albert savarus - honore balzac

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Albert Savarus Balzac, Honoré de Publication: 1842 Catégorie(s): Fiction, Roman Source: http://fr.wikisource.org 1

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LIVRE FRANCAISE

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  • Albert SavarusBalzac, Honor de

    Publication: 1842Catgorie(s): Fiction, RomanSource: http://fr.wikisource.org

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  • A Propos Balzac:Honor de Balzac (May 20, 1799 August 18, 1850), born

    Honor Balzac, was a nineteenth-century French novelist andplaywright. His work, much of which is a sequence (or Roman-fleuve) of almost 100 novels and plays collectively entitled LaComdie humaine, is a broad, often satirical panorama ofFrench society, particularly the petite bourgeoisie, in the yearsafter the fall of Napolon Bonaparte in 1815namely the per-iod of the Restoration (18151830) and the July Monarchy(18301848). Along with Gustave Flaubert (whose work he in-fluenced), Balzac is generally regarded as a founding father ofrealism in European literature. Balzac's novels, most of whichare farcical comedies, feature a large cast of well-defined cha-racters, and descriptions in exquisite detail of the scene of ac-tion. He also presented particular characters in different no-vels repeatedly, sometimes as main protagonists and some-times in the background, in order to create the effect of aconsistent 'real' world across his novelistic output. He is thepioneer of this style. Source: Wikipedia

    Disponible sur Feedbooks pour Balzac: Le Pre Goriot (1834) La Peau de chagrin (1831) Illusions perdues (1843) Eugnie Grandet (1833) La Cousine Bette (1847) Le Lys dans la valle (1835) La Femme de trente ans (1832) Le Colonel Chabert (1832) Le Chef-duvre inconnu (1845) LEnfant maudit (1831)

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  • DEDIE A MADAME EMILE DE GIRARDIN,Comme un tmoignage daffectueuse admiration,DE BALZAC.

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  • Un des quelques salons o se produisait larchevque de Be-sanon sous la Restauration, et celui quil affectionnait tait ce-lui de madame la baronne de Watteville. Un mot sur cettedame, le personnage fminin le plus considrable peut-tre deBesanon.

    Monsieur de Watteville, petit-neveu du fameux Watteville, leplus heureux et le plus illustre des meurtriers et des rengatsdont les aventures extraordinaires sont beaucoup trop histo-riques pour tre racontes, tait aussi tranquille que songrand-oncle fut turbulent. Aprs avoir vcu dans la Comtcomme un cloporte dans la fente dune boiserie, il avait pouslhritire de la clbre famille de Rupt. Mademoiselle de Ruptrunit vingt mille francs de rentes en terre aux dix mille francsde rentes en biens-fonds du baron de Watteville. Lcusson dugentilhomme suisse, les Watteville sont de Suisse, fut mis enabme sur le vieil cusson des de Rupt. Ce mariage, dcid de-puis 1802, se fit en 1815, aprs la seconde restauration. Troisans aprs la naissance dune fille qui fut nomme Philomne,tous les grands parents de madame de Watteville taient mortset leurs successions liquides. On vendit alors la maison demonsieur de Watteville pour stablir rue de la Prfecture,dans le bel htel de Rupt dont le vaste jardin stend vers larue du Perron. Madame Watteville, jeune fille dvote, fut en-core plus dvote aprs son mariage. Elle est une des reines dela sainte confrrie qui donne la haute socit de Besanon unair sombre et des faons prudes en harmonie avec le caractrede cette ville. De l le nom de Philomne impos sa fille, neen 1817, au moment o le culte de cette sainte ou de ce saint,car dans les commencements on ne savait quel sexe apparte-nait ce squelette, devenait une sorte de folie religieuse en Ita-lie, et un tendard pour lOrdre des Jsuites.

    Monsieur le baron de Watteville, homme sec, maigre et sansesprit, paraissait us, sans quon pt savoir quoi, car il jouis-sait dune ignorance crasse ; mais comme sa femme tait dunblond ardent et dune nature sche devenue proverbiale (on ditencore pointue comme madame Watteville), quelques plaisantsde la magistrature prtendaient que le baron stait us contrecette roche. Rupt vient videmment de rupes. Les savants ob-servateurs de la nature sociale ne manqueront pas de

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  • remarquer que Philomne fut lunique fruit du mariage desWatteville et des de Rupt.

    Monsieur de Watteville passait sa vie dans un riche atelier detourneur, il tournait ! Comme complment cette existence, ilstait donn la fantaisie des collections. Pour les mdecinsphilosophes adonns ltude de la folie, cette tendance col-lectionner est un premier degr dalination mentale, quandelle se porte sur les petites choses. Le baron de Wattevilleamassait les coquillages, les insectes et les fragments golo-giques du territoire de Besanon. Quelques contradicteurs, desfemmes surtout, disaient de monsieur de Watteville : Il a unebelle me ! il a vu, ds le dbut de son mariage, quil ne lem-porterait pas sur sa femme, il sest alors jet dans une occupa-tion mcanique et dans la bonne chre.

    Lhtel de Rupt ne manquait pas dune certaine splendeurdigne de celle de Louis XIV, et se ressentait de la noblesse desdeux familles, confondues en 1815. Il y brillait un vieux luxequi ne se savait pas de mode. Les lustres de vieux cristauxtaills en forme de feuilles, les lampasses, les damas, les tapis,les meubles dors, tout tait en harmonie avec les vieilles li-vres et les vieux domestiques. Quoique servie dans une noireargenterie de famille, autour dun surtout en glace orn de por-celaines de Saxe, la chre y tait exquise. Les vins choisis parmonsieur de Watteville, qui, pour occuper sa vie et y mettre dela diversit, stait fait son propre sommelier, jouissaient dunesorte de clbrit dpartementale. La fortune de madame deWatteville tait considrable, car celle de son mari, qui consis-tait dans la terre des Rouxey valant environ dix mille livres derente, ne saugmenta daucun hritage. Il est inutile de faireobserver que la liaison trs-intime de madame de Wattevilleavec larchevque avait impatronis chez elle les trois ouquatre abbs remarquables et spirituels de larchevch qui nehassaient point la table.

    Dans un dner dapparat, rendu pour je ne sais quelle noceau commencement du mois de septembre 1834, au moment oles femmes taient ranges en cercle devant la chemine dusalon et les hommes en groupes aux croises, il se fit une ac-clamation la vue de monsieur labb de Grancey, quonannona.

    Eh ! bien, le procs ? lui cria-t-on.

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  • Gagn ! rpondit le vicaire-gnral. Larrt de la Cour, delaquelle nous dsesprions, vous savez pourquoi

    Ceci tait une allusion la composition de la Cour royale de-puis 1830. Les lgitimistes avaient presque tous donn leurdmission.

    - Larrt vient de nous donner gain de cause sur tous lespoints, et rforme le jugement de premire instance.

    Tout le monde vous croyait perdus. Et nous ltions sans moi. Jai dit notre avocat de sen al-

    ler Paris, et jai pu prendre, au moment de la bataille, un nou-vel avocat qui nous devons le gain du procs, un hommeextraordinaire

    A Besanon ? dit navement monsieur de Watteville. A Besanon, rpondit labb de Grancey. Ah ! oui, Savaron, dit un beau jeune homme assis prs de la

    baronne et nomm de Soulas. Il a pass cinq six nuits, il a dvor les liasses, les dos-

    siers ; il a en sept huit confrences de plusieurs heures avecmoi, reprit monsieur de Grancey qui reparaissait lhtel deRupt pour la premire fois depuis vingt jours. Enfin, monsieurSavaron vient de battre compltement le clbre avocat quenos adversaires taient alls chercher Paris. Ce jeune hommea t merveilleux, au dire des Conseillers. Ainsi, le Chapitre estdeux fois vainqueur : il a vaincu en Droit, puis en Politique il avaincu le libralisme dans la personne du dfenseur de notrehtel de ville. Nos adversaires, a dit notre avocat, ne doiventpas sattendre trouver partout de la complaisance pour rui-ner les archevchs Le prsident a t forc de faire fairesilence. Tous les Bisontins ont applaudi. Ainsi la proprit desbtiments de lancien couvent reste au Chapitre de la cath-drale de Besanon. Monsieur Savaron a dailleurs invit sonconfrre de Paris dner au sortir du palais. En acceptant,celui-ci lui a dit : A tout vainqueur tout honneur ! et la fli-cit sans rancune sur son triomphe.

    O donc avez-vous dnich cet avocat ? dit madame deWatteville. Je nai jamais entendu prononcer ce nom-l.

    Mais vous pouvez voir ses fentres dici, rpondit le vicaire-gnral. Monsieur Savaron demeure rue du Perron, le jardinde sa maison est mur mitoyen avec le vtre.

    Il nest pas de la Comt, dit monsieur de Watteville.

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  • Il est si peu de quelque part, quon ne sait pas do il est,dit madame de Chavoncourt.

    Mais quest-il ? demanda madame de Watteville en prenantle bras de monsieur de Soulas pour se rendre la salle man-ger. Sil est tranger, par quel hasard est-il venu stablir Be-sanon ? Cest une ide bien singulire pour un avocat.

    Bien singulire ! rpta le jeune Amde de Soulas dont labiographie devient ncessaire lintelligence de cette histoire.

    De tout temps, la France et lAngleterre ont fait un changede futilits dautant plus suivi, quil chappe la tyrannie desdouanes. La mode que nous appelons anglaise Paris senomme franaise Londres, et rciproquement. Linimiti desdeux peuples cesse en deux points, sur la question des mots etsur celle du vtement. God save the King, lair national de lAn-gleterre, est une musique faite par Lulli pour les churs dEs-ther ou dAthalie. Les paniers apports par une Anglaise Pa-ris furent invents Londres, on sait pourquoi, par une Fran-aise, la fameuse duchesse de Portsmouth ; on commena parsen moquer si bien que la premire Anglaise qui parut auxTuileries faillit tre crase par la foule ; mais ils furent adop-ts. Cette mode a tyrannis les femmes de lEurope pendant undemi-sicle. A la paix de 1815, on plaisanta durant une anneles tailles longues des Anglaises, tout Paris alla voir Pothier etBrunet dans les Anglaises pour rire ; mais, en 1816 et 17, lesceintures des Franaises, qui leur coupaient le sein en 1814,descendirent par degrs jusqu leur dessiner les hanches. De-puis dix ans, lAngleterre nous a fait deux petits cadeaux lin-guistiques. A lincroyable, au merveilleux, llgant, ces troishritiers des petits-matres dont ltymologie est assez ind-cente, ont succd le dandy, puis le lion. Le lion na pas engen-dr la lionne. La lionne est due la fameuse chanson dAlfredde Musset : Avez-vous vu dans Barcelone Cest ma matresseet ma lionne : il y a eu fusion, ou, si vous voulez, confusionentre les deux termes et les deux ides dominantes. Quand unebtise amuse Paris, qui dvore autant de chefs-duvres quede btises, il est difficile que la province sen prive. Aussi, dsque le lion promena dans Paris sa crinire, sa barbe et sesmoustaches, ses gilets et son lorgnon tenu sans le secours desmains, par la contraction de la joue et de larcade sourcilire,les capitales de quelques dpartements ont-elles vu des sous-

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  • lions qui protestrent, par llgance de leurs sous-pieds,contre lincurie de leurs compatriotes. Donc, Besanon jouis-sait, en 1834, dun lion dans la personne de ce monsieurAmde-Sylvain-Jacques de Soulas, crit Souleyaz au temps deloccupation espagnole. Amde de Soulas est peut-tre le seulqui, dans Besanon, descende dune famille espagnole. LEs-pagne envoyait des gens faire ses affaires dans la Comt, maisil sy tablissait fort peu dEspagnols. Les Soulas y restrent cause de leur alliance avec le cardinal Granvelle. Le jeunemonsieur de Soulas parlait toujours de quitter Besanon, villetriste, dvote, peu littraire, ville de guerre et de garnison,dont les murs et lallure, dont la physionomie valent la peinedtre dpeintes. Cette opinion lui permettait de se loger, enhomme incertain de son avenir, dans trois chambres trs-peumeubles au bout de la rue Neuve, lendroit o elle se ren-contre avec la rue de la Prfecture.

    Le jeune monsieur de Soulas ne pouvait pas se dispenserdavoir un tigre. Ce tigre tait le fils dun de ses fermiers, unpetit domestique g de quatorze ans, trapu, nomm Babylas.Le lion avait trs-bien habill son tigre : redingote courte endrap gris de fer, serre par une ceinture de cuir verni, culottede panne gros-bleu, gilet rouge, bottes vernies et revers, cha-peau rond bourdaloue noir, des boutons jaunes aux armesdes Soulas. Amde donnait ce garon des gants de cotonblanc, le blanchissage et trente-six francs par mois, la chargede se nourrir, ce qui paraissait monstrueux aux grisettes de Be-sanon : quatre cent vingt francs un enfant de quinze ans,sans compter les cadeaux ! Les cadeaux consistaient dans lavente des habits rforms, dans un pourboire quand Soulastroquait lun de ses deux chevaux, et la vente des fumiers. Lesdeux chevaux, administrs avec une sordide conomie, co-taient lun dans lautre huit cents francs par an. Le compte desfournitures Paris en parfumeries, cravates, bijouterie, pots devernis, habits, allait douze cents francs. Si vous additionnezgroom ou tigre, chevaux, tenue superlative, et loyer de sixcents francs, vous trouverez un total de trois mille francs. Or,le pre du jeune monsieur de Soulas ne lui avait pas laiss plusde quatre mille francs de rentes produits par quelques mtai-ries assez chtives qui exigeaient de lentretien, et dont lentre-tien imprimait une certaine incertitude aux revenus. A peine

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  • restait-il trois francs par jour au lion pour sa vie, sa poche etson jeu. Aussi dnait-il souvent en ville, et djeunait-il avec unefrugalit remarquable. Quand il fallait absolument dner sesfrais, il allait la pension des officiers. Le jeune monsieur deSoulas passait pour un dissipateur, pour un homme qui faisaitdes folies ; tandis que le malheureux nouait les deux bouts delanne avec une astuce, avec un talent qui eussent fait lagloire dune bonne mnagre. On ignorait encore, Besanonsurtout, combien six francs de vernis tal sur des bottes ousur des souliers, des gants jeunes de cinquante sous nettoysdans le plus profond secret pour les faire servir trois fois, descravates de dix francs qui durent trois mois, quatre gilets devingt-cinq francs et des pantalons qui embotent la botte im-posent une capitale ! Comment en serait-il autrement,puisque nous voyons Paris des femmes accordant une atten-tion particulire des sots qui viennent chez elles et lem-portent sur les hommes les plus remarquables, cause de cesfrivoles avantages quon peut se procurer pour quinze louis, ycompris la frisure et une chemise de toile de Hollande ?

    Si cet infortun jeune homme vous parait tre devenu lion bien bon march, apprenez quAmde de Soulas tait alltrois fois en Suisse, en char et petites journes ; deux fois Paris, et une fois de Paris en Angleterre. Il passait pour unvoyageur instruit et pouvait dire : En Angleterre, o je suis al-l, etc. Les douairires lui disaient : Vous qui tes all en An-gleterre, etc. Il avait pouss jusquen Lombardie, il avait ctoyles lacs dItalie. Il lisait les ouvrages nouveaux. Enfin, pendantquil nettoyait ses gants, le tigre Babylas rpondait aux visi-teurs : Monsieur travaille. Aussi avait-on essay de dmonti-ser le jeune monsieur Amde de Soulas laide de ce mot : Cest un homme trs-avanc. Amde possdait le talent de d-biter avec la gravit bisontine les lieux communs la mode, cequi lui donnait le mrite dtre un des hommes les plus clairsde la noblesse. Il portait sur lui la bijouterie la mode, et danssa tte les penses contrles par la Presse.

    En 1834, Amde tait un jeune homme de vingt-cinq ans, detaille moyenne, brun, le thorax violemment prononc, lespaules lavenant, les cuisses un peu rondes, le pied djgras, la main blanche et potele, un collier de barbe, des mous-taches qui rivalisaient celles de la garnison, une bonne grosse

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  • figure rougeaude, le nez cras, les yeux bruns et sans expres-sion, dailleurs rien despagnol. Il marchait grands pas versune obsit fatale ses prtentions. Ses ongles taient soi-gns, sa barbe tait faite, les moindres dtails de son vtementtaient tenus avec une exactitude anglaise. Aussi regardait-onAmde de Soulas comme le plus bel homme de Besanon. Uncoiffeur, qui venait le coiffer heure fixe (autre luxe desoixante francs par an ! ), le prconisait comme larbitre souve-rain en fait de modes et dlgance. Amde dormait tard, fai-sait sa toilette, et sortait cheval vers midi pour aller dans unede ses mtairies tirer le pistolet. Il mettait cette occupationla mme importance quy mit lord Byron dans ses derniersjours. Puis, il revenait trois heures, admir sur son cheval parles grisettes et par les personnes qui se trouvaient leurs croi-ses. Aprs de prtendus travaux qui paraissaient loccuperjusqu quatre heures, il shabillait pour aller dner en ville, etpassait la soire dans les salons de laristocratie bisontine jouer au whist, et revenait se coucher onze heures. Aucuneexistence ne pouvait tre plus jour, plus sage, ni plus irrpro-chable, car il allait exactement aux offices le dimanche et lesftes.

    Pour vous faire comprendre combien cette vie est exorbi-tante, il est ncessaire dexpliquer Besanon en quelques mots.Nulle ville noffre une rsistance plus sourde et muette au Pro-grs. A Besanon, les administrateurs, les employs, les mili-taires, enfin tous ceux que le gouvernement, que Paris y envoieoccuper un poste quelconque, sont dsigns en bloc sous lenom expressif de la colonie. La Colonie est le terrain neutre, leseul o, comme lglise, peuvent se rencontrer la socitnoble et la socit bourgeoise de la ville. Sur ce terrain com-mencent, propos dun mot, dun regard ou dun geste, deshaines de maison maison, entre femmes bourgeoises etnobles, qui durent jusqu la mort, et agrandissent encore lesfosss infranchissables par lesquels les deux socits sont s-pares. A lexception des Clermont-Mont-Saint-Jean, des Beauf-fremont, des de Scey, des Gramont et de quelques autres quinhabitent la Comt que dans leurs terres, la noblesse bison-tine ne remonte pas plus de deux sicles, lpoque de laconqute par Louis XIV. Ce monde est essentiellement parle-mentaire et dun rogue, dun raide, dun grave, dun positif,

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  • dune hauteur qui ne peut pas se comparer la cour de Vienne,car les Bisontins feraient en ceci les salons viennois quinaulds.De Victor Hugo, de Nodier, de Fourier, les gloires de la ville, ilnen est pas question, on ne sen occupe pas. Les mariagesentre nobles sarrangent ds le berceau des enfants, tant lesmoindres choses comme les plus graves y sont dfinies. Jamaisun tranger, un intrus ne sest gliss dans ces maisons, et il afallu, pour y faire recevoir des colonels ou des officiers titrsappartenant aux meilleures familles de France, quand il sentrouvait dans la garnison, des efforts de diplomatie que leprince de Talleyrand et t fort heureux de connatre poursen servir dans un congrs. En 1834, Amde tait le seul quiportt des sous-pieds Besanon. Ceci vous explique dj lalionnerie du jeune monsieur de Soulas. Enfin, une petite anec-dote vous fera bien comprendre Besanon.

    Quelque temps avant le jour o cette histoire commence, laPrfecture prouva le besoin de faire venir de Paris un rdac-teur pour son journal, afin de se dfendre contre la petite Ga-zette que la grande Gazette avait pondue Besanon, et contrele Patriote, que la Rpublique y faisait frtiller. Paris envoya unjeune homme, ignorant sa Comt, qui dbuta par un premier-Besanon de lcole du Charivari. Le chef du parti juste-milieu,un homme de lHtel-de-Ville, fit venir le journaliste, et lui dit : Apprenez, monsieur, que nous sommes graves, plus quegraves, ennuyeux, nous ne voulons point quon nous amuse, etnous sommes furieux davoir ri. Soyez aussi dur digrer queles plus paisses amplifications de la Revue des deux Mondes,et vous serez peine au ton des Bisontins.

    Le rdacteur se le tint pour dit, et parla le patois philoso-phique le plus difficile comprendre. Il eut un succs complet.

    Si le jeune monsieur de Soulas ne perdit pas dans lestimedes salons de Besanon, ce fut pure vanit de leur part : laris-tocratie tait bien aise davoir lair de se moderniser et de pou-voir offrir aux nobles Parisiens en voyage dans la Comt unjeune homme qui leur ressemblait peu prs. Tout ce travailcach, toute cette poudre jete aux yeux, cette folie apparente,cette sagesse latente avaient un but, sans quoi le lion bisontinnet pas t du pays. Amde voulait arriver un mariageavantageux en prouvant un jour que ses fermes ntaient pashypothques, et quil avait fait des conomies. Il voulait

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  • occuper la ville, il voulait en tre le plus bel homme, le pluslgant, pour obtenir dabord lattention, puis la main de made-moiselle Philomne de Watteville : ah !

    En 1830, au moment o le jeune monsieur de Soulas com-mena son mtier de dandy, Philomne avait treize ans. En1834, mademoiselle de Watteville atteignait donc cet ge oles jeunes personnes sont facilement frappes par toutes lessingularits qui recommandaient Amde lattention de laville. Il y a beaucoup de lions qui se font lions par calcul et parspculation. Les Watteville, riches depuis douze ans de cin-quante mille francs de rentes, ne dpensaient pas plus devingt-quatre mille francs par an, tout en recevant la haute so-cit de Besanon, les lundis et les vendredis. On y dnait lelundi, lon y passait la soire le vendredi. Ainsi, depuis douzeans, quelle somme ne faisaient pas vingt-six mille francs an-nuellement conomiss et placs avec la discrtion qui dis-tingue ces vieilles familles ? on croyait assez gnralement quese trouvant assez riche en terres, madame de Watteville avaitmis dans le trois pour cent ses conomies en 1830. La dot dePhilomne devait alors se composer denviron quarante millefrancs de rentes. Depuis cinq ans, le lion avait donc travaillcomme une taupe pour se loger dans le haut bout de lestimede la svre baronne, tout en se posant de manire flatterlamour-propre de mademoiselle de Watteville. La baronnetait dans le secret des inventions par lesquelles Amde par-venait soutenir son rang dans Besanon, et len estimait fort.Soulas stait mis sous laile de la baronne quand elle avaittrente ans, il eut alors laudace de ladmirer et den faire uneidole ; il en tait arriv pouvoir lui raconter, lui seul aumonde, les gaudrioles que presque toutes les dvotes aiment entendre dire, autorises quelles sont par leurs grandes vertus contempler des abmes sans y choir et les embches du d-mon sans sy prendre. Comprenez-vous pourquoi ce lion ne sepermettait pas la plus lgre intrigue ? il clarifiait sa vie, il vi-vait en quelque sorte dans la rue afin de pouvoir jouer le rledamant sacrifi prs de la baronne, et lui rgaler lEsprit despchs quelle interdisait sa Chair. Un homme qui possde leprivilge de couler des choses lestes dans loreille dune d-vote, est ses yeux un homme charmant. Si ce lion exemplaireet mieux connu le cur humain, il aurait pu sans danger se

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  • permettre quelques amourettes parmi les grisettes de Besan-on qui le regardaient comme un roi : ses affaires se seraientavances auprs de la svre et prude baronne. Avec Philo-mne, ce caton paraissait dpensier : il professait la vie l-gante, il lui montrait en perspective le rle brillant dunefemme la mode Paris, o il irait comme dput. Ces sa-vantes manuvres furent couronnes par un plein succs. En1834, les mres des quarante familles nobles qui composent lahaute socit bisontine, citaient le jeune monsieur Amde deSoulas, comme le plus charmant jeune homme de Besanon,personne nosait disputer la place au coq de lhtel de Rupt, ettout Besanon le regardait comme le futur poux de Philomnede Watteville. Il y avait eu dj mme ce sujet quelques pa-roles changes entre la baronne et Amde, auxquelles la pr-tendue nullit du baron donnait une certitude.

    Mademoiselle Philomne de Watteville qui sa fortune,norme un jour, prtait alors des proportions considrables,leve dans lenceinte de lhtel de Rupt que sa mre quitta ra-rement, tant elle aimait le cher archevque, avait t fortementcomprime par une ducation exclusivement religieuse, et parle despotisme de sa mre qui la tenait svrement par prin-cipes. Philomne ne savait absolument rien. Est-ce savoirquelque chose que davoir tudi la gographie dans Guthrie,lhistoire sainte, lhistoire ancienne, lhistoire de France, et lesquatre rgles, le tout pass au tamis dun vieux jsuite ? Des-sin, musique et danse furent interdits, comme plus propres corrompre qu embellir la vie. La baronne apprit sa fille tousles points possibles de la tapisserie et les petits ouvrages defemme : la couture, la broderie, le filet. A dix-sept ans, Philo-mne navait lu que les Lettres Edifiantes, et des ouvrages surla science hraldique. Jamais un journal navait souill ses re-gards. Elle entendait tous les matins la messe la cathdraleo la menait sa mre, revenait djeuner, travaillait aprs unepetite promenade dans le jardin, et recevait les visites assiseprs de la baronne jusqu lheure du dner ; puis aprs, excep-t les lundis et les vendredis, elle accompagnait madame deWatteville dans les soires, sans pouvoir y parler plus que ne levoulait lordonnance maternelle.

    A dix-sept ans, mademoiselle de Watteville tait une jeunefille frle, mince, plate, blonde, blanche, et de la dernire

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  • insignifiance. Ses yeux dun bleu ple, sembellissaient par lejeu des paupires qui, baisses, produisaient une ombre surses joues. Quelques taches de rousseur nuisaient lclat deson front, dailleurs bien coup. Son visage ressemblait parfai-tement ceux des saintes dAlbert Drer et des peintres ant-rieurs au Prugin : mme forme grasse, quoique mince, mmedlicatesse attriste par lextase, mme navet svre. Touten elle, jusqu sa pose rappelait ces vierges dont la beaut nereparat dans son lustre mystique quaux yeux dun connais-seur attentif. Elle avait de belles mains, mais rouges, et le plusjoli pied, un pied de chtelaine. Habituellement, elle portaitdes robes de simple cotonnade ; mais le dimanche et les joursde fte sa mre lui permettait la soie. Ses modes faites Be-sanon, la rendaient presque laide ; tandis que sa mre es-sayait demprunter de la grce, de la beaut, de llgance auxmodes de Paris do elle tirait les plus petites choses de sa toi-lette, par les soins du jeune monsieur de Soulas. Philomnenavait jamais port de bas de soie, ni de brodequins, mais desbas de coton et des souliers de peau. Les jours de gala, elletait vtue dune robe de mousseline, coiffe en cheveux, etavait des souliers en peau bronze.

    Cette ducation et lattitude modeste de Philomne cachaientun caractre de fer. Les physiologistes et les profonds observa-teurs de la nature humaine vous diront, votre grandtonnement peut-tre, que, dans les familles, les humeurs, lescaractres, lesprit, le gnie reparaissent de grands inter-valles absolument comme ce quon appelle les maladies hrdi-taires. Ainsi le talent, de mme que la goutte, saute quelque-fois de deux gnrations. Nous avons, de ce phnomne, unillustre exemple dans George Sand en qui revivent la force, lapuissance et le concept du marchal de Saxe, de qui elle estpetite-fille naturelle. Le caractre dcisif, la romanesque au-dace du fameux Watteville taient revenus dans lme de sapetite-nice, encore aggravs par la tnacit, par la fiert dusang des de Rupt. Mais ces qualits ou ces dfauts, si vous vou-lez, taient aussi profondment cachs dans cette me dejeune fille, en apparence molle et dbile, que les lavesbouillantes le sont sous une colline avant quelle ne devienneun volcan. Madame de Watteville seule souponnait peut-trece legs des deux sangs. Elle se faisait si svre pour sa

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  • Philomne, quelle rpondit un jour larchevque qui lui re-prochait de la traiter trop durement : Laissez-moi la conduire,monseigneur, je la connais ! elle a plus dun Belzbuth dans sapeau !

    La baronne observait dautant mieux sa fille, quelle y croyaitson honneur de mre engag. Enfin elle navait pas autre chose faire. Clotilde de Rupt, alors ge de trente-cinq ans etpresque veuve dun poux qui tournait des coquetiers en touteespce de bois, qui sacharnait faire des cercles six raies enbois de fer, qui fabriquait des tabatires pour sa socit, co-quetait en tout bien tout honneur avec Amde de Soulas.Quand ce jeune homme tait au logis, elle renvoyait et rappe-lait tour tour sa fille, et tchait de surprendre dans cettejeune me des mouvements de jalousie, afin davoir loccasionde les dompter. Elle imitait la police dans ses rapports avec lesrpublicains ; mais elle avait beau faire, Philomne ne se livrait aucune espce dmeute. La sche dvote reprochait alors sa fille sa parfaite insensibilit. Philomne connaissait assez samre pour savoir que si elle et trouv bien le jeune monsieurde Soulas, elle se serait attir quelque verte remontrance. Aus-si toutes les agaceries de sa mre, rpondait-elle par cesphrases si improprement appeles jsuitiques, car les jsuitestaient forts, et ces rticences sont les chevaux de frise der-rire lesquels sabrite la faiblesse. La mre traitait alors sa fillede dissimule. Si, par malheur, un clat du vrai caractre desWatteville et des de Rupt se faisait jour, la mre rebattait Phi-lomne avec le fer du respect sur lenclume de lobissancepassive. Ce combat secret avait lieu dans lenceinte la plus se-crte de la vie domestique, huis clos. Le vicaire-gnral, cecher abb de Grancey, lami du dfunt archevque, quelquefort quil ft en sa qualit de grand-pnitencier du diocse, nepouvait pas deviner si cette lutte avait mu quelque haineentre la mre et la fille, si la mre tait par avance jalouse, ousi la cour que faisait Amde la fille dans la personne de lamre navait pas outrepass les bornes. En sa qualit dami dela maison, il ne confessait ni la mre ni la fille.

    Philomne, un peu trop battue, moralement parlant, proposdu jeune monsieur de Soulas, ne pouvait pas le souffrir, pouremployer un terme du langage familier. Aussi quand il luiadressait la parole en tchant de surprendre son cur, le

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  • recevait-elle assez froidement. Cette rpugnance, visible seule-ment aux yeux de sa mre, tait un continuel sujetdadmonestation.

    Philomne, je ne vois pas pourquoi vous affectez tant defroideur pour Amde, est-ce parce quil est lami de la maison,et quil nous plat, votre pre et moi

    Eh ! maman, rpondit un jour la pauvre enfant, si je lac-cueillais bien, naurais-je pas plus de torts ?

    Quest-ce que cela signifie ? scria madame de Watteville.Quentendez-vous par ces paroles ? votre mre est injuste,peut-tre, et selon vous, elle le serait dans tous les cas ? Quejamais il ne sorte plus de pareille rponse de votre bouche, votre mre ! etc.

    Cette querelle dura trois heures trois quarts, et Philomneen fit lobservation. La mre devint ple de colre, et renvoyasa fille dans sa chambre o Philomne tudia le sens de cettescne, sans y rien trouver, tant elle tait innocente ! Ainsi, lejeune monsieur de Soulas, que toute la ville de Besanoncroyait bien prs du but vers lequel il tendait, cravates d-ployes, coups de pots de vernis, et qui lui faisait user tant denoir cirer les moustaches, tant de jolis gilets, de fers de che-vaux et de corsets, car il portait un gilet de peau, le corset deslions ; Amde en tait plus loin que le premier venu, quoiquilet pour lui le digne et noble abb de Grancey. Philomne nesavait pas dailleurs encore, au moment o cette histoire com-mence, que le jeune comte Amde de Souleyaz lui ft destin.

    Madame, dit monsieur de Soulas en sadressant la ba-ronne en attendant que le potage un peu trop chaud se ft re-froidi et en affectant de rendre son rcit quasi romanesque, unbeau matin la malle-poste a jet dans lHtel National un Pari-sien qui, aprs avoir cherch des appartements, sest dcidpour le premier tage de la maison de mademoiselle Calard,rue du Perron. Puis, ltranger est all droit la mairie y dpo-ser une dclaration de domicile rel et politique. Enfin il sestfait inscrire au tableau des avocats prs la cour en prsentantdes titres en rgle, et il a mis des cartes chez tous ses nou-veaux confrres, chez les officiers ministriels, chez les Con-seillers de la cour et chez tous les membres du tribunal, unecarte o se lisait : ALBERT SAVARON.

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  • Le nom de Savaron est clbre, dit mademoiselle Philo-mne, qui tait trs-forte en science hraldique. Les Savaronde Savarus sont une des plus vieilles, des plus nobles et desplus riches familles de Belgique.

    Il est Franais et troubadour, reprit Amde de Soulas. Silveut prendre les armes des Savaron de Savarus, il y mettra unebarre. Il ny a plus en Brabant quune demoiselle Savarus, uneriche hritire marier.

    La barre est signe de btardise ; mais le btard dun comtede Savarus est noble, reprit Philomne.

    Assez, Philomne ! dit la baronne. Vous avez voulu quelle st le blason, fit monsieur de Wat-

    teville, elle le sait bien ! Continuez, Amde. Vous comprenez que dans une ville o tout est class, dfi-

    ni, connu, cas, chiffr, numrot comme Besanon, AlbertSavaron a t reu par nos avocats sans aucune difficult. Cha-cun sest content de dire : Voil un pauvre diable qui ne saitpas son Besanon. Qui diable a pu lui conseiller de venir ici ?quy prtend-il faire ? Envoyer sa carte chez les magistrats, aulieu dy aller en personne ? quelle faute ! Aussi, trois joursaprs, plus de Savaron. Il a pris pour domestique lancien valetde chambre de feu monsieur Galard, Jrme qui sait faire unpeu de cuisine. On a dautant mieux oubli Albert Savaron quepersonne ne la ni vu ni rencontr.

    Il ne va donc pas la messe ? dit madame de Chavoncourt. Il y va le dimanche, Saint-Jean, mais la premire messe,

    huit heures. Il se lve toutes les nuits entre une heure etdeux du matin, il travaille jusqu huit heures, il djeune, etaprs il travaille encore. Il se promne dans le jardin, il en faitcinquante fois, soixante fois le tour ; il rentre, dne, et secouche entre six et sept heures.

    Comment savez-vous tout cela ? dit madame de Chavon-court monsieur de Soulas.

    Dabord, madame, je demeure rue Neuve au coin de la ruedu Perron, jai vue sur la maison o loge ce mystrieux person-nage ; puis il y a naturellement des protocoles entre mon tigreet Jrme.

    Vous causez donc avec Babylas ? Que voulez-vous que je fasse dans mes promenades ?

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  • Eh ! bien, comment avez-vous pris un tranger pour avo-cat ? dit la baronne en rendant ainsi la parole au vicaire-gnral.

    Le premier prsident a jou le tour cet avocat de le nom-mer doffice pour dfendre aux assises un paysan peu prsimbcile, accus de faux. Monsieur Savaron a fait acquitter cepauvre homme en prouvant son innocence et dmontrant quilavait t linstrument des vrais coupables. Non-seulement sonsystme a triomph mais il a ncessit larrestation de deuxdes tmoins qui, reconnus coupables ont t condamns. Sesplaidoiries ont frapp la Cour et les jurs. Lun deux, un ngo-ciant a confi le lendemain monsieur Savaron un procs dli-cat quil a gagn. Dans la situation o nous tions par limpos-sibilit o se trouvait monsieur Berryer de venir Besanon,monsieur de Garceneault nous a donn le conseil de prendrece monsieur Albert Savaron en nous prdisant le succs. Dsque je lai vu, que je lai entendu, jai eu foi en lui, et je nai paseu tort.

    A-t-il donc quelque chose dextraordinaire, demanda ma-dame de Chavoncourt.

    Oui, rpondit le vicaire-gnral. Eh ! bien expliquez-nous cela, dit madame de Watteville. La premire fois que je le vis dit labb de Grancey, il me

    reut dans la premire pice aprs lantichambre (lancien sa-lon du bonhomme Galard) quil a fait peindre tout en vieuxchne, et que jai trouve entirement tapisse de livres dedroit contenus dans des bibliothques galement peintes envieux bois. Cette peinture et les livres sont tout le luxe car lemobilier consiste en un bureau de vieux bois sculpt, six vieuxfauteuils en tapisserie aux fentres des rideaux couleur carm-lite bords de vert, et un tapis vert sur le plancher. Le pole delantichambre chauffe aussi cette bibliothque. En lattendantl, je ne me figurais point mon avocat sous des traits jeunes.Ce singulier cadre est vraiment en harmonie avec la figure, carmonsieur Savaron est venu en robe de chambre de mrinosnoir, serre par une ceinture en corde rouge, des pantouflesrouges, un gilet de flanelle rouge, une calotte rouge.

    La livre du diable ! scria madame de Watteville. Oui, dit labb ; mais une tte superbe : cheveux noirs, m-

    langs dj de quelques cheveux blancs, des cheveux comme

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  • en ont les saint Pierre et les saint Paul de nos tableaux, boucles touffues et luisantes, des cheveux durs comme descrins, un cou blanc et rond comme celui dune femme, un frontmagnifique spar par ce sillon puissant que les grands pro-jets, les grandes penses, les fortes mditations inscrivent aufront des grands hommes ; un teint olivtre marbr de tachesrouges, un nez carr, des yeux de feu, puis les joues creuses,marques de deux rides longues pleines de souffrances, unebouche sourire sarde et un petit menton mince et trop court ;la patte doie aux tempes, les yeux caves, roulant sous des ar-cades sourcilires comme deux globes ardents ; mais, malgrtous ces indices de passions violentes, un air calme, profond-ment rsign, la voix dune douceur pntrante, et qui ma sur-pris au Palais par sa facilit, la vraie voix de lorateur, tanttpure et ruse, tantt insinuante, et tonnant quand il le faut,puis se pliant au sarcasme et devenant alors incisive. MonsieurAlbert Savaron est de moyenne taille, ni gras ni maigre. Enfinil a des mains de prlat. La seconde fois que je suis all chezlui il ma reu dans sa chambre qui est contigu cette biblio-thque, et a souri de mon tonnement quand jy ai vu une m-chante commode, un mauvais tapis, un lit de collgien et auxfentres des rideaux de calicot. Il sortait de son cabinet o per-sonne ne pntre, ma dit Jrme qui ny entre pas et qui sestcontent de frapper la porte. Monsieur Savaron a ferm lui-mme cette porte clef devant moi. La troisime fois il djeu-nait dans sa bibliothque de la manire la plus frugale ; maiscette fois comme il avait pass la nuit examiner nos pices,que jtais avec notre avou, que nous devions rester long-temps ensemble et que le cher monsieur Girardet est verbeux,jai pu me permettre dtudier cet tranger. Certes, ce nestpas un homme ordinaire. Il y a plus dun secret derrire cemasque la fois terrible et doux, patient et impatient, plein etcreus. Je lai trouv vot lgrement, comme tous leshommes qui ont quelque chose de lourd porter.

    Pourquoi cet homme si loquent a-t-il quitt Paris ? Dansquel dessein est-il venu Besanon ? on ne lui a donc pas ditcombien les trangers y avaient peu de chances de russite ?On sy servira de lui mais les Bisontins ne ly laisseront pas seservir deux. Pourquoi, sil est venu, a-t-il fait si peu de frais

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  • quil a fallu la fantaisie du premier prsident pour le mettre envidence ? dit la belle madame de Chavoncourt.

    Aprs avoir bien tudi cette belle tte, reprit labb deGrancey qui regarda finement son interruptrice en donnant penser quil taisait quelque chose, et surtout aprs lavoir en-tendu rpliquant ce matin lun des aigles du barreau de Pa-ris, je pense que cet homme, qui doit avoir trente-cinq ans, pro-duira plus tard une grande sensation

    Pourquoi nous en occuper ? Votre procs est gagn, vouslavez pay, dit madame de Watteville en observant sa fille quidepuis que le vicaire-gnral parlait tait comme suspendue ses lvres.

    La conversation prit un autre cours, et il ne fut plus questiondAlbert Savaron.

    Le portrait esquiss par le plus capable des vicaires-gn-raux du diocse eut dautant plus lattrait dun roman pour Phi-lomne quil sy trouvait un roman. Pour la premire fois de savie, elle rencontrait cet extraordinaire, ce merveilleux que ca-ressent toutes les jeunes imaginations, et au-devant duquel sejette la curiosit, si vive lge de Philomne. Quel tre idalque cet Albert, sombre, souffrant, loquent, travailleur, compa-r par mademoiselle de Watteville ce gros comte joufflu, cre-vant de sant, diseur de fleurettes, parlant dlgance en facede la splendeur des anciens comtes de Rupt ! Amde ne luivalait que des querelles et des remontrances, elle ne leconnaissait dailleurs que trop, et cet Albert Savaron offraitbien des nigmes dchiffrer.

    Albert Savaron de Savarus, rptait-elle en elle-mme.Puis le voir, lapercevoir ! Ce fut le dsir dune fille jusque-

    l sans dsir. Elle repassait dans son cur, dans son imagina-tion, dans sa tte les moindres phrases dites par labb deGrancey, car tous les mots avaient port coup.

    Un beau front, se disait-elle en regardant le front dechaque homme assis la table, je nen vois pas un seul debeau Celui de monsieur de Soulas est trop bomb, celui demonsieur de Grancey est beau, mais il a soixante-dix ans et naplus de cheveux, on ne sait plus o finit le front.

    Quavez-vous, Philomne ? vous ne mangez pas Je nai pas faim, maman, dit-elle. Des mains de prlat

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  • reprit-elle en elle-mme, je ne me souviens plus de celles denotre bel archevque, qui ma cependant confirme.

    Enfin, au milieu des alles et venues quelle faisait dans le la-byrinthe de sa rverie, elle se rappela, brillant travers lesarbres des deux jardins contigus, une fentre illumine quelleavait aperue de son lit quand par hasard elle stait veillependant la nuit : Ctait donc sa lumire, se dit-elle, je lepourrai voir ! je le verrai.

    Monsieur de Grancey, tout est-il fini pour le procs du cha-pitre ? dit brle-pourpoint Philomne au vicaire-gnral pen-dant un moment de silence.

    Madame de Watteville changea rapidement un regard avecle vicaire-gnral.

    Et quest-ce que cela vous fait, ma chre enfant ? dit-elle Philomne en y mettant une feinte douceur qui rendit sa fillecirconspecte pour le reste de ses jours.

    On peut nous mener en cassation, mais nos adversaires yregarderont deux fois, rpondit labb.

    Je naurais jamais cru que Philomne pt penser pendanttout un dner un procs, reprit madame de Watteville.

    Ni moi non plus, dit Philomne avec un petit air rveur quifit rire. Mais monsieur de Grancey sen occupait tant que jemy suis intresse. Cest bien innocent !

    On se leva de table, et la compagnie revint au salon. Pendanttoute la soire, Philomne couta pour savoir si lon parleraitencore dAlbert Savaron ; mais hormis les flicitations quechaque arrivant adressait labb sur le gain du procs, et opersonne ne mla lloge de lavocat, il nen fut plus question.Mademoiselle de Watteville attendit la nuit avec impatience.Elle stait promis de se lever entre deux et trois heures du ma-tin pour voir les fentres du cabinet dAlbert. Quand cetteheure ft venue, elle prouva presque du plaisir contemplerla lueur que projetaient travers les arbres, presque d-pouills de feuilles, les bougies de lavocat. A laide de cette ex-cellente vue que possde une jeune fille et que la curiositsemble tendre, elle vit Albert crivant, elle crut distinguer lacouleur de lameublement qui lui parut tre rouge. La chemi-ne levait au-dessus du toit une paisse colonne de fume.

    Quand tout le monde dort, il veille comme Dieu ! se dit-elle.

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  • Lducation des filles comporte des problmes si graves, carlavenir dune nation est dans la mre, que depuis long-tempslUniversit de France sest donn la tche de ny point songer.Voici lun de ces problmes.

    Doit-on clairer les jeunes filles, doit-on comprimer leur es-prit ? il va sans dire que le systme religieux est compresseur :si vous les clairez, vous en faites des dmons avant lge ; sivous les empchez de penser, vous arrivez la subite explosionsi bien peinte dans le personnage dAgns par Molire, et vousmettez cet esprit comprim, si neuf, si perspicace, rapide etconsquent comme le sauvage, la merci dun vnement,crise fatale amene chez mademoiselle de Watteville par lim-prudente esquisse que se permit table un des plus prudentsabbs du prudent Chapitre de Besanon.

    Le lendemain matin, Philomne de Watteville, en shabillant,regarda ncessairement Albert Savaron se promenant dans lejardin contigu celui de lhtel de Rupt.

    Que serais-je devenue, pensa-t-elle, sil avait demeurailleurs ? Je puis le voir. A quoi pense-t-il ?

    Aprs avoir vu, mais distance, cet homme extraordinaire, leseul dont la physionomie tranchait vigoureusement sur lamasse des figures bisontines aperues jusqualors, Philomnesauta rapidement lide de pntrer dans son intrieur, desavoir les raisons de tant de mystres, dentendre cette voixloquente, de recevoir un regard de ces beaux yeux. Elle vou-lut tout cela, mais comment lobtenir ?

    Pendant toute la journe, elle tira laiguille sur sa broderieavec cette attention obtuse de la jeune fille qui parat commeAgns ne penser rien et qui rflchit si bien sur toute choseque ses ruses sont infaillibles. De cette profonde mditation, ilrsulta chez Philomne une envie de se confesser. Le lende-main matin, aprs la messe, elle eut une petite confrence Saint-Jean avec labb Giroud, et lentortilla si bien que laconfession fut indique pour le dimanche matin, sept heureset demie, avant la messe de huit heures. Elle commit une dou-zaine de mensonges pour pouvoir se trouver dans lglise, uneseule fois, lheure o lavocat venait entendre la messe. Enfinil lui prit un mouvement de tendresse excessif pour son pre,elle lalla voir dans son atelier, et lui demanda mille renseigne-ments sur lart du tourneur, pour arriver conseiller son

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  • pre de tourner de grandes pices, des colonnes. Aprs avoirlanc son pre dans les colonnes torses, une des difficults delart du tourneur, elle lui conseilla de profiter dun gros tas depierres qui se trouvait au milieu du jardin pour en faire faireune grotte, sur laquelle il mettrait un petit temple en faon debelvder, o ses colonnes torses seraient employes et brille-raient aux yeux de toute la socit.

    Au milieu de la joie que cette entreprise causait ce pauvrehomme inoccup, Philomne lui dit en lembrassant : Surtoutne dis pas ma mre de qui te vient cette ide, elle megronderait.

    Sois tranquille, rpondit monsieur de Watteville qui gmis-sait tout autant que sa fille sous loppression de la terrible filledes de Rupt.

    Ainsi Philomne avait la certitude de voir promptement btirun charmant observatoire do la vue plongerait sur le cabinetde lavocat. Et il y a des hommes pour lesquels les jeunes fillesfont de pareils chefs-duvre de diplomatie, qui, la plupart dutemps, comme Albert Savaron, nen savent rien.

    Ce dimanche, si peu patiemment attendu, vint, et la toilettede Philomne fut faite avec un soin qui fit sourire Mariette, lafemme de chambre de madame et de mademoiselle deWatteville.

    Voici la premire fois que je vois mademoiselle si v-tilleuse ! dit Mariette.

    Vous me faites penser, dit Philomne en lanant Marietteun regard qui mit des coquelicots sur les joues de la femme dechambre, quil y a des jours o vous ltes aussi plus particuli-rement qu dautres.

    En quittant le perron, en traversant la cour, en franchissantla porte, en allant dans la rue, le cur de Philomne battitcomme lorsque nous pressentons un grand vnement. Elle nesavait pas jusqualors ce que ctait que daller par les rues :elle avait cru que sa mre lirait ses projets sur son front etquelle lui dfendrait daller confesse, elle se sentit un sangnouveau dans les pieds, elle les leva comme si elle marchaitsur du feu ! Naturellement, elle avait pris rendez-vous avec sonconfesseur huit heures un quart, en disant huit heures samre, afin dattendre un quart-dheure environ auprsdAlbert. Elle arriva dans lglise avant la messe, et, aprs

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  • avoir fait une courte prire, elle alla voir si labb Giroud tait son confessionnal, uniquement pour pouvoir flner danslglise. Aussi se trouva-t-elle place de manire regarder Al-bert au moment o il entra dans la cathdrale.

    Il faudrait quun homme ft atrocement laid pour ntre pastrouv beau dans les dispositions o la curiosit mettait made-moiselle de Watteville. Or, Albert Savaron dj trs-remar-quable fit dautant plus dimpression sur Philomne que sa ma-nire dtre, sa dmarche, son attitude, tout, jusqu son vte-ment, avait ce je ne sais quoi qui ne sexplique que par le motmystre ! Il entra. Lglise jusque-l sombre, parut Philo-mne comme claire. La jeune fille fut charme par cette d-marche lente et presque solennelle des gens qui portent unmonde sur leurs paules, et dont le regard profond, dont legeste saccordent exprimer une pense ou dvastatrice oudominatrice. Philomne comprit alors les paroles du vicaire-g-nral dans toute leur tendue. Oui, ces yeux dun jaune brundiaprs de filets dor, voilaient une ardeur qui se trahissait pardes jets soudains. Philomne, avec une imprudence que remar-qua Mariette, se mit sur le passage de lavocat de manire changer un regard avec lui ; et ce regard cherch lui changeale sang, car son sang frmit et bouillonna comme si sa chaleuret doubl. Ds quAlbert se fut assis, mademoiselle de Watte-ville eut bientt choisi sa place de manire le parfaitementvoir pendant tout le temps que lui laisserait labb Giroud.Quand Mariette dit : Voil monsieur Giroud, il parut Philo-mne que ce temps navait pas dur plus de quelques minutes.Lorsquelle sortit du confessionnal, la messe tait dite, Albertavait quitt la cathdrale.

    Le vicaire-gnral a raison, pensait-elle, il souffre ! Pour-quoi cet aigle, car il a des yeux daigle, est-il venu sabattre surBesanon ? oh ! je veux tout savoir, et comment ?

    Sous le feu de ce nouveau dsir, Philomne tira les points desa tapisserie avec une admirable exactitude, et voila ses mdi-tations sous un petit air candide qui jouait la niaiserie trom-per madame de Watteville. Depuis le dimanche o mademoi-selle de Watteville avait reu ce regard, ou, si vous voulez, cebaptme de feu, magnifique expression de Napolon qui peutservir lamour, elle mena chaudement laffaire du belvder.

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  • Maman, dit-elle une fois quil y eut deux colonnes de tour-nes, mon pre sest mis en tte une singulire ide, il tournedes colonnes pour un belvder quil a le projet de faire leveren se servant de ce tas de pierres qui se trouve au milieu dujardin, approuvez-vous cela ? Moi, il me semble que

    Japprouve tout ce que fait votre pre, rpliqua schementmadame de Watteville, et cest le devoir des femmes de se sou-mettre leurs maris, quand mme elles nen approuveraientpoint les ides Pourquoi mopposerais-je une chose indiff-rente en elle-mme du moment o elle amuse monsieur deWatteville ?

    Mais cest que de l nous verrons chez monsieur de Soulas,et monsieur de Soulas nous y verra quand nous y serons. Peut-tre parlerait-on

    Avez-vous, Philomne, la prtention de conduire vos pa-rents, et den savoir plus queux sur la vie et sur lesconvenances ?

    Je me tais, maman. Au surplus, mon pre dit que la grottefera une salle o lon aura frais et o lon ira prendre le caf.

    Votre pre a eu l dexcellentes ides, rpondit madame deWatteville qui voulut aller voir les colonnes.

    Elle donna son approbation au projet du baron de Wattevilleen indiquant pour lrection du monument une place au fonddu jardin do lon ntait pas vu de chez monsieur de Soulas,mais do lon voyait admirablement chez monsieur Albert Sa-varon. Un entrepreneur fut mand qui se chargea de faire unegrotte au sommet de laquelle on parviendrait par un petit che-min de trois pieds de large, dans les rocailles duquel vien-draient des pervenches, des iris, des viornes, des lierres, deschvrefeuilles, de la vigne vierge. La baronne inventa de fairetapisser lintrieur de la grotte en bois rustique alors la modepour les jardinires, de mettre au fond une glace, un divan couvercle et une table en marqueterie de bois grume. Mon-sieur de Soulas proposa de faire le sol en asphalte. Philomneimagina de suspendre la vote un lustre en bois rustique.

    Les Watteville font faire quelque chose de charmant dansleur jardin, disait-on dans Besanon.

    Ils sont riches, ils peuvent bien mettre mille cus pour unefantaisie.

    Mille cus ? dit madame de Chavoncourt.

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  • Oui, mille cus, scriait le jeune monsieur de Soulas. Onfait venir un homme de Paris pour rustiquer lintrieur, mais cesera bien joli. Monsieur de Watteville fait lui-mme le lustre, ilse met sculpter le bois

    On dit que Berquet va creuser une cave, dit un abb. Non, reprit le jeune monsieur de Soulas, il fonde le kiosque

    sur un massif en bton pour quil ny ait pas dhumidit. Vous savez les moindres choses qui se font dans la maison,

    dit aigrement madame de Chavoncourt en regardant une deses grandes filles bonne marier depuis un an.

    Mademoiselle de Watteville qui prouvait un petit mouve-ment dorgueil en pensant au succs de son belvder, se recon-nut une minente supriorit sur tout ce qui lentourait. Per-sonne ne devinait quune petite fille, juge sans esprit, niaise,avait tout bonnement voulu voir de plus prs le cabinet delavocat Savaron.

    Lclatante plaidoirie dAlbert Savaron pour le Chapitre de lacathdrale fut dautant plus promptement oublie que lenviedes avocats se rveilla. Dailleurs, fidle sa retraite, Savaronne se montra nulle part. Sans prneurs et ne voyant personne,il augmenta les chances doubli qui, dans une ville comme Be-sanon, abondent pour un tranger. Nanmoins, il plaida troisfois au tribunal de commerce, dans trois affaires pineuses quidurent aller la Cour. Il eut ainsi pour clients quatre des plusgros ngociants de la ville, qui reconnurent en lui tant de senset de ce que la province appelle une bonne judiciaire, quils luiconfirent leur contentieux. Le jour o la maison Wattevilleinaugura son belvder, Savaron levait aussi son monument.Grces aux relations sourdes quil stait acquises dans le hautcommerce de Besanon, il y fondait une revue de quinzaine,appele la Revue de lEst, au moyen de quarante actions dechacune cinq cents francs places entre les mains de ses dixpremiers clients auxquels il fit sentir la ncessit daider auxdestines de Besanon, la ville o devait se fixer le transitentre Mulhouse et Lyon, le point capital entre le Rhin et leRhne.

    Pour rivaliser avec Strasbourg, Besanon ne devait-il pastre aussi bien un centre de lumires quun point commercial ?On ne pouvait traiter que dans une Revue les hautes questionsrelatives aux intrts de lEst. Quelle gloire de ravir

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  • Strasbourg et Dijon leur influence littraire, dclairer lEstde la France, et de lutter avec la centralisation parisienne. Cesconsidrations trouves par Albert furent redites par les dixngociants qui se les attriburent.

    Lavocat Savaron ne commit pas la faute de se mettre ennom, il laissa la direction financire son premier client, mon-sieur Boucher alli par sa femme lun des plus forts diteursde grands ouvrages ecclsiastiques ; mais il se rserva la r-daction avec une part comme fondateur dans les bnfices. Lecommerce fit un appel Dle, Dijon, Salins, Neufchtel,dans le Jura, Bourg, Nantua, Lons-le-Saunier. On y rclama leconcours des lumires et des efforts de tous les hommes stu-dieux des trois provinces du Bugey, de la Bresse et de la Com-t. Grces aux relations de commerce et de confraternit, centcinquante abonnements furent pris, eu gard au bon march :la Revue cotait huit francs par trimestre. Pour viter de frois-ser les amours-propres de province par les refus darticles,lavocat eut le bon esprit de faire dsirer la direction littrairede cette Revue au fils an de monsieur Boucher, jeune hommede vingt-deux ans, trs-avide de gloire, qui les piges et leschagrins de la manutention littraire taient entirement in-connus. Albert conserva secrtement la haute main, et se fitdAlfred Boucher un side. Alfred fut la seule personne de Be-sanon avec laquelle se familiarisa le roi du barreau. Alfred ve-nait confrer le matin dans le jardin avec Albert sur les ma-tires de la livraison. Il est inutile de dire que le numro des-sai contint une Mditation dAlfred qui eut lapprobation de Sa-varon. Dans sa conversation avec Alfred, Albert laissait chap-per de grandes ides, des sujets darticles dont profitait lejeune Boucher. Aussi le fils du ngociant croyait-il exploiter cegrand homme ! Albert tait un homme de gnie, un profond po-litique pour Alfred. Les ngociants, enchants du succs de laRevue, neurent verser que trois diximes de leurs actions.Encore deux cents abonnements, la Revue allait donner cinqpour cent de dividende ses actionnaires, la rdaction ntantpas paye. Cette rdaction tait impayable.

    Au troisime numro, la Revue avait obtenu lchange avectous les journaux de France quAlbert lut alors chez lui. Cetroisime numro contenait une Nouvelle, signe A. S., et attri-bue au fameux avocat. Malgr le peu dattention que la haute

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  • socit de Besanon accordait cette Revue accuse de libra-lisme, il fut question chez madame de Chavoncourt, au milieude lhiver, de cette premire Nouvelle close dans la Comt.

    Mon pre, dit Philomne, il se fait une Revue Besanon,tu devrais bien ty abonner et la garder chez toi, car maman neme la laisserait pas lire, mais tu me la prteras.

    Empress dobir sa chre Philomne, qui depuis cinq moislui donnait des preuves de tendresse, monsieur de Wattevillealla prendre lui-mme un abonnement dun an la Revue delEst, et prta les quatre numros parus sa fille. Pendant lanuit Philomne put dvorer cette nouvelle, la premire quellelut de sa vie ; mais elle ne se sentait vivre que depuis deuxmois ! Aussi ne faut-il pas juger de leffet que cette uvre dutproduire sur elle daprs les donnes ordinaires. Sans rien pr-juger du plus ou du moins de mrite de cette composition due un Parisien qui apportait en province la manire, lclat, sivous voulez, de la nouvelle cole littraire, elle ne pouvaitpoint ne pas tre un chef-duvre pour une jeune personne li-vrant sa vierge intelligence, son cur pur un premier ou-vrage de ce genre. Dailleurs, sur ce quelle en avait entendudire, Philomne stait fait, par intuition, une ide qui rehaus-sait singulirement la valeur de cette Nouvelle. Elle esprait ytrouver les sentiments et peut-tre quelque chose de la viedAlbert. Ds les premires pages, cette opinion prit chez elleune si grande consistance, quaprs avoir achev ce fragment,elle eut la certitude de ne pas se tromper. Voici donc cetteconfidence o, selon les critiques du salon Chavoncourt, Albertaurait imit quelques-uns des crivains modernes qui, fautedinvention, racontent leurs propres joies, leurs propres dou-leurs ou les vnements mystrieux de leur existence.

    LAMBITIEUX PAR AMOUREn 1823, deux jeunes gens qui staient donn pour thme

    de voyage de parcourir la Suisse, partirent de Lucerne par unebelle matine du mois de juillet, sur un bateau que condui-saient trois rameurs, et allaient Fluelen en se promettant desarrter sur le lac des Quatre-Cantons tous les lieux c-lbres. Les paysages qui de Lucerne Fluelen environnent leseaux, prsentent toutes les combinaisons que limagination laplus exigeante peut demander aux montagnes et aux rivires,

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  • aux lacs et aux rochers, aux ruisseaux et la verdure, auxarbres et aux torrents. Cest tantt daustres solitudes et degracieux promontoires, des valles coquettes et fraches, desforts places comme un panache sur le granit taill droit, desbaies solitaires et fraches qui souvrent, des valles dont lestrsors apparaissent embellies par le lointain des rves.

    En passant devant le charmant bourg de Gersau, lun desdeux amis regarda long-temps une maison en bois qui parais-sait construite depuis peu de temps, entoure dun palis, assisesur un promontoire et presque baigne par les eaux. Quand lebateau passa devant, une tte de femme sleva du fond de lachambre qui se trouvait au dernier tage de cette maison, pourjouir de leffet du bateau sur le lac. Lun des jeunes gens reutle coup doeil jet trs-indiffremment par linconnue.

    Arrtons-nous ici, dit-il son ami, nous voulions faire deLucerne notre quartier-gnral pour visiter la Suisse, tu netrouveras pas mauvais, Lopold, que je change davis, et que jereste ici garder les manteaux. Tu feras tout ce que tu vou-dras, moi mon voyage est fini. Mariniers, virez de bord, etdescendez-nous ce village, nous allons y djeuner. Jirai cher-cher Lucerne tous nos bagages et tu sauras, avant de partirdici, dans quelle maison je me logerai, pour my retrouver ton retour.

    Ici ou Lucerne, dit Lopold, il ny a pas assez de diff-rence pour que je tempche dobir un caprice.

    Ces deux jeunes gens taient deux amis dans la vritable ac-ception du mot. Ils avaient le mme ge, leurs tudes staientfaites dans le mme collge ; et aprs avoir fini leur Droit, ilsemployaient les vacances au classique voyage de la Suisse. Parun effet de la volont paternelle, Lopold tait dj promis lEtude dun notaire Paris. Son esprit de rectitude, sa dou-ceur, le calme de ses sens et de son intelligence garantissaientsa docilit. Lopold se voyait notaire Paris : sa vie tait de-vant lui comme un de ces grands chemins qui traversent uneplaine de France, il lembrassait dans toute son tendue avecune rsignation pleine de philosophie.

    Le caractre de son compagnon, que nous appellerons Ro-dolphe, offrait avec le sien un contraste dont lantagonismeavait sans doute eu pour rsultat de resserrer les liens qui lesunissaient. Rodolphe tait le fils naturel dun grand seigneur

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  • qui fut surpris par une mort prmature sans avoir pu faire dedispositions pour assurer des moyens dexistence une femmetendrement aime et Rodolphe. Ainsi trompe par un coup dusort, la mre de Rodolphe avait eu recours un moyen h-roque. Elle vendit tout ce quelle tenait de la munificence dupre de son enfant, fit une somme de cent et quelque millefrancs, la plaa sur sa propre tte en viager, un taux consid-rable, et se composa de cette manire un revenu denvironquinze mille francs, en prenant la rsolution de tout consacrer lducation de son fils afin de le douer des avantages person-nels les plus propres faire fortune, et de lui rserver forcedconomies un capital lpoque de sa majorit. Ctait hardi,ctait compter sur sa propre vie ; mais sans cette hardiesse, ilet t sans doute impossible cette bonne mre de vivre,dlever convenablement cet enfant, son seul espoir, son ave-nir, et lunique source de ses jouissances. N dune des pluscharmantes Parisiennes et dun homme remarquable de laris-tocratie brabanonne, fruit dune passion gale et partage,Rodolphe fut afflig dune excessive sensibilit. Ds son en-fance, il avait manifest la plus grande ardeur en toute chose.Chez lui, le Dsir devint une force suprieure et le mobile detout ltre, le stimulant de limagination, la raison de ses ac-tions. Malgr les efforts dune mre spirituelle, qui seffrayads quelle saperut dune pareille prdisposition, Rodolphedsirait comme un pote imagine, comme un savant calcule,comme un peintre crayonne, comme un musicien formule desmlodies. Tendre comme sa mre, il slanait avec une vio-lence inoue et par la pense vers la chose souhaite, il dvo-rait le temps. En rvant laccomplissement de ses projets, ilsupprimait toujours les moyens dexcution.

    Quand mon fils aura des enfants, disait la mre, il les vou-dra grands tout de suite.

    Cette belle ardeur, convenablement dirige, servit Ro-dolphe faire de brillantes tudes, devenir ce que les Anglaisappellent un parfait gentilhomme. Sa mre tait alors fire delui, tout en craignant toujours quelque catastrophe, si jamaisune passion semparait de ce cur, la fois si tendre et si sen-sible, si violent et si bon. Aussi cette prudente femme avait-elleencourag lamiti qui liait Lopold Rodolphe et Rodolphe Lopold, en voyant, dans le froid et dvou notaire, un tuteur,

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  • un confident qui pourrait jusqu un certain point la remplacerauprs de Rodolphe, si par malheur elle venait lui manquer.Encore belle quarante-trois ans, la mre de Rodolphe avaitinspir la plus vive passion Lopold. Cette circonstance ren-dait les deux jeunes gens encore plus intimes.

    Lopold, qui connaissait bien Rodolphe, ne fut donc pas sur-pris de le voir, propos dun regard jet sur le haut dune mai-son, sarrtant un village et renonant lexcursion projeteau Saint-Gothard. Pendant quon leur prparait djeuner lauberge du Cygne, les deux amis firent le tour du village etarrivrent dans la partie qui avoisinait la charmante maisonneuve o, tout en flnant et causant avec les habitants, Ro-dolphe dcouvrit une maison de petits bourgeois disposs leprendre en pension, selon lusage assez gnral de la Suisse.On lui offrit une chambre ayant vue sur le lac, sur les mon-tagnes, et do se dcouvrait la magnifique vue dun de cesprodigieux dtours qui recommandent le lac des Quatre-Can-tons ladmiration des touristes. Cette maison se trouvait s-pare par un carrefour et par un petit port, de la maison neuveo Rodolphe avait entrevu le visage de sa belle inconnue.

    Pour cent francs par mois, Rodolphe neut penser aucunedes choses ncessaires la vie. Mais en considration des fraisque les poux Stopfer se proposaient de faire, ils demandrentle paiement du troisime mois davance. Pour peu que vousfrottiez un Suisse, il reparat un usurier. Aprs le djeuner, Ro-dolphe sinstalla sur le champ en dposant dans sa chambre cequil avait emport deffets pour son excursion au Saint-Go-thard, et il regarda passer Lopold qui, par esprit dordre, al-lait sacquitter de lexcursion pour le compte de Rodolphe etpour le sien. Quand Rodolphe assis sur une roche tombe enavant du bord ne vit plus le bateau de Lopold, il examina,mais en dessous, la maison neuve en esprant apercevoir lin-connue. Hlas ! il rentra sans que la maison et donn signe devie. Au dner que lui offrirent monsieur et madame Stopfer, an-ciens tonneliers Neufchtel, il les questionna sur les envi-rons, et finit par apprendre tout ce quil voulait savoir sur lin-connue, grce au bavardage de ses htes qui vidrent, sans sefaire prier, le sac aux commrages.

    Linconnue sappelait Fanny Lovelace. Ce nom, qui se pro-nonce Loveless, appartient de vieilles familles anglaises ;

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  • mais Richardson en a fait une cration dont la clbrit nuit toute autre. Miss Lovelace tait venue stablir sur le lac pourla sant de son pre, qui les mdecins avaient ordonn lairdu canton de Lucerne. Ces deux Anglais, arrivs sans autre do-mestique quune petite fille de quatorze ans, trs-attache miss Fanny, une petite muette qui la servait avec intelligence,staient arrangs, avant lhiver dernier, avec monsieur et ma-dame Bergmann, anciens jardiniers en chef de Son Excellencele comte Borromo lisola Bella et lisola Madre, sur le lacMajeur. Ces Suisses, riches denviron mille cus de rentes,louaient ltage suprieur de leur maison aux Lovelace raisonde deux cents francs par an pour trois ans. Le vieux Lovelace,vieillard nonagnaire trs-cass, trop pauvre pour se permettrecertaines dpenses, sortait rarement ; sa fille travaillait pour lefaire vivre en traduisant, disait-on, des livres anglais et faisantelle-mme des livres. Aussi les Lovelace nosaient-ils ni louerde bateaux pour se promener sur le lac, ni chevaux, ni guidespour visiter les environs. Un dnment qui exige de pareillesprivations excite dautant plus la compassion des Suisses,quils y perdent une occasion de gain. La cuisinire de la mai-son nourrissait ces trois Anglais raison de cent francs parmois tout compris. Mais on croyait dans tout Gersau que lesanciens jardiniers, malgr leurs prtentions la bourgeoisie,se cachaient sous le nom de leur cuisinire pour raliser les b-nfices de ce march. Les Bergmann staient cr dadmi-rables jardins et une serre magnifique autour de leur habita-tion. Les fleurs, les fruits, les rarets botaniques de cette habi-tation avaient dtermin la jeune miss la choisir son pas-sage Gersau. On donnait dix-neuf ans miss Fanny qui, ledernier enfant de ce vieillard, devait tre adule par lui. Il nyavait pas plus de deux mois, elle stait procur un piano loyer, venu de Lucerne, car elle paraissait folle de musique.

    Elle aime les fleurs et la musique, pensa Rodolphe, et elleest marier ? quel bonheur !

    Le lendemain, Rodolphe fit demander la permission de visiterles serres et les jardins qui commenaient jouir dune cer-taine clbrit. Cette permission ne fut pas immdiatement ac-corde. Ces anciens jardiniers demandrent, chose trange ! voir le passeport de Rodolphe qui lenvoya sur-le-champ. Lepasseport ne lui fut renvoy que le lendemain par la cuisinire,

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  • qui lui fit part du plaisir que ses matres auraient lui montrerleur tablissement. Rodolphe nalla pas chez les Bergmannsans un certain tressaillement que connaissent seuls les gens motions vives, et qui dploient dans un moment autant depassion que certains hommes en dpensent pendant toute leurvie. Mis avec recherche pour plaire aux anciens jardiniers desles Borromes, car il vit en eux les gardiens de son trsor, ilparcourut les jardins en regardant de temps en temps la mai-son, mais avec prudence : les deux vieux propritaires lui t-moignaient une assez visible dfiance. Mais son attention futbientt excite par la petite Anglaise muette en qui sa sagacit,quoique jeune encore, lui fit reconnatre une fille de lAfrique,ou tout au moins une Sicilienne. Cette petite fille avait le tondor dun cigare de la Havane, des yeux de feu, des paupiresarmniennes cils dune longueur anti-britannique, des che-veux plus que noirs, et sous cette peau presque olivtre desnerfs dune force singulire, dune vivacit fbrile. Elle jetaitsur Rodolphe des regards inquisiteurs dune effronterie in-croyable, et suivait ses moindres mouvements.

    A qui cette petite Moresque appartient-elle ? dit-il la res-pectable madame Bergmann.

    Aux Anglais, rpondit monsieur Bergmann. Elle nest toujours pas ne en Angleterre ! Ils lauront peut-tre amene des Indes, rpondit madame

    Bergmann. On ma dit que la jeune miss Lovelace aimait la musique, je

    serais enchant si, pendant mon sjour sur ce lac auquel mecondamne une ordonnance de mdecin, elle voulait me per-mettre de faire de la musique avec elle.

    Ils ne reoivent et ne veulent voir personne, dit le vieuxjardinier.

    Rodolphe se mordit les lvres, et sortit sans avoir t invit entrer dans la maison, ni avoir t conduit dans la partie dujardin qui se trouvait entre la faade et le bord du promontoire.De ce ct, la maison avait au-dessus du premier tage une ga-lerie en bois couverte par le toit dont la saillie tait excessive,comme celle des couvertures de chalet, et qui tournait sur lesquatre cts du btiment, la mode suisse. Rodolphe avaitbeaucoup lou cette lgante disposition et vant la vue decette galerie, mais ce fut en vain. Quand il eut salu les

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  • Bergmann, il se trouva sot vis vis de lui-mme, comme touthomme desprit et dimagination tromp par linsuccs dunplan la russite duquel il a cru.

    Le soir, il se promena naturellement en bateau sur le lac, au-tour de ce promontoire, il alla jusqu Brnnen, Schwitz, etrevint la nuit tombante. De loin il aperut la fentre ouverteet fortement claire, il put entendre les sons du piano et lesaccents dune voix dlicieuse. Aussi fit-il arrter afin de saban-donner au charme dcouter un air italien divinement chant.Quand le chant eut cess, Rodolphe aborda, renvoya la barqueet les deux bateliers. Au risque de se mouiller les pieds, il vintsasseoir sous le banc de granit rong par les eaux que couron-nait une forte haie dacacias pineux et le long de laquellestendait, dans le jardin Bergmann, une alle de jeunestilleuls. Au bout dune heure, il entendit parler et marcher au-dessus de sa tte, mais les mots qui parvinrent son oreilletaient tous italiens et prononcs par deux voix de femmes,deux jeunes femmes. Il profita du moment o les deux interlo-cutrices se trouvaient une extrmit pour se glisser lautresans bruit. Aprs une demi-heure defforts, il atteignit au boutde lalle et put, sans tre aperu ni entendu, prendre une po-sition do il verrait les deux femmes sans tre vu par ellesquand elles viendraient lui. Quel ne fut pas ltonnement deRodolphe en reconnaissant la petite muette pour une des deuxfemmes, elle parlait en italien avec miss Lovelace. Il tait alorsonze heures du soir. Le calme tait si grand sur le lac et autourde lhabitation, que ces deux femmes devaient se croire en s-ret : dans tout Gersau il ny avait que leurs yeux qui pussenttre ouverts. Rodolphe pensa que le mutisme de la petite taitune ruse ncessaire. A la manire dont se parlait litalien, Ro-dolphe devina que ctait la langue maternelle de ces deuxfemmes, il en conclut que la qualit dAnglais cachait une ruse.

    Cest des Italiens rfugis, se dit-il, des proscrits qui sansdoute ont craindre la police de lAutriche ou de la Sardaigne.La jeune fille attend la nuit pour pouvoir se promener et causeren toute sret.

    Aussitt il se coucha le long de la haie et rampa comme unserpent pour trouver un passage entre deux racines dacacia.Au risque dy laisser son habit ou de se faire de profondes bles-sures au dos, il traversa la haie quand la prtendue miss Fanny

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  • et sa prtendue muette furent lautre extrmit de lalle ;puis quand elles arrivrent vingt pas de lui sans le voir, car ilse trouvait dans lombre de la haie alors fortement claire parla lueur de la lune, il se leva brusquement.

    Ne craignez rien, dit-il en franais lItalienne, je ne suispas un espion. Vous tes des rfugis, je lai devin. Moi, jesuis un Franais quun seul de vos regards a clou Gersau.

    Rodolphe atteint par la douleur que lui causa un instrumentdacier en lui dchirant le flanc, tomba terrass.

    Nel lago con pietra, dit la terrible muette. Ah ! Gina, scria lItalienne. Elle ma manqu, dit Rodolphe en retirant de la plaie un

    stylet qui stait heurt contre une fausse cte ; mais, un peuplus haut, il allait au fond de mon cur. Jai eu tort, Francesca,dit-il en se souvenant du nom que la petite Gina avait plusieursfois prononc, je ne lui en veux pas, ne la grondez point : lebonheur de vous parler vaut bien un coup de stylet !Seulement, montrez-moi le chemin, il faut que je regagne lamaison Stopfer. Soyez tranquilles, je ne dirai rien.

    Francesca, revenue de son tonnement, aida Rodolphe serelever, et dit quelques mots Gina dont les yeux semplirentde larmes. Les deux femmes forcrent Rodolphe sasseoir surun banc, quitter son habit, son gilet, sa cravate. Gina ouvritla chemise et sua fortement la plaie. Francesca, qui les avaitquitts, revint avec un large morceau de taffetas dAngleterre,et lappliqua sur la blessure.

    Vous pourrez aller ainsi jusqu votre maison, reprit-elle.Chacune delles sempara dun bras, et Rodolphe fut conduit

    une petite porte dont la clef se trouvait dans la poche du ta-blier de Francesca.

    Gina parle-t-elle franais ? dit Rodolphe Francesca. Non. Mais ne vous agitez pas, dit Francesca dun petit ton

    dimpatience. Laissez-moi vous voir, rpondit Rodolphe avec attendrisse-

    ment, car peut-tre serai-je long-temps sans pouvoir venir.Il sappuya sur un des poteaux de la petite porte et contem-

    pla la belle Italienne, qui se laissa regarder pendant un instantpar le plus beau silence et par la plus belle nuit qui jamais aitclair ce lac, le roi des lacs suisses. Francesca tait bien lIta-lienne classique, et telle que limagination veut, fait ou rve, si

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  • vous voulez, les Italiennes. Ce qui saisit tout dabord Rodolphe,ce fut llgance et la grce de la taille dont la vigueur se tra-hissait malgr son apparence frle, tant elle tait souple. Unepleur dambre rpandue sur la figure accusait un intrt su-bit, mais qui neffaait pas la volupt de deux yeux humides etdun noir velout. Deux mains, les plus belles que jamais sculp-teur grec ait attaches au bras poli dune statue, tenaient lebras de Rodolphe ; et leur blancheur tranchait sur le noir delhabit. Limprudent franais ne put quentrevoir la forme ovaleun peu longue du visage dont la bouche attriste, entrouverte,laissait voir des dents clatantes entre deux larges lvresfraches et colores. La beaut des lignes de ce visage garan-tissait Francesca la dure de cette splendeur ; mais ce quifrappa le plus Rodolphe fut ladorable laissez-aller, la franchiseitalienne de cette femme qui sabandonnait entirement sacompassion.

    Francesca dit un mot Gina, qui donna son bras Rodolphejusqu la maison Stopfer et se sauva comme une hirondellequand elle eut sonn.

    Ces patriotes ny vont pas de main morte ! se disait Ro-dolphe en sentant ses souffrances quand il se trouva seul dansson lit. Nel lago ! Gina maurait jet dans le lac avec une pierreau cou !

    Au jour, il envoya chercher Lucerne le meilleur chirurgien ;et quand il fut venu, il lui recommanda le plus profond secreten lui faisant entendre que lhonneur lexigeait. Lopold revintde son excursion le jour o son ami quittait le lit. Rodolphe luifit un conte et le chargea daller Lucerne chercher les ba-gages et leurs lettres. Lopold apporta la plus funeste, la plushorrible nouvelle : la mre de Rodolphe tait morte. Pendantque les deux amis allaient de Ble Lucerne, la fatale lettre,crite par le pre de Lopold y tait arrive le jour de leur d-part pour Fuelen. Malgr les prcautions que prit Lopold, Ro-dolphe fut saisi par une fivre nerveuse. Ds que le futur no-taire vit son ami hors de danger, il partit pour la France munidune procuration. Rodolphe put ainsi rester Gersau, le seullieu du monde o sa douleur pouvait se calmer. La situation dujeune Franais, son dsespoir, et les circonstances qui ren-daient cette perte plus affreuse pour lui que pour tout autre,furent connues et attirrent sur lui la compassion et lintrt

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  • de tout Gersau. Chaque matin la fausse muette vint voir leFranais, afin de donner des nouvelles sa matresse.

    Quand Rodolphe put sortir, il alla chez les Bergmann remer-cier miss Fanny Lovelace et son pre de lintrt quils luiavaient tmoign. Pour la premire fois depuis son tablisse-ment chez les Bergmann, le vieil Italien laissa pntrer untranger dans son appartement o Rodolphe fut reu avec unecordialit due et ses malheurs et sa qualit de Franais quiexcluait toute dfiance. Francesca se montra si belle aux lu-mires pendant la premire soire, quelle fit entrer un rayondans ce cur abattu. Ses sourires jetrent les roses de lesp-rance sur ce deuil. Elle chanta, non point des airs gais, mais degraves et sublimes mlodies appropries ltat du cur deRodolphe qui remarqua ce soin touchant. Vers huit heures, levieillard laissa ces deux jeunes gens seuls sans aucune appa-rence de crainte, et se retira chez lui. Quand Francesca fut fa-tigue de chanter, elle amena Rodolphe sous la galerie ext-rieure, do se dcouvrait le sublime spectacle du lac, et lui fitsigne de sasseoir prs delle sur un banc de bois rustique.

    Y a-t-il de lindiscrtion vous demander votre ge, caraFrancesca ? fit Rodolphe.

    Dix-neuf ans, rpondit-elle, mais passs. Si quelque chose au monde pouvait attnuer ma douleur, ce

    serait, reprit-il, lespoir de vous obtenir de votre pre. Enquelque situation de fortune que vous soyez, belle comme voustes, vous me paraissez plus riche que ne le serait la fille dunprince. Aussi trembl-je en vous faisant laveu des sentimentsque vous mavez inspirs ; mais ils sont profonds, ils sontternels.

    Zitto ! fit Francesca en mettant un des doigts de sa maindroite, sur ses lvres. Nallez pas plus loin : je ne suis pas libre,je suis marie, depuis trois ans.

    Un profond silence rgna pendant quelques instants entreeux. Quand lItalienne, effraye de la pose de Rodolphe, sap-procha de lui, elle le trouva tout fait vanoui.

    Povero ! se dit-elle, moi qui le trouvais froid.Elle alla chercher des sels, et ranima Rodolphe en les lui fai-

    sant respirer. Marie ! dit Rodolphe en regardant Francesca. Ses larmes

    coulrent alors en abondance.

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  • Enfant, dit-elle, il y a de lespoir. Mon mari a Quatre-vingts ans ? dit Rodolphe. Non, rpondit-elle en souriant, soixante-cinq. Il sest fait un

    masque de vieillard pour djouer la police. Chre, dit Rodolphe, encore quelques motions de ce genre

    et je mourrais. Aprs vingt annes de connaissance seule-ment, vous saurez quelle est la force et la puissance de moncur, de quelle nature sont ses aspirations vers le bonheur.Cette plante ne monte pas avec plus de vivacit pour spa-nouir aux rayons du soleil, dit-il en montrant un jasmin de Vir-ginie qui enveloppait la balustrade, que je ne me suis attachdepuis un mois vous. Je vous aime dun amour unique. Cetamour sera le principe secret de ma vie, et jen mourrai peut-tre !

    Oh ! Franais, Franais ! fit-elle en commentant son excla-mation par une petite moue dincrdulit.

    Ne faudra-t-il pas vous attendre, vous recevoir des mainsdu Temps ? reprit-il avec gravit. Mais, sachez-le : si vous tessincre dans la parole qui vient de vous chapper, je vous at-tendrai fidlement sans laisser aucun autre sentiment crotredans mon cur.

    Elle le regarda sournoisement. Rien, dit-il, pas mme une fantaisie. Jai ma fortune faire,

    il vous en faut une splendide, la nature vous a creprincesse..

    A ce mot, Francesca ne put retenir un faible sourire qui don-na lexpression la plus ravissante son visage, quelque chosede fin comme ce que le grand Lonard a si bien peint dans laJoconde. Ce sourire fit faire une pause Rodolphe.

    -. Oui, reprit-il, vous devez souffrir du dnment auquelvous rduit lexil. Ah ! si vous voulez me rendre heureux entretous les hommes, et sanctifier mon amour, vous me traiterez enami. Ne dois-je pas tre votre ami aussi ? Ma pauvre mre malaiss soixante mille francs dconomies, prenez-en la moiti ?

    Francesca le regarda fixement. Ce regard perant alla jus-quau fond de lme de Rodolphe.

    Nous navons besoin de rien, mes travaux suffisent notreluxe, rpondit-elle dune voix grave.

    Puis-je souffrir quune Francesca travaille ? scria-t-il. Unjour vous reviendrez dans votre pays, et vous y retrouverez ce

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  • que vous y avez laiss. De nouveau la jeune Italienne regardaRodolphe. Et vous me rendrez ce que vous aurez daignmemprunter, ajouta-t-il avec un regard plein de dlicatesse.

    Laissons ce sujet de conversation, dit-elle avec une incom-parable noblesse de geste, de regard et dattitude. Faites unebrillante fortune, soyez un des hommes remarquables de votrepays, je le veux. Lillustration est un pont-volant qui peut servir franchir un abme. Soyez ambitieux, il le faut. Je vous croisde hautes et de puissantes facults ; mais servez-vous-en pluspour le bonheur de lhumanit que pour me mriter : vous enserez plus grand mes yeux.

    Dans cette conversation qui dura deux heures, Rodolphe d-couvrit en Francesca lenthousiasme des ides librales et ceculte de la libert qui avait fait la triple rvolution de Naples,du Pimont et dEspagne. En sortant, il fut conduit jusqu laporte par Gina, la fausse muette. A onze heures, personne nerdait dans ce village, aucune indiscrtion ntait craindre,Rodolphe attira Gina dans un coin, et lui demanda tout bas enmauvais italien : Qui sont tes matres, mon enfant ! dis-lemoi, je te donnerai cette pice dor toute neuve.

    Monsieur, rpondit lenfant en prenant la pice, monsieurest le fameux libraire Lamporani de Milan, lun des chefs de larvolution, et le conspirateur que lAutriche dsire le plus tenirau Spielberg.

    La femme dun libraire ?. Eh ! tant mieux, pensa-t-il, noussommes de plain-pied.

    De quelle famille est-elle ? reprit-il, car elle a lair dunereine.

    Toutes les Italiennes sont ainsi, rpondit firement Gina. Lenom de son pre est Colonna.

    Enhardi par lhumble condition de Francesca, Rodolphe fitmettre un tendelet sa barque et des coussins larrire.Quand ce changement fut opr, lamoureux vint proposer Francesca de se promener sur le lac. LItalienne accepta, sansdoute pour jouer son rle de jeune miss aux yeux du village ;mais elle emmena Gina. Les moindres actions de Francesca Co-lonna trahissaient une ducation suprieure et le plus hautrang social. A la manire dont sassit lItalienne au bout de labarque, Rodolphe se sentit en quelque sorte spar delle ; et,devant lexpression dune vraie fiert de noble, sa familiarit

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  • prmdite tomba. Par un regard, Francesca se fit princesseavec tous les privilges dont elle et joui au Moyen-Age. Ellesemblait avoir devin les secrtes penses de ce vassal quiavait laudace de se constituer son protecteur. Dj, danslameublement du salon o Francesca lavait reu, dans sa toi-lette et dans les petites choses qui lui servaient, Rodolphe avaitreconnu les indices dune nature leve et dune haute fortune.Toutes ces observations lui revinrent la fois dans la mmoire,et il devint rveur aprs avoir t pour ainsi dire refoul par ladignit de Francesca. Gina, cette confidente peine adoles-cente, semblait elle-mme avoir un masque railleur en regar-dant Rodolphe en dessous ou de ct. Ce visible dsaccordentre la condition de lItalienne et ses manires fut une nou-velle nigme pour Rodolphe, qui souponna quelquautre rusesemblable au faux mutisme de Gina.

    O voulez-vous aller ? signora Lamporani, dit-il.- Vers Lucerne, rpondit en franais Francesca. Bon ! pensa Rodolphe, elle nest pas tonne de mentendre

    lui dire son nom, elle avait sans doute prvu ma demande Gi-na, la ruse ! Quavez-vous contre moi ? dit-il en venant enfinsasseoir prs delle et lui demandant par un geste une mainque Francesca retira. Vous tes froide et crmonieuse ; enstyle de conversation, nous dirions cassante.

    Cest vrai, rpliqua-t-elle en souriant. Jai tort. Ce nest pasbien. Cest bourgeois. Vous diriez en franais ce nest pas ar-tiste. Il vaut mieux sexpliquer que de garder contre un ami despenses hostiles ou froides, et vous mavez prouv dj votreamiti. Peut-tre suis-je alle trop loin avec vous. Vous avez dme prendre pour une femme trs-ordinaire Rodolphe multi-plia des signes de dngation. Oui, dit cette femme de li-braire en continuant sans tenir compte de la pantomime quellevoyait bien dailleurs. Je men suis aperue, et naturellement jereviens sur moi-mme. Eh ! bien, je terminerai tout parquelques paroles dune profonde vrit. Sachez-le bien, Ro-dolphe : je sens en moi la force dtouffer un sentiment qui neserait pas en harmonie avec les ides ou la prescience que jaidu vritable amour. Je puis aimer comme nous savons aimer enItalie ; mais je connais mes devoirs : aucune ivresse ne peut meles faire oublier. Marie sans mon consentement ce pauvrevieillard, je pourrais user de la libert quil me laisse avec tant

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  • de gnrosit ; mais trois ans de mariage quivalent une ac-ceptation de la loi conjugale. Aussi la plus violente passion neme ferait-elle pas mettre, mme involontairement, le dsir deme trouver libre. Emilio connat mon caractre. Il sait que,hors mon cur qui mappartient et que je puis livrer, je ne mepermettrais pas de laisser prendre ma main. Voil pourquoi jeviens de vous la refuser. Je veux tre aime, attendue avec fi-dlit, noblesse, ardeur, en ne pouvant accorder quune ten-dresse infinie dont lexpression ne dpassera point lenceintedu cur, le terrain permis. Toutes ces choses bien comprisesOh ! reprit-elle avec un geste de jeune fille, je vais redevenircoquette, rieuse, folle comme un enfant qui ne connat pas ledanger de la familiarit.

    Cette dclaration si nette, si franche fut faite dun ton, dunaccent et accompagne de regards qui lui donnrent la plusgrande profondeur de vrit.

    Une princesse Colonna naurait pas mieux parl, dit Ro-dolphe en souriant.

    Est-ce, rpliqua-t-elle avec un air de hauteur, un reprochesur lhumilit de ma naissance ? Faut-il un blason votreamour ? A Milan, les plus beaux noms : Sforza, Canova, Viscon-ti, Trivulzio, Ursini sont crits au-dessus des boutiques, il y ades Archinto apothicaires ; mais croyez que, malgr ma condi-tion de boutiquire, jai les sentiments dune duchesse.

    Un reproche ? non, madame, jai voulu vous faire unloge

    Par une comparaison ? dit-elle avec finesse. Ah ! sachez-le, reprit-il, afin de ne plus me tourmenter si

    mes paroles peignaient mal mes sentiments, mon amour est ab-solu, il comporte une obissance et un respect infinis.

    Elle inclina la tte en femme satisfaite et dit : Monsieur ac-cepte alors le trait ?

    Oui, dit-il. Je comprends que, dans une puissante et richeorganisation de femme, la facult daimer ne saurait se perdre,et que, par dlicatesse, vous vouliez la restreindre. Ah ! Fran-cesca, une tendresse partage, mon ge et avec une femmeaussi sublime, aussi royalement belle que vous ltes, maiscest voir tous mes dsirs combls. Vous aimer comme vousvoulez tre aime nest ce pas pour un jeune homme se prser-ver de toutes les folies mauvaises ? nest-ce pas employer ses

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  • forces dans une noble passion de laquelle on peut tre fier plustard, et qui ne donne que de beaux souvenirs ? Si vous saviezde quelles couleurs, de quelle posie vous venez de revtir lachane du Pilate, le Rhigi, et ce magnifique bassin

    Je veux le savoir, dit-elle. H ! bien, cette heure rayonnera sur toute ma vie, comme

    un diamant au front dune reine.Pour toute rponse, Francesca posa sa main sur celle de

    Rodolphe. Oh ! chre, jamais chre, dites, vous navez jamais aim ? Jamais ! Et vous me permettez de vous aimer noblement, en atten-

    dant tout du ciel ?Elle inclina doucement la tte. Deux grosses larmes rou-

    lrent sur les joues de Rodolphe. H ! bien, quavez-vous ? dit-elle en quittant son rle

    dimpratrice. Je nai plus