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Above AllEmbarquer

Battista Tarantini

Above AllEmbarquer

Roman

Collection Fire

© 2015, Battista Tarantini. © 2015, Angels EditionsTous droits réservés.

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductionsdestinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproductionintégrale ou partielle faite par quelques procédés que ce soit, sans leconsentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue unecontrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de lapropriété intellectuelle.

Crédit photo : ©DespositPhotos, FotoliaIllustration : ÀVirginie Wernert ISBN numérique : 979-10-94920-11-4

Angels Éditions

11 rue François Coppée 37 100 Tours

E-mail : [email protected]

Site Internet : www.angels-editions.com

À tous ces pilotes qui ne vivent que pour le ciel et le pays qu'ils servent etchérissent.

Above All. Au-dessus de tout

Chapitre Un

Il était sept heures lorsque j’arrivai dans la zone industrielle du port deSeattle, ce matin-là. L’embarcadère fourmillait déjà d’hommes en uniformes,et de dockers suivant leurs instructions pour déplacer les énormes containersqui allaient et venaient entre les cales des navires et le quai.

Le Percival Lowell apparut enfin, amarré à l’appontement le plus éloigné.Plus impressionnant encore que je l’avais imaginé. Ses quarante-mille tonnesd’acier s’élevaient à travers la brume et rendaient les bâtiments alentourridicules, les reléguant tous au statut d’embarcation de plaisance.

Le quartier-maître de seconde classe, qui conduisait la jeep dans laquellej’avais embarqué à l’entrée de la zone sécurisée du port, me mena au plusprès du monstrueux navire, jusqu’à la passerelle qui permettait d’y accéder. Ettandis qu’il déchargeait mes deux énormes sacs et ma valise, je contemplais,bouche bée, le mastodonte.

Mon aventure ne devait durer que trois mois. La réalité matérialisée sousmes yeux me fit cependant l’effet d’une douche froide. N’avais-je pas acceptéun peu trop vite cette mission très particulière ?

Les semaines à venir nous le diraient bien assez tôt.J’avais vingt-six ans, et j’étais un jeune lieutenant, ingénieure en

météorologie pour la Navy. Un des hommes, chargés des mêmes missions quemoi sur ce porte-avions, avait chuté d’une des échelles qui reliaient lescoursives du bâtiment entre elles. Son accident s’était soldé par untraumatisme crânien et une double fracture du tibia et du péroné.

Mes supérieurs de la base navale d’Everett avaient pensé à moi pour leremplacer au pied levé. Je n’avais pas été obligée de leur donner satisfaction,mais les primes offertes aux militaires mobilisés en mer ne m’avaient paslaissée indifférente. Toute expérience était bonne à prendre, et j’aimaischanger d’air régulièrement. C’est pourquoi j’étais en passe d’intégrer, ce jour-là, la section chargée d’établir les dossiers météo nécessaires au bondéroulement de la mission en cours. Et plus spécifiquement pour mon unité,celle des pilotes de chasse embarquée. Les seigneurs et princes du navire.

Au pied de la passerelle, un homme en treillis kaki et tee-shirt à mancheslongues noir m’adressa un signe de la main, quelque peu hésitant. Je luiconfirmai être celle qu’il attendait en hochant la tête, avant d’aller à sarencontre bardée de mon chargement. Nous nous saluâmes dans les règlesavant qu’il ne prenne la parole, et je fus, d’emblée, impressionnée par sacarrure.

— Bonjour Lieutenant, je suis le maître principal Andrew Ganipy. On m’achargé de vous accompagner à bord et de vous installer.

Rien de moins ordinaire que ce à quoi j’étais habituée.Les cheveux presque blond platine de ce colosse étaient taillés très courts,

et enduits d’un gel qui les rendait brillants sous les premiers rayons du soleil…— Laissez tomber l’étiquette ! Pour le moment je ne suis qu’une civile

grandement impressionnée par tout ça ! répondis-je en désignant le navirederrière lui.

Et en riant sous cape…— Vous me suivez, Lieutenant ?— Ai-je le choix ?Amusé par ma candeur, il m’adressa un sourire séducteur, qui allait bien

au-delà de la courtoisie de rigueur pour un premier contact, et je fus, dès lors,méfiante.

J’avais tout à prouver à chaque fois que je mettais les pieds sur unenouvelle base, et devais régulièrement composer avec les préjugés et lesréactions machistes de certains. Cela passait au fil des semaines. Le temps demettre les choses au clair et de m’imposer, tout en évitant de castrer quelquesrécalcitrants au passage. Et parce que j’étais une grande brunette, aux yeuxbleu foncé tirant sur le gris les jours de pluie, jeune, pas trop mal fichue etlibre d’esprit, on me proposait souvent plus qu’un simple café. Mais bien quecela soit tentant, je ne me laissais jamais aller dans les bras, parfois trèsmusclés, de ces messieurs.

Plus après m’être sérieusement brûlée les ailes, une fois.Ganipy empoigna mes deux sacs et tint à me montrer qu’il les soulevait

avec une facilité déconcertante. Sceptique et réservée, je gardai ma valise etm’engageai à sa suite. Nous pénétrâmes dans le navire et la visite commença.Je craignais par-dessus tout, souffrir du confinement des lieux, mais monsupérieur à Everett m’avait assuré que l’on se faisait vite à cette promiscuité.Tout en précisant que vivre dans des espaces aussi exigus n’avait rien d’unesinécure… Je constatai cependant avec soulagement que les coursives etcouloirs n’étaient pas aussi étroits que je le pensais. Les pièces et cabines quenous dépassions non plus. Il y faisait frais, et le système de ventilationproduisait un ronronnement sourd et régulier.

Nous croisâmes une dizaine d’hommes durant notre trajet. Certainsm’observaient avec insistance avant de daigner me saluer, les autresm’ignoraient et filaient le long des coursives.

— Voici le pont principal, dit enfin Ganipy quand nous arrivâmes en hautd’un plus grand escalier. Dans la deuxième galerie, vous trouverez la salle de

contrôle, et tout au fond, le quartier des pilotes avec une salle de conférenceoù se tiennent leurs briefings.

Je pris des indices autour de moi et tentai de me souvenir de quelle manièrenous étions parvenus jusque-là. Comme toujours lorsqu’il s’agissait de serepérer, ce n’était pas gagné...

Nous traversâmes ensuite d’autres couloirs, empruntâmes plusieursescaliers. Les noms des différentes zones se bousculaient dans ma tête et,malgré mes efforts, j’étais sûre de perdre lorsqu’il s’agirait de réinvestir cesinformations. Nous arrivâmes finalement dans une grande pièce, au sommetdu bâtiment, dont les murs entièrement vitrés offraient une vue panoramiquesur le pont d’envol. Comment étions-nous arrivés jusqu’au sommet de l’îlotsans passer par l’extérieur, et surtout, sans que je ne me rende compte derien ?

Peine perdue pour moi et mon sens de l’orientation…Cette fois, les lieux me semblèrent plus familiers. Une dizaine d’ordinateurs

affichaient des cartes en trois dimensions et des séries de tableaux dedonnées. Il y avait des représentations du ciel et des flots étalées sur les plusgrandes tables. Mais surtout une poignée d’hommes qui s’y concentrait. Lasalle de travail réservée à mon domaine de compétences. C’est en ces lieuxque je prendrai mes ordres, deux heures plus tard. Une place que je quitteraifourbue à la fin de mes gardes, et ce durant trois mois.

— Lieutenant Alexi Snow, voici le lieutenant Jermaine Rios, annonçasolennellement Ganipy.

Se prénommer Alexi et être une fille était une chose, s’appeler Snow etbosser dans la météo en était encore une autre… Je m’attendais toujours aupire quant aux sobriquets ridicules dont on m’affublait.

Un homme aux cheveux noirs de jais et à la peau mate se tourna aussitôtvers nous. Je constatai avec étonnement que quelques mèches rebellesaffleuraient à la base de ses oreilles.

Je lui tendis ma main.— Lieutenant Rios…— Pitié ! Nous allons rester enfermés des heures dans ce bocal, allons à

l’essentiel ! Je suis Jerry.— Et je suis Alexi.La discipline en ces lieux n’était visiblement pas celle à laquelle j’étais

habituée, cette fois.Rios était grand, et mince, sans pour autant être un freluquet. Le ton de sa

voix n’appelait aucune hésitation et sa poignée de main était franche. Jel’appréciai immédiatement. J’en profitai aussi pour me noyer quelques

secondes dans ses grands yeux noirs ourlés de longs cils.Fort appétissant donc et à la hauteur des apparences.Ma mission commençait sous les meilleurs auspices !— On se retrouve dans deux heures. Quand le capitaine Van Allen sera

remonté. Sans remettre en question tes compétences, il y a un tas deprocédures à ingérer, spécifiques à ce que nous faisons ici. Nous avons du painsur la planche, finit-il en se frottant les mains.

Son sourire dévoila une rangée de dents blanches comme neige et je fus unpeu moins sûre de moi.

— C’est entendu... lui répondis-je, plus inquiète.Nous prîmes congé du lieutenant Rios, descendîmes à nouveau un escalier,

pour en remonter un autre, et émergeâmes cette fois à l’extérieur. Nousétions arrivés sur le pont d’envol, au cœur des opérations qu’on menait sur lePercival. La plateforme était immense à l’échelle d’un être humain, mais à lafoi s tellement courte lorsque l’on imaginait un chasseur s’y élancer pourdécoller et surtout pour y atterrir.

Il y avait trois F/A-18 Super Hornet{1} alignés le long du bastingage. Deshommes s’activaient autour de l’un d’entre eux pour le diriger vers l’ascenseurà ciel ouvert qui le mènerait jusqu’au hangar. Je ne manquai rien du spectacle,tout en suivant Ganipy qui longeait une des pistes. Enfin, nous parvînmes aupied de la grande tour de contrôle. Là où deux hommes étaient concentrés surles marquages au sol qu’ils semblaient tenter d’associer à un plan.

— Le capitaine Van Allen n’est pas dans le coin ? les apostropha le maîtreprincipal en passant près d’eux.

Celui qui nous prêta attention était presque aussi grand que moi. D’origineasiatique, comme en témoignaient ses yeux bridés d’une jolie couleur noisette.Il me parut très jeune, peut-être même était-il à peine majeur. Le regardcurieux et malicieux qu’il posa sur moi me fit penser, en revanche, qu’il n’enétait pas timide et réservé pour autant.

Jusqu’à ce que son regard tombe sur les galons de mon épaule…— Lieutenant Snow, voici le quartier-maître de seconde classe Pierce. Le

lieutenant Snow va remplacer Tilmore le temps de sa convalescence.Surpris, le dénommé Pierce me salua aussitôt comme le protocole l’exigeait.

Encouragée par le climat détendu instauré par Rios auparavant, je brisai cettesolennité en lui tendant ma main.

— Alexi Snow.Il sourit à nouveau, rassuré, mais surtout enchanté par ce changement de

ton, et me rendit ma poignée de main.

— Je suis Kenneth. Bienvenue sur notre croisière, répondit-il en me faisantmême un clin d’œil.

Cette fois, les festivités commençaient.— Et Van Allen ? s’impatienta un Ganipy plus agité.— Comment veux-tu que je le sache, et que veux-tu que ça me foute ? Je

ne suis pas directement sous ses ordres, lui répondit Pierce en haussant lesépaules. Pour tout te dire, je ne suis même pas sûr qu’il soit rentré au bercail.

Ganipy grommela quelque chose que je ne compris pas et m’invita àavancer.

— À bientôt, lieutenant Snow ! lança le jeune homme avant de seconcentrer à nouveau sur sa tâche.

Nous étions bredouilles une seconde fois. Le capitaine Van Allen se faisantdécidément désirer. Ganipy nous fit emprunter le gigantesque ascenseur, enmême temps qu’un des Hornet que j’avais aperçus sur le pont, et nousdescendîmes dans l’antre des mécaniciens.

— Je vais vous présenter aux pilotes, décida Ganipy une fois que nouseûmes traversé une partie du hangar pour nous diriger vers un grouped’hommes au pied d’un autre chasseur.

Une bonne initiative. Je me devais de connaître ceux à qui j’exposerai tousles jours l’état du ciel, et dont les manœuvres dépendraient, entre autres, desbulletins météo que j’établirai avec mon équipe.

Deux mécaniciens, casques sur leurs oreilles, s’agitaient autour desréacteurs de l’aéronef{2}, tandis que deux autres hommes – des pilotes, à enjuger par les détails de leurs combinaisons beiges – les observaientattentivement. Le bruit assourdissant dégagé par le puissant appareil me perçales tympans. Nous approchâmes encore et Ganipy leur fit signe de faire unepause. Le vrombissement devint alors un gros ronflement.

— Les lieutenants de vaisseau Egor Sachs et Timothy Peyton. Le lieutenantjunior Alexi Snow, qui prend la place de Tilmore.

Ils eurent à peine le temps de me saluer qu’une voix claironnante s’élevaau-dessus de nous.

— Qu’est-ce que l’État-major nous a envoyé cette fois ?Un homme vêtu de la même combinaison que les deux autres émergea du

cockpit et s’empressa de nous rejoindre. Il ne prit pas la peine de descendrejusqu’au bas de l’échelle et bondit pour atterrir souplement sur le sol. Sonvisage s’illumina lorsqu’il releva la tête. Des cheveux brun foncé, de grands etbeaux yeux verts pétillants de malice. Je le devinai aussi très musclé sousl’épais tissu du vêtement.

Bien, bien… Et quelle était la suite du programme ?— Le capitaine Drake, lieutenant de vaisseau et numéro deux de l’escadron

des Silver Dragons.Les dragons d’argent…Je me retins de rire.Les inventions des pilotes m’avaient toujours beaucoup amusée, et fascinée.

Qu’ils décollent d’une piste ou d’un pont d’envol, ils se montraient toujourstrès inspirés et ne faillaient jamais à leur réputation !

Le dragon en question, cousu sur l’écusson de sa combinaison, paraissaittout droit sorti d’une estampe japonaise. Il me fixait de ses yeux blancsmenaçants.

— Lieutenant Alexi Snow, la doublure de Tilmore, nous présenta Ganipy.Je tiquai sur le mot doublure et serrai la main que me tendit Drake.— Theodore ! lança-t-il, enjoué.Il se pencha vers moi et chuchota sur le ton de la confidence : — Entre nous, j’ai toujours rêvé que ce soit une femme qui me fasse la pluie

et le beau temps…Le comique de la bande, donc.J’eus le pressentiment que je n’allais pas m’ennuyer.Comme Rios avant lui, Drake me fit bonne impression. Je m’entendais

généralement bien avec ceux qui ne respectaient pas le protocole de notreinstitution à la lettre, et cet homme-là me paraissait en être.

Le pilote remarqua le chargement que je traînai d’un étage à un autredepuis plus d’un quart d’heure et fronça les sourcils.

— Besoin d’aide ?Il était temps qu’on me la propose !Je me tournai vers Ganipy, agacée.— La balade est sympa, mais il serait temps que vous me conduisiez à mes

quartiers.— Bien sûr, Alexi ! se réjouit-il exagérément.Je ne me souvenais pas avoir autorisé mon guide à m’appeler par mon

prénom.— À plus tard, miss météo ! me lança joyeusement Drake.Moins d’une heure après mon arrivée, j’avais déjà un premier surnom.Nous repartîmes dans les profondeurs du navire, et le défilé des

interminables galeries reprit.

Je crus bon jouer à reconnaître certaines zones de ce dédale. — Pont trois ? demandai-je au maître principal comme il s’arrêtait devant

une porte. — Pont deux, lieutenant Snow. Couloir six. La crèche des officiers.Sans succès…Mon erreur parut l’amuser. Il ouvrit une porte et nous avançâmes dans une

aile isolée du reste des autres dortoirs.— Le commandant tient à votre tranquillité. Vous partagerez les quartiers

de deux autres femmes. Des officiers comme vous. Vous disposez chacuned’une petite cabine. La salle de bain commune est située juste ici.

Il désigna une première porte avant de s’arrêter brusquement devant uneautre. Je crus voir s’allumer une lueur lubrique dans ses yeux lorsqu’il ouvritcette dernière, avant de m’inviter à pénétrer dans la petite pièce. Unecouchette et ses draps immaculés, un bureau minuscule et une chaise en inox.Rien de bien original, certes, mais cela suffirait.

Je laissai brusquement tomber mes bagages sur le sol. Il en fit de mêmeavec plus de délicatesse tandis que je m’asseyais sur le matelas et soufflais.

Je patienterai jusqu’au soir pour déterminer si, oui ou non, ce fut une bonnechose de nous avoir logé les unes à côté des autres. À Everett, j’avais tenté decollaborer successivement avec deux pimbêches qui avaient officié dans monunité à un an d’intervalle. Elles s’étaient découragées avant moi et avaientdemandé à intégrer une autre équipe, me laissant seul maître à bord parminos collègues masculins. J’étais diablement rouée quand on se frottait à moid’un peu trop près…

— J’espère que vous vous plairez avec nous, lieutenant Snow.— Je l’espère aussi, murmurai-je en regardant autour de moi.— Nous appareillons dans trois heures. Vous pouvez, d’ici là, faire

connaissance avec une partie de l’équipage, et explorer les lieux. Même si jedoute qu’il soit possible de faire le tour complet du bâtiment en si peu detemps.

Je ris jaune.— Oui, je crois qu’un bon mois me sera nécessaire pour ça !— Le capitaine Van Allen ne devrait pas tarder à revenir. Si vous avez

besoin de quelque chose d’ici là, n’hésitez pas. Je serai dans les entrepôts quijouxtent le hangar.

Il dit cela sur un ton doucereux, en ne me quittant pas des yeux. Les siens,teintés d’un bleu nuit singulier, semblaient presque étinceler dans le noir.

Le maître principal Ganipy était trop zélé pour être honnête. Je n’aimais pas

ses manières.Je ne répondis rien et cela ne le découragea absolument pas, car il crut bon

engager la conversation alors que je rêvais d’un peu d’intimité.— Vous êtes célibataire, Alexi ? osa-t-il demander en examinant le dos de

ma main.Je le fusillai du regard.— Merci, quartier maître Ganipy.— C’est maître princip…— Je pense pouvoir me débrouiller seule maintenant, le rembarrai-je

brutalement pour mettre les choses au clair.Ganipy pensait-il s’attarder plus encore qu’il ne l’avait déjà fait ? Il

bougonna deux mots en guise de salut et quitta aussitôt la chambre.Je m’écroulai sur le lit, épuisée par si peu, et fis le bilan de ce que j’avais

découvert.Mes homologues me semblaient plutôt avenants. Rios allait enrichir mon

domaine de compétences, et j’allais voir voler les meilleurs pilotes du pays. Lamission promettait donc d’être plutôt intéressante.

Il ne me restait plus qu’à rencontrer mes voisines de chambre.Et mon supérieur, le capitaine Van Allen, que j’avais presque fini par

oublier. Il était de bon augure qu’il permette aux hommes sous ses ordresd’être aussi ouverts et détendus.

L’introspection s’arrêta là et je me résignai à déballer mes affaires.Uniformes, vêtements réglementaires divers, ma tenue de cérémonie,

chaussettes, chaussures. Le tout rentrait tout juste dans le petit placard à madisposition.

J’avais revêtu, avant d’embarquer, la combinaison que l’on m’avait fourniela semaine précédente, d’un bleu marine pas trop hideux pour une fois. Jerecoiffai alors seulement mes cheveux quelque peu rebelles en un chignonserré, et appliquai une noisette de beurre de karité sur mes lèvres pour leshydrater. Le but étant de rentrer dans les bonnes grâces de ces messieurssans leur laisser penser que j’étais une allumeuse.

En cherchant ma fiole d’eau de toilette dans un autre sac, je retrouvai ladizaine de sous-vêtements que j’avais glissée dans mes bagages. Du blanc etdu noir, le tout en coton.

J’avais laissé à terre mes dentelles, et toutes les choses affriolantes que jepossédais. Elles ne m’auraient pas été d’une grande utilité ici. Du moins tentai-je de m’en convaincre après avoir eu un aperçu de ce qui arpentait les couloirsde ce navire...

Je poussai mes culottes au fin fond de ma valise, tout près des livres quej’avais emportés, en attendant de leur faire une meilleure place dans macabine. Puis je saisis une veste et me dirigeai dans le couloir, pour partir à ladécouverte de mon nouveau terrain de jeu.

J’errai une heure et demie dans ce labyrinthe. Je sympathisai avec lescuistots qui, ma gouaille et mon sens de la répartie aidant, en avaient profitépour me montrer où l’équipage planquait les bouteilles d’alcool à l’insu toutrelatif des plus hauts gradés. Puis je bus un café en compagnie de la chef derang chargée de garantir un service impeccable auprès des officiers quidéjeunaient au mess. Un lieu où, je le savais déjà, je ne traînerai pas mesguêtres souvent.

Une bonne chose de faite. De mon point de vue, je considérais cela commela base de toute intégration réussie. J’avais toujours pris l’habitude decommencer par les cuisines et les réfectoires des bases sur lesquelles jetravaillais. Un lieu où, parfois, nos grades et nos exploits tombaient, et où latequila et le gin coulaient à flots à certaines heures de la nuit. Apparemment,et à ma plus grande joie, cela ne faisait pas exception non plus sur un porte-avions.

En quittant la zone dévolue à remonter le moral des troupes, je consultai undes plans placardés sur le mur des couloirs et repérai l’endroit où j’étaiscensée me trouver une demi-heure plus tard.

Le pont principal, d’abord.Cela aurait été utile, si j’avais encore compris comment y parvenir.L’atmosphère lourde des longs couloirs aux parois d’acier me donnait chaud

et je commençai à transpirer. Je ne voulais pas m’encombrer de ma veste ettentai donc de retrouver ma chambre.

Je tournai longtemps sur le pont deux avant de repérer les dortoirs, puisnotre espace privé – étrangement, le sas ne m’avait pas paru aussi grandl’heure précédente. Je me dirigeai vers ce qui semblait être la porte de macabine, posai la main sur la poignée et l’ouvris. C’est ainsi que le cauchemarcommença. Et pas de la manière la plus désagréable qui soit.

Il y avait devant moi un homme.Nu.Un homme que je surprenais au sortir de la douche, en train de frotter ses

cheveux humides avec une serviette et qui me tournait le dos. Sa peau étaitdélicieusement hâlée. Partout.

De minuscules gouttelettes d’eau roulaient sur ses épaules larges, sur sesbiceps et sur son dos pourvus de muscles longilignes. Et il y en avait encorequi dégoulinaient sur les globes de ses fesses foutrement bien galbées !

Lorsqu’il se retourna, je fus foudroyée par l’éclat bleu acier de ses yeux enamande. Frappée par la beauté de son visage aux lignes viriles et incisives.Des pommettes saillantes, un nez court et droit, auxquels des lèvres pleinesconféraient néanmoins une douceur particulière.

Sa bouche s’ouvrit et le « Qu’est-ce que vous faites là ? » qu’il aboya mesortit immédiatement de ma catatonie.

Cela ne m’empêcha pas de continuer à fixer les obliques de ses abdominauxparticulièrement bien dessinés qui descendaient très bas… Jusqu’au Saint desSaints.

La température monta de dix degrés. Peut-être même de vingt.Il passa rapidement la main dans les cheveux qui lui tombaient sur le front,

et je le fixai, interdite.— Foutez le camp, bordel de merde ! hurla-t-il en entourant ses hanches

avec la serviette qu’il utilisait juste avant.— Désolée… bredouillai-je enfin.Je fis aussitôt machine arrière et claquai la porte derrière moi, mon cœur

battant furieusement la chamade. Ce fut seulement à ce moment-là que jecompris pourquoi j’avais peiné à reconnaître mes appartements la minuteprécédente…

N’en revenant pas d’avoir commis une boulette aussi énorme, je courusdroit devant moi, sans prendre la peine de réfléchir à la direction quej’empruntais.

En songeant que j’allais demeurer en pleine mer à proximité de cet individustupéfiant de virilité, mon esprit s’échauffa.

Tout en formulant des pensées dignes d’une adolescente hystérique dequinze ans, je continuai à courir, dévalai le premier escalier et m’arrêtai face àde nouvelles rangées de chambres. Je m’avançai et reconnus, cette fois, mesquartiers. À un étage près, j’aurais pu passer à côté du spectacle auquel j’avaisassisté ! Cela aurait été fort dommage…

Je posai ma veste sur mon lit, encore essoufflée par ma course et toujourspas redescendue de mon nuage. Il ne fallait plus tarder. J’étais attendue dansla salle de travail. J’attrapai mon paquet de cigarettes, pleine d’espoir quant àla possibilité de m’éclipser pour en griller une, et je filai.

Je tournai sans succès l’heure qui suivit et atterris, par hasard, dans la salledes machines. Un gentil matelot proposa de m’aider et je le suivis jusqu’aupont principal.

J’étais terriblement en retard lorsque j’arrivai devant la porte de la grandesalle. En sueur, et forcément très nerveuse. Je respirai profondément pour medonner du courage et tentai de faire taire mes angoisses. Cela ne pouvait pas

être pire que ma première déconvenue aux étages inférieurs…Je frappai puis entrai.Réflexion faite, ça l’était.Tous les regards furent sur moi, puis convergèrent aussitôt vers l’homme

qui se tenait penché au-dessus de la table, au centre de la pièce, les mainsposées de chaque côté d’une grande carte.

Celui que j’avais surpris l’heure précédente, beaucoup moins habillé et bienplus en colère…

Une mèche de ses cheveux châtain clair parsemés de reflets dorés tombasur son front, comme pour me rappeler ma déconvenue, et un sourire narquoiséclaira son visage.

— Lieutenant Snow, vous voilà enfin.Rauque et basse, même sa voix était sexy…Rios se tenait à ses côtés et me lançait des regards inquiets.Je fixai bêtement la feuille de chêne dorée cousue sur la combinaison de

celui dont j’ignorais encore l’identité, et priai pour que le sol s’ouvre à mespieds et m’engloutisse.

Cette cabine isolée, confortable, était forcément occupée par un haut gradé.Un capitaine de corvette, en l’occurrence. Mon supérieur. Il avait fallu que celatombe sur lui. Et sur moi…

Je me redressai, cramoisie, et le saluai comme il convenait.— Repos, Lieutenant. Je décelai un brin de moquerie dans sa voix, et restai impassible. Du moins

essayai-je.Jerry Rios fut décontenancé par notre échange silencieux. Il se racla

discrètement la gorge, avant de prendre la parole.— J’expliquai au capitaine Van Allen que le vent d’Ouest risquait d’être plus

fort que ce que nous avions prévu au petit matin. Nous allons être secoués.Le capitaine en question ne me quittait pas des yeux. Méthodiquement, il

me toisa d’un regard sévère qui me fit frémir. Cela finit de réduire à néantmes espoirs de construire avec lui les prémisses d’une relation cordiale.

— Laissons cet aspect de côté pour le moment, Rios. Je crois que lelieutenant Snow a suffisamment été remué aujourd’hui, finit-il par asséneravec raillerie.

Touché, coulé…Le lieutenant Rios arqua un sourcil avant de s’éloigner de la table. Il prit un

stylo, et d’autres feuilles sur le bureau voisin, et revint se placer aux côtés de

Van Allen qui me fit signe d’approcher. Le rouge irradiait mon visage. De mespommettes jusqu’à la racine des cheveux.

Je me plaçai prudemment à sa droite, veillant à garder une distancesalutaire avec son corps que je savais parfait, et pris sur moi pour meconcentrer sur le boulot que j’étais censée accomplir.

Il frôla ma hanche lorsqu’il s’écarta une seconde de la table de travail.Avant de reprendre sa place, l’air plus insolent et arrogant qu’auparavant, sesétranges prunelles polaires et inquisitrices à nouveau sur moi.

— Snow, nous allons avoir besoin de vos compétences de pointe, dit-il enfin.Quelque chose me dit que vous excellez dans l’analyse de nomenclature desplans de bâtiment. J’ose espérer qu’il en est de même pour les cartesmaritimes.

Je baissai honteusement la tête et, pour la première fois depuis longtemps,à mon plus grand désarroi, ne trouvai rien à répondre.

C’est donc de cette manière que mon aventure sur l’USS Percival Lowellcommença. Dans la confusion des sens et l’impuissance. Et dans la promessede lendemains houleux.

Chapitre Deux

Lorsqu’arriva l’heure du déjeuner, je dirigeai Rios, visiblement peu habitué

à frayer avec les autres membres de l’équipage, vers le réfectoire principal.Nous fîmes un premier bilan de cette épouvantable matinée.

— Tu avais déjà eu affaire à Van Allen ? me questionna mon homologue enengloutissant une boulette de viande. Il paraissait en colère contre toi avantmême que tu ne te pointes.

Non, je n’avais pas eu le privilège de croiser auparavant ce bel enfoiré, etm’en serais souvenue si tel avait été le cas !

La séance de travail avait bel et bien été à la hauteur de ce que j’avaiscraint. Mon nouveau supérieur n’avait eu de cesse de reprendre et critiquermes interventions. J’avais caché tant bien que mal mon trouble, mais les faitsétaient là : cet homme était encore plus canon de près, et m’attirait autantqu’il m’inspirait un agacement exagérément grand.

La vie était vraiment trop injuste.Ma mission commençait sur les chapeaux de roue. Quand trois heures

auparavant, j’avais juré le contraire…Je tournai machinalement ma fourchette dans une assiette de spaghettis

peu appétissants. Les cuisiniers avaient beau être sympathiques, ils n’avaientpas été recrutés dans les plus grands restaurants du pays. Etmalheureusement pour nous, celui qui les dirigeait en parvenant à faire desmiracles n’avait pas pu regagner le navire pour reprendre du service sur cettemission. Nous prendrions notre mal en patience jusqu’à la prochaine escale.

— Alors ?Jerry me scrutait de ses grands yeux noirs. Lui, au moins, était patient et

bienveillant. Il me fallait un allié dans la tour de contrôle, ou je ne tiendraispas trois mois à ce rythme-là. Je décidai d’être franche avec lui dès le début denotre collaboration, avant de m’engluer dans les mensonges.

— Je l’ai surpris dans sa chambre.Je bus cul sec le fond de mon verre de jus d’orange, avant de lui livrer

l’information principale.— Nu.Il s’étouffa et manqua de recracher ce qu’il avait dans la bouche.— Tu as quoi ?

— Ne m’oblige pas à répéter, s’il te plaît… Je suis assez mortifiée commeça…

— Mais, enfin, comment... comment as-tu pu... bégaya-t-il.Jerry était donc plutôt sensible.— Et à poil en plus ? finit-il par s’exclamer.— Qui est à poil ? demanda Theodore Drake qui venait d’arriver près de

notre table.Hilare, il tira la chaise à côté de moi et s’y installa avec un plateau

débordant de victuailles.— Tu viens là aussi, toi ? s’étonna Jerry en l’observant attaquer le plat de

résistance.— De temps en temps. Crois-moi quand je te dis qu’on rigole plus qu’à côté !Drake se tourna vers moi et je me fis, d’instinct, toute petite.— Miss météo, tu as déjà des choses à cacher ?— Van Allen l’a prise en grippe, répondit Rios à ma place.Je le remerciai pour sa discrétion en lui jetant un regard assassin.— Et tu projettes de te déshabiller pour qu’il te foute la paix ? demanda

joyeusement Drake, la bouche pleine. C’est à cause de sa gueule d’amour,non ? Elles tombent toutes pour sa putain de gueule d’amour… C’est unmauvais plan. Il est déterminé et incorruptible. La banquise, quoi !

— La banquise, confirma Jerry qui ne se priva pas d’en rajouter. Et il estmarié.

Cet homme avait donc tout pour plaire.— Et ce n’était pas le sujet de nos propos ! rétorquai-je pour les arrêter.Mes deux compagnons hochèrent la tête en même temps avant de se

concentrer sur leur assiette, tout affamés qu’ils étaient.— Il est marié, donc… repris-je honteusement.Je repensai à Ganipy qui m’avait interrogée de la même manière et

regrettai immédiatement d’avoir posé ma question. À croire que je n’en avaispas eu assez de passer pour une gourde écervelée toute la matinée.

— Avec une jolie blonde snobinarde. Et ça ne date pas d’hier ! réponditDrake avant de porter à ses lèvres une canette au drôle d’habillage noirmétallisé.

— Tu le connais personnellement ?De mieux en mieux... On aurait presque cru que j’étais intéressée.— Pas plus que ça. J’ai fait mes classes dans le même centre de formation

que lui, mais il pilotait dans la division supérieure. Je crois bien qu’il doit avoir

deux ans de plus que moi.Il volait, bien entendu. Comme si cela ne suffisait pas…— Alexi !Kenneth, le jeune homme que j’avais croisé sur le pont d’envol, nous

rejoignit à son tour, posant nonchalamment une main sur mon épaule lorsqu’ilpassa derrière moi.

Ce fut trop pour un début. Je me dégageai, peut-être un peu tropbrusquement, et m’écartai de la table.

— J’ai besoin d’une pause ! m’exclamai-je en brandissant mon paquet deLucky Strike.

Ils se regardèrent tour à tour, perplexes.Oui les gars, vous êtes déjà très envahissants pour une première journée !— Y a-t-il un endroit, ici, où l’on est autorisé à fumer sans être dérangé ?— Sur la passerelle du pont quatre. Elle est réservée aux officiers, finit par

répondre Jerry.Je n’osai pas lui demander où fumait le commun des mortels et me

contentai de son information.— Tu suis le couloir huit jusqu’au bout. Tu arriveras jusqu’à une porte qui

mène à l’extérieur, expliqua-t-il.Encore une course d’orientation…— Et là, où sommes-nous ?— Pont cinq. — Merci, Rios… dis-je sans aucune conviction.— Snow, ne te frotte pas trop à Van Allen ! me lança Theodore avant que je

ne m’éloigne. On vole cet après-midi. Il va être d’une humeur de chien si tucontinues de le provoquer.

Je hochai vivement la tête, stupéfaite, et me dirigeai précipitamment vers laporte pour m’éclipser.

Le provoquer ? Est-ce que, à un moment ou un autre, cela avait été le cas ?Quant à me frotter à lui, je ne préférais même pas y penser…

Pont quatre. Couloir huit. Je pouvais envisager de fumer ma cigarette à lasaint-glinglin. Et pourtant, à ma plus grande surprise, je parvins là-bas sansdifficulté. La faim justifiait donc les moyens…

L’entracte fut salvateur. Je tirai de grandes lattes sur ma cigarette, tandisque l’air marin me chatouillait les narines. Une brise légère fit voler lesmèches de cheveux que je n’avais pas réussi à coincer dans mon chignon.

Nous avions quitté le port et je réalisai n’avoir même pas fait mes adieux à

la côte. Nous reverrions un morceau de terre dans deux semaines, lorsquenous ferions escale à Pearl Harbor. Hawaii, Honolulu et ses plages de sable fin,le climat tiède et changeant du Pacifique… Des perspectives réjouissantes demon point de vue.

En attendant ces heures heureuses, je songeais encore à tout ce que j’avaisdécouvert depuis mon arrivée. Ma chambre, mes équipiers, le labyrinthe danslequel je n’avais pas fini de me perdre.

Je terminai par le meilleur. Van Allen.Ainsi donc, ce personnage agaçant et sexy avait femme, peut-être même

enfant à terre, et était un parangon de vertu. Loin du cliché classique quicollait à la peau des militaires mobilisés en mer, et dont j’étais une parfaitereprésentante…

Je me rappelai avec douleur ce pour quoi je m’interdisais désormais touteforme de relation physique, mais surtout amoureuse avec un des miens, etsongeai encore que la vie était parfois vraiment mal faite. Je secouaivigoureusement la tête, en espérant que personne n’observe mon manège, ettentai de dissiper toutes ces pensées dangereuses, hautement contradictoiresavec mes objectifs.

J’allais me contenter de faire ce pour quoi j’étais là durant trois mois. Etrien d’autre.

— Lieutenant Snow.J’aurais reconnu sa voix entre toutes.Je me retournai lentement et, comme je m’y attendais, fis face à mon

odieux et foutrement bien fichu supérieur.— Il me semble que vous êtes toujours sous mes ordres, commença-t-il

avec sarcasme.— Je déjeunais, me défendis-je, déjà tétanisée.— Mais encore sous mes ordres, insista-t-il.Une autre spécificité de la vie à bord d’un porte-avions ? m’interrogeai-je,

déroutée.— Notre mode d’organisation diffère un peu de ce que vous avez connu à

terre. Tant que je ne vous ai pas explicitement renvoyée dans votre cabine,vous ne devez en aucun cas fumer, boire ou vous adonner à je ne sais quelleautre activité.

Quelle autre activité ?Je fronçai les sourcils tandis que le sang battait à mes tempes.— Je plaisantais, Alexi ! se détendit-il enfin, faisant naître sur ses lèvres

charnues un sourire diabolique.

Enfoiré.Mon prénom sur sa langue me colla – à mon grand dam – des fourmis dans

le ventre.Je fus étonnée de le voir allumer à son tour une cigarette. Il prit place à

mes côtés, ses coudes posés sur la rambarde qui nous empêchait de basculerdans l’océan, une de ses rangers posée sur le bastingage. Il m’observaitattentivement tandis que je veillais à souffler ma fumée du côté où il n’étaitpas. Son regard pâle sur mon visage me consumait encore à petit feu.

— Vous vous êtes engagée il y a longtemps, Snow ?Il le savait pertinemment. La réponse était dans mon dossier.— Quatre ans, lui répondis-je néanmoins en fixant un point imaginaire dans

les eaux grises, en dessous de nous.Peut-être avait-il décidé de faire la paix ?— Et vous ? osai-je lui demander.Mon audace ne parut pas l’offenser. Il sourit légèrement et je me laissai

attendrir.— Une dizaine d’années. Bien trop longtemps…Je luttai pour cacher mon trouble tout en essayant en même temps de

calculer son âge. S’il avait suivi le cursus normal pour devenir un pilote dechasse embarquée, s’il avait ensuite quelques faits d’armes à son actif, etcompte tenu de son avancement actuel, cela nous ramenait à trente etquelques années.

Un brillant et fringant trentenaire, donc.Il était certain, en tout cas, que mes neurones fichaient le camp au pas de

course lorsqu’il était dans les parages…— Et vous avez su vous faire une place au sein de notre belle institution,

reprit-il non sans ironie.Je ne pus m’empêcher de pester intérieurement.— On m’a fait confiance, et je suis là, Capitaine, répondis-je sèchement.— Ça ne doit pas être facile tous les jours.Qui provoquait l’autre, là ?Je serrai les dents et tirai plus fort sur ma cigarette.Imperturbable, il porta la sienne à ses lèvres, aspira et souffla une partie de

la fumée dans ma direction comme il se tournait à nouveau vers moi.Il m’observait encore, ses yeux couleur de la glace pétillant d’amusement.— J’espère en tout cas que notre collaboration sera fructueuse, Lieutenant.Je n’en doutais pas...

Il m’éblouit d’un sourire radieux avant de se redresser.— Prenez encore quelques minutes. Lex.Il y avait eu Alex, Lexi, surtout Lex Luthor durant mon adolescence. Pire

encore. En référence à ma peau laiteuse et à mes cheveux ébène, on avaitmême osé me surnommer Snow White ! La quintessence de la niaiserie.

— C’est Alexi, ne pus-je m’empêcher d’intervenir.— Je le savais... fit-il avec aplomb. Je vous retrouve à quatorze heures pour

le briefing, sur le pont principal. Vous y assisterez régulièrement pourcomprendre de quelle manière nous fonctionnons sur le Percival. Rios seraavec vous.

Puis, sans transition, il se retourna, et se dirigea vers la porte qui menait àl’intérieur.

Je me remémorai certains détails de ce qui se cachait sous sa combinaisonet constatai que même la courbe de ses omoplates sous le tissu était àtomber…

Peut-être la situation méritait-elle d’être réévaluée ?Van Allen n’était finalement pas cet immonde connard canon, prétentieux et

arrogant, mais un connard canon tout court quand même.Je finirais par m’y faire.Une demi-heure plus tard, j’entrai dans la salle de réunion avec l’esprit plus

léger, et tombai brusquement du nuage sur lequel j’avais commencé àm’installer.

Dix têtes s’étaient tournées en même temps vers moi et je subis un matageen règle de la part de tous ceux que je n’avais pas encore croisé depuis quej’avais embarqué. Je crois que toutes les parties de mon corps y passèrent. Unclassique lorsque j’intégrais une nouvelle unité.

Je pris place aux côtés de Rios qui terminait d’écrire quelques lignes sur sonrapport.

— Et cette pause cigarette ? demanda-t-il lorsqu’il en eut fini.Je souris intérieurement.— Pas mal…Notre échange fut interrompu par l’arrivée de Van Allen, suivi de Drake et

des autres pilotes en tenue. Combinaison, pantalon anti G{3}, gants à la mainou dans leurs poches, il ne leur manquait plus que leur gilet de sauvetage etleur casque.

Je tressaillis en me rappelant d’autres lointains souvenirs…— Tout le monde est là ?

Jerry acquiesça.— Je crois qu’on peut commencer, Capitaine.Ce dernier passa rapidement la main dans son épaisse chevelure pour

tenter de la discipliner un peu, prit le rapport que lui tendit Rios et se plaçaensuite derrière moi.

Je humai les effluves d’un parfum aux notes de tête sophistiquées et tentaid’en saisir les nuances.

— Bonjour à tous ceux que je n’ai pas croisés ce matin, commença-t-il. Jevous présente officiellement le lieutenant junior Alexi Snow, chargée deremplacer le lieutenant Tilmore durant le temps que durera sa convalescence.

On me salua chaleureusement tandis que je gagnai une des chaises encorelibres autour de la grande table, le rouge aux joues. J’avais beau ne pas avoirfroid aux yeux, je n’en demeurais pas moins mal à l’aise lorsqu’il s’agissait deme produire devant un plus large public.

— Je vous demande cependant d’être indulgents, car Snow n’avraisemblablement pas l’habitude de travailler avec efficacité et rapidité.Aussi, je vous transmets le dossier établi par le lieutenant Rios et son équipe,termina-t-il en faisant passer une liasse de documents à l’homme assis le plusprès de lui.

L’enfoiré !Et dire qu’il avait osé me jouer la carte de la bienveillance, quelques

minutes auparavant… Juste avant de me trahir si lâchement !Je le fusillai du regard. Lui m’ignora royalement.— Il s’agit de la même configuration qu’hier après-midi, à quelques

éléments près. Vent de Sud-Sud-Ouest à deux cent cinquante degrés. Vitessede trente nœuds. Notez cependant que la visibilité horizontale est inférieure àneuf mille mètres. J’ouvrirai le bal avec Snoop et Eggs, Big Bear suivra avecStimpy six minutes plus tard.

Theodore hocha la tête tandis que Van Allen continuait de dérouler lebriefing d’une voix claire et autoritaire. Il avait toute l’attention de sonauditoire. Cet homme était un chef né, c’était certain. Avec beaucoup trop decharisme à mon goût.

Il m’accorda un soupçon d’attention en me jetant un regard furtif, aprèsavoir cédé la parole à Theodore. Je fulminai encore et cela le ravit. Et, tandisque le capitaine Drake se lançait dans des explications techniques relatives àl’exercice, je sombrai dans un état second.

La session se prolongea dans la douleur quand Van Allen fit encore deux foismention de mon incompétence. Je m’accrochai à la table pour ne pas ledémolir.

Lorsqu’il suivit les autres pilotes vers la porte, il se retourna une dernièrefois pour m’adresser un sourire angélique. Je me retins de lui faire un doigtd’honneur.

— C’était encore ta fête, Alexi.Rios paraissait sérieusement embarrassé.— Je ne sais pas ce que tu as fait à Van Allen, mais c’est très mal parti !Il ne croyait pas si bien dire…— C’est fini pour aujourd’hui, reprit-il. Tu veux venir les voir décoller ?J’en mourais d’envie, à vrai dire. On m’avait raconté à quel point cela

pouvait être impressionnant, et j’en avais une idée très précise s’agissant de laterre ferme, mais cela n’avait aucune commune mesure avec ce qui allaits’enchaîner sous nos yeux.

Je ne manquerais pas ça le premier jour.Nous entrâmes dans la salle de travail contigüe à la nôtre. Elle bénéficiait

d’une vue panoramique bien plus étendue sur le pont d’envol. Je m’installai àcôté de Rios, devant la vitre.

Les officiers chargés de donner aux pilotes l’autorisation de décoller etd’atterrir étaient équipés de casques et de micro, et commençaient déjà àcommuniquer avec les hommes sur le pont d’envol. Nous saluâmes en mêmetemps un plus haut gradé qui venait d’entrer pour s’installer aux premièresloges.

— C’est le capitaine Bale, il prend la place de Van Allen quand il vole, mesouffla Jerry.

— Et pourquoi ce n’est pas lui qui nous commande à sa place ?— Parce qu’il est déjà aux télécommunications et à l’aiguillage. Van Allen a

en charge la météo, et son escadron bien sûr. Les restrictions budgétairesnous imposent la polyvalence.

Je soupirai. Les choses auraient peut-être mieux commencé si j’avais étésous les ordres de Bale.

On s’agitait en contrebas. Les hommes s’affairaient autour des Hornet.J’aperçus le capitaine Van Allen qui finissait de sangler son gilet de sauvetageau pied d’un des appareils.

Sa tignasse dorée était agitée par le vent du large. Je me sentis toutechose. Et idiote.

Il gravit rapidement les barreaux de l’échelle et s’installa avec agilité dansle cockpit, son casque à la main. Avant d’échanger quelques mots avec lemécanicien resté près du train d’atterrissage.

Enfin, il mit son casque et ferma l’habitacle de l’avion avant de le faire

lentement rouler jusqu’à son point de départ.Le ballet des hommes sur le pont continua de se dérouler avec rapidité et

précision. Ces derniers arrimèrent le train avant de l’aéronef à la catapulte.— Il va atteindre la vitesse de cent trente nœuds en moins de deux

secondes. Autant te dire que ça décoiffe !Je me promis de le vérifier au retour du capitaine… — Et ils font ça tous les jours ? demandai-je, impressionnée.— Quasiment. Ce sont les meilleurs, tu sais.Oui, je savais.J’imaginais ces hommes, enfermés désormais devant le tableau de bord de

leurs chasseurs, brûlant d’impatience, perfusés en adrénaline.Le grésillement de leur voix dans les casques de nos voisins nous parvenait

sans que nous percevions exactement ce qu’ils échangeaient. J’en avaisnéanmoins une idée bien précise, et ces procédures d’avant-décollage merenvoyèrent à des choses que j’avais touchées du doigt, jadis.

Ensuite, tout alla très vite. Six Hornet décollèrent les uns après les autres,dans un vacarme assourdissant et à une vitesse prodigieuse. Avant de déchirerle ciel et de disparaître. Il était difficile de penser que des hommes faits dechairs et de sang étaient aux commandes de ces monstres.

Leur ballet dans les airs dura vingt minutes et nous le suivîmesattentivement lorsque les appareils daignèrent se trouver à portée de vue. Volen patrouille, simulations d’attaque et de largage de missiles, figures libres,l’escadron ne ménagea pas ses efforts.

J’étais fascinée. Jusqu’à ce que Jerry me prenne en flagrant délit debéatitude.

— Alexi ? Tu es encore avec nous ? demanda-t-il amusé.Quelle crétine…— Oui... Je… La fatigue, l’air du large, cela fait beaucoup pour un premier

jour. — Ouvre les yeux, ils reviennent, dit-il, pas dupe pour un sou.Un premier chasseur toucha le pont, attrapant au même moment le câble

tendu au travers des pistes. Il s’arrêta violemment à l’extrémité de la pistepuis s’en écarta immédiatement tandis qu’un autre approchait déjà. Lapartition était parfaitement exécutée, orchestrée à la seconde près. Tousrevinrent sans encombre en moins de dix minutes. Les cockpits s’ouvrirent etla fourmilière de techniciens et de mécanos se précipita sur les engins.

Je vis Drake s’éloigner avec les autres, en direction des portes qui menaientaux ponts inférieurs.

Je guettai Van Allen quelques minutes de plus, sans obtenir satisfaction, etme sentis pitoyablement bête.

Mon équipier se leva et je l’imitai. L’heure était maintenant au débriefing. Siles manœuvres précédentes ne ressemblaient en rien à ce que je connaissais,il demeurait quand même des fondamentaux.

— Ils se passeront de nous, Alexi.Je fus extrêmement déçue.Dire que la pensée de revoir une certaine personne, très ébouriffée par ses

activités, m’avait réjouie était un euphémisme.Je me découvrais des tendances masochistes. N’avais-je pas eu ma dose de

torture pour la journée ? Il fallait donc croire que non…Jerry nous conduisit dans la salle de contrôle où il me présenta le tas de

trucs dont il m’avait parlé lors de notre première rencontre, le matin même.Nous travaillâmes longtemps et je quittai le pont principal sur les coups de dix-neuf heures, éreintée. Le lieutenant Rios était drôle, et puis très calé dans sondomaine. Cela allait être agréable d’évoluer à ses côtés. De plus, je nepercevais pas d’ambiguïté entre nous, cela rendrait les choses plus simples. Cefut une grande satisfaction au milieu de la débâcle qu’avait été ma journée.

Le Percival Lowell bénéficiant de la pointe de la technologie en matièred’instruments de mesure, j’avais ingurgité une quantité non négligeable denouvelles procédures. Une aubaine pour la météorologue passionnée quej’étais. Quoi qu’en pensent certains…

J’avais bien l’intention de prouver à tous ceux que j’allais côtoyer sur lepont principal que j’étais loin d’être une novice, encore moins une incapable.

Du plus loin que je me souvienne, j’avais toujours été fascinée par lestempêtes. Ma mère, qui avait toujours cédé à mes caprices, m’emmenait aucœur de la tourmente lorsque les vents se déchaînaient sur l’océan. Je n’avaisde cesse d’admirer les vagues gigantesques qui s’abattaient sur les côtes. Àdix-sept ans, j’avais failli être emportée par un cyclone d’Équateur que j’avaisapproché de trop près. J’avais juré en avoir terminé avec cette lubie après ça.

J’avais pourtant changé d’avis lorsque j’étais entrée à l’Université deSeattle. J’avais suivi pendant quatre ans un cursus en mathématiques etclimatologie, tout en me rendant régulièrement dans les zones du monde oùles éléments se déchaînaient : Antilles, Réunion, Honduras, Philippines.Lorsque j’en avais terminé avec les études, j’avais décidé de m’engager dansl’armée, pour envisager mon métier sous un jour nouveau et voir encore dupays.

C’est à ce moment-là que j’avais failli ne pas devenir météorologue.J’avais obtenu de remarquables résultats aux tests d’aptitude proposés aux

aspirants à la carrière d’officier. On m’avait soufflé l’idée d’intégrer lessélections en vol pour devenir pilote de chasse. Je n’avais rien à perdre, jem’étais donc lancée. J’avais réussi et j’y avais pris goût. J’avais fait mes classesen Floride durant un an et demi, au côté d’un homme qui m’avait fait miroitermonts et merveilles et m’avait presque converti à l’amour. Avant que je necesse finalement de piloter en même temps que d’être sa fiancée…

La singulière parenthèse s’était refermée lorsque j’étais revenue d’unemission humanitaire dans laquelle j’avais cru bon m’engager tandis que jevolais encore. Je m’étais rendue au Bangladesh, après qu’un effroyableouragan eût ravagé la région. Nous avions sondé l’œil du cyclone pendantdeux jours. Lorsque j’étais rentrée au pays, j’avais découvert à quel point monfiancé avait trouvé le temps long sans moi…

Fin de l’histoire, et retour à mes premiers amours.— Un remontant, Snow ? me proposa Jerry comme nous passions à

proximité des cuisines.— Je ne dis pas non !Rios me plaisait de plus en plus.Il m’ouvrit la porte des réserves et j’aperçus une femme au fond de la pièce,

qui me semblait être juchée sur un container. Jerry se raidit immédiatement etdevint blanc comme un linge – du moins autant que lui permettait sa peaumate et veloutée.

— Tout compte fait, j’ai un appel urgent à passer, bredouilla-t-il à mi-voix.Il recula en direction du couloir en tentant de se justifier maladroitement,

puis disparut à la vitesse de la lumière.Quel était le problème ? Cette fille ?J’allais le découvrir.— Tu es la nouvelle ! Notre voisine de palier ! s’exclama cette dernière en

me voyant approcher.Elle descendit aussitôt de son perchoir pour me tendre sa main. Elle me

dépassait d’au moins une tête. Ses cheveux cuivrés, aux reflets presquerouges, étaient raides comme des baguettes de tambour et retombaient en unélégant carré plongeant qui mettait son visage émacié en valeur.

— Je suis le lieutenant April Donovan, un des deux médecins officiants àbord, se présenta-t-elle en penchant son corps longiligne vers moi.

— Lieutenant Alexi Snow, pour la météo.— Forcément ! s’exclama-t-elle. Comment s’est passée ta première

journée ? Je veux dire, avec les autres.Elle était survoltée et je ne compris pas très bien pourquoi.

— Avec Van Allen, surtout ! ajouta-t-elle malicieusement.Pour ça peut-être…— Pour faire court… commençai-je.Je n’en eus pas besoin.— C’est un vrai con ! me coupa-t-elle. Il en fait baver à tout le monde.Belle synthèse. Je n’aurai pas proposé mieux.— Et impossible de l’amadouer, c’est un misogyne de première !— C’est ce que j’ai cru comprendre…— Zora a essayé de… non, laisse tomber !Au contraire, j’aurais aimé en savoir plus.— Tu remarqueras que je parle beaucoup !— Oui, en effet ! ris-je franchement.— C’est la faute du whisky. L’alcool me fait faire des trucs insensés. Ou dire

des trucs insensés. C’est peut-être bien pire finalement !Horreur, cette fille me faisait déjà mal au crâne !Elle s’interrompit, brusquement songeuse. Mais ce ne fut que pour mieux

repartir.— Tu n’as pas rencontré Zora ?— Non, restai-je patiente. Qui est-ce ?— Un membre de l’unité des Marine Corps embarquée sur le Percival. Tu ne

l’as pas vue sur le pont, cet après-midi ?— Non. Il faut dire que mon attention était focalisée ailleurs…— Elle est à leur tête ! lâcha-t-elle, béate.Le chef des Marine Corps était une fille. Je trouvai ça chouette !— Elle leur en fait baver, c’est formidable ! Il faut dire aussi qu’elle est un

peu sadique sur les bords… Moi, je les répare quand ils sont trop cassés. Inutilede te dire que ce boulot a parfois des côtés très sympas !

— Et l’éthique dans tout ça ? ne pus-je m’empêcher de demander sur le tonde la plaisanterie.

Je souris en imaginant en quoi pouvaient consister ses tâches.Et dire que nous répétions que les hommes ne pensaient qu’à ça… Nous ne

valions pas mieux qu’eux, finalement.— Les cartes maritimes et les satellites, c’est beaucoup moins marrant,

expliquai-je à mon tour. Mais je pense avoir un bon coéquipier.— Qui est-ce ?

Ainsi donc, Jermaine était troublé par cette jeune personne qui ignoraitjusqu’à son existence. Qu’avait-il fichu pendant tous ces mois ?

— Jerry Rios, un type charmant.Le lieutenant m’en devait une, sur ce coup-là.Ma nouvelle amie haussa les épaules et eut l’air de s’en foutre comme de sa

première chemise.— Pas plus charmant que le commandant du Percival, de toute façon. Il est

passé au centre médical hier soir pour…— Le centre médical ? l’arrêtai-je. Pont… ? Euh… Sept ?Elle ouvrit de grands yeux étonnés.— Pont six. Pourquoi ?— Je cherche à tester mes connaissances. Il faut que je me familiarise avec

les lieux, j’ai tendance à me perdre dès que je circule dans les coursives.Et à me retrouver là où il ne le faudrait pas, dans les moments les plus

inopportuns…— Tu n’as donc pas eu droit à une visite guidée ? demanda-t-elle.— Ganipy s’en est chargé à mon arrivée, mais ça n’a pas été très loin.Cela avait surtout été pénible.April fit une grimace lorsque je prononçai le nom du maître principal.— Il y a un problème avec ce gars ?— C’est un tordu, expliqua-t-elle. Parmi tant d’autres ici.Cela n’en faisait qu’un de plus.Je me souvins qu’elle avait évoqué le commandant du navire peu avant que

je ne l’interrompe.Un dénommé Ford d’après mon ordre de mission.— Je n’ai pas eu l’occasion de me présenter au grand chef. April fronça les sourcils avant de poursuivre.— Le pacha est très occupé, ces derniers temps. Il gère des problèmes de

personnel, de matériel, et j’en passe. Ne tarde pas trop, quand même. Il estprévenant, aimable, mais très susceptible.

Et un homme caractériel de plus à gérer, un…— On le boit ce verre ? s’impatienta enfin April, à ma plus grande joie.

Qu’est-ce que tu prends ?— Un gin. Si vous avez…— Il y a tout ce dont tu peux rêver ici, plaisanta-t-elle en se penchant dans

le carton qui contenait les bouteilles.

Une autre bonne nouvelle, donc !Nous restâmes encore un moment ensemble, pour évoquer nos parcours

respectifs. Le doc me parla du quotidien sur le Percival, des contraintes enpassant par ses avantages.

Son salut tenait en la personne du commandant, qu’elle vénérait commeune idole, et qu’il me tardait donc de rencontrer. Elle ponctua son discours desoupirs lorsqu’elle loua son altruisme et sa gentillesse. Ainsi que sonapparence avantageuse.

À la fin de ses explications, je me demandais si j’aurais signé mon transfertsi j’avais pu discuter avec elle avant d’embarquer…

Il ne ferait bientôt plus jour. Je redoutai le moment où les coursives duPercival vireraient au rouge pour la nuit.

Rouge comme l’enfer et la colère. Le présage de ce que serait ma missionsur le navire ?

J’avais néanmoins passé une bonne soirée et m’étais détendue loin de mesnouvelles emmerdes. Avant de regagner ma cabine, je fis un détour par lepont quatre pour griller une dernière cigarette.

Le point d’orgue de ma journée.Il faisait doux à l’extérieur, et je repris la place que j’avais occupée quelques

heures auparavant. Le jour mourrait dans un dernier rayon de soleil orangé.Ce fut propice à de nouvelles introspections.

Jerry, April. J’espérais que Zora serait aussi d’une compagnie agréable.Je pris également la ferme décision de tout mettre en œuvre pour montrer à

mon supérieur qui j’étais réellement. À savoir une battante, très concernéepar ses prérogatives.

Une porte claqua derrière moi.— Lieutenant Snow, on ne vient pas s’encanailler dans mes quartiers ce

soir ?Cette voix aux inflexions sévères et railleuses…J’étais maudite. Il suffisait que je pense à Van Allen pour qu’il se matérialise

à proximité. Je me retournai lentement en tâchant de contrôler marespiration.

La journée avait été longue pour lui aussi. Les traits de son visage étaienttirés et ses cheveux pointaient dans tous les sens. Sa combinaison étaitnégligemment ouverte jusqu’au bas de sa gorge et laissait apparaître unmorceau de tissu en coton gris.

Un tee-shirt ? Un débardeur ?Mon imagination s’enflamma, attisée par les images de la scène à laquelle

j’avais assistée le matin même.— Snow ? me fit-il sursauter.— Ce que vous venez de me demander appelait une réponse ? réussis-je à

me reprendre.Je mourrai d’envie de courir me perdre encore une fois…Il fronça les sourcils une seconde puis alluma la cigarette qu’il tenait entre

ses doigts.— Pas nécessairement, finit-il par dire en s’approchant de quelques pas.Il y eut un silence pesant.— Je suis déterminée à vous prouver que je connais mon boulot, Capitaine.

Quoi que vous en pensiez.— Je n’ai pas remis en question vos compétences, Alexi. Seulement votre

incapacité à vous adapter à un nouvel environnement.— Dois-je vous rappeler que vous avez souligné, devant l’équipe au grand

complet, à quel point j’étais nulle… Ça ne fait pas vingt-quatre heures que jesuis là ! ne pus-je m’empêcher de l’agresser.

Le sang battait furieusement dans mes tempes, à tel point que jecommençais à y voir trouble.

— On se calme, Snow, se ravisa-t-il brusquement. Ne perdez pas de vueque vous vous adressez à moi.

— C’est tellement facile, vu comme ça… marmonnai-je.Ses yeux se révulsèrent.— Je vous demande pardon ?Je l’avais fichu en rogne. J’avais tiré le gros lot…— Je n’ai pas l’habitude qu’on me contredise, Lieutenant. Sachez-le. Et

soyez sûre que je ne vous laisserai pas continuer à me parler sur ce ton.Il usait à nouveau de cette voix autoritaire, comme lorsqu’il avait donné ses

ordres un peu plus tôt dans la journée.Il fallait crever l’abcès. Rapidement et promptement. Je me lançai, quitte à

en être ridicule.— En ce qui concerne l’épisode de ce matin… Je n’ai jamais eu un bon sens

de l’orientation. Je suis désolée…— Vous êtes toute pardonnée, se radoucit-il en esquissant un sourire.Pouvait-on être si outrageusement beau ?— Je ne peux pas m’empêcher de penser que cela a influé sur la manière

dont vous m’avez traitée aujourd’hui.— J’ai su faire la part des choses, énonça-t-il avec un étrange

enthousiasme.Pas moi, malheureusement…Il me fit un clin d’œil et j’eus l’énorme impression qu’il se moquait de moi. Il

soufflait le chaud, puis le froid. À ce rythme-là, je finirais malade en moins dedeux. Ou cinglée.

— Vous et moi ne sommes pas partis sur de bonnes bases, Snow. Sachezd’abord que je n’aime pas qu’on aille contre mes avis et mes décisions.Particulièrement quand c’est réfléchi, et justifié, poursuivit-il.

Encore un maniaque du contrôle. Formidable…Il prit le zip de sa combinaison et l’abaissa jusqu’à son nombril.— Qu’est-ce que vous faites ? paniquai-je.— Je me mets à l’aise, dit-il tranquillementIl s’approcha à la manière d’un fauve et je fus forcée de reculer. Mon dos

heurta la rambarde. Je m’immobilisai, tétanisée. Lorsqu’il arriva au plus prèsde moi, j’eus l’impression qu’il allait me manger toute crue. Il posa ses mainsde part et d’autre de mon corps, me retenant prisonnière contre la barred’acier. Ses yeux de glace me poignardèrent. Il m’avait à sa merci et la choselui plaisait, en témoignait le sourire qui ne demandait qu’à s’épanouir au coinses lèvres.

Un parangon de vertu ? Je n’y croyais pas une seconde.Je mordis ma langue jusqu’au sang et priai pour qu’il ne s’approche pas

plus.— Alexi, je crois que c’est comme ça que je vais vous préférer. Muette, et

docile. Et s’il faut pour ça que je me déshabille de temps en temps, cela ne meposera pas de problèmes.

À moi non plus…Il ne bougea pas d’un pouce. Mon embrasement était tel que je finis par

baisser les yeux pour ne pas m’humilier davantage.Satisfait, il recula d’un pas et, sans me lâcher des yeux, me congédia.— Votre cigarette est terminée. Nous avons du boulot demain matin.

Regagnez votre cabine.Je pris mon courage à deux mains et relevai la tête.— Nous n’en avons pas fini, vous et moi, articulai-je.J’étais certes très troublée, mais par-dessus tout révoltée.Je lui lançai un regard meurtrier, qu’il accueillit avec un sourire narquois,

puis passai devant lui et regagnai l’intérieur du navire, la rage me déchirantventre.

Et pas seulement la rage. Ce qui était bien pire…

Chapitre Trois

Van Allen avait fichu une pagaille sans nom dans ce que je n’étais même

plus en droit d’appeler un cerveau tant je rivalisais de crétinerie etd’immaturité depuis deux jours... Je trouvai le sommeil des heures plus tard,réduite par sa faute à une boule de nerf impuissante.

Mais surtout incandescente.Nous avions tous signé en connaissance de cause. Nous devions obéissance

et respect à tous nos supérieurs, quitte à supporter sans broncher n’importequelle forme d’injustice. Quant à la vie en communauté, elle générait tôt outard des situations où nous nous déshabillions plus ou moins devant les autres.Du moins le supposai-je dans les dortoirs.

Mais à quoi pouvais-je donc renvoyer ce que s’était permis de faire monsupérieur sur le pont quatre ?

Le pire était que s’il avait été plus âgé, moins attirant, j’aurais hurlé auscandale.

À quoi jouait donc cet enfoiré, et qu’attendait-il de moi ?Les mots qu’avaient utilisés Drake et Donovan, la veille, me revinrent en

mémoire.Déterminé et incorruptible.Une banquise.Et le meilleur selon moi : un misogyne de première.Qu’il aille se faire foutre, bon sang !Nouvelle journée, nouveau mantra. Je poursuivais mon plan initial en

projetant de tout donner dans mon boulot.Le plan B viendrait en temps et en heure.Je signai en ces termes la fin des négociations avec mes bas instincts et

partis boire mon premier café de la journée au mess des officiers.Je croisai les hommes de l’équipe de nuit qui avaient fini leur garde et ne

prêtai pas attention à leurs tentatives d’intimidation. J’essayai de meconvaincre que j’étais désormais une femme neuve, absolument plus dominéepar sa colère, ou par ses hormones.

Puis je gagnai notre salle de travail, encore déserte. Personne n’arriveraitavant six heures du matin. Je disposais d’une heure et demie pour abattre lasomme de travail d’une matinée, mon objectif étant de forcer le respect de

mes collègues. Et de mon supérieur, dans le meilleur des cas.J’allumai trois des ordinateurs de la grande pièce, relevai les données des

sondes et me connectai aux satellites météo. Puis je me lançai.C’est avec soulagement que je me retrouvai enfin, au fur et à mesure que

mon travail avançait.Sur les coups de cinq heures et demie, j’entendis frapper à la porte. Avant

qu’un homme d’une cinquantaine d’années n’apparaisse sur le seuil. Il medépassait, lui aussi, de deux têtes… Sa silhouette mince couplée à son port detête altier en imposaient d’emblée. Ses yeux étaient d’un bleu très clair. Et sescheveux courts poivre et sel sublimaient ce charme que certains hommesn’acquéraient qu’avec les années. J’étais certaine que ce beau spécimen avaitdû avoir du succès dans son jeune temps…

Il approcha, et les galons sur les épaulettes de sa chemise blanche parlèrentpour lui.

— Commandant, le saluai-je en me redressant d’un bond.Il m’observa quelques dixièmes de secondes, puis m’adressa enfin la parole

lorsqu’il comprit à qui il avait à faire.— Bienvenue parmi nous, lieutenant Snow ! Vos supérieurs à Everett n’ont

pas tari d’éloges sur vous. Je suis curieux de voir ce que cela concerne et meréjouis donc de vous compter parmi nous.

Je rougis furieusement, surprise par cette étrange entrée en matière.— Merci, Commandant.— On vous a bien installée ? demanda-t-il avec intérêt.April n’avait pas tort sur un point. Le grand chef était, au premier abord,

plutôt prévenant et attentif. Je me méfiai tout de même de la suite…— La cabine qui m’a été attribuée est confortable. Beaucoup plus luxueuse

que ce j’ai pu connaître ailleurs, croyez-moi ! Je vous remercie, Commandant.Ma dernière remarque parut l’amuser.— Lieutenant Snow, ne soyez pas étonnée si j’évoque un autre sujet si tôt,

je l’estime assez important et ne tiens pas à passer à côté de fâcheuxévènements. Si des hommes de l’équipage faisaient preuve d’un quelconqueharcèlement, de la moindre remarque ou du moindre geste déplacé, je tiens àce que vous me le rapportiez. Nous tenons à préserver l’intégrité morale etphysique de toutes les personnes sur ce navire. Encore plus des femmes, quipeuvent être soumises à certaines pressions.

— Je saurai m’en souvenir, Commandant.Pouvait-on considérer que ce que m’avait fait subir le capitaine Van Allen

était du harcèlement ?

Du bizutage, peut-être ?Je tentai de rester stoïque tandis que des images du film des évènements de

la veille menaçaient de faire voler en éclat mes nouvelles résolutions.— Je vous ai interrompu ?— Pas du tout Commandant, je m’avançais dans mon travail.On appelait ça faire du zèle…— Je suis à la recherche des rapports établis la semaine dernière par Rios,

expliqua-t-il.— Je crains de ne pas pouvoir vous aider, Commandant.Il me fixa plus attentivement que lorsque nous nous étions présentés. Je le

vis plisser les yeux, froncer les sourcils.— Bien entendu, Snow, finit-il par dire plus abruptement. Je ne vais donc

pas vous distraire plus longtemps.Il me sourit à nouveau et j’eus une impression de déjà-vu, puis il se dirigea

vers les armoires dans lesquelles l’équipage consignait les dernières archives.Je retournai à mes activités, l’observant de temps à autre tandis qu’il étaitconcentré sur des dossiers.

N’y avait-il pas un membre de l’équipage chargé d’effectuer ce genre derecherche pour lui ?

Cinq minutes avant la prise d’ordre du reste de l’équipe, le commandantFord me salua et sortit.

Jerry ne tarda pas à arriver, suivi de près par trois sous-officiers sous nosordres. Je me préparai mentalement à affronter sans ciller le regard de glacede mon nouveau tortionnaire.

— Lex, tu as vu Van Allen ? me demanda Rios en parcourant le résultat demon travail.

— C’est Alexi, tiquai-je immédiatement. Et non, je ne l’ai pas vu.Il eut l’air étonné.— Je l’ai pourtant croisé sur le pont principal.— J’ai eu la visite du grand chef, et c’est tout.Une lueur de compréhension s’alluma dans son regard. Visiblement, quelque

chose m’avait échappé.— La visite du contre-amiral Van Allen, donc, reprit-il.Il me faisait marcher ?— Quel est son lien de parenté avec… l’autre ? articulai-je, éberluée.— L’autre ? Tu en es déjà là ! constata-t-il, navré. C’est son père.Je revis ses yeux clairs... Quoique pas du même bleu.

— Si c’est le contre-amiral Van Allen que j’ai rencontré, où est Ford ?— Il a été appelé sur un autre bâtiment le mois dernier, expliqua-t-il. Soren

Van Allen fait fonction de commandant en attendant qu’un autre occupe leposte de manière permanente.

April Donovan n’aurait-elle pas dû prendre la peine de m’en parler plutôtque de m’assommer avec le flot d’inepties dont elle m’avait abreuvée ensuite ?

— Soren ? relevai-je avec curiosité.— Ils sont d’origine danoise.Voyez-vous ça…— Van Allen a très moyennement apprécié de voir son père débarquer sur

le Percival. C’est toujours très récréatif de les voir communiquer pendant lesréunions !

— Le père est en tout cas plus affable que son fils.— Et une de plus sous le charme du pacha… soupira-t-il.Et de son rejeton… Aurait-il pu ajouter.— Ils n’ont pas grand-chose en commun, c’est vrai, reprit-il.Si ce n’est qu’ils étaient sexy en diable tous les deux, chacun à leur façon.— Bonjour Messieurs !— Quand on parle du loup… chuchota Jerry en se tournant vers Van Allen

pour le saluer.Je secouai la tête vigoureusement et m’installai devant un ordinateur. Ce

n’était pas le moment de me laisser distraire.— Snow, vous êtes bien matinale, entendis-je derrière moi.La première salve venait d’être lancée.Je ne me retournai pas, mais sentis son regard transpercer mon dos.Visiblement déçu de ne pas avoir attiré mon attention, il s’approcha de la

chaise sur laquelle j’étais assise, se pencha vers moi en posant ses avant-brassur le bord de mon bureau. Je pianotai frénétiquement sur le clavier de monordinateur et luttai pour garder mon regard fixé sur l’écran.

Il sentait bon le savon ce matin-là. Une odeur suave, un peu ambrée, etfraîche. J’en conclus qu’il avait pris une douche juste avant de nous rejoindre.Sans que personne ne s’égare cette fois aux alentours de sa cabine…

Je me concentrai encore sur les données de mes tableaux de mesure, aupoint de m’en faire décoller la rétine, et rassemblai mes idées.

— Capitaine, j’ai déjà tiré les premières conclusions des analyses de la nuit,dis-je enfin en lui tendant une liasse de feuilles.

J’avais prononcé cette phrase à haute et intelligible voix et toutes les têtes

s’étaient tournées vers nous.Il me l’arracha des mains.J’osai enfin le regarder et le regrettai presque tant la vision de son visage

en colère me fit trembler. Ses lèvres boudeuses crispées, ses yeux polaires quilançaient des éclairs, les lignes de sa mâchoire plus marquées, le rendaientterriblement intimidant.

Il fronça ses sourcils en feuilletant les quelques pages que je lui avaisdonnées, puis pris au dépourvu, ne put se contenter que de me fusiller duregard.

— Bon boulot, Snow, répondit-il quand même avec agacement.Avant de se redresser et de s’éloigner dans la pièce.Snow : 1. Van Allen : 1. Balle au centre.Je soufflai discrètement et m’autorisai à baisser la garde durant quelques

instants.Cinq minutes. J’avais tenu cinq toutes petites minutes et il n’était que six

heures du matin. Allait-il falloir que je mobilise autant d’efforts pendant troismois pour être en mesure de l’affronter ?

Nous retrouvâmes le commandant une heure plus tard, pour assister au

briefing hebdomadaire réunissant la météo, le chef de l’escadron, et le postede commandement de la navigation.

— Capitaine Van Allen, vous commencez, annonça notre grand chef sansaccorder un regard à son fils.

— À vos ordres, Commandant… bougonna ce dernier en prenant la placeque son père lui laissait.

Allaient-ils se donner en spectacle cette fois-là, ou allais-je devoir attendreune autre occasion pour prendre la mesure de ce que m’avait révélé Jerry ?

L’assemblée silencieuse semblait guetter le moment où l’un ou l’autredéraperait. Le capitaine passa nerveusement une main dans ses épais cheveuxaux reflets dorés et je jubilai de le voir encore irrité.

Van Allen père vint se placer à côté de moi en m’adressant un sourire poli.Cela n’échappa pas à Junior, et je lui souris à mon tour effrontément.

Le dossier qu’il tenait dans ses mains contenait, entre autres, le fruit demon labeur de la matinée. Jamais de ma vie, je n’aurais pensé pouvoir faire untravail si consciencieux et détaillé. Jerry avait été heureux de se reposer surmoi. Il n’avait pas pu s’empêcher de se pencher sur mes résultats et avait eul’air convaincu par ma première prestation. J’avais impressionné mon équipeet mouché mon supérieur direct. Les affaires reprenaient.

Tout le monde se dispersa une heure plus tard, sans qu’aucun incident n’aitété à déplorer. Le commandant fut un des derniers à quitter la pièce.

— Andreas, je voudrais que tu m’accompagnes en bas. J’ai de la paperasse àte faire signer, parla-t-il plus bas.

Andreas ?Je sus d’instinct à qui appartenait ce prénom original…Le commandant venait de sortir dans le couloir. Ne restait plus que Rios,

Van Allen et moi. Je vis mon supérieur s’attarder encore, puis il releva la tête,et avec un sourire satisfait daigna seulement obéir à son père.

Andreas, donc. Andreas Van Allen.Il serait sorti d’une bande dessinée ou d’un film de super héros que cela ne

m’aurait pas étonnée.Comme si cela ne suffisait pas...Je rentrai les données du jour dans le disque dur de mon ordinateur, puis

quittai la salle à mon tour. Drake et deux de ses ailiers étaient réunis au basd’un escalier et semblaient converser joyeusement.

— Les gars ! Il va falloir y aller ! C’est l’heure ! s’exclama soudain le pilote.Je sursautai, surprise par cet enthousiasme.— Réglé comme du papier à musique, Drake, se moqua Jerry qui arrivait

derrière nous.— Rios, ce n’est pas parce que tu préfères les rouquines hystériques que tu

dois bouder le plaisir des autres !— Qu’est-ce qui se passe ? me permis-je d’intervenir.— Tu veux venir, miss météo ? Je suis sûre que tu y trouveras ton compte,

toi aussi !— Si vous m’expliquiez d’abord de quoi il s’agit ?— Surprise ! répondit-il les yeux pétillants de malice.— Ça commence sur le pont huit ! me lança-t-il joyeusement. Ensuite, qui

sait…J’avais beaucoup donné ce matin, une promenade à fond de cale me ferait le

plus grand bien. Je m’apprêtai à suivre Theodore.— Jerry, tu ne viens pas ?— Non, merci Lex. Ça ne me fait plus d’effet depuis longtemps !De l’effet ?— Qu’est-ce qu’il y a, sur le pont huit ? lui demandai-je, intriguée.— La laverie, une épicerie, un grand salon. Et, surtout, une salle

d’entraînement. Tu verras par toi-même… dit-il d’un air mystérieux.

Je verrai…Je suivis Theodore jusqu’à l’entrée de ce qu’il n’avait eu de cesse de

qualifier de caverne aux merveilles.Car ce gigantesque navire n’avait pas fini de m’impressionner ! L’espace

devant nous était occupé par au moins deux dizaines de machines de tortures,toutes plus sophistiquées les unes que les autres. Rameurs, fontes diverses etvariées, tapis de marche, et des tas d’autres horreurs dont je ne connaissaismême pas le nom, encore moins l’utilité.

Des spots enfoncés çà et là dans le plafond diffusaient une lumière douce etapaisante. J’aurais parié me trouver dans une de ses salles du centre-ville deSeattle qui promettaient monts et merveilles, ou fesses en béton et cuissesfuselées à quiconque s’acquittait d’une cotisation exorbitante.

Kenneth Pierce était déjà là, au fond de la salle, allongé sur un banc. Iltenait un poids dans sa main droite et le soulevait mollement en fixant la ported’entrée. Son visage s’illumina lorsqu’il nous vit approcher. Je savais que cen’était pas parce qu’il avait aperçu Drake…

— Lieutenant Snow, vous venez rêver avec nous ! me lança-t-il lorsquenous parvînmes à ses côtés.

— Et toi, tu rêves tout court ! s’esclaffa Theodore, tandis que son regardvoyageait sans discrétion de lui à moi.

— Ta gueule, Teddy Bear !Teddy Bear ? m’interrogeai-je aussitôt.Pierce se renfrogna, et je détournai mon regard, un peu mal à l’aise. Tout

cela prenait des airs de colonie de vacances.J’admirai une seconde les muscles des quelques gars qui transpiraient

autour de nous. Puis les machines à nouveau. D’ordinaire, j’étais plutôtbranchée course à pied, mais je me voyais mal dévaler les escaliers, etarpenter au petit trot les coursives du navire, trois fois par semaine.

— Fermez-la, ça commence ! intervint l’autre pilote qui nous avaitaccompagnés.

Tous les mâles en présence pivotèrent d’un même élan vers l’entrée etfrétillèrent avec la même impatience. Theodore n’était donc pas le seul à tenirà se trouver en ces lieux, à cette heure précise de la journée. Nousentendîmes un martèlement de pas précipités, qui se rapprocha au fil dessecondes. Jusqu’à ce qu’une quinzaine d’hommes en tenue de sport fasse leurentrée en trottinant.

Suivis de près par une jeune femme magnifique. Svelte sans être tropmassive, des jambes interminables, une poitrine généreuse écrasée sous saveste de survêtement noire. Elle était dotée d’un visage sublime aux traits

anguleux, composé de lèvres pulpeuses, de pommettes hautes, et d’un nezrond et délicat. Sa peau, d’un caramel chaud et ambré, accrochait la lumièredes spots, et ses grands yeux de chat brillaient de contentement.

Zora, cette panthère noire qui aurait pu s’afficher sur la couverture enpapier glacé d’un magazine, commandait et entraînait ce tas de types trèsathlétiques. Elle semblait même prendre un pied fou à donner des ordres à songroupe. Je la trouvais de plus en plus fantastique !

J’observai mes compagnons.Kenneth était concentré sur le spectacle, Theodore bavait devant la

somptueuse créature. Lorsque le groupe de Marine Corps se dirigea versl’étendue de tapis à notre gauche, toutes les paires d’yeux, et de couilles,alentours suivirent avec la même docilité.

Navrant.En plus de détermination, la belle se déplaçait aussi avec grâce. Ses

hommes s’accroupirent devant elle ; posèrent une paume sur le sol, croisèrentl’autre dans leur dos et commencèrent à enchaîner les pompes.

La démonstration devenait intéressante, tout compte fait !Leur chef tournait furieusement autour d’eux et vociférait des menaces au

contenu très fleuri.— C’est Zora Weet.Theodore avait enfin retrouvé l’usage de la parole, mais semblait toujours

aussi ensorcelé.— C’est quelque chose cette femme-là ! Elle est super, non ?J’acquiesçai, amusée.— Et tu fais ce cirque tous les jours ? me moquai-je encore un peu de lui.— Tous les trois jours, répondit Pierce à sa place. Il est encore plus assidu

depuis qu’elle l’a rembarré. N’est-ce pas, Drake !Il lui décocha un coup de poing dans l’épaule. Un geste né sous l’ère des

hommes de Neandertal, qui avait traversé les âges et avait encore de beauxjours devant lui. Le genre de truc qui me faisait sourire.

Ces hommes…Theodore fit mine d’être vexé. Cela ne l’empêcha pas de continuer à dévorer

des yeux la furie hurlante.— Snow ! Vous ici ?Van Allen venait d’arriver à nos côtés. Haussant un sourcil, il me fixait d’un

air moqueur.La fête commençait pour moi aussi…

Il ne portait plus la combinaison qui sublimait sa haute stature et sa carruresubtilement étoffée. Mais un tee-shirt gris tombait de façon tout aussi parfaitesur ses épaules, et moulait son torse. L’encolure en V laissait même apparaîtrequelques poils clairs sur sa peau. Sa belle peau hâlée, presque mate.

Je pouvais attester du fait qu’il ne s’agissait pas du résultat d’une expositionprolongée sous les rayons du soleil. Et, qui plus est, à quelle occasion aurait-ilpu s’adonner aux joies du farniente de manière aussi intensive ?

Il fallait que je me penche sur cette particularité physique qui le rendaitencore plus appétissant. Son père était plutôt pâle, il se pouvait donc que samère lui ait légué certains gènes susceptibles d’avoir produit ce formidablecocktail de virilité et d’exotisme.

Je déglutis encore lorsque je découvris, ensuite, que son bas desurvêtement était parfaitement ajusté sur ses hanches étroites.

— Je suppose que vous en avez terminé avec ce que vous étiez censée fairece matin, Snow, asséna-t-il d’une voix intransigeante, qui me sortitbrutalement de ma contemplation.

— Vous supposez bien. Je viens m’entraîner.Nouveau sourire moqueur, nouvelle étincelle de satisfaction dans ses yeux

acier.— Vous êtes sportive, Alexi ? Je ne me l’imaginais pas de cette façon… C’est

bien.La température de mon corps prit encore dix degrés.Nous situions-nous toujours dans un cadre strictement professionnel ? Le

doute m’assaillit à nouveau. Je jetai un œil à Kenneth et à Theodore quis’étaient temporairement désintéressés du spectacle, et suivaient notreéchange. De l’autre côté de la salle, les athlètes étaient maintenant couchéssur le dos. Les abdominaux contractés, ils comptaient avec Zora Weet leursmontées et descentes du sol au plafond.

— Et de quelle façon, au juste ? demanda Drake, curieux.Van Allen le fusilla du regard.— Est-ce que je t’ai demandé ton avis, Drake ?De la tension crépitait dans l’air.Entre nous ? Entre eux ? Ils se fixèrent quelques instants, une lueur de défi

dans leurs regards, comme deux fauves prêts à se jeter l’un sur l’autre.Je n’aimais pas les embrouilles, je me foutais de ce qui les mettait en rogne,

alors je pris mes jambes à mon cou.— Vous m’excuserez, j’ai à faire, dis-je en me levant.Van Allen retrouva illico sa bonne humeur.

— Et qu’est-ce que vous faites de votre séance d’entraînement, Snow ?Je perdis l’équilibre précisément au moment où je le dépassai, et manquai

de chuter au sol, mon pied toujours coincé entre deux tapis.— Vous avez besoin d’aide, peut-être ?C’était officiel. Mon supérieur me prenait vraiment pour une abrutie.— Peut-être faudrait-il d’abord apprendre à tenir sur vos jambes avant

d’envisager pouvoir utiliser ces machines… continua-t-il, toujours plusmoqueur.

Je finis de me décomposer et filai sans me retourner, dans ma cabine puissur le pont principal, pour terminer ce que je devais lui rendre le lendemainmatin.

Et même là-bas, je fus prise de fortes poussées de fièvre en me lereprésentant en train de transpirer sur les engins de tortures du pont huit…

Je n’imaginais pas passer trois mois dans cet état à moins de mourir d’unecombustion spontanée. Il me fallait trouver une solution. Hélas, la seule que jeconnaissais pour me délester de certains besoins primaires – presqueinavouables quand on était une femme – était logistiquement impossible àatteindre. À moins que Poséidon ait ouvert une boîte de nuit ou un barbranché en plein milieu du Pacifique, la situation était plutôt désespérée.

Le bon déroulement du reste de la journée contrebalança cette déconvenue.J’avais rejoint April, toujours sans Jerry, au mess, avant de reprendre monposte pour le reste de la journée. Van Allen avait volé avec Drake et lesautres, puis était resté dans le hangar une partie de l’après-midi. Avant dedisparaître, me laissant encore un peu plus de répit.

J’étais restée dans nos quartiers, après qu’ils soient tous partis. La nuitvenait de tomber et l’équipe de nuit ne tarderait pas à prendre la relève.J’avais toujours eu besoin de ces moments de solitude en tête à tête avec lalune. Peut-être même encore plus depuis mon arrivée sur ce foutu bâtiment.

Après avoir parlé météo et statistiques avec mon équipe, j’étais convaincuede tout l’intérêt que j’éprouvais à l’égard de ce boulot, par-dessus toute autreconsidération.

L’espace de quelques heures seulement…Il était temps de baisser la garde.Un en-cas, une cigarette, et une bonne nuit de sommeil constitueraient la

suite de mon programme.J’attendais patiemment que les ordinateurs s’éteignent. Abîmée dans mes

pensées, j’entendis à peine la porte s’ouvrir.— On fait encore du zèle à cette heure, Lieutenant ?

Pour la vingtième fois de la journée, je tressaillis en l’entendant semanifester derrière moi.

Van Allen se tenait sur le seuil de la porte, son épaule appuyéenonchalamment sur l’épais encadrement métallique, les bras croisés sur sapoitrine.

Je commençais déjà à me sentir toute chose.Mesure de précaution numéro un, ne pas le regarder.Je lui tournai le dos et empilai sur le bureau les rapports que j’avais

consultés. Soudain, la lumière s’éteignit et la pièce fut plongée dans lapénombre. Je me retournai et vis sa main posée sur l’interrupteur. La lueurblafarde de la veilleuse au-dessus de la porte donnait à ce superbe connardune allure intimidante. Du moins, encore plus que d’ordinaire.

Bien que j’eus tenté de lutter toute la journée, je constatai encore quel’effet qu’il produisait sur moi était à la fois phénoménal et absurde. Je mesentis incroyablement idiote.

— J’ai encore besoin de lumière ! aboyai-je, à défaut de pouvoir lui donnerun ordre.

Il ne bougea pas.— Non. Vous avez surtout besoin d’aller au lit.Dans le vôtre, alors ?Je le dévisageai.— C’est ce que je m’apprêtais à faire avant que vous ne veniez une fois de

plus profiter de la situation.— Profiter de la situation ? s’exclama-t-il, outré. Et de quelle manière,

Snow ? Je ne crois pas m’être montré incorrect.— Sauf votre respect Capitaine, je trouve que vos manières n’ont rien de

professionnelles cette fois.Je me dirigeai vers la table, au centre de la pièce, et rassemblai les

documents que j’avais utilisés dans l’après-midi.Penser à ces statistiques intéressantes, à ces courbes captivantes.Non, tout compte fait, penser aux courbes n’était pas une bonne idée…La porte claqua et je continuai de me concentrer sur ma tâche comme s’il

s’agissait de la chose la plus importante au monde.Je ne l’entendis pas approcher tant les pulsations de mon cœur résonnaient

dans ma tête, jusqu’à que je sente son souffle sur ma nuque.— Voulez-vous savoir ce qui ne serait pas professionnel, Alexi ?Je me retournai vivement et fis face à ses prunelles pâles, troublées par une

nouvelle ombre.— Je pense l’imaginer… murmurai-je.Il s’approcha très près de mon visage. Trop près.— Allons-y, j’ai besoin d’avoir votre avis sur la question. Qu’est-ce que vous

dites de… ça ?Il hésita une seconde, puis posa sa main sur ma taille.Je me figeai.Sa main glissa sur ma hanche.— Ou de ça.Mon souffle se fit court. Encore une fois, mon cœur s’emballa. Je trouvai

tout de même la force de lui répondre.Pas celle de lui en coller une...— Je pense que… je pense maintenant être en mesure de vous traîner

devant les instances du JAG.— Oh vraiment ? dit-il en collant cette fois son torse contre ma poitrine. Je

ne vous ai pourtant pas entendu protester.— Je n’en ai pas encore eu le temps… articulai-je avec de plus en plus de

peine en sentant une autre partie de son corps durcir contre mon ventre.Je ne faisais donc pas qu’agacer le capitaine Van Allen…Il sourit, plus beau que jamais. Plus arrogant, et plus insupportable aussi.— Et à cette distance, Snow ? Suis-je encore professionnel ?À mon grand désespoir, je couinai.Lui ricana, ravi par l’effet de sa manœuvre.Il posa ses mains sur la table, par-dessus les miennes, et je me penchai en

arrière pour tenter de lui échapper. Dans une autre vie, je me serais jetée àson cou.

— J’imagine qu’avec ça vous êtes susceptible de croupir pieds et poings liésau fin fond d’une geôle, soufflai-je contre sa joue.

Ce soir-là, il sentait encore le tabac, le cuir et la gomme brûlée. Un mélangesingulier, âpre et décadent.

— Pieds et poings liés ? susurra-t-il tandis que ses yeux s’assombrissaientencore.

Mon Dieu, que quelqu’un me vienne en aide !Il recula soudain d’un pas et ce fut comme si la bourrasque d’un vent glacial

venait de me cingler le visage.Je compris mieux pourquoi Drake avait parlé de banquise, la veille.

J’étais à moitié vautrée sur la table, dans un état d’excitation et de paniqueavancé. Je me redressai d’un bond et cherchai à reprendre mes esprits.

Van Allen en profita pour me porter l’estocade.— Je ne vous ai toujours pas entendu protester, Snow. En réalité, vous êtes

gouvernée par les mêmes instincts que ceux dont vous vous moquez. Vous,Donovan, et toutes celles qui se joindront à vous. N’était-ce pas une belledémonstration ?

Son culot me laissa sans voix.— Je vais vous laisser méditer là-dessus, lieutenant Snow, dit-il en

s’éloignant vers la porte. Mais sachez que, pour moi, le dossier est classé.Je crus ne jamais m’être sentie plus humiliée que ça.— J’espère maintenant compter sur notre bonne entente, sans qu’elle ne

soit parasitée par vos états d’âme.— Mes quoi ? m’insurgeai-je enfin.Comment s’y était-il pris pour retourner à ce point la situation contre moi ?J’avais encore beaucoup à apprendre…— C’est vous qui avez commencé ! commençai-je à hurler. Vous vous foutez

de moi !— C’est bien de cela dont je voulais parler, Alexi… continua-t-il en ignorant

ma colère.J’allais le massacrer !— C’est quoi votre problème ? J’étais on ne peut plus sérieuse, tout à

l’heure, quand…Je m’interrompis lorsque les néons se rallumèrent. Andreas Van Allen, dans

toute sa splendeur et sa suffisance, apparut nimbé de lumière, comme à sonarrivée, la main posée sur l’interrupteur.

Il m’adressa un dernier sourire angélique.— Bonne nuit, lieutenant Snow.Avant de disparaître.

Chapitre Quatre

C’était une catastrophe, car jamais je n’avais songé en arriver là.Le capitaine Van Allen m’attirait comme un aimant. De manière irrésistible,

et complètement aberrante, si l’on tenait compte de la façon dont il me traitaitdepuis deux jours.

Je commençais à enfreindre toutes les règles. Du moins, toutes celles que jem’étais fixées après ma déconvenue avec Gabriel.

Je n’avais pas imaginé qu’il était possible d’avoir envie de tuer tout en étantparcourue de fourmillements délicieux. Et c’est pourtant ce que j’avaiséprouvé, navrée, lorsque j’avais rejoint ma chambre après notre étrangeconfrontation dans la salle de travail.

Andreas Van Allen était un enfoiré de première, sadique et autoritaire desurcroît. Je ne devais pas entrer dans le jeu de ses provocations, apprendre àme contrôler et trouver des armes à la mesure de la situation.

Vaste programme…— Lex, je t’ai cherchée partout !C’était Alexi, bordel de merde !April Donovan ne prit même pas la peine de frapper et se laissa tomber

lourdement sur ma couchette.— Tu as une mine affreuse ? Qu’est-ce qui t’est arrivée ?Je fantasme à un point inimaginable sur l’homme qui a juré ma perte et qui,

contre toute attente, avait peut-être très envie de moi hier soir.Cette fille n’allait pas tarder à découvrir à quel point j’étais tordue. Les

expressions de mon visage ne trompaient personne quant à ce qui me passaitpar la tête.

— J’ai passé trop de temps avec Jerry, dans nos bureaux, dis-je à la place.J’omis, bien entendu, de lui parler de la deuxième partie de la soirée.— Qui ça ?— Mon homologue, tu te rappelles ? Le gars drôle, charmant, et…— Il faut que je te raconte ma journée ! me coupa-t-elle.Cela n’allait pas être facile de lui vendre mon coéquipier.— J’ai passé en revue l’unité des Marines. Les types qu’entraîne Zora.Je m’attendis au pire…

— Et ?— C’était sensationnel ! Crois-moi, elle fait du bon boulot !Je n’en doutais pas une seconde après avoir assisté à une de leurs séances

de torture.— Elle t’a aperçue avec Drake pendant l’entraînement. Ne me dis pas qu’il

continue de croire en ses chances ?— Il s’appelle Theodore et il est plutôt sympathique, ne pus-je m’empêcher

de le défendre.— Il l’a invité au mess tous les soirs pendant un mois avant de se

décourager. Je crois que c’est celui qui a tenu le plus longtemps. Zora en étaitpresque impressionnée.

Presque ? J’étais certaine que Zora, en plus d’être belle à en mourir, étaittotalement inaccessible et hors de portée de tous les hommes du navire. Àmoins qu’elle et Van Allen…

Je secouai la tête pour chasser cette idée déplaisante de mon esprit.— Zora fréquente le mess ? demandai-je au hasard pour relancer la

conversation vers d’autres horizons.— Elle n’y met jamais les pieds. Son truc à elle, ce sont les sachets

lyophilisés hyperprotéinés. Elle emmène parfois certains repas dans sa cabine,mais c’est tout. Tu as vu à quoi elle ressemble, non ? C’est aussi une manièrede se protéger, je crois.

— Peut-être, en effet… fis-je songeuse.Belle, agressive, et très soucieuse de son apparence. Nous allions nous

entendre…— Je dois t’examiner toi aussi, me fit sursauter April en changeant

brusquement de sujet. Demain.— Demain ? J’ai pourtant été vu à Everett, il n’y a pas si longtemps que ça.— Van Allen m’en a parlé dans l’après-midi. Il s’agirait d’une requête

émanant du commandant.— J’ai fait un séjour prolongé en Indonésie, il y a quelques années. Ils ont

encore peur que je sois porteuse du palu, ou d’une autre saloperie ? Pourquoiest-ce qu’ils ne m’ont pas mis en quarantaine quand je suis arrivée ?

April ricana tandis que je me renfrognai.J’allais devoir me plier aux ordres de ces messieurs.— Je peux passer à quelle heure ? soupirai-je, résignée.— Après dix-neuf heures, quand tu auras fini là-haut. C’est lui qui me l’a

imposé.

Cela finit de me contrarier.— Je fume beaucoup et je ne suis pas raisonnable lorsqu’il s’agit de boire. Il

se peut que je ne sois pas au top de ma forme.Elle me sourit gentiment.— Je ne t’embêterai pas, promis !Elle se releva avec énergie.— Je vais te laisser, il est l’heure de dormir.Puis elle s’avança vers la porte pour quitter la pièce.— Lex, tu as pensé à emmener un canard, un lapin, ce genre de chose ? me

lança-t-elle le plus naturellement du monde après s’être retournée. À moinsque tu ne préfères les jouets plus réalistes ? Une bite, c’est une bite aprèstout. Pourquoi essayer de la déguiser en un truc rose et mignon sous prétextequ’on est des filles ?

J’étais choquée par la manière directe dont elle avait abordé la question,mais on ne peut plus d’accord avec le fond de son discours.

— Tout ça pour te dire que j’ai de quoi faire si tu n’y avais pas pensé.Non, je n’y avais pas pensé. Jusqu’à ce que je tombe nez à nez avec le cul

d’enfer de Van Allen.— Si tu as besoin de quelque chose, n’hésite pas.Je commençai à apprécier cette fille qui l’ouvrait sans filtre et sans tabou.— Merci, April. C’est gentil ! ris-je devant son air sérieux.— Non, c’est normal. Bonne nuit cette fois ! termina-t-elle en agitant sa

main aux ongles peints et manucurés.Elle disparut et je me retrouvai à nouveau seule avec mon agitation,

songeant déjà à ce qui pouvait m’attendre le lendemain. Je passai la nuit à me tourner et me retourner, saucissonnée dans les draps

amidonnés. Ils finirent par échouer sur le sol sans que je ne parvienne malgréça à trouver le sommeil. Lorsque je réussis à m’abandonner aux bras deMorphée, je fis de curieux cauchemars, impliquant une nuée de chasseurstraversant le ciel, pilotés par les cuisiniers du porte-avions. Je ne cherchaimême pas à élaborer une quelconque signification à mon réveil.

Je fumai ma première cigarette de la journée dans la cabine de douche, mamain placée juste en dessous de la grille de ventilation pour qu’elle puisseabsorber la fumée sans affoler le détecteur placé tout près. Ce fut le seulmoyen de ne pas risquer de commencer la journée en subissant les sarcasmesde Van Allen sur la passerelle. Le capitaine connaissait en moins de deux joursmes premières habitudes et, s’il lui prenait l’envie de continuer à me

persécuter, il saurait à quel endroit me trouver plus ou moins seule.Avant de rejoindre nos bureaux, je fis un crochet par une autre passerelle à

bâbord. On m’avait expliqué que la réception était la meilleure à cet endroit,jusqu’au moment où nous serions trop éloignés des côtes pour pouvoir utilisernos portables personnels. Le téléphone satellite prendrait ensuite le relais pourassurer les communications.

Je composai le numéro de mon correspondant et attendit seulement unesonnerie avant qu’il ne décroche.

— Salut maman !— Ça fait deux putains de jours que j’attends que tu m’appelles, Alexi ! me

salua-t-elle chaleureusement.— Pardon, maman ! J’ai été happé par le début de ma mission, je ne sais

plus où donner de la tête depuis mon arrivée.À quelques détails près, c’était quasiment vrai.Mentir était bel et bien un péché. Un de ceux qui en entraînaient un autre,

pour couronner le tout.Je l’entendis soupirer et je souris en imaginant ses sourcils froncés et sa

moue agacée. Elle me manquait. Je ne l’avais pas vue depuis trois mois. Elleétait partie vivre l’année précédente en Floride, avec sa nouvelle compagne, etje ne l’en avais pas empêché. Laura était adorable, drôle et intelligente. Elleavait beaucoup de mérite de la supporter tant elle pouvait parfois se montrersauvage et taciturne.

Je ne l’avais jamais vue si heureuse depuis que mon père nous avaitquittés, seize ans plus tôt.

Elle avait changé d’équipe cinq plus tard. L’adolescente que j’étais alors lelui avait âprement fait payer. Mais ma mère était la femme la plus forte que jeconnaisse. Elle n’agissait jamais sur un coup de tête ou de cœur, et j’avais finipar comprendre son choix lorsque j’avais cessé de me complaire dans monmal-être d’adolescente bombardée d’hormones. C’est-à-dire aux environs dema majorité...

En relevant la tête, en la découvrant plus libre et plus épanouie que jamais,j’avais été fière d’elle. Mais, n’en déplaise aux détracteurs du concept, jen’avais pas rallié son camp.

— Tes collègues t’ont fait bon accueil ?— Je n’ai pas à me plaindre.— Et tes supérieurs ?Mon supérieur en l’occurrence… Ce bel enfoiré !— Il y en a un qui est un peu pénible, osai-je donc mentir.

Quel doux euphémisme…— Mais je pense que si je fais mon boulot correctement, et que je me tiens

à carreau, je ne l’aurai pas sur le dos.Le problème était que je ne tenais pas à courber l’échine, et que je le rêvais

plutôt entre mes jambes.J’eus honte d’oser fantasmer pendant que je conversais avec ma mère.— Quand allez-vous accoster à Hawaii ?— Je ne sais pas, maman.Trop accaparée par les derniers évènements, j’en avais oublié l’essentiel.Lamentable… Je battais, encore une fois, des records d’idiotie.— Appelle-moi plus souvent, Alexi. Tu sais que j’ai tendance à me faire du

souci quand tu ne me donnes pas de nouvelles assez régulièrement.— Ne t’inquiète pas, maman, je suis entre de bonnes mains…Pour sûr…Nous continuâmes à parler encore quelques minutes avant que je ne mette

un terme à notre conversation.Malgré le virage à cent quatre-vingts degrés pris dans sa vie, ma mère ne

changeait pas. Quand mon père était parti, elle avait redoublé d’attention etde patience. Et comme pour confirmer qu’elle palliait à tous les manques del’absence paternelle, elle s’était transformée en Cerbère lorsque j’avais atteintla période bénie de l’adolescence.

J’avais presque vingt-sept ans, et les choses en étaient restées à ce stade-là.

Je consultai ma montre. Il était six heures du matin. Le moment de montersur l’échafaud pour faire face sans rougir à mon bourreau.

Ce n’était pas la première fois que j’étais confrontée à pareille situation, àvrai dire… Gabriel avait exercé sur moi le même genre de fascination. Jem’étais jetée à corps perdu dans cette relation et en avais payé le prix. Aupoint d’en baver pendant des mois lorsque nous nous étions quittés.

Mais j’étais forte, courageuse, et déterminée à ne pas compromettre macarrière pour pareille attirance, aussi violente soit-elle. J’inspirai profondémentavant de pénétrer dans la pièce où m’attendaient les membres de l’équipe,puis entrai. Je me permis de souffler lorsque je m’aperçus, une seconde plustard, que Van Allen ne s’y trouvait pas.

— Lex, tu as une tête de déterrée, m’accueillit Rios avec diplomatie.C’était décidément le refrain à la mode.— Bien dormi, merci, et toi ? répondis-je avec humeur. Et c’est Alexi, pas

autre chose !— Comme tu voudras, dit-il en me tendant une feuille.Les premières données de mesure relevée aux aurores.— J’ai vu April Donovan, hier soir.Il se raidit aussitôt.J’avais envie d’évoquer le sujet tabou, pour lui faire payer ses facéties.— D’accord...— Nous avons parlé des hommes avec qui nous travaillions, continuai-je

avec une idée derrière la tête.— Vraiment ?Il se montra soudain plus intéressé.— Elle ne connaissait même pas ton existence.— Je ne suis pas étonné, fit-il, déçu. Il faut dire aussi que je n’ai jamais eu

affaire à elle…— Et elle ne s’est rendue compte de rien ?— Tu es déjà allée dans son bureau ? s’esclaffa-t-il. Je n’ai jamais vu un

bordel pareil ! Jusqu’aux dossiers qu’elle mélange. La porte n’est jamaisfermée. Je suis entré un jour, pour l’aider à perdre le mien…

— C’est du joli, Rios ! le taquinai-je.— Pas ce que j’ai fait de mieux ici, mais je n’en suis pas peu fier.— Tu me raconteras ?— Si tu es sage… termina-t-il en m’invitant à nous rapprocher des

ordinateurs.Nous attaquâmes par les analyses des images fournies par les satellites,

puis des indices de température. Rien de neuf sous le soleil, si ce n’est quej’appréciais utiliser ces logiciels performants, élaborer ces TAF{4} au profilspécifique, comme nous nous trouvions sur l’océan.

Van Allen choisit de faire son entrée au moment où, radieuse et satisfaite,je me félicitai avoir accepté cette mission qui me permettait d’en apprendretoujours plus.

Et, malheureusement, je n’étais déjà plus conditionnée pour l’affronter…— Bonjour Messieurs, lança-t-il à la cantonade.Il m’avait sciemment ignorée.Je le regardai avec insistance, bien décidée à ne pas me laisser humilier

aussi facilement. Lui, traversa la pièce et se dirigea vers un de noscollaborateurs, sans m’accorder un regard.

Ma colère qui menaçait de déferler venait encore de monter d’un cran.Nous continuâmes, tant bien que mal, à travailler. Van Allen s’était isolé à

l’autre extrémité de la pièce, penché sur le clavier d’un ordinateur portable. Ilse fit discret durant une heure, peut-être même deux.

Lorsqu’il se leva enfin, pour nous rejoindre à l’endroit même où il m’avaittouchée la veille, les démons qui sommeillaient dans mon ventre s’étirèrentparesseusement.

— Lieutenant Rios, c’est vous qui prendrez la parole ce matin.— Et moi, capitaine ? osai-je intervenir en cherchant son regard. Je prends

racine en le regardant ?— Baissez d’un ton, Snow, répondit-il sèchement en évitant encore une fois

de poser les yeux sur moi. J’estime que vous avez suffisamment donné devotre personne, hier.

Je me consumai de rage.Il sortit et Jerry me jeta un regard soupçonneux.— Qu’est-ce qui se passe ?— Tu l’as bien vu, il ne me supporte pas !— Tu lui as fait des avances ?— Pour qui tu me prends ? m’insurgeai-je en espérant être crédible.— Je ne sais pas… Il a l’habitude d’être désagréable, mais pas à ce point. Je

le trouve de plus en plus agressif. Je ne voudrais pas que tu imagines deschoses. Je pense que ce genre de gars doit avoir un certain succès auprès desfemmes, mais je ne suis pas sûr qu’il soit un type bien…

Merci, Rios, pour cette analyse particulièrement pertinente de la situation.— Sans oublier que c’est ton supérieur, crut-il bon ajouter.— Ne t’en fais pas pour moi. Je sais ce que je fais.Tant que je contrôlais la situation.— Et puis j’ai déjà donné dans ce genre de relation… continuai-je pour le

détourner de notre sujet initial.— Comment ça ?— Je suis sortie avec un des nôtres en Floride. Nous appartenions à la

même promotion.Je ne précisai cependant pas laquelle.— Cela a mal tourné, révélai-je avec amertume. J’ai demandé mon transfert

dans l’heure qui a suivi notre rupture. Après ça, je me suis juré de ne plusmélanger le sexe et le boulot.

L’amour et le boulot surtout.

— Je suis désolé, dit-il sincèrement.— Tu ne diras rien, Jerry. Je ne tiens pas à ce que ça s’ébruite.— Tu peux compter sur moi.J’en avais déjà trop dévoilé. Assez pour me replonger dans la douleur de

mes échecs.— En ce qui concerne Donovan… enchaînai-je pour changer de sujet.— Laisse tomber, Lex… répondit-il en s’éloignant.Mon coéquipier s’y prenait vraiment très mal. Si elle parvenait à l’attirer

dans ses filets, April n’en ferait qu’une bouchée.Plus tard, je retrouvai Drake au réfectoire. Il tentait de tronçonner un

morceau de viande caoutchouteux.— Je donnerais tout pour un steak sanguinolent, se lamenta-t-il. Quand est-

ce que revient Griffin ? Je ne supporte plus de bouffer une telle merde !Il lorgna le contenu de mon assiette.— Miss météo, tu vas manger ta viande ?— Une telle merde, Theodore ? le charriai-je en transférant l’horreur dans

son assiette.Je posai les yeux sur la canette noire en alu qu’il avait posée tout près de

son plateau, et ma curiosité fut, une fois de plus, titillée.Hélas, on ne me laissa pas le temps de poser ma question.— Bonjour Alexi.Je me retournai et fis face à un Ganipy rayonnant. Il s’attabla en face de

moi.— Quel plaisir de se recroiser ici, commença-t-il, mielleux. Je ne m’attendais

pas à te voir parmi nous.À quel moment, lui et moi en étions-nous arrivés au tutoiement ?— Au lieu de venir perdre ton temps en bavardages qui ne te mèneront à

rien, tu ferais mieux de surveiller ce que font tes mecs à la laverie. C’est ladeuxième fois en quinze jours qu’ils me déchirent une combinaison ! lui lançasèchement Drake. C’est si sorcier que ça de faire une lessive ?

Apparemment, tout le monde le portait dans son cœur…— Bien plus que voler, puisque tu ne parais pas capable de t’en charger toi-

même, lui répondit le géant blond platine en m’adressant un clin d’œil.Je feignis l’indifférence et me dépêchai de manger ce qui était encore

comestible dans mon assiette pendant que la guerre faisait rage.— Tu n’as pas baisé depuis combien de temps, Ganipy ? riposta Theodore.

Tu crois pouvoir l’impressionner en te comportant comme une tête de con ? Ça

marche encore ce genre de tactique ?— Bien mieux que tu ne le croies ! rétorqua l’autre avec un sourire pervers.— Et elle est plus gradée que toi, en plus ! réattaqua Theodore en le toisant

méchamment.Les gars, je suis encore là !— Ferme ta gueule, Drake ! finit par dire Ganipy, excédé.Le capitaine lui jeta un regard plein de mépris, avant de se lever

calmement.— Ce sera sans moi, miss météo, dit-il en soulevant son plateau. À un de

ces jours…Puis il s’éloigna, et disparut. Sans doute pour rejoindre le mess des officiers.— Enfin seuls ! s’exclama Ganipy, extatique. Drake n’est pas un mauvais

bougre, mais c’est un primate.Je devais être en train de rêver.— Andrew, nous sommes de grandes personnes ? commençai-je avec sang-

froid.Son sourire s’élargit.— Bien sûr.— Toi et moi, savons ce que nous avons à faire ?— Assurément, Lexi.La lueur perverse fut de retour dans ses yeux.— Alors, ouvre grand tes oreilles Andrew, parce que je ne le répéterai pas

deux fois. Tu vas remballer ton grand numéro de Don Juan au rabais, parceque je n’ai pas l’intention de coucher avec toi.

Je me levai à mon tour.— Et ce sera lieutenant Snow, désormais.Il fronça les sourcils et ses yeux envoyèrent des éclairs. J’en profitai pour

filer.Après cet intermède musclé, mais néanmoins divertissant, je fis un détour

par mes quartiers, espérant peut-être y trouver April, qui me confirmeraitnotre rendez-vous en fin d’après-midi.

Sur le chemin menant à ma cabine, je m’interrogeais encore sur les raisonsde cet examen médical ordonné de manière si précipitée. Van Allen espérait-ilqu’on me trouve une tare pour m’évincer plus facilement de son équipe ?

Fort possible, compte tenu de l’accueil glacial qu’il m’avait réservé le matinmême…

Lorsque j’arrivai devant la porte de ma chambre, Zora Weet se tenait sur le

seuil de la sienne.— Oh, salut… fis-je, prise de court.Elle était encore plus impressionnante de près. Ses cheveux brun café

ramenés en arrière dans un chignon des plus stricts mettaient en valeur lestraits mordants et harmonieux de son superbe visage. Theodore avait faitpreuve de témérité lorsqu’il avait osé approcher cette créature effrayante debeauté.

Elle ne répondit pas à mon salut, mais m’observa méthodiquement de sesbilles noires étincelantes.

— Je suis Alexi, retentai-je.Elle n’en demeura que plus immobile. Je me sentis très mal à l’aise.— C’est terminé ? Je peux y aller maintenant ? demanda-t-elle, presque

agressive.Je m’écartai pour la laisser passer, mais ne manquai pas de la fusiller du

regard.Poufiasse.Et c’est d’elle qu’April parlait avec affection ? C’était à n’y rien comprendre…L’isolement, la promiscuité des lieux les avaient tous rendus cinglés. De la

toubib déjantée, au capitaine sadique, en passant par le peureux Jerry Rios etcette GI Jane d’un nouveau genre.

Bien sûr, et parce que la chance ne m’avait jamais souri, April ne se trouvapas dans nos quartiers. Je remontais donc dans notre salle de travail. Jeretrouvai Jerry, aux prises avec l’unité centrale d’un de nos ordinateurs. Ilcommençait à le secouer bien trop rudement qu’il ne pouvait en supporter.

— Rios, qu’est-ce que tu fous ?— Cette merde ne marche plus correctement ! s’énerva-t-il encore contre la

machine.— Du calme, bon sang ! Quel est le problème ?— Écran noir et redémarrage intempestif depuis vingt minutes.Je levai les yeux au ciel et haussai les épaules.— Vas-y, je te regarde, Lex !Il s’écarta, vexé, tandis que je me rapprochai de la machine.— Moi aussi, je vous regarde, lieutenant Snow.Van Allen venait de nous rejoindre. Je réfrénai le rouge qui me montait déjà

aux joues.Lorsque je me retournai, je fis face à son regard bleu glacier qui m’avait

tant hypnotisée la veille. Ni lui ni moi ne détournâmes les yeux lorsque nous

nous dévisageâmes. Il parut d’abord surpris par ma résistance, puis sourit avecinsolence.

Tu ne m’auras plus Van Allen, sache-le. Tout ça n’a été qu’un malheureuxconcours de circonstances. Une erreur de parcours. Après tout, nous avonstous nos faiblesses. Tu ne seras pas la mienne parce que je me battrai.

Je rompis finalement la connexion entre nous et entrepris de m’attaquer àla réparation de l’ordinateur. Ces hommes allaient voir ce dont j’étais capable…

Je pianotai d’abord sur le clavier pour tenter de lancer un démarrage sousun autre mode. Cela ne fonctionna pas. La tour était facile à démonter. Ilmanquerait peut-être un ou deux outils pour arriver à mes fins. Je commençaidonc d’ouvrir le ventre de la bécane sous le regard curieux de Rios et VanAllen.

— Si le problème vient de la carte graphique, je vais avoir besoin d’untournevis cruciforme, annonçai-je avec assurance en retirant une barrettemémoire de son slot.

— On a ça, ici ? demanda Jerry en se tournant vers Van Allen.— Je n’en sais rien, moi ! répondit sèchement notre supérieur. Allez voir à

côté !Jerry sortit et m’abandonna en tête à tête avec mon tortionnaire.J’en tremblai d’avance…— Vous avez plus d’une corde à votre arc, Alexi, dit-il, impressionné. J’en

suis le premier ravi.Ses yeux disaient le contraire.— Pas autant que moi, Capitaine.De nouveau, son regard se fit fuyant. Il se contenta de hocher la tête et

sortit. S’il pensait que j’allais à nouveau perdre mes moyens, il rêvait ! Jem’étais retrouvée et il allait en chier. Mais il ne réapparut pas de l’après-midiet je fus presque déçue de ne pas avoir pu continuer à triompher de lui.

Dix minutes avant l’heure de mon rendez-vous, je quittai Jerry et medirigeai sans allant vers le repaire d’April.

Pont six. Gauche, gauche, droite, puis l’échelle et c’est la troisième porte àdroite, avait tenté de m’expliquer mon partenaire.

Je pouvais envisager d’arriver la semaine suivante.Pont six. Ça, c’était facile.Gauche, droite, droite. Le petit escalier. Troisième porte à droite.J’arrivai devant une porte blindée, et fermée à clef. S’agissait-il d’un

arsenal ? D’une réserve de produits dangereux ? Je rebroussai chemin ennotant néanmoins que ma découverte me serait peut-être utile. Au rythme où

les choses avançaient, il ne fallait négliger aucune possibilité ! En fin decompte, ce fut un tout jeune matelot, amusé par mes déambulationshasardeuses, qui me conduisit jusque devant la porte du centre médical.

Mon regard fut immédiatement attiré par le post-it en forme de pommeverte collé sur la porte.

17h57. J’ai été appelée pour une urgence. Je ne pense pas en avoir pourplus d’une heure. Entre, fais-toi un thé, mets-toi à l’aise.

Il était dix-neuf heures. April ne tarderait pas.Je me permis donc d’obéir à son premier commandement.La pièce ressemblait à tout ce que j’avais connu en termes d’infirmeries et

de cabinets médicaux depuis que j’étais engagée dans la Navy. Froide,blanche, équipée du même ensemble de mobilier : table d’examen, balance,toise. Il se distinguait néanmoins par la présence d’une armoire transparenteprête à exploser et d’un monticule d’objets et de paperasse non identifiésposés de manière presque artistique et conceptuelle sur un grand bureau enmétal.

Jerry ne m’avait pas menti.J’aperçus une bouilloire et deux mugs sur une minuscule table basse tout

près de la table d’examen.Ma préférence allait pour le gin à cette heure-là, aussi je me concentrai sur

la troisième injonction du message.Je grimpai sur le lit surélevé et me calai contre le dossier en position

verticale. Avant de m’abîmer dans la contemplation du plafond blanc et lisse.Cinq, peut-être dix minutes, s’écoulèrent, au cours desquelles je ruminai

encore les évènements de ces deux derniers jours. J’étais à la recherche d’unstratagème qui me permettrait de survivre à plus long terme sous les ordresde Van Allen. Comme un joker, ou une formule magique que je pourraisdégainer aux moments opportuns. Je me résignai rapidement en mepromettant que la nuit prochaine serait plus prolifique.

Il ne me fallut pas longtemps pour constater que la pièce était surchauffée.April m’avait donné l’autorisation de me mettre à l’aise. Je n’allais quandmême pas me déshabiller en l’attendant, au risque de lui donner des idées.Après tout, je ne connaissais pas encore bien l’oiseau !

Je commençai, en revanche, par faire glisser la fermeture Éclair de macombinaison jusqu’à mon ventre. Le débardeur en coton blanc dans lequel jem’étais glissée ce matin-là apparut. Je pris également la décision de libérermes chevilles des rangers qui les comprimaient et laissai négligemment pendreles lacets de chaque côté.

Et après ça ?

Mon regard erra quelques secondes sur les murs blancs du cabinet, puis finitpar s’arrêter sur une des piles de dossiers posés pêle-mêle sur le bureau.

À défaut de stratégie, j’eus une idée qui me parut bien plus divertissante. Jedescendis de mon perchoir et me dirigeai vers l’amas de pochettes cartonnées.Mon hésitation fut ridiculement brève. Contrairement à certains, je neconcourrai pas pour le titre de parangon de vertu de l’année. Je saisis lapremière chemise tout en haut du tas et l’ouvris.

Askan, Jonathan. Matricule 09485-0956.C’était un des hommes de Weet.Trente ans. Un mètre quatre-vingt-cinq, quatre-vingt-deux kilos. Les

chiffres étaient frais de la veille.Je tournai la première page, pour découvrir de quoi était encore composé un

dossier de ce genre lorsqu’on frappa à la porte.— Je suis là, April, m’exclamai-je sans réfléchir.Je me raidis dans la seconde. Depuis quand Donovan frappait-elle à la porte

de son propre bureau ?J’étais débraillée. Absorbée par la lecture de documents confidentiels. Cela

ne me ressemblait pas si mal, finalement.La poignée s’abaissa lentement et je retins mon souffle. Le visiteur apparut

dans l’encadrement de la porte et je crus défaillir.Nom de Dieu.En trois jours, j’avais vraiment fait très fort. Le sort s’acharnait

définitivement sur moi. Van Allen écarquilla les yeux en découvrant la scène,puis finit par entrer en prenant soin de refermer la porte derrière lui.

Ses prunelles pâles devinrent lumineuses lorsqu’elles se posèrent sur magorge, puis sur la courbe naissante de mes épaules. Mais surtout sur lesbonnets de mon soutien-gorge qui dépassaient légèrement de l’encolure demon débardeur.

Je fus surprise de le voir déglutir sans qu’aucune remarque désobligeantene passe la barrière de ses lèvres boudeuses. Encore plus de le voir fixer avecconcupiscence mes chaussures détendues sur mes chevilles. Van Allen nefaisait donc pas que me détester. Je me sentis tout à coup moins bête.

Ragaillardie, je sus que j’allais avoir mes chances dans ce combat quis’annonçait encore épique.

Chapitre Cinq

Je profitai même de son état de faiblesse passagère pour avancer mon jeu la

première.— Laissez-moi deviner, Capitaine, c’est encore votre conscience

professionnelle qui vous a poussé à entrer, sans attendre que je vousréponde ? À moins que ce soit à ça que vous vouliez arriver ?

Je sus qu’il avait repris le contrôle des opérations lorsqu’il réussit à sourirede ma provocation.

— Rentrez vos griffes, Snow. Qu’est-ce que vous vous êtes encoreimaginée ?

Ses iris bleu acier s’attardèrent encore sur mes seins, me carbonisant aupassage.

Une plainte sourde s’éleva des profondeurs de mon ventre et je m’affolai enéprouvant à nouveau cette délicieuse sensation de crispation qui m’avait déjàsecouée la veille. Lorsqu’il avait osé poser ses mains sur moi.

Je vacillai. Il approcha d’un pas.— Snow, je me demande bien ce qu’on va pouvoir faire de vous ? soupira-t-

il, avec un air faussement désolé.J’avais bien quelques idées à lui souffler.Il avança jusqu’à la table d’examen, puis s’arrêta à nouveau.Les manches de sa combinaison beige étaient roulées sur ses coudes,

laissant apparaître ses avant-bras solides et halés.Je déglutis à mon tour.— Ce qu’il vous plaira... murmurai-je à ma plus grande horreur.Il incurva un sourcil.— Vraiment ?Il y eut un moment de flottement durant lequel j’hésitai entre m’allonger

sur la table, ou me cacher derrière le bureau. Sans parler du fait que jepouvais tout aussi bien m’allonger sur le bureau.

— Ne prenez pas vos rêves pour des réalités, poursuivit-il d’un air moqueur.Par miracle, je repris un peu mes esprits.— Vous n’avez pas rebroussé chemin pour me laisser un peu d’intimité, à ce

que je sache !

— Snow ! gronda-t-il, menaçant.— Allez vous faire foutre avec votre putain d’éthique professionnelle ! Vous

ne maîtrisez pas grand-chose de plus que moi ! continuai-je avec aplomb.Perdue pour perdue…— C’est une plaisanterie, j’espère ? haussa-t-il le ton.— Est-ce que j’ai l’air de plaisanter, Capitaine ? continuai-je en regardant

effrontément son entrejambe.— Qui commande ici, Snow ? explosa-t-il brusquement.Cette fois, je touchai au but.Même si je frissonnai, je décidai d’en remettre une couche, bien décidée à

ne pas lui céder une once de terrain. Avec un peu de chance, il me puniraitcomme je le méritais…

— Savez-vous ce que vous risquez si je décide de me confier à mahiérarchie ?

— C’est moi votre hiérarchie, Snow !Il contourna la table d’examen et s’avança vers moi.— Raison de plus pour m’épancher sur l’épaule de quelqu’un d’autre, alors.— Vous êtes en train de me menacer ? se reprit-il sur un ton glacial.— Ça se pourrait… dis-je, surprise par ce brusque revirement.Bon sang, je n’allais pas me laisser intimider à présent !— Il paraît en plus que vous êtes marié…J’étais certaine de me fustiger toute la nuit pour avoir osé m’aventurer sur

ce terrain.— Et alors ? fit-il de plus en plus intimidant. Je n’ai jamais prétendu vouloir

coucher avec vous.— Moi non plus ! couinai-je avec précipitation. Mais votre père m’a servi le

discours typique de la femme en détresse qui…— Laissez mon père en dehors de ça !Son visage s’assombrit.— Nous sommes encore capables de régler le problème sans lui.Je posai sur le bureau le dossier que je tenais encore et fis un dernier pas

pour le rejoindre. Nous étions tout près désormais.Je me sentis toute petite devant son glorieux mètre quatre-vingt-dix. Je dus

lever la tête pour le regarder dans les yeux.— Quel est votre problème, au juste ? Avec moi, j’entends… demandai-je

simplement.

Il réfréna, trop tard, un tremblement de sa mâchoire. Je sus que j’avaisatteint mon but.

— Je vous retourne la question, Lieutenant, dit-il quand même. Car ce n’estpas moi qui suis en devoir de me remettre en cause.

Je soutins son regard et me concentrai.— Donc, c’est ainsi que vous envisagez vos prérogatives ? Ça ressemble un

peu trop à une dictature. Et ce que vous me faites subir, bel et bien à duharcèlement. Motivé par ce que je suis, je suppose ?

J’empoignai mes seins à pleine main pour lui montrer où je voulais en venir.Son regard polaire fut encore traversé par une ombre. Mon estomac fit unecabriole. Les choses prenaient visiblement une nouvelle tournure. J’avaishonte d’admettre que ce n’était pas pour me déplaire. J’étais néanmoinscurieuse d’entendre sa défense. À moins qu’il ne décide de me sauter dessus etde se laisser aller…

Je ne songeai plus qu’à la seconde possibilité et mon bas-ventre se serraencore plus fort.

Il inspira et expira lourdement, et s’apprêta à répliquer lorsque la sonneriede son bipeur rompit cette atmosphère suffocante. Il le sortit de sa poche et leconsulta rapidement. Je pus affirmer qu’il était soulagé.

— Je dois y aller, lieutenant Snow, dit-il en se précipitant vers la porte.Il l’ouvrit avant de se retourner une dernière fois, encore bien trop agité.— Pour reprendre vos mots, sachez qu’effectivement, nous n’en avons pas

fini, vous et moi… Et pour votre gouverne, j’étais passé vous dire que Donovanétait encore sur le pont d’envol et vous recevrait demain. J’avais pensé voustrouver dans le couloir…

Il jeta encore un œil à ma dégaine improbable et esquissa un minusculesourire, puis il quitta la pièce sans me donner le temps de lui répondre. Jerestai pétrifiée quelques secondes et déroulai avec peine les étapes de notreaffrontement, avant de rattacher mes chaussures puis de prendre la porte àmon tour.

Je marchai d’un pas rapide dans le couloir tout en remontant la fermetureÉclair de ma combinaison. Les rouages de mon esprit tournaient à pleinrégime.

— Snow ! hurla Ganipy que je venais de percuter.Il me releva vigoureusement avant de m’observer.— Vous allez bien ? m’interrogea-t-il sèchement.Il ne manquait plus que ça.— Ça ira, merci…

Je le bousculai, ahurie, et filai vers l’escalier.J’avais besoin d’air, pour calmer le début d’incendie que l’homme le plus

odieux que je connaisse avait déclenché, et pour songer à la suite desévènements. Je naviguais désormais à vue, ou plutôt au gré des humeurs demon supérieur. Lesquelles ne pouvaient pas être plus instables.

J’expirai enfin ma colère et ma fièvre sur la passerelle du pont quatre, enmême temps que la fumée de la cigarette que je consumais frénétiquement.

Je déployais des trésors de courage depuis deux jours. Arriverai-je à tenir lacadence durant des semaines encore ? Si les conditions de travail instauréespar Van Allen ne changeaient pas, je craignais que cela soit difficile. Il y avaitbien une possibilité de dénouement quant à la relation électrique que nousentretenions, lui et moi, mais y songer davantage me plongeait dans les affresde l’indolence et m’empêchait de trouver des solutions concrètes et efficaces.

Je relevai soudain la tête et scrutai attentivement le ciel dans toutes lesdirections. Un hélicoptère arrivait, le vrombissement de ses pales devenaitplus assourdissant à mesure qu’il approchait. Il arriva à tribord, et je l’entendisensuite amorcer et contrôler sa descente sur le pont d’envol.

J’enjambai la rambarde au bout de la passerelle, pour accéder à une rampequi conduisait jusqu’aux pistes. Je grimpai plus haut, et découvris enfin ce quis’y passait : April était entourée par cinq hommes, dont les Van Allen, père etfils. Elle se tenait accroupie au pied d’un homme visiblement très mal en point.Sa jambe était immobilisée dans une gangue blanche et il ruait en hurlant àintervalle régulier ; du moins, l’imaginai-je en voyant sa bouche s’arrondirpuis ses mâchoires se décrocher.

L’hélicoptère se posa à une dizaine de mètres du groupe et trois hommesbardés d’un brassard frappé d’une croix en sortirent. Ils se précipitèrent vers lemalheureux – devenu pâle comme un linge. April s’entretint brièvement aveceux, puis ils finirent par l’emmener.

Je me surpris à penser que je me serais volontiers laissée tomber d’uneéchelle pour embarquer à leurs côtés et m’éloigner de celui qui avait juré maperte.

Le Seahawk{5} s’éleva dans les airs et emporta le blessé vers le continentaméricain. Je le vis s’éloigner, puis disparaître, me laissant de nouveau en têteà tête avec mes ennuis.

Le lendemain matin, je m’acheminai vers le pont principal, avec la certitude

de devoir battre en retraite après l’offensive improvisée de la veille.Je ne me trompai pas.Je fus immédiatement glacée par le regard perçant de Van Allen qui s’était

tourné vers moi dès que j’eus mis le pied dans notre salle de travail. Ilm’étudia encore avec curiosité, plus impassible que lorsque nous nous étionsrencontrés dans l’antre de Donovan.

— C’est gentil d’être passée, Snow, commença-t-il à me provoquer.Jerry interrompit ses activités et me fit un signe de tête discret en guise de

salut. Je jetai un coup d’œil aux autres, concentrés en silence sur leur tâche.Van Allen continuait de m’observer. Sa main gauche était posée sur l’arêted’une grande console, ses longs doigts pianotaient nerveusement sur lasurface métallique du meuble de rangement.

— J’ai quelques menus travaux à vous confier, Lieutenant, poursuivit-il surun ton dégoulinant de condescendance. J’estime qu’il est temps que nousmettions un peu d’ordre dans notre paperasse. C’est pourquoi vous trierez lesMETAR{6} et les TAF que l’équipe a établis les six derniers mois. Les donnéesémanant de nos appareils de mesure d’une part, les cartes issues des satellitesde l’autre.

— Ça ne me paraît pas faire partie de mes attributions, Capitaine, répondis-je sans hésiter.

Il plissa les yeux dangereusement. Je frissonnai en anticipant sa riposte.— Mais je ne crois pas vous avoir donné le choix, Lieutenant.Il avait employé le même ton autoritaire que lorsqu’il avait exigé que je me

soumette à son commandement, sans y opposer aucune résistance.— En effet, Capitaine. Mais j’ai pourtant pensé que…— Je ne vous demande pas de penser, Snow. Je fais ça très bien pour vous !

Contentez-vous d’obéir.— Vous devriez pourtant reconnaître que votre demande n’était pas des

plus pertinentes, peinai-je à articuler, tandis que je sentais monter en moi unecolère noire.

Quelques membres de l’équipe en service se retournèrent et Jerry, alarmé,me fit des signes dans le dos de Van Allen. Ce dernier approcha et se campa àmoins d’une vingtaine de centimètres de moi, toujours plus menaçant.

— J’attends vos arguments, Snow.Il admettait quand même que je réfléchissais à mes heures !— Vous avez du personnel bien mieux habilité que moi pour effectuer ce

genre de tâche. Et j’ai un dossier météo sur lequel je dois travailler.Son visage d’ange s’illumina d’un sourire satisfait. Apparemment j’avais dû

donner la bonne réponse.— Ainsi, Snow, vous considérez que ce que je vous demande de faire est

sous-adapté à vos compétences de pointe, et qu’il serait préférable de confier

cette tâche à du personnel bien moins diplômé que vous ?— Capitaine, ai-je laissé entendre que je n’estimais pas le travail et la

valeur des personnes qui se chargent d’ordinaire de ce type de classements ?Cette fois, ce furent des raclements de gorge intempestifs qui

interrompirent notre échange. On me fusilla du regard. Rios secoua la têtepour me sommer d’arrêter. J’étais en passe de tous me les mettre à dos. Moiqui, d’ordinaire, ne tenais absolument pas à passer pour une gonzessehystérique.

Les légendes urbaines sur notre compte avaient légion dans le milieu...— Où sont les rapports ? marmonnai-je en grimaçant.— Je n’ai pas compris Lieutenant, voulez-vous bien répéter votre question,

jubila Van Allen en penchant sa tête adorable sur le côté.Enfoiré.— Où sont les putains de rapport que vous m’avez demandé de classer,

Capitaine ? répétai-je avec un sang-froid extraordinaire.Il ne cilla pas et continua de me fixer.— Aux archives.— J’ignore où elles se trouvent.Je le vis réfléchir intensément, hésiter même.— Venez avec moi, Snow, lança-t-il finalement avant d’ouvrir le chemin.Il me tint la porte pour que nous sortions.Jerry ne manquait rien de la scène, plus incrédule que jamais.Le cœur battant plus fort que de raison, je suivis Van Allen dans le couloir.

Puis à un niveau intermédiaire entre le pont principal et le pont deux. Jusqu’aubout d’une coursive seulement éclairée par quelques veilleuses. Quand ildécida enfin de s’arrêter, je manquai de lui rentrer dedans et reculaiprécipitamment.

Il vrilla ses orbes bleu glacier sur moi et je fus encore sous son emprise, là,dans cette aile isolée du Percival. À l’abri de tous ces regards qui nedemandaient qu’à se nourrir de nos échanges houleux.

— Snow, vous allez arrêter ça tout de suite !— Arrêter quoi, Capitaine ? feignis-je d’ignorer.— De vous comporter comme une débutante, devant vos hommes. Et

devant les miens ! dit-il plus sèchement.Ses yeux brillaient dans la pénombre, comme ceux d’un grand félin.— Nous n’aurions même pas à en discuter si vous n’étiez pas aussi… ambigu

à mon égard !

Il fronça les sourcils.— Qu’est-ce que vous entendez par ambigu, Snow ?— Arrêtez avec ça, vous savez bien…— Non, je ne sais pas justement ! Pour qui me prenez-vous ?— Vous tenez vraiment à le savoir ?— Ça m’intéresserait, oui !Il n’allait pas être déçu du voyage.— Pour un tyran lunatique, doublé d’un manipulateur.L’abcès était crevé, je respirai pour la première fois depuis trois jours.— C’est parce que vous êtes une emmerdeuse ! Et une allumeuse, en plus !

enchaîna-t-il avec la même verve. Une de plus qui croit pouvoir changer lemonde !

Ma main s’abattit dans la foulée sur sa joue. D’abord choqué, il se ressaisitpromptement et m’attrapa par les poignets pour me plaquer violemmentcontre le mur.

— Vous vous rendez compte de ce que vous venez de faire ! chuchota-t-il àmon oreille.

Son souffle était brûlant, sa voix troublée.— Vous l’aviez cherché... répondis-je, terrorisée.Il approcha son visage du mien.Je fermai les yeux et attendis. Impatiente d’en finir.Le contact de son entrejambe sur mon ventre me grilla au passage quelques

neurones et enflamma mes sens. Je découvris encore une fois que je ne luiétais pas indifférente. La preuve en était formelle et plutôt imposante... Celafit enfler cette impérieuse envie de me faire brutalement besogner contre lemur.

Je retins encore mon souffle, puis poussai un petit cri lorsqu’il me relâchabrusquement.

— La porte à votre gauche, Snow. Au boulot, lança-t-il enfin en s’éloignantsans daigner me regarder.

Avant de disparaître.Je frottai mes poignets endoloris par l’étau de ses mains, et pensai enfin à

respirer.Nous avions été à deux doigts de basculer. Il n’avait pas manqué grand-

chose pour que notre affrontement se transforme en un corps à corps torride.Dire que j’étais frustrée était un doux euphémisme…

Cette fois, le doute n’était plus permis. Cet absurde et incontrôlable désir

qui menaçait de me rendre schizophrène était partagé. Très partagé, même !Van Allen avait beau le nier en bloc, il n’en menait pas plus large que moilorsque nous nous retrouvions seuls, lui et moi. Ça n’excusait en rien,cependant, cette manière odieuse et humiliante de me traiter.

Combien de temps allions-nous tenir sur cette corde raide avant d’en finiravec ces tensions qui sapaient nos relations – qu’il qualifiait encore deprofessionnelles ?

Sur ces dernières considérations, je me décidai à entrer et découvris unepièce séparée par quatre longues rangées d’étagères. Je constatai égalementne pas y être seule. Une femme un peu plus âgée que moi y travaillait déjà,penchée sur quelques feuilles qu’elle avait tirées du dossier posé en face d’elle.Elle me salua poliment avant de se remettre à la tâche.

Je lui rendis la pareille et m’avançai dans la salle pour comprendreexactement de quoi il s’agissait.

La journée fut interminable. Je sortis de ma caverne sur les coups de dix-

huit heures, abrutie par la débile répétition de la tâche qui m’incombait.J’avais seulement commencé à comprendre à quelle logique répondait leclassement des documents de notre unité, à la toute fin de ma garde. Autantdire que j’avais été très productive les heures précédentes…

J’avais été surprise de croiser Bale, puis le commandant Van Allen lui-même, en ces lieux. Ce dernier s’enquerrait de documents établis à la fin durègne de Ford.

Il n’avait pas été étonné me trouver là, cela m’avait soulagé plus que deraison. Peut-être parce que cela me permettait de reconsidérer la décision deVan Allen de me mettre au placard durant quelques heures. Et que jeparticipais, en quelque sorte, à l’effort de polyvalence qu’exigeaient lesdernières restrictions budgétaires du gouvernement à notre égard.

Je sortis donc complètement hébétée. Avec un besoin urgent de prendrel’air, pour m’adonner à un de mes vices préférés.

La cigarette, le gin, le sexe vite fait bien fait. Mon trio de tête avait ce petitquelque chose de réconfortant en situation de crise.

Mes pas m’amenèrent cette fois dans les hangars, sous le pont d’envol.J’espérai y rencontrer Drake pour égayer la fin de ma journée.

La chance était avec moi pour une fois. Il était posté à une extrémité de laplateforme de l’ascenseur, accoudé à une portion de bastingage. Il contemplaitl’océan dont les eaux se paraient de reflets ambre et orangés sous la lumièredu soleil couchant.

Il y avait bien moins d’hommes à cette heure-là, et il régnait une étrange

quiétude en l’absence du vrombissement des machines et du vacarmeprovoqué par les va-et-vient du gigantesque ascenseur.

— Je peux me joindre à toi ? le fis-je sursauter.Il se redressa et m’invita à approcher.— Avec plaisir, miss météo.Je me laissai tomber sur mes avant-bras et m’empressai de sortir une

cigarette.— Tu es cinglée ! paniqua-t-il aussitôt. Si Van Allen débarque, tu es morte !— Je m’en fous, lui répondis-je en l’allumant.J’avais le sentiment de ne plus rien avoir à perdre.Je tirai une longue taffe, puis une autre, avant de me détendre, enfin.Theodore tenait dans sa main le modèle de canette noire que j’avais déjà

aperçu sur la table lorsque nous avions déjeuné ensemble. Lorsqu’il prit unegorgée de liquide, j’en profitai pour le questionner.

— Qu’est-ce que c’est ?— Une boisson énergisante à la myrtille et au gingembre.Je grimaçai.— Myrtille et gingembre, Drake ?Il rit.— Quand j’étais gosse, je collectionnais tout ce que je pouvais trouver sur le

ciel et les avions. Un jour, j’ai appris que les pilotes de la Royal Air Force,pendant la Première Guerre mondiale, consommaient des myrtilles pouraméliorer leur vision nocturne. Et pour diminuer les effets d’éblouissement.Inutile de te dire que je m’en suis gavé pendant des années en attendant monheure !

Nous nous regardâmes en même temps, aussi amusés l’un que l’autre.Je ne peinais pas à imaginer ce petit garçon aux cheveux bruns et aux yeux

verts déjà pétillants de curiosité et de roublardise.— Tu veux goûter ? proposa-t-il en me tendant sa canette.— Une autre fois, peut-être ! Ce dont j’ai besoin maintenant, c’est d’une

triple dose de nicotine.Drake hocha la tête d’un air entendu.— Van Allen a été pénible ?— Pire que pénible… Épouvantable, lui répondis-je.— C’est un vrai connard quand il s’y met. Il est lunatique, borné, détaché et

boudeur. Mais c’est un as à qui tout réussit. Je n’ai jamais rien compris à sonmode de fonctionnement. Nous nous sommes pourtant croisés pendant des

années, avant de voler ensemble.— Tu es là depuis longtemps ?— Je suis arrivé chez les dragons en février. Ça fait déjà…Il compta rapidement sur ses doigts.— Neuf mois, putain ! s’exclama-t-il, surpris.Il fut soudain plus songeur, presque mélancolique. Je décidai de sauter sur

l’occasion d’en savoir un peu plus sur Van Allen.— Il a toujours eu ce genre de difficultés avec les femmes qui sont sous

ordres ?— Je n’en sais rien. Celles qui l’ont approché n’étaient pas directement sous

son commandement.— Tu as dit qu’il était misogyne…C’était bien manœuvré… Drake allait savoir que j’avais pris des notes ce

jour-là !— C’est ce qu’on dit, mais je ne l’ai pas constaté directement. Celles qui ont

tenté leur chance se sont vues rabrouées sans aucune délicatesse. Ce garsporte bien son nom, et en toute circonstance en plus. On le surnomme labanquise.

Je l’interrogeai du regard.— Ice, la glace, expliqua-t-il. C’est son indicatif de pilote.Ice, qui commandait les Silver Dragons. On nageait en plein roman d’heroic

fantasy…Je me contentai de hocher la tête.— Le tien, c’est quoi ?— Big Bear ! clama-t-il en frappant son torse.Cela lui allait comme un gant !— Van Allen doit être heureux en ménage s’il a repoussé toutes ces

femmes…Je me promis que c’était la dernière toute petite question le concernant.Heureusement, Theodore ne releva pas plus que ça mon insistance.

L’avantage de communiquer avec un homme…— Ce n’est pas certain. Il entretient une étrange relation avec elle,

répondit-il. Je l’ai déjà vu se donner en spectacle lors d’une réceptionorganisée par l’État-major. Elle avait beaucoup bu. Lui, se comportait avec ellecomme un père plutôt que comme un amant.

Étrange et dérangeant…— Le divorce, c’est pourtant une invention moderne, non ? lui fis-je

remarquer.— Ne cherche pas plus loin, Snow. Il n’est pas net, c’est tout.Mais il n’était pas irrécupérable. Et il me fascinait comme jamais.Nous échangeâmes ensuite des banalités, en admirant le spectacle du soleil

qui finissait de mourir au large. Lorsqu’il fut temps de nous séparer, Drakeproposa de me raccompagner jusqu’à ma cabine. Je le sentis de plus en plusnerveux à mesure que nous approchâmes.

— Elle n’est pas là, Theodore. Détends-toi, me moquai-je de lui.— Je ne vois pas de quoi tu parles… bougonna-t-il en détournant ses grands

yeux verts.— Bien sûr, Drake… Bonne nuit en tout cas, et merci !— Bonne nuit, miss météo, répondit-il en jetant un dernier coup d’œil sur la

porte des appartements de Zora Weet.Je dînais dans ma chambre ce soir-là. Je tenais à rester seule pendant

quelque temps, avant de me mélanger à nouveau au reste de l’équipage.J’avais besoin de calme, de sérénité. Et d’un bon bouquin pour m’échapper loindu Percival.

April rentra à minuit. Les cloisons qui séparaient nos chambres étaient aussifinies que du papier à cigarette. J’en eus la preuve une demi-heure plus tardlorsque je perçus, effarée, le ronronnement sourd d’un de ses jouets.

Je m’habillai précipitamment et déguerpis en vitesse, ne tenant pas àassister à la fin des festivités.

Qu’allais-je bien pouvoir faire désormais ?J’avais le sentiment d’errer comme une damnée dans ce dédale de coursives

depuis trois jours. Sans trouver l’ombre d’une solution ni constater la moindreamélioration.

C’est sans doute pour ces raisons que ce qui me traversa l’esprit me parutsoudain évident.

Je sus où diriger mes pas, bien mieux que pour rejoindre mon poste detravail ou pour parvenir jusqu’au pont quatre.

Les réserves des cuisines et leur cargaison d’alcool seraient ma planche desalut. Et compte tenu de l’heure, je pouvais espérer ne pas y trouver foule.J’allais pouvoir picoler en paix.

Avant de pousser la porte qui donnait accès à l’antichambre du paradis, jevis le maître principal Ganipy s’engager dans le couloir. Il pressa l’allurelorsqu’il m’aperçut à son tour, tandis que je préparai déjà une offensive.

— Lieutenant Snow, vous êtes toujours là où il faut, quand il le faut… C’estétrange, n’est-ce pas ?

Je ne compris pas à quoi il venait de faire allusion.— Vous allez retrouver Van Allen ? Ici ? Et pourquoi pas à l’infirmerie de

nouveau ?Je m’arrêtai à ses côtés et le dévisageai.À l’infirmerie ? De nouveau ? Il attendit sereinement ma riposte, les bras

croisés sur son torse massif.— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, Ganipy, répondis-je en tentant

de garder mon sang-froid.Une digue céda dans son regard bleu sombre et il se transforma en un clin

d’œil en un prédateur dangereux. Il s’approcha pour me forcer à reculer. Mondos heurta la paroi en acier de la porte fermée.

— À quoi vous jouez Ganipy ? N’ai-je pas été assez claire ?— Et même limpide, Snow ! Mais c’est toi qui vas m’écouter, ce soir. Je ne

sais pas exactement ce que tu fous avec Van Allen, mais tout ça n’est pas trèscatholique ni très protocolaire surtout. Te faire passer pour une sainte-nitouche et une gonzesse qui en a dans le pantalon ne marche qu’avec Drakeet tous ceux qui se contentent de rêver. Moi, j’ai vu clair dans ton jeu dès ledébut. C’est pour ça que je ne m’y prendrai pas de la même façon que cesconnards. Et que je parviendrai à mes fins.

Effarée, je l’écoutai débiter son argumentaire bancal et dérangé.— À partir de maintenant, tu vas être coopérative et attendre sagement que

je m’occupe de toi, ou je me ferai un plaisir de parler de vos exploits,poursuivit-il avec des flammes dans les yeux. Est-ce que j’ai été clair à montour ?

Le pire était qu’il ne s’était encore rien passé de compromettant avec monsupérieur.

— Vous allez au-devant de graves ennuis, Ganipy ! le menaçai-je à montour. D’autant plus que vous vous reposez sur des allégations mensongères.

— C’est ce que nous verrons, Alexi…Bon sang, mais qu’est-ce que ce connard avait surpris ?Il se pencha vers moi et son souffle sur mon oreille me glaça.— Nous reparlerons de tout ça très bientôt… susurra-t-il. Après tout, ce

n’est pas comme si nous pouvions nous échapper…Il me sourit une dernière fois et j’eus la nausée. Puis il repartit et disparut

au coin de la coursive.J’avais bel et bien signé pour un voyage au cœur de l’enfer. Un aller simple,

me semblait-il. Sans personne pour venir me secourir.

Chapitre Six

Ganipy était donc un psychopathe pervers et narcissique. Je l’avais deviné

sans m’en convaincre dès le premier jour. La preuve en était faite désormais.Dans l’ordre des choses, j’aurais dû abandonner mes projets alcoolisés et

courir réveiller les Van Allen, père et fil, pour les en informer.Hélas, je n’avais jamais aimé crier au loup. J’aimais, en plus de ça, gérer

certaines situations moi-même avant d’en appeler à plus puissant que moi.Ganipy ne m’avait pas touché, juste intimidé. Certes, il tentait de me fairecéder à ses volontés au moyen d’un odieux chantage, mais j’étaissuffisamment hargneuse et combattive pour le dissuader de poursuivre danscette voie-là.

Pour le moment, du moins…Ce désagréable intermède ne m’empêcha pas d’oublier ce pour quoi je

m’étais rendue sur le pont six. J’avais désormais encore plus de déboires ànoyer dans l’alcool.

Après Van Allen le despote, j’allais devoir composer avec un psychopathefrustré… Qui serait le prochain candidat à faire de ma vie un enfer ?

J’ouvris enfin la porte des réserves et eus ma réponse.Kenneth Pierce était assis par terre, avachi contre une énorme palette de

boîtes de conserve. Des petits pois, semblait-il. Il tenait une bouteille de vodkadans sa main droite, l’œil hagard, les pommettes rouges. Je n’étais donc pas laseule à avoir besoin de réconfort.

Je m’apprêtais pourtant à repartir, ne me sentant pas d’humeur à partagermes malheurs.

— Alexi ! me héla-t-il. Euh, tu peux… rester.Il y avait comme des sanglots dans sa voix.Je n’avais jamais été douée pour consoler mes amis, alors un inconnu…— Kenneth, je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée, lui expliquai-je

franchement.— On picole, c’est tout... Je me sentirai moins con, et moins seul. Tu es là

pour ça aussi, non ?— Pas du tout. J’ai entendu dire qu’il y avait une soirée mousse alors je suis

venue faire un tour.— C’est quoi une soirée mousse ? demanda-t-il en fermant les yeux comme

s’il sommeillait.J’avais oublié que Pierce était encore un très jeune loup.— Un rituel mystique qui avait court dans les années quatre-vingt-dix. Ça

avait un certain succès, d’ailleurs.— Ah… D’accord…J’étais certaine qu’il ne savait absolument pas de quoi je parlais.Un sourire niais, probablement déjà très alcoolisé, barra son visage, et j’eus

pitié de lui.Je soupirai et m’approchai.— Gin, lui lançai-je sans cérémonie.Il rampa jusqu’à la caisse qui renfermait les précieuses bouteilles. Il sortit

celle que je lui avais commandée, puis prit un verre.Je l’arrêtai aussitôt.— Laisse tomber, j’ai prévu de me la faire en entier.C’était le minimum à ce stade-là.Il me tendit la bouteille. Je la pris par le goulot et m’affalai contre la porte

métallique d’une grande armoire, en face de lui. Elle émit un grincementinquiétant, mais je n’en eus cure, trop empressée de savourer l’impression debrûlure consécutive à la première gorgée.

Je m’exécutai et eus immédiatement la sensation – certes erronée, maisagréable – qu’une partie de mes tensions s’envolait.

Une autre lampée et une douce chaleur irradia mes membres et ma tête.— Je ne fais pas ce genre de chose, d’habitude, tu vois... Je ne suis pas ce

genre de gars, murmura Pierce en m’imitant.— Moi, je suis ce genre de fille… répliquai-je en portant le goulot à mes

lèvres.Il regarda tristement le carrelage.— Est-ce que ça passe après ?— Quoi ? Se sentir coupable de picoler plus que de raison dès que ça ne va

pas ?Il hocha la tête.— J’aurais tendance à te dire que oui, répondis-je. En vieillissant, tu

assumes de mieux en mieux tes conneries. Tu verras, c’est comme unpansement qu’on arrache. Ça fait mal sur le coup et après…

— Tu parles en connaissance de cause ?— Et de quelle autre façon, selon toi ? le rabrouai-je moins patiemment.

— Si mon père voyait dans quel état je suis… ricana-t-il soudain.Voilà, l’introspection commençait.— C’est justement dans ces moments-là que tu te dois de les laisser là où ils

sont. C’est à dire très loin. Même si je sais que tu es jeune, Pierce…Il leva brusquement la tête, piqué par ma dernière remarque.— Quel âge tu me donnes au juste ?— Je ne sais pas… Dix-huit ans ?— J’ai vingt-trois ans, maugréa-t-il, déçu.Je m’étouffai brusquement.— Et en plus je ressemble à un putain de lycéen… continua-t-il de pester.Des gouttes de sueur perlaient sur ses tempes et finirent par glisser au coin

de ses yeux bridés, puis par dégouliner sur sa peau mate.Pierce n’en était pas à son premier verre ce soir-là…Je tentai un changement de cap pour oublier ces débuts foireux.— Qu’est-ce que tu fais ici, sur le Percival ? Ganipy n’a pas daigné

l’expliquer le premier jour.Prononcer son nom fit à nouveau enfler ma colère.— Ganipy est un connard.J’étais on ne peut plus d’accord désormais.Ma question le ragaillardit un peu.— J’apprends le boulot de chien jaune{7}. Ça fait les pieds à mon père qui

voulait me voir devenir avocat ! Je suis resté trois ans à l’université. J’ai toutplaqué du jour au lendemain pour m’engager. Il ne l’a toujours pas digéré.

— C’est courageux.— Peut-être… Mais ça n’a rien résolu. Je n’arrive pas à me détacher de cette

éducation bourgeoise à la con. Il a déjà réussi à convertir mon frère et masœur à… Laisse tomber… Je ne vais pas commencer à te raconter ça…

Je ne l’encourageai pas non plus. Je ne répondis rien et bus encore.— Il y a des soirs où toute cette merde remonte, et où il vaut mieux que

j’oublie, termina-t-il d’une autre manière.J’éprouvais de la compassion pour ce jeune homme désemparé, sans pour

autant être capable de trouver les mots qui le réconforteraient.— Et toi, c’est quoi ton problème ? me demanda-t-il avec curiosité malgré

son ivresse.L’alcool aidant, ma langue se délia trop facilement.— Ma mère a changé de vie quand j’avais quinze ans. Même si je le vis bien

maintenant, il y a des soirs où je mets mes échecs sentimentaux sur le comptede sa décision. Et avec eux, tous mes problèmes d’agressivité à l’égard de lagent masculine, ricanai-je en repensant à mes tourments depuis que j’avaisembarqué sur le Percival. C’est injuste et immature, mais c’est ainsi que sontles choses.

Il ne répondit rien, lui non plus, je lui en fus reconnaissante.— Tu veux que je te dise, Pierce, je suis sûr que Van Allen et les autres font

la même chose que nous à l’heure qu’il est.J’aurais même été curieuse de voir ça.— Se bourrer la gueule ?— Ouais… Quelqu’un de sain d’esprit ne s’enfermerait pas aussi longtemps

dans cette… boîte de conserve géante.Ma transformation en philosophe de comptoir s’opérait gorgée après gorgée.— Merci, Alexi, renifla-t-il en me fixant de ses yeux avinés.— De rien, Kenny. Maintenant, tais-toi et bois.Ce fut seulement ce qu’il fallait retenir de notre échange. Le réveil fut difficile le lendemain matin. L’alarme de mon portable avait

hurlé à intervalles réguliers pendant une heure, et j’avais plaqué mon oreillersur ma tête en priant pour disparaître.

Comment avais-je pu parvenir jusqu’à ma chambre dans cet état, la nuitdernière ?

J’osai enfin regarder l’heure lorsque je me sentis un peu moins assommée.Il était déjà six heures et demie !Je m’extirpai de mon lit en sursaut et cherchai ma combinaison à tâtons,

dans la pénombre. Je l’enfilai à la hâte, remontai la fermeture Éclair, yemprisonnant au passage une mèche de ma tignasse en bataille. Puis jeramassai le reste de mes cheveux en une queue de cheval approximative,chaussai mes rangers sans perdre le temps de les attacher, en même tempsque j’attrapai ma brosse à dents. Et je filai dans notre salle de bain sur lepalier.

J’émergeai deux minutes plus tard dans le couloir, le visage encore humidede la toilette expéditive à laquelle je m’étais astreinte. Toute incapable quej’étais, je refusais, par orgueil, de paraître sale et négligée.

J’accélérai le pas à mesure que j’approchais du pont principal. J’étais rebellejusqu’à un certain point. Courageuse, mais pas téméraire. Et j’étais en tort,pour une fois.

Van Allen devait probablement guetter mon arrivée pour me porter le coup

de grâce.Mais il n’en fut rien.Il n’était même pas dans notre salle de travail.Quelque chose n’allait pas cependant.Les membres de notre équipe portaient tous, ce matin-là, la belle tenue de

cérémonie de la Navy. Immaculée, parsemée de plus ou moins d’éclats doréssur les épaules et la poitrine selon leur grade.

Un murmure parcourut la pièce. On échangea des regards railleurs puischacun reprit ses activités.

— Putain de merde, Alexi ! Mais à quoi tu joues, encore ?Rios, très élégant lui aussi dans sa chemise blanche et son pantalon bien

coupé, venait de se précipiter sur moi.Il semblait furieux.— Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je, affolée.Il était effectivement temps de paniquer.— L’amiral Tardust nous rendra visite à dix heures. Il vient passer une

partie de la journée sur le Percival.Tardust était l’un des officiers de haut rang qui siégeaient à l’État-major de

la Navy. Le seul que j’avais rencontré depuis le début de ma carrière d’ailleurs.— Et personne ne m’a prévenue !— Tu n’es pas repassée nous voir hier soir, répondit Rios, navré. Van Allen a

briefé tout le monde avant que nous partions.C’était exact, malheureusement.— Tu déconnes vraiment à tous les niveaux, Snow ! s’emporta soudain mon

homologue.Mon sang ne fit qu’un tour.— Ne me fais pas chier, d’accord ! C’est la merde depuis que je suis arrivée

ici, et tu ne sais pas à quel point !— Alors tu pourrais commencer par me l’expliquer !— Va plutôt retrouver tes couilles sur le pont six et fiche-moi la paix !Il se figea, choqué.Foutue impulsivité à la con…Je savais que j’étais allée trop loin, cette fois.Ses lèvres blanchirent pendant qu’il les tenait serrées l’une contre l’autre,

puis il fit demi-tour et se dirigea vers la porte.— Je te souhaite une bonne journée, Snow.

Avant de la claquer derrière lui.Il n’y avait pas à dire, j’étais nulle, et ce sur tous les fronts.Entourée d’individus plus ou moins hostiles après ce qui venait d’arriver,

Van Allen n’étant pas dans les parages, je choisis la solution la plus adaptée àla situation immédiate et sortis à mon tour.

Je décidai de rejoindre ma cabine pour me changer afin d’être raccord avecle reste de l’équipage et ne pas m’humilier davantage.

La culpabilité me rongea durant tout le trajet qui me mena jusqu’à mesquartiers. Je venais de perdre un de mes premiers alliés. Cet homme qui semontrait gentil, courtois et attentionné depuis mon arrivée. Un énièmedommage collatéral de la manifestation de mon caractère de chien. Je pouvaisbien pester contre Van Allen, je lui faisais largement concurrence.

Aussitôt parvenue à destination, je sortis de la petite armoire monchemisier, mon tailleur et ma veste un peu froissés, bien que protégés par unehousse en toile. Puis mes escarpins blancs, ma casquette, ma cravate et mesgants. Je renonçai cette fois à battre des records de vitesse et pris une douche,avant d’endosser la panoplie du respectable et sensé lieutenant Snow.

Sur les coups de sept heures et demie, je rejoignis enfin mes collègues,toujours aussi affairés. Jerry semblait être revenu après notre incartade. Ilavait laissé les premiers résultats de son analyse sur la grande table centrale.Je supposai qu’il me fallait établir et terminer le bulletin météo du jour. Jem’attelai à la tâche, le cœur serré.

Une heure et demie plus tard, un des membres de mon équipe vintm’apporter un document à remettre aux pilotes.

J’y jetai un coup d’œil. Il y figurait le nom des dragons qui voleraient lors dela démonstration. Le détail du déroulement de l’exercice avait été rédigé etparaphé par Sa Majesté Van Allen. Son élégante signature s’étalait sur dixcentimètres en bas de la page. Inutile d’avoir des connaissances engraphologie pour deviner que ce type, en plus de régner en tyran sur sonroyaume, était doté d’un ego surdimensionné.

Je devais livrer les feuillets au premier d’entre eux que je rencontrerai. Jedécidai de commencer par arpenter le hangar sous le pont d’envol. Pourensuite faire un crochet par la passerelle du pont quatre et fumer ma premièrecigarette de la journée.

Le document fut donc remis à Egor Sachs, le second lieutenant de Drake. Unhomme antipathique à souhait, condescendant lorsqu’il bredouilla unremerciement.

Je fus déçue de ne pas avoir pu échanger quelques mots avec Theodore.J’avais compté sur sa bonne humeur pour remonter le moral des troupes. Mais

le méritais-je encore après cette accumulation de bourdes ?J’aperçus Pierce, au loin, qui entourait – avec deux autres hommes – celui

que j’avais identifié comme étant le chien jaune en chef de l’équipe qui avaitévolué sur le pont d’envol, le premier jour.

Kenny avait l’air frais comme un gardon. Opérationnel, après la cuite quenous avions essuyée la veille. Brave petit gars !

Il hocha la tête dans ma direction et me sourit.Je lui rendis son salut avec moins d’enthousiasme, puis me dirigeai vers le

sas qui menait à l’intérieur du navire. Mon besoin de nicotine devenait de plusen plus pressant et j’étais à court de patience.

Le tabac, le gin… Il ne fallait pas croire que mes autres addictions étaient dumême acabit. Car à côté de ça, j’aimais un peu trop la guimauve et les sacs àmain.

C’est à ce moment-là que celui qui me tourmentait depuis des jours –jusqu’à hanter mes rêves lorsqu’il n’était pas à proximité – entra dans monchamp de vision. Il se tenait au pied d’un Super Hornet, en grande discussionavec un mécanicien.

Je m’arrêtai net, soufflée par la divine apparition.Lui aussi portait sa tenue d’apparat. Avec cette veste blanche, qu’il n’avait

pas encore boutonnée et laissait apparaître sa fine cravate noire nouée sur lecol de sa chemise. Je me fis violence pour ne pas m’attarder trop longtempssur le pantalon qui tombait parfaitement sur ses hanches, puis sur ses cuisses.Il était fringant, transpirant d’assurance, d’insolence et de charisme.

Ma contemplation n’avait pas duré une éternité, mais mon cerveau dérangéavait eu le temps de tout enregistrer, et ce dans les moindres détails. J’avaisintérêt à décamper, parce que s’il s’avérait que notre jeu de massacrerecommence, j’allais férocement l’attaquer. Et pas pour le mettre hors d’étatde nuire…

Au lieu du sas, je m’engouffrai dans le premier couloir attenant au hangar.Il était faiblement éclairé, particulièrement long. Une aubaine pour engagerune course de demi-fond et échapper à mon supérieur.

Mais c’était mal le connaître que d’imaginer qu’il ne se rendrait compte derien.

— Snow !J’augmentai mes foulées sans me retourner. Il dut piquer un sprint pour me

rattraper.Lorsqu’il parvint à ma hauteur, il saisit brutalement mon bras et ce fut la fin

de ma cavale. De violentes bouffées de chaleur parcoururent mon visage

lorsque je me retrouvai nez à nez avec son torse et le tissu de sa chemiseimmaculée.

Provoquées par les réminiscences des vapeurs d’alcool de la veille ? Par macourse effrénée ? Ou encore par l’émoi suscité par la situation, tandis quej’étais à la merci de ce fou furieux ? Car il n’avait jamais été aussi en colère.Jamais été aussi sexy, non plus…

— Snow, ça fait une heure et demie que je vous cherche ! rugit-il.— Je vous demande pardon, Capitaine… Pour le retard, ce matin… balbutiai-

je, honteusement.C’était la première fois que je faisais amende honorable auprès de lui. Cela

méritait d’être souligné.— Qu’est-ce que vous avez fichu hier soir ? Pourquoi n’êtes-vous pas

remontée des archives ?Les effluves ambrés de son étrange parfum emplirent mes narines et

m’enivrèrent.— Il va falloir mettre votre putain de fierté de côté, Snow ! Je ne vais pas

courir derrière vous pendant trois mois pour vous donner des informationscapitales !

Cette fois, je me sentis en droit de réagir.— Si vous me traitiez autrement que comme une nymphomane écervelée et

une sous-merde, je n’en serais pas là ! montai-je dans les tours.— Arrêtez de dire n’importe quoi, Snow !— Je n’en démordrai pas ! Tout est entièrement de votre faute depuis le

début ! La seule erreur que j’ai pu connaître a été de vous surprendre dansvotre cabine le premier jour.

À poil…— Et d’arriver en retard ce matin, ajouta-t-il, ranimé par la mention du

premier évènement.— Cela ne vous donne pas le droit de me traiter comme vous le faites.Nous tournâmes en même temps la tête en direction du hangar. Des voix

venaient de s’élever au bout du long couloir. Il y eut ensuite un bruit de pasqui se rapprochaient et nous vîmes une silhouette apparaître.

Van Allen agrippa brutalement mon bras, ouvrit la première porte derrièrenous et nous entraîna dans la petite pièce. Il y faisait plus sombre que dans lacoursive, mais la veilleuse au-dessus du seuil diffusait une lumière tamisée,presque douce.

Je me débattis aussitôt après que nous fûmes entrés et il me lâcha sansrésister. Son toucher m’électrisait, ce n’é tait absolument pas le moment de

perdre encore plus mes moyens.— Mettons les choses au clair une bonne fois pour toutes, Snow ! gronda-t-

il. Ma patience a des limites ! À partir de maintenant, je ne veux plus entendreparler de vos caprices, ou d’une des fantaisies dont vous seule avez le secret.D’ailleurs, vous commencerez par déjeuner au mess, comme tout le monde.

Quel enfoiré !Était-il possible de crever d’envie de le baiser jusqu’à plus soif tout en

désirant ardemment réduire sa gueule d’ange en bouillie ?Oui.— Vous permettez que je donne court à une de mes… Comment avez-vous

dit, Capitaine ? Ah oui… Une de mes fantaisies !Je sortis mon paquet de cigarettes devant son visage médusé.— Vous vous foutez de moi, Snow ? s’étrangla-t-il lorsqu’il comprit ce que

j’avais l’intention de faire.Je sortis mon briquet, et allumai la cigarette que j’avais glissée entre mes

lèvres. Il n’eut pour toute réponse que la fumée que je soufflai de manièreexagérément bruyante sur lui.

— Ça, c’est pour m’avoir fait croire sur le pont deux que vous n’étiez pasaussi con que vous en aviez l’air, le premier jour, commençai-je calmement.

Ses yeux polaires s’assombrirent. Il saisit ma cigarette à peine entamée, lajeta sur le sol et l’écrasa sous sa chaussure.

Je le giflai sur-le-champ.— Ça, c’est pour m’avoir humiliée devant toute l’équipe ! continuai-je avec

plus d’agressivité.Il ne dit rien, mais attrapa mes cheveux dans ma queue de cheval et me tira

vers lui pour me plaquer contre son corps ferme. Je ne le laissai pas faire et luibalançai un crochet du droit dans le ventre.

— Ça, c’est pour avoir osé prétendre que je ne vous faisais pas d’effet !Il s’écarta immédiatement en grimaçant, puis revint à la charge.Dans un dernier élan de rage, je parvins à l’attraper par le col de sa

chemise et le jetai de toutes mes forces contre le mur. Son dos heurtaviolemment la cloison et il produisit un feulement rauque qui me fit frémird’excitation. J’en profitai pour bondir sur lui. Je plongeai mes mains dans sescheveux épais et tirai de toutes mes forces.

— Et ça… Ça, c’est pour tout ce que vous n’avez pas encore fait ! finis-je parcrier en lui arrachant un gémissement de douleur.

Pour la discrétion, nous serions contraints de repasser…

Je fus projetée à mon tour contre la porte. Il épingla d’abord violemmentmes poignets sur l’acier froid. Puis il agrippa ma nuque pour m’obliger à leverle menton et à le regarder.

Nous nous dévisageâmes comme les deux bêtes sauvages que nous étionsdevenus en à peine quelques secondes.

Ses cheveux étaient ébouriffés, ses pommettes, rosies sur sa peau doréepar le combat à mains nues que nous avions entamé, sa cravate était detravers. Ses yeux bleus fascinants brillaient d’une lueur dangereuse. Et il yavait, bien sûr, son sexe bandé plaqué contre mon ventre, qui rappelait à monbon souvenir cette soif honteuse et douloureuse qui me consumait depuis queje l’avais rencontré.

Cela attisa encore ma faim. Je brûlais à présent. De haine, de désir, dedouleur et de peur.

Ses sourcils se froncèrent. Il expira lourdement et ne me parut plus aussisûr de lui. Plus aussi hautain ni déterminé. Je sus à cet instant-là qu’AndreasVan Allen n’était pas ce qu’il prétendait être, mais surtout, que je mettrais touten œuvre pour découvrir ce qu’il cachait derrière les apparences.

Il écrasa une première fois ses lèvres sur les miennes, puis recula, etchercha dans mes yeux une forme de consentement. Il n’y avait plus nigrades, ni prérogatives, ni obligations. Seulement cet homme ombrageux quichamboulait tous mes sens et dont j’avais envie au-delà de tout.

Je détournai le regard, intimidée par le magnétisme qu’exerçait son visageaux traits ciselés. Avant de lui donner l’autorisation de poursuivre sur salancée.

— Allez-y… murmurai-je.Sa bouche tomba sur ma gorge, et je perdis pied. Ses mains furent partout

à la fois en un éclair. Elles empoignèrent vigoureusement mes seins à traversle tissu de mes vêtements, pétrirent mes fesses et mes hanches tandis qu’ildévorait mon cou de furieux baisers.

Je gémis et passai mes mains dans les cheveux que j’avais si odieusementmaltraités un peu plus tôt, puis je tirai pour tenter de le rapprocher de monvisage et l’embrasser.

— Il faut qu’on le fasse, Snow… haleta-t-il sans pour autant me donnersatisfaction.

— Faire quoi ?— Il faut qu’on couche ensemble… Ou l’un d’entre nous va finir par passer

par-dessus bord…Il se débarrassa de ma cravate, ouvrit ma chemise avec une rapidité

déconcertante, et fit sortir mes seins de leur carcan. Sa bouche s’empara de

mes tétons durcis par la violence de mon désir.— Vous avez raison… gémis-je en me cambrant, la tête renversée en arrière

pendant qu’il me léchait avec application.— Formidable… Enfin une chose sur laquelle nous tombons d’accord, Snow…Engagée dans une transe frénétique et sans retour, je sortis sa chemise de

son pantalon avec fougue. Mes doigts entrèrent en contact avec les musclesfermes de son dos et j’y plantai mes ongles en soupirant d’aise.

— Ici ? soufflai-je.— Ici, confirma-t-il. Tout de suite.La fièvre montait inexorablement. Nos corps n’aspiraient plus qu’à se réunir.— Il y a juste un problème… ajouta-t-il.Il se redressa et ses yeux furent à nouveau à hauteur des miens.— Préservatif ? devinai-je en me décomposant d’avance.— Je n’ai pas ça sous la main ni même dans ma cabine, pesta-t-il contre lui.Le parangon de vertu, j’avais presque oublié…Il m’interrogea du regard.— Quoi ? Vous croyez que je n’aie pensé qu’à ça en embarquant sur le

Percival ! Vous me prenez vraiment pour…Il m’embrassa enfin, pour me faire taire et je fondis dans ses bras. Notre

corps à corps torride reprit de plus belle et les braises qui couvaient en moiflambèrent à sa gloire.

— Je suis en bonne santé… souffla-t-il encore.— Moi aussi. Vous pouvez vérifier chez Donovan… Et j’ai un implant…Je n’avais jamais fait l’amour sans protection après Gabriel, mais il y avait

urgence, cette fois.— On peut y aller, alors ? demanda-t-il, soudain moins sûr de lui.À ce stade-là, je n’avais plus rien à foutre de ses états d’âme de dernière

minute.— Faites ce que vous avez à faire, Capitaine !— Snow, vous êtes vraiment une allumeuse… chuchota-t-il une dernière fois

avant de se déchaîner.D’un geste, il fit remonter mon tailleur sur mes hanches, puis agrippa mes

cuisses pour me soulever et me porter jusqu’à une table. Ou un bureau. Jen’avais eu cure du mobilier de cette pièce lorsque nous étions entrés…

Le contraste de la surface froide entrant brusquement en contact avec mapeau brûlante termina de décupler mon désir rugissant.

Lorsque ses doigts crochetèrent l’élastique de ma culotte en coton, je metortillai en étouffant un gémissement. Son regard pâle fixait avec convoitise cequ’il découvrait à mesure que le morceau de tissu glissait sur mes cuisses.J’allais m’évanouir, avant même que les choses sérieuses ne commencent.

— Il va falloir qu’on en arrive au fait… souffla-t-il à mon oreille en seredressant. Nous n’avons pas toute la nuit…

Et c’était fort dommage, car je sus avant même de commencer que je neserai pas rassasiée.

Je hochai la tête tout en l’aidant à se débarrasser de sa veste, puism’attaquai à son pantalon. Mes gestes étaient trop maladroits pour êtreefficaces. Avec un sourire amusé, Van Allen m’aida à descendre sa fermetureÉclair, puis son boxer d’une main, tandis que les doigts de l’autre avaientdérivé vers mon intimité.

— Je me sens moins seul tout à coup… constata-t-il d’un air éminemmentsatisfait.

Je crus même le voir soulagé.Il me caressa plus énergiquement et je me sentis fondre sous ses doigts.— Tant mieux... reprit-il d’une voix plus rauque. Je n’ai aucune envie de

faire ça comme un type bien…Là aussi, nous tombions d’accord !L’embrasement était imminent, les flammes de l’enfer se tenaient prêtes à

me dévorer.— Fermez-la, Capitaine et magnez-vous putain de merde !Il cessa de me toucher, hocha la tête, puis me tira jusqu’à l’extrême limite

du bord de la table. Je tremblai d’impatience lorsqu’il aligna son sexe en facedu mien, puis m’abandonnai dans ses bras lorsqu’il me pénétra lentement, lesyeux clos, ses lèvres pleines entrouvertes.

Je ne m’attendis pas à me sentir aussi étirée et poussai un cri lorsqu’ils’enfonça jusqu’à la garde. Il rouvrit aussitôt les yeux pour s’assurer quej’allais bien.

Mon sourire radieux le lui confirma.— Allez, on y va maintenant, chuchota-t-il en saisissant mes cuisses pour

plaquer ses hanches plus près.Il fit remonter mes genoux à hauteur de sa taille, je m’agrippai à ses

épaules pour ne pas perdre l’équilibre. Puis il m’envahit avec plus de vigueuraugurant la suite et le dénouement de notre étreinte.

Je décrochai encore au moment où une violente décharge de chaleurparcourut mes reins. S’ensuivit un enchaînement de va-et-vient frénétiques au

milieu desquels se perdirent nos soupirs lascifs, puis mes gémissementslorsque je reconnus arriver de loin les prémices de mon orgasme.

Il me pénétra une dernière fois et un gigantesque incendie ravagea tout surson passage. J’explosai en psalmodiant une supplique inaudible et décousue. Ilen finit à son tour en étouffant un râle sur mon épaule.

Je repris pied avec la réalité avant lui, tandis que le souffle de sa respirationerratique chatouillait toujours mon cou. Nous reculâmes en même temps, et,les yeux dans les yeux, constatâmes avec effroi à quel point la situation nousavait échappée.

Il tenait encore mes cuisses écartées, j’étais accrochée à lui de toutes mesforces. Nous nous rétractâmes en même temps. Mes jambes retombèrent surla table dans un bruit sourd. Je retirai brusquement mes mains de son cou etde ses épaules.

Ses cheveux, plus foncés dans la pénombre, pointaient dans tous les sens.Ses joues étaient cramoisies des efforts de sa performance, ses yeux bleusacier encore embrumés par ce raz-de-marée.

Je ne pus m’empêcher de le trouver fabuleusement beau.Il y eut un moment de flottement durant lequel ni lui ni moi n’osâmes

parler.Et après ça ?Pour rien au monde je n’aurais osé lui poser cette question qui m’aurait fait

passer pour une femme avec des attentes de lendemain. Même si moninterrogation ne portait que sur notre futur très immédiat.

— Est-ce que ça ira maintenant, Snow ? demanda-t-il après s’être raclé lagorge.

Ça irait tant que nous ne nous disputerions plus. Au risque de remettre ça…— Je l’espère… répondis-je néanmoins.— Parfait, dit-il sans conviction, avant de reculer.Il remit de l’ordre dans sa chevelure épaisse puis commença à se rhabiller.

Je descendis de mon perchoir et ramassai précipitamment ma culotte en coton.Je fus subitement gauche au moment de l’enfiler lorsque je le découvris trèsintéressé par le spectacle. Il termina avant moi et, tout en ajustant le col de sachemise autour de sa gorge, me jeta encore quelques coups d’œil.

Je tentai d’en finir au plus vite, plus rouge qu’une pivoine. Mon tailleur, monchemisier. J’arrivai enfin à ma cravate et, sous le coup de l’émotion,m’emmêlai les doigts en essayant de la nouer au-dessus de mon col.

Contre toute attente, Van Allen se rapprocha et prit entre son pouce et sonindex les extrémités de la bande de tissu.

— Vous permettez ?Fut-il possible de rougir encore plus que ça ?J’arrêtai de respirer jusqu’à ce que le nœud soit terminé. Il l’ajusta avec

précision, extrêmement concentré sur sa tâche. Sans raillerie ni sourirenarquois.

Lorsqu’il releva la tête, je constatai avec horreur qu’il s’était recomposé unair suffisant. L’homme, un soupçon taquin et attentif, qui m’avait baisé avectant d’ardeur, avait fait place à celui que je côtoyais à grand-peine depuisquatre jours.

Il sortit machinalement une paire de gants de la poche de sa veste commepour vérifier qu’il n’avait rien perdu dans la bataille, puis se retournabrusquement.

Mon cœur sombra et je fus désemparée.— À plus tard, Lieutenant, lança-t-il en quittant la pièce.La porte claqua violemment derrière lui. Je vacillai et m’accrochai à la table

pour ne pas perdre l’équilibre.Cette étreinte torride avait apporté son lot de surprises, de quoi alimenter

les réflexions de mes longues nuits d’insomnie. Tout avait changé, et j’ignoraide quelle manière nous arriverions à nous entendre désormais, sans mourird’envie de recommencer…

Chapitre Sept

Je regagnai l’intérieur du navire quelques minutes plus tard, encore

engourdie par l’intense séance de règlement de comptes menée au fin fond duhangar. J’arpentai les coursives en méditant sur les évènements de cesdernières heures. En commençant par imaginer la prochaine confrontationavec mon supérieur, après cette monumentale séance de baise. Je craignais àla fois le pire et le meilleur. Je savais dorénavant que Van Allen était capablede tout, et se distinguait particulièrement là où on ne l’attendait pas.

La brise rafraîchit mes joues toujours en feu lorsque je pris l’air, en mêmetemps que ma dose de nicotine, sur la passerelle du pont quatre. Cela eut lemérite d’apaiser mon esprit. Seulement durant les quelques minutes que durama pause…

Je fus bien moins sereine lorsque je revins dans le hangar, à la recherchede Drake et de son aura irradiant de bienveillance et d’humour – tout ce dontj’avais besoin dans un moment pareil. Je connaissais cet homme depuis peu,mais savais déjà qu’il serait un de mes alliés les plus précieux. Il se trouvait encompagnie des mécaniciens qui bichonnaient les quatre chasseurs garés en fileindienne, prêts à monter sur le gigantesque ascenseur qui les conduiraitjusqu’au pont d’envol. Theodore était un des rares hommes, sur les pontssupérieurs, à ne pas avoir revêtu sa tenue d’apparat. Il portait sa combinaisonbeige, et s’envolerait avec les autres pour en mettre plein la vue à nosvisiteurs. Je n’osai pas le déranger et filai en direction du pont principal pouren finir avec le dossier météo.

Au moment où j’empruntai l’escalier, je vis descendre le maître principalGanipy. Son visage devint rayonnant lorsqu’il m’aperçut parmi les hommes quiavançaient dans la même direction que moi. Je fus soulagée d’être aussi bienentourée, tout en sachant que ça ne serait pas toujours le cas.

Ganipy s’arrêta à ma hauteur, et m’empêcha d’avancer en m’empoignant lebras.

— Vous avez repensé à ce que je vous ai proposé ? murmura-t-il d’une voixdoucereuse.

Son haleine sentait déjà l’alcool fort. De bon matin, et en service. J’enfrémis d’effroi. J’avais désormais autant de raisons que lui de le dénoncerauprès de ma hiérarchie. Précisément celle avec qui je m’étais envoyée en l’airun peu plus tôt…

— Vous êtes un malade, Ganipy. Arrêtez ça tout de suite, ou vous risquez

de le regretter.Il ricana, avant de poursuivre son chemin. Je frottai mon bras rendu

douloureux par sa poigne de fer et m’inquiétai quant à ce qu’il projetait demettre en œuvre pour arriver à ses fins.

Il était absolument hors de question de céder à son chantage.L’idée d’en informer Van Allen me traversa l’esprit lorsque je repris ma

course pour atteindre les salles de travail du pont principal. Peut-être semontrerait-il plus efficace et pertinent que moi dans sa manière de traiter leproblème sans faire de vague ? Particulièrement après cette première etintense réconciliation. Puis je songeai que notre intermède érotique n’avaitpeut-être fait qu’empirer les choses et que je me sentirais ridicule s’il balayaitces accusations avec mépris.

Tant que Ganipy resterait plus ou moins à sa place, il n’y avait pas lieu des’alarmer.

Je pénétrai dans la pièce, plus tourmentée qu’à mon départ, et repéraiimmédiatement Jerry, installé devant un de nos ordinateurs les plusperformants. Il se retourna pour accueillir le nouvel arrivant puis se ravisalorsqu’il se rendit compte qu’il ne s’agissait que de moi.

Je ne tentai encore rien et repris mon travail en réfléchissant au moyen deme faire pardonner.

Deux longues heures s’écoulèrent, au cours desquelles mes pensées

s’égarèrent inévitablement du côté du hangar et de son incroyable chevauchéefantastique. Autant dire que je ne produirais pas le dossier du siècle… Monlabeur touchait à sa fin. Il ne manquait plus que la signature du lieutenantRios au bas de mon rapport. J’y vis un bon moyen de l’approcher.

— Jerry… l’appelai-je timidement.Il se tourna vers moi et ses yeux noirs me foudroyèrent.— Je… J’ai besoin… bredouillai-je, moins certaine du bien-fondé de mon

initiative.Van Allen entra dans la pièce avec fracas et ne me laissa pas terminer.— Tout le monde en bas, ils arrivent dans un quart d’heure ! tonna-t-il avec

autorité.Raté…Je rassemblai quelques papiers et observai mon supérieur du coin de l’œil.

Aucune trace de notre intermède mouvementé ne subsistait sur son visage, ousur son uniforme. Et tandis que mon estomac se tordait encore, que mon corpsjamais rassasié me criait que je n’en avais pas eu assez, je me dépêchai de

suivre les autres. Il me tint la porte et afficha un sourire de sphinx lorsque jepassai devant lui.

Nous descendîmes tous aux abords de la piste du pont d’envol, puiscommençâmes à nous organiser. Cinq autres unités auraient le privilèged’accueillir ces messieurs à la descente de leur appareil. Les autres feraient del’esbroufe un peu plus tard.

Je repérai vite Zora Weet et les hommes de la troupe de Marine Corps,postés à vingt mètres de nous. Les mains croisées dans son dos, impassible,elle contemplait l’océan au-delà du bastingage. Elle était encore agaçante deperfection. Particulièrement parce qu’elle était vêtue d’un uniforme bien moinsélégant que le mien, mais aussi seyant sur elle qu’une robe de Haute Couture.

Theodore, qui venait de rejoindre les dragons sur le pont, n’eut évidemmentd’yeux que pour la mégère. J’en fus presque jalouse.

Jerry se tenait à mes côtés et m’ignorait royalement. C’est sans doute pourcette raison que je trouvai le temps long. Jusqu’à ce que Van Allen, flanqué ducapitaine Bale et de deux autres gradés, entrent en scène.

Veste boutonnée sur un col impeccable, casquette vissée sur sa tête etmains gantées, il n’en était que plus renversant. Mais surtout respectable. Cefut la première fois que je le voyais autrement que comme une belle planteaccessoirement plus gradée que moi. Nous avions bel et bien progressé !

Ils furent rejoints par le pacha, qui leur parla durant quelques minutes, touten désignant à plusieurs reprises différentes zones du pont. C’est au momentoù ils se dispersèrent que nous entendîmes au loin le grondement du moteurd’un hélicoptère Seahawk en approche. Nous le vîmes percer le ciel quelquessecondes plus tard et voler rapidement en direction du bâtiment. Lorsqu’ilarriva au-dessus du pont, il amorça sa descente dans un vacarmeassourdissant. Enfin, les pales de l’appareil ralentirent, soulageant par lamême nos tympans.

La porte coulissa et cinq hommes en tenue de combat mirent pied à terre,suivi de l’immense Tardust, rendu plus impressionnant encore par la prestancede son uniforme d’amiral. D’autres hommes descendirent avec lui, ainsi qu’unefemme parmi eux. Les deux délégations se rencontrèrent et tout le monde sesalua comme l’exigeait le protocole.

Nous les vîmes converser durant quelques minutes. Jusqu’à ce que notreéminent visiteur finisse par s’écarter pour faire signe à celle qui lesaccompagnait d’approcher.

Elle devait avoir une quarantaine d’années. Ses cheveux blond platineétaient tirés en chignon sous sa casquette. De profil, elle me paraissaitcharmante et distinguée.

Bien sûr, cela n’échappa à personne…Elle fut accueillie à grand renfort de sourires, père et fils s’en donnant à

cœur joie. Tout comme Bale et ses homologues.Puis le petit groupe se dirigea vers nous, emmené par un Van Allen à la

démarche volontaire.— Voici le lieutenant Rios, Amiral. Et le lieutenant Snow, qui nous a rejoints

récemment, nous présenta-t-il. Ce sont eux qui nous permettent de voler entoute connaissance du ciel.

Tardust me fixa intensément lorsqu’il arriva à ma hauteur, manifestantquelque curiosité dans ses yeux gris inquisiteurs.

Avant de prendre la parole.— Lieutenant Snow, donc. J’ai beaucoup entendu parler de vous ces

derniers temps.Je brûlai d’envie de lui demander en quels termes.— Le capitaine Nielsen, expliqua-t-il en hochant sa tête aux mâchoires

proéminentes.L’éclair de panique se dissipa immédiatement. Nielsen était mon supérieur à

Everett.— Il semble donc que le Percival avait besoin de vous, Snow, poursuivit-il

en souriant.Van Allen me jeta un regard furtif avant de fixer, les lèvres pincées, les

galons dorés de la veste de Rios.— Euh… Je ne sais pas… articulai-je, décontenancée. C’est-à-dire qu’ils se

débrouillaient plutôt bien sans moi…Bravo ! On frisait le summum de la nullité en matière de répartie.— J’ai appris également que vous saviez voler, lieutenant Snow, continua

Tardust.Ce truc me collait encore à la peau, des années après et cette fois, je

m’alarmai plus sérieusement. Van Allen eut l’air surpris et fut soudainbeaucoup plus intéressé par notre conversation.

— C’est exact, répondis-je prudemment. C’était un coup d’essai quiappartient désormais au passé.

Et qui y resterait…— Ne soyez pas si sûre de vous, Snow. La vie nous réserve parfois des

surprises…Il prit congé de nous, non sans m’adresser un autre sourire énigmatique,

puis s’éloigna avec les autres pour aller à la rencontre des pilotes de l’escadron

des dragons.Je m’autorisai enfin à souffler.Notre numéro fut en passe de s’achever quelques minutes plus tard.

Lorsque le cortège disparut à l’intérieur pour gagner l’îlot et sa vue plongeantesur le pont d’envol, tout le monde commença à se disperser.

Zora Weet passa devant nous et, à mon plus grand étonnement, adressa unsourire amical à Jerry.

Je mourus d’envie de lui demander s’il la connaissait particulièrement, maisme rappelai que nous étions censés nous ignorer.

Je suivis en silence mon coéquipier dans le couloir qui menait à notre sallede travail. Nous eûmes la surprise de voir surgir, au moment où nous allionsentrer, une April Donovan particulièrement bien apprêtée, mais surtoutsurvoltée.

Jerry blêmit immédiatement.— J’ai besoin d’aide ! nous prit-elle aussitôt à parti. Tardust arrive et rien

n’est rangé !— Tu n’as pas su t’organiser pour le faire dans la matinée ? osai-je lui

répondre honteusement, je l’avoue…Jerry ne laissa pas perdre l’occasion de me rabrouer.— C’est l’hôpital qui se fout de la charité… maugréa-t-il.Parmi les innombrables absurdités qui me passaient par la tête ces derniers

temps, j’eus alors l’idée du siècle.— J’ai encore quelques bricoles à terminer. Mais Rios peut te donner un

coup de main. N’est-ce pas Jerry ?Si un regard pouvait tuer… April le toisa une poignée de secondes, avant de

hocher la tête.— Ça ne t’embête pas ? lui demanda-t-elle.— Euh… C’est-à-dire que je devais…Rios était une vraie tête de nœud à ses heures.— Il a d’excellentes compétences en la matière. Parmi tant d’autres…

laissai-je aussi sous-entendre sans aucune subtilité.Donovan ne lui laissa pas le temps de répondre et le tira par la manche.— Il ne m’en faut pas plus pour t’engager. Viens, ne perdons pas de temps !Rios me fusilla encore du regard avant de se laisser entraîner dans

l’escalier.Quitte ou double sur ce coup-là. Une bonne initiative, si tant est qu’elle ne

vire pas à la catastrophe.

L’amiral prolongea sa visite jusqu’à la fin de l’après-midi. Je le croisai à

nouveau, escorté de la même équipe que sur le pont d’envol, tandis que je merendais au réfectoire principal – n’en déplaise à certains – pour me désaltérer.Il parut encore s’intéresser à moi, et je me montrai bien moins intimidée quesur le pont d’envol.

Van Allen eut beau essayer, il ne parvint pas à cacher le rictus quicommençait de naître au coin de ses lèvres. J’en fus quelque peu agacée, etpoursuivis mon chemin jusqu’à la salle de restauration. Il n’était pas encoredix-neuf heures. L’amiral ne tarderait pas à quitter le navire, et l’équipageaffamé envahirait les lieux incessamment sous peu. Il fallait me dépêcher deboire, puis d’emporter un plateau-repas jusqu’à ma cabine. La journée avaitété riche en émotions et j’aspirais à un peu de calme.

Je fus heureuse, néanmoins, d’y retrouver Drake et son drôle de soda à lamyrtille. Un magazine à la main, l’air pensif malgré tout. Je m’assis en face delui avec le dernier café de ma journée.

— Miss météo, me salua-t-il en bâillant. Quel est le bilan de cette nouvellejournée parmi nous ?

J’avais eu le privilège de découvrir que mon supérieur, en plus d’être con,mais canon, était un coup d’enfer.

— Un jour de plus au bagne, dis-je à la place, sans pour autant lui mentir.Il releva la tête, intéressé.— Van Allen continue à t’en faire baver ?S’il avait su à quel point…— Les informations circulent vite… pestai-je tout en jetant un œil au

contenu de la page de sa revue.Flying Mag. Drake ne s’arrêtait donc jamais.— C’est Rios qui en a parlé. Et je ne te cacherai pas que j’ai entendu Van

Allen et Tardust prononcer ton nom lorsqu’ils s’entretenaient à voix bassependant le débriefing.

Après m’avoir baisé, Van Allen essayait-il de se débarrasser de moi ?— Ne t’en fais pas pour moi, Drake. Je me bats pour ne pas perdre la face.

Tout capitaine qu’il est, Van Allen ne m’emmerdera pas longtemps.— L’avenir nous le dira… dit-il justement. Si tu as besoin de tuyaux

concernant la manière de gérer le gaillard, je pourrais t’aider.Il soupira lourdement avant de porter la canette de soda à ses lèvres. Il me

sembla alors plus las que d’habitude.— Tu ne voudrais pas un truc plus fort, Drake ?

Ses beaux yeux verts se posèrent sur moi avec gratitude.— J’avoue que ça ne m’aurait pas fait de mal, mais je vole tôt demain

matin, alors…— Tu es sûr que tout va bien ?— Oui. Si ce n’est que… non, laisse tomber, se rétracta-t-il brusquement.J’aurais insisté si j’avais mieux connu Theodore.Je me laissai tomber contre le dossier de la chaise en inox qui tangua

dangereusement, et fixai la canette aux reflets noirs nacrés qu’il tenait àhauteur de son visage. Je fus surprise de la voir vaciller entre ses doigts.

Theodore s’empressa de boire à nouveau et cela ne fit que m’alarmerdavantage.

— Drake, qu’est-ce qu’il t’arrive ?Sa paume et ses doigts tremblaient sur l’aluminium. Son regard alarmé

rencontra le mien. Il reposa aussitôt la canette et dissimula sa main sous latable. Le mal était fait cependant.

— Tu n’as rien vu, Snow… souffla-t-il en se levant brusquement.Puis il disparut dans le couloir, me laissant choquée et perplexe.Et un scoop de plus, un !Après Van Allen et Ganipy, il me fallait composer avec les cachotteries de

Drake. Les affaires allaient de mal en pis.Theodore risquait sa carrière, sa vie, et celles de ses hommes en prenant le

risque de voler dans cet état. Piloter un avion de chasse exigeait d’être enparfaite santé en même temps qu’en pleine possession de ses moyensphysiques. Il suffisait d’une demi-seconde d’inattention, d’un dixième de degréde trop sur l’amorçage d’une courbe, d’un atterrissage, et la sentence étaitsans appel. Il m’avait involontairement impliqué dans ses déboires. Choisir detaire ce que j’avais vu m’exposait à un cas de conscience auquel je n’avaisencore jamais été confrontée.

Sexe, chantage, dissimulation. Le bilan de ces premiers jours en mer n’étaitpas glorieux. Le mélange détonnant finirait forcément par m’exploser à lafigure. Au terme de ces trois mois, si ce n’est avant. L’ambiance bon enfant,détendue, dans laquelle j’avais cru me fondre le jour de mon embarquementn’était plus. Ou n’avait été qu’un leurre.

Fumer. Voilà ce qui restait encore de réconfortant dans ma traversée desenfers.

Une demi-heure plus tard, je fis coulisser la porte qui permettait d’accéder à

la passerelle du pont quatre. Je faillis rebrousser chemin en constatant que

Van Allen s’y ébattait déjà, avec ce qui semblait être un téléphone satellitecollé à son oreille.

— Tais-toi, Darlene ! Je t’ai déjà dit d’arrêter ! s’emporta-t-il comme jerefermai la porte derrière moi.

La main qui tenait sa cigarette agrippa une poignée de ses cheveux denouveau en bataille.

— C’est toujours le même cirque, putain ! Ça fait cinq jours que je suisparti ! Cinq putains de jours Darlene ! Appelle Flynn, ou un autre, mais fais-toiaider !

J’étais trop curieuse pour penser à m’éloigner.Il se retourna et ses yeux clairs lancèrent des éclairs lorsqu’il me vit

l’observer. Il se rapprocha alors du bastingage.Je le suivis à pas lents.— Je dois te laisser, finit-il par dire sèchement à son interlocutrice. Je te

rappelle demain.Puis il raccrocha et glissa l’appareil un peu plus gros qu’un portable dans

une poche de sa veste à nouveau déboutonnée.— Qu’est-ce que vous foutez là ? commença-t-il avec virulence.— La même chose que vous, je crois, répondis-je en brandissant devant lui

mon paquet.Crétin !Il se ravisa.— Vous êtes là depuis quand ?— Depuis assez longtemps pour savoir que vous traitez toutes les femmes

avec le même mépris ! Darlene, c’est l’officielle ou encore un de vos souffre-douleurs ?

— Ça ne vous regarde pas, Snow, me lança-t-il froidement.— Vous avez couché avec moi sans protection. J’estime être en droit de

savoir combien vous avez de partenaires et si vous procédez de la mêmemanière avec toutes.

— Vous avez raison, admit-il en grimaçant.Et comment !— C’est ma femme, se décida-t-il à dire.Il se tourna vers l’océan et posa un pied sur une des barres en acier du

garde-fou. Il se débarrassa de sa première cigarette et en sortit une autre desa poche.

— Il n’y a qu’elle, continua-t-il d’un ton abrupt. Et vous maintenant.

Curieusement, Van Allen ne me donnait pas l’impression d’être un menteur.Je m’approchai avec prudence, posai mes coudes sur la rambarde à côté des

siens et allumai une cigarette à mon tour. Nous ne dîmes rien durant un longmoment. Je ne pus m’empêcher de lui jeter quelques regards, jusqu’à finir parle dévorer des yeux.

Il fixait la ligne d’horizon de ses étranges prunelles bleu acier. La lumièreorangée des derniers rayons du soleil nimbait sa silhouette d’un haloincandescent. Tout en lui n’était que promesse d’abandon et d’interdit. J’avaishonte d’avouer que je n’en avais pas eu assez.

— Capitaine, vous sembliez amusé tout à l’heure, dans le couloir ? Je peuxsavoir pourquoi ?

Son visage se fit plus détendu. Il finit même par me faire un petit sourire,celui en coin un peu polisson – en passe de devenir mon préféré. Puis il ritfranchement, avant de m’expliquer :

— Quand vous êtes partie, Tardust nous a confié qu’il avait aussi entendudire que vous aviez donné du fil à retordre à vos homologues féminins, àEverett. Il m’a expressément demandé si vous vous étiez déjà battu avec unedes recrues du Percival.

Je vis rouge, même si c’était la vérité.— Qu’est-ce que vous lui avez répondu ?Une lueur égrillarde s’alluma dans ses yeux.— Que nous travaillions à vous apprendre la discipline, susurra-t-il avant de

contempler la mer d’huile en dessous de nous.Il desserra sa cravate et défit deux boutons de sa chemise.Éblouie, offensée, je ne trouvai rien à répondre et entrai dans le même jeu.

Je libérai mes cheveux de l’élastique qui les retenait en queue de cheval etmes boucles retombèrent dans mon dos sans qu’il ne manque rien duspectacle.

Le temps changeait. L’océan commençait à mugir et le vent se levait, faisantflotter dans l’air les mèches raides et dorées qui tombaient sur son front.

— Snow ?— Capitaine ?— Qui a commencé à vous apprendre à voler ?Les questions qui fâchaient à présent…— Je n’ai pas une bonne mémoire, répliquai-je sèchement. C’était il y a

longtemps…— À peine quatre ans, si je ne m’abuse, continua-t-il, plus hargneux.

Il avait dû se montrer curieux auprès de l’amiral après que ce dernier eûtévoqué cet épisode.

— Ça ne vous regarde pas.Il me regarda longuement avant de renoncer à poursuivre son

interrogatoire.— Bien, dit-il calmement tandis que je me renfrognai.Le silence s’installa de nouveau, entrecoupé par le mugissement des rafales

de vent qui nous cinglaient le visage. Je terminai ma cigarette, reculai etm’apprêtai, à regret, à le quitter.

— Vous partez déjà, Snow ? demanda-t-il en dardant sur moi des yeux debraise. Auriez-vous peur de moi désormais ? Sans mauvais jeu de mots, jepensais avoir brisé la glace ce matin.

Nous avions plutôt provoqué un désastre écologique en faisant fondre toutesles banquises alentour !

— Peur ? Certainement pas ! m’insurgeai-je. J’ai en revanche plus decraintes en ce qui concerne l’avenir de notre collaboration.

— Je vous ai laissé entendre que nous resterions professionnels, vous etmoi. Dès le premier jour. Et ce, quoiqu’il arrive.

— Cela a remarquablement bien marché d’ailleurs !— Je prends ça comme un compliment, Snow, ricana-t-il en tentant de me

rejoindre.L’expression qu’il arborait était adorable. Canaille, et prétentieuse.Je fus quand même moins enthousiaste que lui, plus pragmatique surtout.

Je le regardai droit dans les yeux.— Qu’est-ce qui va se passer maintenant ?Il nous fallait le déterminer explicitement, à ce stade de notre relation des

plus cyclothymiques.Il parut hésiter puis se reprit, et d’un ton impérieux m’exposa ses doléances.— Je voudrais pouvoir compter sur votre discrétion si les circonstances nous

poussaient à en arriver là, une nouvelle fois. De nombreux différendssubsistent encore. Il nous faudra les régler d’une façon ou d’une autre.

Le sang afflua de manière précipitée jusqu’à ma tête et je vis trouble, à lafois profondément choquée par ce qu’il venait de me demander, mais aussiterriblement excitée…

— Vous êtes en train de me signifier, toujours avec diplomatie etprofessionnalisme, que vous aimeriez encore coucher avec moi.

— Voilà… avoua-t-il en haussant les épaules comme pour s’excuser.

— Je ne serai pas votre pute, Capitaine ! fut néanmoins la seule chose queje trouvai à répondre.

Il eut l’air peiné.— Est-ce qu’à un seul moment j’ai pu vous laisser croire que c’était le cas ?

Je ne pense pas m’être mal comporté dans le hangar.Il avait même été presque parfait dans son genre. Ailleurs en revanche…— Peut-être… Mais je voudrais que vous arrêtiez d’être aussi injuste devant

les autres.— Ce n’est pas de ça dont nous débattions, Snow, me contra-t-il aussitôt. Et

même si c’est effectivement lié à ce qui est arrivé ce matin, remettre enquestion ma façon de diriger mes équipes ne changera rien au problème.

Il avait foutrement raison…— Pourquoi est-ce que c’est tombé sur moi ? Je ne crois pas être la première

femme sous vos ordres.— C’est exact, Snow. Car ce qu’on raconte sur moi est vrai. Je n’ai jamais

donné le moindre coup de canif dans le contrat. Je parle de celui qui me lie àma femme, mais aussi de celui qui m’engage au service de mon pays. Croyez-moi quand je vous dis que je n’en suis pas fier. Mais j’ai toujours eu les yeuxouverts et je n’aime pas refouler des émotions qui pourraient me perdre dansd’autres situations.

Je compris où il voulait en venir.— Quand vous volez par exemple ?Il confirma mon hypothèse.— Entre autres, oui.— Vous vous enfoncez, Capitaine. Maintenant je deviens le réceptacle de

vos soudaines pulsions animales ! crachai-je en me dirigeant finalement versla porte qui menait à l’intérieur. Vous me dégoûtez !

— Snow, attendez ! tenta-t-il de me retenir. Vous n’avez pas compris ce queje…

La porte coulissante se referma derrière moi et je poursuivis mon cheminjusqu’à ma chambre, dans un état de rage avancé.

La nuit promettait encore d’être réparatrice.

Chapitre Huit

J’aurais dû être extatique après avoir entendu Van Allen m’avouer que

j’étais la première femme avec qui il rompait son serment. Il n’en fut pourtantrien… Pouvait-on se réjouir de devenir la maîtresse d’un homme marié ? Lepire, dans tout ça, était que rien n’avait changé. Je voulais cet homme autantque j’aspirais à le massacrer.

Ce mystère autour de lui, qu’il se plaisait presque à entretenir, le rendaitd’autant plus fascinant. Je me demandais ce qui l’avait transformé en cepersonnage aussi cynique que détaché. Une femme ? J’imaginais quand mêmequelque chose de plus tragique et de plus sournois, à la hauteur dupersonnage.

Comme je m’y attendais, la nuit fut de courte durée. Et lorsque je parvinsenfin à trouver le sommeil, je fus réveillée par les éclats de voix stridentsd’April Donovan.

— Lieutenant Snow, garde à vous !Je sursautai et me cognai dans la cloison attenante à ma couchette en me

redressant avec maladresse et précipitation. Je grimaçai en maudissantl’intrus.

— Snow, c’était quoi ce plan ? rugit-elle, visiblement très en colère.Il fallait que je pense à fermer la porte. Ne serait-ce que pour ma propre

sécurité.— Il y a eu un problème ? gémis-je en me tenant la tête tandis qu’une

douleur aigüe battait à mes tempes.— Un problème ? Tu appelles ça comme ça, toi ? Il m’a sauté dessus !Il était temps !— Ce n’est pas ce que j’appelle un problème, donc. C’était bien ?— Ce n’est pas la question ! se renfrogna-t-elle. Tu m’as piégée !— Je vous ai aidés, rectifiai-je sur un ton docte. Rios en pince pour toi

depuis des semaines et tu ne jures que par tes trucs en plastique. Alors j’aipensé que vous aviez besoin d’un sérieux coup de main.

Elle soupira et finit par s’asseoir au bord de la couchette.— Comment est-ce arrivé ? lui demandai-je comme s’il s’agissait de quelque

chose de grave.— Je lui ai demandé de planquer dans un sac-poubelle tout ce qu’il y avait

sur le bureau. Ce qu’il a fait, avec son air de chien battu et son balai dans lecul. Avant de me soulever pour m’y installer !

Jerry manquait sérieusement de pratique question séduction.J’observai attentivement le docteur Donovan. Malgré son mécontentement –

feint, j’en étais certaine –, ses yeux pétillaient et son visage aux pommettesrosées était resplendissant.

— Et tu ne l’as pas repoussé, j’imagine ? repris-je.— Il m’a prise par surprise, soupira-t-elle après quelques dixièmes de

secondes de lutte. C’était ma première idée, figure-toi. Et puis il a avancé desolides arguments…

— Je ne veux rien savoir !— Je ne parlais pas de ça ! rit-elle. Quoique…Peu importe, pourvu que Rios se détende et qu’April n’utilise plus son

matériel à portée de mes oreilles.— Tu vas lui laisser une chance ?— Je viens de boire un café avec lui, capitula-t-elle enfin. Nous verrons bien

où cela nous mènera.Si seulement les choses avaient été aussi simples de mon côté…April quitta ma chambre plus euphorique encore que lorsqu’elle m’y avait

rejointe. Je doutai qu’elle trouve le repos cette nuit-là.Sans surprise, Jerry arborait le lendemain matin le même sourire radieux.

Le moment me sembla bien choisi pour mettre les choses au clair et luidemander pardon. Même si ce que j’avais manigancé égalait pour moi toutesles excuses du monde. Je m’approchai et le saluai.

— Salut, Jerry.— Snow, dois-je me prosterner ou te démolir ? répondit-il sans tergiverser.— C’est toi qui vois, même si je pencherais plutôt pour la première option.

On m’a toujours dit que j’étais une sainte dans mon genre…Il rit et je sus qu’il ne m’en voulait déjà plus.— À propos de ce que j’ai dit… commençai-je, moins assurée.— Laisse tomber. Crois-moi, tu t’es largement rattrapée. Même si je t’ai

maudite jusqu’à la dixième génération au moment où tu lui as proposé que jel’accompagne.

Comme les choses pouvaient être faciles, parfois. Cet intermède fut le brind’air frais qui soulagea un peu l’asphyxie que je combattais depuis monarrivée.

Rios prit soudain un air sérieux.

— Lex, tu ne m’enlèveras pas de la tête que tu as des ennuis.— C’est Alexi… grommelai-je en prenant place à ses côtés.Il regarda autour de lui comme pour vérifier que personne ne nous écoutait.— C’est à cause de Van Allen ?Je levai brusquement la tête, rencontrai ses prunelles noires perspicaces et

j’acquiesçai en me mordant furieusement la lèvre inférieure.— Nous avons fait des conneries…Le pondéré Jerry Rios frappa un grand coup sur la table. Je le fusillai du

regard.— Je m’en doutais, Lex, se reprit-il plus discrètement.Était-ce si flagrant ?— J’ai toujours eu un don pour déceler ce genre d’embrouille, me rassura-t-

il. J’espère être le seul à l’avoir remarqué…Ce n’était pas certain en l’occurrence…Devais-je aussi lui parler de Ganipy ?— Nous ne sommes que des êtres humains, après tout, continua-t-il, moins

agressif. Confinés en ces lieux, et surtout loin des nôtres. Les accidents de cegenre ne sont pas rares. L’important est de le reconnaître et de faire en sorteque cela ne se reproduise plus. C’est aussi simple que ça.

Sauf que je n’en avais aucune envie, ce qui était effrayant en même tempsque cela compliquait sérieusement mes affaires. Jerry dut le lire sur monvisage.

— Pas lui, Alexi… Il n’a rien du prince charmant, crois-moi.— Qui te dit que je cherche à lui mettre le grappin dessus ? répliquai-je,

avec plus de virulence que je ne l’aurais voulu.— Bonjour Messieurs ! nous interrompit soudain celui dont nous parlions. Et

bonjour, lieutenant Snow ! lança-t-il d’une voix enjouée en se tournant versmoi.

Bénies soient nos conversations et nos parties de jambes en l’air !Je rougis furieusement à l’idée que Van Allen ait pu entendre des bribes de

notre conversation et priai pour que ce ne soit pas le cas. J’avais étésuffisamment humiliée pour toute la durée de ma mission.

J’osai enfin le regarder lorsqu’il atteignit l’autre bout de la pièce. Il avait denouveau revêtu sa combinaison beige, j’en déduisis qu’il volerait avec Drake cematin-là. Je réprimai le frisson qui me parcourut l’échine lorsque mon regards’attarda sur ses avant-bras hâlés…

Van Allen échangea quelques mots avec les membres de l’équipe installés

autour de la grande table puis se dirigea à nouveau vers nous. Il me couvad’un regard de braise et je réprimai un frisson.

— Lieutenant Snow, j’aimerais que vous me rejoigniez dans le hangarquand vous aurez fini ce que vous êtes en train de faire ici. Je voudraism’entretenir avec vous, de manière informelle d’abord.

Quelle était encore que cette manœuvre ?Il tourna les talons sans me laisser le temps de répondre et sortit.L’heure de vérité avait peut-être sonné.— Vous baisez d’abord, vous communiquez ensuite ? me demanda aussitôt

Jerry.— Pas tout à fait…Il réfléchit quelques secondes, sembla hésiter, puis me donna son avis.— Lex, le seul conseil que je peux te donner, c’est de ne pas t’engager dans

cette voie.Je sus qu’il ne me disait pas tout. Je me montrerais patiente.— Comme si je ne m’y étais pas déjà employée depuis mon

arrivée ! m’énervai-je. Nous sommes deux dans l’histoire !— Mais c’est ton supérieur, finit-il par dire, à court d’arguments.Et à défaut de me révéler d’autres informations.— Parce que coucher avec le doc te paraît plus déontologique ?— Nous n’appartenons pas à la même unité.— Tu es entré dans son cabinet par effraction pour y voler ton dossier,

tentai-je encore.Jerry signa sa reddition en levant les yeux au ciel, puis concentra son

attention sur les ordinateurs qu’il remettait sous tension. Nous commençâmesà travailler dans une ambiance détendue et je me félicitai d’être parvenue àmes objectifs. Aussi curieuse que je fusse, je pris cependant mon temps pourterminer l’analyse des premiers relevés de données fournis par le satellite. Parorgueil et fierté, je ne tenais pas à me précipiter sur le pont d’envol. SaMajesté attendrait, et ce, le plus longtemps possible.

Deux heures plus tard, j’estimai être en position de force pour discuter.Une partie de l’escadron s’était donnée rendez-vous dans l’immense hangar.

Theodore, le dénommé Sachs, et une de leur plus jeune recrue se tenaient aupied d’un Prowler{8}, en grande conversation avec le mécanicien qui bricolaitson réacteur.

Je me fis un devoir de parler à Drake avant la fin de la journée.

Le cœur battant, je balayai des yeux les environs pour y repérer Van Allen.Je serrai les poings pour me donner le courage de l’affronter lorsque jel’aperçus installé dans le cockpit d’un Hornet, toute verrière ouverte. Il relevala tête au moment où j’arrivai au pied de l’appareil et ne perdit pas de tempspour s’extirper souplement du siège, puis descendre le long de l’échelle poséesur le flanc de l’aéronef.

Il me dominait encore d’une bonne trentaine de centimètres lorsque nousparvînmes l’un en face de l’autre. Il fit glisser autour de son cou le casque quiprotégeait ses oreilles du bruit infernal des moteurs, puis esquissa un sourire.

— Lieutenant Snow, j’avais pensé vous voir me rejoindre un peu plus tôt.Je jetai un coup d’œil alentour pour vérifier que personne ne nous prêtait

attention, avant de m’adresser à lui.— Qu’est-ce que vous voulez ? Pourquoi ici ?— Ne me dites pas que vous vous sentez déjà menacée ?— Je suis surtout lasse de devoir deviner de quelle manière il conviendrait

que je me comporte à votre égard. Sans parler des odieuses méthodes dontvous usez depuis le début !

— Je vais finir par devoir vous rappeler ce à quoi vous faites allusion, Snow.Je ne pense pas que cela vous gênerait outre mesure, d’ailleurs.

— Les informations ! trépignai-je, scandalisée.Je craignais le pire. Ou peut-être bien le meilleur, en considérant sa

dernière promesse.Van Allen fit planer un suspense insoutenable, arborant l’air suffisant de

celui en extrême position de force.— Snow, vous aviez intégré une session de formation en pilotage. C’est

exact ? dit-il enfin.— Oui…Tout cela sentait le roussi.— Pour quelle raison avez-vous mis fin à l’expérience ?Je me sentis lentement dériver sur une pente glissante.— Je ne pense pas avoir un jour été taillée pour ce boulot… Cela faisait

beaucoup de responsabilités. J’aimais être aux commandes d’un avion, mais jepensais ne pas avoir l’esprit assez conquérant pour en arriver à larguer desbombes. Je manquais aussi sans doute de maturité. Je… J’ai trouvé tout çaridicule, après coup.

Bien entendu, j’éludai l’épisode majeur de la trahison de Gabriel.Il fronça les sourcils, surpris.

— Ridicule ? D’être allée un peu vite en besogne en démissionnant aussifacilement ou d’avoir cru que vous pourriez évoluer à nos côtés, un jour ?Dois-je vous rappeler que vous aviez réussi toutes les évaluations de fin deséquence durant la période où vous êtes restée en formation ?

— Tardust vous a donc donné de la lecture hier soir…— Oui, mais il ne s’agit que des faits. Je voulais que vous me fassiez part de

ce qui ne figure pas dans votre dossier.Je ne comprenais toujours pas où il voulait en venir. Je considérais cette

période de ma vie comme un bref égarement. Un égarement au cours duquelj’avais beaucoup souffert…

— L’amiral, et maintenant vous. Je ne crois pas aux coïncidences, etj’imagine que vous avez autre chose à faire que d’enquêter sur mon compte.Dites-moi ce qui se passe, Capitaine.

L’expression de son visage se fit plus sérieuse.— L’État-major a des projets pour vous. Nos supérieurs veulent que vous

participiez à un programme destiné à promouvoir la carrière des femmes ausein de la Navy. Ils veulent booster le recrutement et amener le plus grandnombre d’entre vous à des postes à hautes responsabilités. Vous seriez un desexemples mis en avant dans l’opération médiatique qui y sera associée.

— En tant qu’ingénieur météo ?Van Allen ricana.— Quoi ? m’insurgeai-je. Vous estimez que ce que je fais est trop nase pour

le faire valoir aux yeux des journalistes ?— Absolument pas, Snow ! Mais il serait intéressant d’exploiter ce talent

que vous avez délibérément tué dans l’œuf, il y a quelques années. Ils veulentque vous deveniez un pilote de chasse embarquée. Décollage, voltige, combataérien, et surtout appontage, voilà de quoi sera fait le programme si vousacceptiez.

— C’est non !— Écoutez la suite avant de vous précipiter, me gronda-t-il.— Ils ont eu cette brillante idée hier ? m’égosillai-je encore.— Il semblerait que non. Cependant, Tardust m’en a seulement fait part lors

de sa visite. On m’a mis devant le fait accompli, comme vous.Et cela ne l’avait visiblement pas enchanté, à en croire son air contrit.— Mais vous le saviez déjà hier soir, quand nous avons discuté sur la

passerelle ! Pourquoi n’en avez-vous pas parlé à ce moment-là ?Il croisa ses bras sur son torse et pencha la tête sur le côté.— La conversation ne portait pas sur le même sujet, Alexi, laissa-t-il sous-

entendre avec sarcasme.— C’est pour ça qu’ils m’ont proposé le poste de Tilmore… compris-je,

désappointée. Je ne suis là que pour servir les intérêts d’un coup de pub à lacon…

Je me sentis soudain oppressée par cette nouvelle déconvenue.— Peu importe, Snow. J’ai découvert que vous aviez un sacré potentiel et,

au-delà de nos… nos différends, je suis maintenant curieux de voir où cela vavous mener.

Je le vis arriver à des kilomètres.— Laissez-moi deviner, Capitaine… Ils ont pensé à vous pour être mon

instructeur ?— Précisément !Il ne chercha même pas à cacher son immense satisfaction. Je sombrai

encore plus profondément.— C’est la perspective de me voir échouer qui vous réjouit autant ?— Je vous ai dit que cela m’intéresserait de vous voir évoluer parmi nous.

Nous verrons en quelle qualité…— Je serais prête à accepter, rien que pour vous montrer que j’en ai autant

dans le pantalon que vos dragons !— Qu’à cela ne tienne, Snow… Vous ne voulez pas d’abord savoir ce que

vous pouvez y gagner, mise à part la chance d’avoir été repêchée pour revenirà vos premiers amours ?

C’est justement pour fuir ces amours-là que j’avais fait une croix sur leciel… Je serrai les mâchoires et plongeai dans ses yeux d’un bleu ahurissant.

— Je suis tout ouïe.— Une prime conséquente. Et de l’avancement, bien sûr, répondit-il avec

dédain.Cette fois, je m’autorisai à outrepasser le protocole et franchis la ligne

jaune.— Vous savez ce que vous êtes, Van Allen ?Il haussa un sourcil.— Un misogyne ?— Un gros enfoiré de misogyne, confirmai-je en martelant chaque syllabe.— Je saisis la nuance, Snow. Dois-je cependant vous rappeler que je suis

encore votre supérieur, et qu’en dehors des moments où nous déciderons denous livrer à d’autres activités, vous êtes tenus de me témoigner obéissance etrespect ?

— C’est une obsession chez vous ! Arrêtez d’en revenir systématiquement àça ! tempêtai-je, excédée. Et dites-m’en un peu plus sur la mission.

Van Allen obtempéra même si le feu couvait dans ses prunelles polaires.— Il est prévu que vous participiez à une petite sauterie précédée d’une

démonstration devant un parterre de journalistes triés sur le volet…Il se racla la gorge avant de terminer d’une voix atone.— … dans trois mois.— C’est impossible… soufflai-je en imaginant la somme de travail que cela

allait engendrer.— C’est ce que j’ai d’abord pensé. Et puis j’ai trouvé que le défi méritait

qu’on s’emploie à le relever.— C’est quand même à moi que revient le dernier mot.— Réfléchissez un peu, Snow... Vous et moi, dans un chasseur, l’océan à

perte de vue. Compte tenu de nos débuts fracassants, ne me faites pas croireque vous n’y trouveriez aucun intérêt !

— Je ne suis pas aussi superficielle que vous le pensez, Capitaine !— Ça, je le sais, Snow. En revanche, vous êtes bien trop nerveuse et

susceptible pour piloter avec sang-froid et efficacité ! Nous veillerons à vousfaire progresser sur ce point. Vos supérieurs à Everett nous en remercierontdans trois mois !

Je le regardai d’un œil mauvais.— Allez vous faire foutre.— Si c’est avec vous, pourquoi pas… s’esclaffa-t-il. En tous les cas, vous

nous rejoindrez demain matin dans le quartier des pilotes, le commandant etmoi. Il vous exposera dans les détails votre ordre de mission et vousdemandera de prendre une décision. Je voudrais que vous y réfléchissiezsérieusement. En attendant, vous vous rendrez dans une heure au centremédical pour que Donovan nous autorise officiellement à vous martyriser.

— C’est pour ça que j’avais été convoquée là-bas, il y a deux jours ?Il confirma mon hypothèse.— J’ignorais alors de quoi il s’agissait, je vous le promets.Son regard clair était limpide. Je sus d’instinct que Van Allen ne me

mentirait jamais.— Et si je refuse ?Il me toisa rapidement. Un rictus cruel se dessina sur ses belles lèvres

ourlées.— Dans ce cas-là, je me débarrasserai de vous en vous faisant subir le

supplice de la planche.— Après m’avoir baisé ?Le rictus se transforma en un flamboyant sourire. Je me maudis de me

sentir toute chose malgré les circonstances.— Ça peut se négocier… Je ne suis pas si dur que ça en affaires.Je secouai la tête pour dissiper la réponse qui me vint inévitablement à

l’esprit et choisis d’abréger notre entrevue.— Je peux retourner là-haut, Capitaine ?Il hocha la tête.— Nous vous attendons demain matin. Avec votre réponse. La nuit porte

conseil, Snow…— Nous verrons… lançai-je en m’éloignant précipitamment pour rejoindre le

sas.La balle était dans mon camp désormais. J’eus la nausée en faisant le point

sur la situation. J’avais été manipulée depuis le début, et mes compétences enmatière d’analyses météorologiques étaient tout juste bonnes à légitimer maprésence sur le Percival.

J’étais destinée à devenir leur cobaye depuis le début. Comme si cela nesuffisait pas, il avait fallu qu’en plus je sois prise dans les filets de celui quiserait mon instructeur.

Van Allen s’avérait être d’une extrême dangerosité lorsqu’il rôdait autour demoi. Relancer ma carrière de pilote à ses côtés n’allait pas améliorer mesaffaires… Ou du moins, pas celles du lieutenant Snow. Son alter ego déluré, enrevanche, n’en demandait pas moins…

Je n’avais toujours pas pris de décision lorsque je me rendis, en fin d’après-midi, auprès d’April Donovan pour qu’elle procède à l’examen qui donnerait lesignal du départ.

Cela me rappela quelques souvenirs. J’avais subi pour la première fois cetteinspection après qu’on m’ait envoyé en l’air à plus de sept G dans lacentrifugeuse du centre d’entraînement, en tenant remarquablement bien lechoc. Cela aussi, Van Allen avait dû en avoir connaissance…

— C’est vraiment génial ! répéta April, pour la dixième fois au moins, en

enroulant autour de mon bras la bande scratchée de l’appareil qui devaitmesurer ma tension. Tu vas voler avec les dragons !

Le froid de la capsule du stéthoscope qu’elle posa sur mon bras me fitfrissonner.

— Je n’en suis pas encore là ! Je n’ai même pas encore dit oui…

Une petite voix me hurlait pourtant de le faire. Je pensai l’avoir mis horsd’état de nuire quatre ans auparavant…

— Tu vas accepter, Snow ! Dis-moi que tu vas accepter !Elle s’arrêta, fixa un point derrière moi, puis repartit sur le même mode.— Je viens de comprendre quelque chose ! À propos de Zora.Je grimaçai en entendant le doux prénom qui seyait si mal à cette garce

magnifique.— Elle m’avait parlé d’un projet, il y a quelques semaines. Quelque chose

auquel elle avait demandé de participer. Pour parler de son parcours, et inciterd’autres jeunes femmes à s’inspirer de son expérience. Il devait s’agir de lamême opération. Je ne crois pas qu’elle ait été retenue.

Quand on était venu me chercher en grande pompe… Zora Weet n’avait pasfini de me détester.

— Tu vas être amenée à côtoyer Van Allen de très près, remarqua April,non sans innocence.

Bien contre ma volonté, les battements de mon cœur s’accélèrent. Cela nepouvait pas échapper au docteur Donovan.

— Alexi ? me demanda-t-elle, soupçonneuse, tandis qu’elle maintenaitappuyés ses instruments sur mon bras.

— Je… J’avoue que j’appréhende de me retrouver sous ses ordres dans cesconditions. Tu sais à quel point il peut être exigeant et versatile.

Et le Golden Globe de la meilleure actrice dans un film dramatique estattribué à…

— J’en ai eu quelques aperçus… répondit April sans grande conviction.L’examen se poursuivit dans le silence. April prit quelques notes avant

d’entasser le matériel qu’elle avait utilisé dans la petite armoire. C’est en seretournant vers moi, l’air très concentré, qu’elle me livra enfin le fond de sapensée.

— C’est pour ça qu’il va falloir être prudente. Ne brûle pas tes ailes tropvite, Snow.

Je me serais passée de ce commentaire plutôt clairvoyant, mais acquiesçaiquand même.

Je regagnai en début de soirée la salle de travail et n’y trouvai personne.

Tous devaient être descendus au réfectoire. Je rangeai les derniers dossiersque j’avais utilisés dans la journée, éteignis les ordinateurs puis les lumières,et me dirigeai vers la porte.

Je me retournai une dernière fois sur les lieux plongés dans le noir, puis les

désertai. Et tandis que je m’acheminais vers mes quartiers, une foule dequestions assaillit mon esprit. Je songeai à cette prime que je pouvaisdifficilement refuser, car les temps étaient durs pour tout le monde. Celapaierait une partie des traites de mon appartement à Seattle.

J’essayai également d’imaginer concrètement à quoi aller ressembler mesnouvelles relations avec Van Allen. Serais-je capable de contrôler tous lessentiments qu’il m’inspirait, de la haine à cette attirance tout bonnementirrésistible ? Et enfin, par-dessus tout, parviendrais-je à atteindre la fin del’aventure, tout en satisfaisant les objectifs de mes supérieurs, en mêmetemps que les miens ?

Réfléchissez un peu, Snow... Vous et moi, dans un chasseur, l’océan à pertede vue.

Je crevai d’envie de savoir ce que cela ferait. Je me demandais aussi si,comme pour le vélo, j’allais me souvenir de tout ce que j’avais déjà appris.Que Dieu, Lucifer, quelqu’un, n’importe qui, me vienne en aide. Car lelendemain serait un autre jour. Le premier de ceux qui me conduiraient enEnfer ou au Paradis.

Malheureusement pour moi, personne ne répondit à l’appel.

Chapitre Neuf

Une fois de plus, la nuit fut courte. J’animai un grand débat où

s’entrechoquait une effusion d’arguments en faveur du projet, et leurspendants adverses.

Le défi était de taille. Monstrueusement difficile à relever. J’allais en baver,même si je carburai plutôt efficacement à la pression et à l’adrénaline. Celapourrait être aussi un moyen d’en finir avec Gabriel. En renouant avec tout ceà quoi j’avais renoncé, en parti à cause lui.

Même si je n’étais pas convaincue par le bien-fondé de l’opération, certaineque relancer ce projet – au côté d’un autre chahutant un peu trop meshormones – n’était assurément pas l’idée du siècle…

Ma carrière ne se résumerait pas à ces trois mois passés en mer. Je devais,quoiqu’il arrive, penser à mon avenir. Deux jours auparavant, je songeais àmon retour à Everett. Et s’il s’avérait être ailleurs ?

Plus que les remords, j’étais terrorisée à l’idée d’avoir des regrets.J’étais forte, courageuse, volontaire quand je m’en donnais les moyens.

C’est pourquoi je déclarai solennellement, le lendemain matin, aux Van Allen,à Bale et à un autre gradé dont j’ignorai l’identité, que je m’engageai à donnersatisfaction à Tardust.

Ils étaient réunis dans la salle de conférence attenante aux quartiers despilotes, assis les uns à côté des autres sur la première rangée de fauteuils envelours bleu. Quant à moi, je me tenais debout devant eux et m’apprêtais àleur donner une réponse après les avoir entendus m’expliquer en détail lesmodalités de la mission.

Nous n’avions pas échangé beaucoup de mots. Ils semblaient touspréoccupés par ce qui leur avait été imposé du jour au lendemain. J’eus mêmel’intuition que l’opération ne les enchantait pas outre mesure. Raison de pluspour leur montrer que je n’étais pas cette frêle et pâle gonzesse, dilettante surle papier, hargneuse en pratique quand on s’y frottait d’un peu trop près.

— Vous pouvez compter sur moi, Commandant.Tous acquiescèrent sans un mot. Père et fils s’étaient royalement ignorés

durant l’entretien. L’ambiance ne pouvait pas être plus chaleureuse...Puis ils quittèrent la pièce, à l’exception de mon supérieur, en me

souhaitant une bonne journée.Je me sentis extrêmement mal à l’aise lorsque je me retrouvai alors en

proie au regard scrutateur de Van Allen qui n’avait pas daigné se lever pourme rejoindre.

— Vous êtes certaine de ce que vous faites, Snow ? lâcha-t-il enfin enfourrageant dans sa chevelure déjà désordonnée de si bon matin.

— Absolument pas. Mais où serait l’amusement sans ça ? Et puis vous aveztenu à me faire savoir que vous rêviez de me voir dans cette position, n’est-cepas ?

Je compris à la seconde où un sourire canaille s’épanouit sur ses lèvres quemes propos pouvaient porter à confusion.

— Et dans d’autres, bien plus acrobatiques, Snow… s’anima-t-il plusjoyeusement. Mais je ne voudrais pas m’écarter du sujet.

Cela eut le mérite de désamorcer l’atmosphère pesante des dernièresminutes. De faire grimper la température de la pièce de quelques degrés,aussi…

— Votre père n’avait pas l’air de sauter de joie en tout cas.— Je préférerai qu’on s’en tienne à l’appeler commandant, asséna-t-il

sèchement.Je haussai les épaules et me campai devant lui avec plus de conviction. Bras

croisés sur ma poitrine, menton en l’air.— C’est comme vous voudrez… Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?Il se leva d’un bond et me domina à son tour de sa haute stature. Je ne

baissai pas les yeux et le dévisageai avidement. Ses pommettes s’étaientparées d’une douce couleur rosée. Ce n’était pas la première fois. Cela rendaitla glace plus mortellement attirante.

— Si on commençait par vous mettre en… Comment avez-vous dit tout àl’heure ?

Je levai les yeux au ciel.— En position ! continua-t-il, enjoué. De difficulté, j’imagine…Je réprimai un frisson.— C’est vous qui commandez, Capitaine…— Ravi que vous l’admettiez enfin, Snow ! Asseyez-vous, dit-il en montrant

le siège qu’il avait occupé une minute plus tôt.Je pris place dans le fauteuil à côté de celui qu’il avait désigné et le gratifiai

d’un sourire narquois.Il me le rendit au centuple.— Vos états de service ont beau être élogieux, je tiens à m’assurer que vos

bases sont solides. Voyons ce qu’il vous reste des principes de pilotage, Snow.

Puis nous passerons à la sécurité et aux check-lists.Je dus blêmir aussitôt. Cela faisait beaucoup pour une première séance.— On dirait que vous ne ferez pas la maligne longtemps, Lieutenant…

ricana-t-il en se dirigeant vers le chevalet blanc installé quelques mètres plusloin. Considérez cela comme un échauffement avant les grandes manœuvres.

Nous restâmes enfermés durant trois heures, et travaillâmes d’arrache-pied

sans qu’il ne m’accorde aucun répit.C’est lorsque je fus terrassée par un mal de tête effroyable, et que mon

esprit s’intéressa plus particulièrement à la plastique avantageuse du capitaineVan Allen qu’aux schémas qu’il dessinait sur les feuilles du chevalet blanc queje sus que j’étais allée au bout de mes possibilités.

Mon instructeur avait senti, lui aussi, le vent tourner. Lorsqu’il en terminaavec les spécificités du décollage d’un pont d’envol, il me jeta le premierregard équivoque depuis que nous avions commencé à travailler.

Je me calai au fond du siège et me fis violence pour me concentrer dans ladernière ligne droite. Lui se déplaçait avec nonchalance autour du tableau enfaisant jouer son feutre entre ses doigts.

— Snow ! Vous êtes encore avec moi ?À des années-lumière… Quelque part en orbite entre les planètes Obsession

et Nymphomanie.— Bien sûr ! m’exclamai-je avec un peu trop d’enthousiasme pour que ce

soit crédible.— J’en termine avec ça et vous irez vous dégourdir les jambes à l’extérieur.À l’extérieur ne signifiait pas que j’allais m’ébattre dans le bois voisin pour

évacuer les frustrations en tout genre que j’accumulais depuis des jours.C’était fort dommage…

Je tâtai déjà ma poche et constatai amèrement que j’avais oublié monpaquet de cigarettes dans ma cabine. Cela n’échappa pas à Van Allen quicomprit aussitôt à quoi j’avais pensé.

— Pourquoi pas, Snow… Je me joindrai à vous dans ce cas-là.— Vous paraissez être aussi dépendant que moi. Ça ne vous pose pas de

problème pour voler ?Il fut surpris par ma question, qui nous propulsa aussitôt dans un registre

plus personnel.— Ce n’est pas rédhibitoire, mais c’est un vice dont je n’ai jamais réussi à

me débarrasser.Je toussai bruyamment puis le fixai d’un œil moqueur.

— Vous m’avez habitué à mieux que ça, Lieutenant. Donnez-moi donc lefond de votre pensée.

— Pas aujourd’hui, Capitaine.Il fut près de moi en trois enjambées et posa ses mains sur les accoudoirs

de mon siège, avant de se pencher en avant. Je soutins son regard bleu acierqui s’était fait inquisiteur.

— Question vice, vous n’êtes pas mal non plus, Snow. J’ai appris que vousaviez un penchant pour la bouteille. Il va falloir vous en passer si vous tenez ànous en mettre plein la vue dans trois mois.

Il avait réussi à faire s’écrouler le peu de témérité qu’il me restait encore. Jen’aimais pas être mise au pilori, quand bien même je le méritais.

— Est-ce qu’on peut terminer, Capitaine ?— Seulement quand j’en aurais envie.— Pourquoi est-ce que cela doit toujours être aussi épuisant de

communiquer avec vous ?— Parce que vous ne cessez jamais de me provoquer ?— Peut-être aussi parce que nous avons couché ensemble…Il pencha la tête une seconde, avant d’acquiescer.— Peut-être aussi…La situation devenait intenable. En tête à tête avec sa gueule d’ange, avec

son odeur de propre et d’ambre dans les narines, et son corps si proche dumien, j’allais finir par me jeter à son cou.

— Est-ce qu’on peut en finir, Capitaine ? réitérai-je ma demande en lesuppliant presque.

Il tourna la tête et s’abîma dans la contemplation du fauteuil à côté de moi.Décontenancée, je baissai les yeux et fixai le dragon argenté menaçant coususur l’écusson plaqué sur sa poitrine. Enfin, il sourit pour lui-même et s’écartade moi pour repartir en direction du chevalet.

— Reprenons Snow, lança-t-il en roulant les manches de sa combinaison surses coudes. Je vais commenter les spécificités de la check-list du T-45Goshawk{9}, l’appareil sur lequel vous volerez bientôt. Vous travaillerez devotre côté avec le document que je vous remettrai tout à l’heure.

— Vous aviez dit qu’on ferait une pause ! m’insurgeai-je.— J’ai changé d’avis. Vous vous en êtes plutôt bien tirée jusque-là, il n’y a

pas de raison pour que nous ne continuions pas.— Enfoiré… chuchotai-je.Cette fois, il se retourna brusquement, et me foudroya de ses yeux polaires.

— J’ose espérer avoir mal entendu.Je ne tiendrai pas trois mois à ce rythme-là.— Je voulais dire, envoyez… me rattrapai-je en enfonçant mes poings dans

l’assise moelleuse du fauteuil pour les contenir.J’allais devoir apprendre à faire des compromis. Mais surtout : apprendre à

la fermer. Mes résolutions furent mises à exécution dès cet instant-là. Jusqu’àquand ?

Van Allen parut satisfait, je bouillonnai de rage.— Bien. Quand j’aurai levé la séance, nous irons fumer sur le pont deux. Et

qui sait, ensuite…Il pouvait compter sur moi pour se la mettre derrière l’oreille. Mon instructeur prolongea encore la séance d’une heure. Je lui échappai

tandis qu’il rangeait le matériel sollicité pour cette première évaluation de mesacquis. Je n’étais pas d’humeur à partager encore une seconde de mon tempsen sa compagnie, sur la passerelle. Et tant pis pour l’éventuelle suite duprogramme… Ce n’était pas en tête de mes priorités.

Je choisis à la place de me rendre dans notre salle de travail.— Lex ! m’accueillit Jerry au moment où je pénétrai dans notre repaire.

Qu’est-ce que tu as décidé ? Tout le monde ne parle que de ça ici !Déjà ? Je me demandais qui avait vendu la mèche si tôt.— J’ai accepté. Désolée Jerry, tu vas devoir à nouveau abattre deux fois

plus de travail ici.Prise dans mes tourments, je le réalisai seulement maintenant.— Ce n’est pas comme si c’était impossible. Juste très fatigant… Tu sors

seulement maintenant de ton tête-à-tête avec Van Allen ?Il consulta sa montre puis releva la tête pour avoir ma réponse. Je le

devinai déjà suspicieux.— Oui. Nous avons déblayé le terrain et fixé quelques objectifs.— Vous ne vous êtes pas entretués ! J’en déduis donc que tout s’est bien

passé ?Je soupirai longuement et il comprit que cela n’avait pas été une sinécure.— Ça n’a pas été sans douleur… Van Allen a été égal à lui-même. Je suis

partie en claquant la porte.Il ricana, manifestement ravi et soulagé.— Dis-moi, tu ferais des heures sup’ de temps en temps pour me filer un

coup de main ?

— Pourquoi pas ?— Alors, c’est parti ! me bouscula-t-il en me collant un dossier dans les

bras.Je m’en emparai en riant et ne perdis pas de temps pour le consulter. Tandis

que je prenais connaissance de ce dont il s’agissait, j’osai poser à Rios unequestion qui me taraudait depuis que nous nous étions rassemblés sur le pontd’envol.

— Tu connais Zora Weet ?Il parut hésiter avant de me répondre.— Je l’ai trouvée mal en point, un jour, au détour d’un couloir. Elle a

apprécié que je discute un peu avec elle sans tenter de la séduire ou de laprendre de haut.

— Tu savais que Drake avait tenté sa chance avec elle ?— Comme tant d’autres avant lui. Cette fille détonne parmi nous. Comment

pouvait-elle imaginer se fondre dans la masse…Je ne pus m’empêcher de me demander si, de mon côté, j’étais aussi

insignifiante que ça.— Je suppose qu’elle ne compte donner suite à aucune de ces charmantes

propositions ?— Pas toujours si charmantes… Mais Zora a de la répartie, et pas mal de

ressources !Je n’en doutais absolument pas.— C’est dommage, Drake est sympa.— Sans doute, mais Zora n’a pas besoin de ça. Elle sait rester très

professionnelle.Contrairement à certains et certaines…Rios la défendait un peu trop âprement pour que cela paraisse dénué

d’ambiguïté. Tout en prenant place devant un ordinateur, je me promis de lesurveiller pour April Donovan.

Je m’octroyai une pause deux heures plus tard, et décidai de déjeuner avantde succomber à une crise d’hypoglycémie. En passant près de la zone dévolueaux activités des pilotes, je tombai sur Egor Sachs et Theodore qui discutaientdans le couloir. Ce dernier tombait à pic. Je devais trouver un moyen dem’entretenir avec lui en privé.

— Tu as donc décidé de te prendre pour un pilote, Snow ? m’attaqua Sachssans sommation.

Drake le foudroya du regard.

— Exactement, répondis-je en lui adressant un large sourire.— Je n’y croirai que quand je le verrai, ricana-t-il en s’éloignant. À plus

Teddy Bear…— Teddy quoi ?— Laisse tomber ! me coupa Drake, agacé. Tu allais manger ?— Entre autres… J’ai eu une matinée chargée, et je n’ai pas encore un

milligramme de nicotine dans le sang.— Tu me raconteras ça au réfectoire ? proposa-t-il en me faisant signe

d’avancer.— Je préférerais aller au mess, pour une fois.À l’abri des regards et loin de quelques oreilles indiscrètes.Drake hocha la tête pour me donner son accord, tout en sachant

pertinemment ce qui lui pendait au nez. Malgré cela, nous réussîmes àévoquer le programme dans lequel je m’étais engagée et, à sa grande surprise,je lui expliquai brièvement ce qu’il en avait été de ma première tentative. Enomettant tous ses aspects émotionnels.

Chemin faisant, nous croisâmes Ganipy qui me lança des regards curieux etinsistants. Je ne peinai pas à imaginer ce qu’il avait déduit de ma compliciténaissante avec Drake. Je choisis de l’ignorer, non sans difficulté.

— Alexi… commença un Theodore emprunté lorsque nous fûmes attablésdans l’angle de la salle.

— Je préférais miss météo, Theodore. Parle maintenant.Ses yeux verts se perdirent dans mon assiette de haricots verts aux teintes

fluorescentes.— Comment vas-tu depuis l’autre jour ? repris-je avec tact.Il leva sa main devant moi et la garda parfaitement immobile.— Et l’autre ?— C’est pareil. Ce n’est pas un truc qui dure en permanence.— On s’en fout ! Je te rappelle que tu es un pilote, Drake. Qu’est-ce que tu

as exactement ?— Je ne sais pas… Ça fait deux mois que ça dure…— Deux mois ? m’exclamai-je. Tu es fou ! Pourquoi tu n’en as pas parlé au

médecin ?— Très pertinent comme question… Pour ne pas qu’elle me coupe les ailes,

Lex !— Et continuer de voler dans cet état, c’est pertinent peut-être ? ne pus-je

m’empêcher de lui lancer en haussant le ton.

Je me radoucis aussitôt devant son air penaud et peiné.— Te rends-tu compte de la merde dans laquelle tu nous mets ? S’il arrive

quelque chose, je m’en voudrai de ne pas t’avoir convaincu de remédier à ça.Et je ne préfère même pas imaginer les conséquences que cela entraînerait surl’avenir de ta carrière…

— Alors n’imagine rien, je t’en prie… dit-il enfin en levant ses beaux yeuxtristes sur moi.

— Tu sais ce qu’il te reste à faire…Theodore ne méritait pas ça et ce qu’il me dit ensuite ne fit que me rendre

plus mal à l’aise encore.— Je ne peux pas, Alexi. J’ai travaillé trop dur pour en arriver là. J’ai rêvé

trop longtemps d’être aux commandes d’un chasseur pour m’avouer vaincu ettout mettre par terre si facilement.

Que pouvais-je avancer face à de tels arguments ? Nous touchions à undomaine plus sensible. Un de ceux dont j’avais peu fait l’expérience.

— Mais c’est toi que tu vas mettre par terre, Drake !— Je suis sûr que je peux régler le problème moi-même, se renfrogna-t-il.— Tu es médecin, donc ?Il leva les yeux au ciel.— Fais-moi confiance…Ce n’était pas aussi évident, nous ne nous connaissions que depuis quelques

jours seulement.— Et tu n’as pas d’autres symptômes ? soupirai-je en cédant la première.Il rougit et j’attendis avec angoisse les nouvelles révélations qu’il avait à me

faire.— Drake ! insistai-je sévèrement.— Des maux de tête…De mieux en mieux…— Tu te fous de moi ! explosai-je malgré moi.Quelques têtes se tournèrent et je repris à voix basse.— Tu es totalement inconscient…— Et toi, tu es un vrai Saint-bernard sous tes airs de harpie !— Mes airs de quoi ?— Fais-moi penser de t’attacher une flasque de gin autour du cou quand

nous commencerons à voler !Le sourire éclatant qu’il arbora ne fit pas illusion longtemps. Je me détendis

néanmoins et, malgré la gravité de la situation, la tension retombaprovisoirement.

— Tu ne t’arrêtes jamais.— Pourquoi changer une formule qui a fait ses preuves ? fanfaronna-t-il en

croisant ses bras derrière la tête, faisant ressortir ses épais biceps. Regarde-toi, tu brûles d’ailleurs d’une attirance incontrôlable dès que tu tombes surmoi !

En d’autres circonstances, en d’autres lieux…— Tais-toi et mange, avant que je ne te rende encore plus défaillant ! ris-je

en lui montrant son plateau.Il esquissa une moue faussement vexée avant de chaparder un haricot dans

mon assiette. Il le mâchouilla et ses yeux s’agrandirent en même temps que sabouche se tordit en une charmante grimace.

— Ils ont encore fait fort !— Très fort… confirmai-je en goûtant à mon tour.Je posai ma fourchette sur la table et renonçai à me nourrir pour le

moment. Avec l’immense espoir de pouvoir obtenir beaucoup mieux que ça. Je remontai sur les coups de quinze heures dans notre salle de travail et fis

immédiatement face à la mine déconfite de Rios.— Jerry ? l’interrogeai-je en fronçant les sourcils.Les autres se retournèrent et je crus en entendre certains ricaner. Je me

tournai à nouveau vers mon coéquipier qui était devenu livide.— Quoi ? m’impatientai-je.Il se décida enfin à me rejoindre et empoigna mon bras pour me rapprocher

de lui.— Je t’ai cherché partout, Lex ! J’ai même été jusqu’à ta cabine !— J’étais au mess. Qu’est-ce qui se passe ?— Au mess, vraiment ? dit-il, étonné. Je croyais que ce n’était pas ton truc…Je lui lançai un regard navré.— On en parlera plus tard. Dis-moi plutôt ce qui se passe ! Il se tourna vers le centre de la pièce et me désigna la grande table. J’y

jetai un coup d’œil et ce que je vis me fit défaillir.Il y avait, posé là, une partie des mes effets les plus personnels. Mes

culottes formaient un absurde petit tas compact sur un coin de la surface enbois clair.

Je portai une main à ma bouche pour étouffer un cri tandis que le sang

désertait ma tête.— Qui… qui a fait ça ? articulai-je avec peine. Et pourquoi n’avez-vous pas

débarrassé la…Les derniers mots moururent dans ma gorge sous le coup de la stupeur.— C’était là quand nous sommes arrivés, se dépêcha de dire Jerry. Nous

n’avons touché à rien pour que l’on puisse mener l’enquête. Nous attendonsVan Allen…

Il ne manquait plus que ça.— Qu’est-ce que vous regardez ? Retournez à vos postes ! hurlai-je à notre

équipe.Bien entendu, cela ne pouvait pas s’arrêter là… La porte s’ouvrit et le

capitaine fit irruption dans la salle. Il m’interrogea du regard avant deconcentrer son attention sur l’objet du délit. Ses sourcils se froncèrent.

— Qu’est-ce que c’est que ça, Snow ?— Ce sont mes slips ! lançai-je sur un ton acerbe. J’ai longtemps hésité avec

la possibilité de vous offrir un défilé, et puis j’ai pensé qu’une visiond’ensemble de ce que je pouvais porter serait…

— Snow ! m’interrompit-il agacé. Vous ferez de l’humour un autre jour.Ses yeux lançaient maintenant des éclairs, ses joues s’étaient brusquement

colorées. Je réalisai que cela se manifestait sous le coup de la colère, oulorsqu’il s’agissait de sexe. Qu’allait-il imaginer ? Je savais encore medéfendre.

— Parce que vous croyez que ça m’amuse qu’un sadique ait fouillé machambre ? rétorquai-je, indignée.

Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Épuisée par ses incessantschangements d’humeur, fatiguée nerveusement par de trop nombreusescontrariétés, je fonçai droit vers la sortie, les larmes aux yeux.

— Snow, vous restez là !Il tenta de me retenir en agrippant mon bras au passage, mais je me

débattis.— Alexi, nous allons régler le problème ensemble, continua-t-il plus

calmement.Mais il était trop tard pour que je devienne raisonnable.— Ah oui ? Toujours à votre manière, je suppose ! ne pus-je m’empêcher de

répliquer.Je claquai la porte et courus droit devant moi pour échapper à cet enfer.

Mes pas me guidèrent jusqu’au pont six, devant l’infirmerie.

Je n’avais pensé qu’à April pour me soutenir dans cette nouvelle épreuve.Sa fraîcheur et sa compassion toutes féminines me seraient peut-êtresalutaires.

Je n’avais pas songé à quel point je pouvais me tromper…J’essuyai mes yeux qui avaient fini par lâcher quelques larmes, inspirai, puis

frappai à la porte.La voix stridente du docteur Donovan s’éleva de l’autre côté.— Entrez !J’ouvris et me retrouvai face à celle qui était arrivée avec Tardust par la

voie des airs.— Snow, tu tombes bien ! m’accueillit la toubib déjantée. Je te présente le

major Susan Derwick. Elle vient commander et soutenir l’équipe administrativechargée de régler les affaires du commandant ! Suzy, voici le lieutenant juniorAlexi Snow ! Ingénieure météo, pilote, on ne sait pas très bien en ce moment…

— Enchantée ! sourit cette dernière en me tendant sa main. Comment allez-vous ?

— J’ai connu mieux, dis-je honnêtement.Je la lui serrai en prenant sur moi pour ne pas paraître trop effondrée

pendant qu’April poursuivait ses explications.— Suzy occupe la dernière cabine de notre quartier. Après ça, je ne sais pas

où ils logeront les nouveaux officiers !J’étais venue trouver du réconfort, peut-être même révéler à April la

véritable nature des relations que j’entretenais avec Van Allen. Je ne pouvaispas tomber plus mal…

La nouvelle, qui me parut plus blonde encore que la première fois où jel’avais aperçue, me regardait attentivement. Je n’étais certainement pas àmon avantage. Je baissai la tête pour l’empêcher de me sonder un peu mieux.

— Suzy, il faut que je te présente Zora maintenant, enchaîna April quin’avait pas pris la mesure de ma détresse.

Je n’eus plus envie d’écouter. Sans un mot et sous le regard interrogateurde la nouvelle recrue, je sortis dans le couloir.

Qu’étais-je censée faire, désormais ?Il était absolument hors de question de rejoindre les autres. Pas si tôt.

J’étais trop humiliée, trop en colère pour ça. Je risquais de m’en prendre àquiconque oserait m’adresser la parole, avec toutes les conséquences que celaentraînerait.

Ma cabine me parut être le seul refuge que le Percival pouvait m’offrir. Jem’y rendis au pas de course. Il n’y avait aucune trace d’intrusion. L’armoire et

ses tiroirs étaient fermés, rien ne paraissait avoir été déplacé. Je me juraidésormais de fermer à double tour la porte de mes appartements.

La journée avait commencé sur les chapeaux de roue. Quoi de plus logiquequ’elle se termine de manière aussi merdique.

Je m’écroulai sur mon lit et les rouages de mon cerveau se mirent en branlepour tenter de découvrir qui avait pu vouloir m’humilier de la sorte. Ganipyétait en tête de la liste des suspects, mais cela pouvait être n’importe qui untantinet hostile à la présence d’une femme sur ce bâtiment. Une femmehautaine et agressive avec beaucoup d’ambition qui plus est.

Quelle serait la prochaine étape ? Un ligotage en bonne et due forme pourun délestage de mon corps en pleine mer ?

Les évènements des deux derniers jours m’ayant particulièrementassommée, je finis par sombrer dans les abysses du sommeil en plein milieud’après-midi.

Plus tard, on frappa à ma porte et je me réveillai en sursaut, heurtant pour

la énième fois depuis mon arrivée la cloison attenante au lit.Quelle heure pouvait-il bien être ? Je frottai ma tête sans répondre.S’il s’agissait d’April, elle irait se faire foutre.On frappa à nouveau et je restai immobile.La porte finit par s’ouvrir et Van Allen apparut dans l’encadrement,

manifestement furieux. Il entra puis ferma précipitamment la porte derrièrelui.

Je m’assis – sûrement un peu trop vite, puisqu’un voile opaque obscurcit mavue durant quelques secondes – et fis face à son regard noir.

Ce fut étrange de le voir se tenir sur le seuil de ma minuscule chambre,dans toute sa splendeur et son arrogance.

— Snow, vous avez vu l’heure ?Précisément pas.— J’ai attendu tout l’après-midi que vous remontiez, après la scène que

vous nous avez jouée !— Parce que c’est moi, bien sûr, qui suis responsable de ce qui est arrivé ?

Je croyais que vous alliez être de mon côté !— Je ne vais pas soutenir le salopard qui a osé intenter à l’intégrité d’un des

membres de mon équipe. L’enquête sera menée, ne vous en faites pas pour ça.Mais vous auriez dû revenir, ne serait-ce que pour montrer aux autres quecela ne vous affectait pas.

— Le mal était fait, vous le saviez…

— Peut-être, mais vous avez abandonné votre poste, je pourrais prendredes sanctions pour ça, soupira-t-il.

— Vous ne faisiez pas référence au règlement quand vous m’avezdéshabillé, il y a deux jours, Capitaine… Faites ce que vous voulez de toutefaçon. Vous pensez à quelque chose de plus humiliant ? À moins qu’il s’agisseencore d’un truc sexuel ?

Van Allen serra les poings sur la combinaison que lui seul portait comme unmannequin de chez Vogue.

— Pourquoi n’êtes-vous pas revenue ? dit-il enfin. Je vous croyais plus forteque ça, Alexi.

Devais-je l’interpréter comme un compliment ?Après les avoir désertées ces dernières heures, le sang afflua de nouveau à

mes joues.— Il ne faut pas se fier aux apparences. Qu’est-ce que vous aviez l’intention

de faire de toute façon ? Me soutenir avec ferveur en laissant soupçonner àtout le monde que nous avions couché ensemble ?

— Je ne suis pas ce salaud que vous persistez à voir en moi, Snow, s’agaça-t-il. Du moins pas celui que vous imaginez. J’ai été franc avec vous dès ledébut.

Je ne pouvais pas le nier.— Ce que nous avons fait avant-hier n’a rien à voir avec l’incident

d’aujourd’hui, continua-t-il avec force. Je constate amèrement que vousmélangez tout, et que j’ai surestimé votre capacité à faire la part des choses.

Van Allen était de plus en plus en colère. J’étais face à l’homme autoritaireet tyrannique de nos débuts. Si une forme de communication avait fini pars’établir entre nous – d’une nature étrange, je l’avoue –, je crois qu’il n’enétait plus question désormais.

Il hésita puis finit par m’annoncer laconiquement ce à quoi il devait réfléchirdepuis le début de notre explication.

— Vous vous présenterez demain matin, à huit heures dans le hangar.Drake vous prendra en charge. Sachez que c’est la dernière fois que je délivredes informations de cette manière.

Le pire était à venir.— Et oubliez ce qui s’est passé entre nous. Nous nous cantonnerons au

strict minimum et surtout au protocole.Le ciel me tomba sur la tête. Il s’apprêta à partir puis se tourna une

dernière fois vers moi.— Snow, est-ce que vous avez une idée concernant l’identité de celui qui a

pu faire ça ?— Non, lui lançai-je sèchement, en le regardant droit dans les yeux.S’il avait été un jour question de lui parler du chantage de Ganipy, la chose

était devenue totalement inenvisageable. Je le vis hésiter une fraction deseconde avant de prendre la porte, me laissant seule et anéantie.

Je crois que si nous avions été sur le pont quatre, j’aurais plongé dansl’océan avec soulagement et contenté ceux qui m’en voulaient.

Je retombai sur le matelas de ma couchette. Dormir était encore ce qui merestait de mieux à faire ces derniers temps.

Chapitre Dix

Je fus sous le pont d’envol à huit heures tapantes, après avoir savouré le

café alcoolisé que je m’étais servie. Et en ignorant les protestations d’un Jerryhors de lui.

En évoquant la flasque de gin, Theodore m’avait tendu une trop belleperche, particulièrement adaptée à la situation désastreuse avec laquelle jeme débattais. L’alcool avait désengourdi mon esprit, détendu mes membres. Jeme sentais prête à affronter une nouvelle journée sur ce bagne flottant.

Je priais pour que Theodore ne me demande pas de voler sur un simulateur.Les conséquences pourraient s’avérer désastreuses dans ces conditions ! Etdire que j’avais osé blâmer Ganipy pour le même motif…

En avançant dans le hangar, j’aperçus Drake sous le ventre d’un Hornet. Lesbras en l‘air, il bricolait tout en discutant avec un mécanicien qui l’observaittravailler. Quelques épis de ses cheveux bruns se soulevèrent, agités par labrise qui s’engouffrait par l’immense bouche de l’ascenseur.

Je m’arrêtai un instant et contemplai ces hommes animés par la mêmepassion. Je profitai du spectacle qui m’était offert et les dévorai des yeuxtandis qu’ils œuvraient les uns avec les autres. Avec tous les ennuis quej’accumulais depuis deux jours, j’avais bien mérité ça. Je finis quand même paravancer, et me raclai la gorge pour attirer leur attention.

— Miss météo ! s’exclama aussitôt Theodore, en me gratifiant d’un sourirelumineux. Ça va mieux ?

Personne n’avait pu ignorer ce qui était arrivé la veille…— On fait aller.— Sûre ? demanda-t-il en se rapprochant.— Certaine, mentis-je en fixant sa main droite. Et toi ?Il l’essuya sur sa cuisse et j’en profitai pour m’approcher de son oreille.— Je ne lâche pas l’affaire, Drake…Je me reculai et observai son visage plus crispé qu’à mon arrivée. Il parvint

à se ressaisir au moment où le mécanicien le héla pour lui demander unconseil. Je patientai le temps qu’ils règlent leurs affaires puis le vis à nouveause diriger vers moi.

— Toi et moi n’avons pas fini de passer du temps ensemble, tenta-t-il de medistraire.

— J’ai connu pire torture… Quel est le programme ce matin ?— Je voudrais te présenter le T-45 Goshawk, ton nouveau copain. Tu vas te

faire la main sur lui, et retrouver tes automatismes. Avant de passer sur duplus gros gibier…

À savoir les monstres que pilotaient les dragons. Cela me parut encoresurréaliste.

Nous avançâmes au fond du hangar et je tournai vivement la tête lorsque jereconnus le long couloir sombre dans lequel j’avais couru me réfugier deuxjours auparavant. Les choses n’allaient alors pas si mal que ça…

Les Hornet étaient entreposés en file indienne, prêts à être transportés àl’étage supérieur pour s’élancer sur la piste et déchirer le ciel.

Lorsque j’arrivai à la hauteur de Drake, je décidai d’en rajouter une couchele concernant. La dernière.

— Est-ce que j’ai besoin de te dire que je refuse de voler avec toi tant quele problème n’est pas réglé ?

— Je vais bien, Alexi ! s’exaspéra-t-il. Si j’arrive encore à me branler, c’estque je suis capable de faire tout le reste !

— Je me serais passée de cette anecdote, Drake...Il rit, avant de s’arrêter au pied de l’avion blanc et rouge marqué du sigle de

la Navy sur son flanc. Un modèle que je connaissais. Le T-45 nous avait étéprésenté peu de temps avant que je n’abandonne mes projets quelques annéesplus tôt.

Lorsque je me tournai vers lui, Theodore affichait un air embarrassé.— Finissons-en avec ça une bonne fois pour toutes. Pose ta question,

Drake…Il ne se fit pas prier deux fois.— J’ai entendu parler de ce qui t’est arrivé.— Je préfère ne pas m’étendre, l’interrompis-je sèchement. J’ai clos le sujet

hier soir au prix d’une longue introspection. L’affaire a été réglée.— Ce n’est pas ce qu’on m’a rapporté... insista-t-il à mon plus grand dam.— Qui s’est permis de raconter ça ?— Ganipy, au dîner.Pourquoi n’étais-je pas étonnée ? Mes soupçons quant à sa culpabilité ne

pouvaient être que fondés, après ça.— Bien sûr… grognai-je.— Ganipy est mêlé à cette histoire ? demanda Theodore, soupçonneux.— Laisse tomber…

Theodore posa un pied sur le premier barreau de l’échelle qui menait aucockpit, sa main droite agrippa un tube d’acier, plus haut. Il me regarda avecinsistance et je maudis son sens de l’observation et ses intuitions.

— C’est à ce moment-là que tu es censée t’épancher, dit-il gentiment.Drake était vraiment un drôle de type…— Tu es la gardienne de mon secret le plus moche, je veux quelque chose

sur toi. Histoire que l’on soit quitte.— Theodore, on n’est plus à la maternelle !— Tu peux compter sur ma discrétion, m’ignora-t-il.Je mourrai d’envie de me livrer.— Ganipy me fait chanter, cédai-je subitement.Drake se raidit immédiatement avant d’exploser.— Comment ça ?— Il menace de faire état à tout le monde de… d’un fait si je n’accepte pas

de coucher avec lui.Ses lèvres tremblèrent, son poing s’abattit violemment sur l’échelle qui

s’ébranla légèrement, et je sursautai.— Attends de voir ce que je lui réserve à ce connard…Il me regarda, l’air intrigué.— Faire état de quoi, Alexi ?— Donnant-donnant, Theodore… tentai-je d’argumenter pour me défiler.

Parle à Donovan, et je t’en dirai plus.Cela me garantissait de ne pas avoir à lui en révéler davantage.— C’est bien joué, Snow…Je savais que Drake n’avait pas dit son dernier mot. Il réfléchit quelques

secondes avant de prendre une première décision.— Dors sur tes deux oreilles, miss météo. Je m’occupe de Ganipy, me lança-

t-il sérieusement.Il s’exprima ensuite sur ce ton enjoué qui lui allait mieux au teint lorsqu’il

commença l’inventaire de ce qui faisait voler ses machines chéries dans le cielazuré de l’océan Pacifique. Je décrochai de la réalité durant cet instant et meplongeai avec lui dans ce qui était toute sa vie.

Peut-être avais-je tort de lui coller la pression pour qu’il parle de sesproblèmes à April. S’il s’avérait que c’était grave, il perdrait tout.

Nous fîmes une pause en fin de matinée. Accoudés au bastingage, nous

regardions l’eau et les vagues en silence. J’étais encore plus ou moins accablée

par la somme de travail qu’il me restait à abattre. Et nous n’en étions pasarrivés au chapitre le plus difficile, à savoir l’appontage à bord d’un de leursF/A-18 sur cette plateforme bercée par les mouvements de la mer.

— Tu y arriveras, Lex, finit-il par dire.— Je n’en suis toujours pas convaincue, mais j’ai envie d’y croire.— Tu as déjà volé, c’est n’est pas comme si on te faisait débuter.— Pas aux commandes d’un Hornet. Ni en décollant d’un porte-avions.— Tu vas apprivoiser ce bon vieux Goshawk, et tu voudras vite expédier

tout ça pour passer aux choses sérieuses.Theodore s’en frottait déjà les mains.— Tu n’imagines pas, Snow... Ou peut-être que si, mais tu n’es pas passée

par le meilleur. Je ne me suis jamais senti aussi libre et vivant que dans lecockpit d’un avion ! s’exclama-t-il avec enthousiasme. On fait le plus beau jobdu monde ! Il y a ça et l’amour avec une femme. Quand tu l’as vécu une fois,tu peux mourir sans regret.

— L’amour avec une femme, Drake ? relevai-je avec amusement. Je n’ai pasrêvé, c’est bien ce que tu as dit ?

— Je savais à qui je m’adressais… répondit-il en me faisant un clin d’œil. J’aivoulu épargner tes chastes oreilles, mises à rude épreuve depuis ton arrivéeici.

Mes chastes oreilles ? S’il avait su…— Je suis la première à utiliser le mot baiser et sa cohorte de synonymes.

Mais je suis ravie de découvrir que tu es un grand romantique !Nous fûmes interrompus par Egor Sachs qui arrivait derrière nous. Toujours

aussi avenant et sympathique…— Snow, Van Allen veut te voir dans son bureau. Tout de suite.Je me tournai vers Theodore.— Depuis quand il a un bureau ?— Depuis toujours, fit-il, étonné.Je brillais décidément par mon ignorance et mon incompétence.— Deux portes après celui du commandant, pont quatre, ajouta-t-il pour

m’aider.Ça ne m’avançait pas plus que ça…Je m’écartai de la rambarde et me résignai à obéir aux ordres de mon

supérieur.— Salut Drake, et merci.— Pas de problème, Lex. Je suis là pour ça, me salua-t-il tandis que je

m’éloignai.Je passai devant Egor sans lui accorder un regard et m’acheminai vers le

purgatoire. Il était bien sûr exclu que je trouve ledit endroit dès ma première tentative,

et j’atterris une fois de plus dans des lieux que je n’avais encore jamaisexplorés. Au détour d’un couloir, je croisai Suzy Derwick, les bras chargésd’une énorme pile de dossiers.

— Bonjour lieutenant Snow.Sa voix était douce, son visage bienveillant. Son sourire blanc me fit mal

aux yeux, pour un peu j’aurais battu des paupières.— Vous avez besoin d’aide ?Je commençai à avancer en tendant les bras pour mettre ma proposition à

exécution.— Je cherche la salle des archives.— Ah… dis-je en m’arrêtant près d’elle, embarrassée. L’orientation et moi,

c’est une grande histoire…Elle rit tandis que je me tortillais de honte en préparant à formuler une

autre question.— Moi, je cherche le bureau du capitaine Van Allen…Jamais encore je n’avais ignoré où il était possible de m’entretenir avec mes

supérieurs… Par chance – à moins qu’il ne s’agisse de pitié – elle ne releva pasl’énormité de ce que je lui demandais.

— Vous y êtes presque. Au bout du couloir, prenez le petit escalier. En haut,à droite, puis c’est la troisième porte à gauche, m’expliqua-t-elle avecpatience.

— Merci… Je suis désolée de ne pas pouvoir en faire autant. Vous ne voulezvraiment pas que je vous aide à porter ces trucs ?

Elle secoua la tête pour me signifier qu’elle n’avait pas besoin de messervices avant de parler sur un ton plus grave.

— Je ne vous connais pas Alexi, mais je peux affirmer que vous n’alliez pasbien hier soir. J’ai vu vos larmes.

Bien sûr qu’elle avait vu…— Si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas, reprit-elle. J’ai

essuyé un certain nombre de revers dans ma vie… Je saurais peut-être vousdonner quelques conseils.

Je me demandais quel âge elle pouvait bien avoir. Son physique impeccable,

son visage dénué de rides me laissaient penser qu’elle n’avait qu’unequarantaine d’années.

Ses longs cheveux blonds, qu’elle avait détachés ce jour-là, glissèrent surses épaules et retombèrent dans son dos lorsqu’elle agrippa les documentsqu’elle tenait.

— C’est gentil de vous inquiéter pour moi, mais tout va bien. J’ai eu unebaisse de régime, un moment de faiblesse.

Elle n’en crut pas un mot.— C’est comme vous voudrez, Alexi… Passez une bonne journée, dit-elle

aimablement avant de s’éloigner.Je me souviendrai de courir vers cette femme plutôt que vers April Donovan

la prochaine fois que je m’effondrerais.Grâce aux explications de Suzy, j’arrivai moins de deux minutes plus tard

devant l’antre du plus grand enfoiré que la terre ait porté.— Entrez, lança-t-il aussitôt après que j’eus frappé.Je poussai la porte en tremblant, et pénétrai dans la pièce.Gris, sombre, impersonnel. C’était un bureau très austère. Je frémis en

avançant jusqu’à la grande table de travail devant laquelle Van Allen étaitassis. Il pianotait frénétiquement sur le clavier d’un MacBook.

— Asseyez-vous, Snow, lança-t-il sur un ton glacial sans daigner lever latête.

Il s’appliquait à mettre en œuvre ses résolutions de la veille. Mais à quoid’autre pouvais-je m’attendre ? Certainement pas à ce qu’il me demandepardon pour sa conduite, ou pour tout ce que je subissais depuis mon arrivée.Ni non plus à une étreinte passionnée pour me prouver sa bonne foi…

J’obtempérai et l’observai faire semblant de travailler.Il portait un tee-shirt noir dont les manches étaient retroussées jusqu’en

haut de ses coudes. Son col rond arrivait juste en dessous du creux de sagorge. Laquelle se soulevait à un rythme lent et régulier.

Je le trouvais encore particulièrement à mon goût…J’ignorais pour quelle raison il m’avait convoquée et je ne pus m’empêcher

de penser qu’il s’agissait d’un énième traquenard. Si c’était bel et bien le cas,j’étais faite comme un rat. J’avais épuisé, la veille, ce qui me restait de sang-froid. L’acharnement qu’il mettait à me réduire à néant vaincrait toutetentative de résistance.

Nous en étions là. En position d’extrême faiblesse, et lorsque j’étaisconvaincue que se battre ne mènerait à rien, j’avais tendance à m’abandonnerà la merci de mes ennemis. De me laisser dériver, avant de rebondir avec

fracas.Ses yeux bleu acier firent des aller-retour entre la feuille posée sous son

coude et l’écran de son ordinateur.Une longue minute plus tard, il prit enfin la peine de s’intéresser à moi.— Snow, qu’est-ce que vous n’avez pas compris dans convocation immédiate

dans mon bureau ?— Je me suis perdue... avouai-je en serrant les dents. Il faut dire qu’on ne

m’a jamais expliqué comment s’organisaient les lieux. Je viens justed’apprendre que vous aviez un bureau…

Il réfréna un sourire avant de se laisser tomber contre le dossier de sonfauteuil de ministre. D’abord, il me dévisagea, puis se leva et contourna latable, jusqu’à se tenir devant moi.

Instinctivement, je décalai mes jambes à l’opposé de sa position et metassai au fond de mon siège. Lui s’appuya nonchalamment contre le rebord dubureau, bras croisés sur son torse, et demeura impassible. Il portait avecdistinction un treillis noir, plus ajusté sur ses hanches que les combinaisons devol. Je me sommai de tenir mes yeux en laisse pour ne pas qu’ils dérivent tropau sud…

Ses cheveux étaient encore ébouriffés. Je l’imaginais y avoir passé la mainplus frénétiquement que d’habitude pour en arriver à ce résultat-là. Peuimporte la raison, cela me plaisait beaucoup.

— J’ai ici des choses qui vous appartiennent, Snow.Je sus évidemment de quoi il voulait parler et rougis furieusement.— Je vous ai fait venir pour vous les restituer, et pour m’entretenir avec

vous au sujet de ce qui s’est passé hier.Cette foutue nouvelle solennité sonnait faux.— Je vous pose la question une nouvelle fois, poursuivit-il. Avez-vous une

idée à propos de l’identité de celui qui peut vous en vouloir au point de vousavoir joué ce… ce… ce mauvais tour ?

Son hésitation m’ulcéra. Particulièrement parce que je trouvai le qualificatifpour désigner l’incident bien trop faible.

— Pourquoi ne pas parler de blague potache, tant que vous y êtes !m’insurgeai-je.

— Arrêtez votre cinéma ! explosa-t-il, enfin. Qui a pu faire ça, Snow ? Jecommence à vous connaître, vous et votre fichue tendance à discuter tout ceque l’on vous dit ! Vous avez sûrement dû mettre quelqu’un en rogne !

— Permettez-moi de faire une objection ! Vous ne me connaissezabsolument pas, Capitaine ! Et vous m‘avez clairement fait comprendre que ce

genre d’échanges ne vous intéressait pas… ne pus-je m’empêcher de souligneravec ironie. D’autre part, et selon vos allégations, vous pouvez vous mettre entête de la liste des suspects. Je n’ai eu de heurt avec personne d’autre quevous depuis mon arrivée.

Menteuse. Et tout ça sans trembler. Le Golden Globe me tendait les bras— Snow… commença-t-il désarçonné.— Le problème n’est pas là, Capitaine, et nous le savons tous les deux. Vous

ne pouvez pas vous empêcher de vous conduire comme le dernier des abrutisavec moi. Je suis votre souffre-douleur, votre…

— Ça suffit ! tonna-t-il. Je ne vais pas supporter ça à chaque fois que le tonmonte !

Il ferma les yeux et se pinça l’arête du nez.— Je… je… ânonna-t-il sans succès.Je fus décontenancée par sa réaction. Nous étions loin de ce à quoi il

m’avait habitué. Le capitaine Van Allen, tout auréolé de charisme etd’assurance, trébuchait. C’était si incompréhensible que je ne pouvais ni meréjouir ni le plaindre.

Il finit par se redresser et retourna derrière son bureau. Il ouvrit un tiroirau bas du meuble et je compris immédiatement ce qu’il avait l’intention defaire. Le sachet en plastique transparent qui contenait mes culottes émit un« plof » embarrassant lorsqu’il le laissa tomber.

— Reprenez tout ça, Snow.Il ne le répéta pas une deuxième fois. Je m’exécutai rageusement tandis

qu’il s’asseyait de nouveau.Je me levai, espérant en finir avec cette pénible entrevue. Il me toisait

encore, cette fois avec un air amusé.Le capitaine Van Allen s’était fait la malle, chassé à coups de pied dans le

cul par Andreas le terrible.— Snow, je me demandais une chose…Je sentis arriver à vingt-mille lieues ce qui allait suivre.— Comment avez-vous pallié à ce manque, aujourd’hui ?Je me maudis d’être parcourue par une violente bouffée de chaleur. Il

attendit ma réponse, soudainement ragaillardi.— À votre avis, Capitaine ? susurrai-je pour donner le change.Son sourire s’élargit.— Puis-je retourner à mon poste maintenant ? Du moins celui où l’État-

major m’avait affecté sur le papier… demandai-je en me levant avant de me

transformer en flaque d’eau.Quand Van Allen jouait sur ce registre, je me savais capable de ne plus

répondre de rien. Je reculai de quelques pas en attendant sa réponse jusqu’àme retrouver dos à la porte, aspirant à l’entendre prononcer les mots qui medélivreraient de sa délicieuse emprise.

— Pourquoi faut-il que nous en arrivions toujours là pour nous entendre ?reprit-il sans répondre à ma question.

Je lui jetai un regard assassin en comprenant qu’il venait à nouveau dechanger son fusil d’épaule.

Le strict minimum et le protocole ? Ce n’était plus d’actualité.Son revirement me donna le tournis.Lorsqu’il avança à pas lents vers moi, je paniquai et posai ma main sur la

poignée pour le fuir. Mais il fut plus rapide. Il saisit mon poignet pour m’enempêcher et le garda dans sa paume chaude.

Je ne me débattis pas. Pas cette fois.— Où sont passées vos bonnes résolutions, Capitaine ?— C’est justement un problème, Snow. Elles fondent comme neige au soleil

quand je me trouve trop près de vous.— Ça doit avoir un lien avec mon boulot. Mon premier boulot, j’entends.Nous nous détendîmes aussitôt. Les yeux pâles qui me scrutaient

intensément s’animèrent de joie.— Probablement.Son pouce caressa doucement l’intérieur de mon poignet, son regard se fit

plus sombre, peut-être même plus sérieux.— Vous allez me laisser partir maintenant ? demandai-je d’une toute petite

voix.Sans un mot et toujours en me fixant aussi intensément, il fit lentement

remonter sa main sur mon bras. Mon ventre se serra d’anticipation. Il fut surmon épaule, effleura mon visage. J’aurais pu le repousser, avec une violence àla hauteur de la haine que j’éprouvais parfois à son égard. Mais c’était uneautre forme de sentiment qui se manifestait à cet instant-là. Une chose surlaquelle je ne voulais pas mettre de nom. Cela m’effraya et je choisis de laisserça de côté pour le moment.

— Arrêtez… S’il vous plaît…— J’essaye, Snow… soupira-t-il comme le bout de ses doigts caressait ma

gorge.— Hier soir, vous avez dit que je devais oublier ce qui s’était passé, essayai-

je encore, en luttant contre l’envie dévorante de me laisser aller contre lui.

— C’est moi qui commande, Snow, et j’ai décidé que nous devionsreconsidérer notre cas, dit-il plus bas en reprenant ma main.

— C’est trop facile vu comme ça…— Certainement, mais c’est ainsi que ça fonctionne.Sa main libre menotta mon autre poignet et je fus véritablement sa

prisonnière.— Vous êtes en train de perdre des points, Capitaine…— Je ne pense pas avoir besoin d’en gagner pour arriver à mes fins.Il esquissa un sourire en coin. Ravageur.— C’est très présomptueux de votre part.Et cela devenait bien trop dangereux. Des braises commençaient à crépiter

dans mon cœur.— Vous m’avez avoué n’avoir jamais été infidèle. Est-ce que vous avez

l’intention d’en parler à Darlene, ou cela restera-t-il une agréable échappéedans votre routine ?

J’avais volontairement usé du prénom de son épouse pour le provoquer.Cela fonctionna encore mieux que prévu.Il n’y eut plus aucune trace de chaleur et de bonne humeur sur son visage

d’ange. Ses lèvres se plissèrent en un rictus cruel et il me relâchabrusquement.

J’étais presque fière d’avoir trouvé un nouveau moyen de pression.— Ne me dites pas que vous me demandez de vous rendre des comptes,

Snow ? ricana-t-il méchamment.Après quelques minutes de complicité renaissante, nous retombions au

trente-sixième dessous.— Ma question n’avait pour but que de satisfaire ma curiosité, et rien

d’autre. Je n’étais pas en train de vous parler d’avenir, et surtout pas degaranties et d’engagement. Je ne suis pas assez idiote pour ça, Capitaine !déclamai-je en profitant qu’il soit troublé pour ouvrir la porte.

Van Allen s’écarta et, les mâchoires serrées, m’invita à déguerpir.— Sortez d’ici, Snow.Je ne prie même pas la peine de le saluer et désertai au plus vite ce lieu

sombre et oppressant.J’avais été prête à le laisser me baiser sur son bureau pour enfin, peut-être,

le détester. Je n’étais même pas sûre que cela aurait marché.Qu’était-il finalement ? Un super héros ? Un pilote ? Ou tout simplement :

un homme dans sa banalité la plus affligeante – que je ne voulais pas

reconnaître, trop éblouie par sa prestance et son apparence – ?Le mystère autour de Van Allen s’épaississait et cela ne faisait que me

fasciner davantage.

Chapitre Onze

Je pris donc mes jambes à mon cou. Cela commençait à devenir une

habitude. J’avais signé, une fois de plus, ma reddition en m’abandonnant aupouvoir hypnotique de Van Allen et cela m’exaspérait.

Certes, il y avait mis du sien en opérant ce nouveau rapprochement, maisj’aurais pu tout aussi bien le repousser avec plus de virulence pour qu’il mefiche enfin une paix royale. Je n’y tenais absolument pas, et j’avais été tropcontente de le voir changer d’avis aussi rapidement quant à la possibilité deremettre le couvert dans un coin du Percival.

J’avais rallié son camp en moins de deux lorsque j’avais réalisé à quel pointnotre relation ne pouvait se limiter à un aspect professionnel. Elle avait tousles symptômes d’une irrésistible attirance sexuelle contre laquelle nous nepouvions pas lutter.

Je doutais qu’il reparaisse devant moi avant quelques heures. Pas aprèsm’avoir encore une fois laissé entrevoir l’homme qu’il était. Ou que j’espéraisqu’il soit.

J’étais d’une humeur massacrante. Sans compter que j’ignorai à quel posteje devais me trouver. Sans ordre explicite émanant de mon supérieur, j’optaifinalement pour la météo et me préparai à affronter la tête haute les regardsmoqueurs des membres de mon équipe.

Cela ne fut pas sans douleur, mais je tins bon. Et à mon plus grandsoulagement, Van Allen ne vint pas superviser nos travaux. J’avais besoin degarder mes distances pour mieux préparer notre prochaine confrontation.

La journée s’acheva rapidement. Je fis du zèle après avoir constaté que jen’avais presque pas songé à mes malheurs durant le temps que j’avaisconsacré à mes prévisions. Je sortis une heure après les autres, passai auréfectoire prendre un plateau-repas et m’acheminai vers ma cabine pour ypasser la soirée. La première sans mauvaise rencontre, crise d’hystérie, ouincendie à éteindre. Ma nuit fut presque agréable.

Le lendemain matin, j’accusai enfin le coup des derniers évènements tandis

que je méditais sur la passerelle du pont quatre, ma première cigarette de lajournée consumée, la deuxième déjà entre mes doigts. Je fus sortie de matorpeur par le vrombissement assourdissant d’un hélicoptère Seahawk qui sedirigeait à grande vitesse vers le navire.

Un autre homme tombé d’une échelle ? Écrasé par le train d’atterrissaged’un chasseur ? Ou camé jusqu’à l’os ? Peu importe… Tant que d’autresévènements me permettaient d’oublier mes propres blessures, j’étaispreneuse.

Je repris le chemin du pont principal et de l’îlot pour retrouver mon équipe.Les hommes me saluèrent sans broncher. Un juste retour aux choses aprèsque je les aie affrontés, la veille, sans faillir. Je n’étais pas naïve, ilsn’oublieraient pas cette débâcle de sitôt.

— Snow ! On dirait que tu as repris du poil de la bête ! m’accueillit un JerryRios soulagé.

Je haussai les épaules.— Tu as cru que je pleurerai dans mon coin en me lamentant, Rios ? Très

peu pour moi !— Aucune idée, Alexi. Je n’avais jamais été confronté à une situation

pareille. Tu ne veux toujours pas me dire qui…— Laisse tomber, Rios, l’arrêtai-je fermement.Je tenais bon. Peut-être pas pour longtemps.Nous commençâmes à travailler et je sursautai à chaque fois que la porte

s’ouvrait pour laisser entrer un visiteur. Je redoutais bien évidemment lemoment où Van Allen débarquerait dans la pièce. À la seconde où nos regardsse croiseraient, je saurais à quelle sauce il aurait décidé de me manger.

Piquante ? Aigre-douce ?Une demi-heure passa sans que rien n’arrive. Je ne pouvais m’empêcher de

jeter des regards inquiets vers les baies vitrées pour tenter de l’apercevoir àl’extérieur.

Rios comprit rapidement à quoi rimait mon manège.— Détends-toi Snow, il ne risque pas d’arriver. Il est parti très tôt ce matin.Comment ça parti ? À cause de moi ? De nous ?J’étais la reine des idiotes en osant imaginer pareille aberration. Mes

rêveries niaises et romantiques n’étaient donc pas mortes avec monadolescence…

— Il a été convoqué par l’État-major, à Seattle. Cela nous laisse quelquesjours de répit.

Je ne réprimai même pas mon soupir de soulagement. Sous l’œil inquisiteurde Jerry…

— Alors, c’est lui… sauta-t-il hâtivement aux conclusions. J’en étais sûr !Quelle ordure ! Fouiller ta chambre pour…

— Non, pas du tout ! le coupai-je. Il n’y est pour rien !

Il leva un sourcil, sceptique.— Vraiment ?— Vraiment. Est-ce qu’on pourrait parler d’autre chose ? Évoquer tout ça

m’épuise. Et je ne te parle pas des moments où j’y réfléchis sérieusement…Les membres de notre équipe commençaient à s’intéresser de près à notre

conversation. Mon coéquipier me traîna à l’écart, loin de leurs oreillesindiscrètes. Nous nous assîmes l’un en face de l’autre et Jerry me regarda droitdans les yeux.

— Je ne te connais pas, Alexi. Je n’ai pas la prétention d’être un as dans ledécryptage du comportement, ou une connerie du genre, mais tu as unproblème.

Je baissai la tête, perplexe. Rios avait mis précisément le doigt sur ce que jerefusais d’admettre : Andreas Van Allen m’attirait plus que n’importe quelhomme avant lui. Il était demeuré inaccessible. Avant que je ne découvre queje ne lui étais pas non plus indifférente. Ensuite, nous nous étions envoyés enl’air dans une déflagration d’érotisme brut.

J’avais donné, il fut un temps – pas si lointain que ça – dans les amitiésaméliorées. Les vicelards sympathiques ne me dérangeaient pas, mais ce quiarrivait avec Van Allen ne ressemblait pas à ce que j’avais pu éprouver, jadis.

Si cela n’avait été qu’une histoire de cul, un tantinet perverse, je ne meserais pas mise dans des états pareils. Évoluer dans cet espace confinéchangeait tout. Peu de jours s’étaient écoulés et la fascination qu’exerçait cethomme sur moi était proprement accablante.

Face à Rios, je choisis encore une fois la même ligne de défense et donnaidans le registre de la rancœur et de la haine.

— C’est un vrai connard, lâchai-je violemment. Mégalo et tyrannique.— Et tu n’as pas pu lui résister… finit-il à ma place, consterné. Qu’est-ce que

t’a fait ce type pour que tu en arrives là ?Raté…— Je t’épargnerai les détails… murmurai-je, vaincue par KO.— Je préférerais… Il a du charisme, c’est certain, mais pour le reste ? Il a

une personnalité complètement foirée !— Je n’en sais rien.Mensonge. L’homme torturé m’émoustillait encore plus. Mon cœur

s’emballait quand il entrait quelque part, je me pâmai en matant à la dérobéeson corps musclé sans outrance, les angles et arrondis de son visage parfait.Quant à ses yeux polaires qui trahissaient le moindre de ses états d’âme…

Jerry ne répondit pas. Nous allions à présent un peu trop loin. Trop en

intimité et subtilités pour qu’un homme rencontré seulement cinq joursauparavant ait envie de suivre. Il avait déjà fait beaucoup d’efforts jusque-làet je l’en remerciai en lui adressant un sourire franc.

Contre toute attente, il décida quand même de poursuivre.— J’ai connu sa femme, Darlene.Je me redressai, surprise.— Pas directement, reprit-il. Nous nous sommes croisés à l’Université de

Seattle. Il se trouve que la fille que je fréquentais, à l’époque, faisait partie dela même communauté d’étudiante qu’elle. J’assistais à tout ça de loin, ça n’ajamais été mon truc ce genre de groupes sectaires. Je me demande même ceque Flora et moi faisions ensemble. Avec le recul, je pense qu’elle voyait notrerelation comme une parenthèse exotique avant de trouver celui qu’elleépouserait. Comme Darlene, c’était une bourgeoise faussement effarouchée etj’ai vite compris qu’on s’emmerdait sec avec ces nanas-là !

Je pouvais garantir à Van Allen et à Rios que ce n’était absolument pas lecas aux côtés de la fille d’une modeste prof de mathématiques homosexuelle !

— Je sais qu’elle et Van Allen ont commencé à sortir ensemble à la fin de sadeuxième année, continua-t-il. Lui, il fréquentait le College Central, pourdevenir un businessman accompli, je suppose… Il venait la voir le vendredi soiret ils s’explosaient la tête jusqu’au lundi, comme beaucoup d’entre eux. Et tuas vu à quoi ressemble Van Allen… Les sœurs de Darlene, dont mon ex, onttoutes essayé de l’avoir. Mais aucune n’y est parvenue ! Il devait être aussiamoureux d’elle, qu’elle de lui.

Amoureux ? Le mot résonna comme la pire insulte qui puisse exister pourqualifier mes états d’âme. Je refusai catégoriquement d’envisager autre chosequ’une empathie provisoire et un envoûtement sexuel hors norme…

J’étais pathétique, mais j’avais au moins réussi à l’avoir une fois !— Et puis un jour, on ne les a plus vus. Le bruit courait qu’elle attendait un

enfant de lui et que cela avait fait scandale dans leurs familles. Qu’ils avaienteu besoin de s’isoler.

— Et… ? articulai-je avec impatience.Qu’avait-il encore à cacher ?— Je suis parti le mois d’après à Miami, pour poursuivre mon cursus en

climatologie et physique.Je levai les yeux au ciel, et il rit, fier de son astuce.— Et rien ! Flora et moi avions rompu, et j’étais loin de Seattle. Je n’ai plus

repensé à cette histoire, jusqu’au jour où j’ai pris mes ordres sur le Percival.Imagine ma surprise ! Je le croyais dans une salle de marché, ou une agence

de pub, pas aux commandes d’un chasseur ! Comme les autres, j’ai su pourDarlene. Et comme les autres, je n’ai jamais noué de liens plus étroits avec lui.Ice… Son indicatif lui va comme un gant !

Je réfléchis à toute vitesse en tentant de rassembler les informations qu’onavait déjà portées à ma connaissance.

— Je suis sûre que Drake en sait plus qu’il ne le prétend, avançai-je aprèsréflexion. Il a été plus proche de lui que n’importe lequel d’entre vous.

Jerry me regarda avec pitié. J’en eus presque honte.— Même si c’était le cas, à quoi cela t’avancerait-il, Alexi ? Tu l’as dit toi-

même, ce gars n’est pas clair. Il n’a aucun respect pour toi, et il te traitecomme une moins que rien depuis ton arrivée.

— Pas toujours ! le défendis-je.— C’est ton supérieur, bordel !Rios venait d’asséner le coup de grâce. Nous fûmes mal à l’aise, lui et moi.

Je me tortillai nerveusement, espérant trouver une idée pour changer deconversation.

— On commence ? demanda-t-il, plus inspiré.J’aurais dû y penser avant lui. Preuve de l’étendue de mon incompétence

ces derniers temps…— Après toi.Il se leva et je le retins par la manche.— Merci, Rios. Je ne suis pas un cadeau, et tu me supportes avec bonne

humeur. Je te promets de faire plus d’efforts à l’avenir.Il esquissa un sourire.— Je ne suis pas mal non plus dans mon genre…J’acquiesçai d’un air entendu et nous nous lançâmes à corps perdu dans nos

tâches quotidiennes. Je réussis à me délester de mon fardeau durant ces heures, pour mieux le

rendosser – plus lourd que jamais – lorsque nous en terminâmes.April nous rejoignit au mess des officiers pour déjeuner. Nous avions

convenu, la veille, qu’il était préférable de se tenir à l’écart du gros del’équipage – elle avait eu connaissance de ma mésaventure et était venue endiscuter, je m’étais enfermée dans ma chambre pour ne pas subir uninterrogatoire après qu’elle ait tenté, en vain, de réchauffer notre entente… Jen’étais pas méchante, juste un peu rancunière –. Tandis que nous avalions àgrand-peine, une abominable plâtrée de pâtes à la carbonara, elle me jetait,entre deux envolées lyriques, des regards et sourires avenants pour préparer

le terrain.Jerry s’abreuvait de la moindre de ses paroles et la contemplait comme la

déesse qu’elle était à ses yeux. Je n’eus aucun mal à imaginer cette Flora lemener par le bout du nez dix ans auparavant. April, elle, ne lui prêtait pas plusd’attention que ça. Il semblait même l’agacer. Je me promis de le lui rappelerlorsqu’il oserait me parler du comportement de Van Allen à mon égard.

Nous attaquions la compote de pommes, seul met comestible du repas,lorsque Theodore fit son entrée dans la petite salle.

— J’étais sûr de te trouver ici ! s’exclama-t-il en m’apercevant.Après ce qui était arrivé, probablement…— Vous ne m’avez même pas invité, les gars ! Et avec deux gonzesses,

Rios ! La vie est belle, mon vieux !Il tira une chaise pour s’y installer à califourchon, puis posa sa tête sur le

dossier, en faisant mine d’être renfrogné. Ses lèvres se rejoignirent en unemoue adorable et cela contrasta avec l’image de l’homme fort comme un rocqu’il projetait en toute circonstance.

Je le reluquai plus longtemps que je ne l’aurais dû, sous l’œil intéresséd’April. Grand, brun, baraqué, Drake était un sacrément beau spécimen dansson genre. Ses yeux verts étincelaient dans son visage poupin, et son souriretaquin contribuait à rendre son aura solaire plus magnétique encore.

— Vous avez pensé à inviter Zora ?— Drake, il serait temps de passer à autre chose ! rétorqua April en

haussant les épaules. Élargis un peu tes horizons !— Excuse-moi doc, mais à part Weet, miss météo et toi, je ne suis pas

amené à côtoyer les autres d’aussi près sans que cela ne paraisse suspect, oucarrément trop rentre-dedans. Certes, il y a aussi la nouvelle… Elle estcharmante, mais un peu trop vieille pour moi. Je ne vois donc pas où tu veuxen venir.

April n’hésita pas une seconde.— Et bien, il y a justement Alexi !Je m’étranglai et Theodore s’esclaffa.— Vous vous entendez bien tous les deux, non ? renchérit-elle, fière de son

idée.Quelles étaient les limites de cette cinglée ? En supposant qu’il y en ait…Ma réaction fut sans appel, et surtout dénuée de toute diplomatie.— April, contente-toi de baiser avec Rios et fous-nous la paix.— C’est donc vrai ! rebondit Theodore en faisant dangereusement basculer

sa chaise vers la table.

Cela n’enchanta pas Jerry.— Merci, Snow… grinça-t-il des dents tandis qu’April me fusillait du regard.À mes heures perdues, j’étais plutôt douée pour foutre la merde.— Puisqu’on en est là, Kenny Pierce rêve de déchirer ta culotte, Snow, lança

Drake sans transition.rrKenneth n’était pas à blâmer et pouvait croire en ses chances, mais j’allais

devoir mettre les choses au clair, une fois de plus.Theodore ne releva pas ma dernière pique et en vint directement à ce pour

quoi il me cherchait.— Au boulot, Lex. Tu montes avec moi sur le pont trois. On va commencer à

passer aux choses sérieuses…Je le regardai, intriguée, et il me fit un clin d’œil. Je me serais méfiée si la

suggestion était venue d’une autre personne.— On verra si tu branles mieux que nous le manche du Goshawk.April pouffa bêtement tandis que Jerry le regardait sévèrement.— Très classe, Drake.— Va te faire foutre, Rios.Le grand gaillard brun se leva et je lui emboîtai le pas après avoir adressé à

mes deux compagnons de galère un signe de la main. Dix minutes tard, nous entrâmes, Drake et moi, dans une pièce dont la

surface s’étendait tout en long. Je dus cligner plusieurs fois des yeux pourpercer la semi-pénombre dans laquelle elle était plongée, et percevoirprécisément ce dont il s’agissait. Il y avait une importante installationinformatique tout près de la porte d’acier que nous avions passée. Je reconnusdevant nous les écrans de projection circulaire qui se prolongeaient jusque surle plafond, et le cockpit blanc en forme de sabot.

— Ceci est un simulateur de vol ! déclara Drake avec emphase, tout ens’approchant de la machine infernale.

— Merci pour l’information, Theodore… répliquai-je en le rejoignant. Jepensais qu’on allait faire un golf virtuel, toi et moi.

Je trouvais ma réponse un poil agacée. Il allait falloir que je me calme avantde me mettre tout l’équipage à dos. Heureusement, Drake n’était passusceptible.

— Allez, tu passes à la casserole !Il s’assit en face d’un autre poste informatique installé tout près du cockpit,

moins conséquent que celui de l’entrée. Il devait commander l’appareil d’uneautre manière. Puis, radieux, il me fit signe de prendre place devant lescommandes.

— Ramène tes jolies fesses, Snow !— Je comprends pourquoi tu parlais de choses sérieuses… maugréai-je en

enjambant la bordure du simulateur pour accéder au siège du pilote.— Bienvenue à bord ! continua-t-il, plus enjoué que jamais en allumant

l’ordinateur en veille.Il pianota quelques secondes sur le clavier. Je compris qu’il modifiait

quelques paramètres. Enfin, il me tendit un casque, et lança un premierprogramme. L’écran s’éclaira, les voyants du tableau de commandes aussi. Jeposai mes mains sur le manche et la manette des gaz, et me raidis aussitôt.

— Relax, tu l’as déjà fait, me rassura mon instructeur après m’avoir jeté uncoup d’œil.

— Oui, dans une autre vie…Une de celle que j’aurais voulu oublier.— C’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas !Theodore était euphorique et je dois avouer que sa bonne humeur était

communicative. Il sut néanmoins redevenir sérieux lorsqu’il abandonna leclavier pour se tourner vers moi et m’expliquer en quoi allait consisterl’exercice.

— On va d’abord se souvenir des fondamentaux : mise en route, roulage,briefing, alignement, décollage, mise en palier, acheminement sur secteur.Easy, non ?

— Enfantin, crânai-je en me sentant un peu plus rassurée.— On fera ça une seule fois. Le but n’est pas non plus que tu t’amuses

comme à la fête foraine. Ensuite, je change tous les paramètres du programmeet tu fais table rase de tout ce que tu sais.

Je me tournais brusquement vers lui.— Je quoi ?— Les repères que tu as pris sur la terre ferme ne seront plus les mêmes

sur le pont d’envol. N’oublie pas que nous devons te transformer en pilote deporte-avions. Tu auras cent mètres pour t’envoyer en l’air, à peine plus pouratterrir et choper le brin d’arrêt. Je te rappelle aussi que le navire est bercé enpermanence par les mouvements de l’océan. Il va te falloir être plus rapide,plus précise et plus douée que tu ne l’as jamais été. C’est vraiment un sacrédéfi !

— À qui le dis-tu… grommelai-je, à nouveau déconfite.

— On commence avec la première partie. Voyons ce que tu as dans leventre !

Il retomba dans son siège et s’y installa avec la même nonchalance que s’ilavait été au cinéma, affichant un large et beau sourire. J’étais prête à parierque sa bonne humeur serait de courte durée.

Je fis confiance aux souvenirs de mes débuts de formation et commençai àaccomplir toutes les procédures d’usage. Theodore hochait la tête, visiblementsatisfait. Le travail abattu avec Van Allen, la veille, m’avait permis deretrouver d’anciens automatismes. Je déroulai l’exercice avec succès sans queDrake ne fasse de commentaires.

— Bien, déclara-t-il enfin, l’air impressionné. Voyons ce que donnera lasuite…

Il se pencha sur l’ordinateur pour lancer le deuxième programme. Cette fois,je fus transportée sur le pont d’envol. L’océan se dessinait à perte de vue au-delà du bout de la piste. Je frémis en songeant que je me retrouverai danscette position d’ici peu.

— Van Allen t’a exposé les spécificités de ce type de décollage, n’est-cepas ?

— Et celles de l’appontage, aussi.— Parfait. On gagnera du temps aussi là-dessus. Je vais jouer le rôle de

l’officier qui déclenche la catapulte au moment où tu lui fais signe. Je te donnemes instructions quand on sera sur secteur, puis je gèrerai avec toil’appontage. On y va ?

— On n’a pas le choix de toute façon…Je me positionnai, et respirai profondément. Je savais combien le départ

serait impressionnant. Au-delà de toutes les difficultés de l’exercice, j’avaisquand même hâte de le découvrir in situ.

Je fis signe à Drake, qui m’envoya aussitôt dans le décor.— Plein gaz et monte ! hurla-t-il.Trop tard.Ma concentration et mon enthousiasme retombèrent comme un soufflet

lorsque je compris que mon appareil venait de plonger dans l’océan. J’ignoraiencore ce que j’avais pu foirer de manière aussi monumentale.

— Encore, Lex, ordonna Theodore en interrompant puis en redémarrant leprogramme. C’était un coup d’essai. Pense que tu dois aller dix fois plus viteque tout à l’heure. Ensuite, ça va rouler.

Mais ça ne roula pas du tout.— Changement de méthode, décida Drake après mon deuxième échec. Je

vais te montrer !Nous échangeâmes nos places puis il se pencha par-dessus mes cuisses pour

contrôler son ordinateur, avant de poser son casque sur ses oreilles et desaisir les commandes.

— C’est parti… On envoie, Snow !Il tira le manche et poussa les gaz presque aussitôt après avoir été projeté

par la catapulte. En moins de deux, nous fûmes cernés par le bleu céruléen dece ciel sans nuage.

— En souplesse. Toujours, commenta-t-il en rentrant le train d’atterrissage.À un rythme soutenu, comme une caresse. Mais le genre de caresse tonique,tu vois…

Pas très bien à vrai dire, mais cela m’éclairait sur le style développé parDrake dans un autre domaine…

Il continua à voler avec une facilité et une maîtrise déconcertantes.Admirative, attentive, je pris note de tout ce qui m’avait échappé lors de mesdeux premières tentatives.

Lorsqu’il se tourna vers moi, triomphant, je ne pus m’empêcher de lechahuter.

— Pas de quoi fanfaronner, Drake ! Tu fais ça tous les jours depuis dix ans !Il exulta de fierté.— On y retourne, miss météo ?J’avais plus de cartes en main que lors de mon premier essai, cela valait le

coup de retenter ma chance.— Pourquoi pas ? dis-je, euphorique.Theodore me jeta un regard amusé lorsqu’il me rendit ma place. Je l’ignorai

et inspirai en me focalisant sur ce qui avait foiré la première fois.Je réglai les instruments de navigation puis fixai le pont d’envol reconstitué

sur l’écran blanc en face de nous.— Accroche-toi ! lançai-je à mon instructeur en lui faisant un clin d’œil.Ce troisième essai fut nettement meilleur. Theodore daigna me féliciter, ou quelque chose s’en approchant, lorsque,

fourbue, je stabilisai mon altitude après un dixième décollage.— Cela commence à ressembler à quelque chose, Snow. On passe à

l’appontage maintenant.— C’est une blague ?— Lex, le matériel a été réquisitionné tout l’après-midi pour ton

entraînement, sur ordre de Van Allen. Et ce n’est pas comme si nous avions sixmois pour parvenir à nos objectifs…

— Bien sûr… grognai-je. Et pourquoi ne s’en est-il pas chargé lui-même ? Jecroyais que c’est lui qui devait me former !

Vilaine Alexi qui regrettait de ne pas pouvoir passer plus de temps aux côtésde cet infâme et odieux personnage…

— Parce qu’il n’est pas là. Et parce qu’il garde le meilleur pour la fin,répondit Drake. Quand les autres auront fait tout le boulot à sa place. C’est àça que nous servons…

J’effectuerai donc mon premier vol avec Van Allen. Je ne sus pas tropcomment réagir ni comment l’interpréter.

— Quand ? demandai-je aussitôt.— Sois patiente ! me nargua-t-il tout en plissant ses lumineux yeux verts.

Le compte à rebours commencera dès qu’il rentrera en tout cas !Il fit tomber son poing sur la bordure qui nous séparait et je sursautai.— Un appontage, maintenant ! Je te guide.Je secouai la tête en espérant que cela m’aiderait à tenir le cap, et surtout à

garder mes yeux ouverts. Nous continuâmes à enchaîner décollages, appontages avec d’autres

manœuvres virtuelles en plein ciel. Après des débuts difficiles, et comme il y aquelques années, je m’avérais être plutôt douée en la matière. Montortionnaire, bien plus bienveillant que tous ceux à qui j’avais eu à fairejusque-là, paraissait satisfait par mes performances et cela m’avait encouragé.J’allais pouvoir aborder la suite du programme avec plus de sérénité.

Ce n’est que deux heures plus tard que Drake eut finalement pitié de moi,et mit fin à cette première session d’entraînement.

Je m’empressai de gagner l’extérieur pour m’enivrer d’oxygène. Mon espritétait encore engourdi par tout ce nous lui avions fait subir et le brouillard quiflottait autour de Van Allen s’était épaissi. Je ne désespérais pas de pouvoir unjour questionner Drake à son sujet.

La faible lumière du soir suffit à m’éblouir lorsque je mis le nez dehors pourgriller une cigarette.

Je ne trouvai évidemment personne sur le pont quatre.À regret ?Une joute verbale carabinée ou, mieux encore, un règlement de compte en

bonne et due forme m’aurait soulagé, puisque c’est ainsi que nouscommuniquions le mieux Van Allen et moi. Quoique désormais, les choses

s’étaient quelque peu corsées…Le vent soulevait mes cheveux, enfin détachés à cette heure de la journée.

La fumée que je soufflais avec la vigueur d’une cheminée de locomotives’envolait en nuages compacts au-dessus de l’océan. Nous fendions les flots àplus grande allure que les jours précédents, les moteurs du navire devaientcarburer à plein régime.

En cet instant de paix, plutôt rare ces derniers temps, je songeai à ma mèreque je n’avais pas appelée depuis une semaine. Ce silence suffirait à la plongeren plein délire paranoïaque. Je terminai ma cigarette puis me dirigeai vers lepont principal pour emprunter un téléphone satellite dans le bureau destélécommunications. Ainsi fait, je gagnai ensuite une autre passerelle, àtribord. On disait que la réception y était meilleure. Presque confortablementinstallée sur un large caisson d’acier, je composai les codes permettant de meconnecter au satellite concerné, puis un numéro en Floride. Au loin, j’entendisclaquer la porte qui donnait un accès à la petite plateforme.

Ce n’est que lorsque je collai le combiné à mon oreille, que je le visavancer. Le sang dut quitter mon visage à la seconde où je découvris de qui ils’agissait.

L’immense Ganipy s’arrêta à quelques mètres de l’endroit où j’étais assise.Les mains dans les poches, il me contemplait avec intérêt. Je me remis deboutet balayai des yeux les alentours pour constater avec horreur que nous étionsseuls, lui et moi. Rien d’étonnant à cette heure avancée.

J’interrompis immédiatement l’appel et gardai le téléphone dans ma main.Je m’autorisai à paniquer lorsqu’il se remit à avancer.

— N’approche pas !Le géant blond ricana, en s’approchant toujours plus près.— Sinon quoi ?— Je sais me battre !C’était très ambitieux et quasiment irréalisable.Il me toisa méchamment.— Tu m’as regardé, Snow ? Je soulève de la fonte deux fois par jour, je suis

capable de te broyer la nuque avec deux doigts ! Crois-moi, quoi que j’aiedécidé de faire, tu n’auras pas les moyens de résister !

Il avait raison. Ma gorge se serra et mes jambes ne semblèrent plus meporter.

— Je vais parler, Ganipy.Il rit encore.— Et à qui Alexi ? À Van Allen ? Qui te saute quand il lui en prend l’envie et

se fout de toi le reste du temps ?Je serrai les dents. Ce salaud nous avait décidément bien trop observés.— Il n’a même pas mené l’enquête pour savoir qui s’était servi dans ton

tiroir !Mon cœur sombra en l’entendant proférer ces vérités.— Tu ne sais rien du tout ! me défendis-je. Et j’ai une idée bien précise

concernant l’identité de celui qui a osé faire ça.— Je ne demande qu’à le découvrir moi aussi, ricana-t-il. Mais peu importe !

Le deal est clair de toute façon. Tu parles, je parle. C’est aussi simple que ça.En passant, permets-moi de te dire que tu aurais pu faire quelques efforts. Desculottes en coton, Snow… Je ne m’attendais pas à ça venant d’une fille aussifacile.

— Tu n’es qu’une putain d’ordure ! Fous-moi la paix !La colère l’emportait sur l’effroi.Ganipy m’étudiait de ses yeux méchants. Il semblait hésiter quant à la suite

qu’il donnerait à notre confrontation. Lorsqu’il se remit en marche pour merejoindre, je sus que j’allais battre en retraite.

Chapitre Douze

Il était impossible de fuir, car il était arrivé assez près pour me rattraper. Il

ne me restait plus qu’à l’affronter au corps à corps. Je voulus garder mesforces pour cogner.

Lorsqu’il fut tout près, j’affrontai son regard venimeux vissé sur moi. Etquand il osa sourire, j’en profitai pour lever la main, tenant ma chance. Hélas,ce connard fut plus rapide et arrêta mon poing avant qu’il n’atteigne samâchoire.

— Je savais qu’on allait devoir la jouer comme ça, Alexi… susurra-t-il. Je l’aisu dès que je t’ai vu à l’œuvre au réfectoire, le premier jour. Tu aimes jouer àla forte tête, à celle qu’on ne soumet pas. Je me suis même demandé si tun’étais pas à voile et à vapeur quand je t’ai vu reluquer Weet avec les autres.

Le summum du stéréotype. J’étais particulièrement bien placée pour lesavoir.

Je vis rouge, mais ne réagit pas assez vite. En un éclair, il emprisonna mespoignets entre ses mains et me fit reculer jusqu’au caisson derrière moi. Mesfesses heurtèrent l’acier frais, et je suffoquai violemment tout en tentantd’envoyer mes genoux dans ses parties lorsqu’il me força à m’y allonger. Maisil parvint à esquiver tous mes assauts et resserra encore sa prise. Jem’immobilisai brusquement au moment où son visage descendit au-dessus dumien.

— On parie que tu prends ton pied, Snow ? Encore plus qu’avec Van Allen ?Je priai pour lui vomir dessus et, peut-être, trouver un moyen de me

libérer.— Va te faire foutre, connard ! Tu n’arriveras à rien par la force !— Je n’en suis pas si sûr, Snow… Et oui, on parie !Il poussa son bassin contre moi et la massive érection sous la toile de son

treillis s’écrasa entre mes jambes.Tel un animal pris dans le piège d’un filet, je tentai, sans succès, de me

débattre.— Qu’est-ce vous foutez, putain !Mon agresseur sursauta en même temps que moi. Le maître principal me

relâcha immédiatement, avant de se redresser et de se retourner.Kenneth Pierce venait dans notre direction à grandes enjambées. Je me

relevai à mon tour avec précipitation et courus me réfugier derrière lui en

constatant avec effarement qu’en plus d’être plus petit, le gamin était aussibien moins étoffé que Ganipy.

— Bordel, qu’est-ce qui se passe ? s’exclama-t-il en sondant nos visages.Alexi, ça va ?

Je me contentai d’abord de hocher la tête, encore trop choquée parl’agression.

— Il m’a sauté dessus… lâchai-je enfin.Pierce fixa Ganipy en silence, avant de se ruer sur lui. Il l’attrapa par

l’encolure de son tee-shirt puis le plaqua contre la paroi du premier container.— Qui t’a permis de poser les mains sur elle ? gronda-t-il.Envolé l’oisillon fragile et bienvenu au jeune loup en colère.L’autre eut l’audace de rire.— Tu veux en profiter aussi, Pierce ? Je partage si tu…Il ne lui laissa pas le temps de finir. Son poing s’abattit sur son nez, puis il

enroula ses mains autour de sa gorge.— Espèce de connard ! Je ne veux plus jamais te voir rôder autour d’elle !

Tu as compris ? le menaça-t-il d’une voix blanche.Ganipy commençait à étouffer. Pierce resserra encore sa prise et sa victime

hoqueta.— Tu as compris, putain ?L’ordure changeait de couleur, j’eus peur que Kenny l’achève.— Ça suffit ! risquai-je à m’interposer en posant une main sur son épaule.Pierce fut distrait par mon intervention et Ganipy en profita pour le

repousser dans un ultime mouvement de défense. Avant de glisser et de roulerpar terre, en produisant d’affreux sifflements pour reprendre son souffle.Silencieux, nous l’observâmes se relever péniblement puis disparaître en setenant la gorge. Non sans nous avoir adressé un regard meurtrier.

Pierce se précipita sur moi et me rapprocha de lui en me tenant par lesépaules.

— Ça va ? s’enquit-il d’une voix inquiète.J’expirai lentement, les yeux baissés, avant d’être sûre de pouvoir lui dire la

vérité.— Mieux, maintenant. Merci, Kenny.— Il fait ça depuis longtemps ?— Depuis mon arrivée… Ça n’était jamais allé aussi loin.— Tu en as parlé à quelqu’un ?— Theodore était plus ou moins au courant.

Il fronça les sourcils, peu satisfait par ma réponse.— Et Van Allen ?Mon cœur se serra.— Je voudrais éviter de lui en parler. Je passe déjà assez pour la faible

femme en détresse sans avoir besoin d’en rajouter.— Tu déconnes, j’espère ? Van Allen ne laisserait pas passer un truc pareil !— Peut-être… Mais je me suis déjà assez engueulée avec lui sans avoir

besoin d’en remettre une couche.— Laisse-moi te dire que tu as tort, dit-il simplement. Tu fais même une

connerie monumentale.Je m’écartai brusquement. Ses bras retombèrent lourdement le long de son

corps.— Je n’avais pas besoin d’entendre ça.Il frotta la paume de sa main sur ses cheveux ébène, coupés très courts, et

parut confus.— Je suppose que tu y as réfléchi…— Exactement, affirmai-je pour ne pas perdre la face.— Tu pourrais peut-être changer d’avis… soupira-t-il, résigné. En attendant,

je réglerai le problème avec l’aide de Drake.Cela me parut plutôt raisonnable. Inutile de lui préciser que j’étais à deux-

mille pour cent pour exploser la gueule de Ganipy, avant toute autre initiative.Au diable les enquêtes et les sanctions…

— Alexi !Je me réveillai en sursaut et me retrouvai nez à nez avec April Donovan

installée à mon chevet.— Tu dors à cette heure, toi ?— Qu’est-ce que tu viens foutre ici, doc ? me relevai-je péniblement en me

tenant la tête.— J’avais besoin de compagnie pour terminer la soirée. J’ai pensé à toi...Je lui jetai un regard noir. Si c’est de cette manière qu’elle comptait obtenir

mon pardon, elle faisait fausse route.— Allez, parle-moi !Je ne répondis rien et tentai de remettre de l’ordre dans mes idées.Un peu plus tôt, Pierce avait abdiqué devant mon silence, et m’avait

raccompagnée jusqu’à ma cabine. Je m’étais effondrée sur ma couchette enmaudissant le sort qui s’acharnait toujours plus sur moi. Jusqu’à m’assoupir,

exténuée par la tempête provoquée par les derniers évènements.— Il faut qu’on s’entraide, Lex, soupira Donovan à court d’arguments.— C’est Alexi ! grognai-je encore.Je ne manquai pas de la fusiller encore des yeux. La doctoresse cinglée

parut néanmoins satisfaite.— Je suis désolée, dit-elle sincèrement. J’étais tout à ma rencontre avec

Suzy, je n’ai pas vu que ça n’allait pas, l’autre jour.Je me rallongeai sur le dos tandis qu’elle prenait place près de moi sur le

matelas de la couchette. Par où allais-je commencer ?April perçut encore mes hésitations et m’encouragea à sa manière.— Vide ton sac, putain !Je frappai aussitôt son avant-bras.— D’accord, d’accord ! se ravisa-t-elle en levant ses mains devant son

visage pour se protéger. Fais ça comme tu le sens.Je n’allais pas la laisser me mener par le bout du nez. April avait Rios pour

ça. Je jubilai de la voir trépigner. Elle gardait le silence, mais ne me quittaitpas des yeux, à l’affût de tout ce que je pourrais lui livrer.

— Je vais faire simple… commençai-je.En la voyant suspendue à mes lèvres, je fus presque tentée de la faire

encore languir.— Je suis dans une merde noire... assénai-je enfin.— Je ne suis pas plus avancée que ça, Snow !Je pris une inspiration et me lançai.— Tu devrais t’asseoir…— Je suis déjà assise.— Tu devrais t’accrocher alors.Elle agrippa le tube d’acier du sommier en souriant, amusée.— Allez, Snow !— Tu l’auras voulu… inspirai-je pour tenir jusqu’à la ligne d’arrivée. D’abord,

Van Allen m’humilie puis m’ignore. Ensuite il me baise et m’ignore encore. Ilm’humilie puis il me presque-baise à nouveau. Ganipy le découvre, me faitchanter pour que je couche aussi avec lui, et a failli vraiment y arriver tout àl’heure.

Lorsqu’April ouvrit la bouche, rien n’en sortit.— Putain… lâcha-t-elle finalement, en état de choc.J’acquiesçai en silence.

Les yeux toujours écarquillés, elle poursuivit.— Mais… mais… avec Van Allen, tu étais consentante ? Ou lui aussi, il t’a

menacé de…— La situation nous a échappé et nous en sommes arrivés à cette extrémité.Un choix de mots peu pertinents pour évoquer cette formidable partie de

jambes en l’air ! Je frémis en me rappelant ces beaux souvenirs.— Qu’est-ce que tu comptes faire ?April n’avait pas trop attendu pour se ressaisir. Sa voix était de nouveau

claire et haut perchée.— L’épouser, bien sûr ! Enfin April ! Crois-tu qu’il serait sage, et surtout

réaliste, d’envisager un avenir dans ces conditions ? Il est tellement…— … Sexy ! s’exclama-t-elle. Et au lit ?Pour le réconfort, j’allais devoir repasser. Je retrouvai la nymphomane

déjantée des premiers jours.— April… soupirai-je encore.— Pour les conseils avisés, laisse-moi le temps d’y réfléchir. Pour le

moment, je veux des détails ! me lança-t-elle à la limite de l’hystérie. Combiende fois, où, quand, et surtout comment !

Les conseils avisés ? À vrai dire, je n’en avais pas besoin, surtout si April enétait l’auteur. J’avais eu un aperçu de la manière dont elle traitait toutes sesaffaires importantes. Avec force désinvolture…

Je me résignai quand même à lui donner quelques informations, histoire dela faire taire. Aussi, je répondis dans l’ordre à ses questions.

— Une seule fois. Dans un bureau du hangar que je ne saurais même pasretrouver. Le jour de la visite de Tardust. Et c’était chouette.

Chouette ?— Chouette ? répéta April, visiblement déçue.— Peut-être même super chouette, à bien y réfléchir, repris-je d’un air

moqueur.— Tu n’es pas drôle, Snow.Je me redressai et m’assis avec elle au bord du lit.— Et l’autre histoire ? Celle avec Ganipy ? demanda-t-elle, refroidissant

aussitôt l’ambiance.Je fis moins de facéties avant de passer à table et me remémorai

douloureusement les évènements de ces dernières heures tout en les luiracontant.

— Tu es passée à deux doigts de la catastrophe, dit-elle enfin lorsque j’eus

terminé. Est-ce que tu vas encore me faire la gueule si je te dis que Pierce araison ?

April Donovan avait pris place sur la petite chaise, face à la couchette. Sesyeux marron, très expressifs, s’étaient faits sévères.

— Bien sûr qu’il a raison, mais je ne suis pas assez forte pour affronter cenouveau raz-de-marée. Ganipy ne me touchera plus tant qu’ils le garderont àdistance. Et si ce n’était pas le cas, j’aviserai…

— Tu pourras compter sur moi pour te questionner régulièrement !Elle consulta soudain sa montre.— Un problème ? demandai-je, surprise par son changement de cap.— Aucun !Pas convaincant, toubib…— Je ne faisais que passer, on m’attend au centre médical.— Rios ? ne pus-je m’empêcher de l’embêter.Elle se releva, l’air faussement contrarié.— Mais pour qui me prends-tu ?— Franchement ? Une nymphomane égocentrique et hystérique.Désormais, je n’avais plus rien à me reprocher.Elle sourit.— Merci ! Pour le côté égocentrique, j’essaie de faire des efforts. Il fut un

temps où j’ai été pire.Elle s’apprêtait à quitter la chambre lorsqu’une pensée me traversa l’esprit.— April, j’aurais une question à te poser.Elle n’hésita pas à se retourner.— Je t’écoute.— Qu’est-ce qui fait qu’un homme, à priori en bonne santé, soit parfois

atteint de violents tremblements des membres supérieurs ?Son regard fut aussitôt suspicieux.— C’est un de nos gars ?— Oh, non ! J’ai eu ma mère au téléphone tout à l’heure, paniquai-je. Ça

concerne un oncle.Je venais de foutre en l’air toute once de crédibilité.— Tu veux mon avis donc ? demanda-t-elle en croisant ses bras sur sa

poitrine menue.— Oui. Des pistes, enfin quelque chose quoi… Je sais que j’ai peu d’indices à

t’apporter, mais…

— Dis-moi d’abord qui ça concerne.— Je te l’ai dit, un oncle qui…— Ne te fous pas de ma gueule, Snow !Je m’étais un peu précipitée. Mon alibi aurait dû être un peu plus travaillé.— D’abord, et comme tu l’as souligné, il m’est impossible de faire des

hypothèses avec si peu d’informations, reprit-elle froidement. Ensuite, tu luidiras de venir lui-même poser ses questions. Et s’il s’avère que c’est un pilote,parce que quelque chose me dit qu’il s’agit d’un pilote, tu lui diras qu’il estirresponsable ! Pire que ça même, voler dans cet état est criminel ! Je vaisrenforcer mes contrôles de routine les concernant et si je trouve ce salopard,je lui coupe les ailes illico.

Et merde…— Je t’ai dit que…— Laisse tomber, Snow. Je ne me tiens pas à grand-chose, mais je serai

intransigeante sur ce coup-là.Là-dessus, elle s’éclipsa en moins de deux, non sans m’avoir envoyé un

baiser avant de quitter ma cabine. Je fus seule, une fois de plus, en proie auxdémons qui menaçaient de m’engloutir.

Trois jours s’écoulèrent après cette journée mémorable. Sans scandale, sans

agression. Presque une sinécure en comparaison des derniers évènements.April s’éclipsait de plus en plus souvent avec Jerry. Lui devenait plus enjoué,

ce qui facilitait grandement nos échanges lorsque nous travaillions ensemble.J’avais passé beaucoup de temps avec Theodore sur le simulateur de vol,

enchaînant moult décollages et décrochages. Il y avait eu également denouvelles séances où nous nous étions concentrés sur la manipulation desinstruments de navigation du cockpit. L’appontage relevait encore du flouartistique et ne figurait pas en tête de nos premiers objectifs. Cela ne dureraitpas éternellement.

Je ne maîtrisais pas encore parfaitement tous ces gestes, mais l’expériencefaisait naître une nouvelle envie : celle de m’entraîner sur de vraies machines.Plutôt inattendu après la réticence que j’avais manifestée à l’égard du projet.Je m’étais finalement prise au jeu de cette aventure. Peut-être parce quej’avais foiré l’occasion de voler une première fois et que je saisissais à bras lecorps la deuxième chance qu’on m’offrait. Ou encore, parce cela m’avaitpermis d’éloigner ponctuellement le spectre de mes démêlés affectifs avec VanAllen…

Lorsque la nuit tombait et que je me réveillai en sursaut à des heures

indues, je ne pouvais réfréner le souvenir des images de son corps à moitiénu, des accents rauques de sa voix tandis qu’il proférait des menaces teintéesde luxure…

Ce connard me manquait et cela me tuait de l’admettre.Au soir du quatrième jour, Theodore et moi décidâmes de nous accorder un

peu de bon temps après tant d’efforts. La journée avait été difficile. Drakem’avait poussé dans mes retranchements. Exténuée, j’avais eu quelquesdifficultés à tenir la cadence qu’il m’avait imposée jusqu’à la fin de l’après-midi.

À la fin du service, nous investîmes les réserves attenantes aux cuisines quifleuraient encore l’immonde ragoût qui nous avait été servi au dîner.

— Pour toi, miss météo !Il me tendit un verre de gin.— Comment as-tu deviné ?— Je sais beaucoup de choses sur toi… dit-il, mystérieux.Il se servit un verre de vodka avant de me rejoindre sur une longue caisse

en bois.— Pierce, expliqua-t-il en s’asseyant. Tu es son idole. Si tu t’ennuies, tu

devrais t’occuper de lui, d’ailleurs. Pour son bien, mais surtout le mien !Je ris avant de lever mon verre devant lui. Il en fit de même et nous

trinquâmes. Sa main tremblait à nouveau. Plus légèrement que la dernièrefois.

— Theodore…Il me coupa aussitôt.— À la réussite de ton projet et au prochain lynchage de ce trou du cul de

Ganipy !— Drake… tentai-je à nouveau.— Tais-toi, Snow. Pas ce soir, m’interrompit-il moins gentiment.Je soupirai avant de boire une gorgée du doux breuvage. Il y eut quelques

secondes de flottement avant que Drake ne reprenne la parole.— Tu as recroisé ce connard depuis l’épisode avec Pierce ?— Non.À mon plus grand soulagement.— Nous non plus. Il se terre, cet enfoiré…— Ouais… me contentai-je de dire.Et moi qui croyais que cet intermède allait nous changer les idées !Je bus un peu de mon gin tout en réalisant que le moment était propice

pour questionner Drake sur un autre sujet, sans trop éveiller ses soupçons.J’avais tenu ma langue pendant quatre jours, il était temps. Je décidai detourner un peu autour du pot avant d’en venir aux faits.

— Quand as-tu fait tes classes, Theodore ? Celles où on t’a appris à voler ?— Il y a une dizaine d’années. Dix, onze, je ne sais plus... C’était le paradis,

la panacée en y repensant ! Même si je n’ai pas à me plaindre aujourd’hui.— Y a-t-il des gars issus de la même promotion que toi sur le Percival ?— Non. Juste Van Allen, qui était dans la division au-dessus.Nous y arrivions, lentement mais sûrement.— Et cela ne vous a pas rendus plus proches que ça ?Je portai le verre à mes lèvres en attendant qu’il réponde. Mais Zora Weet

ne lui en laissa pas le temps. La porte s’ouvrit brusquement et le visage parfaitde la panthère noire apparut dans l’entrebâillement.

Tu ne pouvais pas passer un autre jour, toi !Theodore s’étouffa et faillit recracher une partie du liquide qu’il avait dans la

gorge. Weet esquissa un mouvement de recul avant de se figer, ses yeux noirsrivés sur un Drake au bord de la crise d’apoplexie.

— Je repasserai, lança-t-elle froidement.Tandis que mon compagnon tentait de reprendre son souffle, je me

précipitai vers elle pour l’empêcher de refermer la porte.— Je ne te le conseille pas. Si tu reviens plus tard, il risque de ne plus en

rester…Je lui fis un clin d’œil tout en m’étonnant de ma subite sympathie à son

égard. Elle fixa la bouteille que je tenais dans ma main droite, parut encorehésiter, puis finit par entrer dans la pièce. Theodore respirait à nouveau, maisil était toujours écarlate.

— Drake, le salua-t-elle, hautaine.— Salut Zora, souffla-t-il en se recomposant une assurance.Elle posa ses fesses sur la troisième marche de l’escabeau placé en face de

nous, veillant à garder la tête haute, et croisa ses longues jambes au niveaudes genoux.

— La même chose, lança-t-elle en désignant la bouteille de vodka.Theodore ne réagit pas immédiatement et je lui donnai un coup de coude

pour qu’il se remette en marche.— Euh… D’accord… bégaya-t-il à mon plus grand dam.Il prit la bouteille par le goulot et lui servit une bonne rasade du liquide

transparent dans un des verres que nous avions chipé dans les cuisines. À

croire que nous n’attendions plus qu’elle ce soir.Elle le lui arracha des mains et le vida d’un trait.L’effet du breuvage fut immédiat. Ses pommettes rosirent et un léger

sourire éclaira son visage. Ce fut un choc. Je n’avais eu droit jusque-là qu’àune Zora revêche et renfrognée.

C’était vraiment une très belle femme, encore plus ce soir-là. Celan’échappa pas à Theodore dont les yeux verts brillaient intensément.

— Tu as passé une bonne journée, Weet ?Elle le fusilla du regard.Idiot, elle est avec nous, dans le repaire des alcooliques de ce navire !Drake faisait preuve d’audace. Mais pas d’intelligence… Je tentai de

rattraper sa bourde.— Ces hommes… Plus que de l’avancement, c’est une médaille qu’on

mériterait !Elle émit un petit ricanement et nous entrevîmes une minuscule éclaircie

dans le brouillard épais qui l’entourait. Cela la décida même à parler.— Tu n’imagines pas à quel point… J’ai l’intention de proposer à certains des

miens de changer d’orientation. La couture plutôt que le combat. Au moins, ilsne saperont pas les efforts des autres.

— Heureusement, nous avons aussi les meilleurs !Je fis un sourire à Theodore en m’assurant que Zora nous regardait.— Et ce sont toujours les mêmes qui gravitent autour d’eux… grinça-t-elle

des dents.Mon offensive retomba comme un soufflet.Elle vida son verre et se perdit dans la contemplation de la bouteille posée

près des fesses de Drake.— Encore un ? proposa ce dernier.Il se débrouillait finalement bien mieux que moi.Elle lui tendit son verre et il se leva précipitamment pour le lui remplir.Comme la première fois, elle le but rapidement avant de se laisser aller

contre l’escabeau. Je vis le moment où elle relâcherait complètement lapression et se vautrerait en beauté sur le sol. Je l’espérais, à vrai dire.

— Vous baisez ensemble tous les deux ? demanda-t-elle soudain.— Absolument pas ! m’écriai-je.— Absolument pas ! s’égosilla Drake encore plus fort.Elle termina son verre, en contempla le fond quelques secondes puis elle se

leva, parée à nouveau de son plus beau masque d’arrogance. La harpie ne

s’était pas détendue plus de cinq minutes.— Alors tu t’es rabattue sur elle, Drake ? Tu l’as invitée à une de ses soirées

à thèmes organisées par le mess ?Le ton condescendant qu’elle employa ne me laissa aucun doute quant à ce

qu’elle pensait de ces initiatives. Weet était une peste au goût de luxe, donc.Je la trouvais de plus en plus charmante…

Piqué au vif, Theodore serra les poings.— Je n’ai pas pensé à emporter de caviar ! rétorqua-t-il. Et au risque de

passer pour un crétin, je renouvelle mon invitation, pour la dernière fois. ÀHawaii, un restaurant de fruits de mer. Ou ce qui te plaira... Après, je tefoutrai la paix.

La brune ténébreuse leva un sourcil et baissa la garde un instant.— Des fruits de mer, Drake ? sourit-elle. Tu me prends donc par les

sentiments ?— C’est une grande satisfaction que de te voir l’admettre, répondit-il, plus

confiant.Elle l’observa attentivement.— On verra, finit-elle par dire en hochant la tête, avant de se diriger vers la

sortie.— Bonne nuit, les gars.— Bonne nuit Zor…La porte claqua derrière elle.— … Zora, finit Drake dans un souffle.Je posai la main sur son épaule.— Je suis fière de toi.— Pas de quoi… expira-t-il en se frottant la nuque.— À Hawaii, donc ?Je savais que nous finirions par accoster dans les environs tôt ou tard.— C’est notre habitude. Le commandant attend toujours que nous

terminions les manœuvres en cours avant de nous y envoyer. Tu comprendrasvite pourquoi…

Plutôt logique. Si l’on imaginait le type de permissions dont nous allionstous bénéficier là-bas, il serait plus difficile de mettre du cœur à l’ouvrage.

Hawaii, Van Allen en short de bain, un Mojito sur la plage… Que de bellesassociations, et de belles images en perspective !

— Au lit, Snow ! m’interrompit brusquement Theodore.— Un dernier pour la route ?

Il rit franchement.— Il va falloir que tu lèves le pied, Alexi. L’alcool et les G n’ont jamais fait

bon ménage.Un autre m’en avait déjà parlé avant lui…— Et tu as intérêt à tenir le manche, demain matin !— Pas de problème… Les lendemains de cuite, ça me connaît…Ce ne serait que le deuxième depuis mon arrivée sur le Percival. D’une

longue série, probablement… Nous fûmes de retour à l’entraînement quelques heures plus tard, tandis

que le soleil venait à peine de se lever.— Pas trop fort, Lex… Souviens-toi de ce que je t’ai dit hier… Me guida mon

instructeur avec bienveillance.Je cherchai parmi la tonne d’informations qu’il me délivrait tous les jours

celle qui me semblait correspondre à la situation. En vain. Et puisqu’à chaqueconfiguration correspondait une dizaine de recommandations, je perdis vite lefil de ma réflexion et laissai mon instinct faire le reste.

Ma main se crispa sur la manette des gaz. Drake avait encore réduit ladistance de la zone de décollage. Je m’entraînais depuis quelques heures dansles conditions du réel. J’allais devoir agir en conséquence.

Je m’agrippai au manche, lui fis signe de me catapulter… et je me lançai !Nous nous élevâmes virtuellement dans un ciel parsemé de nuages. Descumulonimbus pour ne rien arranger.

— Continue comme ça… Ne lâche rien… Toujours avec la même amplitude.Je m’appliquai à tenir mes positions.— Vitesse ? m’interrogea Theodore à peine quelques secondes plus tard.— Cent-vingt nœuds.— Donc ?— Je redresse.Je m’exécutai sur-le-champ.— Je réduis les gaz. Je stabilise.— C’est bien…Je perçus le sourire dans sa voix.J’effectuai la manœuvre et m’autorisai à respirer à la fin de l’opération.

J’allais faire un malaise lorsque nous travaillerons sans filet…— Snow, deux minutes de défouloir, tu décroches une dernière fois et tu

finis par un appontage.

— Toujours en free-style, l’appontage ?— Oui, mais ça ne durera pas, ne t’en fais pas !— Chaque chose en son temps… murmurai-je en me crispant à nouveau.Ses entraînements éprouvaient sérieusement mes nerfs, il allait falloir me

trouver d’urgence une échappatoire…La manœuvre de décrochage se déroula sans encombre. J’avais toujours

aimé me mettre la tête à l’envers. Et sans doute parce que je l’avais déjàéprouvée quelques années auparavant, je l’anticipais avec beaucoup moins decraintes. J’allais aborder la dernière phase de notre exercice, de loin la plusdifficile. Je poussai le manche et nous vîmes apparaître le pont du Percival,reconstitué par le programme du simulateur.

— Trop de moteurs, Lex !Je décélérai et nous perdîmes de la vitesse.— Regarde la piste, bordel ! Prends des repères sur le miroir. Si tu n’ouvres

pas mieux les yeux, tu vas planter ton avion dans le pont le mois prochain !Le mois prochain ? Bon sang…Je serrai les dents une dernière fois. Lorsque nous touchâmes le sol,

j’enclenchai immédiatement les freins jusqu’à arrêter complètement l’appareil.L’écran se figea et un long bip annonça la fin de la simulation.

— Pas si mal, Snow ! admit néanmoins Theodore.Je me tournai vers lui pour le remercier quand des applaudissements

s’élevèrent derrière nous. Je distinguai deux silhouettes côte à côte dans lapénombre.

Lorsque la lumière s’alluma, mon cœur bondit dans ma poitrine. Le capitaineVan Allen me fixait, un adorable sourire en coin flottant sur ses lèvres. Ilportait une chemise blanche à manches courtes et ce pantalon bien ajusté surces longues jambes. La tenue d’apparat qui sublimait son corps d’athlète, etqui, accessoirement, me clouait la mâchoire au sol. Celle de ce jour, dans cettepièce du hangar, où nous nous étions formidablement bien envoyés en l’air. Ildevait avoir assisté à un évènement officiel avant de rentrer au bercail.

Une violente bouffée de chaleur m’envahit et je dus rougir furieusement.Je vis seulement à ce moment-là que le commandant l’accompagnait. Ce

dernier m’adressa un signe de tête, et je lui répondis comme l’incombait songrade tout en ne quittant pas des yeux le bel animal qui l’accompagnait.

J’avais sous-estimé la puissance du magnétisme qu’il exerçait sur moi. Il mesemblait encore plus beau que dans mes souvenirs. Hélas, je savais qu’à laseconde où il ouvrirait la bouche, mon admiration se teinterait d’une pointe dehaine et d’agacement. À croire que ces cinq jours loin de lui m’avaient rendue

amnésique.Van Allen se tourna vers Drake qui hocha la tête dans sa direction.— C’est quand tu veux, Ice.— Alors le plus tôt sera le mieux, répondit mon supérieur.Ses mots résonnèrent à double sens dans mon esprit. La vilaine fille était

prête à tout ce qui lui plairait…— Lieutenant Snow, je vous donne rendez-vous à quatorze heures là-haut,

continua Van Allen, en peinant à cacher son excitation. Il est temps de prendrevotre envol.

Vous et moi, dans un chasseur, l’océan à perte de vue.Nous y étions arrivés si vite. Je peinai à croire que j’allais voler à nouveau.Il ramassa le bagage à ses pieds et tenta de discipliner sa belle tignasse –

sans doute ébouriffée par l’air soulevé par l’hélicoptère qui l’avait déposé –avant de suivre son père dans le couloir.

Je sombrai dans un état second, paralysée par l’imminence et l’ampleur del’évènement. Theodore posa la main sur mon épaule pour me sortir de maléthargie.

— La cour des grands, miss météo !— Oui… chuchotai-je, à court de mots.Avec son nouveau lot de sensations fortes. Mon cœur n’avait pas fini de

faire des montagnes russes…

À paraître prochainement : Above All : Résister

Chapitre Un

Les festivités commencèrent dans le quartier des pilotes. Sous le regardcurieux des autres membres de l’escadron postés à l’autre bout de la salle. Ilstenaient à ne rien manquer de nos échanges.

J’avais revêtu une combinaison de vol presque à ma taille, enfilé unpantalon anti G, sanglé mon gilet de sauvetage et ajusté mes armes contremon corps. Avec une aisance déconcertante, comme si j’avais volé la veille.

— Mange, Snow ! me gronda Theodore en me tendant mon casque et unsandwich.

Je repoussai son offre avec virulence et lui arrachai des mains la piècemaîtresse de mon équipement.

— Ce sera pire si tu n’as rien dans le ventre !La coupe était pleine. Je finis par exploser.— Drake, tu avais parlé de la semaine prochaine ! Est-ce que tu imagines

dans quel état je suis à quelques minutes de… de…Je ne parvins même pas à terminer. Drake se rapprocha et posa sa main sur

mon épaule.— Juste un morceau de pain alors. Tu peux être sûre que tu ne le gerberas

pas.Je lui souris faiblement.— Tu sais trouver les mots, toi…— Détends-toi, Lex. Ce n’est pas comme si tu ne l’avais jamais fait.— Jamais dans ces conditions en tout cas. La piste est si courte, putain… Et

il y a ce putain de brin…— Ça fait beaucoup de putains, Snow ! Et ne t’occupe pas du brin pour le

moment !Je pris ma tête dans mes mains et tentai encore de dérouler le programme

du vol. Je crois que cela déclencha à nouveau des nausées. Et s’il n’y avait euque ce trac d’avant mon entrée en scène… Hélas, je savais que je devrais enplus gérer mon angoisse de voler avec Van Allen pour copilote dans le cockpitde l’avion.

Lorsque je pensais avoir touché le fond, un évènement cataclysmique medonnait tort. Cela promettait pour le lendemain. Et le surlendemain…

Je me torturai durant le quart d’heure qui suivit, me transformant au fil desminutes en une énorme boule de nerf.

— Snow, il est l’heure, annonça solennellement Theodore lorsqu’il revint mechercher.

— On croirait que je vais grimper sur l’échafaud…— Quand tu en auras terminé tout à l’heure, tu ne penseras qu’à

recommencer ! Les sensations que tu vas éprouver sont addictives. Et tu lesais ! Souviens-toi de ma comparaison, il y a quelques jours…

Cela me revint immédiatement. Le ciel, le sexe… Et avec Van Allen en guised’instructeur, l’expérience promettait d’être intéressante.

Nous quittâmes le pont principal pour rejoindre le pont d’envol. Theodore ritlorsque je lui demandai s’il préférait voler ou baiser, et répondit ne paspouvoir statuer sur cette question.

Enfin, nous arrivâmes sur les pistes.Drake me désigna le T-45, aligné en face de la catapulte, le nez tourné vers

l’océan qui s’étendait au-delà de la piste.— Ton carrosse, princesse !Le bébé chasseur de la Navy. Je n’allais pas me faire la main sur les Rolls du

navire, ou le gouvernement paierait très cher les pots cassés de monincompétence.

J’étais encore paralysée, impressionnée par la machine que j’allais envoyerincessamment sous peu à neuf-mille pieds au-dessus de l’eau. Bienévidemment, cela n’échappa pas à Drake.

— Il faut vraiment que tu décompresses, miss météo ! Tu vas crever detrouille le jour où tu voleras avec le Hornet !

Je m’apprêtais à lui répondre vertement lorsqu’il se retourna pour accueillirVan Allen qui arrivait derrière nous, dans la même tenue que moi. Je retinsmon souffle durant quelques secondes.

Il paraissait nerveux. Sa main avait effectué deux aller-retour dans satignasse le temps qu’il nous rejoigne.

— Tu fais les dernières vérifications avec elle, Drake, dit-il rapidement enévitant mon regard. J’arrive dans deux minutes.

Cela commençait merveilleusement bien…Theodore me prit par le bras pour m’entraîner énergiquement vers l’avion.— C’est parti, Lex !Egor et un autre pilote nous avaient suivis jusque sur le pont et épiaient

tous nos gestes. Sans doute pour les rapporter aux autres sitôt que nousserions partis.

Mes mains étaient moites et je sentis même des gouttes de sueurdégouliner dans mon dos.

Drake me poussa vers l’échelle. J’eus le sentiment d’être redevenue cettegosse qu’on emmenait de force à l’école. J’agrippai néanmoins les barreaux enacier avec détermination.

Je soufflai un bon coup, regardai une dernière fois la terre – le sol, enl’occurrence – et commençai mon ascension. J’eus quelques secondes de répit,puis la panique m’envahit de plus belle lorsque je pris place devant lescommandes. Theodore me suivit de près et s’arrêta à ma hauteur, les coudesappuyés sur le rebord du cockpit. Il se pencha vers moi et attrapa le casquequi me permettrait de communiquer avec le nid d’aigle.

— Quelqu’un voudrait te parler, dit-il en me le tendant.Quoi encore ?— Ça va, Snow ? Tu ne t’es pas encore évanouie ? entendis-je après m’en

être équipée.Jerry avait rejoint les contrôleurs, dans l’îlot.— Vous faites dans la diplomatie, tous les deux ? grinçai-je des dents.Comme Theodore avant lui, il émit un rire idiot. Il n’y a que moi que ces

pitreries n’amusaient pas.— Tu vas assurer !— Si tu le dis, Rios...J’étais la seule à ne pas croire en mes chances de revenir sur le Percival.

Entière de préférence.— Tu as assez répété ces procédures pour les maîtriser. Maintenant, tu te

détends un peu et tu essaies de prendre ton pied ! continua de me rassurerTheodore.

— Et tu me balances ça maintenant… soupirai-je, à bout de nerfs. Cinqminutes avant de décoller !

— Drake, je vais rejoindre le lieutenant Snow, nous interrompit Van Allenqui devait se trouver au pied de l’appareil.

Theodore haussa les épaules et ignora une première fois l’annonce de sonleader. Nous le vîmes grimper sur l’autre échelle avec souplesse et se hissersur le siège derrière moi.

— Comme sur le simulateur, Lex, reprit Drake en se penchant à nouveauvers moi.

— Teddy Bear, il va falloir songer à dégager !L’injonction était nettement plus agressive. Theodore n’insista pas, mais tint

néanmoins à avoir le dernier mot.— À tout à l’heure, Snow. J’ai confiance en toi, finit-il en me caressant la

joue. Gin et champagne, ce soir !

Il disparut et je l’entendis toucher le sol lorsqu’il bondit des derniersbarreaux. Désormais, j’étais en tête à tête avec Van Allen. Ou quelque choses’en approchant…

Nous terminâmes de nous installer. Je coiffai une bonne fois pour toutesmon casque, équipée du micro et de l’oreillette de la radio.

— Snow, vous êtes avec moi ? entendis-je dans l’intercom.— Je suis là et je suis prête, répondis-je.— Coupez la liaison avec la tour.Je ne compris pas à quoi correspondait cette nouvelle procédure.— Allez ! s’agaça-t-il.Espèce de…Je m’exécutai sans cacher la grimace que m’inspirait son nouvel excès

d’autorité.— On laisse au sol tout ce qui a pu arriver la semaine dernière, enchaîna-t-

il sitôt que nous ne fûmes plus qu’entre nous. Tout. On n’emmène rien là-haut. C’est un principe auquel je ne déroge jamais.

Notre conversation devait effectivement se tenir loin des oreilles de JerryRios et des autres.

Je hochai la tête, trop angoissée par l’imminence de ce qui m’attendait, etd’autant plus surprise pour formuler une réponse cohérente.

Je me souvins du formidable ballet des chasseurs, le jour de mon arrivée. Ils’était tenu à cet endroit même, tandis que je l’avais admiré de la tour decontrôle. Je n’aurais jamais imaginé, à l’époque, être en passe de les imiter.

— Je vous fais confiance, Alexi. Mais vous aussi, vous devez avoir confianceen moi.

Je crus lire en filigrane une tout autre conversation…— Je… Je crois que je vous fais confiance, réussis-je à répondre.— Alors on décolle, Lieutenant, l’entendis-je souffler dans son micro.

Maintenant, passez sur la fréquence de la tour. Je fermai brièvement les yeux, avant de me caler au fond du siège, de

resserrer encore le harnais sur mon buste et mes épaules, puis d’allumer lesréacteurs avec fébrilité.

Tandis que j’accomplissais les premières procédures, je fus surprise deconstater que Van Allen avait réussi à m’insuffler le zeste d’assurance qui memanquait encore pour oser me lancer. Je ne m’attardai pas sur ce nouveaurevirement. Pour l’heure, mon objectif était clair : prouver à tout l’équipage duPercival Lowell, en même temps qu’à moi, que j’étais une gonzesse qui enimposait.

Les minutes s’égrenèrent. Nous en arrivâmes vite au gros du sujet.J’achevai ma check-list d’avant décollage tandis que mon cœur tambourinait

dans ma poitrine. Je relevai enfin la tête et eus un aperçu fugitif des eauxcalmes de l’océan, au loin. Cela ne m’aida pourtant pas à décontracter mamain droite sur le manche. La gauche, elle, ne lâchait pas la manette des gaz.

Je vais décoller depuis le pont de ce putain de Percival ! Je vais me réveiller !— Maintenant ! intervint Van Allen, mettant fin à mes derniers états d’âme,

une bonne fois pour toutes.Je fis signe à l’officier chargé de déclencher la catapulte à l’extérieur. Une

première montée d’adrénaline me foudroya tandis que je donnai du gaz à fond,transformant ma terreur en excitation.

Je fus plaquée dans mon siège au moment où l’appareil fut propulsé vers leciel. La violence inouïe de la poussée me prit au dépourvu. Même l’horriblecentrifugeuse ne préparait pas à pareille accélération. Mon estomac remontajusque dans ma gorge, je tins fermement les commandes pendant lespremières secondes de la montée. Le bleu de l’océan et du ciel avait déjàenvahi tout mon champ visuel.

— En souplesse, Snow. Tirez un peu sur le manche, réduisez les gaz.La voix grave et posée de mon instructeur m’apaisait. Autant que cela fut

possible dans ces conditions.Lorsque nous atteignîmes quatre mille pieds, je rentrai le train

d’atterrissage et fis légèrement tomber notre vitesse. Avant de m’autoriser àrespirer après cette apnée interminable.

— Pas mal pour une première, annonça Van Allen, avec un sourire dans lavoix.

Je savais ce que cela pouvait signifier lorsqu’un supérieur s’adressait à vousen ces termes. Je me sentis rassurée.

— Comment vous sentez-vous ?— Mieux que ce que j’imaginais ! ricanai-je nerveusement.— Tout cela va s’affiner avec la pratique. Et les heures d’entraînement sur

le simulateur. Le travail encore le travail, il n’y a pas de secret. C’est inhérentà n’importe quel domaine, je crois.

À quoi jouait donc encore, Van Allen ?— Pourriez-vous me donner plus de précisions à ce sujet, Capitaine ? J’ai

peur de mal comprendre…Je l’entendis étouffer un rire avant de reprendre le contrôle des opérations. — On poursuit, Snow. Surveillez bien votre vitesse puis à trois mille cinq

cents pieds, on va tenter un décrochage. La minute de détente avait brusquement pris fin.— Oui, Capitaine, ne pus-je m’empêcher de répondre d’une voix moqueuse.— Voyons si vous êtes aussi bravache sur ce coup-là, Snow…Je l’imaginai esquisser un sourire amusé.Le sang battait à mes tempes. J’anticipai la sensation extraordinaire à venir

de ce début de chute libre. — C’est parti ! claironnai-je en poussant sur le manche tandis qu’un

deuxième shoot d’adrénaline me parcourait les veines.Bien entendu, Van Allen ne s’arrêta pas là. Je satisfaisais tous les objectifs

qu’il me fixait au fur et à mesure du vol. Jusqu’à la vrille finale qui clôtura lafin de l’exercice et me laissa plus sonnée que lors de nos montées et descentesenchaînées à des vitesses vertigineuses.

Puis ce fut le moment d’apponter. Mon instructeur me laissa aligner le T-45avec la piste du pont d’envol avant de prendre la main pour effectuer ce quiserait bientôt le point d’orgue de ma reconversion.

J’observai attentivement de quelle manière il déplaçait l’aéronef, tout enprécision et souplesse.

Axe, plan, vitesse. Axe, plan, vitesse…Je tentai d’anticiper ses corrections en fixant les lumières du miroir qui le

guidait sur le pont. Et je me raidis lorsque le nez de l’appareil arriva sur lepont à une vitesse phénoménale

Van Allen accrocha un de ses satanés câbles et nous arrima à la plateforme.Le choc du décollage me parut bien moindre à côté de celui de l’atterrissage…Le harnais me scia les épaules pendant que j’encaissais les conséquences decet affrontement de forces contraires générées au point d’impact. Enfin, leGoshawk s’immobilisa. Je fus réellement de retour sur le pont une dizaine desecondes après l’atterrissage, encore asphyxiée par les sensations provoquéespar ce fantastique tour de manège.

— Snow, vous êtes toujours avec moi ? Van Allen s’exprimait à nouveau.— Plus que jamais, Capitaine, soufflai-je encore ébranlée.Ma tête tournait encore. Je fermai les yeux et songeai à quel point j’avais

assuré. Theodore avait joué un rôle primordial, mais l’ingrédient dont j’avaiseu besoin pour que prenne la sauce m’avait été apporté par le capitaine VanAllen. Celui-là même qui me persécutait depuis mon arrivée.

Inutile de le nier, ces derniers instants avaient été transcendants. Commequelques années auparavant, j’avais adoré voler. Encore plus dans ces

conditions !— Dehors, Snow ! me fit sursauter mon instructeur avant de couper la

transmission.Je refis surface quelques minutes plus tard et inhalai l’air marin à pleins

poumons pour me remettre de mes émotions. Van Allen m’attendait déjà aupied de l’échelle, lunettes de soleil sur le nez, casque sous le bras, un souriretranquille flottant sur ses lèvres ourlées. Une vision réconfortante pour monretour parmi les vivants !

— C’était vraiment pas mal, Alexi. Cependant, ne vous attendez pas à êtreencouragée comme ça tous les jours, ne put-il s’empêcher d’ajouter avecarrogance.

Qu’importe, Van Allen avait une âme ! Je venais d’en avoir la preuve !Je m’apprêtai à lui répondre crânement qu’il n’avait encore rien vu lorsque

je fus surprise par le rapprochement soudain de son visage près de monoreille.

— Je vous avais dit qu’on allait s’amuser vous et moi… murmura-t-il à ladérobée.

Son odeur de cuir et de tabac finit de m’étourdir.— Et encore plus que dans le hangar, Capitaine, répliquai-je avec la même

connivence.— Voilà qui résout donc notre problème, Lieutenant.Il recula brusquement au moment où les techniciens du pont et les

mécaniciens revinrent pour déplacer l’appareil jusqu’à l’ascenseur.— Je vous retrouve en bas pour le débriefing, dit-il sur un ton bien plus

professionnel avant de se retourner, sans un regard, pour rejoindre le sas quimenait aux étages inférieurs.

Je m’éloignai à mon tour en traînant des pieds, en me demandant de quellemanière nos relations allaient finir par évoluer.

Egor Sachs, Sailor Castelvani et le jeune Timothy Peyton, tous trois

membres de l’escadron des dragons, assistèrent à mon retour de mission dansle carré des pilotes. Van Allen n’avait pu se montrer qu’extrêmement froid etconcis. J’eus un aperçu de ce qu’aurait dû être la normale si nous n’avions pas,lui et moi, été harponnés et dépassés par cette attirance terriblementpuissante.

Nous nous séparâmes en ces termes et je fus invitée à me détendre durantle reste de l’après-midi, avant d’être convoquée dans le bureau ducommandant, bien plus tard.

Il était dix-neuf heures et je commençai à peine à me remettre de maperformance. Je pris le chemin du pont quatre, couloir six, pour la deuxièmefois de la semaine, et m’arrêtai cette fois dans le repaire du grand chef.

Je fus surprise par ce que j’y découvris. Les lieux étaient spacieux,l’ambiance feutrée, la décoration chaleureuse. Composée d’étoffes bleu nuit etde bois acajou. Un peu vieillot, certes, mais beaucoup moins austère que lebureau de Junior.

— Commandant, saluai-je solennellement le maître des lieuxconfortablement installé sur une petite banquette.

— Rompez, Snow. Et asseyez-vous.Suzy Derwick se tenait debout, tout près de lui, un dossier entre les mains.

Elle arborait une mine réjouie. Je pris place sur le petit fauteuil en face de latable basse qui nous séparait et attendis sagement qu’il commence à parler.L’euphorie de mon baptême du feu ayant fini par retomber, je m’attendaisdésormais à ce qu’il clarifie ma situation. Professionnelle, bien entendu. En cequi concernait le reste, je ne me faisais guère d’illusions…

— Vous avez tout ce qu’il vous faut, Susan ? s’adressa-t-il à sa secrétaireavec une douceur bien trop suspecte.

Cette dernière acquiesça précipitamment et ne put réfréner le rouge qui luimontait aux joues. Je n’eus pas l’occasion de les observer davantage. Suzy pritle large dès que Van Allen père prit la parole.

— Ce n’était qu’un test, Snow. Mais il s’est avéré concluant. Je vous félicitepour votre sérieux ces derniers jours.

Un deuxième chef qui s’épanchait de la sorte en moins d’une heure. Ce jourserait à marquer d’une pierre blanche ! Je m’enorgueillis pour la millième foisdepuis mon retour sur le navire.

— Je vous remercie, Commandant.— Et en cinq jours ! s’enthousiasma-t-il carrément. Cela augure le meilleur

pour la suite. Je dois dire que vous m’avez impressionné tout à l‘heure.Je ne sus plus où me cacher.— Je… J’avais de solides prérequis, Commandant.— Snow, n’essayez pas de sous-estimer votre performance. Votre supérieur

pense exactement la même chose que moi.Le capitaine s’était montré sous un nouveau jour, et m’avait soutenue

auprès de son père. Les affaires avaient l’air de reprendre.Il marqua une pause avant de poursuivre.— Je vous ai fait venir pour vous entendre à ce sujet. Nous avons tous été

bousculés par l’annonce de ce projet, et avons paré au plus urgent. Seul votre

accord nous suffisait pour vous mettre le pied à l’étrier. Maintenant que lamission est engagée, que vous nous avez prouvé une première fois que vousétiez capable de la poursuivre, j’aimerais savoir ce qui se passe pour vous.

Je cachai mon étonnement et tâchai de lui faire part de mes pensées avechonnêteté.

— Je vous mentirais en affirmant que j’ai été enchantée d’avoir été mise aupied du mur. Je pensais en avoir définitivement terminé avec le pilotage. Jevous ai d’abord maudit jusqu’à la dixième génération. C’est seulement aprèsque j’y ai réfléchi plus sérieusement.

— C’est souvent dans cet ordre que ça se passe, s’amusa-t-il de maprovocation.

— Je considère maintenant le projet comme un défi personnel à relever.L’occasion de finir ce que j’avais commencé, il y a quelques années. Je penseégalement que ça ne peut pas faire de mal à ma carrière, même si ce que vousattendez de moi me semble toujours aussi incroyablement ambitieux.

— Moi, je n’attends rien, lieutenant Snow. Je ne tirerai aucun prestigepersonnel de votre succès. Le Percival non plus, d’ailleurs. Je demeure auservice de mon pays et de mon équipage, pas d’un programme de publicitépour notre institution. Et je continue de penser que cela n’a pas été loyal devous affecter à ce poste sans vous avertir des projets de nos dirigeants. Vousavez été prise à la gorge.

Pas qu’à la gorge d’ailleurs…— Mais les ordres sont les ordres, dit-il avec conviction. Et nous tâcherons

de faire au mieux pour satisfaire Tardust…Je souris en l’entendant prêt à déraper. Il n’alla cependant pas plus loin.Il se leva et, comme son fils quelques jours auparavant, se dirigea vers son

bureau pour s’asseoir nonchalamment sur le rebord. Ses yeux bleu lagon sebraquèrent sur moi et je fus plus intimidée. Sans conteste, les Van Allenassuraient au rayon séduction.

— J’en viens à l’essentiel, Snow. Un verre pour fêter ça ?Celui-là avait même le sens de l’hospitalité ! Je me sentis profondément

gênée et ne sus pas quoi lui répondre.Il ne me laissa pas le temps d’en débattre et appuya sur l’interphone qui lui

permettait de communiquer avec sa secrétaire.— Suzy, vous voulez bien nous rejoindre ?— Avec plaisir, Commandant.La voix de Suzy avait un peu déraillé sur le mot plaisir... Elle entra dans la

pièce moins de cinq secondes plus tard et je crus voir les yeux bleus du

commandant s’illuminer.J’étais donc devenue un prétexte pour qu’il puisse partager avec elle un

verre de champagne sans que cela ne passe pour du harcèlement.Ces Van Allen n’en rataient vraiment pas une… Il était temps de tenir ma mère au courant de cette nouvelle situation. Le

vol d’essai s’étant déroulé avec succès, elle ne se rongerait plus les sangs enimaginant mille et un scénarios catastrophes.

J’optai pour un email, dans lequel j’allais pouvoir lui expliquer point parpoint le projet sans qu’elle ne m’abreuve de sermons sur la sécurité et laprudence. Elle m’en voudrait, sans l’ombre d’un doute. Mais je ne me voyaispas tenter, en vain, de la rassurer pendant une heure et demie. La journéem’avait apporté son lot d’angoisse et de fatigue nerveuse pour un longmoment.

Je me glissai dans notre salle de travail pour utiliser un des ordinateurs.Mes membres engourdis n’aspiraient qu’à se détendre sous l’eau chaude de ladouche qui m’attendait plus bas. Je pensais aussi à ma couchette et aux limbesdu sommeil dans lesquelles j’allais plonger tête la première. J’allais medépêcher d’expédier cette dernière tâche pour filer dans ma cabine !

Les lieux étaient déserts à cette heure tardive.Je rédigeai rapidement un texte et l’envoyai avec une confirmation de

lecture. Les yeux me piquaient, ma tête dodelinait d’avant en arrière commej’attendais que la machine s’éteigne quelques minutes plus tard.

J’étais loin d’imaginer prolonger la soirée.Deux mots suffirent pourtant à me sortir de ce début de léthargie. Et pire

encore, à me fouetter les sens.— Bonsoir, Alexi.Van Allen venait d’entrer. Lui, son magnétisme inouï, et cette assurance

agaçante. Inutile de préciser que je n’eus plus la moindre envie de dormir.La dernière fois que je l’avais vu franchir le seuil de la pièce à cette heure,

j’avais subi un allumage en règle le quart d’heure suivant.— J’ai aperçu de la lumière sous la porte. Compte tenu de vos habitudes, j’ai

pensé que vous pouviez être encore ici, commença-t-il en avançant dequelques pas.

Il tenait dans sa main droite un paquet rectangulaire. Un enrobage depapier kraft autour d’une forme à l’aspect plutôt souple.

— Et vous qui me preniez pour une fumiste…— Tout le monde peut se tromper, non ? rit-il en me tendant le paquet.

Tenez, c’est pour vous. — Qu’est-ce que c’est ?— Votre nouvelle tenue.Je relevai la tête, à la rencontre de l’expression de son visage. Son regard

était fuyant. Sa posture devenait mal assurée.Je m’emparai de l’objet et déchirai l’emballage sans attendre.Il s’agissait d’une combinaison de vol couleur sable, coupée dans un sergé

épais. Je la dépliai pour la tenir à bout de bras. Mon nom avait été cousu surune longue étiquette en tissu apposée sur ma poitrine. Bien sûr, il n’y avaitpas d’écusson témoignant de mon appartenance à l’escadron, mais c’était déjàun bon début.

Je contemplai le vêtement en silence.— Celle-ci doit être parfaitement à votre taille. Miss Météo.Je relevai la tête, étonnée.— Miss Météo ?— À partir de demain, ce sera votre indicatif en vol.En l’officialisant, Van Allen me donnait une toute petite paire d’ailes. Preuve

que j’avais réussi mon initiation.— Merci, Ice, osai-je lui répondre en cherchant son regard.Il n’avait jamais aussi bien porté son surnom qu’à cette seconde précise.J’examinai à nouveau le vêtement pour ne pas me rendre plus ridicule que

je ne l’étais déjà.— Je n’y suis pour rien, s’empressa-t-il de dire. Vous remercierez plutôt

Tardust et l’État-major.— Je n’en ai pas vraiment l’intention…Je croisai enfin son regard sévère. Ses sourcils étaient froncés, ses lèvres

formaient une ligne dure. Je n’aimais pas cet homme. Je voulais celui quim’avait épaulé dans le T-45 en début d’après-midi.

J’eus cependant confirmation que l’armistice avait pris fin à la seconde oùnous avions touché le sol.

Pourquoi Van Allen tenait-il à se comporter de manière aussi ambivalente ?Il y avait eu ce dérapage, certes, mais nous avions convenu de faire des effortspour nous entendre. Cela ne semblait fonctionner que dans un sens.

Frustrée, je me retins de me jeter sur lui pour le gifler, et me contentai deserrer les poings.

— Vous avez quelque chose à ajouter, Snow ? demanda-t-il sur un ton las.— Non, Capitaine, articulai-je à contrecœur.

Il repartit en direction de la porte tandis que je pestai à nouveau.— Passez une bonne nuit, Lieutenant.Après l’humiliation, la colère, puis la bienveillance, Van Allen me sortait à

nouveau la carte de l’indifférence. Je n’allais pas le laisser faire ça. Nousn’étions rien l’un pour l’autre, mais tout me portait à croire que ce qui nousarrivait ne pouvait être refoulé. Je voulais croire en quelque chose. Tout,n’importe quoi. Je n’allais pas supporter qu’il fasse semblant de m’ignorer unefois de plus.

— Attendez !Il se retourna et nos yeux se rencontrèrent. Je captai dans les siens un

éclair de panique, nouvelle nuance dans la palette des émotions qu’ils melivraient au compte-goutte jour après jour.

Sans hésitation, je descendis le zip de la combinaison que je portais et lalaissai glisser autour de mes hanches. Je ne me retrouvai vêtue, en tout etpour tout, que d’un débardeur blanc transparent et d’un soutien-gorge de lamême couleur.

Les yeux arctiques s’assombrirent immédiatement.— À quoi vous jouez, Snow ? Rhabillez-vous !— Il faut que je l’essaye, le narguai-je. Si la taille ne convient pas, vous

pourrez tout de suite la reprendre pour procéder à un échange. Car, aurythme où vont les choses, qui sait quand nous nous reverrons…

Je ne le quittai pas des yeux. Il s’agitait. Sa respiration s’accéléra, ses lèvrestremblèrent.

— Rhabillez-vous, c’est un ordre ! rugit-il, hors de lui.— Vous n’avez plus envie de vous amuser, Capitaine ? continuai-je

calmement tout en m’accroupissant pour me débarrasser de mes rangers.Mon corps entrait en ébullition à mesure que ses résistances faiblissaient.

Son regard devint de braise, mais il hésitait encore.— Ou peut-être que le protocole stipule que vous êtes le seul à décider d’où

et quand nous pouvons nous… Il ne me laissa pas finir. Au moment où je relevai la tête, je le vis fondre sur

moi avant de m’attraper par la taille, puis de me soulever pour me plaquerviolemment contre lui.

— Qu’est-ce que vous cherchez à prouver, Snow ? tonna-t-il en plongeantsans douceur une main dans mes cheveux.

Son souffle chaud caressa mes lèvres entrouvertes.— Qu’est-ce que vous cherchez à cacher, Andreas ? répondis-je sur le même

ton.

Il fut déconcerté de m’entendre l’appeler par son prénom. Ses billes bleuacier me transpercèrent et la sainte-nitouche que j’étais, eut peur d’êtrefinalement allée trop loin.

— Qu’il devient difficile de vous résister ? souffla-t-il pour lui-même.Je frémis, stupéfaite par la sincérité de son aveu.— Il n’y a rien plus rien à sauver, Capitaine. Nous avons déjà transgressé

tous les règlements, repoussé toutes les limites.— Je sais tout ça, putain ! gémit-il en fermant les yeux.Il relâcha sa prise dans mes cheveux puis ouvrit à nouveau les yeux. Son

autre main atteignit ma nuque et, sans me lâcher du regard, il fit glisser sesdoigts le long de ma colonne vertébrale, puis les faufila sous le tissu de mondébardeur pour toucher ma peau nue et frémissante. Il ne fit que m’effleureret je fondis à mesure qu’il approchait de ma chute de rein.

— Et maintenant, Alexi ?Son timbre rauque décupla les effets de sa lente caresse. Ses iris pâles

animés d’un désir sombre me liquéfièrent.— Et maintenant, Andreas ? haletai-je en me serrant contre son corps

vibrant d’excitation.Son torse se soulevait au rythme de sa respiration devenue erratique. Son

pouls sur sa jugulaire palpitait à tout rompre.La main qui agrippait mes cheveux descendit au milieu de mon dos et, dans

un silence religieux, ses prunelles toujours scotchées aux miennes, il dégrafamon soutien-gorge à travers le débardeur que je portais encore. Les bretellestombèrent sur mes épaules en même temps que s’écartèrent les bonnets pourlibérer mes seins.

— Vous êtes sûre de vous, Alexi ? demanda-t-il en s’écartant brusquementpour se tourner vers la porte.

J’enroulai mes bras autour de moi pour me protéger.— Certaine, lançai-je d’une voix enrouée.Il hocha la tête avant de verrouiller la serrure pour empêcher que l’on nous

surprenne.Mon sang bouillonnait déjà dans mes veines lorsqu’il revint vers moi à

grandes enjambées et me prit dans ses bras.Nous reprîmes précisément là où nous nous étions arrêtés. Il raffermit sa

prise sur mes reins et sa main glissa sur ma taille, poursuivit son chemin surmon ventre avant de terminer sa course sur mon sein droit. Il écarta le cotonblanc puis le prit dans sa paume. Ses doigts pétrirent ma chair blanche auxabois. Je fermai les yeux et gémis faiblement, bouleversée par le début de

combustion qui embrasait mon corps. Ses lèvres s’écrasèrent sur mon front. Jetentai de le rapprocher de moi, pour sentir son sexe sur mon ventre. Mais ilrésistait.

Puis, sans que je l’anticipe, il me souleva lestement, pour me poser sansdélicatesse sur la table de travail la plus proche. Je geignis encore. D’unelongue plainte, cette fois. Qui me délivra de toute la frustration des derniersjours. Qui libéra peine et humiliation.

Je vis son regard enflammé avant qu’il ne plonge sur mon cou pour y poserses lèvres avec urgence. Ses gestes avaient quelque chose de désespéré. Il nejouait plus. Et j’adorai ça.

Je ne voulus pas être en reste et glissai une main dans ses cheveux tandisque l’autre courait sur les reliefs de son dos recouvert par le tissu de sacombinaison.

— Encore une fois, Snow… murmura-t-il entre deux baisers.Il était trop tard pour reculer. Lui comme moi le savions. Je hochai la tête,

déjà trop ensorcelée par sa magie pour lui répondre.— La dernière…— Ne dites pas ça, Capitaine… Vous savez qu’on ne tiendra pas…— On verra… souffla-t-il en s’agenouillant devant moi.Andreas Van Allen était à mes pieds tandis que je le contemplai par-dessus

mes cils, assise jambes écartées sur la petite table.Il ôta rapidement mes encombrantes chaussures puis finit de me libérer de

ma combinaison. Avec toujours autant d’application et de ferveur, il attrapaune de mes chevilles pour y déposer un baiser. Puis fit de même sur monmollet, mon genou avant de passer sa langue sur toute la longueur de macuisse.

Il ne dit rien. Ni pour me provoquer ni pour me narguer. L’émotion quijaillissait entre nous était brute, et sans fard pour une fois. Je me délectais duplaisir que me procuraient ces caresses d’un genre différent.

Lorsque sa bouche se posa sur ma culotte, je cambrai mes reins pour aller àsa rencontre. Ses doigts crochetèrent l’élastique sur mes hanches et il fitdescendre le slip blanc jusqu’à mes pieds. Je soulevai à nouveau le bassinlorsque ses lèvres se pressèrent durement sur mes chairs et commencèrent àbouger. C’est à ce moment-là que je sombrai.

Lorsqu’il exerça une pression sur mes genoux pour ouvrir encore mesjambes, je fus frappée par un orgasme fulgurant qui me fit convulser entre sesbras. Il me lécha plus goulument et la vague continua de déferler. Quand ellese retira, me laissant vide et repue, Van Allen venait de se débarrasser d’unepartie de ses vêtements.

J’étais restée allongée, abandonnée aux derniers spasmes de ma petitemort, lorsqu’il réapparut au-dessus de moi, sa combinaison ouverte sur un tee-shirt gris. Nu au-delà de son bas-ventre taillé en un V aux lignes prononcées.Son sexe bandé était paré pour la suite des opérations…

Déterminé, il souleva ma cuisse pour la plaquer sur sa hanche. Son membreen érection entra en contact avec mon intimité. Je hoquetai violemment etm’agrippai à ses poignets tendus par la pression qu’il exerçait en me tenantcontre lui.

Je ne pus m’empêcher de le regarder encore. Les traits anguleux de sonvisage d’ange, ses épaules et son torse musculeux. Lui me couvait d’un regardfiévreux. Il s’attardait sur l’angle des courbes dessinées par mes hanches etmes cuisses.

Puis, me prenant au dépourvu, il se pencha pour s’allonger sur moi enprenant appui sur ses coudes. Je saisis sa chevelure en bataille à pleine main.Son nez effleura mes lèvres avant de caresser la ligne de ma mâchoire pourarriver jusqu’au lobe de mon oreille, qu’il pinça tout en pétrissant mes hanchesavec force.

Je savourai le moment où il me fit encore écarter les cuisses pour mepénétrer avec rudesse. Il fut en moi jusqu’à la garde et bougea avec unevolonté farouche d’en découdre.

Nous haletâmes à l’unisson.Je fus propulsée très loin. Le brasier irradia tout mon être, enfla au rythme

de ses poussées.Les yeux mi-clos, ses lèvres courant frénétiquement sur ma gorge, il ne

faiblit pas. J’allai à sa rencontre avec violence. Nos chairs s’entrechoquèrentdans un bruit humide.

Puis soudain, il me redressa et me remit debout, sans commentaire. Avantde me faire pivoter face à la table pour m’y faire doucement basculer, lapoitrine en avant.

— Tu veux bien ? murmura-t-il, conspirateur.Je hochai la tête en me penchant encore, jusqu’à être appuyée sur mes

mains, bras tendus devant moi. Délicieusement soumise à son caprice.— Tant que tu continues… le priai-je presque.— Snow, tu es… Je suis ?Il ne termina pas sa phrase et s’enfonça en moi. Très profondément, cette

fois. J’étouffai un cri de plaisir dans la chair de mon avant-bras, avant de jetermes épaules et ma tête en arrière. Ses paumes enserrèrent ma taille puis mes

hanches et il donna un rythme plus soutenu à notre étreinte.Nous ne tardâmes pas à atteindre le cœur de l’ouragan. Je chutai au

moment où ses doigts rejoignirent ma fournaise. Il se précipita avec moiquelques secondes plus tard.

— Putain… l’entendis-je jurer tout près de mon oreille.Ses mains se posèrent à côté des miennes et son torse recouvert par son

tee-shirt entra en contact avec mon dos. Ses lèvres frôlèrent ma nuque avantde se nicher dans mes cheveux. Nous n’allions pas récupérer aussi vite que ladernière fois. Pas après ça !

— Tu avais tort, Snow… dit-il à bout de souffle.— À propos de quoi, Capitaine ? peinai-je à murmurer.— Au diable le ciel et le hangar… Ce soir, nous nous sommes encore

beaucoup trop amusés, toi et moi…Ice.J’ignorai que la glace pouvait brûler à ce point. En cela, le capitaine Van

Allen défiait toutes les lois de la physique.

Remerciements

Merci à tous ceux qui ont fait preuve d’une patience infinie à mon égard. Deces dernières années à ces derniers jours ! J’ai conscience que l’aventure n’apas été de tout repos pour vous non plus…

Julia, mon Jerry Maguire perso.Juliette, mon œil de lynx, impitoyable et incorruptible.Grégory - AKA Alinghi Miakono - grâce à qui nous volons, pour son aide

précieuse et indispensable.Sandra, Lolita, les deux Audrey, Camille, Pauline, mes flingueuses en chef,

et toutes celles qui ont joué le jeu lors de mes tours de chauffe.Caroline et Marie, qui m’ont mis le pied à l’étrier et m’ont aidé à devenir un

peu plus sérieuse, un peu moins bordélique. Un peu moins énervée parfois…Tamy, éditrice et négociatrice hors pair, qui nous a fait confiance en nous

aimant au premier regard.Angélique, pour son regard avisé et ses commentaires pertinent au moment

de la relecture.Mes lectrices de la première heure, à l’époque où Ice et Teddy Bear étaient

encore des chevaliers.Mes parents et beaux-parents qui ont cru que j’écrivais une thèse ou un

essai philosophique durant les heures où je n’étais là pour personne. Désolée !Ma sœur, mon garde du corps et du cœur, ma reine jumelle de ce monde

imaginaire et barré où nous régnons depuis toujours.Mon homme, qui pense qu’il y a trop de types torse nu sur la couverture des

livres de romance érotique, et pas assez de... Non, rien.Ma fille, qui a amélioré ma productivité en permettant d’augmenter mon

temps de veille journalière de manière exponentielle.Et enfin, Fatine, qui m’a prêté la boîte de Pandore un jour de novembre, et

à cause de qui nous en sommes tous là aujourd’hui !Après avoir embarqué, réembarqué, peut-être aussi après avoir quitté le

navire, puissions-nous tous continuer à nous amuser. La vie est faite pour ça,non ?

Présentation de l’auteur :

Ba sta Taran ni men rait en affirmant qu'elle écrit depuis sa plus tendre enfance. Elle n'apas été, non plus, un rat de bibliothèque durant sa cruelle adolescence, d'ailleurs... Que faire,donc ? Pas grand chose à ce e époque-là. C'est bien plus tard que son imagina on (jamaisbridée, au grand dam de sa mère certains soirs, toujours à ce e fameuse époque-là !) et queson hyperac vité (en constante augmenta on avec les années, ce e fois au grand dam de soncher et tendre !) la poussent à coucher sur le clavier les singuliers univers, parfois un poildécalés, dans lesquels elle choisit de faire évoluer qui voudra bien s'y inviter.

Et sinon, dans la vie, la vraie, loin des gueules d'amour de ses hommes et des super nanassuant de répar e, Ba sta est maman, le jour (et autre chose qu’elle ne révélera même passous la torture !). Et un peu auteur, la nuit.

Elle est sur le point d’être trentenaire, c’est pourquoi elle n’a pas encore peur de vieillir !Méditerranéenne jusqu'aux bout des orteils, qu'elle a moches et minuscules, elle est aussipassionnée et têtue que ses héroïnes. Ses lecteurs constateront qu’elle n’en demeure pasmoins une fille au cœur tendre...

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{1} Le McDonnell Douglas F/A-18 Hornet est un avion de combat multi-rôle américain, initialement destiné àêtre embarqué à bord de porte-avions de l'US Navy.

{2} Un aéronef est un moyen de transport capable d'évoluer au sein de l'atmosphère terrestre. Il désigne iciun avion.

{3} Vêtement spécial utilisé principalement par les pilotes de chasse destiné à empêcher l'apparition duphénomène appelé voile noir, constaté dès la Première Guerre mondiale au cours des combats aériens. Lespuissances et manœuvrabilités des aéronefs augmentant rapidement, il devint vite indispensable deprotéger les pilotes pour leur permettre d'effectuer des manœuvres aériennes induisant des facteurs decharge très élevés.

{4} Une prévision d'aérodrome ou TAF (de l'anglais Terminal Aerodrome Forecast) est une prévisionmétéorologique émise par les météorologues des pays où se trouvent les aéroports à partir des centresrégionaux de prévision météorologique ou de centres spécialisés pour l'aviation, selon le pays.{5} Le Sikorsky SH-60 Seahawk est un hélicoptère multi missions utilisé par l'US Navy.

{6} Un METAR (officiellement METeorological Aerodrome Report mais parfois définipar METeorological Airport Report) est un rapport d'observation (et non de prévision) météorologique pourl'aviation.

{7} Un chien jaune est un opérateur guidant les avions manœuvrant sur le pont d'un porte-avions. Son nomlui vient du gilet de couleur jaune qu'il porte pour être plus visible pendant les opérations.

{8} Le Grumman EA-6B Prowler est un avion bi-réacteur spécialisé dans la guerre électronique et le contrôledes opérations aériennes.

{9} Le T-45 Goshawk est un avion militaire destiné à l'entraînement des pilotes de la marine américaine,