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les aventuriers de la mer 9

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    ROBIN HOBB

    LES MARCHES DU TRONE

    Les Aventuriers de la mer **** *****

    Roman

    Traduit de langlais par Vronique David-Marescot

    Pygmalion

    Grard Watelet Paris

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    Titre original : SHIP OF DESTINY (troisime partie)

    The Liveship Traders - Livre III

    2000, Robin Hobb Ldition originale est parue aux Etats-Unis en 1999 chez Bantam. 2007 Editions Pygmalion/Grard Watelet Paris pour la traduction franaise ISBN : 978-2-7564-0121-8

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    LA MARCHANDE DE LA FAMILLE VESTRIT

    Le feu de bois flott qui brlait dans ltre rchauffait tout juste la pice dgarnie. Il faudrait du temps pour chasser le froid de lhiver de la grande maison, reste inhabite de longues semaines : tonnant comme le froid et labandon peuvent changer une maison.

    Les tches mnagres sont rconfortantes. Quand on nettoie, quon arrange une pice, on peut affirmer son autorit. On peut mme feindre de croire, brivement, quon met pareillement de lordre dans la vie. Keffria se leva lentement et lcha son chiffon dans le seau. Voil. Elle parcourut sa chambre des yeux en massant sa main douloureuse. Les murs avaient t lessivs avec une dcoction dherbes, le plancher rcur. La poussire humide, le remugle avaient disparu... Ainsi que toute trace de sa vie passe. En rentrant chez elle, elle avait dcouvert que le lit quelle avait partag avec Kyle, les coffres linge et sa garde-robe staient volatiliss. Les tentures et rideaux manquaient ou avaient t lacrs. Elle avait referm la porte et repouss ce souci jusqu ce que les parties principales de la maison fussent redevenues habitables. Elle tait alors revenue seule dans sa chambre et stait mise la tche. Elle navait pas la moindre ide de la faon dont elle la remeublerait. Dautres proccupations, plus importantes, lavaient absorbe durant le nettoyage fastidieux.

    Elle sassit mme le sol devant le feu et passa la pice en revue. Vide, propre, un peu froide. Exactement comme sa vie. Elle sadossa la pierre du foyer. Regarnir, arranger sa chambre et son existence lui parut soudain une perte de temps. Peut-tre valait-il mieux garder lune et lautre en ltat. Dpouilles. Simples.

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    Sa mre passa une tte dans la chambre. Ah, tu es l ! sexclama Ronica. Sais-tu ce que fait Selden ?

    Son bagage, rpondit Keffria. Ce ne sera pas long. Il na pas grand-chose emporter.

    Ronica frona les sourcils. Tu le laisses partir ? Comme a ?

    Cest son dsir, dclara-t-elle simplement. Et Jani a dit quil serait le bienvenu chez les Khuprus.

    Et pourquoi ne resterait-il pas dans sa propre famille ? demanda Ronica dun ton acerbe.

    Keffria tourna un regard las vers sa mre. Tu lui as parl ? Tu as d entendre la mme chose que moi : il est plus chez lui au dsert des Pluies, dsormais, qu Terrilville, et il change de jour en jour. Il faut quil aille Trois-Noues. Son cur lappelle vers le dragon, il veut laider dans sa mission de sauvetage des serpents.

    Ronica pntra dans la chambre en troussant lourlet de sa jupe pour viter de frler le sol encore humide. Ctait un vieux rflexe. Sa robe use ne valait gure pareil mnagement. Keffria, cest encore un enfant. Il est beaucoup trop jeune pour prendre seul ce genre de dcisions.

    Mre, je ten prie. Je le laisse partir. Il ma dj t suffisamment pnible de my rsoudre sans que tu discutes, rpta Keffria doucement.

    Parce que tu penses que cela vaut mieux pour lui ? Ronica tait incrdule.

    Parce que je nai rien de mieux lui proposer. Keffria se releva en poussant un soupir de lassitude. Quest-ce qui le retiendrait Terrilville ? Elle parcourut des yeux la pice vide. Descendons la cuisine. Il y fait plus chaud quici.

    Mais nous y serons moins tranquilles, rtorqua sa mre. Eke est en train de nettoyer le poisson pour le dner.

    En voil une surprise ! fit Keffria en biaisant, ravie de changer de sujet.

    Pas trs vari, mais cest mieux que rien, rpliqua Ronica en secouant la tte. Je prfrerais parler ici. La maison a beau tre grande, je me sens quand mme ltroit quand je pense au nombre dtrangers qui la partagent avec nous. Je

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    naurais jamais cru que nous serions obliges un jour de prendre des pensionnaires pour pouvoir assurer notre pain.

    Ils sont srement aussi gns que nous, dit Keffria. Il est grand temps que le Conseil se dcide attribuer des terres aux familles de Trois-Navires. Eke et Pel commenceraient btir demain si on leur allouait un bout de terrain.

    Ce sont encore les Nouveaux Marchands, rpondit Ronica en secouant la tte. Ils freinent toutes les mesures salutaires. Sans main-duvre servile, ils ne peuvent pas cultiver leurs immenses terres mais ils persistent en revendiquer la proprit.

    Ils cherchent simplement sen servir comme monnaie dchange, dit Keffria pensivement. Personne ne reconnat leurs prtentions. La Compagne Srille leur a dmontr que les octrois consentis par le Gouverneur Cosgo contrevenaient la charte de Terrilville. Maintenant, ils clament que Jamaillia doit les indemniser pour la terre quils ont perdue mais, comme les octrois ont t qualifis de dons , la Compagne Srille assure quon ne leur doit rien. Devouchet a perdu patience quand ils ont voulu discuter ; il leur a dit en criant que, sils pensaient que Jamaillia leur devait de largent, ils navaient qu y retourner et en dbattre l-bas. Nempche, chaque runion du Conseil, les Nouveaux Marchands continuent se plaindre et exiger.

    Ils seront bientt obligs de revenir la raison. Le printemps finira bien par arriver. Sans esclaves, ils ne pourront ni labourer ni semer. La plupart des terres dont ils se sont empars sont incultivables. Ils sont en train de dcouvrir ce quon leur a rpt depuis le dbut. On ne peut pas cultiver les terres autour de Terrilville comme Jamaillia ou en Chalcde. Elles donnent bien pendant un an ou deux mais, une fois quon a entam la charrue la couche dargile, elles deviennent marcageuses. On ne peut pas faire venir du bl dans un marais.

    Ronica approuva dun hochement de tte. Certains Nouveaux Marchands le comprennent. Jai entendu dire quils sont nombreux songer au retour Jamaillia, ds que le voyage sera moins prilleux. Cest la meilleure solution pour eux, mon avis. Ils ne se sont jamais vraiment intgrs Terrilville. Leurs

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    foyers, leurs titres, les terres de leurs anctres, leurs femmes et leurs enfants lgitimes se trouvent Jamaillia. Cest lappt du gain qui les a attirs ici. Ils ont compris quils ny feront pas fortune et ils vont rentrer chez eux. Sils senttent dans leurs prtentions, cest quils esprent avoir quelque chose vendre avant leur dpart.

    Et ils nous laisseront rparer leur dsordre, fit observer Keffria avec amertume. Je plains leurs matresses et leurs btards. Ils seront probablement obligs de rester, eux. Ou bien daller vers le nord. Il parat que des Tatous parlent de sembarquer pour les Six-Duchs. Cest un pays rude, quasi barbare, mais ils croient quils pourront recommencer leur vie l-bas sans avoir signer de contrats. Ils estiment que les conditions imposes par Jani pour devenir Marchands des Pluies sont trop restrictives.

    Quand tous ceux qui dcident de sen aller seront partis, ceux qui demeureront seront plus proches de lesprit des Premiers Marchands de Terrilville , dclara Ronica. Elle sapprocha de la fentre nue et regarda dehors dans la nuit. Je serai contente quand tout sera rgl. Si ceux qui restent ici sont dcids faire partie intgrante de Terrilville, je crois que nous irons vers la gurison. Mais cela peut prendre du temps. Voyager, que ce soit vers le nord ou le sud, nest pas sr. Elle pencha la tte vers Keffria. Tu me parais trs bien informe sur Terrilville.

    Keffria prit la remarque comme un reproche tacite et mrit. Jadis, son foyer et ses enfants reprsentaient son seul centre dintrt. Aux runions du Conseil on jacasse nen plus finir. Je sors plus quavant. Il y a moins faire la maison. Et puis nous bavardons avec Eke, quand nous prparons le dner. Cest le seul moment o elle semble parfaitement laise avec moi. Keffria marqua une pause. Elle finit par demander, intrigue : Savais-tu quelle a un faible pour Grag Tenira ? Elle a lair de croire que cest rciproque. Je nai pas su quoi rpondre.

    Sa mre sourit avec indulgence. Si Grag sintresse elle, je leur souhaite tout le bonheur possible. Cest un homme de bien, et il mrite une sage compagne. Eke parat tout indique.

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    Elle est de bonne trempe, elle est brusque mais elle a du cur, elle connat bien la mer et les marins. Grag pourrait trouver pire quEke Kelter.

    Personnellement, jaspirais mieux pour lui. Keffria tisonna le feu. Je comptais quAltha rentrerait, reviendrait la raison et lpouserait.

    Lexpression de Ronica devint grave. A lheure quil est, la seule chose dont je rve pour Altha, cest quelle nous soit rendue. Elle sapprocha du feu puis sassit vivement sur les pierres du foyer. Je prie pour eux tous. Revenez, par tous les moyens possibles. Surtout, revenez.

    Il y eut un long silence. Puis Keffria demanda voix basse : Mme Kyle, mre ? Tu espres aussi son retour ?

    Ronica tourna lgrement la tte et croisa pensivement le regard de sa fille. Puis dune voix sincre, elle affirma : Si cest ce que tu espres, alors je le souhaite aussi.

    Keffria ferma les yeux un instant. Du fond de ses secrtes tnbres, elle reprit : Mais tu penses que je devrais me dclarer veuve de marin, le pleurer et continuer mon chemin.

    Tu pourrais, si tu voulais, dit Ronica dune voix neutre. Voil assez longtemps quil a disparu. Personne ny trouverait redire.

    Keffria lutta contre la dtresse qui menaait de la submerger. Elle nosait sy abandonner, au risque de devenir folle. Jignore ce que je souhaite, mre. Je voudrais seulement savoir. Sont-ils vivants, les uns et les autres ? Ce serait presque un soulagement dapprendre que Kyle est mort. Alors je pourrais faire mon deuil, pleurer tous les bons moments, et oublier les mauvais. Sil revient... alors je ne sais pas. Je sens trop de choses en moi. Si je lai pous, cest parce quil men imposait. Jtais persuade quil prendrait soin de moi. Je voyais combien tu travaillais dur quand pre tait en mer. Je ne voulais pas mener la mme vie. Elle regarda sa mre et secoua la tte. Pardon si je te blesse.

    Mais non, dit schement Ronica (pourtant Keffria devina quelle mentait).

    Quand pre est mort, et que tout a chang, je me suis retrouve vivre comme toi, dune certaine faon. Elle sourit

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    tristement. Tant de petites choses, tant de tches accomplir, je navais plus de temps pour moi. Le plus curieux cest que, maintenant que jai pris les rnes, je ne pourrais pas les lcher, je suppose. Mme si Kyle apparaissait demain sur le seuil et quil disait : Ne tinquite pas, chrie, je moccupe de tout , je ne crois pas que je le laisserais faire. Parce que jen sais trop, aujourdhui.

    Elle secoua la tte. Par exemple, je sais aujourdhui que je suis meilleure que lui pour arranger les choses. Jai commenc men rendre compte quand jai eu affaire nos cranciers. Jai compris pourquoi tu as agi comme tu las fait, jai saisi ta logique. Mais jai compris aussi que Kyle naurait pas fait preuve de la mme patience. Et... Elle tourna le regard vers sa mre. Tu vois comme je suis, maintenant ? Je ne veux plus de ces fardeaux. Mais je ne peux supporter de men dcharger sur quelquun dautre. Parce que, malgr tout le travail, jaime diriger ma vie.

    Avec lhomme qui convient, on peut diriger deux , suggra Ronica.

    Keffria sentit son sourire se crisper. Mais Kyle nest pas lhomme qui convient. Et nous le savons toutes les deux, prsent. Elle inspira profondment. Sil revenait aujourdhui, je ne le laisserais pas voter pour la famille au Conseil. Parce que je connais mieux Terrilville que lui et que je peux voter avec plus de discernement. Mais Kyle naimerait pas du tout. Je crois que cela seul suffirait lloigner.

    Kyle naimerait pas que tu aies assum la responsabilit de voter ? Que tu aies t capable de torganiser pendant son absence ?

    Keffria saccorda du temps avant de rpondre. Elle se fora noncer la vrit. Il dtesterait que jy aie russi, mre. Pourtant, cest ainsi. Et cela me plat den tre capable. Cest une des raisons qui me poussent laisser partir Selden. Parce que, aussi jeune quil soit, il ma prouv quil se prenait en charge mieux que je ne saurais le faire. Je pourrais le garder en scurit, prs de moi. Mais ce serait agir exactement comme Kyle qui me tenait sous sa coupe.

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    Un coup lger frapp la porte les fit sursauter. Rache passa une tte dans lentrebillement.

    Jani Khuprus est l. Elle dit quelle vient chercher Selden.

    Rache avait chang insensiblement depuis les vnements de Terrilville. Elle vivait toujours avec les Vestrit et se chargeait des tches dune servante. Mais elle parlait sans dtour de la terre quelle esprait acqurir, du genre de maison quelle btirait quand la convention serait enfin arrte. Lorsquelle annona que Jani venait chercher Selden, elle manifesta sa dsapprobation par un ton quelle naurait pas employ nagure. Keffria ne sen formalisa pas. Cette femme stait occupe de ses enfants et, ce faisant, elle en tait venue les chrir sincrement. Rache avait t tout heureuse du retour de Selden. Cela la chagrinait de le voir repartir pour le dsert des Pluies.

    Je descends, rpondit aussitt Keffria. Tu devrais venir aussi si tu veux lui dire au revoir.

    *

    En attendant Keffria avec nervosit, Jani examinait la

    pice qui avait bien chang depuis les jours heureux o Reyn avait fait sa cour Malta : propre mais meuble de bric et de broc de siges et dune table quelque peu branlante, manifestement rcuprs de droite et de gauche dans la maison. Point de livres, de tapisseries, de tapis, point de ces petits dtails intimes qui donnent du cachet une pice. Elle plaignait les Vestrit de tout son cur. On leur avait enlev leur foyer ; seuls les murs demeuraient.

    Au vrai, navait-elle pas, elle-mme, assist leffondrement de la cit ensevelie, source de la richesse du dsert des Pluies et, indirectement, de Terrilville ? Trois-Noues allait affronter des temps de vaches maigres. Mais sa maison avait rsist la tempte. Elle disposait de ressources. Ses tableaux, son linge brod, ses bijoux, sa garde-robe lattendaient chez elle. Elle navait pas tout perdu, comme les Vestrit. Elle sen sentait dautant plus goste demmener le dernier vestige

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    de la vritable richesse de la famille. Le dernier fils partirait avec elle cette nuit. On ne lavait pas nonce tout haut, cette vrit inscrite en grand sur le visage cailleux de Selden. Il appartenait dsormais au dsert des Pluies. Ce ntait pas le fait de Jani , elle naurait jamais cherch voler un fils, encore moins le dernier de sa ligne. Elle caressait lide demmener le garon avec elle. Ce qui nattnuait pas ses remords. Un enfant de plus dans sa maisonne tait un trsor inestimable. Elle regrettait de lacqurir aux dpens de ses amies.

    Le crissement de leurs sandales les prcda. Dabord Keffria puis Ronica et enfin Rache pntrrent dans la pice. Selden ntait pas avec elles. Tant mieux. Jani prfrait faire sa proposition Keffria avant que celle-ci nait dit au revoir son fils, proposition qui ainsi ressemblerait moins un march. Durant lchange des saluts, elle remarqua que la main de Ronica tait plus frle dans la sienne et que sa fille tait plus grave et plus rserve. Ma foi, ctait assez naturel.

    Aimeriez-vous une tasse de th ? demanda Keffria, obissant une ancienne courtoisie. Puis, avec un rire nerveux, elle se tourna vers Rache. Cest--dire, si nous en avons, ou quelque chose dapprochant ?

    La servante sourit. Je dois pouvoir trouver des herbes infuser.

    Je prendrais bien volontiers quelque chose de chaud, rpondit Jani. Je suis gele jusquaux os. Pourquoi faut-il que lhiver soit si rude quand nous vivons des temps aussi difficiles ?

    Elles se plaignirent un peu. Lorsque Rache revint avec la tisane, Ronica coupa court aux banalits. Eh bien, cessons de tergiverser comme si nous ignorions la raison de la prsence de Jani. Elle est venue pour emmener Selden au dsert des Pluies, sur le Kendri qui appareille cette nuit. Je sais que Keffria a donn son accord, et que cest le dsir de Selden. Mais... Le courage lui manqua. Sa voix se crispa sur les derniers mots. Mais cela me chagrine vraiment de perdre Selden...

    Je regrette que vous prouviez ce sentiment, dclara Jani. Que vous ayez limpression de le perdre, veux-je dire. Il vient avec moi aujourdhui, pour un temps, parce quil croit

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    sincrement quil a le devoir de nous assister dans notre travail prliminaire. Il ne fait pas de doute que le dsert des Pluies a appos sa marque sur lui. Mais cela ne signifie pas quil nest plus un Vestrit. Et dans lavenir, jespre que le dsert des Pluies et Terrilville viendront se mler librement et souvent. Ces paroles ne suscitrent gure de raction. Selden nest pas la seule raison de ma prsence ici, ajouta-t-elle brusquement. Jai deux propositions faire. Lune de la part du Conseil des Marchands des Pluies. Lautre de ma part moi.

    Avant quelle ait pu poursuivre, Selden ouvrit la porte. Je suis prt , annona-t-il avec une vidente satisfaction. Il entra en tranant un sac de toile tout bossel et regarda le groupe de femmes. Pourquoi ce silence ? demanda-t-il. La lueur du feu dansait sur les cailles de ses pommettes. Personne ne rpondit.

    Jani sinstalla sur son sige et accepta la tasse que Rache lui avait servie. Elle avala une petite gorge, profitant du silence pour mettre de lordre dans ses penses. La tisane avait un got de menthe, avec une saveur piquante de racine de palme. Cest vraiment dlicieux , dit-elle sincrement en reposant la tasse. Elle promena le regard sur les visages qui lentouraient. Keffria tenait sa tasse mais ny avait pas encore got. Ronica, elle, ny avait pas touch. Jani saperut subitement de son omission. Elle sclaircit la gorge.

    Moi, Jani Khuprus, des Marchands du dsert des Pluies, jaccepte lhospitalit de votre demeure et de votre table. Je me rappelle tous les plus anciens engagements du dsert des Pluies Terrilville. Alors quelle prononait les antiques paroles consacres, elle fut surprise de sentir les larmes lui monter aux yeux. Oui, ctait bien cela. Elle lut sur les visages des femmes de Terrilville vin sentiment rciproque.

    Comme si elles avaient rpt leur intervention, Keffria et Ronica se mirent parler en mme temps. Nous, Ronica et Keffria Vestrit des Marchands de Terrilville, vous souhaitons la bienvenue notre table et dans notre demeure. Nous nous rappelons les plus anciens engagements de Terrilville au dsert des Pluies.

    Keffria les surprit tous en poursuivant seule : Et notre accord particulier concernant la vivenef Vivacia, produit de nos

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    deux familles, avec lespoir quelles suniront par le mariage de Malta Vestrit et de Reyn Khuprus. Elle prit une profonde inspiration. Sa voix tremblait peine. En tmoignage du lien qui nous unit, je vous offre mon fils cadet, Selden Vestrit, je le confie la famille Khuprus du dsert des Pluies. Je vous charge de lui enseigner les usages de notre peuple.

    Oui. Ctait bien. Que tout soit officiel. Selden se redressa soudain de toute sa taille. Il lcha son sac et savana. Il saisit la main de sa mre et leva les yeux vers elle. Dois-je dire quelque chose ? demanda-t-il gravement.

    Jani tendit la main. Moi, Jani Khuprus, du dsert des Pluies, jaccueille Selden Vestrit, confi notre famille. On lui enseignera les usages de notre peuple. Il sera chri comme lun des ntres. Si tel est son souhait.

    Selden ne lcha pas la main de sa mre. Comme il tait sage, dj, ce garon ! Mais il plaa sa main libre dans celle de Jani. Il sclaircit la gorge. Moi, Selden de la famille Vestrit dsire tre confi la famille Khuprus du dsert des Pluies. Il regarda sa mre en ajoutant : Je ferai de mon mieux pour apprendre tout ce quon menseignera. Voil qui est fait.

    Voil qui est fait , confirma sa mre doucement. Jani jeta un coup dil la petite main rche quelle tenait. Des cailles commenaient apparatre autour du lit des ongles. Il changerait rapidement. Oui, vraiment, quil aille au dsert des Pluies o ce genre de choses tait accept, ctait pour le mieux. Lespace dun instant, elle se demanda ce que sa fille cadette Kys penserait de lui. Il tait un peu plus g quelle. Une union entre eux ne serait pas impensable. Puis elle repoussa cette ide goste. Elle leva les yeux pour croiser le regard morne de Keffria.

    Vous pouvez venir aussi, si vous le souhaitez. Et vous, Ronica. Cest ma proposition. Venez Trois-Noues. Je ne vous promets pas que la vie y sera plus facile quici mais vous serez les bienvenues chez moi. Je sais que vous attendez des nouvelles de Malta. Moi aussi, jattends le retour du dragon. Nous pourrions attendre ensemble.

    Keffria secoua lentement la tte. Jai pass trop de temps attendre dans ma vie, Jani. Cest fini, maintenant. Il faut

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    pousser le Conseil de Terrilville agir et je suis parmi ceux qui doivent sy employer. Je ne peux attendre qu ils ramnent le calme. Il faut que jinsiste, chaque jour, pour que toutes les plaintes soient examines. Elle regarda son fils. Je suis dsole, Selden.

    Il lui adressa un regard perplexe. Dsole de faire ce que tu dois ? Mre, cest ton exemple que je suis. Je vais Trois-Noues pour la mme raison. Il parvint sourire. Tu me laisses partir. Et je me spare de toi. Parce que nous sommes des Marchands.

    Le visage de Keffria se dcrispa soudain comme si un pch impardonnable avait t effac de son me. Elle poussa un grand soupir. Merci, Selden.

    Moi aussi, je dois rester, dit Ronica dans le silence. Car si Keffria est la Marchande de la famille, je suis oblige de veiller nos intrts. On na pas seulement saccag et pill notre maison. Nous avons dautres proprits, qui ont subi des dommages similaires. Si nous ne voulons pas tout perdre, je dois agir maintenant, embaucher des ouvriers qui vont travailler en change dune partie de la prochaine rcolte. Le printemps va revenir. Les vignes et les vergers vont produire de nouvelles feuilles. Malgr tous nos autres soucis, il faut prvoir.

    Jani secoua la tte avec un petit sourire. Je mattendais votre rponse. Et le Conseil du dsert des Pluies men avait prvenue quand je lui ai fait part de mes intentions.

    Keffria frona les sourcils. Pourquoi le Conseil des Pluies serait-il intress notre rponse ?

    Jani ne rvlerait pas que le Conseil avait t aussi impatient quelle-mme de sapproprier Selden Vestrit. Mais elle leur dit le reste. Il tait dsireux de profiter de vos services, Keffria. Mais pour tre efficace, il vous faudrait demeurer Terrilville.

    Mes services ? Keffria tait manifestement ahurie. Quels services puis-je donc leur rendre ?

    Il se peut que vous ayez oubli ou chass de votre esprit votre dernire intervention au Conseil des Pluies. Mais les membres du Conseil, eux, ne lont pas oublie. Ils ont t trs

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    tents par votre proposition, quand vous avez offert de risquer votre vie pour les Marchands. Mais la situation a volu si rapidement que votre sacrifice ntait plus ncessaire. Pourtant votre disponibilit ainsi que votre apprciation lucide des affaires les ont fortement impressionns. Avec tous ces changements dans lair, le Conseil du dsert des Pluies a besoin dune voix officielle Terrilville. Quand des Marchands tels que Polks, Kevin et Lorek tombent daccord pour considrer que vous tes la mieux place, vous devez comprendre que vous avez produit une impression trs favorable.

    Keffria rougit lgrement. Mais les Marchands du dsert des Pluies ont toujours pu parler librement au Conseil de Terrilville, tout comme un Marchand de Terrilville peut rclamer le droit la parole au dsert des Pluies. Vous navez pas besoin de moi comme reprsentante.

    Nous ne sommes pas du mme avis. Les changements se prcipitent ; seuls les oiseaux messagers peuvent voler aussi rapidement, nos communauts doivent cooprer plus troitement que par le pass. La circulation des vivenefs sur le fleuve, ainsi que celle de nos vaisseaux de patrouille, a t rduite, ces derniers temps. Pourtant, plus que jamais, nous avons besoin ici, Terrilville, de la voix de quelquun qui comprenne les proccupations du dsert des Pluies. Nous vous considrons comme la personne idale. Votre famille est dj troitement lie au dsert des Pluies. Si nous comptons que vous nous demandiez conseil toutes les fois que ce sera possible, nous nous fierons vous pour parler en notre nom quand un avis urgent sera ncessaire.

    Mais pourquoi ne pas choisir lun des vtres ici, Terrilville ? senquit Keffria dune voix hsitante.

    Parce que, comme vous venez de le dire, vous et votre mre, ils doivent rester proches de leurs foyers en ces temps troubls. Dailleurs, maints gards, vous tes maintenant des ntres.

    Ce serait parfait, mre, intervint soudain Selden. Car le dragon aura aussi besoin de ta voix. Tu pourrais convaincre Terrilville de la ncessit dassister le dragon, au-del de ce que prvoit l accord que nous avons sign.

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    Jani le regarda avec surprise. La pice avait beau tre claire, elle vit les yeux du garon rayonner littralement denthousiasme. Mais Selden, viendra peut-tre un temps o les intrts du dragon diffreront de ceux du dsert des Pluies ou de Terrilville, avana-t-elle doucement.

    Oh non ! Il vous est difficile de le croire mais je sais de quoi je parle. Cette connaissance va au-del de ma personne, elle remonte une autre poque. Jai rv de la cit qua voque Tintaglia, elle dpasse toute imagination. Compare Cassaric, Clochetinte tait bien modeste.

    Cassaric ? Clochetinte ? interrogea Jani, confondue. Clochetinte est le nom que les Anciens ont donn la

    cit ensevelie sous Trois-Noues. Cassaric est la cit que vous allez exhumer pour Tintaglia. Vous y trouverez des salles construites lchelle des dragons. Dans la Salle de lEtoile, vous dcouvrirez un sol incrust de joyaux de feu, comme vous les appelez, qui reprsente le ciel nocturne la veille du printemps. Il y a un labyrinthe aux murs de cristal, accord pour rflchir les rves de ceux qui sy aventurent ; parcourir ce labyrinthe, cest faire face son me. LArc-En-Ciel du Temps, ainsi lappellent-ils entre eux, car ceux qui lont parcouru semblent avoir emprunt chacun un itinraire diffrent. Des merveilles sont enterres l et peuvent tre exhumes au jour... Extasi, il laissa sa phrase en suspens. Il demeura en silence, respirer profondment, les yeux perdus au loin. Les autres changrent des regards. Il se remit parler. La richesse que les dragons vont nous apporter excdera de loin largent. Ce sera la renaissance du monde. Lespce humaine est devenue isole, et dangereusement arrogante dans sa solitude. Le retour des dragons rtablira lquilibre dans nos esprits et dans nos ambitions. Brusquement il clata de rire. Non quils soient des tres parfaits, oh non ! Ce qui fait notre valeur aux uns et aux autres, cest que chaque race prsente lautre un miroir de prsomption et de vanit. Devant lattitude impudente et dominatrice dune espce diffrente de la ntre, nous comprendrons le ridicule de nos prtentions.

    Le silence suivit ces paroles. Les ides quil avait lances si ngligemment rencontrrent un cho en Jani. Lintonation du

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    garon, son vocabulaire ntaient pas ceux dun enfant. Etait-ce linfluence du dragon ? Quavaient-ils donc lch sur le monde ?

    Aujourdhui, vous doutez, rpliqua Selden ses questions muettes. Mais vous verrez, le dsert des Pluies trouvera son intrt satisfaire le dragon.

    Eh bien, rpondit enfin Jani. En cela, peut-tre faudra-t-il sen remettre au jugement de ta mre, puisquelle nous reprsente.

    Cest une lourde responsabilit, fit Keffria, indcise. Nous en sommes tous conscients, reprit Jani dun ton

    gal. Et elle ne saurait tre assume sans ddommagement. Elle marqua une hsitation. Au dbut, nous serons en peine de vous rtribuer en argent. Jusqu ce que le commerce soit rtabli, nous serons obligs, je le crains, den revenir au troc. Elle parcourut la pice des yeux. Nous disposons dun mobilier en suffisance. Estimez-vous que nous puissions instaurer un change quitable ?

    Une tincelle despoir salluma dans les yeux de Ronica. Certainement , rpondit aussitt Keffria. Avec un rire triste, elle ajouta : Je ne saurais penser aucun meuble qui ne trouverait ici son emploi.

    Jani sourit, satisfaite. Elle avait craint de leur donner croire quelle achetait Selden. En vrit, elle avait limpression davoir conclu le meilleur des marchs, celui o chaque partie a le sentiment davoir emport la mise. Dressons une liste de ce qui vous manque le plus , proposa-t-elle. Elle posa la main sur lpaule de Selden, en prenant garde de ne pas paratre trop possessive. Quand nous arriverons Trois-Noues, Selden pourra maider choisir ce qui conviendra le mieux.

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    RPARATIONS

    Bon, alors, retour la plage, constata Parangon. Pas pour longtemps , assura Ambre. Elle posa

    brivement sa main gante sur le pont. Ctait un geste de tendresse, mais ce ntait quun geste. Elle avait dormi longtemps, profondment, et il avait attendu avec impatience son rveil pour retrouver le contact fugace quils avaient partag. Mais cela ne devait pas tre. Il ne pouvait latteindre, il la sentait peine. Il tait plus seul que jamais.

    Brashen navait plus confiance en lui. Parangon avait essay de lui dire quil ny avait pas davarie dans les uvres mortes mais Brashen avait tenu chouer le navire sur la plage. Le capitaine stait excus avec raideur, en expliquant quil aurait agi de mme avec nimporte quel navire aussi endommag que Parangon. Puis il avait mis au sec la carcasse roussie sur une plage de sable. La mare stait retire, lchouant l, la coque presque entirement dcouverte. Au moins tait-il hors de porte du serpent qui tournait sans fin autour de lui. Lanimal le harcelait, lincitant la vengeance, ce qui le rendait fou.

    Brashen avait schement enjoint les membres survivants de lquipage de procder aux rparations. Il arpentait le pont, lair imposant, ouvrant peine la bouche, et le travail avanait, malgr le manque dentrain des hommes. Le mt de rserve avait t dress et fix. On avait rcupr manilles et manuvres courantes, on avait tir sur le pont des morceaux de cordages intacts quon avait pisss, de la toile et autres fournitures. Les vivres gts avaient t jets par-dessus bord. On avait barr les fentres casses dans la chambre du capitaine, envoy une quipe terre pour couper du bois afin de

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    confectionner des espars. Le bois vert serait impropre travailler mais ils navaient pas le choix. Il ny avait pas de bavardage, pas de chanson, pas de plaisanterie. Mme Clef tait renferm et muet. Personne navait tent deffacer les taches de sang sur le pont. On les contournait ou on les enjambait. Le venin des serpents avait fait des trous et des indentations dans le bois-sorcier, avait piquet le visage de la figure de proue et laiss des tranes sur sa poitrine. Des cicatrices de plus.

    Vtue dune ample tunique taille dans un drap, Ambre avait trim avec les autres jusqu ce que Brashen lui ait ordonn avec brusquerie de prendre du repos. Elle tait reste allonge quelque temps en silence sur sa couchette. Puis elle stait leve, comme si elle ne pouvait supporter de rester immobile. A prsent, elle tait assise sur le gaillard davant et triait les outils qui allaient lui servir. Elle se dplaait avec gaucherie, mnageant le ct brl de son corps. Parangon stait habitu ce quelle lui fasse part voix haute de ses faits et gestes mais aujourdhui, elle tait silencieuse. Il la sentait proccupe mais nen comprenait pas la raison.

    Kennit et la Vivacia avaient disparu comme sils ne staient jamais trouvs l. De la horde qui lavait attaqu ne restait quun seul serpent. Les jours de calme depuis le coup de tabac rendaient tout cela encore plus irrel. Mais cela navait pas t un rve. Les dragons taient tapis en lui, juste sous la surface. Un sang neuf marquait son pont. Plusieurs matelots taient toujours fchs contre lui. Ou ils avaient peur de lui. Parfois, avec les humains, il tait difficile de dmler les deux. Mais ctait la distance quAmbre observait son gard qui le blessait le plus.

    Je ny pouvais rien, rpta-t-il sur un ton plaintif. Vraiment ? demanda-t-elle avec indiffrence. Elle avait t comme a tout laprs-midi. Elle ne laccusait

    pas mais elle nacceptait pas non plus ce quil disait. Il perdit son sang-froid. Non. Je ny pouvais rien ! Et puisque tu as fouill dans mes souvenirs, tu devrais le comprendre. Kennit fait partie de ma famille. Tu le sais, maintenant. Tu sais tout, dsormais. Tous les secrets que javais jur de garder pour moi, tu les as vols.

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    Il retomba dans le silence, troubl par le remords. Il ne pouvait tre loyal. Sil tait loyal envers Kennit, il tait dloyal envers Ambre et ses dragons. Kennit faisait partie de sa famille, pourtant il lui avait dj une fois manqu de parole. Il tait dloyal et mchant. Pire, il se sentait affranchi. Ses motions tournaient comme une girouette. Il navait pas vraiment voulu mourir, ni tuer tous ses amis. Ambre aurait d le savoir. Elle savait tout, dsormais. Il trouvait une sorte de rconfort honteux partager ce terrible secret, car il tait content que quelquun enfin sache tout. Son ct puril esprait quelle lui dirait quoi faire. Trop longtemps, il stait collet avec ces souvenirs effrayants et odieux. Au bout de tout ce temps ils auraient d disparatre, devenir insignifiants. Au contraire, ils avaient form un abcs et, au moment mme o il renaissait une vie nouvelle, la vieille blessure avait crev et tout empoisonn. Cela avait failli les tuer tous.

    Tu aurais d nous le dire. Les mots taient contraints, comme si elle avait voulu les retenir. Pendant tout ce temps, tu savais bien des choses qui auraient pu nous aider, et tu les as gardes pour toi. Pourquoi, Parangon, pourquoi ?

    Il ne rpondit pas tout de suite. Il sentait ce quelle tait en train de faire. Elle tournait un cordage sur un taquet. Elle sy appuya de tout son poids. Puis elle sapprocha de la lisse et lescalada avec raideur. Elle retomba par-dessus la proue, slana devant lui et sans crier gare atterrit lgrement contre sa poitrine. Par rflexe, il leva les mains pour la cueillir. Elle se figea dans son treinte puis dclara avec rsignation : Je sais. Tu pourrais me tuer sur-le-champ, si tu voulais. Mais depuis le dbut, nous navons pas eu dautre choix que nous en remettre toi. Jai espr que la confiance serait rciproque mais, lvidence, cela na pas t le cas. Tu as prouv que tu tais capable de nous tuer tous. Cela tant, je ne vois plus de raison de te redouter. Que tu dcides ou non de nous tuer, tu mas montr que je nai aucune prise l-dessus. Tout ce que je peux faire, cest observer une discipline de vie et accomplir ce que je dois.

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    Peut-tre est-ce vrai pour moi aussi , rtorqua-t-il. Il fit une plate-forme de ses mains afin quelle puisse sy tenir, tout comme pour le petit Kennit, il y avait si longtemps.

    Elle ne releva pas ses paroles. Elle passa lgrement ses mains gantes sur le visage de Parangon, effleurant ses nouvelles cicatrices, ses joues, son nez et sa barbe.

    Il ne put laisser le silence se prolonger. Cette nuit-l, tu maimais. Tu tais prte risquer ta vie pour me sauver. Pourquoi es-tu si fche aujourdhui ?

    Je ne suis pas fche, protesta-t-elle. Je ne peux mempcher de penser que tout aurait pu tourner diffremment. Je suis... blesse. Non. Chagrine. A cause de ce que tu nas pas fait, alors que nous, nous avons accompli ce que nous avons pu pour toi. A cause de tout ce que tu nous as cach. Et si je suis si profondment peine, cest sans doute parce que je taime proportion. Pourquoi ne nous as-tu pas fait confiance, Parangon ? Si tu nous avais rvl tes secrets, tout se serait rsolu diffremment.

    Il rflchit un moment ces paroles tandis quelle lui ttait le cou et la mchoire. Tu en as plein, toi aussi, des secrets, dit-il subitement accusateur. Que tu nas jamais partags avec nous. Et tu me mprises parce que je les garde pour moi ?

    Les secrets que je dtiens mappartiennent. Mon silence ne nuit personne , repartit-elle dun ton devenu solennel.

    Il devina ses doutes. Tu nen es pas sre. Il tait tout aussi dangereux que je parle ou que je me taise. Mais comme tu dis, ces secrets mappartenaient. Cest peut-tre la seule chose qui mait vraiment appartenu.

    Elle observa un long moment le silence. O sont les dragons ? dit-elle enfin. Que sont-ils, pourquoi y a-t-il des dragons en toi ? Est-ce cause de toi que je rvais de dragons et de serpents ? Ai-je t appele vers toi ?

    Il rflchit un instant. Que me donneras-tu en change si je rponds ? Un de tes secrets ? Pour me prouver que tu me fais confiance autant que je te fais confiance.

    Je ne sais pas si je peux , pronona Ambre avec lenteur. Elle avait cess de lui caresser le visage. Mes secrets sont ma

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    cuirasse. Sans eux, je suis trs vulnrable toutes sortes de blessures. Mme aux blessures infliges involontairement.

    Tu vois, tu comprends , scria-t-il aussitt. Il sentit que son trait portait.

    Elle prit une inspiration et parla avec prcipitation, comme si elle plongeait dans leau froide. Cest difficile expliquer. Quand jtais beaucoup plus jeune et que jen parlais, on me trouvait trop prtentieuse. On voulait me persuader que je ne pouvais pas tre celle que je croyais. Finalement, je me suis sauve. Alors je me suis promis que je naurais plus peur de ce quon pourrait penser de moi. Que je ne rvlerai pas lavenir qui mattendait. Trs rares sont ceux qui jai fait part de mes rves et de mes ambitions.

    Tu parles beaucoup mais tu ne dis pas grand-chose, fit remarquer Parangon avec impatience. Ques-tu exactement ?

    Elle eut un petit rire sans joie. Je ne saurais te lexpliquer en un mot. On ma traite de folle aussi souvent que de prophte. Jai toujours su que javais des choses accomplir pour le monde, des choses que personne dautre ne pourrait accomplir. Bon. Cest vrai de chacun de nous, je nen doute pas. Pourtant, je suis une voie que je ne distingue pas clairement. Il y a des guides le long du chemin, mais je ne les trouve pas toujours. Je suis partie la recherche dun petit esclave neuf doigts. Elle secoua la tte. Il le sentit.

    A la place jai dcouvert Altha, et quoiquelle ne soit ni garon ni esclave et quelle ait ses dix doigts, jai eu lintuition quelle avait un rapport avec lui. Alors je lai aide. Puissent les dieux me pardonner, je lai aide chercher sa mort. Puis jai rencontr Malta, et je me suis demand si ce ntait pas elle que jaurais d aider. Je tends le bras, Parangon, travers les brumes du temps, pour atteindre des symboles qui deviennent des hommes et des hommes qui frlent la lgende. Jai une tche accomplir ici mais elle me demeure cache. Je ne peux qualler de lavant en esprant que, le moment venu, je la reconnatrai et jagirai comme il faut. Quoique, aujourdhui, lespoir soit bien mince. Elle respira. Pourquoi y a-t-il des dragons en toi ?

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    Il devina quelle avait dlibrment chang de sujet. Nanmoins, il lui rpondit : Parce que jtais destin tre dragon. Ce que vous appelez bois-sorcier est en fait une enveloppe protectrice que les serpents de mer tissent autour deux avant de commencer leur mtamorphose en dragon. Les Marchands du dsert des Pluies ont dcouvert des dragons dans leur enveloppe, parmi les ruines dune antique cit. Aprs les avoir tus, ils ont utilis leurs enveloppes, riches de souvenirs de dragon, pour construire des navires. On nous appelle vivenefs or, en vrit, nous sommes morts. Mais, tant que la mmoire est vivante, nous sommes condamns une semi vie, emprisonns dans un corps balourd qui ne peut se mouvoir sans le concours des humains. Je suis plus malheureux que la plupart car on a utilis deux cocons pour ma construction. Depuis que jai t cr, les dragons lintrieur de moi ont lutt pour prendre le dessus. Il secoua son immense tte. Je me suis veill trop tt, vois-tu. Je nai pas absorb assez de souvenirs humains pour me fixer fortement sur eux. Depuis que jai ouvert les yeux, je suis tiraill.

    Je ne comprends pas. Pourquoi es-tu Parangon alors, et non un dragon ?

    Il rit amrement. Tu crois que cest quoi, Parangon, sinon un vernis de souvenirs humains plaqu sur des dragons rivaux ? En se disputant la prminence, ils mont permis de maffirmer. Quand je dis je , je sais peine ce que jentends par l. Il soupira. Cest ce que Kennit ma donn, et ce qui me manquera le plus. La conscience de soi. Le sentiment dappartenir une famille. Quand il tait bord, je navais aucun doute sur mon identit. Tu le considres comme un pirate sanguinaire. Moi, je le vois dabord comme un petit garon sauvage, plein de vie et de joie dans le vent et les vagues. Il riait, se balanait dans la mture et ne me laissait pas en paix. Il refusait davoir peur de moi. Il tait n bord. Peux-tu limaginer ? La seule naissance laquelle jaie jamais assist a t en mesure deffacer toutes les morts qui lavaient prcde. Son pre me la prsent, tout couvert encore du sang de sa naissance. Tu nas jamais t mon navire, Parangon. Dans le fond de ton cur. Mais peut-tre pourras-tu tre le sien comme

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    il est toi. Et cest ce quil a t. Il a tenu les dragons en chec. Toi, tu les as librs et nous devons tous dsormais en subir les consquences.

    Ils ont lair tranquilles. Endormis, hasarda Ambre. Tu parais tout fait toi-mme, en plus... ouvert.

    Exactement. Tellement ouvert que je laisse filtrer mes secrets. Ques-tu en train de faire ? Il croyait quelle inspectait les dgts causs par le feu. Il sattendait quelle parcourre sa coque comme une araigne, non quelle se promne sur tout son corps.

    Je tiens la promesse que jai faite, toi et aux dragons. Je vais te sculpter des yeux. Jessaie de dterminer o commencer les rparations.

    Non. Tu es sr ? demanda-t-elle mi-voix. Il sentit son

    dsarroi. Elle lavait promis aux dragons. Que ferait-elle si Parangon le lui interdisait ?

    Non, je veux dire ne me rpare pas le visage. Donne-men un nouveau. Un qui sera tout moi.

    Heureusement, elle ne lui demanda pas ce quil entendait par l. Elle se borna rpter : Tu es sr ?

    Il rflchit vin instant. Je crois... Je ne veux pas tre vin dragon. Cest--dire, je veux bien mais je dsire tre les deux, si je suis oblig dtre dragon. Et pourtant, je dsire aussi tre Parangon. Pour tre, comme tu dis, trois fondus en un. Je veux... Il hsita. Si elle venait rire de ce quil allait dire, ce serait pire que la mort, puisque la vie est toujours plus cruelle et dure que la mort. Donne-moi un visage que tu pourrais aimer , implora-t-il mi-voix.

    Elle simmobilisa, samollit dans ses mains. La tension quil avait senti vibrer dans ses muscles disparut. Elle faisait quelque chose, puis les mains nues dansrent lgrement sur sa figure. En le touchant, elle le mesurait et en mme temps elle souvrait lui. Peau contre peau. Elle ne se cachait plus de lui. Le contact suffit Parangon pour comprendre que ctait lacte le plus courageux quelle ait jamais accompli. Il brida sa curiosit et tenta de rpondre sa confiance. Il ne chercha pas latteindre

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    ni la dpouiller de ses secrets. Il attendrait, il ne prendrait que ce quelle lui offrirait.

    Il sentit les mains se promener sur son visage, mesurer les proportions. Elle lui appliqua sa paume sur la joue. Cest possible. En fait, ce serait facile. Elle se racla la gorge. Ce sera un gros travail mais quand nous entrerons dans le port de Terrilville, tu auras un nouveau visage.

    Terrilville ? Il tait tonn. On rentre ? Et o veux-tu quon aille ? A quoi bon dfier encore

    Kennit ? Vivacia parat contente dtre entre ses mains. Et mme dans le cas contraire, que pourrions-nous faire ?

    Mais, et Altha ? Ambre suspendit son geste. Elle posa le front sur la joue de

    Parangon et lui communiqua la profondeur de son chagrin. Tout cela, ctait pour Altha, navire. Sans elle, la tche que je devais accomplir, quelle quelle soit, na plus de sens. Brashen na plus le cur continuer, et lquipage na pas le courage de se venger. Altha est morte et jai chou.

    Altha ? Altha nest pas morte. Kennit la repche. Quoi ? Ambre se raidit. Elle posa les mains plat sur la

    figure de Parangon. Il tait bahi. Comment pouvait-elle lignorer ? Kennit la

    repche. Cest le serpent qui me la appris. Je crois quil essayait de me mettre en colre. Il a affirm que Kennit avait vol deux de mes humains, deux femelles. Il sinterrompit. Il sentit quelle irradiait. On aurait dit que la chaleur et la joie qui schappaient delle avaient fait clater la coquille qui lentourait.

    Jek aussi ! Elle prit une inspiration tremblante comme si elle avait t longtemps prive dair. Elle ajouta pour elle-mme : Toujours, toujours, je perds trop facilement la foi. Je devrais pourtant le savoir, depuis le temps. La mort ne triomphe pas. Elle menace mais elle ne peut dompter lavenir. Ce qui doit tre sera. Elle lui donna un baiser sur la joue, qui le sidra, puis lui tira la barbe. Allez, allez, repose-moi sur le pont ! Brashen ! Clef ! Altha nest pas morte. Kennit la repche. Cest Parangon qui la dit ! Brashen ! Brashen !

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    * Aux cris perdus dAmbre il arriva en courant, craignant

    que Parangon ne lait blesse. Mais Brashen vit la figure de proue la dposer avec douceur sur le pont roussi. Elle fit un pas en titubant dans sa direction, bafouillant quelque chose propos dAltha, puis elle saffaissa sur les genoux. Je vous avais dit de vous reposer ! sexclama-t-il, furieux. Le venin du serpent avait fait sur elle des ravages : ses cheveux fauves pendaient en cheveaux dun cuir chevelu rouge qui se desquamait. Le ct gauche de son visage et de son cou taient carlates. Il ignorait ltendue des lsions sur son corps. Elle marchait en claudiquant fortement, le bras gauche tout prs du corps. Chaque fois quil la voyait, il tait stupfait quelle ait mme pu quitter le lit.

    Il sapprocha prcipitamment, la prit par le bras droit pour la remettre sur pied. Elle sappuya contre lui. Quy a-t-il ? a va ?

    Altha est vivante. Un serpent a rvl Parangon que Kennit a recueilli deux femmes de notre navire. Il a Altha et Jek. On peut les reprendre. Les mots se bousculaient sur ses lvres. Clef se dpchait, les sourcils froncs, ahuri. Brashen essayait de dmler le sens de ces paroles. Altha tait vivante. Non. Elle ne voulait pas dire a. Le chagrin lavait pntr jusqu la moelle. Cette promesse de joie le blessait trop vivement. Il ne pouvait esprer. Il dclara durement : Je ny crois pas.

    Moi si, rtorqua Ambre. La faon dont il me la divulgu ne laisse aucun doute. Cest le serpent blanc qui le lui a appris. Il a vu Kennit recueillir deux femmes de notre navire. Altha et Jek.

    Les paroles dun serpent transmises un navire fou , railla Brashen. Mais il avait beau dire, lespoir flamboya douloureusement en lui. Pouvons-nous tre srs que le serpent sait de quoi il parle ? Etaient-elles vivantes quand Kennit les a recueillies ? Sont-elles toujours vivantes ? Et mme si ctait le cas, quel espoir avons-nous de les sauver ? Ambre se mit rire. Elle lui empoigna lpaule de sa main valide et

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    essaya de le secouer. Brashen ! Elles sont vivantes ! Accordez-vous un moment pour savourer la nouvelle ! Quand vous aurez respir un bon coup, que vous aurez dit Altha est vivante , tous les obstacles seront rduits de petits ennuis. Dites-le.

    Ses yeux brun dor taient irrsistibles. Sans savoir pourquoi, il sexcuta. Altha est vivante. Il essaya les mots tout haut. Ambre lui fit un grand sourire et Clef se mit gambader sur le pont. Altha est vivante ! rptait le gamin.

    Crois-le, lencouragea Parangon. Le serpent na aucune raison de mentir.

    Quelque chose de mort remua en lui. En dpit de sa dfaite lui, peut-tre tait-elle toujours vivante. Il avait accept le fardeau de sa mort quil imputait ses checs. Il avait essay de vivre avec cette ide quil avait manqu son devoir, et cela lui avait drout lesprit. Ce sursis abattit ses dfenses. Quelque chose qui ressemblait fort un sanglot le secoua et, malgr le regard tonn de Clef, les pleurs quil stait interdits lide de sa mort lui montrent enfin aux yeux. Il crasa les larmes mais ne put matriser le tremblement qui sempara de lui.

    Clef eut laudace de le tirer par le poignet. Captain, vous comprenez pas ? Elle est vivante. Pas la peinde pleurer, maintnant.

    Il clata dun rire aussi douloureux quun sanglot. Je sais. Je sais. Cest seulement que... Les mots lui manqurent. Comment pouvait-il expliquer un gamin la vague dmotions qui accompagnait le rtablissement de son univers ?

    Ambre lui apporta dautres ides. Kennit ne se serait pas donn la peine de la sauver pour la tuer aprs. Il a lintention de rclamer une ranon. Cest la seule explication logique. Il se peut que nous nayons pas assez dargent pour payer la ranon de la Vivacia ni le pouvoir et lhabilet de la reprendre de force mais nous avons suffisamment de quoi faire une offre raisonnable pour Altha et Jek.

    Il va falloir retourner Partage. Les penses se bousculaient dans la tte de Brashen. Kennit croit quil a coul Parangon. Si nous rapparaissons... Il secoua la tte. Impossible de savoir quel accueil on va nous faire.

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    Y ma pas vu ni Ambre non plus. Si on utilisait la yole pour remonter le marais mare haute, et pis quon fasse une offre...

    Brashen secoua la tte en souriant la vaillante proposition de Clef. Cest une ide courageuse, mais a ne marchera pas, fiston. Rien ne les empchera de prendre la ranon et de vous retenir tous les deux. Non. Je crains quon doive se battre.

    Tu ne pourras pas la rcuprer en te battant, intervint soudain Parangon. Pas plus que tu ne pourras la racheter. Il se moquait bien de ton or quand tu las affront la dernire fois. Non. Il ne la vendra pas. Il tourna vers eux son visage balafr.

    Comment le sais-tu ? demanda Brashen. Parangon dtourna la tte et sa voix devint plus grave.

    Parce que je sais ce que je ferais, moi. Jaurais peur quelle nait appris mes secrets. Ce serait trop dangereux pour Kennit de la laisser partir. Il la tuera avant quon la lui enlve. Pourtant, je ne comprends pas pourquoi il la sauve. Il aurait t bien plus sage pour lui de la laisser se noyer. Donc quelque chose mchappe.

    Brashen retint son souffle. Le navire navait jamais t aussi franc avec lui. On aurait presque dit quun tranger parlait avec la voix de Parangon. Il poursuivit, songeur : Sil la garde, elle sera pour lui comme un trsor inestimable. Elle est trop prcieuse pour quil la tue. Il finira par la cacher l-bas. Et il ny a quune seule cache assez sre.

    Peux-tu nous y conduire ? Peut-on ly attendre ? demanda Brashen.

    Le navire se dtourna. Il pencha la tte sur sa poitrine. Les muscles de son dos saillirent comme sil engageait une terrible lutte avec lui-mme.

    Alors quoi ? commena Clef, mais Brashen le fit taire dun geste. Ils attendirent.

    On part la prochaine mare, annona soudain Parangon de sa voix dhomme. Je le ferai. Ce qui ne sachte pas avec lor peut sacheter avec le sang. Je vous conduirai la cl qui ouvre le cur de Kennit.

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    3

    KENNIT FAIT SA COUR

    Je veux quon me laisse sortir dici. Kennit referma la porte derrire lui et posa le plateau. Avec

    un calme tudi, il se retourna vers Altha. Y a-t-il quelque chose dont vous manquiez ? demanda-t-il avec une politesse appuye.

    Lair frais et la libert de mouvement , rpondit-elle aussitt. Elle tait assise au bord de sa couchette. En se levant, elle dut se retenir, cause du lger roulis. Elle avait une main sur la tte de lit pour garder lquilibre.

    Il frona les sourcils. Vous vous trouvez maltraite ? Cest cela ?

    Pas exactement. Jai limpression dtre prisonnire et... Oh, jamais de la vie ! Vous tes mon hte trs honorable.

    Je suis bless que vous ayez cette impression. Allons, soyez franche. Y a-t-il quelque chose en moi qui vous offusque ? Mon aspect vous effraie-t-il ? Si cest le cas, soyez assure que ce nest pas mon intention.

    Non, non. Il la vit qui essayait de formuler une rponse. Vous tes courtois, pas du tout effrayant. Vous ne mavez montr que politesse et amabilit. Mais la porte tait ferme cl quand jai voulu louvrir...

    Allons. Asseyez-vous et mangez un peu, nous allons en discuter. Il lui sourit et russit sempcher de la dtailler. Elle tait habille des vtements de Himain et, avec ses cheveux tirs en arrire, la ressemblance entre eux tait encore plus frappante. Elle avait les mmes yeux bruns, les mmes pommettes mais elle ntait pas dfigure par un tatouage. Elle avait revtu les habits de Himain, croyant probablement quils seraient moins provocants que la chemise de nuit de Kennit.

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    Mais ctait tout le contraire. Les seins qui pointaient sous la chemise lui firent battre le sang. Dans son ardeur, Altha avait lgrement rosi mais lclat anormal dans ses yeux prouvait quelle ntait pas compltement affranchie de linfluence du soporifique quil lui avait administr. Il ta les couvercles des plats et les plaa devant elle, tout comme le mousse Kennit, autrefois, servait la table du pirate Igrot. Les tranges analogies abondent, songea-t-il. Il repoussa cette pense et se fora garder le ton de la conversation.

    Je vous ai expliqu mes inquitudes. Mes hommes dquipage ne sont pas issus de la socit dans laquelle vous avez t leve, malheureusement. Vous laisser toute libert sur le navire, ce serait provoquer un affront, voire une agression. Beaucoup sont danciens esclaves, certains taient mme esclaves ici, sur ce navire. Ils ont pass du temps dans les cales, enchans, dans le froid et les immondices. Cest votre famille qui les y a enferms. Ils ne portent pas les proches de Kyle Havre dans leur cur. Vous dites que vous ntes pas responsable de la faon dont il les a traits, ni de lusage quil a fait de votre navire. Mais je crains quil ne soit difficile den convaincre lquipage. Ou mme le navire. Je sais que cest surtout Vivacia qui vous attire. Il sourit avec indulgence. Si vous tiez libre de quitter cette cabine, vous vous prcipiteriez vers la figure de proue. Car je sais que vous ne me croyez pas quand je vous dis que Vivacia a disparu. Du coin de lil, il la vit faire la moue et carrer la mchoire, comme Himain quand il tait fch. Cela faillit le faire sourire mais il garda sa contenance. Il secoua la tte avec gravit. Pourtant, cest la vrit, et Foudre ne sera pas gentille avec vous. Irait-elle jusqu user de violence envers vous ? En toute honntet, je lignore. Et je prfre ne pas tenter lexprience.

    Il soutint son regard ptrifi en la gratifiant de son sourire le plus chaleureux. Quels yeux noirs ! Allez ! Mangez un peu. Vous vous sentirez plus raisonnable.

    Une ombre dincertitude flotta sur le visage dAltha. Il se rappela ce sentiment. Igrot, la brutalit incarne, passait brusquement, aprs des jours de duret et de cruaut, une distinction affecte. Durant une semaine, il lui parlait avec

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    douceur, lui enseignait les bonnes manires et posait sur lui des regards empreints dune tendresse paternelle. Il le complimentait sur son travail et lui prdisait un brillant avenir. Puis, sans crier gare, sabattait la rude poigne qui le tirait, et les favoris rugueux, sur les joues du pirate, lui rpaient la peau quand il se dbattait dans son treinte.

    Il se sentit soudain vulnrable. Stait-il mis en danger avec cette femme ? Il essaya de retrouver son franc sourire mais ne russit qu la jauger dun il insistant. Elle lui retourna son regard.

    Je nai pas faim, dit-elle platement. Vous avez mis dans ma nourriture quelque chose qui me fait dormir. Cela ne me plat pas. Je naime pas les rves trop rels, je naime pas ce que jprouve quand je narrive pas me rveiller.

    Il parvint prendre un air scandalis. Ma jeune dame, je crains que vous nayez t beaucoup plus prouve que vous ne le croyez. Vous avez dormi pour vous remettre dune noyade dans leau glace et aussi de vos mois de doutes et de peur. Aujourdhui que vous tes bord de votre navire, il est naturel que votre corps se dtende et vous permette de vous reposer. Mais... attendez. Laissez-moi vous rassurer.

    Il sassit avec prcaution sur la chaise. Avec une prcision exagre, il mangea une bouche de chaque plat et feignit davaler une gorge de vin. Il se tapota pensivement les lvres avec la serviette puis se retourna pour lui sourire. Voil. Satisfaite ? Pas de poison. Il pencha la tte vers elle et haussa un sourcil. Mais pourquoi supposer que je veuille vous empoisonner ? Vous me prenez donc pour un monstre ? Vous me redoutez, vous me hassez ce point ?

    Non, non, cest que... Je sais que vous avez t bon pour moi. Mais... Elle reprit haleine et il devina quelle regrettait sa sotte accusation. Je nai pas parl de poison. Je sais seulement que je dors trop profondment et que je me rveille dans le brouillard. Jai toujours la tte lourde. Je ne me sens jamais lesprit dispos. Elle branlait lgrement la tte tout en restant bien campe sur ses pieds.

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    Il frona les sourcils, comme sil tait trs inquiet. Ne vous tes-vous pas heurt la tte en passant par-dessus bord ? Avez-vous une contusion ?

    Non. Cest--dire, je ne pense pas... Elle porta les mains son crne et appuya, lair grave.

    Permettez-moi , et il repoussa la chaise en lui faisant signe de prendre sa place. Elle savana avec raideur et sassit trs droite tandis quil lui posait les mains sur la tte. Il se tenait devant elle, elle voyait son visage tandis quil lui ttait doucement le crne. Avec une indiffrence quil tait loin de ressentir, il lui dtacha les cheveux. Il frona les sourcils. Parfois, un choc sur la nuque ou sur la colonne vertbrale... marmonna-t-il pensivement.

    Puis il passa derrire elle et repoussa la masse lustre de sa chevelure. Il se pencha et suivit du doigt la ligne de sa nuque jusquau col. Elle restait assise, docilement, tte baisse, pourtant il sentait vibrer ses muscles tendus. Peur ? Apprhension ? Impatience, peut-tre ? Ses cheveux exhalaient un lger parfum mais la chemise gardait lodeur de Himain. Le mlange tait enivrant. Il fit glisser ses doigts le long du dos. a fait mal ? demanda-t-il avec sollicitude. Il sarrta la ceinture des culottes mais ne retira pas la main.

    Un peu , avoua-t-elle. Il sourit sa chance. Au milieu du dos.

    Ici ? Il remonta doucement le long de la colonne vertbrale jusqu ce quelle hoche la tte. Eh bien, alors, ce peut tre la cause de votre malaise. Avez-vous eu des vertiges ? La vue trouble ?

    Un peu, concda-t-elle regret, en relevant la tte. Mais je continue croire que ce nest pas la seule cause de ma somnolence.

    Moi, je crois que si, affirma-t-il doucement, la main toujours sur le dos dAltha. A moins que... Il sinterrompit pour sassurer quelle tait suspendue ses lvres. Je suis dsol de faire cette supposition. Vous savez certainement de quoi je parle quand je mentionne un lien avec la vivenef. Elle sent mes humeurs, elle me communique les siennes. Si daventure le navire tait furieux contre vous, ou hostile, sil

  • -35-

    vous voulait du mal... L, je suis dsol davoir suggr une chose pareille.

    Ctait dessein quil avait augment son inquitude, mais le visage dAltha avait pli bien au-del de ses esprances. Il faudrait se montrer plus circonspect ; il ne voulait pas lui ter toute sa combativit. Une petite lutte pouvait ajouter un peu de piquant la conqute. Il eut un sourire rassurant. Mangez un peu. Il faut reprendre des forces.

    Vous avez peut-tre raison , concda-t-elle dune voix enroue. Il dsigna les plats dun geste et elle se retourna vers la table. Alors quelle prenait une bouche la cuiller quil avait tout lheure dans la bouche, il sentit laiguillon du dsir le percer avec une acuit jamais prouve. Surpris, il ne put que rprimer un hoquet de suffocation.

    *

    La nourriture tait excellente mais le pirate la regardait

    manger avec une attention si soutenue quelle narrivait pas se dtendre. Non plus qu se rveiller tout fait. Elle prit une petite gorge de vin et, presque aussitt, sa vue se ddoubla. Elle cligna les yeux et se sentit subitement trop fatigue pour continuer avaler. Elle reposa la cuiller. Il tait si difficile de fixer ses penses. Un mot de Kennit les envoyait vagabonder. Mais il y avait quelque chose dimportant, quelque chose qui lui chappait...

    Je vous en prie, dit-il avec sollicitude. Essayez de terminer votre repas. Je sais que vous ne vous sentez pas bien mais vous avez besoin de manger pour vous remettre.

    Elle parvint esquisser un sourire poli. Je ne peux pas. Elle se racla la gorge et tcha de se concentrer. Les paroles de Kennit persistaient emporter ses ides. Quand il tait entr, il y avait quelque chose de trs important quelle avait voulu lui demander... aussi important que son dsir de sortir de la chambre et de parler au navire. Brashen ! dit-elle tout haut, en sapercevant que prononcer son nom lui redonnait des forces. Le capitaine Trell. Pourquoi nest-il pas venu me voir ou ne ma-t-il pas ramene sur le Parangon ?

  • -36-

    Eh bien, je ne sais trop que rpondre cela. La voix de Kennit trahissait une profonde inquitude. Elle dut tourner la tte pour le regarder et la cabine se mit tanguer. Le vertige tait de retour. Sa langue spaissit dans sa bouche.

    Que voulez-vous dire ? Il inspira profondment et expira avec lenteur. Je croyais

    que vous aviez vu depuis la mer. Je suis navr de vous apprendre, ma chre, que les serpents ont inflig de graves dgts au Parangon. Hlas, le navire a sombr. Nous avons tout tent pour leur porter secours mais les serpents sont si voraces... Le capitaine Trell a sombr avec son navire. Nous navons rien pu faire. Cest un miracle que nous vous ayons sauve. Il lui tapota lpaule gravement. Jai bien peur que ce navire ne doive redevenir votre foyer, maintenant. Nayez crainte, je prendrai soin de vous.

    Elle fut noye sous le flot de paroles. Elle ne saisit leur sens qu retardement. Quand elle comprit enfin, elle se leva dun bond. Du moins le crut-elle. Elle se retrouva debout, les mains agrippes au plateau de la table pour viter de tomber. Ce vertige lui tait odieux, il la distrayait dune douleur si vaste quil ne pouvait sagir que de mort. Elle tait incapable den dfinir la cause mais elle savait que ctait la fin de son univers. Elle avait continu seule sans lui ou, dune faon ou dune autre, il lavait abandonne. Brashen. Ambre. Clef. Haff. Le pauvre vieux Clapot. Parangon, ce cher vieux fou de Parangon. Tous morts, dans cette qute insense qui tait la sienne. Elle les avait tous conduits la mort. Elle ouvrit la bouche mais la souffrance tait si atroce quelle ne put mme pas pleurer.

    Allons, allons , disait Kennit qui cherchait la guider vers sa couchette. Elle avait oubli comment on plie les genoux puis, brusquement, ils se drobrent sous elle. Elle faillit tomber, se cogna les ctes sur le rebord de la couchette et grimpa quatre pattes dans le lit qui avait t si souvent son refuge. Brashen. Brashen. Brashen. Elle ne cessait de rpter son nom mais elle avait la gorge si serre quaucun son nen sortait. La cabine tournoyait, elle suffoquait. Peut-tre allait-elle mourir avec son nom coinc dans la gorge.

  • -37-

    Kennit sassit ct delle. Il la tira en position assise. Elle sappuya contre sa poitrine et il lenlaa. Voil. Je suis l. Allons, allons. Un choc terrible, je sais. Quelle maladresse de ma part de vous avoir annonc la nouvelle de cette faon. Comme vous devez vous sentir seule. Mais je suis l. Tenez, prenez un peu de vin.

    Elle avala une gorge la tasse quil lui portait aux lvres. Elle ne voulait pas en boire beaucoup mais la tasse ne quittait pas sa bouche et elle avait limpression de navoir plus aucune volont. Kennit parlait doucement tout en la faisant boire. Quand il ny eut plus de vin, il reposa la tasse, serra Altha dans ses bras. Elle avait le visage enfoui dans la fine dentelle de son jabot. Il lui caressait les cheveux, la berait comme on berce un enfant, lui dbitait des sottises : il prendrait soin delle dsormais, tout irait bien, avec le temps, tout irait bien, elle navait qu lui faire confiance, se laisser aller. Il lembrassa doucement sur le front.

    Il lui tripotait la gorge. Elle leva la main et dcouvrit quil lui dboutonnait sa chemise. Elle le repoussa, sentant confusment que quelque chose clochait. Il lui carta doucement les mains et sourit avec compassion. Je sais, je sais. Mais il ne faut pas avoir peur de moi. Soyez raisonnable. Vous ne pouvez pas dormir tout habille. Songez combien ce serait inconfortable.

    Comme tout lheure, les paroles du pirate chassrent ses ides. Il dfit les petits boutons avec soin et ouvrit la chemise. Allongez-vous , murmura-t-il, et elle obit sans rflchir. Il baissa la tte sur les seins dAltha et les embrassa doucement. Sa bouche tait chaude, sa langue experte. Lespace dun instant, la tte brune penche sur elle tait celle de Brashen, et ctaient les mains de Brashen qui dlaaient ses culottes. Mais non. Brashen avait disparu, noy dans la mer noire et froide, et a nallait pas, elle ne pouvait trouver ici aucun rconfort. Aussi chaude et douce que soit cette bouche, elle nen voulait pas. Non , gmit-elle soudain en repoussant Kennit. Elle parvint sasseoir. La lumire de la lanterne derrire lui tait blouissante. Elle cligna les yeux en voyant son visage ddoubl.

  • -38-

    Ce nest quun rve, dit-il sur un ton rassurant. Ce nest quun mauvais rve. Ne vous inquitez pas. Ce nest quun rve. a na pas dimportance. Personne ne saura. Elle le voyait, elle voyait ses yeux bleu ple, ils lui taient trangers. Impossible de lire dans ces yeux-l. Les paroles noyrent ses certitudes. Un rve ? Etait-elle en train de rver ? Elle ferma les yeux sur la lumire trop vive.

    Une pousse lpaule, et elle retomba mollement en arrire. Quelque part, on la tirait, elle sentit ltoffe rche frotter sur ses jambes. Non. Elle se fora soulever les paupires, chercha fixer sa vision. Le visage tait tout proche mais elle ne pouvait en reconstituer les traits. Une main glissa le long de sa cuisse. Elle poussa un cri de protestation quand les doigts sinsinurent en elle et la main scarta. Ce nest quun rve , rpta la voix. Il remonta la couverture et la borda douillettement. Vous tes en scurit, maintenant.

    Merci , dit-elle confuse. Alors il se pencha et lembrassa, sa bouche tait dure et il la

    clouait sur le lit. Quand il la lcha, elle saperut quelle pleurait. Elle pleurait sur qui ? Brashen ? Tout tait si embrouill. Je vous en prie , supplia-t-elle, mais il avait disparu.

    Soudain, il faisait noir dans la chambre. Avait-il souffl la chandelle ? Etait-il vraiment parti ? Elle attendit mais tout tait tranquille et silencieux. Elle avait rv... Elle tait bien rveille, maintenant, en sret sur son navire. Elle sentait le doux roulis de Vivacia qui taillait la lame avec assurance. Le mouvement tait comme une danse, ctait aussi rconfortant que le balancement dun berceau, et Altha navait jamais dans avec Brashen, et maintenant, il ntait plus. Un sanglot la secoua, qui ntait pas une libration. Les larmes ne firent quaugmenter son vertige et son hbtude. Tout allait mal, et elle tait trop souffrante, elle narrivait pas saisir quoi que ce soit. Brashen avait eu besoin delle pour tre fort, et elle lavait abandonn. Il tait mort. Mort, disparu jamais, comme son pre mort, disparu jamais. Elle sagenouilla de nouveau auprs du corps de son pre sur le pont, et une fois de plus elle eut limpression dtre arrache son univers. Pourquoi ? demanda-t-elle au silence. Pourquoi ?

  • -39-

    Le poids qui pesa soudain sur elle chassa lair de ses poumons. Une main se plaqua sur sa bouche. Silence, maintenant. Silence, fit une voix menaante son oreille. Tais-toi et personne ne saura. Jamais, si tu es raisonnable.

    Le vieux cauchemar tait rsistant et elle tait malade. Elle voulut le repousser, elle crut lavoir repouss, mais quand elle se retourna pour se dgager, elle entendit un rire touff. Il tait soudain sur son dos, il rejetait la couverture. Elle tait nue. Quand stait-elle dshabille ? Ses muscles navaient plus aucune force. Plus elle faisait defforts pour schapper, plus son corps saffaiblissait. Elle mit un son, la main plaque sur sa bouche lui obstrua le nez et lui tira la tte en arrire. Cela faisait mal. Elle ne pouvait pas respirer, elle ne savait plus o elle tait ni ce qui se passait. Elle avait besoin de respirer avant tout. Elle saisit le poignet qui la maintenait et essaya faiblement de lutter. Des tincelles dansaient devant ses yeux ; de son genou il lui carta les jambes. Il lui faisait mal, lui tirait si fort la tte en arrire, mais la douleur tait moins importante que le besoin de respirer. La main glissa pour ne couvrir que sa bouche. Elle inhala par saccades ; tout coup dune pousse brutale il la pntra profondment. Elle cria sans mettre aucun son, se cabra sous lui mais ne put se drober.

    Devon lavait prise de la mme manire, en pesant si fort sur elle quelle tait incapable de respirer. Le souvenir involontaire de cette premire fois lui revint subitement. Les cauchemars se confondirent, elle luttait seule, elle nosait pas crier, de peur que quelquun voie ce qui lui arrivait. Elle avait t dshonore, son pre le saurait, ctait elle la coupable. Ctait toujours sa faute. Elle pleurait devant Keffria, elle suppliait sa sur de comprendre, elle disait : Javais peur, jai cru que je voulais, et puis je me suis rendu compte que je ne voulais pas, mais je ne savais pas comment larrter.

    Cest ta faute, sifflait Keffria, trop horrifie pour la plaindre. Tu las amen faire a, et cest ta faute. Les mots accusaient Altha, elle navait pas subi, elle avait agi. Tout lui revint, aussi pre que le sang : les coups lancinants de lhomme brutal, le besoin panique de respirer, le dsespoir auquel elle tait rduite, force de garder le secret. Personne ne doit savoir.

  • -40-

    Elle grina des dents, oublia la rude treinte sur sa poitrine. Elle tenta de se rveiller de ce cauchemar, de scarter en rampant mais il la chevauchait, impossible de fuir. Elle heurta violemment de la tte contre le bois, et faillit sassommer.

    Elle recommena pleurer, vaincue. Brashen, voulut-elle dire, Brashen, parce quelle stait promis quil ny aurait jamais dautre homme, mais la main tait toujours plaque sur sa bouche, et les coups de boutoir continuaient. Difficile de respirer. La souffrance tait moins angoissante que le manque dair. Avant que tout soit fini, le noir monta autour delle pour lentraner mais elle sy jeta volontairement, plongea vers le fond, esprant que la mort tait venue la chercher.

    *

    Kennit se retourna et referma soigneusement la porte cl

    derrire lui. Ses mains tremblaient. Son souffle tait prcipit et il narrivait pas le ralentir. Le moment avait t si intense. Il naurait jamais imagin que le plaisir pt atteindre cette violence. Il nosa pas y arrter sa pense : il serait alors oblig de retourner dans la cabine.

    O aller ? Il ne pouvait regagner sa propre chambre. La putain y tait, Himain aussi, probablement. Ils remarqueraient peut-tre chez lui quelque chose dinhabituel et se poseraient des questions. Il avait besoin dtre seul. Il voulait rflchir sur ce quil venait de faire, oui, le savourer. Essayer de comprendre. Il ne parvenait pas croire tout fait quil stait laiss aller de la sorte. Il ne pouvait pas davantage monter sur le gaillard davant. Pas encore. Foudre y serait, elle savait peut-tre ce quil avait fait. Lie comme elle ltait avec lui et Altha, il se pouvait mme quelle y ait particip.

    Cette ide ajouta une strate nouvelle lvnement. Y avait-elle particip ? Avait-elle voulu quil le fasse ? Etait-ce cause de cela quil avait t incapable de se retenir ? Etait-ce cause de cela quil avait prouv des sensations aussi fortes ?

    Il saperut que son pied et sa bquille lavaient men larrire. Lhomme la barre le regarda avec curiosit et reprit sa tche. La nuit tait belle, le ciel clair tait constell. Le navire

  • -41-

    se soulevait chaque lame et replongeait sans -coups. Ils taient flanqus de leur escorte de serpents, tapis multicolore, ondoyant sous la clart des toiles. Il sappuya la lisse et contempla le sillage du navire qui slargissait.

    Tu as dpass les bornes, fit observer la petite voix glace son poignet. Quest-ce qui ta pris ? Etait-ce le seul moyen de bannir tes souvenirs, que les donner quelquun dautre ?

    Les questions chuchotes restrent en suspens dans la nuit et Kennit garda un moment le silence. Il ignorait les rponses. Il savait seulement que son acte lui avait apport la dlivrance, plus encore que lengloutissement de Parangon et de ses souvenirs. Il tait libre. Alors : Je lai fait parce que je le pouvais, dit-il froidement. Je peux faire ce que je veux maintenant.

    Est-ce parce que tu es le roi des Pirates ? Igrot se donnait ce titre parfois, nest-ce pas ? Pendant quil faisait ce quil voulait ?

    Une main se plaqua brutalement sur sa bouche. La souffrance. Lhumiliation. Kennit repoussa le souvenir avec colre. Il ne devait pas exister. Parangon tait cens lavoir emport avec lui. Cest diffrent, dit-il, percevant lui-mme quil tait sur la dfensive. Cela na rien voir. Je lui plais. Cest une femme.

    Ce qui rend la chose admissible ? Bien sr. Cest naturel. Cest tout fait diffrent de ce

    qui mest arriv ! Commandant ? fit lhomme la barre. Kennit se retourna vers lui, irrit. Quest-ce que cest ? Je vous demande pardon, commandant. Je croyais que

    vous me parliez. La clart des toiles se refltait dans le blanc des yeux de lhomme. Il avait lair apeur.

    Mais non. Fais ton travail et laisse-moi tranquille. Quavait-il entendu au juste, ce nigaud ? Peu importait. Sil devenait gnant, Kennit naurait qu le faire disparatre. Lenvoyer prs du bord sous un prtexte quelconque. Un coup sur la tte, on le bascule par-dessus le garde-corps, ni vu ni connu. Kennit navait personne craindre et ne craindrait personne. Ce soir, le dernier de ses dmons avait t chass.

  • -42-

    Le charme son poignet observait un silence prolong, plus accusateur que des paroles. Kennit finit par chuchoter : Cest une femme. a leur arrive tout le temps, aux femmes. Elles sont habitues.

    Tu las viole. Il se mit rire. A peine. Je lui plais. Elle a dit que jtais

    un monsieur courtois. Il respira. Elle a rsist seulement parce quelle nest pas une putain.

    Pourquoi as-tu fait a, Kennit ? La question tait implacable. Le charme savait-il que cette question lobsdait lui-mme ? Il avait cru quil allait sarrter. Et il stait arrt. Jusqu ce quelle se mt pleurer dans le noir. Si elle navait pas pleur, il aurait t capable de sen aller. Alors ctait autant sa faute elle. Peut-tre. Kennit cherchait fbrilement une rponse. Il dit trs bas : Peut-tre pour arriver enfin comprendre pourquoi il mavait fait a. Comment il a pu me faire a, comment il pouvait passer de la gentillesse la cruaut, des leons de maintien aux accs de rage... La voix de Kennit steignit.

    Tu nes quun pitoyable salaud, profra lentement lamulette. Tu es devenu Igrot. Tu sais a ? Pour vaincre le monstre, tu es devenu le monstre. La voix tnue diminua encore.

    Dsormais, tu nas plus craindre que toi-mme.

    * Etta rejeta brusquement son ouvrage de broderie. Himain

    leva les yeux de son livre puis, avec un soupir furtif, le posa sur la table et attendit.

    Je suis amoureuse de lui. Mais cela ne veut pas dire que je suis aveugle. Ses yeux noirs transpercrent Himain. Il est encore avec elle, pas vrai ?

    Il lui a apport un plateau , avana Himain. Au cours de ces quatre derniers jours depuis leur retour sur la Vivacia, lhumeur dEtta tait devenue de plus en plus ingale. Il supposait que sa grossesse pouvait expliquer le fait ; pourtant, lorsque sa mre lui tait enceinte, elle tait comme un gros

  • -43-

    chat ronronnant daise. Du plus loin quil sen souvnt. Ce qui ntait pas beaucoup, sans doute. Peut-tre la grossesse ny tait-elle pour rien. Peut-tre tait-ce d la conduite bizarre, distraite de Kennit. Peut-tre tait-elle simplement jalouse du temps que Kennit consacrait Altha. Il observa Etta avec circonspection en se demandant si elle allait jeter encore autre chose.

    Jai propos quelle dne avec nous. Il a dit quelle se sentait encore trop faible. Mais quand jai offert de lui apporter moi-mme le plateau, il a prtendu quil avait peur quelle me fasse du mal. Tu y comprends quelque chose ?

    a parat contradictoire , convint Himain prudemment. Ce genre de conversation tait prilleuse. Alors quelle pouvait critiquer et mme accuser Kennit, le moindre mot de dnigrement de sa part lui tait ordinairement accueilli par une avalanche de reproches.

    Tu lui as parl ? demanda Etta. Non. Il navouerait pas quil avait essay. La porte tait

    ferme cl, de lextrieur. Il ny avait jamais eu de serrure sur sa porte lui. Kennit avait d la faire poser ici ds quil y avait cach Altha. Il ny avait pas eu de rponse son appel discret.

    Etta le dvisageait en silence mais il ne lui fournirait aucun renseignement. Il dtestait la voir ainsi, agite et blesse. Tout en sachant quil avait tort, il posa quand mme la question : Vous avez parl Kennit ?

    Elle carquilla les yeux comme sil avait dit quelque mot obscne. Elle croisa les bras dun geste presque protecteur sur son ventre. Je nai pas encore trouv le bon moment , dclara-t-elle avec raideur.

    Cela voulait-il dire que Kennit et elle ne partageaient plus le mme lit ? Si tel tait le cas, o dormait-il ? Himain lui-mme couchait un peu nimporte o. Kennit ne stait pas du tout gn pour donner la cabine de Himain Altha. Le garon avait d rclamer deux reprises avant quil songe lui apporter quelques-uns de ses vtements. Le capitaine ntait plus lui-mme, ces derniers temps. Mme lquipage le remarquait, bien que personne nait eu laudace de bavarder jusquici.

  • -44-

    Et cette femme, cette Jek ? demanda Etta sur un ton acide.

    Il hsita mentir mais elle savait dj probablement quil tait all la voir en bas. Elle refuse de me parler.

    Kennit avait donn lordre quon garde Jek enferme dans une des soutes aux cbles. Himain avait russi lui rendre une visite. Elle lavait accueilli avec un feu roulant de questions sur Altha. Comme il tait dans lincapacit de rpondre, elle lui avait crach dessus et avait refus son tour de parler. Elle tait enchane mais elle pouvait sasseoir, se lever et se dplacer un peu. Himain ne blmait pas Kennit. Ctait une grande femme forte. Elle disposait dune couverture, on lui apportait rgulirement manger et les brlures infliges par les serpents semblaient se cicatriser. Son sort ntait pas pire que celui de Himain quand on lavait amen sur le navire, les premiers temps. Ctait justement dans la mme soute aux cbles. Il se sentait dpit quelle refuse de lui parler. Il aurait voulu savoir ce qui tait arriv au Parangon. Ce quil avait appris de lquipage ne correspondait pas tout fait au rcit de Kennit. Le navire restait muet sur le sujet. Foudre se bornait se moquer de lui quand il tentait de linterroger.

    Jai essay de questionner la figure de proue , risqua-t-il. Etta prit un air dsapprobateur mais elle tendit loreille. Foudre a t encore moins polie que dhabitude. Elle ma dit carrment vouloir quAltha dguerpisse. Elle est enrage contre elle, elle dbite des maldictions et des menaces, comme si elle tait... Il sinterrompit et secoua la tte, esprant quEtta nexigerait pas quil continue. Le navire parlait dAltha comme dune rivale hae. Il ne sagissait pas de Himain, bien sr. Il ne prsentait plus aucun intrt ses yeux.

    Il soupira. Tu souffres encore cause du navire, dclara Etta sur un

    ton accusateur. En effet, convint-il volontiers. Vivacia me manque.

    Converser avec Foudre, cest plus une corve quun plaisir. Et vous avez vos propres soucis, ces derniers temps. Je me sens souvent seul.

  • -45-

    Mes propres soucis ? Cest toi qui as cess de me parler. Il croyait que sa colre tait rserve au seul Kennit. Maintenant, il en recevait aussi sa part. Ctait sans le vouloir, avana-t-il prudemment. Javais peur dtre importun. Je croyais que vous seriez, euh... Il sinterrompit. Tout ce quil prsumait son propos lui parut soudain stupide.

    Tu croyais que je serais tellement occupe par ma grossesse que je serais incapable de penser ou de parler , poursuivit Etta sa place. Elle bomba le ventre et le tapota avec un sourire bat et affect. Puis elle lui fit la grimace.

    Quelque chose comme a , admit Himain. Il se frotta tristement le menton et se prpara recevoir ses foudres.

    Mais elle se mit rire. Oh, Himain, ce que tu peux tre gamin ! sexclama-t-elle. Elle pronona ces mots avec une telle tendresse quil leva les yeux, surpris. Oui, toi, ajouta-t-elle devant son regard. Tu es vert de jalousie depuis que je tai annonc la nouvelle, comme si jtais ta mre, et que jtais sur le point de tabandonner pour un nouvel enfant. Elle secoua la tte et il se demanda soudain si elle ntait pas contente quil soit jaloux. Kennit et toi, vous couvrez parfois toute ltendue de la btise masculine. Lui, avec sa raideur, sa froideur et sa rpugnance reconnatre le moindre besoin, et toi avec tes grands yeux de chiot mendiant un instant dattention. Je ne mtais pas rendu compte que cela me flattait jusqu ce que tu cesses. Elle pencha la tte vers lui. Parle-moi comme avant. Je nai pas chang, tu sais. Il y a un enfant qui grandit en moi. Ce nest pas une maladie, ce nest pas une forme de folie. Pourquoi cela te tracasse ce point ?

    Les mots lui chapprent avant mme quil sache ce quil allait dire. Kennit va tout avoir : le navire, vous, un fils. Et moi, je naurai rien. Vous serez tous ensemble et moi, je serai toujours exclu.

    Elle parut abasourdie. Et tu voudrais tout a ? Le navire. Un fils. Moi ?

    Quelque chose dans sa voix fit tambouriner le cur de Himain. Voulait-elle quil la dsire ? Eprouvait-elle la moindre affection son gard ? Il parlerait, tant pis. Sil devait tout perdre, au moins que ce soit dit. Mme si elle le bannissait de sa

  • -46-

    prsence, elle saurait. Oui. Je veux tout cela. Le navire, parce quil mappartenait. Et vous, et un fils parce que... Le courage lui manqua. Parce que cest comme a , conclut-il piteusement en la regardant. Probablement avec des yeux de chiot, se dit-il en se maudissant.

    Oh, Himain. Elle secoua la tte et dtourna le regard. Tu es si jeune.

    Je suis plus proche de vous en ge que lui ! rtorqua-t-il, piqu au vif.

    Pas de la faon qui importe, rpondit-elle, implacable. Je suis jeune seulement parce que Kennit tient ce que

    je le sois, rpliqua-t-il. Et vous persistez aussi le croire. Je ne suis pas un enfant, Etta, ni un acolyte protg. Cest fini. Un an sur ce navire ferait un homme de nimporte quel garon. Mais, comment serais-je un homme si personne ne me permet den tre un ?

    La maturit nest pas quelque chose quon permet, reprit Etta sur un ton sentencieux. La maturit se gagne. Alors elle est reconnue par les autres. Elle se pencha pour ramasser son ouvrage.

    Himain se leva. Son dsespoir frisait la colre. Pourquoi lcartait-elle en dbitant des platitudes ? La maturit se gagne. Je vois. Alors quelle se redressait sur sa chaise, il posa deux doigts sous le menton dEtta et lui releva le visage. Elle tait saisie. Il ne penserait pas. Il tait las de penser. Il se pencha et lembrassa en esprant de tout son cur quil sen tirait bien. Au contact de ses lvres, il oublia tout, except cette sensation troublante.

    Elle scarta, se couvrit la bouche. Elle inspira brivement. Ses yeux staient largis. Puis, aprs quelques secondes, des tincelles de colre sy allumrent. Cest comme a que tu crois taffirmer en tant quhomme ? En trahissant Kennit, qui ta donn son amiti ?

    Il ne sagit pas de trahison, Etta. Cela na rien voir avec Kennit. Il sagit de ce que je souhaitais quil y ait entre nous, et qui nest pas. Il respira. Je devrais men aller.

    Oui, fit-elle dune voix tremblante. Tu devrais.

  • -47-

    Il sarrta la porte. Si ctait mon fils que vous portiez, dit-il dune voix rauque, jaurais t le premier le savoir. Vous nauriez pas t oblige de vous confier un autre. Vous nauriez pas dout de ma joie et de mon accord. Jaurais...

    Va-ten ! ordonna-t-elle durement, et il sen fut.

    * Altha. Le faible cho dun pass chri. Tu es venue moi. Non. Elle sut que ses lvres avaient remu mais elle

    nentendit pas le son de sa propre voix. Elle ne voulait pas se rveiller. Rien de bon ne lattendait dans ltat de veille. Elle senfona volontairement, plus profond, au-del du sommeil, au-del de linconscience, elle cherchait atteindre un endroit o elle ne serait plus relie son corps souill. Elle cherchait atteindre un rve dans lequel Brashen tait vivant, o ils taient amoureux et libres. Elle recula dans le temps, la meilleure poque quand elle laimait sans mme le savoir, quand ils arpentaient tous deux le pont dun beau navire et que son pre veillait sur elle avec bienveillance. A une poque, plus lointaine encore, jusqu une petite fille pieds nus qui grimpait comme un singe dans la mture, ou allonge sur le gaillard davant inond de soleil pour faire la sieste et rver en compagnie dune figure de proue endormie.

    Altha. La voix vibrait de joie. Tu mas retrouve. Je naurais jamais d douter de toi.

    Vivacia ? Sa prsence relle entourait Altha, plus forte quun parfum, plus pntrante que la chaleur, plus douce que tous les souvenirs. Ltre qui habitait son navire lembrassait. Le retour au foyer et ladieu se confondaient ; maintenant, elle pouvait mourir en paix. Altha se fora lcher prise mais Vivacia lenveloppa damour et de dsir. Altha ne pouvait supporter pareille tendresse. Le navire lui faisait signe comme une lumire et minait sa rsolution. Elle sen dtourna. Laisse-moi aller, ma chrie. Je veux mourir.

    Et moi avec toi. Car je suis faite de mort, un travestissement, une abomination, et je suis si lasse dtre retenue ainsi en bas, dans le noir. Nes-tu pas venue me

  • -48-

    dlivrer, nes-tu pas descendue si profond pour memporter vers la mort ?

    Laccueil de Vivacia, son merveillement horrifirent Altha. Abandonner la vie tait une chose ; mettre en mme temps un terme la vie de son navire, ctait bien diffrent. Les dcisions si claires tout lheure chancelaient. Elle repoussa faiblement la vivenef, cherchant dmler sa conscience de celle de Vivacia. Le froid gagnait peu peu son corps viol mais, plus elle se retirait de la vie, plus elle pntrait dans son navire.

    Je suis enfonce si loin en bas, cest presque comme la mort, confirma Vivacia. Si je savais comment faire pour lcher prise, je le ferais. Elle ma tout pris, Altha. Pas de mer, pas de ciel, pas de vent sur mon visage. Si jessaie datteindre Himain, elle menace de le tuer. Kennit ne peut pas mentendre. Elle menlve toute conscience et se moque de moi en disant que je languis aprs mes humains. Je cherche mourir, mais je ne sais pas comment faire. Sauve-moi. Prends-moi avec toi quand tu mourras.

    Non. Linterdiction tait ferme. Je dois mourir seule. Tu dois continuer vivre. Elle se dtourna de son navire, non sans souffrance. Elle lcha prise.

    Alors, cest comme a quon fait. Le cur ralentit, le souffle devient de plus en plus creux. Un poison envahit ta chair ; il temportera. Mais elle ne maccorde pas cette grce. Je nai pas de cur moi, et le manque dair ne me fera pas taire jamais. Elle me garde ici, car elle a besoin de ce que je sais. Je ne peux lui chapper. Ne me laisse pas ici, seule dans le noir. Prends-moi avec toi.

    Altha perut les vrilles de son navire qui saccrochaient elle. Comme un enfant qui sagrippe aux jupes de sa mre. Elle tenta dcarter le lien. Vivacia rsista mais Altha resta ferme. Leffort quelle dploya pour se dtacher du navire raviva les braises de la vie. Quelque part, son corps toussa. Un got amer monta dans sa gorge. Elle eut un hoquet et sentit son cur peiner avec une obstination accrue. Non. Ce ntait pas ce quelle voulait. Elle voulait lcher prise, non pas lutter. Vivacia rendait la chose si difficile. Laisse-moi donc mourir ! Laisse-moi mourir et devenir une partie de toi, avec mon pre et ceu

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