengeance. Adieu,
je ne te retarderai pas davantage ; et, pour t’instruire et te préserver, réfléchis au sort fatal qui
m’a conduit à la révolte, quand peut-être j’étais né bon ! Tu raconteras à ton fils ce que tu as vu ;
et, le prenant par la main, fais-lui admirer la beauté des étoiles et les merveilles de l’univers, le
nid du rouge-gorge et les temples du Seigneur. Tu seras étonné de le voir si docile aux conseils
de la paternité, et tu le récompenseras par un sourire. Mais, quand il apprendra qu’il n’est pas
observé, jette les yeux sur lui, et tu le verras cracher sa bave sur la vertu ; il t’a trompé, celui qui
est descendu de la race humaine, mais, il ne te trompera plus : tu sauras désormais ce qu’il
deviendra. O père infortuné, prépare, pour accompagner les pas de ta vieillesse, l’échafaud
ineffaçable qui tranchera la tête d’un criminel précoce, et la douleur qui te montrera le chemin
qui conduit à la tombe.