agulhon - la «statuomanie »et l'histoire

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  • La statuomanie et l'histoireAuthor(s): Maurice AgulhonSource: Ethnologie franaise, nouvelle serie, T. 8, No. 2/3, Pour une anthropologie de l'art(1978), pp. 145-172Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40988487 .Accessed: 24/02/2015 15:23

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  • Maurice Agulhon Universit Panthon - Sorbonne

    La statuomanie et l'histoire

    Dans le grand retour d'intrt qui se manifeste aujourd'hui pour le XIXe sicle, il tait naturel que des historiens tout court, et pas seulement des histo- riens de l 'art, viennent se tourner vers cette ralit caractristique que furent les statues.

    L'tude de cet norme accumulation d 'uvres de- vrait en bonne mthode commencer par la constitu- tion de leur recensement. Y parviendra-t-on jamais ? (voir ci-aprs notre Annexe sur les sources possibles). En attendant, faute d'avoir recens les objets, mais aprs avoir cependant pass beaucoup de temps observer des lieux, lire des livres et fouiller des cartons, nous nous dcidons livrer ici un recense- ment des problmes. Nous le savons tout aussi in- complet et provisoire que notre fichier de monu- ments. Mais l'exprience nous a appris qu'un article de cette nature, marquant une tape - et non pas le but - d'une recherche, pouvait avoir plus d'avanta- ges que d'inconvnients pour le chercheur isol et mme pour la communaut savante*.

    L'histoire de l'Art, ou de l'objet d'art (mais l'ob- jet d'art relve-t-il toujours de l'Art avec majus- cule?) doit videmment faire sa place l'espce nombreuse des statues d'hommes clbres riges sur les places publiques l . Cette espce tant aussi dcrie qu'elle est abondante, nous avons conserv, pour en parler, le terme pjoratif mais dj traditionnel de statuomanie2, mme si le prsent article se pro- pose d'attnuer un peu le mpris par une meilleure comprhension historique.

    Le moment en est venu en effet. Nous montrerons, sans trop de peine, que la statuomanie, en France du moins, est dj un phnomne d'Histoire; elle a eu son commencement, son apoge et son dclin; sans tre morte, elle ne fait sous nos yeux que survivre.

    Comprendre, cependant, c'est replacer d'abord dans un contexte, ou dans- plusieurs contextes, ven- tuellement.

    Nous avons dj suggr, dans un article de cette mme revue3, que la statuomanie appartenait mi- nemment l'histoire du dcor urbain. C'est en effet

    la ville agrandie, largie, are du XIXe sicle qui a multipli les places, les boulevards, les perspectives et les promenades, et qui a appel l'es monuments pour en meubler l'espace. A cet gard, les statues de grands hommes forment une partie (numriquement importante, et peut-tre mme la plus importante) d'une catgorie plus vaste dans laquelle on peut faire entrer avec elles des difices semi-utilitaires (les fon- taines monumentales, souvent dcores en leur centre d'un motif ornemental, emprunt la gomtrie, ou la statuaire mythologique); d'autres difices non utili- taires mais d'intention ducative : monuments reli- gieux (croix de mission, et surtout statues de la Vierge Marie), monuments politiques (statues de la Rpublique) ou historico-politiques (commmorations de batailles, de siges, de rvolutions, monuments aux morts de telle ou telle guerre); voire mme des allgories purement dcoratives, empruntes la my- thologie, ou encore glorifiant la Ville elle-mme.

    Ajoutons, pour en terminer brivement avec la ty- pologie, qui n'est pas ici dans notre propos, ces deux observations. D'une part, il existe des monuments mixtes, c'est--dire qui combinent au moins deux des catgories lmentaires que l'on vient d'esquisser (grand homme associ une allgorie de sa ville natale, ou de la Gloire, ou de la Libert; fontaine monumentale supportant une allgorie politique, etc.). Certains mme, la limite, sont triples : le monument Testelin, de Lille4, inaugur en 1894, pouvait se lire la fois comme un hommage Teste- lin, une statue de la Rpublique et une commmora- tion de la dfense nationale de 1870-71 la frontire Nord! D'autre part, au sein mme de la sous-catgo- rie de la statue individuelle, la liste des bnficiaires a tendu s'tendre et se diversifier : d'abord, la chose est bien connue, en descendant l'chelle so- ciale, depuis les hros nationaux jusqu'aux notables de chefs-lieux de canton, mais aussi en passant des personnages rels aux personnages fictifs : on statu- fiera l'homme ou la femme du peuple anonyme et typique, soit avec une connotation populiste et socia- lisante5, soit avec une connotation rgionaliste6; on arrivera l'homme ou la femme imaginaire, hros clbre d'une uvre littraire7; enfin, la limite, jusqu' l'animal, rel, typique ou lgendaire8.

    Tout cela donc appartient l'histoire du dcor urbain, ou, si l'on veut, l'tude de l'intgration de l'art, didactique ou gratuit, la ville. C'est la raison pour laquelle, soit dit en passant, nous n'voquons ici que pour mmoire les statues du Pre-Lachaise. Si

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    importantes qu'elles soient pour l'histoire de l'Art comme pour celle des mentalits, leur appartenance un lieu funraire spcialis et cart fait d'elles une catgorie encore traditionnelle.

    C'est l'art dans la rue qui nous occupe. Ce contexte urbanistique pourtant - sur lequel nous re- viendrons quelque jour nouveau - n'est pas celui qui a le plus intress les auteurs qui ont voqu spcifiquement la statuomanie. Ils y ont gnralement peru deux autres choses : d'une part la multiplica- tion, la vulgarisation et la dgradation de la sculpture raliste-figurative du XIXe sicle; et d'autre part, conjointement, un aspect des murs politiciennes de la IIIe Rpublique. Illustrons brivement ces deux thmes.

    A propos de l'panouissement de la statuomanie durant l'administration du sous-secrtaire d'Etat aux Beaux-Arts, Dujardin-Baumetz (1906-1913), Mme Jeanne Laurent a les termes les plus svres... Quant ses commandes de sculptures, elles nous ont valu des cimetires de statues qu'on a disper- ss grand peine. (...) Les plus mauvais sculpteurs furent combls de commandes. On encombra les pla- ces et les jardins de statues et de groupes d'autant plus emphatiques de conception qu'ils taient plus mous de facture... Sculpture d'autant plus mdio- cre, explique encore cet auteur, que les matres, b- nficiaires de la commande, se contentaient parfois d'excuter un modle et laissaient leurs lves, et parfois de simples salaris, le soin de le reproduire en pierre ou en marbre9.

    Cette mauvaise sculpture aurait eu souvent, au-del de ses nobles vises officielles (honorer, duquer), des buts rels moins louables. Voici, tir d'un amu- sant pamphlet de*189310, un exemple de ce thme satirique : Parmi les bronzes de pacotille qui peu- plent jusqu ' nos moindres carrefours, et qu 'rigent des comits de politiciens ou des cnacles de brasse- ries, moins pour honorer leurs morts que pour le exploiter, combien en est-il qui sortent un peu de la banalit ? Le statuaire bcle son uvre, car il faut tre prt pour l'inauguration dont la date est impose par des calculs lectoraux ou autres. Les derniers chos des discours officiels ne se sont pas teints dans la rumeur confuse des faits quotidiens que, dj, le public passe indiffrent, sans s'inquiter mme de son nom, devant le nouveau grand homme en paletot de la Belle Jardinire qui, du haut de son pidestal, sert dsormais de point de ralliement aux moineaux dans la verdure d'un square, ou remplit

    l 'office de refuge au centre de quelque place. . . Ainsi passent ces clbrits d'occasion que le bruit intress men autour d'elles tire pour quelques jours seulement de l 'oubli. Mais, qu 'importe ! Les malins ont ramass quelque chose dans l'affaire, - man- dats, palmes ou rubans - et le tour est jou. L 'art n'a rien voir dans tout cela...

    Nous avons bien ici les deux sources, un peu par hasard convergentes, de la mauvaise rputation. Mau- vaise, la sculpture; mauvaises, les murs culturelles; la statuomanie qui procde de l'une et des autres sera donc traite en termes pjoratifs. C'est mme la rai- son pour laquelle le gigantesque coup de balai donn par Vichy et les occupants nazis, malgr la fcheuse rputation des excutants, est gnralement peu re- grett. Un grand nombre des statues envoyes la fonte n'ont pas t reconstruites; certaines n'ont mme plus le socle de pierre vide pour rappeler leur existence.

    L'vnement de 1940 s'est en effet abattu sur le peuple des statues comme un choc sur un organisme affaibli; ce choc n'a pas t surmont parce que la chose frappe tait dj en dcadence; il a seulement acclr les effets de ce dclin.

    Mais d'o venait prcisment ce dclin? Et de quels domaines de notre culture, de nos murs, de notre histoire enfin? Pour tenter de complter l'tude globale de ce phnomne, nous reprendrons d'assez haut quelques centres d'intrt possibles de son tude, en essayant d'analyser de faon plus systmati- que ses rapports avec l'idologie, avec la politique, et enfin, tout de mme, avec l'art.

    Statuomanie et idologie

    Expliquons-nous d'abord d'un mot sur la distinc- tion ici propose entre l'idologique et le politi- que . Nous admettons que sous la premire rubrique s'affrontent des conceptions philosophiques de la so- cit, tandis que sous la deuxime s'opposent des choix plus particuliers l'intrieur d'un contexte commun. En clair, et par exemple : statufier un gn- ral de l'an II plutt qu'un roi, un dput plutt qu'un vque, c'est un aspect des luttes politiques l'int- rieur d'un certain rgime ou systme. Mais statufier quelqu'un plutt que de ne pas statufier du tout, ou encore statufier dans la rue plutt qu' l'intrieur d'un cimetire ou d'une glise, c'est toucher des

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    implications plus hautes, disons : idologiques. C'est bien par celles-ci qu'il convient de commencer11. La banalit de la statuaire politique, patriotique ou cultu- relle nous fait oublier aujourd'hui qu'elle a eu des dbuts rvolutionnaires. Certes, on a toujours vu des sculpteurs excuter la statue ou le buste d'un personnage pour en faire une uvre d'art, expose en un lieu clos et livre un particulier; ou encore complter par un buste ou par une statue une tombe monumentale difie dans une glise ou dans un ci- metire. Mais une statue dresse en place publique, offerte la vue et - en principe - au respect admiratif de tous, tait chose plus grave, et plus rare. La France d'Ancien Rgime a vu attribuer cet hon- neur des saints ou des rois, personnages hors du commun, porteurs d'une grce particulire (les saints) ou d'une. grce d'tat (les souverains, dans les con- ceptions d'alors); mais l'on ne voit pas, ou fort peu, d'hommes ordinaires en leur compagnie. L'ide qu'un homme,' un homme ordinaire, qui ne participe ni de la sacralit religieuse, ni de la sacralit monar- chique, puisse nanmoins tre assez grand pour mri- ter cette espce d'hrosation, est par elle-mme une ide humaniste; de toute vidence elle dcoulera plus aisment d'une morale librale et laque que d'une morale du catholicisme et de la tradition.

    Rsumons notre thse : la statuomanie , ce fut, videmment, la multiplication des statues; or, pour que les statues fussent si nombreuses, il fallait bien que la statuaire publique ait t tendue des tres qui ne soient pas sacrs comme l'taient les saints ou les rois; des tres dont le mrite tait personnel (non hrit) et laque (non canonis); il y a bien l une thique .de l'homme, et l'amorce d'une pdagogie par le grand homme. Bref, l'idologie implicite de la statuomanie, c'est l'humanisme libral, dont plus tard la dmocratie sera l'extension naturelle.

    Ceci n'est pas une simple dduction. A posteriori l'histoire l'illustre et le confirme. Le fait est - nous le montrerons mieux tout l'heure - que la statuo- mar en France a fait un bond en avant chaque fois qu'ne rvolution librale a substitu un rgime la- que, optimiste et pdagogue un rgime de contrainte, de tradition et d'autorit. 1789, 1830, 1870; Rvolution franaise, Monarchie de Juillet, Troisime Rpublique.

    La Rvolution mriterait elle seule toute une tude ce propos12. On sait qu'elle a voulu honorer les grands hommes, concevant cependant pour cela l'institution, en somme encore assez traditionnelle,

    d'une spulture nationale spciale, le Panthon. La proposition d'lever une statue (en place publique) Voltaire a accompagn celle de la panthonisation, comme une sorte de surenchre insolite. Elle n'a d'ailleurs pas abouti. Des propositions de ce genre devaient se multiplier ensuite, sans plus de rsultat. Le caractre dramatique, voire chaotique des prip- ties rvolutionnaires, les luttes intestines qu'illustrent bien les panthonisations suivies de dpantho- nisations de Mirabeau ou de Marat, purent contri- buer empcher qu'un consensus se stabilise et que des monuments aient le temps d'tre conus, financs et btis. Mais l'ide devait faire son chemin sous la Rpublique directoriale et consulaire, puis sous l'Em- pire, au profit notamment des jeunes chefs militaires morts au combat, autour de qui l'unanimit de la nation nouvelle se formait plus aisment qu'autour des leaders politiques. Encore leur ddiait-on des oblisques ou des pyramides plutt que des statues, soit par mode et par conomie, soit par hsitation encore devant l'hrosation visuelle13.

    Cependant, en raison de ces prcdents, la Restau- ration s'est vue contrainte de dfinir - et elle l'a fait de faon trs restrictive - une doctrine contre-rvo- lutionnare de l'hommage public. On peut la rsumer en deux principes : la statue caractre profane doit tre trs exceptionnelle - et l'octroi de cette excep- tion est un privilge du pouvoir d'tat. Les grandes dcisions royales en la matire sont de 1816. Certes, Louis XVIII ordonna que les statues questres des rois abattues, fussent restaures place Royale (Louis XIII, aujourd'hui place des Vosges), place des Victoires (Louis XIV) et place Louis XV (aujourd'hui place de la Concorde); mais pour les royales victimes de la Rvolution il s'en tint la formule tradition- nelle, pieuse et non ostensible, du monument carac- tre funraire enclos dans une glise. Louis XVI, Louis XVII, Marie-Antoinette et Madame Elisabeth devaient tre ainsi honors l'intrieur de la Made- leine, et le duc d'Enghien dans l'glise de Vincen- nes14. Ainsi s'explique que la proposition faite devant la Chambre introuvable d'riger une statue au duc d'Enghien ait t rejete : on n'en voulait pas la mmoire du prince fusill, mais la statue de plein air pour un hros si rcent tait apparemment juge d'une modernit insolite15.

    Une autre ordonnance prvoyait de rassembler d'autres gloires plus anciennes de la monarchie en douze statues qui seraient affectes la dcoration d'un pont sur la Seine, projet d'une conception archi-

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    tecturale dsute et qui - comme on le sait - n'aboutit pas16. Nous en commenterons plus loin la liste.

    Louis XVIII cependant percevait, mme chez ses partisans, la pousse de ce phnomne moderne qu'tait la lutte des propagandes par l'exemple, - et que cette effervescence de zle pouvait aller loin. Il promulgua alors l'ordonnance qui devait tre la rgle de la plus grande partie du sicle en matire d'honneurs publics, et qu'il faut reproduire ici17 : Nous sommes inform que des conseils gnraux, des conseils municipaux, des gardes nationales, des corps militaires, approuvant de leur propre- mouve- ment la conduite de divers fonctionnaires de l'tat, se sont permis de voter des hommages publics, de dlibrer des inscriptions, de dcerner des pes ou armes d'honneur et autres rcompenses, des gn- raux, des maires, des officiers suprieurs de la garde nationale et plusieurs autres de nos sujets.

    Le droit de dcerner des rcompenses publiques est un des droits inhrents notre couronne. Dans la monarchie, toutes les grces doivent maner du Sou- verain; et c'est nous seul qu'il appartient d'appr- cier les services rendus l'tat, et d'assigner des rcompenses ceux que nous jugeons en tre dignes. N'entendant pas toutefois comprimer l'lan de la reconnaissance publique, mais voulant diriger, mesu- rer l'tendue des rcompenses l'importance des services, et donner par notre sanction royale un nou- veau prix aux hommages que, dans de grandes occa- sions seulement, nous permettons de dcerner;

    Sur le rapport de notre ministre secrtaire d'tat au dpartement de l'Intrieur,

    NOUS AVONS ORDONN et ORDONNONS ce qui suit : Art. 1er. l'avenir, aucun don, aucun hom-

    magex%, aucune rcompense ne pourront tre vots, offerts ou dcerns comme tmoignages de la recon- naissance publique, par les conseils gnraux, con- seils municipaux, gardes nationales ou tout autre corps civil ou militaire, sans notre autorisation pra- lable.

    Art. 2. Nos ministres secrtaires d'tat sont char- gs, chacun en ce qui le concerne, de l'excution de la prsente ordonnance.

    Donn en notre chteau des Tuileries, le 10 juillet, l'an de grce 1816 et de notre rgne le vingt-deu- xime.

    LOUIS. Et contresign par LAINE.

    Aprs la Restauration, et contre elle, la premire acclration sensible de la statuomanie devait accom- pagner assez naturellement la Rvolution de 1830, cette relance ardente des principes de 1789, cette reprise allgre des habitudes de la modernit. Nous l'avons dj dit19, ce n'est pas l'poque de Jules Grvy, c'est celle de Louis-Philippe, que des obser- vateurs critiques ont commenc attribuer prcis- ment la statuomanie. La manie des statues se pro- page comme une pidmie , notait Viennet dans son Journal en 184220. Nous verrons tout l'heure les commentaires hostiles de Louis Veuillot, qui sont de la mme poque et qui dnoncent aussi ce qui tait ses yeux une sensible innovation. L'engouement de- vint vite tel que mme le gouvernement du Roi des Franais, favorable en principe la chose, dut veiller lui aussi en conserver le contrle. Par exemple, apprenant que la municipalit de Bar-le-Duc avait promis, de son propre chef, la duchesse de Reggio, veuve du marchal Oudinot, que son mari serait sta- tufi, le marchal Trzel, ministre de la Guerre, crut devoir crire son collgue, ministre de l'Intrieur, pour l'inciter rappeler au maire de Bar les droits de l'tat, en se fondant d'ailleurs explicitement sur l'or- donnance du 10 juillet 1816, non abroge: ... Il n 'appartient pas un conseil municipal de dcider l'rection d'une statue, et il me parait fcheux de laisser primer le droit du Gouvernement cet gard, si on ne veut pas voir de semblables honneurs perdre tous les jours de leur valeur par la profusion avec laquelle ils se multiplient au gr des vanits locales .

    La deuxime Rpublique eut (dans son unique an- ne vraiment rpublicaine, mais fortement trouble, 1848) peu de temps pour btir; puis, dans sa phase conservatrice, aggrave et prolonge par le second Empire, les autorits furent fort circonspectes devant les lans libraux, et le mouvement se poursuivit sans s'acclrer. C'est ce qui explique qu'aprs 1870 - et cette fois la chose est bien connue et partout cite - la IIIe Rpublique ait pu paratre dans l'histoire comme le rgime statuomaniaque par excellence. On en voit bien les raisons. La Rpublique, comme la Monarchie de Juillet commenante, et un peu plus encore, est librale, laque et patriote : elle honore donc la fois les grands hommes de l'ide philoso- phique et rvolutionnaire mais aussi ceux qui furent de bons serviteurs de la France (notamment les mili- taires) quelle que soit leur poque : cela fait dj beaucoup de monde. La Rpublique est, de plus,

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  • La statuomanie et V histoire 149

    dmocratique : pourquoi, l'poque du suffrage uni- versel, n'honorerait-on que les clbrits de grande notorit, et pourquoi pas aussi les braves gens d'ori- gine modeste, mme si leurs mrites furent locaux? Enfin la Rpublique, comme tout rgime idologique- ment libral, mais avec une insistance particulire, est pdagogue : la statue doit tre un hommage, mais un hommage instructif; comme le dit une fois Dujardn- Baumetz, champion incontest des inaugurations, les monuments levs aux hommes qui ont le mieux servi le pays ne sont pas seulement le tmoignage de la reconnaissance publique, ils servent montrer aux gnrations nouvelles, comme un exemple, leur vie et leur uvre21 .

    Pour toutes ces raisons, plus peut-tre les raisons moins avouables que crut pouvoir dceler le publi- ciste sarcastique de 1893 que nous citions tout l'heure, la France devait se couvrir de statues ou au moins de bustes, au point que mme un aussi bon rpublicain que Pierre Larousse23 - un peu puritain et grondeur de temprament, il est vrai - trouva trs tt que l'on allait trop loin: Principales statues inaugures en France depuis 1871 : Un grand nom- bre de statues ont t leves sur notre territoire depuis 1871. Ces hommages rendus nos illustra- tions taient lgitimes au lendemain des dsastres que la France a prouvs. Il est bon, en effet, de mettre sous les yeux d'un peuple malheureux, mais vigou- reux encore, ce qu'ont t ses anctres. Il puise dans ce spectacle une consolation en mme temps que le dsir de se relever en galant ceux qui Vont prcd. Mais il fallait viter les exagrations d'un chauvi- nisme troit, et c'est quoi on n'a pas assez pris garde en clbrant plus d'une mdiocrit qu'on et mieux fait de laisser dans V ombre. On a ainsi justi- fi, jusqu' un certain point, le reproche de statuo- manie adress notre poque. Nous ne donnerons donc ci-dessous que la liste des statues des vrais grands hommes inaugures en France depuis 187124.

    Peine perdue, videmment! Vrais ou douteux, grands ou petits, les hommes clbres. taient ports par l'esprit de toute une poque, on dirait presque de toute une civilisation; tout freinage, ds lors, tait vain.

    Que la statue de place publique ait t, l'origine, une ide nouvelle et une sorte d'audace laque, on peut encore s'en convaincre en considrant qu'elle fut quelquefois la rivale de la statue de cimetire, phno- mne de tradition. Nous avons dj entrevu la chose

    propos des dcisions royales de 1816. Mais voici quelques cas qui sont peut-tre plus significatifs, parce qu'ils sont plus ordinaires : vers 1820, Laval (Mayenne), on songeait clbrer par un monument la mmoire des Vendens tombs au combat de la Croix-Bataille25. Mais o placer le monument? Le prfet voulait le dresser au point le plus lev de la lande, pour qu'il soit vu de loin; mais les royalistes de Laval voulaient le placer sur le lieu mme du champ de bataille o les corps avaient t ensevelis. Le choix tait en somme entre un monument-signal et un monument-tombe. Ce n'est certainement pas par hasard si cette dernire solution avait la faveur des Lavallois, gens de pit et de tradition; par rapport eux il n'est pas invraisemblable d'admettre qu'un prfet venu de Paris tait un esprit moins religieux et plus sensible la modernit:

    De la mme faon et la mme poque, pour hono- rer la mmoire de Georges Cadoudal, les royalistes du Morbihan lui firent difier une tombe -chapelle, et non pas la statue (ou l'oblisque) en sol profane qu'ils eussent pu aussi bien demander, et que leur parti prcisment demandait pour Pichegru; mais pour celui-ci les initiatives venaient de Paris et de Franche -Comt, pays de moindre dvotion que la Bretagne26.

    Ce genre de choix pouvait se retrouver dans un contexte moins pathtique. L'un des premiers exem- ples que nous ayons trouv dans les dossiers de la direction des Beaux- Arts d'hommages publics un notable provincial vraiment obscur est de 1839, et vient de la commune bretonne de Lambezellec27. Jean Michel Alexandre Bout, son maire, venait de mourir aprs trente annes (1808-1838) d'administration con- tinue, et le conseil municipal sollicita l'autorisation d'riger sur sa tombe un monument pour exprimer sa reconnaissance cet honorable citoyen ; l'inscrip- tion prvue sous le buste tait trs moderne de con- tenu ; pas un mot d'allusion la Religion ni mme la Vertu, rien que des mrites civiques et sociaux ( ...il a cr des chemins vicinaux modles... il a introduit l'ordre dans toutes les parties de l'adminis- tration... ); le prfet, plein d'admiration, appuya la demande en la proposant en exemple (comme si - notons-le - la chose n'tait pas encore banale). ... Cet hommage, crit-il au ministre, honore gale- ment le corps qui le dcerne et le citoyen qui en est l'objet. Il ne peut donc manquer d'exciter une noble et utile mulation. L'intrt de ce cas est, nos yeux, son caractre mixte : modernit dans le fait de

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    dcerner un hommage solennis par la sculpture un modeste maire, mais respect du moins de la tradition en ceci : un mort s'honore au cimetire.

    Il semble bien que l'tape ultrieure, celle de la mise du monument sur la voie publique, ait effective- ment t parfois perue comme nouvelle, sinon mme comme impie, si du moins nous interprtons bien cet autre pisode breton : Lamballe (Ctes-du-Nord) en 1867, il s'agit cette fois d'honorer au lendemain de sa mort le Dr Jobert, enfant du pays, devenu Paris un chirurgien clbre28. Le conseil municipal voulut dresser un buste sur une place publique, la famille refusa, exigeant un monument sur la tombe au cime- tire. La situation est claire.

    Mais rien ne montre mieux l'appartenance idolo- gique de la statuomanie que l'analyse radicalement critique qu'en fit un champion fameux de la Contre- Rvolution, Louis Veuillot. Ce grand journaliste eut la rvlation du phnomne au cours d'un voyage effectu en 1847 Strasbourg, o une municipalit d'esprit libral (la bourgeoisie protestante) venait peu d'annes auparavant de statufier coup sur coup le gnral Klber, et l'inventeur de l'imprimerie, Guten- berg. Magnifi par David d'Angers comme l'homme du progrs, Gutenberg levait en face de la cathdrale le papier portant imprim ce verset significatif Et la lumire fut...29 Bref, par Klber et par Gutenberg, par la Rvolution et par la Libre Pense, - nulle part un Veuillot ne pouvait mieux que l se sentir dfi. Il clata30 : ...Ils feront triste figure au milieu de cette tempte [des temps modernes] et de ce naufrage dans le feu, les dieux nouveaux, les grands hommes dont les images sont debout sur nos places publiques. (On note que pour Veuillot l'rection d'une statue est encore considre comme quelque chose de grave : des dieux nouveaux , c'est une hrosation, au sens antique du mot31. Il poursuit en disant qu'on ne vn- rera pas ces statues et qu'elles ne dureront pas : Dieu retournera contre ces fausses divinits le mar- teau protestant et rvolutionnaire qui, deux reprises en trois sicles, a mutil les chefs-d'uvre des ges de foi. J'avoue que, si je suis l, je laisserai faire. Je mourrais, continue-t-il,powr dfendre une Croix, ...mais mourir au profit de la statue d'un grand homme, celle de Klber, ou celle de Poisson , que l'on vient de difier Pithiviers (...), ce serait bte !

    Et, aprs quelques plaisanteries sur Pithiviers, pays rput pour ses pts d'alouette, et qui et mieux fait - ricane Veuillot - de statufier un rtisseur, la

    charge reprend, sur le terrain cette fois le plus gn- ral. Il est florissant, ce culte des grands hommes qui ont enlev un corps de garde, invent une mca- nique, faufil des sophismes, carillonn des rimes; il efface quasi le culte de Dieu et des saints ! Mais pour les perptuer, personne ne voudra mourir : il finira par un coup de foudre ou par un coup de sifflet. . . - Un coup de foudre, plutt... puisqu'il survint en 1940 (mais nous allons y arriver).

    Veuillot, en vrit, voyait la fois juste et faux. Juste dans le principe, car il est bien exact en somme que, dans l'esprit de 1789 et de 1830, le culte des grands hommes tait un lment, avou ou implicite, d^une morale humaniste, concurrente de la morale de Tradition. Faux nanmoins dans le temporel car, la coutume s'tant finalement tablie de statufier les gloires, tout le monde bientt devait trouver com- mode de l'utiliser, y compris les conservateurs ! Pour- quoi auraient-ils laiss aux seuls amis des Lumires et de 89 le monopole de la proclamation monumentale ? Ds les annes 1840, en dpit de Veuillot, on pouvait constater une curieuse vague de statufications d'hom- mes d'glise ou d'Autorit, comme pour rattraper le retard que leur camp avait pris au dpart de la course33. Un exemple nous parat typique : le Roi Ren avait depuis des sicles son mausole dans la cathdrale d'Angers34. La Rvolution l'avait dmoli. Vers 1840 on travaillait encore restaurer l'int- rieur de cette enceinte sacre le mausole du Henri IV de l'Anjou . Or, en 1844, surgit l'ide de lui difier une statue extrieure; et cette ide avait pour principal promoteur le leader lgitimiste du dparte- ment, le comte (Je Quatrebarbes, historien et archo- logue plus encore que politique d'ailleurs; ds 1847 la chose tait accomplie, ayant eu la rare fortune de plaire tous les partis; lgitimiste avec Quatrebarbes, rpublicain avec David d'Angers intress - et pour cause - l'entreprise, et gouvernemental, qui trouva politique de faire Quatrebarbes cette inoffensive concession.

    En fait, c'est le parti royaliste qui cdait, un autre niveau, en se mettant au got du jour : les grands hommes tous les carrefours, c'est impie et c'est ridicule? Sans doute, mais Veuillot avait beau expri- mer ce principe, son parti, en fait, ne pouvait pas le suivre. Au fond, - et ce n'est pas pour nous le moindre intrt de la chose que cette nouvelle mise en contexte - , il en tait de la propagande par l'image publique comme du vote ou du dbat parle- mentaire : ces procdures, elles aussi, furent, l'ori-

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  • La statuomanie et l'histoire 151

    gine, des ides de gauche, vivement combattues comme telles par la droite au nom de principes con- traires. Mais, ces procdures ayant fini par triompher, la droite ne pouvait pas - sous peine de subir un dsastre politique - refuser de les pratiquer. Elle les pratiqua donc, comme on sait, et mme avec assez de constance pour qu'on oublie parfois aujourd'hui que ces institutions sont entres dans nos murs par la Rvolution.

    De la mme faon, actuellement, le peuple des statues que nous pouvons connatre est fort loin d'tre politiquement homogne; ds la fin du XIXe sicle, il comportait des clbrits de tous bords. Mais il reste toujours quelque chose de l'appartenance idologique originelle (ou essentielle) d'une coutume ou d'une institution; il en reste ceci, par exemple, que l'homme de gauche se livre la pdagogie des grands hommes (ou la politique) avec aisance, voire avec allgresse, parce qu'elles sont accordes sa philoso- phie profonde, alors que l'homme de droite s'y livre avec une aisance moindre, avec une sorte de gne, ou de restriction, prcisment parce que sa philosophie profonde s'y reconnat mal. De ce ct-ci on sera donc beaucoup plus dtach, beaucoup plus sensible au ridicule ventuel des rites considrs, et beaucoup plus capable, l'occasion, d'y renoncer. Le stupide XIXe sicle , crivit un jour Lon Daudet, jugement bien significatif!

    C'est ici qu'on ne peut s'empcher de trouver une certaine logique au fait que ce soit prcisment le rgime de Vichy qui ait port un coup trs sensible la statuaire publique du sicle prcdent. Non pas, sans doute, que les idologues de l'tat franais aient retrouv les accents de Louis Veuillot. Ils savaient bien qu'en ordonnant l'envoi des bronzes la fonte ils obissaient une exigence conomique des occu- pants, et ils taient certainement sincres en plaidant que le but de l'opration tait bien d'abord de rcup- rer les mtaux non ferreux dont on manquait. Mais ils n'ont pas cach (Abel Bonnard en tous cas ne l'a pas cach) que l'occasWtait bonne d'obtenir, secondairement, une puration ou une diminution de cette espce qui avait tant' prolifr35. Devant de for- tes rsistances locales (parfois aspects mineurs de la Rsistance tout court, parfois simple expression de l'esprit de clocher)36, le ministre dut souvent prciser sa pense et faire des concessions37. Il faut, crit-il, faire comprendre l'opinion publique le besoin pressant que l 'industrie et l 'agriculture ont du mtal ainsi recouvr. Il faut lui faire comprendre que

    l'enlvement matriel des statues ne correspond nul- lement l'effacement de la gloire qu'elles reprsen- tent. La commande d'une autre statue, celle-l en pierre, doit accompagner sans dlai l'enlvement de la statue de bronze . Il faut d'autre part conserver les statues d'une valeur artistique vraiment mani- feste , ainsi que, pour des raisons politiques, quel- ques monuments symboliques tels que la statue de la Rpublique Paris ou celle de Lyon3S .

    Ceci prcis, Abel Bonnard crivait aussi que les circonstances pnibles o nous nous trouvons, si l'on sait en tirer parti, peuvent donner lieu une juste et salutaire rvision de nos gloires, de faon que, d'ici quelques annes, il n'y ait plus d'intrus ni d'indignes dans ce peuple peu nombreux des statues qui doivent partout proposer de nobles exemples l 'innombrable peuple des hommes .

    Telle est donc la doctrine de cet homme d'extrme droite, mais du XXe sicle : il a accept, intgr l'ide que des honneurs soient rendus aux grands hommes, et qu'il y ait une pdagogie de l'exemple, mais il en a une vue restrictive (peu nombreux - innombrable , l'antithse est marque) et cette ac- ceptation elitiste constitue, par rapport au refus radi- cal de Veuillot, un cho lointain et affaibli, mais un cho tout de mme.

    Abel Bonnard ne pouvait pas tout fait rpter Louis Veuillot parce que, il -faut bien le reconnatre, entre l'poque de Veuillot et la sienne, ces considra- tions philosophiques avaient connu une clipse. La statuomanie tait entre dans les murs, comme on dit. Or, que signifie pour un phnomne entrer dans les murs sinon passer du niveau des condui- tes partisanes celui des conduites communes, et de la catgorie des actes marqus de choix conscient celle des actes quotidiens et coutumiers?

    Pouss par une idologie, puis dsidologis par la victoire mme de cette idologie, tel est le destin du phnomne tudi.

    Il resterait, et ce serait cette fois un programme de sociologue plus que d'historien des -ides ou des idaux, analyser concrtement comment s'est rpan- due cette mode, et quels furent les facteurs d'entra- nement ou d'imitation; ou encore qui furent les au- teurs des initiatives et quels furent leurs mobiles (po- liticiens, municipalits, socits savantes, familles des hros seraient videmment les principales catgo-

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  • 152 Maurice Agulhon

    ries voquer). Immense tude que nous ne pouvons que proposer. Il est clair qu'au-del d'un certain seuil, en cette matire, une majorit se transformera naturellement en unanimit : si tous les crivains du sicle de Louis XIV ont leur statue, pourquoi, pas Mme de Svign ? Si toutes les communes o Jeanne d'Arc est passe lui ont fait un monument, pourquoi pas Vaucouleurs? Si toutes les villes o Pasteur a travaill ont commmor ses succs, pourquoi pas la ntre...39? Les dossiers de la direction des Beaux- Arts contiennent profusion des propos de cet ordre, parfois directs jusqu' la navet. Un exemple : au point de dpart de l'rection d'une statue Claude de Jouffroy, qui le premier exprimenta un navire vapeur, se trouve une srie de lettres40 de sa descen- dante Marthe de Jouffroy qui, par chance, prs d'un sicle de distance, veillait sur l'honneuF familial. Fer- dinand de Lesseps ayant loquemment inaugur Blois une statue de Denis Papin, elle lui crivit pour s'tonner qu'il n'ait mme pas prononc dans son discours le nom de son anctre; puis, le sous-secr- taire d'tat aux Beaux-Arts, Turquet, ayant inaugur un Jean Cousin Sens, et dclar cette occasion que le devoir incombait aux populations de glorifier ceux de leurs enfants qui se sont particulirement illustrs. Il n'y a pas une province, pas une ville, pas un village... le concours de V administration des Beaux-Arts est acquis d'avance... V exemple des grandes vertus tant salutaires... la France (a tant) de grands hommes qui attendent encore une statue ou un buste... , Marthe de Jouffroy saisit encore la plume, pour prendre au mot le ministre... Peu aprs, la dcision tait prise. Il ne restait plus qu' choisir entre Besanon et Baume-les-Dames, c'est--dire entre la ville natale et le lieu de l'exprience fameuse.

    Ceci nous amne prcisment un dernier aspect du phnomne, celui des rivalits locales, explicites ou latentes. O placer un grand homme? Dans la commune (parfois bien modeste) qui l'a vu natre? Ou dans la belle ville qui est le chef-lieu de la circonscription ou de la province natale ? Les dossiers des Archives nationales, l encore, fourniraient foi- son des exemples de ces tiraillements. A la longue, on finit toujours par contenter tout le monde, et on peut dire qu'une clbrit normale, ne dans un vil- lage ou lie lui de quelque faon, a son buste au village et son monument la ville prochaine : Vauban Bazoches et A vallon, Jules Grvy Mont-sous- Vaudrey et Dole, etc. jusqu', tout prs de nous, Georges Pompidou Montboudif et Saint-Flour41.

    Le facteur d'imitation des murs et des beauts urbaines par les petites villes, les bourgs et souvent les villages, est intervenu dans bien des domaines de l'histoire de cette civilisation franaise du sicle der- nier, qui s'panouit et se prolonge sous la IIIe Rpu- blique. La statuomanie n'en est qu'un cas parmi d'au- tres.

    Cette diffusion en tache d'huile d'une coutume, qui se banalise aprs avoir t progressiste et novatrice, a t favorise (mais n'tait-ce pas un peu le mme phnomne ?) par le libralisme dont faisaient preuve en la matire les institutions et les murs rpublicai- nes. Par rapport ce libralisme, qui pouvait ctoyer le laxisme (comme font - invitablement - tous les libralismes vrais), la conception elitiste de l 'ex- trme-droite, arrive par surprise au pouvoir (Vichy) ne pouvait que faire contraste; sa raction, du coup, ramenait au jour quelque chose qui ressemblait aux luttes du XIXe sicle commenant, poque o il con- venait de statufier peu de gens, et bien choisis. Un cycle s'achevait.

    Car, en cette matire, nous l'avons dit, Vichy fut bien plus qu'une parenthse. En effet, le retour de la libert en aot. 1944 est trs loin d'avoir ramen, mme terme, tous les purs de bronze sur leur socle. Les temps, il est vrai, taient durs, et les mtaux non ferreux n'abondaient pas plus en 1945 qu'en 1943. Mais peut-tre bien aussi qu'un certain libralisme gnreusement (navement?) optimiste et pdagogue tait dsormais en crise lui aussi. Les hros progressistes qu'on statufiait vers 1880, un Ledru-Rollin par exemple, pour combien d'hommes taient-ils encore des hros positifs vers 1945? C'est bien aussi un aspect du problme. On peut donc sur ce point conclure que, si la statuomanie a connu la mme courbe d'ascension, panouissement et dclin, qu'un certain systme de valeurs philosophiques, et dans les mmes temps, c'est peut-tre bien qu'elle lui tait apparente.

    Enfin, nous trouverions sans aucun doute des preu- ves nouvelles de cet apparentement si nous envisa- gions de mener ces rflexions l'chelle internatio- nale. Il ne saurait tre question mme de l'esquisser ici, faute de place. Disons seulement que la prcocit et l'ampleur de la pratique consistant riger des statues aux grands hommes, et, aprs eux, aux noto- rits locales, sont prcisment remarquables en An- gleterre et aux tats-Unis d'Amrique, pays classi- ques de la politique lacise, librale et prdicatrice42.

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  • La statuomanie et l'histoire 153

    Statuomanie et politique Restons en France. Le mouvement gnral est donc

    ainsi dessin. Une pratique politique et culturelle ne avec les rvolutions de la libert s'est peu peu gnralise, au fur et mesure que le libralisme s'tendait jusqu' la dmocratie, et que les institu- tions et coutumes qu'il instaurait taient bientt prati- ques par tous, s'incorporant la civilisation du si- cle. Le peuple des statues s'est donc tendu par une double volution : des hros (non rois) tenus pour louables en 89, aux hros de toutes tendances d'une part; des hros de trs grande stature aux notorits moyennes et, finalement, aux obscurs bienfaiteurs d'arrondissement d'autre part. De gauche droite et de haut en bas, en quelque sorte.

    A suivre, maintenant, ce mouvement dans le d- tail, on pourrait retrouver des tapes et des seuils, des inflchissements et des choix, lis aux nombreuses pripties de notre histoire politique, et qui non seule- ment l'illustreraient de quelques anecdotes, mais par- fois la nuanceraient de quelques nouvelles touches. Ce serait une tude immense, si on la voulait com- plte; le reprage des monuments en place dans plu- sieurs milliers de villes, bourgs, parfois mme de villages demanderait des annes un chercheur, ou des mois une forte quipe; et l'indispensable recher- che dans les fonds de la direction des Beaux-Arts comporterait le dpouillement de centaines de. cartons (voir Sources, in fine). Ce sont des expriences par- tielles, encore qu'assez tendues, de l'un et de l'autre qui nous permettent de suggrer ici un bilan provi- soire.

    La Rvolution et l'Empire ont eu - comme on l'a dit plus haut - l'intention de statufier les porteurs des Lumires; et ont excut - comme on sait - un certain nombre de destructions de statues de rois. Le nouveau monarque, Napolon Ier, a t plac, debout, au sommet de la colonne de la place Vendme43. L'empereur mis part, il semble bien qu'on ait sur- tout, en fait, consacr des monuments des militaires (l'unanimit - nous l'avons dit - se fait plus facile- ment autour de celui qui se bat aux frontires qu'au- tour d'un lutteur politique), des militaires morts jeunes (et nous verrons que la mort dramatique ou prmature restera un facteur trs important de l'em- pressement commmoratif); il semble enfin qu'on leur ait dress des memorials non figuratifs en forme

    d'oblisque, comme si la statue proprement dite tait encore un honneur de haute exception ou de ralisa- tion coteuse44.

    Ce sont l, semble-t-il, les traits principaux. Dans certains cas, les oblisques taient aussi des tom- beaux en place publique45.

    Les honneurs rendus aux clbrits d'un pass loin- tain, recommandables par une uvre purement cultu- relle et favorises par une fiert locale du pays natal, ne sont pourtant pas inconnus : il y a par exemple un oblisque pour Olivier de Serres Villeneuve-de- Berg (Ardche)46 et un projet de statue de Malherbe Caen47.

    La prpondrance des militaires est cependant vrai- semblable, car elle est confirme par l'histoire com- pare : le grand chef de guerre est, juste aprs le monarque, ou ventuellement contre lui, le plus dsi- gn pour le rle de hros national. Souvarof Saint- Ptersbourg, le duc d'York et l'amiral Nelson Lon- dres sont dans leur pays les premiers grands statufis qui ne soient pas des rois : la mme gnration appartient videmment George Washington (sur sa colonne de Baltimore) puisqu'il tient la fois des deux catgories, soldat vainqueur et chef d'tat48. Tous ces monuments de premire classe participent d'ailleurs de la mme esthtique : statue en pied sur haute colonne l'antique.

    La Restauration, on le sait, a abattu le Napolon de la place Vendme et restaur Henri IV sur le Pont- Neuf. Ce chass-crois est mme l'un des rares cha- pitres de l'histoire des statues qui soit parvenu au rang de l'histoire tout court et que l'colier risque de connatre. C'est, comme on dit banalement au- jourd'hui, la partie merge de l'iceberg.

    En 1816, Louis XVIII a en outre ordonn les rpa- rations royales que nous avons dj voques, et fait dresser une liste de douze gloires de premire gran- deur dont les statues auraient d orner le pont Louis XVI. Bayard et Duguesclin, Tur.enne et Cond, l'abb Suger et le cardinal de Richelieu, Sully et Colbert, Duguay-Trouin et Tourville, Duquesne et Suffren49 . Oh en remarque les comptes un peu trop gomtriques (8 hommes de guerre dont 4 sur terre et 4 sur mer; 4 hommes d'tat, dont 2 religieux et 2 la- ques); on peut noter aussi, tendance dj signale propos des rgimes prcdents, la prpondrance des guerriers sur les hommes de cabinet (8 contre 4). Cependant une autre prpondrance, celle des servi- teurs des Bourbons1 sur les serviteurs des rois plus

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  • 154 Maurice Agulhon

    anciens (9 contre 3) ouvre des horizons sur la concep- tion qu'on avait alors de l'histoire nationale. C'est bien vers la culture d'une part, et d'autre part vers le pass plus lointain, ou au contraire plus proche, que cette slection trs monarchique tait appele s'lar- gir.

    Mais une fois de plus, nous croyons plus utile de scruter ce qui se passait en province, car c'est l que les gouvernements sont aux prises avec des forces d'opinion, toujours moins aises guider ou con- duire que dans la capitale.

    Un peu partout en France, donc, on a restaur les statues de rois mises mal par la Rvolution. Aux conseillers municipaux de Caen qui, en 1816, deman- daient toujours des crdits pour statufier Malherbe, le prfet rpondait que le rtablissement de Louis XIV tait plus urgent . De cette rponse, dont le sens politique et mme idologique est vident, on peut retenir aussi cette formulation : [certes] . . . cette ide d'lever un monument un homme clbre dans la ville mme o il prit naissance mrite d 'tre prise en considration... On dirait que le prfet rencontrait l une ide singulire, trange ou en tous cas nou- velle; elle tait videmment moins banale qu'au- jourd'hui. Quoi qu'il en soit, Louis XIV sera rin- stall en 1828 et Malherbe attendra jusqu'en 1845; alors - nous anticipons - associ avec Laplace, comme la Littrature avec la Science, sa statue par- rainera les nouvelles Facults.

    Donc l'on restaure les statues de rois, Caen, Montpellier, Rennes, etc. Mais au-del de ce choix naturel de priorit, les rgnes de Louis XVIII et de Charles X n'ont pas t radicalement contre-rvolu- tionnaires. Les pratiques et l'esprit de la civilisation librale (monumentalit comprise) y ont moins t combattues que freines et. ralenties, et la prudence politique a t de rigueur. Le dossier du monument de Joubert Pont-de-Vaux (Ain) a continu pro- gresser sous Decazes, a sommeill sous Villle, s'est rveill sous Martignac, dans un paralllisme remar- quable avec l'histoire politique du temps51.

    Les monuments projets par l' ultra-royalisme en faveur des hros ou des symboles de la Contre-Rvo- lution n'ont pas surgi de terre avec la rapidit qu'on aurait pu supposer. La prudence politique des gouver- nants et des fonctionnaires, qui ont le plus souvent prfr l'apaisement la revanche, a incontestable- ment jou; galement les hsitations, typiques de la droite traditionnaliste, entre les monuments-tombeaux (dans des glises, choix qui avait le mrite de la pit

    mais l'inconvnient de la discrtion) et monuments de places publiques; autre freinage enfin, les rivalits locales que l'on voit alors apparatre : faut-il statufier un homme dans sa commune natale, mme modeste, ou dans un chef -lieu ? Ainsi un projet Pichegru fut-il ballott entre Arbois et Besanon52. Ce genre de con- flit traversera tout le sicle, mais les rgimes ult- rieurs le rsoudront lgamment - nous l'avons dit - en statufiant ou en laissant statufier partout; la Restauration au contraire tait conome de ses sub- ventions.

    Il fut naturellement plus facile d'riger des monu- ments des hros ou symboles de l'ancienne monar- chie, dont le message faisait contrepoids aux glorifi- cations rvolutionnaires sans choquer pour autant la nouvelle sensibilit nationale. Le Roi Ren Aix-en- Pro vence, le chevalier d 'Assas au Vigan (Gard), Tu- renne Sedan, par exemple, peuvent tre considrs comme typiques de la priode53. On est encore - notons-le - dans la sphre des princes et des soldats.

    Enfin, comme ni le libralisme ni les liberts ne sont vraiment comprims, dans les matires du moins qui ne sont pas directement politiques, la pression des bourgeoisies provinciales claires en faveur de la glorification des civils, et notamment des hommes de culture, continue tre perceptible. Si la statue de l'abb Barthlmy Aubagne (Bouches-du-Rhne) bnficie videmment de l'appui du marquis de Bar- thlmy, son neveu, celle du grand mdecin Bichat Bourg-en-Bresse, projete en 1822 par la Socit d'mulation de l'Ain, peut tre considre comme assez typique d'un esprit des Lumires un peu plus avanc que la Restauration ne le pouvait tolrer; ce projet n'est ni rprim, bien sr, ni mme explicite- ment repouss, mais le dossier trane et devra atten- dre les lendemains de Juillet54.

    La Monarchie de Juillet, c'est prcisment, nous l'avons assez dit, la premire grande invasion de la statuaire publique.

    Ce n'est pas que le gouvernement du roi des Fran- ais soit trs militant en ce domaine. Comme les monarques prcdents, il prfre presque toujours la prudence et l'apaisement aux attitudes sectaires. Lorsqu'une colonne de soldats, envoys en Vende en 1832 pour combattre les nouveaux chouans de la duchesse de Berry, trouve sur sa route une statue du chouan Cathelineau, naturellement elle la brise coups de pierres; or le ministre de l'Intrieur blme cet acte et s'empresse d'ordonner que les restes de la

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  • La sauomanie et V histoire 155

    statue soient mis l'abri dans une chapelle de cime- tire55. Lorsque des sculpteurs, auteurs de monu- ments trs royalistes du rgne prcdent, non encore pays en juillet 1830, prsentent timidement leur fac- ture la nouvelle direction des Beaux- Arts, on la leur rgle loyalement56. Mme, aprs quelques annes d'attente, les travaux encore en cours pour restaurer des statues de Louis XIV seront repris et mens bien57. Mais le rgime de Juillet tant fils de 1830, et petit-fils de 1789, sa philosophie tait accorde la tendance du sicle : honorer sans restrictions tous les mrites reconnus pour tels par l'esprit nouveau : sol- dats de la Rvolution et de l'Empire (avec parfois des inscriptions d'un patriotisme quasi rpublicain58), hommes de lettres, de sciences et d'art, enfin bienfai- teurs et philanthropes locaux. Et comme le rgime reste (en ces matires au moins) libral dans sa prati- que gouvernementale, il laissera riger aussi, nous l'avons dit, les statues par lesquelles les catholiques et les conservateurs se mettront manifester mainte- nant leur prsence.

    La seconde Rpublique a eu peu de temps, avons- nous dit, pour agir en l'anne 1848. Quant aux an- nes 49, 50 et 51, sous la prsidence de Louis Napo- lon Bonaparte, elles sont dj rattacher, en ce qui concerne les impulsions ou les inhibitions gouverne- mentales, au climat du second Empire. De la conjon- cture rvolutionnaire de 1848 il faut retenir l'impor- tante dcision de principe prise par le Gouvernement provisoire de statufier le Marchal Ney59. Le Mar- chal ayant t, comme on sait, victime de la Terreur blanche, cet hommage tait un blme direct la monarchie de Louis XVIII, et c'est pourquoi sans doute l'orlanisme s'tait prudemment abstenu de le faire. La statue de Ney ne sera d'ailleurs acheve et inaugure qu'au dbut du second Empire. Pour elle comme pour beaucoup d'autres, la priode 1848-50, priode de dpression conomique et de restrictions de dpenses, a vu s'interrompre les chantiers.

    Au temps de Napolon III (v. 1849-1870). Lors de sa prsidence rpublicaine (1849-51), Louis Napo- lon a beaucoup voyag en province et beaucoup inaugur de btiments et de travaux divers, plus sem- blable en cela aux chefs d'tat de la IIIe Rpublique qu'aux monarques antrieurs. Dans les allocutions personnalises qu'il adresse aux villes qui l'accueil- lent, il fait volontiers allusion aux statues qu'il a

    aperues (comme si ces objets taient encore assez neufs pour tre dignes de remarque), disant aux Nan- tais son motion (habilement) partage entre le tom- beau de Bonchamp et la statue de Cambronne; ou flicitant les Rouennais d'avoir statufi Corneille, ce qui prouve leur attachement l'esprit et point seule- ment aux grands intrts du commerce60...

    Effectivement, sous son rgne, la staruomanie poursuit son dveloppement dans les grandes catgo- ries qui se dessinaient dj sous Louis-Philippe, mili- taires, hautes notorits de la culture en tous domai- nes,, ecclsiastiques et, plus en retrait, hommes politi- ques et notables locaux. Les militaires des guerres rvolutionnaires et impriales sont la catgorie princi- pale : on achve ceux que le rgne de Louis-Philippe n'avait pas eu le temps de finir61, et on en construit bien d'autres62. Cette exaltation de la gloire militaire par les monuments commence frapper les observa- teurs. Audiganne, en abordant l'tude des popula- tions de l'Alsace, note leur puissant sentiment de nationalit et le prouve : L, de nombreux signes extrieurs, des monuments guerriers comme la statue leve au gnral Desaix sur les bords mme du Rhin, entretiennent toujours vivant sous les yeux le souvenir de nos grandes luttes militaires63.

    Une rserve est faire cependant : le rgime de Napolon III est trs attentif ce que l'exaltation des soldats du dbut du sicle ne tourne pas la glorifica- tion de la Rpublique. De l quelques soustractions : la statue rige Hoche par Versailles en 1836 est certes respecte, mais pure de l'inscription qui, exaltant le ciyisme de Hoche, constituait un blme indirect pour le Bonaparte du coup d'tat (bien en- tendu, cette inscription sera rtablie sous la IIIe Rpu- blique64); la statue prvue par Angers pour Baure- paire, le dfenseur de Verdun en 1792, trahi et peut- tre assassin par les royalistes locaux, est laisse de ct, sans doute pour ne pas peiner le parti blanc que Napolon a enrl, et l'achvement devra attendre la IIIe Rpublique65; le tambour d'Arcole, lui aussi, tra- nera66; enfin et surtout Lazare Carnot, gloire natio- nale de premire grandeur pourtant, sera oubli. Son nom signifiait aussi Rpublique, et c'est seulement la IIIe Rpublique qui pourra enfin lui rendre justice67. Il est en revanche une direction intressante dans laquelle la priode napolonienne annonce et prcde, quoique timidement encore, la Rpublique venir, c'est dans la recherche et l'exaltation monumentale du pass national lointain. En 1851, Louis-Napolon Bonaparte est all inaugurer lui-mme Beauvais la

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  • 156 Maurice Agulhon

    Un grand statufi de la IIIe Rpublique : le prsident assassin : Sadi Carnot (1837-1894).

    statue de Jeanne Hachette68 et, quinze ans aprs, comme empereur, il fait statufier Vercinttorix sur le site prsum d'Alsia69.

    On ne saurait oublier de mentionner cependant que, dans la plus grande partie des dpartements, le rgne de Napolon III a t celui d'une revanche du parti catholique, qui s'est traduite par un vritable triomphalisme monumental. C'est la grande poque des statues de la Vierge Marie, omniprsentes et parfois gigantesques70. Ainsi, une certaine rticence (antirpublicaine et antiphilosophique71) puiser dans le lot pass des destinataires d'honneurs possibles, l'ampleur du zle et des moyens consacrs aux cl- brations religieuses, font que la statuomanie, entre l50 et 1870, s'est plutt dveloppe- sur la vitesse acquise que sur des impulsions nouvelles et fortes. Rien de comparable, en fait d'acclration, 1870 ni mme 1830.

    La haute poque de la IIIe Rpublique - 1870- 1914. Voici au contraire l'poque du grand dferle- ment, et nous en avons dj dit les raisons les plus gnrales (idologiques) : le mouvement libral, la- que, national de 1789 et de 1830 se poursuit, et il a maintenant conscience d'un triomphe dfinitif; la d- mocratisation des honneurs s'tend sans rserve jusqu'aux plus humbles notables; la pdagogie de l'exemple est la grande ide du rgime; la mode et l'imitation font le reste. Ajoutons que la Rpublique, en tant que telle - et ceci est plus directement politique - est la seule pouvoir clbrer les hom- mes de la Ire Rpublique dont T audace effarouchait sous Louis-Philippe et (a fortiori) sous Napolon III : les hommes de la IIe Rpublique puis de la Dfense nationale; ses propres hommes morts de faon prma- ture ou dramatique (Gambetta, Sadi Carnot) , en- fin, au nom d'un patriotisme intimement li la Rpublique, en attendant de venir ctoyer le nationa- lisme, les hros d'un pass de plus en plus lointain, Jeanne d'Arc73, Vercingtorix .

    Cela fait beaucoup de catgories nouvelles. Tout cela - rptons-le - trs politique. Il faut

    ici se souvenir qu'un des modes usuels de finance- ment des statues consistait en souscriptions publi- ques, auxquelles taient invits les particuliers et les conseils municipaux. Ces derniers taient donc sou- mis des sollicitations rptes (de l'ordre de plu- sieurs par an vers 1890), et ils avaient constamment dire s'ils versaient dix francs telle statue rige l'autre bout de la France, parce que c'tait une

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  • La statuomanie et l'histoire 157

    grande uvre nationale , ou s'ils refusaient, parce que Ttroitesse de leurs ressources ne le leur permet- tait pas. A comparer la liste des rponses positives et celle des refus polis mais nets, on peut mme se faire une ide assez prcise de la nuance de l'opinion d'un conseil municipal de la IIIe Rpublique. La place nous manque pour en donner ici des exemples, on voudra bien, par exception, nous croire sur parole.

    Quelquefois aussi le zle politique tait entrav par sa profusion mme. Par exemple le conseil municipal de Vichy, alors trs gauche, sollicit en une mme session pour trois monuments Sadi Carnot, ceux de Lyon, de Dijon et de Nolay (Cte-d'Or), faillit bien ne verser aucun, faute de pouvoir verser tous ! Pourtant il ne put s'y rsoudre : comment ne pas souscrire pour honorer le prsident de la Rpublique, et qui, de plus, venait si souvent faire sa cure Vichy! On se rsolut donc choisir, et l'on versa pour Lyon, qui, tant le lieu de l'assassinat, devait avoir le monument prioritaire75.

    C'est prcisment parce que la IIIe Rpublique a statufi tour de bras que la statuomanie lui est souvent spcifiquement associe dans l'historiogra- phie existante. Nous retiendrons bien cette ide, mais

    Deux notables parmi cent autres sous la III' Rpublique. Hommage accentu de la ville natale un homme d 'Etat mort prmaturment. Nol Ballay, exemple typique de notorit trs localise:

    Burdeau, homme politique rpublicain (Lyon 1851 - Paris 1894 : il tait alors prsident de la Chambre des dputs).

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  • 158 Maurice Agulhon

    Le sort des anciennes, gloires: le non-remplacement. Ledru- Rollin, place Lon Blum, 75011 Paris. Photo A. Guey. Cl. Atp.

    en la prcisant ainsi pour notre part : on atteint, vers la fin du XIXe sicle et le dbut du XXe sicle, une sorte d'apoge, un moment culminant, parce que la pratique des glorifications monumentales est encore assez vivace pour exciter des passions, tandis que pourtant elle est dj assez tendue et vulgarise pour susciter la drision. Il faut en prendre son parti, ces deux thmes, quoique contradictoires, ont bel et bien coexist. Des querelles autour de statues? Ne parlons mme pas d'un Napolon III abattu en 187076, ou du sens politique complexe que pouvait avoir la statue d'un Ledru-Rollin vers 1880 . Mais il faut songer qu'en 1908 il y aura encore des passions antagonistes autour d'un projet de statufier Robespierre78 ou, vers la mme poque, Aix-en-Pro vence, d'riger un buste Emile Zola79. Dans un premier cas il s'agit de savoir si la Rpublique doit rejeter Robespierre, comme ennemi de la libert, ou l'assumer comme anticipateur de. socialisme. Dans le second, toute l'af- faire Dreyfus est implique. Mais il est significatif que des monuments, chose gratuite et purement sym- bolique, aient t encore en ces temps un terrain possible pour ces conflits, qui en avaient bien d'au- tres o se dployer.

    Mais, ct de cela, surgissent les railleries autour des statues, des vanits qui les accompagnent, et du folklore de leurs inaugurations80. C'est Alphonse Daudet qui attribue son Numa Roumestan, politi- cien rnridional typique, l'ide de faire dresser par avance le socle de sa future statue; c'est Jules Ro- mains qui dans Les Copains dresse l'inoubliable pi- sode du Vercingtorix d'Issoire. Et c'est l'poque, enfin, du canular Hgsippe Simon81... On pourrait sans doute en tendre largement l'anthologie. Mme un rpublicain chimiquement pur comme Edouard Herriot trouvera trs vite le ton amus qui convient pour parler des foules de pierre que la Rpublique associe ses fastes82.

    De 1918 1940. La ralit mme de la guerre a amen naturellement une nouvelle fourne de person- nages honorer. Mais le drame trop cruel que la guerre a t, et les crises qu'elle a suscites, ont provoqu une certaine baisse des ferveurs politiques de la haute poque: Le premier fait jouait en faveur de la statuomanie8-3, le second en sens contraire. En fait, il faudrait des statistiques sur recensement com- plet pour voir ce qui. a le plus compt. On doit pouvoir supposer cependant qu'en cette matire la continuit a t le facteur principal.

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  • La statuomanie et l'histoire 159

    Le sort des anciennes gloires : remplacement en style contemporain. Grard de Nerval , square Saint-Jacques 75004 Paris. Architecte contemporain anonyme. Photo A. Guey. CK Atp.

    Pour savoir plus prcisment ce qui remporte, de la continuit des vnrations ou du progrs du dsen- chantement, il faudrait faire les distinctions ncessai- res : on peut penser a priori que Paris, les intellec- tuels et r extrme-droite sont plutt en avance dans la drision, tandis que la province, les gens simples, et la gauche sont plutt attachs aux cultes. De fait, par exemple, jusqu'au cur de notre sicle, le buste d'Agricol Perdiguier dans le jardin public d'Avignon fut priodiquement visit par des socits de compa- gnonnage; la statue d'Armand Barbes Carcassonne fut le point de ralliement usuel des manifestations dmocratiques jusqu'au temps du Front populaire et de l'occupation84. Dans l'ensemble, on doit pouvoir dire qu'entre dans les murs, institutionnalise en quelque sorte, la statuomanie continuait sur l'lan acquis. Le fait le plus intressant de son histoire, pour cette priode, est sans doute d'ordre esthtique : c'est la crise qui atteint, aprs Rodin (retenons, pour aller vite, ce nom comme un symbole commode), la conception XIXe sicle de la statue raliste con- ventionnelle. Nous en parlerons tout l'heure.

    Aprs 1940. Le grand vnement est, bien sr, sous l'occupation, l'enlvement des personnages de bronze pour la rcupration des mtaux rares, et, par la mme occasion, pour liminer de notre immense Panthon des carrefours les intrus et les indignes . Nous avons dj comment le sens idologique de la chose. Resterait entrer dans le dtail pour pou- voir en crire l'histoire : combien de statues ou de bustes furent recenss et dsigns pour l'enlvement? Par quelle procdure et sous quelles influences? Combien furent rellement enleves? Avec quelles rsistances85? Enfin - et ceci nous fait passer de l'histoire de la priode de Vichy celle de notre aprs-guerre - combien furent restaures, combien ne le furent pas, et pourquoi?

    Tous ces points de faits tablis, par enqutes sur le terrain et par archives, les interprtations pourraient tre alors donnes et nourrir quelques rflexions d'histoire et de politique. Pour nous en tenir un exemple, le Dr Baudin, tu au faubourg Saint- An- toine le 3 dcembre 1851 ( Vous allez voir comment on meurt pour 25 francspar jour ) avait t, norma-

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  • 160 Maurice Agulhou

    Hros rcents. Exemple de statue figurative classique. Danielle Casanova Romainville. Photo M. Agulhon.

    lement, statufi deux fois, Paris sur le lieu de sa mort, et Nantua, sa ville natale, dont il tait l'lu. La disparition du premier monument a t rendue dfinitive, le socle mme tant enlev; le second, au contraire, a t rtabli, avec confection d'une nou- velle statue de pierre86. Pourquoi ces destines, radi- calement opposes ? Est-ce parce que Paris a trop de gloires, et la province trop peu, quoi elle tient d'autant plus fort? Ou parce que Paris avait cess d'tre rpublicain alors que le dpartement de l'Ain l'tait toujours? Facteur politique, ou facteur socio- culturel? La recherche seule, raisonnant sur des exemples en nombre, pourra trancher la question.

    Enfin il faudra voir le sort que notre poque a rserv la dernire fourne spcifique des personna- ges dignes d'honneurs, les. combattants de la Deuxime Guerre mondiale et de la Rsistance. Notre premire et provisoire impression sur le problme est qu'il existe pour eux bien peu de statues et de bustes, infiniment moins qu'on n'en fit aux lendemains de 1870-71 ou de 1914-18. Nous dirons tout l'heure que l crise dsormais vidente de la statuaire figura- tive est pour beaucoup dans cette situation.

    Mais il faudra tout de mme valuer la part subsis- tante des facteurs idologiques, voire politiques. Il semble - jusqu' plus ample inform, rptons-le - que le communisme a tenu une place importante (la plus grande peut-tre ?) dans cette plus rcente tape de la statuomanie87. C'est une municipalit commu- niste, celle de Saint-Denis, qui a finalement statufi Robespierre, dans les annes 3088. Au cur de Ro- mainville, toujours en banlieue rouge , en voyant quelques mtres de distance une statue de Danielle Casanova et un buste dress pour honorer un maire rcent89, on a l'impression que les coutumes ancien- nes se prolongent. En province, dans telle commune rouge de l'Hrault, on peut voir un chef de maquis statufi en pied, sur socle inscription, avec un ralisme accentu jusqu'au bouton de gutre90. Les uns en conclueront que l 'extrme-gauche, par son invitable populisme culturel, est particulirement passiste dans ses gots, d'autres, prenant la chose en bonne part, diront qu'elle est la meilleure -hritire des bons sentiments des Rpubliques d'autrefois91.

    L'histoire acheve tranchera. Mais elle ne pourra manquer d'aboutir trier, d'une faon ou d'une au- tre, entre les influences de facteurs htrognes. Il nous reste prcisment parler son tour du dernier (ou du premier) d'entre eux, l'esthtique, que nous avons jusqu'ici rencontre seulement par allusions.

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  • La statuomanie et l'histoire 161

    Statuomanie et histoire de l'art

    La statuaire monumentale appartient l'histoire de l'Art, il est bien temps de le rappeler. Et nous ne voulons certes pas ici nous substituer aux spcialistes patents de cette discipline, qui sont de plus en plus nombreux d'ailleurs aujourd'hui se retourner vers le XIXe sicle et singulirement vers la sculpture - foisonnante - qu'il nous a lgue92.

    Quelques simples propos seulement. Le statufi du XIXe sicle, qu'il soit de marbre, de pierre, de bronze ou de fonte bronze, prsente tout de mme quelques caracttes permanents et quasiment com- muns (quasiment, car il y a - comme toute rgle - des exceptions). Il est exhauss sur un socle. Ce socle est de pierre travaille (forme gomtrique, faces bien aplanies, encadres par un soubassement et un chapiteau l'antique, etc.9*). Ce socle est d'autre part destin expliquer le sens du monument, soit par des inscriptions, parfois fort circonstancies et ten- dues aux quatre faces, soit par des bas-reliefs apposs sur ces faces94, soit par l'addition de ces deux proc- ds. Le personnage lui-mme est le plus souvent debout95, le plus souvent ressemblant, et vtu comme on l'tait en son temps, caractris encore par les attributs de son mtier ou de sa notorit (sabre, rouleau de parchemin, globe), bref, raliste. Enfin, - ici il ne s'agit plus de distinguer rgle et excep- tion, mais bien trois options toutes trois bien repr- sentes - , il peut tre seul96, ou bien cohabiter avec une allgorie fminine (de la Ville, de la Patrie, de la Renomme97, etc.), ou encore avec des personnages secondaires (combattants, peuple reconnaissant98, etc.) Souvent, l'allgorie ou les personnages secon- daires se tiennent sur un socle infrieur celui qui supporte l'homme honor. Lorsqu'il s'agit d'un buste, le monument est videmment plus modeste, mais . les caractres gnraux que nous venons de dire : support de pierre bien travaill et bien didacti- que, ralisme figuratif, prsence possible (et en fait assez frquente) de l'allgorie fminine, se retrouvent aussi.

    Il y a donc bien un type, un modle, une allure gnrale de la statue du XIXe sicle. Ce modle es- thtique s'est constitu avec un lger retard sur l'ir- ruption idologique du culte du grand homme; il faut le rpter ici : l'poque directoriale, consulaire et impriale, on prfrait la stle, la pyramide ou l'ob- lisque, sur laquelle le personnage n'tait identifi que

    par l'inscription et, la rigueur, par l'apposition d'un portrait de profil en mdaillon. Or ce systme, dont la sobrit nous sduit aujourd'hui, a t abandonn comme insuffisant ou indigne lorsque, autour de 1830, et pour des raisons qui nous chappent, la sculpture raliste a connu son grand essor de popula- rit99. Au milieu du sicle, elle a triomph, si bien qu'on se met remplacer ou redoubler les vieux monuments. C'est ce qui explique le fait curieux, que nous avons dj rvl ailleurs, qu'il existe deux Marceau Chartres, deux Desaix Clermont-Fer- rand, deux Olivier de Serres Villeneuve-de-Berg; dans chacun de ces redoublements, le monument oblisque est du Consulat, et le monument statue des annes 40 ou 50100.

    Ce modle s'est constitu, il s'est rpandu, et enfin il s'est dfait. Nous allons y venir.

    Il convient auparavant de caractriser par un der- nier trait la forte prsence de ce modle : il y avait - pourrait-on dire - une Unit de L'Objet 1900m ; en d'autres termes, l'esthtique de la place publique tait familire parce qu'elle tait semblable celle de l'objet d'intrieur (ou rciproquement). Il y avait une esthtique commune de l'objet dcoratif ou (et) pro- clamatoire, en dpit des dimensions diffrentes que celui-ci pouvait avoir en fonction de sa destination. Justifions rapidement ceci en faisant un dtour par les catgories voisines. Les allgories mythologiques classiques ou noclassiques du type des Trois Grces ou de la Diane chasseresse pouvaient se trouver aussi bien au sommet de la fontaine centrale d'une place de grande ville que juches sur une pendule de chemine de salon; ici avec vin,gt centimtres de haufeur, l avec deux mtres ou plus, mais la forme tait sembla- ble. Cela est bien connu, et chacun a pu ou pourra le noter autour de lui. Mais voici qui l'est moins, quoi- que bien avr : l'image de la Libert, Rpublique ou Marianne a connu l'poque militante puis triom- phante du rgime rpublicain, sous un nombre res- treint de types, une varit considrable de dimen- sions possibles, depuis les grandes effigies des places publiques jusqu'aux bustes d'intrieur, de cinquante centimtres de haut environ, pour salles de mairies ou de cercles, et mme jusqu' des bustes plus petits encore, pour la ferveur, trs relle, des particuliers102. Enfin, troisime exemple qui nous ramne notre propos, l'effigie des grands hommes eux-mmes a connu des excutions relevant d'une esthtique com- mune en dpit d'un trs large chelonnement des tailles; l'exemple le plus frappant est celui du pisi-

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  • 162 Maurice Agulhon

    Hros ancien re-clbr par une statue : le gnral Desaix Clermont-Ferrand par Nanteuil, d'aprs une carte postale an- cienne.

    Hros clbr par un oblisque : le gnral Desaix Clermont- Ferrand.

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  • La statuomanie et l'histoire 163

    dent Sadi Carnot, dont l'assassinat en 1894 a provo- qu une intense motion et dclench ce qui fut peut- tre dans le sicle le plus grand dferlement de sta- tuaire appliqu un personnage. Il a exist des Sadi Carnot plus grands que nature, pice centrale d'nor- mes monuments comme celui qui orne, par exemple, une trs vaste place de Dijon. Il a exist des Carnot de quelques centimtres, juste capables d'orner un coin de bureau ou un rayon d'tagre dans le cabinet d'un bon citoyen103. Et, entre ces deux extrmes, toute la gamme des Carnot moyens pour squares de petites villes104. A tous, la mme tte grave, aux cheveux plats, la barbe lisse et carre, mergeant du plastron et du frac prsidentiel.

    Cette uniformit obsdante, et d'autant plus tenace, correspondait, ou avait l'origine correspondu, des ferveurs relles. Lorsque la Rpublique tait belle sous l'Empire , les rpublicains taient d'autant plus attachs leurs statuettes d'appartement qu'ils n'avaient pas encore la possibilit d'en riger de grandes sur les places. Gaston Doumergue, qui inau- gurera beaucoup de monuments politiques publics, comme ministre radical dans les annes 1900, avait pass son enfance sous Napolon III dans une maison familiale qu'ornaient des effigies de Brutus et de Mirabeau. Quoi qu'il en soit, cependant, de la force que l'idologie ajoute un consensus esthti- que, par l'intermdiaire de l'ducation... et de l'ac- coutumance, le fait demeure que toute une poque a vcu , entoure de cet art (ou - si l'on prfre - obsde de cet art)106.

    Mais l'Art a sa propre histoire; c'est dans le pur domaine de l'esthtique, semble-t-il, que se prpara la contestation la plus violente de la statuomanie officielle, la clbre statue de Balzac par Rodin. On mesure d'ailleurs la force du systme l'intensit des rsistances qui furent opposes cette uvre rvolu- tionnaire. Le fait est si connu que nous jugeons inu- tile de les voquer davantage . Nous prfrons in- sister plus prcisment sur les traits qui opposent le Balzac de Rodin la statue XIXe : point d'allgo- rie fminine (encore ceci n'est-il pas dcisif car son emploi n'tait pas universel), et, surtout, point de socle travaill - rpertoire de motifs architecturaux acadmiques, point de socle bavard, longues in- scriptions, - point de costume d'poque. Le figuratif est limit au visage, le corps s'enfouit peu peu dans une masse peine mouvante, o l'on peut voir volont les plis de la robe de chambre du travailleur nocturne ou le progressif dgagement de la matire

    brute l'esprit. Quoi qu'il en soit des interprtations de l'uvre en termes positifs, il reste que, par ses ngations, elle tait un coup d'clat dcisif. Aprs Rodin, toute statue classique aura un air de survi- vance.

    Il y en aura d'ailleurs beaucoup, de ces survivan- ces ! La troisime Rpublique durera jusqu'en 1940, prolongeant jusqu' cette date, non sans quelque d- cadence ou perte de souffle, son inspiration librale et sa pdagogie de l'exemple; prolongeant aussi les structures politiques et sociales (notables la fois militants et bienfaiteurs, esprit de clocher, etc.) qui poussaient statufier. Malgr la concurrence des mo- numents aux morts de la guerre de 1914-1918, il se fait encore de 1918 1940 beaucoup de monuments d'hommes clbres (autant en proportion? plus? moins? que de 1870 1914, ce serait calculer). Mais il est bien certain que la relative uniformit esthtique panouie autour de 1900 est "rompue, et qu'elle est remplace par une confuse profusion de modles, les uns prolongeant la tradition du XIXe si- cle, les autres s 'inspirant de plus ou moins prs d'un modernisme la Rodin108, et la majorit subissant des degrs divers les deux influences109.

    Il nous semble qu'on peut surtout retenir ceci : l'allgorie fminine abstraite (Rpublique, Victoire, Renomme...) est en droute. L'attirail acadmique des socles, colonnes, chapiteaux, est aussi trs me- nac. On prfre dsormais la matire sauvage, la pierre peine dgrossie; mme quand on garde la statue raliste, on n'hsite pas la jucher sur un pidestal brut, comme le rocher du clbre Clemen- ceau des Champs-Elyses. Mme quand on tient aux longues inscriptions (il le faut bien, pour prsenter au public les notorits mineures), on les grave plutt sur des pans de mur ou toute autre surface librement dispose. Reste enfin, dernier lment contest du systme ancien, le costume d'poque, le paletot de la Belle Jardinire , comme disait un pamphltaire dj cit. La solution XXe sicle, pour chapper cette critique, consiste souvent reprsenter le per- sonnage honor par un simple visage en mdaillon, ce qui supprime tout simplement l'pineux problme des habits, et qui constitue aussi, notons-le en pas- sant, une sorte de retour aux origines. L'art du sculp- teur moderne tend plutt, ds lors, s'exprimer dans les personnages secondaires gnralement reprsents en pied dans des bas-reliefs; certes, il faut bien les vtir, eux aussi, mais comme ils sont gnralement semi-allgoriques (l'ouvrier, la paysanne, la mre, le

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  • 164 Maurice Agulhon

    combattant, etc.), l'exigence d'une prcision date est moindre, et une artistique stylisation peut repara- tre110. Le torse nu d'un travailleur ou la large robe un peu floue d'une paysanne peuvent ainsi rejoindre en plein XXe sicle les beauts consacres de l'acadmie ou du drap111.

    Les mmes tendances caractrisent la priode qui suit la Seconde Guerre mondiale, et qui mne jusqu' nos jours. On statufie, dsormais, nettement moins, et, quand on le fait, on sacrifie le plus souvent le ralisme du portrait la beaut de l'vocation allu- sive. Une rgression classique : l'histoire du monu- ment parisien consacr la mmoire d'Auguste Comte sur la place de la Sorbonne. Avant-hier (avant 1940), un buste du philosophe auquel rendait hom- mage une allgorie fminine, en pied. Hier (aprs 1944), le buste seul sur la stle de pierre. Au- jourd'hui, enfin, rien du tout.

    Mieux encore, si l'on continue, mme en place publique, l'attrait du non figuratif se fait sentir. L'an- cien et le nouveau tentent parfois de se combiner, comme dans le gnral Ledere de Paris (Porte d'Orlans), o l'effigie en pied du librateur est en somme; d'un ralisme assez classique, tandis que les deux immenses pices qui l'encadrent en ondulant vers le ciel (ailes ? flammes ? Victoire ? Gloire ?) sont d'une abstraction toute moderne. Encore est-on prci- sment un peu gn par cette coexistence de deux langages, et par la disproportion violente des dimen- sions des deux lments1. Beaucoup moins connu, un monument rcent destin clbrer le parachutage de Jean Moulin prs de Salon-de-Provence dans la nuit du 1er janvier 1943, nous parat typique par une volont beaucoup plus raffine d'amalgamer les ten- dances de l'esthtique nouvelle avec ce qu'avaient de ncessaire les structures anciennes113. Il y a un socle, il le faut bien pour surlever l'objet principal, mais ce socle est de pierre brute; il y a des inscriptions, il le faut bien pour rappeler au passant la mmoire du patriotisme et du courage, mais elles sont sur des plaques apposes quelque distance du monument, sur le sentier qui chemine tout autour; il y a le hros enfin, et mme en parachutiste, mais stylis l'ex- trme : l'attirail de ceintures et de bretelles est peine indiqu, il est gomm, fondu dans la surface du corps; le corps lui-mme figure bien l'atterrissage, avec les bras levs demi-plis, comme pour s'accro- cher aux cordes (absentes) et les jambes demi-plies aussi, comme pour prparer le contact avec le sol. L'ensemble forme donc une silhouette souplement

    Hros rcents. Exemple de statue semi-abstraite. Jean Moulin prs de Salon-de-Provence. Photo F.X. Emmanuelli.

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  • La statuomanie et l'histoire 165

    ondule en S qui, vue d'un peu loin, pourrait presque s'interprter comme une flamme vacillante, celle de la Rsistance, sans doute114. Bien entendu, pas plus qu'il n'y a le moindre dtail raliste sur le corps presque lisse, pas plus n'existe-t-il le moindre trait ressemblant dans le visage. La tte est un volume abstrait, en forme de ballon de rugby, elle n'est qu'un mouvement de plus de la silhouette qu'on vient de dcrire.

    Or, cela aussi est bien caractristique : on peut dsormais (non pas toujours certes, ni souvent, mais le cas existe) dresser des monuments des hommes dont on ne voit pas mme les traits115!

    L'exemple d'ailleurs vient de haut, et mme de trs haut, en tous les sens du terme. L'homme qui de nos jours mriterait des honneurs monumentaux aussi nombreux que ceux qu'obtinrent, dans les dix ans qui suivirent leur mort, un S adi Carnot ou un Gambetta, c'est le gnral de Gaulle. Or non seulement ir n'en surgit gure, mais le principal (sinon le seul) qui ait t dress est prcisment, de par la volont mme de l'intress, un monument sans visage : la gigantesque croix de Lorraine de Colombey-les-deux-glises... Ainsi se conjuguent la volont hautaine d'un homme exceptionnel pour se singulariser encore, et la ten- dance spontane de l'art d'aujourd'hui remplacer le langage figuratif par le langage symbolique.

    Toutefois, l'inspiration posthume de de Gaulle peut bien s'exercer sur la statuaire solennelle, elle ne peut rien sur la pacotille commerciale116: les statuettes ressemblantes du Gnral foisonnent aux talages de souvenirs pour touristes. La relative homog- nit des reprsentations d'chelles (et de vises) di- verses que nous v.oquions tout l'heure propos de S adi Carnot n'existe donc aujourd'hui plus u tout. A cet gard encore on peut dire que le systme du sicle dernier a compltement clat.

    Pour autant que l'on puisse parler de conclusion au terme d'une tude qui, en plus d'un endroit, a un caractre d'esquisse, et d'une enqute rien moins qu'exhaustive, que retiendrons-nous?

    La statuomanie est sur son dclin, cela est assez vident. Ce dclin , cependant ne lui est pas propre, et nous avons cru pouvoir le mettre en relation avec celui d'autres ensembles de valeurs, dclin du ra- lisme figuratif noclassique en sculpture, dclin de l'optimisme libral, et peut-tre mme du consensus national, quant l'inspiration. Est-ce tout encore? et

    ne faudrait-il pas parler de l'volution mme de la ville contemporaine? Les anciennes statues de carre- fours ou de places publiques ne peuvent plus gure tre regardes ni par l'automobiliste qui passe vite, ni mme par le piton qui, pour maintes raisons, n'est plus gure flneur. Le remodelage urbain qui se fait sous nos yeux, les grands travaux (pour le mtro Lyon ou Marseille), voire mme la recherche du moindre mtre carr de place pour les aires de sta- tionnement, contribuent faire disparatre bien des lments gratuits du dcor urbain. Mme la pollution de l'air a pu tre rcemment voque comme mena- ante pour les statues^ de pierre, que les gaz toxiques corroderaient117.

    En forant un peu les choses on pourrait donc dire que la statuomanie, qui a t un accompagnement en mineur des grands panouissements de la civilisation d'il y a cent ans, est aujourd'hui victime d'une triple crise : crise de la Sculpture-portrait (crise de l'Art?), crise du Libralisme, et crise de la Ville.

    On retiendra du moins qu'une tude, justifiable en elle-mme (comme toute, tude, aprs tout!), mais souvent considre simplement comme un bon rser- voir d'anecdotes et de pittoresque, peut tirer quelque intrt supplmentaire du rle d'indicateur que lui confre son association avec des objets plus graves.

    Quant au fait que convergent les trois crises ainsi nonces, on peut encore s'interroger sur lui. Cette convergence (et ses effets) a-t-elle quelque logique? Ou bien est-elle contingente? Et, d'autre part, est-elle purement franaise ? Ou de plus large extension ? Ce sont des problmes trop vastes au seuil desquels ici il faut bien s'arrter.

    M. A., Paris

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  • 166 Maurice Agulhon

    ANNEXE-SOURCES 1. La principale source pour le rep- rage des statues et bustes, pour leur description et parfois pour leur histoire (si les inscriptions du socle sont bien circonstancies), est constitue par l'enqute sur le terrain. Elle est trs facile dans le principe, et trs difficile d'excution l'chelle nationale en raison de l'tendue de l'espace par- courir.

    Elle est de toutes faons insuffisante puisque des monuments ont disparu, soit par l'effet des changements politi- ques du sicle dernier (1830, 1870: nous avons cit quelques cas), soit par l'effet des envois la fonte sous l'oc- cupation allemande, soit par suite de remaniements urbains plus rcents.

    2. Sous la IIIe Rpublique, les monu- ments taient l'objet d'une grande at- tention du public et il y eut des recen- sements. D'une part, V Inventaire g- nral des richesses d'art. de la France, Paris, PloivNourrit, 1911, 21 vol. in- 4, comporte un volume entier, le vo- lume Province-Monuments civils, 4, 604 p., consacr aux Statues histori- ques de la France , classes par d- partements.

    En fait, malheureusement, les don- nes ne dpassent pas souvent les an- nes 1890, et le recensement, confi aux prfectures, a t fait selon les dpartements avec un zle ingal et selon des critres de choix htrog- nes. On ne saurait donc tenir cela pour tout fait complet.

    D'autre part, Y Almanack Hachette

    donnait chaque anne une liste des Monuments et statues de l'anne (prcdente). Le nom de la personne, celui de la ville, et la date d'inaugura- tion y figurent toujours. Le" lieu exact (place, square ou cimetire) n'est pr- cis que pour Paris, et encore pas tou- jours. Le nom du sculpteur n'est indi- qu que pour certaines annes. La dis- tinction entre statues , monu- ments et bustes semble distribue un peu au hasard. Malgr ces imper- fections, cette source est videmment fort utile par son caractre quasi com- plet, concentr et accessible. Mais elle n'apparat qu'en 1894, et cesse d'tre exhaustive aprs 1918. 3. La description d'aprs image des statues disparues peut se faire par des collections iconographiques, dont le principal aliment pour l'objet qui nous intresse est la carte postale; la carte postale d'aujourd'hui tourne a "peu prs systmatiquement le dos au dpcor urbain (sauf pour les monuments trs clbres, bien sr) et privilgie la campagne et la nature; la carte postale Belle poque . au contraire repr- sentait volontiers la ville, mme pe- tite, mme non historique , sous toutes ses coutures.

    On connat les principales collec- tions : Cabinet des estampes de la Bi- bliothque nationale, Bibliothque du Muse des arts et traditions populai- res, Bibliothque Forney (Paris IVe). 4. Les archives sont indispensables, pour rvler parfois l'existence de sta-

    NOTES * Les monographies sur l'histoire des sta- tues de Paris et de Seine-et-Marne, prpa- res respectivement par Jacques Lanfranchi et Chantai. Martinet, contribueront forte- ment assurer l'tape sivante.

    1. Prcisons cette notion d'espace public. Nous en excluons videmment les domici-

    les, jardins, parcs privs, donc non accessi- bles aux passants. Nous excluons aussi les cimetires, bien qu'on puisse les visiter, puisque la statue, associe la tombe, y est spirituellement diffrente. Voir plus loin. En rev