alliez eric - l’or de b. cendrars

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    Il sagit dessayer danimer littralement le schma qua reprsent Flix, partir dun livrede Cendrars qui sappelleLOr. Cest vraiment plus un scnario quun livre, le scnario, disons,dun no-western. Je vais donc distinguer assez arbitrairement un certain nombre de temps etde plans, un peu comme si lon tait dans une salle de projections et que, un moment donn, onarrtait la machine.

    Cest une histoire, et cest lhistoire du dnomm Johann August Suter, un gnral. Le sous-titreen est : La merveilleuse histoire du gnral Johann August Suter et je vais vous lire la ddicace : San Francisco

    Cest l que tu lisais lhistoire du gnral Suter quia conquis la Californie aux tats-Uniset qui, milliardaire, a t ruin par la dcouverte demines dor sur ses terresTu as longtemps chass dans la valle du Sacramentoo jai travaill au dfrichement du sol.

    1/Le premier temps de lhistoire (tant dit que comme dans toutes les bonnes histoires, le pre-mier et le dernier temps appartiennent un ordre diffrent) souvre sur un homme dont on ne saitpas trs bien ce quil fait mais qui fuit On ne sait pas trs bien non plus ce quil fuit mais ilnarrte pas de traverser. Il commence par traverser un petit village suisse, ensuite il traverse la

    France o il va jusquau Havre.Il va surtout traverser lAtlantique pour aller, bien sr, aux tats-Unis, New York. Cendrars notetrs brivement quil est issu dune grande famille, une dynastie de papetiers, les Suter. Cest lepetit-fils et lon ne comprend pas dailleurs pourquoi tout naturellement il ne sinscrit pas danscette ligne capitalistique (changes avec les villes dAllemagne, du Sud, etc.). Mais lui, dem-ble, est absolument dterritorialis par rapport cette tradition, ce phylum.Dans ce premier temps on est vraiment au niveau de laxe de persistance pure, cest la redondan-ce absolument vide, flux, territoire, la Suisse. Fuite, dterritorialisation, il ny a littralement rien.Voici la seule et trs brve prsentation du personnage que fait, dans ce premier temps, Cendrars : bord, il y a Johann August Suter, banqueroutier, fuyard, rdeur, vagabond, voleur, escroc.

    Il fuit donc sans que lon sache vraiment quoi : fuir, une aspiration comme a, il ny a rien, aucununivers. Quand il traverse ce petit village suisse pour obtenir un passeport (que dailleurs il nob-tiendra pas), tout le monde le regarde vritablement comme ltranger, lintrus, comme lincon-nu, celui qui est sans racines.Donc, un premier temps dont il ny a vraiment pas grand-chose dire, si ce nest que lon est aupremier niveau : axe de persistance, flux, territoires. Il sembarque et arrive New York.

    2/Le deuxime temps est cette phase initiatique qui aboutit au point fort, la constitution de pola-rits, dobjets : lOuest dans toute sa mythologie, la Californie.Suter va faire 10 000 mtiers dans la pure tradition des migrants qui arrivent sans un sou et

    lon est nouveau sur un flux de dterritorialisation mais un peu diffrent parce que cest imm-diatement le voyage vers lOuest qui commence lintrieur mme de la ville de New York : du

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    Les sminairesde Flix Guattari

    Eric Alliez

    Lor de B. Cendrars

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    port il va senfoncer progressivement dans la ville elle-mme, en allant dun petit mtier unautre : comme toute la civilisation amricaine, il se dplace lentement vers lOuest. Puis com-mence apparatre cet objet mythique, lOuest. On ne sait pas encore trs bien ce que cest, si cenest que cest vraiment lEldorado, la Terre Promise et lon sait, ce niveau de lhistoire, quilva falloir traverser des dserts.Et l que fait Suter ? - Il passe son temps couter les gens ; il passe son temps couter des his-

    toires sur lOuest et trs lentement se constitue cet objet. L on est au niveau des boucles smio-tiques. Cendrars insiste beaucoup sur le fait que ces gens racontent tous la mme histoire, maisavec des intonations diffrentes. Dans la partie droite du tableau les incorporels on est auniveau des boucles smiologiques, et puis bien sr : matire signaltique tous les niveaux pos-sibles et imaginables, ne serait-ce quau niveau des mtiers quil fait. Cest donc le trianglede la syntagmatique existentielle, tant dit et cest tout lobjet de cet expos quil faut prendrece tableau de manire absolument non statique ; ce qui est important, cest que la ligne hylmor-phique nest pas fixe. Le point o elle rencontre les machines concrtes et les idalits est abso-lument mouvant, et lon voit bien qu ce premier niveau la ligne hylmorphique est au niveaudes points-signes, et l au niveau du signifiant signifiant qui commence se former comme tel :

    lOuest, un flux de dterritorialisation. Alors, Cendrars crit : Enfin il en sait le nomLa CalifornieIl est hant.

    Dans cette phase initiatique, petit petit, les boucles smiologiques vont devenir redondancessmantiques, et au niveau de la matire signaltique une rptition intensive commence appa-ratre. Il sagit de collecter un certain nombre de renseignements, pour y arriver, savoir que fairel-bas, quels contacts prendre, quels types de machines commerciales crer pour se lancer dansun ranch ; cest vraiment le Far-West, cest vraiment le Western !Les boucles se retrouvent un autre niveau car pour aller de New York la Californie le trajetnest pas linaire du tout : il va falloir passer par la Nouvelle Orlans, par le Missouri, remonter,redescendre donc, les boucles se retrouvent du ct des nergtiques.

    3/Le troisime temps, cest le temps de la constitution dune communaut primitive, avec l aussiune hyperbole, savoir le branchement sur des flux capitalistiques, mais un niveau trs levpuisquil sagit, ni plus ni moins, de lconomie mondiale : lettres de crdit sur des banques enEurope, branchement sur le commerce des esclaves et sur un certain type dimportation et dex-portation de matires premires. Cest vraiment le dlire capitalistique dans toute son actualisa-tion. Et cest aussi la loi de lOuest : la constitution dune communaut, dune totalit. Six

    semaines plus tard, la valle offre un spectacle hallucinant. Le feu est pass l, le feu qui a couvsous la fume cre et basse des fougres et des arbrisseaux. Puis le feu a jailli comme une torche,haute, droite, implacable, dun seul coup. De tous les cts se dressent maintenant des moignonsfumants, lcorce tordue, les branches clates. Les grands solitaires sont encore debout, fendus,roussis par la flamme.Et lon travaille. Les bufs vont et viennent. Les mulets sont la charrue. Les semences volent.On na mme pas le temps darracher les souches noircies et les sillons les contournent. Les btes cornes pataugent dj dans les prairies marcageuses, les moutons sont sur les collines, les che-vaux paissent dans un enclos entour dpines. - Au confluent des deux rivires on lve des ter-rassements et le ranch sdifie. Des arbres peine quarris, des planches de six pouces dpais-

    seur entrent dans sa construction. Tout est solide, grand, vaste, conu pour lavenir. Les btimentssalignent, granges, magasins, rserves. Les ateliers sont au bord de leau ; le village canaque dansune ravine. (p. 61-62)

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    bateaux arms de canons taient lancre devant le fort, prts remonter soit le Rio de losAmericanos, soit le Sacramento.Les directeurs des moulins, des scieries o se dbitaient les arbres gants du pays, des innom-brables ateliers, taient pour la plupart des charpentiers de bord, des timoniers ou des matresdquipage que lon faisait dserter des voiliers en escale sur la cte en leur promettant une soldede cinq piastres par jour. (pp. 66-67).

    Voyons un peu le genre de trafic auquel se livre Suter : Des chevaux, des peaux, du talc, du fro-ment, de la farine, du mas, de la viande sche, du fromage, du beurre, des planches, du saumonfum taient journellement embarqus. Suter expdiait ses produits Van Couver, Sitka, aux

    les Sandwich, et dans tous les ports mexicains et sud-amricains ; mais il approvisionnait surtoutles nombreux navires qui venaient maintenant jeter lancre dans la baie. Cest dans cet tat deprosprit et dactivit que le capitaine Frmont trouva la Nouvelle-Helvtie quand il descenditdes montagnes aprs sa mmorable traverse de la Sierra Nevada. Suter stait port sa ren-contre avec une escorte de 25 hommes splendidement quips. Les btes taient des talons.Luniforme des cavaliers, dun drap vert sombre relev dun passepoil jaune. Le chapeau inclin

    sur loreille, les gars avaient lallure martiale. Ils taient tous jeunes, vigoureux, bien disciplins.Dinnombrables troupeaux paissaient dans les grasses prairies, des btes de choix. Les vergersregorgeaient de fruits. Dans les potagers, les lgumes du vieux monde voisinaient avec ceux descontres tropicales. Partout des fontaines et des canaux. Les villages canaques taient propres.Tout le monde tait son travail. Il rgnait partout le plus bel ordre. Des alles de magnolias, depalmiers, de bananiers, de camphriers, dorangers, de citronniers, de poivriers, traversaient lesvastes cultures pour converger vers la ferme. Les murs de lhacienda disparaissaient sous les bou-gainvillers, les roses grimpantes, les graniums charnus. Un rideau de jasmin tombait devant laporte du matre. (pp. 67-68).

    Suter finit par prsider un immense banquet, entour de ses collaborateurs et, ajoute Cendrars parmi les convives tait le gouverneur Alvarado (p. 69).Tout va trop bien, on le sent, cest la logique de laccumulation dans toute sa splendeur ; Suter esten passe de devenir lhomme le plus riche du monde. Son tat est plus grand que la France, carpour loyaux services, les Mexicains lui donnent sans arrt des terres nouvelles. Est-ce une spira-le sans fin ?

    4/Le quatrime temps ne peut tre quun tremblement de terre et ce tremblement de terre, cestlor ! Une toute autre composante, donc, intervient. La ligne hylmorphique va se coller au niveaude la ligne de transistance (univers et phylum) et videmment, ce point il y a clatement abso-lu de lancienne configuration territoriale. La dterritorialisation sacclre au maximum. Des

    devenirs machiniques fuient de partout et lon passe dune logique de laccumulation unelogique de pillage. L nous ne sommes plus au niveau dun triangle diagrammatique quilibrmais il y a littralement un court-circuit diagrammatique : Johann August Suter, je ne dirai pas le premier milliardaire amricain, mais le premier multi-millionnaire des tats-Unis, est ruin par un coup de pioche. (p. 80). Il a quarante-cinq ans.Et aprs avoir tout brav, tout risqu, tout os et stre fait une vie, il est ruin par la dcouvertedes mines dor sur ses terres.Les plus riches mines du monde.Les plus grosses ppites.

    Cest le filon. (p. 81)

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    Alors l on a envie de dire : cest vraiment le phylum ! Il ny a aucune ambigut possible et lonva voir quels types de tlescopages vont soprer. la suite du fameux coup de pioche des cen-taines de milliers dmigrs dferlent sur ses terres californiennes, et mme si les 2/3 crvent enroute, il en reste quand mme beaucoup. Ce merveilleux ranch de la Nouvelle-Helvtie est alorscompltement dtruit, dstructur, ravag, il nen reste rien, il y a des toiles de tentes partout, plusrien ne fonctionne, les ouvriers, les esclaves sen vont parce que, videmment, ils ne vont pas

    continuer travailler pour cinq piastres par jour. Cest la dsorganisation totale, et la belle logiquede laccumulation progressive, telle que pouvait nous en parler Max Weber, est dtruite ; et lhy-perbole de ce quatrime temps, cest lapparition dune espce humaine un peu spciale, diff-rente de ce quon avait vu jusqu prsent dans lOuest : ce sont les hommes de loi, cest--direaussi les hommes de lEst que Suter dteste : Johann August Suter sest retir dans son ermita-ge. Il a ramen ce quil a pu de ses troupeaux. Malgr les vnements, la premire rcolte lui rap-porte encore 40 000 boisseaux. Ses vignobles, ses vergers semblent bnis. Il pourrait encoreexploiter tout cela, car il y a dans la contre disette de vivres, limportation ne va pas de pair aveclimmigration folle, et la nue des chercheurs dor est plus dune fois menace de famine. (p. 100). Donc, au niveau dune conomie capitalistique, on pourrait tout fait imaginer une

    conversion de Suter, mais on va voir que, au niveau des idalits qui lhabitaient, ce ntait pasexactement a : Il ny a plus de bras pour les cultures, il ny a pas un seul berger.Il pourrait encore refaire fortune, spculer, profiter de la hausse vertigineuse des denres alimen-taires ; mais quoi bon ?Il voit maintenant tomber ses rserves de grains et bientt la fin de ses provisions.Dautres feront fortune.Il laisse faire.Il ne fait rien.Il ne fait rien.Il assiste impassible la prise en possession et au partage de ses terres. On tablit des titres deproprit. Un nouveau cadastre senregistre. Les derniers arrivants sont accompagns dhommesde loi. (p. 101).La Californie, cet espce de territoire sauvage, subit les rigueurs du cadastre, des hommes de loiqui arrivent de Washington. Un autre univers apparat, dautres phylums et il y a court-circuit dia-grammatique.Paralllement leffondrement de lhorizon et du plan quil a cr pour lui, ce temps est celui dela remonte de la ligne hylmorphique. En septembre 1850, la Californie entre rgulirement dans la confdration des tats-Unis.Cest un tat enfin dot de fonctionnaires et de magistrats, un corps constitutionnellement augrand complet.

    Alors commence une srie de procs prodigieux, coteux, inutiles.La Loi.La Loi impuissante.Les hommes de loi que Johann August Suter mprise. (p. 103).Que fait alors Suter ? Il va se lancer dans un procs perdu davance parce quon ne voit pas trsbien quelle est sa force, quelle est sa puissance face ce nouvel univers et aux phylums qui semettent en place.De nouveau il y aura un grand banquet avec tous les reprsentants, le gouverneur et Suter y seraft comme le hros national, lhomme qui a dcouvert la Californie, celui qui a lanc la prosp-rit sur ses terres, etc. Et l on est vraiment droite du tableau au niveau du triangle smiotique.

    Ft, il entend des discours, il ne comprend pas du tout ce qui se passe. Cest vraiment au niveau

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    du triangle smiotique la conscration totale et cest intressant parce quon voit donc laffaisse-ment de cet univers qui nempche absolument pas quau niveau smiotique. a tienne.Sur ce, il se lance dans ce procs fou parce qualors cela veut dire quil est le propritaire lgalde cinq villes, dont San Francisco, des 9/10 des mines dor puisquil se trouve que cest sur saproprit quest le plus gros filon. Il a des prtentions qui peuvent paratre folles mais dans unelogique amricaine et plus particulirement de droit de proprit, laffaire est justifiable et

    logique. Mais on se doute bien que cela pose quand mme quelques problmes au niveau de laconsistance gnrale du nouvel agencement qui vient de se mettre en place.Le feu, dans ce nouvel agencement, prendra une toute autre signification. On se rappelle quelorsque Suter est arriv, le feu participait quelque part de cette logique daccumulation : ctaitbien, a servait faire brler la terre, la rendre fertile, etc. Maintenant, au contraire, le feudevient une machine de guerre contre lui, tuant concrtement son fils (il faut dire que, entre-temps, la famille est arrive pour assister leffondrement de lunivers-Suter, sa femme est djmorte en arrivant). Deux jours aprs le banquet (smiotiquement triomphal), Suter pour son pro-cs trouve un homme de loi fou qui prend les choses la lettre, au niveau du triangle smiotique.Sans comprendre quil tait pass ailleurs, il lui donne raison.

    Suter saute de joie, enfourche son cheval et arrive dans le ranch du juge qui lui a donn raison.Celui-ci lui dit heureusement que vous arrivez parce quil y a des lueurs tranges lhorizon,javais peur que vous soyez pris l-dedans : cest la Nouvelle-Helvtie qui est en train de flam-ber ! Suter se prcipite pour trouver un tas de ruines fumantes Le diagrammatisme a chang deregistre, il ny a plus rien, pour Suter cest leffondrement.Alors l on se dit : il va revenir comme au dbut, a va tre le retour laxe de persistance, laredondance, mais on va voir que pas du tout. Suter va se brancher sur un autre univers et se mettre dlirer, comme par hasard, sur lApocalypse. Johann August Suter ne peut oublier le coup qui la frapp. Il est en proie une sombre terreur.Il sloigne de plus en plus des travaux de la ferme et cette nouvelle mise en train nabsorbe pluscomme autrefois toutes ses facults (lconomie de la terre au niveau de limaginaire ne fonc-tionne plus du tout). Tout cela ne lintresse plus gure et ses enfants peuvent trs bien y suffireet russir en suivant ses indications. Lui se plonge dans la lecture de lApocalypse. Il se pose destas de questions auxquelles il ne sait comment rpondre. Il croit avoir t toute sa vie un instru-ment entre les mains du Tout-Puissant. Il cherche deviner dans quel but, pour quelle raison. Etil a peur. Lui, lhomme daction par excellence, lui qui na jamais hsit, hsite maintenant. Ildevient renferm, mfiant, sournois, avare. Il est plein de scrupules. La dcouverte des mines dorla blanchi barbe et cheveux ; aujourdhui, linquitude secrte qui le ronge courbe et ploie sagrande taille de chef. Il va vtu dune longue robe de haine et porte un petit bonnet en peau delapin. Sa parole devient trbuchante. Ses yeux fuyants. La nuit, il ne dort pas.LOr.

    LOr la ruinIl ne comprend pas. Lor, tout cet or extrait depuis quatre ans et tout lor quon extraira encore luiappartient. On la vol. Il cherche den estimer mentalement la valeur, de formuler un chiffre.100 millions de dollars, un milliard ? Dieu, la tte lui tourne la pense quil nen aura jamais unsou. Cest une injustice. qui sadresser, Seigneur ? Et tous ces hommes qui sont venus dtrui-re ma vie, pourquoi ? Ils ont incendi mes moulins, pill et dvast mes plantations, vol et abat-tu mes troupeaux, ruin mon immense labeur, est-ce juste ? Et maintenant, aprs stre assassinsentre eux, ils fondent des familles, des villages, des villes et sorganisent sur mes terres, labride la Loi. Si cest dans lordre des choses, Seigneur, pourquoi ne puis-je moi aussi en profiter etpourquoi ai-je mrit un si total malheur ? Toutes ces villes, toutes ces villes mappartiennent

    aprs tout, et les villages, et les familles, et les gens, leur travail, leurs bestiaux, leur bonheur. Mon

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    Dieu, que faire ? Tout sest fracass entre mes mains, biens, fortune, honneur, la Nouvelle-Helvtie et Anna, cette pauvre femme. Est-ce possible et pourquoi Suter cherche une aide, unconseil, un appui autour de lui ; mais tout se drobe au point quil croit par moments ses mauximaginaires. Alors, par un trange retour sur lui-mme, il songe avec honte son enfance, lareligion, sa mre, son pre, ce milieu dhonneur et de travail, et surtout son grand-pre, cet homme intgre, cet homme dordre et de justice.

    Il est victime dun mirage.Il se retourne de plus en plus vers sa lointaine petite patrie ; il songe ce coin paisible de la vieilleEurope o tout est calme rgl, sa place. Tout y est bien ordonn, les ponts, les canaux, lesroutes. Les maisons sont debout depuis toujours. La vie des habitants est sans histoire : on y tra-vaille, on y est heureux. Il revoit Rnenterg comme sur une image. Il pense la fontaine danslaquelle il a crach en partant. Il voudrait y retourner et mourir. (pp. 119-121).Ce qui est important ici, cest cette petite chose : la vie des habitants est sans histoire , parcequvidemment, ce qui apparat dans ce court-circuit diagrammatique, cest vritablement lir-ruption de lhistoire et lirruption du temps de lhistoire : jusque l on tait dans un tempsmythique, thr, dans un temps de Terre Promise.

    5/ Cinquime temps. On est pass dans un monde tout fait kafkaen, le monde de la loi, le mondede lEst ; ltat est partout et lon se r-envoie ce pauvre Suter dun bureau un autre, on semoque de lui, il devient un clochard, un certain nombre descrocs se sont greffs sur lui pour sou-tirer une pension quavait russi lui faire obtenir le petit juge qui lui avait donn raison au dbut.Dans son dlire apocalyptique, Suter va enfin se brancher sur une secte adamite tout fait capi-talistique, avec trafic en grand ; cette secte, elle, a vraiment bien compris la mutation, cestMoon

    F - Ce qui me semble intressant dans cette approche, cest que, effectivement, on a une compo-sante pathologique : un type fout le camp comme a et, au lieu daller lasile, il traverselAtlantique. L il tombe dans un treillis danciens bagnards, de cingls et l il est bien adapt.L-dessus il attrape au passage (et je crois quEric la trs bien montr) les mythes locaux, quisont fragiles et peu consistants. Et il attrape le mythe qui monte, qui prend une consistance para-digmatique, le mythe de lOuest. En mme temps il accumule des technologies (argent, voyages,dplacements) trs prcises, car cest extrmement complexe de franchir les Rocheuses, etc. et desurvivre dans ce type de pays. Il attrape les technologies politiques que les communauts reli-gieuses navaient pas et il trouve le moyen dassocier une force militaire, une force politique,dimporter un nouveau type desclavage (ce qui semble un coup de gnie). Donc, il stabilise unterritoire, il stabilise un agencement mais qui fait quoi ? Cest l quil faut tout fait changerde registre : puisque l on a un inconscient psychotique, l on a linconscient nvrotique ou lin-

    conscient normal, les bip qui fonctionnent a va, a va pas, a va peu prs L, on a toutes lesmachines concrtes et ce qui se passe l, cest une monte irrsistible du miracle conomique.Que reprsente ce fonctionnement ? Ce miracle avait exist un petit peu du temps des commu-nauts franciscaines, avant les Mexicains qui avaient dvast toutes les territorialits existantes(alcool, esclavage, maladies, etc.). Lui a trouv une formule institutionnelle concrte et mythique et aussi axiomatique comme tu le soulignais un mode de fonctionnement permettant que amarche.Mais alors ! l je crois quil faut le souligner dune autre faon, il y a un autre lment. Cest que,si vous mettez a dans ce schma, tout est parfait, a peut crotre indfiniment selon les perspec-tives de Max Weber (logique de multiplication). Mais une seule chose manque dans ce schma :

    cest le triangle machinique abstrait de la situation savoir quil y a des phylum de toutesnatures, des univers qui se profilent l, avec leur consistance machinique qui cristallise cemoment-l.

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    Il y a le problme des phylum dor et le problme objectivement des flux dor qui sont requisau niveau de lconomie du march mondial ce moment-l : il y a une demande dor. Il y a lefait que la Californie est dores et dj, du point de vue gopolitique, un carrefour stratgiqueconsidrable (daprs une chronique, des gens qui viennent de Chine passent maintenant par laCalifornie ou le Mexique) et dj des implantations conomiques, des flux sinstituent. Dj leterme de lOuest prend sa consistance objective, indpendamment du fait que les gens en aient

    conscience, et que concrtement il y a dj des voyageurs, des machines.Donc lui, que fait-il avec son agencement l ? La seule chose qui ne va pas dans son truc, cestque cela marche trop bien ! Cest quil percute un univers capitalistique mutant trs grandechelle (flux dmographiques, conomiques, flux dor, etc.). Cest ce moment-l quil y a cecourt-circuit. Son agencement a cette brusque mutation qui le conduit, lui, zro, redevenir pourde bon psychotique, pour de bon cingl, mais il fait un point dattraction, un grand Autre de dsirincroyable, savoir que ce sont des milliers de gens du monde entier qui sont polariss vers laCalifornie, vers Suter, vers le miracle. Il est identifi a. Maintenant encore la Californie resteun domaine moteurCette dimension du triangle machinique abstrait est une dimension fondamentale de linconscient

    de cette situation puisque cest elle qui lui donne sa consistance (sinon, il y aurait trs bien puavoir une nouvelle Nouvelle-Helvtie).

    P - De lor, il y en avait dans bien dautres endroits quen Californie, mais il a bien fallu doncce capitalisme de vauriens (F.) Il fallait que a vienne ncessairement se greffer surquelque chose de prexistant qui en fournissait une image mythique. Pourquoi sont-ils venus don-ner leurs coups de pioche l, alors quil y avait beaucoup plus dor au Canada, en Alaska, etc ?Parce que l, il y avait de la prosprit dj, des formes sociales

    F - Il y avait dj les consistances incorporelles et les consistances machiniques relles et ellesont cr une sorte de terrain (terrain la fois dans les incorporels et dans les flux nergtiques,smiotiques, etc.) qui mettait la situation en tat de surfusion. Lui est venu sy prendre les pieds.Il y avait vraiment trop de connexions comme disait A. Il a fait vraiment ce quil fallait pourdclencher tout le systme qui a totalement bascul sous ses pieds.

    P - Autre chose ma frapp dans cette histoire : il est parti de Suisse pour fuir, finalement, un sys-tme bancaire et financier. L-bas il construit quelque chose qui est probablement antrieur, quiest de lordre de ses parents, grands-parents ou arrire grands-parents, et il se retrouve brutale-ment confront un retour en force fantastique de ce quil a voulu fuir.

    A - Tout fait ! Moi je dis que, dans la psychose, il y a un dcalage de gnrations.

    E - Ce qui est important, cest que le triangle du haut, quelque part, est l depuis le dbut. Jeprends par exemple une ambivalence dans le terme or qui est tout fait centrale. Quand cet objetcommence se former pour lui la Californie, lOuest cest essentiellement des fruits dor etdargent qui poussent partout . Donc, cest effectivement l depuis le dbut, en tat de surfusionde potentialit.Il faut aussi encore insister sur lautonomisation possible et vraiment jusqu lantagonisme desdeux parties du tableau (dun ct logique de type nergtique, de lautre de type incorporel).- Et donc maintenant, dernires phrases du scnario : Par un chaud aprs-midi de juin, le gn-ral est assis sur la dernire marche de lescalier monumental qui mne au palais du Congrs. Sa

    tte est vide comme celle de beaucoup de vieillards, cest un rare moment de bien-tre, il ne faitque chauffer sa vieille carcasse au soleil.

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    Je suis le gnral. Oui. Je suis le gnral, ral.Tout coup un mme de sept ans dvale quatre quatre le grand escalier de marbre, cest DickPrice, le petit marchand dallumettes, le prfr du gnral. Gnral ! gnral ! crie-t-il Suter en lui sautant au cou, gnral ! tu as gagn ! Le Congrsvient de se prononcer ! Il te donne 100 millions de dollars ! Cest bien vrai ? cest bien vrai ? tu en es sr ? lui demande Suter tenant lenfant troitement

    embrass. Mais oui, gnral, mme que Jim et Bob sont partis, il parat que cest dj dans les journaux.Ils vont en vendre ! et moi aussi je vais en faire des journaux ce soir, des tas !Suter ne remarque pas 7 petits voyous qui se tordent comme des gnomes sous le haut portique duCongrs et qui rigolent et font des signes leur petit copain. Il sest dress tout raide, na dit quunmot : Merci ! puis il a battu lair des bras et est tomb tout dune pice.Le gnral Johann August Suter est mort le 17 juin 1880, 3 heures de laprs-midi.Le Congrs navait mme pas sig ce jour-l.

    Les gamins se sont sauvs.

    Lheure sonne dans limmense place dserte et comme le soleil tourne, lombre gigantesque dupalais du Congrs recouvre bientt le cadavre du gnral.

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