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Art et vérité Author(s): Étienne Souriau Reviewed work(s): Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 115 (JANVIER A JUIN 1933), pp. 161-201 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41086507 . Accessed: 29/11/2011 23:26 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue Philosophique de la France et de l'Étranger. http://www.jstor.org

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Art et véritéAuthor(s): Étienne SouriauReviewed work(s):Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 115 (JANVIER A JUIN 1933), pp.161-201Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41086507 .Accessed: 29/11/2011 23:26

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Art et vérité

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L'art ne nous donne pas seulement ses œuvres. Il ne nous comble pas seulement du présent de la beauté; mais encore il nous enseigne - et cela, peut-être par ce quii dit, plus sûrement par ce qu'il voit; et plus sûrement encore par l'exemple de ce qu'il peut faire.

De toutes les activités humaines, l'activité esthétique, lorsqu'elle réussit, lorsqu'elle nous comble en effet, et nous donne ce qu'elle peut nous donner, est la plus approchante certainement dans la réalité de tout ce qu'on a pu rêver sous les noms de miracle, de magie, de création surnaturelle. Rien que de naturel dans Fart; mais ses efforts aboutissent à la création d'une tout autre nature que la Nature; et en ce sens Novalis n'avance rien que de correct.

Doutons-nous que la pensée humaine puisse avoir quelque accès à la catégorie du divin? Doutons-nous que l'homme se transcende? Doutons-nous qu'il y ait une nature purement spirituelle accessible à des cerveaux charnels? Qu'on ne nous dise pas : priez; car qui osera affirmer comme un fait sûr qu'il y ait quoi que ce soit d'ob- jectif dans les impressions de ces moments? Mais qu'on nous dise : écoutez l'étude en mi-majeur de Chopin (op. 10; L. I; n1 3); voyez à l'église Sainte-Marie à Recanati. Y Annonciation de Lorenzo Lotto; ou bien relisez tout simplement, dans Homère, l'entrevue de Priam et d'Achille. Ce sont là des preuves.

Devant la méditation reflexive, l'art est remarquablement solide. Qu'on songe à l'ensemble des monuments, des arcs de triomphe, des palais, des colonnades; au peuple des statues, des frises, des bas-reliefs, des décors, des arabesques; aux sonates, aux sympho- nies, à toutes les mélodies; aux poèmes, aux romans, aux épopées, aux contes; sans oublier Ces derniers venus, encore si gauches, les films cinématographiques,, ces rêves puérils, mais ces rêves pourtant; qu'on fasse attention tout particulièrement à la musique, dont l'architecture s'est progressivement et presque sans appui

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naturel ! élevé à des richesses et des complexités, comme celles que présente - pour prendre un exemple - l'ouverture du Cré- puscule des Dieux; monuments qui tiennent ensemble par des liens uniquement spirituels. Qu'on admire ce qu'il y a d'étonnant, à y bien songer, dans le fait de centaines d'hommes réunis dans une salle de concert pour assister, avec plaisir et compréhension, à la présentation solennelle d'une telle architecture sonore; qu'enfin, songeant à ce monde de l'art, on évalue rapidement en pensée la hauteur noétique des principaux sommets, les plus connus et les plus universellement salués; mettons pour fixer les idées, YŒdipe à Colone, le Parthenon, la cathédrale de Paris, le Retable de r Agneau, la Divine Comédie, la Vierge aux rochers, Y Aurore et le Jugement dernier, Hamlet, les Pèlerins d'Emmaüs, la Symphonie avec chœurs, VIphigénieà Tauris et la Barque du Dante; - et l'on admettra comme une base très sûre, d'une part la parfaite solidité du point d'appui que la réflexion prend sur les choses de ce monde; d'autre part, le fait queco monde est la seule expression pure que nous ayons des puissances pensivement créatrices de la cerebration humaine.

Car, que la Représentation soit issue exhaustivement de telles puissances, c'est ce que nul philosophe prudent n'osera donner comme sûr. Bien plus, c'est une hypothèse qu'on ne devrait oser présenter, pensons-nous, qu'après avoir au moins tenté de prouver d'abord (ce qui serait plus favorable) que par exemple la seule musique est bien sortie tout entière de telles spéculations con- structives. Quant au monument des sciences, auquel on pourrait songer aussi, même son invention et sa construclion ne peuvent démontrer ces puissances instauratives de l'esprit, d'une façon com- parable à la formation et à l'enrichissement régulier du monde de l'art. En effet le monument des sciences s'est étayé de toutes parts dans sa croissance sur des expériences qui lui ont fourni appui. Il ne s'est pas formé par foisonnement spontané et création auto- nome, mais au moyen de tâtonnements et d'essais. Et, bisn que l'inventivité, disons mieux, bien que l'art, ait eu sa part dans l'in- stauration des sciences, cette part est toutefois minime, comparée

1. On sait combien l'explication de lu musique par ses bases physiques va peu loin. D'une fin; on générale (et dès les travaux de Stumpf) l'esthétique de Helmhollz défaille, même dans le domaine de l'harmonie. i'ous y revenons plus loin.

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à celle d'une palpation empirique et toujours locale d'un réel quel qu'il soit1. Les sciences sont des monuments dont on doit con- stater qu'ils sont en grande partie architectures sur des structures à elles imposées par leurs choses. Il est raisonnable de supposer que ces structures sont, au moins partiellement, l'indice d'une structure de la réalité. C'est donc bien à Fart qu'on peut seule- ment s'adresser pour voir, en œuvre d'une façon observable, solide pour la réflexion philosophique, une action'architectonique spontanée, autonome, de la pensée humaine 2.

D'autre part, l'art n'est pas seulement une activité, socialement et psychologiquement différenciée. Il n'est pas seulement un monde dressant cosmiquement autour de l'homme un prodigieux édifice moitié physique et moitié psychique. Il est aussi, d'un certain point de vue, une forme spécifique de pensée. Le musi- cien, le peintre, le poète, durant teur travail créateur, sont en proie, si l'on ose dire, à tout un ensemble de désirs, de préfé- rences, d'ambitions, de volontés, de sensibilités différentielles, de scrupules aussi, de normes instinctivement entr'aperçues et promplement respectées; dont l'ensemble forme comme les caté- gories et les principes d'un labeur noétique. Car il n'est pas besoin de dire deux fois, mais il faut bien le dire une, que l'artiste pense en travaillant; que cette pensée constitue l'essentiel de son labeur; que les opérations manuelles d'exécution dépendent étroi- tement de ce labeur de pensée, qui lui constitue non seulement une cause, mais une motivation. Enfin cette pensée atteint parfois à des tensions, à des hauteurs qu'aucune autre espèce de pensée ne dépasse.

Dans ces conditions, l'idée vient tout naturellement de se confier à Fart - non seulement, remarquons-le, à ses forces, à ses élans; mais aussi, mais surtout, à ses méditations, à ses

1. Singulièrement en ce qui louche le développement des mathématiques qu'on pourrait croire toutes constructivos, il suffit d'attester ici les travaux de M. L. Brunschvicg; notamment les Étapes de la philosophie mathématique. Aucun construc- tivisme total appliqué aux mathématiques (celui d'un Vàihinger par exemple; et à certains égards des logisticiens) ne résiste à celte démonstration historique.

2. Il est inutile de dire que la morale non plus ne peut fournir le modèle de lu réussite dans l'eflbrt instaurali f, tant d'une part son monument est incertain, fragile, désordonné; tant d'autre part elle a d'appuis empiriques, sur les mœurs, sur les tendances profondes et instinctives, etc. Tout ce qu'on vient de dire de la découverte tâtonnante du fait mathématique pourrait se redire de celle du fait moral.

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motivations, aux catégories éprouvées de sa pensée; à ses scru- pules; à ses lois. Se confier à la régulation artistique, même dans les efforts les plus graves, les plus sérieux, de la pensée. Môme dans ceux où déjà quelque autre méthode s'impose. A la pensée scientifique, philosophique, prescrire, en plus, Vari.

Cependant que vaut l'art, en valeur noétique et philosophique? Peut-on se confier à lui, et jusqu'à quel point? Les dédains de Platon n'ont plus force de loi, sans doute, mais on trouverait bien des philosophes aujourd'hui pour approuver la condamnation qu'il a portée contre les cités qui se fient au poète, qui donnent trop d'importance à la chose artistique, dans l'éducation et dans les mœurs. A plus forte raison craindront-ils de lui donner parole dans les hautaines et graves spéculations, dans la méditation austère. L'artiste, cet enfant, osera-t-il bien élever la voix parmi les sages? Ses intérêts, ses souhaits, ont-ils voix parmi les préoccupations profondes, réfléchies, absconses, du philosophe, de l'homme de science? L'artiste pense, soit; mais pense-t-il bien? La pensée du peintre, qui pense avec des couleurs, celle du poète, qui pense avec des rimes, seront-elles mises de niveau avec la pensée de l'homme qui pense avec des nombres, ou des concepts éprouvés et savamment abstraits d'une expérience rigoureuse?

Car de quoi est-il question? Nul ne doute que l'art ne soit beau, noble, rafraîchissant. Mais il s'agit de savoir jusqu'à quel point il aura autorité sur la pensée. Il s'agit, non de savoir si l'on ajoutera l'art, comme un épiphénomène, à la rédaction dun ouvrage de phi- losophie ou de science, mais si on le recevra dans la conception de cet ouvrage. Et il ne s'agit pas de cet art qui brillante en surface l'écriture (de toutes manières, que c'est peu de chose!); mais de celui qui, au cœur de l'œuvre, a dirigé sa croissance. 11 s'agit de cette audience qu'on donne au monde de l'art, moins par un emprunt textuel à son contenu, que par une intussusception progressive de son principe; par la familiarité avec lui, et l'information qu'on en reçoit. C'est toute la question de l'humanisme ; ou plutôt c'en est le cœur; s'il est vrai que l'âme véritable de tout l'humanisme, ce soient ces humanités esthétiques qui (tout appel à la tradition mis hors de cause) s'apprennent à Florence aux Uffizi ou à Paris au Louvre aussi bien qu'au bord d'un lac à regarder le reflet d'une montagne rose sur l'eau verte au soleil couchant. Or, ferons-nous

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oraison sur l'Acropole, ou devant ces statues et ces tableaux, ou devant ce lac vert et rose ; avant d'écrire une histoire, de composer une théorie physique, de concevoir une philosophie? Là est la question.

On observera que l'idée d'une logique tirée de l'art, a été historiquement, plus souvent présentée, et avec plus de force, de profondeur et d'instance, par les logiciens que par les esthéticiens. Et cela n'est pas sans importance.

Les esthéticiens qui nous ont parlé d'une logique de l'art (met- tons par exemple Larsson et sa Poesiens Logik; Paul Claudel, dont Y Art poétique exagère un peu le rôle possible delà métaphore; et récemment Broder Christiansen, die Kunst) n'ont pas formulé pour elle de grandes prétentions. Ils n'en ont fait qu'à peu près une logique, qu'une manière de logique; et ils ont trop cantonné dans l'exercice des beaux-arts sa portée possible. On sait qu'au con- traire c'est avec les plus grands espoirs que certains logiciens ont songé à la ch'ose de beauté.

11 peut être curieux de chercher dans, quelles conditions des théoriciens de la connaissance sévère, rigoureuse, ont pu ótre amenés à lancer cet S. 0. S. du côté de l'art. Le courant est inté- ressant à jalonner de quelques repères.

Pour le remonter on citera, par exemple, d'abord J.-M. Baldwin1 et l'on observera comme son « pancalisme » intervient, pour cou- ronner une « logique génétique » et lui servir de clef de voûte. Pour remonter plus haut on ira droit à J. Lachelier, le logicien à qui l'esthéticien doit la phrase : « La seule vérité solide et cligne de ce nom, c'est la beauté2 »; le logicien qui suspend à une dia- lectique de l'art la genèse, même des vérités premières en appa- rence les plus identiques, telles que celle-ci ; l'être est existant â. On cherchera les antécédents d'une telle pensée chez les roman- tiques allemands. Et plutôt qu'à Hegel qui (comme Kant)y n'accorde en somme à l'art * qu'un rôle de médiation entre le plan

1. Cf. tout« la série de Thoughts and Things, de la Functional Logik à la Genetic theory of reality.

2. Fondement de l'Induction, éd. 1910, p. 83. 3. Psychologie et Métaphysique, passim. 4. Cf. Victor Busch, in Revue de Mètaph., t. XXXVIII, n° 3, 1931 , notamment p. 303. L'i denti lé du Vrai et du Beau rend-elle, pour Hegel, le Beau superflu, étant donné

que la philosophie suffit à établir le Vrai? Non, mais dans la mesure seulement où le Beau ajoute, à l'Idée, le pouvoir d'apparaître. Il est vrai que c'est beaucoup.

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de la sensibilité et celui de l'entendement; on songera à Schelling, selon lequel le sens esthétique est « le véritable organuin de la philosophie transcendental, en tant qu'elle repose sur la faculté de produire ' ».

Mais de telles spéculations sont bien plus anciennes que le romantisme philosophique. Descartes, comme on sait, n'a pas craint de faire appel à l'occasion aux principes de Fart; par exemple expressément à l'architecture urbaine2 pour justifier un point très important: celui de l'unité originaire individuelle nécessaire à la formation d'un savoir vraiment systématique.

L'usage de la clef méthodique dont se sert ici Descartes est expressément réclamé par certains de ses précurseurs. C'est à Kamus évidemment qu'il faut songer tout particulièrement; le premier sans doute à avoir dit expressément : c'est à l'art qu'il faut demander les paradigmes d'un véritable avancement pro- gressif dans la genèse des connaissances. Ce sont les.paradigmes fournis par les chefs-d'œuvre de l'art qui doivent servir au pro- grès de la philosophie.

Est-il utile de poursuivre cette revue; d'évoquer Marsile Ficin et Pétrarque, de remonter au cas obscur et troublant de R. Lulle? Non, sans doute. Nous en savons assez pour être sûrs, d'abord et dès maintenant, que nous sommes là sur un des grands chemins de la philosophie.

S'agit-il seulement de ce « parallélisme des sciences normatives » sur lequel M. A. Lalande a si lumineusement attiré l'attention, et qui permet à l'esthétique, à la logique, à la morale, de s'inspirer mutuellement les unes des autres, de s'épauler dans leurs diffi- cultés? Oui, sans doute. Mais ici il y a plus; et Ton voit en œuvre, sur un terrain plus étroit, une liaison, je dirai même une conna- turalité plus intimes de ces disciplines. On observera en effet aisé- ment, que le chemin indiqué est jalonné avant tout par les con- tempteurs de la syllogistique aristotélique. C'est l'insuffisance d'une méthode de pure identité, ou d'explicitation de l'implicite-

1. SysL d. transe. Ideal Cf. trad. Grimblot. d. 1C. 2. Disc. IIe partie, début; et le commentaire de M. Gilson. Le livre anrien

d'E. Krantz sur l'Esthétique de Descartes ne touche que faiblement au cœur de la question, qui mériterait d'être sérieusement reprise. L'étude fort intéressante de M. Lanson sur un point de celte question ss place surtout au point de vue de l'histoire littéraire.

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ment posé; d'une façon générale c'est la nécessité d'un organum, pour les opérations instauratives de la pensée, qui a poussé tant de penseurs à se jeter, si l'on ose dire, dans les bras de l'art, et à lui demander les paradigmes nécessaires, pour y saisir réflexivement dans des conditions éprouvées de succès cet organimi instauratif.

C'est donc bien comme solution éventuelle d'un problème réel, et toujours instant, que l'idée se présente d'une méthode demandée à l'étude reflexive de cette nature sui generis qui éclate dans la législation dialectique du monde de l'art. Il s'agit beaucoup moins d'une prétention formulée par l'artiste, que dun appel lancé par le philosophe.

Il est deux voies pour la pensée, deux mouvements qu'on peut considérer pour elle comme constitutifs.

Tantôt elle cherche une présence en l'ace d'elle, et s'appuie, de toutes les forces de Yamor intellectualisa sur ce quelle estime attester, constituer cette présence; elle s'y applique et cherche à la ressentir e*n ce qu'elle a de plus foncier, de plus bathique ; même elle y confronte ses rêves, pour les lui faire approuver ou récuser.

Tantôt elle jauge l'ensemble des points de cette présence, qui lui sont attestés; elle le juge très inégal à ses aspirations. Cet être, tel qu'il lui paraît se présenter, elle le proclame insuffisant; elle essaye de poser par elle-même, par ses propres moyens, quelque chose de mieux, de plus ample; soit qu'elle tâche à remplacer totalement cet être; ou à le prolonger perspectivement; ou à l'ordonnancer; ou qu'elle lui confère simplement ce plus qu'il semble y avoir, dans l'être lucide, par rapport à l'être obscur.

Et l'un et l'autre de ces deux mouvements est la pensée. Doutera-t-on que l'un et l'autre soient également bons, égale-

ment légitimes? Doutera-t-on, en particulier, de la valeur de la pensée constructive? Ceci est une autre question.

Nous n'avons pas le choix, nous sommes embarqués, comme dit Pascal. Heur ou malheur, que sais-je? nous suivons alterna- tivement ces deux mouvements. Notre esprit oscille entre ces deux pôles, limites où s'évanouirait également la pensée : soit une application intime, participante, bathique, obscure, contre la pré- sence seulement ressentie, sans spécification aucune; soit une anaphore vers des pointes de lucidité, d'une acuité hallucinatoire, où tout est spécifié, distinct et séparé.

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La pensée constructive, instaurative, n'est pas une illusion, elle est un fait. Et la question pratique est de savoir d'abord, si nous pouvons lui trouver une méthode; et ensuite, quelles sont les conditions et les limites de la valeur de cette méthode.

Ce qu'il faut, par exemple, reprocher à l'idéalisme constructif, à la façon d'O. Hamelin, ce qui le rend, à notre sens, irrecevable, c'est qu'il est sans appui ; et tout en l'air.

L'étrange entreprise, de construire entièrement l'univers de la Représentation par une dialectique rigoureuse, sans avoir de preuves préalables de la fécondité réelle de cette dialectique! Car cette preuve par la jonction finale avec la Représentation comme fait, est effectivement impraticable, faute de pouvoir pousser rigoureusement assez loin l'épreuve. Hamelin l'avoue. Il prend le mouvement thèse, antithèse, synthèse, comme un « fait primitif» qui « toujours s'impose avec une force singulière1 ». Mais quels succès éprouvés a-t-elle à son actif, cette mélhode? Qu'on me montre simplement ce petit cosmos spirituel : un menuet de Mozart, instauré selon une dialectique de ce genre; mieux encore : qu'on me montre seulement le Dreiklang , ui mi sol, mieux justifiable par cette dialectique, que par la théorie physique de Helmholtz2; et j'aurai un commencement de satisfaction. En d'autres termes, on peut opposer à Hamelin ce que lui-même dit à propos d'Aristote : une logique, c'est-à-dire « une réflexion sur la pensée », suppose avant elle, d'abord « l'exercice naturel et irré- fléchi de la pensée » ; puis « un grand nombre de réflexions isolées » sur les procédés de cette pensée 3. Or, encore une fois, où trou- verons-nous à coup sûr cet exercice naturel de la pensée instau-

1. Essai, p. 2. 2. On sait que le physieianisme de Helmholtz est dès maintenant fortement

battu en brèche, au moins par un psychologisme; cela commence avec Stumpf. Cf. Lionel Landry, Sensibilité musicale. Mais ce n'est pas en faveur de la dialectique hamelinienne. Le Dreiklang est évidemment justiciable d'une esthétique de la médiété (c'est la question de la hauteur du mi) qui transforme une opposition qualitative en harmonie tripartite. La notion de forme y intervient évidemment. C'est plutôt Platon que Hegel. Ün hamelinien dira: do est la thèse, so/ l'antithèse; mi qui intervient et les concilie, est la synthèse. Mais qu'est-ce qui rassemblera el posera l'accord en sa quiddilé? 11 apparaît que le fait est plus compliqué et que la synthèse c'est la subsoitiption commune d'ut et de sol à la quiddité qua- litative du Dreiklang; laquelle exige pour apparaître, là fixation du mi média- teur, & telle ou telle hauteur, selon la forme qui aura pouvoir de réaliser cette synthèse.

3. Système d'Aristote, p. 90.

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rative, si ce n'est dans Tart? Comme le dit H. Delacroix : « L'art vise à ordonner en un clair système l'essaim chantant des données sensorielles. » C'est là, et non ailleurs, que nous saisirons sur le vif l'apport spontané de l'Esprit - je dis. celui d'Anaxagore; ou celui du Troisième Règne selon Joachim de Flore, celui qui ins- taurera la Nouvelle Jérusalem; c'est le môme que l'Esprit pur d'Alfred de Vigny *. Or quand nous connaîtrons à fond ses exi- gences et ses démarches, il sera temps de savoir ce qu'il peut faire, et, preuves en main, de voir jusqu'à quel point il explique le Cosmos, ou à lui seul, ou par son alternance avec l'Amour intel- lectuel - je dis celui de Scot Erigène2 ou de Descartes 3; celui qui fait l'union du sujet et de l'objet.

Ainsi donc, on connaîtra quelle importance et quelle surface philosophique a l'idée de la méthode artistique.

La pensée, même dans ses activités les plus raisonnables et les plus utiles, n'a pas toujours la possibilité de s'appuyer sur un contact avec te fait, avec un être indépendant de son opération. 11 arrive qu'elle doive suppléer à des manques, dépasser des fron- tières d'expérience actuellement possible, imaginer et tenter de réaliser des prolongements perspectifs du hic et du nunc. En de tels cas, où l'être manque sous ses leviers, quel appui lui reste- t-il? L'art.

Ce n'est donc pas comme force émouvante, ébranlante, déter- minante même; bien plus ce n'est pas comme activité instaura- trice, que l'art intervient dans la position méthodologique que nous voulons ici soutenir; c'est en tant que méthode, qu'organum; c'est en tant qu'il fournit appui; en tant qu'il donne, par les lois que spontanément il respecte, des exemples de succès dans l'instau- ration; et qu'il définit les conditions de ce succès. Rien de grand, de réel et pourtant de nouveau ne se fait sans art.

On voit assez, sans qu'il soit besoin d'y insister, quel renver- sement copernicien il y a, dans celte attitude, par rapport à cer- tain néo-hégélianisme ; ou certaine théorie rapportée à Vico, et

I. Cf. Dorison. 2. De divis. nat., I, n. 74 : C'est celui qui assure la « connexion universelle ». 3. Cf. Passions, II, LXXIX et LXXX : « L amour est une émotion de l'âme,... qui l'incite à se joindre de volonté aux objets qui paraissent lui être convenables. »

Cette volonté, c'est « le consentement par lequel on se considère comme dès ù présent joint à ce qu'on aime ».

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florissant actuellement, singulièrement dans l'esthétique italienne ; théorie qui réfère l'art comme à son explication à V imagination pure, et à une volonté réussissante de création. Tout au contraire il faudrait, croyons-nous, lorsque l'imagination pure et la volonté créatrice réussissent, référer leur succès à Fart, cette Raison, cette Sagesse de la pensée constructive.

Prenons un exemple. Considérons Platon, qui est à la source de toutes les spéculations d'une logique antiaristotélique ; et qui pourtant, il faut le dire, a échoué dans sa tentative pour fonder une méthode. Il apparaît avec évidence que la cause de son échec est précisément dans le seul fait de n'avoir pas aperçu que l'art, et l'art seul, pouvait lui donner le point d'appui, la plate-forme qui lui manquait. 0r quand Aristote réfléchissait sur la dialectique de Tidentité, quelles sciences trouvait-il devant lui, déjà faites, pour s'y appuyer? C'est la cause sans doute de la limitation de son succès. Mais quand Platon mourait, Praxitèle avait quarante- trois ans.

On sait que la méthode platonicienne de diérèse ressemble beau- coup dans la pratique à une méthode de composition artistique. Comme, touche à touche, le peintre fait le tableau, ainsi Platon construit le Sophiste l à partir d'une première ébauche qui ne diffère pas, par exemple, de celle du pêcheur à la ligne. Et par addition successive de touches nouvelles, de caractères spéciiiques, il arrive à construire le capteur de jeunes gens procédant par l'appât d'un savoir fantastique. Quel est le principe d'un tel pro- grès? On sait que Platon n'a pu le formuler; que le « nerf » manque. La division sur laquelle il porte son effort n'est qu'un instrument inerme; elle ne saurait expliquer, déterminer le choix de tel ou tel caractère, parmi ceux qui sont ainsi présentés comme possibles; ni l'adjonction de ce caractère à ceux qui sont déjà posés et comme mis en réserve ; afin de promouvoir et peu à peu compléter l'être qu'il s'agit d'instaurer; type et modèle où vien- dront se mirer, pour leur modestie, les clients du peintre. Or si nous cherchons ce principe et ce nerf de l'opération, si nous demandons ce qui rendrait raison du choix de tel caractère, de telle touche, et raison de l'étonnant relief que prend peu à peu,

1. Dans le Sophiste, bien entendu. C'est peut-être le plus important dialogue de Platon, au moins à l'heure actuelle.

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par leur accumulation judicieuse, Tètre à poser; ne faut-il pas répondre : c'est l'art, et l'art seul? N'est-ce pas Fart, encore vivant, encore agile, encore royal, avec lequel Platon brossa son tableau, qui fait qu'il subsiste toujours - pilori où sont encore conduits sans cesse, pour notre édification, tous les modernes sophistes - tous ceux qui préfèrent chercher le succès auprès des jeunes gens, au lieu de chercher loyalement à les former, à les instruire?

Mais quoi, il était grec, Aristoclès iils d'Ariston, qu'on nomme Platon. D'abord il méprisait, dans Fart manuel, le labeur illibéral1. Et puis il était jaloux des poètes. Il inventa, pour leur dénier part au savoir de la dialectique instaura tive, la dédaigneuse théorie de l'inspiration enthousiaste 2. Et lorsque dans le Timée il présente mythiquement le labeur d'instauration cosmique, que tenteront de reprendre plus tard, sans mythe, un Hegel ou un Hamelin; le moment tragique du platonisme, c'est sans doute celui où le démiurge fait appel, comme à un modèle tout fait tel quel* et pose devant lui les proportions de l'harmonie musicale. Et Platon ne songe pas à lui faire appliquer cette même dialectique, qui à la fois rendrait compte instaura tivement du macrocosme en son harmonie; et de ce microcosme pareillement harmonieux : l'ensemble des sons que rend la lyre *.

Si Platon avait songé à cela; s'il avait indiqué du moins le prin- cipe, même en l'appliquant gauchement et insuffisamment; si, en

1. Chose curieuse, que dans le Phédon, Socrate, auquel un rêve a ordonné de «'adonner aux beaux ails, ne songe pas - que Platon ne veuille pas le faire songer - au métier de sa jeunesse, lorsqu'il étudiait la sculpture! On observera ■d'autre part que la plupart des céramistes grecs dont les noms nous ont été conservés portent (Ed. Pottier) des noms barbares. Des métèques, donc, ou des «sclaves.

2. Cf. notamment Ménon, 96 D; Banquet, 209 A et surtout 210; et surtout Lois, 688 A. Les idées de Platon sur l'art restent d'ailleurs là-dessus diverses et obscures; notamment la théorie de Teikasia, telle qu'elle figure dans Rep., VI, 509 E. Elle semble unir la pratique des arts plastiques et l'expérience de Tirnagi nation forma- trice d'hypothèses et de mythes (A. Ritter interprétait, H. Ph. Ane, cf. tr. Tissot, t. II, p. 171 et 379, eikasia par « science des formes »). Et tout cela est pour lui ■du domaine de l'opinion. Mais sous le même rapport, les mathématiques y sont aussi. Cf. Rep., VU, 533 D. Voir aussi, dans le Phédon (61 A> le passage cité nolo précédente ou même la philosophie est dite grand art (megistè mousikè). D'une façon générale on pourrait traduire, dans Platon, mousikè par Beaux-Arts.

3. Cf. Rivaud, introd. à Timée, tr. coll. Bude. Ci. aussi Rivaud, Platon et la musique, Rev. k. pn., janv. 1929.

4. Il est bien entendu qu'il y a dans la pensée de Platon, écrivant cela, une tentative d'utilisation reflexive de la dialectique éprouvée dans Part. Mais son Démiurge devrait mettre en acte directement ce que Platon trouve réflexivement.

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nu mot, il avait mis la chose esthétique du côté de chez Apollonr l'art créateur, au lieu de la mettre du côté de chez Eros, l'amour unifiant; nul doute que nous n'eussions, dès l'âge socratique, l'ébauche aussi de l'Autre Organum de la pensée. L'un est celui qu'ébaucha le péripatétisme. L'autre serait né sous ces beaux pla- tanes de l'Académie, que coupèrent par la suite pour des néces- sités militaires, les légionnaires romains1.

Ceci étant, il paraîtrait, jusqu'ici, qu'on puisse conclure : la phi- losophie de l'art2 - la méditation reflexive s'appliquant à l'art pour y saisir analytiquement l'organum de sa progression; ses catégories fondamentales, ses principes - la philosophie de l'art est une des deux branches mattresses, l'une des ailes si l'on pré- fère, de la pensée philosophique. L'autre aile, c'est, évidemment, la philosophie scientifique, la réflexion sur la science. L'une et l'autre également importantes, conduisent à des conclusions d'égale prégnance méthodologique, chacune dans son domaine, c'est-à-dire pour régler, d'un côté la pensée qui cherche à s'appuyer sur une

1. Pline, xn, 1, 1). 2. Nous distinguons la philosophie de l'art, c'est-à-dire la vaste méditation-

íéüexive qui prend pour objet toute l'ampleur de l'art de ses activités, de ses lois,, de ses œuvres (ce n'est qu'une branche spéciale de la philosophie, laquelle peut méditer à son gré sur toutes choses); et ['esthétique, discipline plus étroite et de nature scientillque, ayant pour objet l'étude positive du fait esthétique; c'est nommément la forme, dont le fait intervient sans cesse soit duns l'art, soit dans l'étude de la nature du point de vue de l'artiste. Et ce fait paraît bien, scienti- fiquement, spécifique. 11 va de soi que philosophie de l'art et science esthétique entretiennent les plus étroits et constants rapports, malgré la grande différence- des points de vue comme des méthodes.

Le fait esthétique prend des valeurs et des intérêts extrêmes, éclairé en profondeur par la philosophie de l'art. La philosophie de l'art acquiert des précisions, des sécurités et des puissances remarquables, lorsqu'elle prend appui solidement sur le fait esthétique pur. Elles n'en ont que plus d'intérêt à bien distinguer leurs deux points de vue, leurs deux méthodes. 11 va sans dire que la philosophie de fart exige aussi un appui solide sur l'histoire de l'art, sur la psychologie (tant relie de l'artiste que celle du spectateur); sur la sociologie, car l'art met en action une quantité de faits sociaux; enfin sur beaucoup de branches spéciales de la technologie; particulièrement en ce qui concerne la musique, l'architecture et les arts décoratifs et industriels.

L'étude qu'on lit ici se place entièrement au point de vue de la philosophie de l'art; c'est-à-dire au point de vue philosophique en général. L'auteur se permet de renvoyer à des travaux antérieurs, soit particulièrement à son Avenir de V Esthétique (Alean, 1920) pour l'examen du statut scientifique du fait esthétique pur; et & Pensée vivante et Perfection formelle (Hachette, 1025) comme exemple de l'emploi méthodique de l'appui sur le fait esthétique pur dans les problèmes généraux de la philosophie. Mais il usera ici du vocabulaire ordinaire de la philosophie, en évitant l'emploi des termes spéciaux relatifs à l'analyse esthétique.

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présence de réalité ; de l'autre, celle qui cherche à promouvoir cette réalité.

On peut avoir confiance dans la méthode artistique là où elle fonctionne dans son domaine, c'est-à-dire dans les opérations instauratives de l'esprit.

II

Audietur et altera pars. L'art mérite-t-il entièrement la con- fiance de l'esprit? De deux parties de la philosophie réfléchissant sur des domaines si différents, celle qui nous intéresse offrira-t-elle les mêmes garanties de solidité, d'intérêt, la même valeur gnoséo- logique, que l'autre? Lorsqu'on a observé, dans les spéculations les plus hautes, une parenté évidente avec Fart, cette parenté n'a pas toujours été présentée comme un éloge. Sous la plume de M. E. Le Roy, ce n'est pas aine diminuito capitis, que de présenter comme des vastes poèmes les grands systèmes métaphysiques, et d'une façon générale les vastes synthèses, qui brossent à grands traits une Weltanschauung1. Mais d'autres 2 ont vu certainement dans cette nature poétique l'indice d'une fragilité.

Lorsqu'on a montré3 l'intervention de la sensibilité esthétique dans les raisonnements et les démarches du mathématicien; lors- qu'on a comparé * à l'imagination du romancier, à sa Lust zum fabulieren (comme dit Gœthe) l'invention mythique qui fournit ses surgeons touffus d'hypothèses à la physique, à la chimie, à l'astronomie; tout cela tendait certainement à rabattre un peu l'orgueil scientifique. Procès de tendance, sans doute; et qui ne rend que plus nécessaire un examen critique sérieux de la valeur des poèmes et imaginations romanesques. Indice défavorable pourtant. La pensée constructive, sans méthode, n'est qu'imagi- nation, mythomanie, délire léger. L'intervention des catégories de beauté, d'harmonie, de sublimité; ainsi de suite; suflira-t-elle à en faire une progression chaste, sévère, efficace?

Il se présente à ce sujet trois grands ordres de difficultés, trois apories dont il est difficile de ne pas tenir compte. Laissant de côté

1. Dilthey. 2. Ribot, Höffding. 3. H. Poincaré. 4. Vaihmgcr.

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les objections qui naissent du préjugé irréfléchi contre l'impor- tance et le sérieux de l'art l, voyons les difficultés les plus philo- sophiques.

Donc on dira d'abord : il n'y a instauration véritable, que de ce qui demeure. Il n'y a architecture solide, que de pierres qui se

1. Nous sommes obligés aussi de laisser de côté faute de place et pour no pas surcharger cette étude, une objection pourtant bien sérieuse, mais qui détourne un peu du point de vue ici adopté : c'est celle qui consiste à présenter l'art, comme un stade dépassé du développement de la pensée humaine. Opinion d'ori- gine hégélienne; qu'on retrouve sous la plume de quelques moralistes, et sur- tout de ceux qui ont subi l'influence de Durkheim, qui n'aimait pas le point de vue esthétique. On ne la trouve, je crois, nulle part aussi violemment exprimée que dans Wilbois, Devoir et durée. Sans doute il y a, on l'a remarqué, quelque similitude sur certains points entre cette mentalité primitive au stade prélogique, et celle de l'artiste. Mais on remarquera : Io que cotte similitude est tant soit peu forcée, et que par à côté il y a des artistes qui ne laissent pas de très bien rai- sonner. Le stade prélogique coexisterait donc, dans un môme esprit, avec le stade logique; ce qui est contraire aux plus sérieux principes; 2° que l'art, depuis l'époque primitive, s'est considérablement modifié, et, ce faisant, qu'il est constitué véritablement; que, par exemple, il a perdu la plus grande partie de sa signifi- cation religieuse; qu'il s'est dégagé des compromissions initiales avec la magie; et que, lorsque nous lisons Pindare, par exemple, le point de vue que nous adoptons, qui est le point de vue artistisque, opère tri et décantation par rapport au point de vue d'un Grec moyen à Olympic, vers 440 avant J.-C. C'est un repen- sement complet de. la chose artistique. On peut, on doit dire, qu'au stade pré- logique il n'y a pas à proprement parler, d'art pur, d'art distinct; pas plus que de science. C'est par la suite, et au stade logique, que logique de l'art et logique de la science se différencient en s'élablissant et en se spécifiant, par delà leur souche commune, la magie. Enfin 3° il y a à un certain stade de l'art une certaine stylisation équilibrée et cherchant le typique, qui accompagne nettement l'ap- parition d'une mentalité au stade logique. 11 y a collaboration. Nous renvoyons sur ce point à notre livre : Pensée vivante et perfection formelle, chap. xv. Nous ignorions, quand nous avons écrit ce chapitre, que Max Verworn avait déjà pré- senté des idées analogues en 1908 (Verworn, Zur Psychologie der primitiven Kunst, notamment p. 35). Nous .ajoutons la référence, et consolidons d'autant notre point de vue. Il y a des stades pré-esthétiques; il y a un stade eslhé- tiqu % où l'art du civilisé a des puretés, des exigences, el des spécialités de méthode, inconnues au primitif, dont les dessins ne coïncident que jusqu'à un certain point fortuitement avec notre goût. Croyez bien que les enthousiastes de l'art nègre, en 1925-1930 à Paris, le goûtaient pour d'autres raisons que les indi- gènes du Bénin. De même pour le récent succès de l'art péruvien antéhistorique. De même, et sans vouloir chagriner personne, comparez l'état d'esprit de Tisraé- lite amateur d'art qui a dans son salon et regarde avec plaisir une belle Vierge bourguignonne du xvi* siècle; et celle du bon prêtre de campagne qui, selon une piété sincère et d'aitleurs tres judicieuse, préfère de beaucoup voir une statue dorée et peinturée née environ Saint-Sulpice, dans la même chapelle où s'est trouvée jadis l'autre statuette. Au reste le développement qu'on va lire plus loin porte aussi contre la tendance à envisager l'art comme fait passé plutôt que présent. Rien dans l'histoire ne permet de justifier une antériorité du point de vue esthétique sur le point de vue scientifique ; et en fait, les grands moments artistiques sont aussi des moments intellectuels. Phidias, Socrate; Noire- Dainc de Paris, A belarci; Marsile Fichi, Botticelli; Shakespeare, Bacon; Malherbe, Descartes; Reiiibra'iult, Spinoza; elr.

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posent et s'accumulent Tune sur l'autre. Il y a un monument de la science, non un monument de l'art. Celui-ci s'écroule sans cesse. La science bâtit sur son passé, l'art non. L'art, toujours en quête de nouveau, sans cesse brûle ce qu'il vient d'adorer. 11 ne progresse pas, n'accumule pas, n'a pas de croissance, ni de progrès, ne se surpassant jamais (n'a-t-il pas déjà donné il y a des siècles des modèles à peine égalables de beauté?) et seulement change, mais vainement. Mutatur, non in melius, sed in aliud.

Soit. Répondons. Il est bien vrai que Tart, sans cesse, veut du nouveau, et que

c'est là sa vie. On a même cru pouvoir réduire toute sa portée à ce seul rôle de contraste et de mise en jeu d'une « sensibilité diffé- rentielle » sans cesse rénovée par cet excitant. Et c'est qu'en effet, par toutes ses puissances, il estcréateur d'êtres neufs, de personnes morales inouïes encore, en même temps que de choses singulières. Car, n'est-ce pas, quand on fait oraison sur l'Acropole, ce ne sont ni Phidias ni Ictinos qui répondent, mais le Parthenon et les Propylées. C'est, à Florence, le Jour et la Nuit, le Soir et V Aurore, qui parlent et rendent témoignage, non le vieux Buonarotti, tout à fait mort. Or ce témoignage s'entend aussi haut maintenant quit y a quatre cents ans; et c'est lui qui force nos jeunes sculpteurs à chercher autre chose que cette formule. V Aurore et la Nuit de Michel-Ange à Florence, expliquent le Jour et la Nuit cubistes d'Epstein, à cette station du métropolitain, à Londres. Ainsi, si les œuvres d'aujourd'hui ne sont pas plus belles que celles d'autrefois, le monde de l'art accroît sans cesse ses richesses. C'est précisé- ment parce que Michel-Ange n'est pas aujourd'hui surpassé, ni surpassé Dürer, ni surpassé Dante; c'est parce que l'œuvre nouvelle n a pas puissance d'abolir l'œuvre ancienne, mais seule- ment de venir, si elle le peut et l'ose, se placer à côté d'elle; que l'art veut sans cesse de neufs efforts. C'est la permanence du chef-d'œuvre ancien qui force les tard-venus à cette alterna- tive, dure assurément, mais génératrice de nobles ambitions: de se taire ou de trouver autre chose à dire.

Car un chef-d'œuvre n'éclipse pas un autre chef-d'œuvre, mais tout au plus couvre de son ombre les efforts précurseurs, les tâton- nantes recherches, qui désormais ne paraîtront plus qu'ébauche et préfigure.

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Le Lac de Lamartine efface le Temps de Thomas, inais pas une ode de Malherbe. Dante offusque saint Carpe, saint Satyre et sainte Perpétue, Wettin et Hincmar, le Voyage de saint Brendan, la Vision d'Albéric, le Purgatoire de saint Patrice et Snorr et Raoul de Houdan ; il n'obombre ni le VIe livre de Y Enéide, ni le XIe de Y Odyssée. Et le mal d'Hamlet laisse sacré le mal d'Oreste '.

C'est dans l'art, non dans la science, qu'il y a permanence défi- nitive de l'acquis. La science est sans cesse remise en question, non l'art. Honegger n'est pas à Stravinsky, ni Stravinsky à Debussy, ni Debussy à Wagner, comme Einstein à Newton, Newton à Copernic, Copernic à Ptolémée. Regardez croître la musique. Non seulement le plérôme des œuvres s'augmente sans ct;sse; mais par voie de conséquence, cette Nature artistique extra-naturelle, dont nous parlions tout à l'heure, cet ensemble des éléments utilisés, ries moyens de les mettre en œuvre, des effets qu'on peut lui faire rendre; bref, la structure générale et impersonnelle de l'ensemble du plérôme; s'enrichit, s'augmente et foisonne. Les neuvièmes de dominante non préparées de Monteverde, ou l'accord poiytonal du début de Petrouchka sont des étapes de ce progrès; dont il n'est peut-être pas impossible d'intégrer la loi. Loin donc que ces chan- gements fassent difficulté, il y a au contraire ici une plate-forme très sûre, pour de très intéressantes recherches en rapport avec tout notre problème sur l'avancement de la chose spirituelle.

Seconde aporie. La logique de l'art est-elle bien univoque dans tous ses domaines? Cette logique de la septième de dominante ou du contraste des couleurs complémentaires, peut-elle soutenir des spéculations de haute portée noétique? Peut-on bien transférer dans l'architectonique des idées, dans la structure des grands systèmes ou des théories générales, ce qu'on observe dans les formes et les schemes de composition du sculpteur, du peintre, du musicien?

1. On sait qu'il y a dans V. Hugo an bon développement sur ce thème que la permanence des chefs-d'œuvre est cause de la nécessité de faire autre (Shakespeare, ir# part., chap, ni) vu l'inutilité de les recommencer. Au reste si l'art n'était créa- teur, donc novateur, par essence, il suffira it, pour attester qu'il Test, de son inuti- lité dès qu'il ne l'est plus. Gomment sculpter après Phidias? dira-t-on. Mais comme Praxitèle. Après Praxitèle? Gomme Scopas. Après Scopas? Gomme Lysippc. Et comment après Rodin? Gomme Bou ideile. Après Bou rd el le? Gomme Lipsçhitz. Et après Lipschitz? Vous m'en demandez tant. Nous verrons ces jeunes hommes à l'œuvre. Mais Lipschitz ou Epstein, quoi qu'on en puisse dire, subsisteront. G'est leur rendre hommage que de chercher à faire autre.

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Les dimensions de létude qu'on lit ici ne nous permettraient pas de traiter en détail eßtte question, qui mériterait à elle seule toute une vaste étude. Il faudrait montrer en eftet comment Tidéation la plus abstraite est spécialement obligée, notamment quant à l'ordonnance systématique des rapports de concepts, d'utiliser des « formes de pensée » qu'on subsume aisément au fait esthétique, et qui s'apparentent de près aux schemes de composition de l'art plastique.

Mais on trouvera ici un appui très sûr, et des preuves sans réplique, chez les théoriciens de la stylistique appliquée à l'ins- trumentation symbolique et à la mise en forme claire et distincte, des systèmes d'idées. 11 suffira notamment, pour voir clairement les rapports delà stylistique plastique, avec la stylistique abstraite, charpente d'une Weltanschauung, de réfléchir à l'évolution, depuis Kant, des trois notions de forme, de scheme, d'architectonique. 11 suffira de penser premièrement à la précision un peu grossière qu'a pu prendre l'idée de forme dans la psychologie de l'intel- ligence, par Meinong jusqu'à la Gestalt de Köhler ou de Koilka. Deuxièmement, on remarquera la façon* dont les schemes de l'imagination, par l'intermédiaire si intéressant de la notion d'imagination sympathique (Einfühlung) ont fini par la précision concrète des « schemes de composition », qu'on utilise avec fruit dans l'analyse des œuvres picturales ou sculpturales; et dont Lipps en particulier a fait un si précieux inventaire. Troisièmement enfin, on considérera la manière dont la notion assez trouble d'architectonique est venue à des précisions de plus en plus inté- ressantes, toujours en liaison avec l'idée de forme, chez ceux qui ont examiné les grands systèmes philosophiques du point de vue de leur structure; évolution marquée depuis Kant par la ligne Trendelenburg, Dilthey, Spranger; sans oublier, un peu à côté de cette ligne, E. Cassirer1.

1. Sur le caractère concret et plastique des caractéristiques stylistiques des « Formes depensée », ou consultera aver fruit: H. Leisegang, Denkformen, 1928, par- ticulièrement le chapitre vu : Kreisförmige Entwicklung und geradlieniger Fortschritt. C/est une interessarne contribution à ce que nous appellerions l'esthétique pytha- gorique appliquée (par l'intermédiaire de la psycho-esthétique) à la méthodo- logie générale. Quant à l'ampleur de l'amplexion de ces symholismes, on obser- vera que les auteurs de cette école (dont on peut rapprocher E. Cassirer, cf. notamment Philosophie der symbolischen Formen, II ter Tei l idasmythische Denken, 1928) l'appliquent à la caraclérisation des plus vasteinciit sociales « mentalités » ;

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Évidemment, d'ailleurs, la réciproque est vraie, on peut, de l'examen de Tart, tirer des modèles de systèmes philosophiques et de dialectique immédiatement applicables.

Rien de tout cela n'est douteux. Le parc de Versailles est un dis- cours de la méthode aussi bien que la préface de la Dioptrique et des Météores. Auguste Comte, dans la dernière partie de son œuvrer conçoit une science sociale inspirée par la Divine (Comédie. Ne peut-on écrire une philosophie inspirée de J. S, Bach; une venant de Wagner; une venant de Debussy (que M. Bergson sans doute a écoutée)?

Mais ici le contempteur de Tart se fâchera peut-être presque* Car pourquoi, dira-t-il, ceci plutôt que cela? C'est être en pleine fantaisie. Ces transpositions, ces correspondances peuvent peut- être fournir quelques idées; mais arbitraires, fragiles, invé- rifiables, invéridiques même.

Ici nous arrivons à la troisième difficulté, la plus importante; et où il faut donner longuement la parole à la thèse adverse. Ce dont il s'agit est grave en effet.

Suivez-vous les conseils de l'art? Vous irez vers le beau, vers l'harmonieux, vers l'intéressant peut-être, vers le tragique ou le sublime encore. Mais tout cela vous détournera du vrai. Il n'y a rien dans tout cela pour le vrai» Et du fait même qu'il n'y a

et se réclament particulièrement, à ce sujet, de la' sociologie française; nommé- ment de l'œuvre de M. Lévy-Bruhl (cf. Leisegang, op.* cit., p. 2, 3, 0, etc.). Sur les derniers points, c'est-à-dire en ce qui touche la Typologie des Systèmes, et pour la comparaison serrée avec Part, nous citerons, par exemple : Ludwig Stein, Philos. Strömungen der Gegenwart, 1908, p. 84 et suiv. : « Wie der Maier nur wenige Grundfarben, der Tragödiendichter nur wenige wirklich tragische Grund- motive, der Komponist... u. s. w.. so hat der Philosoph nur eine begrenzte,, vergleichsweise winzige Anzahl logisch möglicher Denktypen., u. s. w.... » Cf. encore Ed. Spranger, Lebensformen, 3* éd., 1922; notamment le remarquable pas- sage relevé en épigraphe dans Leisegang, op. cit : « Was dem Beobachter der lebenden Natur, dem Maler, dem bildenden Künstler, eine selbsverständliche Ausstattung ist : der Sinn für das Organische und für den organischen Zusam- menhang, ist beim geisteswissenschsftlichen Forscher heute noch eine seltene Gabe des Gentes, und dei Besinnung darauf darf trotz Burckhardt, Dilthey und Nietzsche noch immer eine neue Kunst genannt werden. Ich sehe aber Zeiten voraus, in denen Fehler der Beurteilung geistiger Strukturverhältnisse nicht nur dem künstlerischen Geschmack, sondern auch der wissenschaftlichen Erfassung des Lebens unerträglich sein werden. » On lira encore avec profit, Karl Groos, Untersuchungen ueber d. Aufbau der Systeme, Zeilschr. f. Grundlegung einer Theorie dar Weltanschauungsformen, 1914; Müller-Freienfels, Persönlichkeit und Weltanschauung, 1919; H. Noni, Stil und Wdtanshauung, 1920 et J. Wach, Die Typenlehre TrendeUnburgs und ihr Einfluss auf Dilthey, 192« (bibliographie). Mais de tous ces auteurs, c'est à Cassirer que nous nous référons le plus volontiers.

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rien pour lui, tout est contre lui. Les illusions, les prestiges, lés rêves de l'art s'y interposeront entre vous et le réel, et vous le voileront. Tout deviendra subjectif. C'est le nuage rose, aux reflets trompeurs.

Si vous ajoutez l'intérêt esthétiq.ue à votre œuvre, vous cor- rompez sa vérité.

Si vous pensez votre œuvre en vue de l'intérêt esthétique, vous la créez entièrement dans le faux.

Si dans le monde même des idées vraies, vous choisissez seule- ment celles qui ont l'intérêt esthétique, vous ne verrez qu'une partie des choses.

Dans le menu détail, on a fait remarquer souvent, et à raison, comme le désir de dire joliment ou curieusement ce qui devrait être dit précisément; d'éviter le remploi des mêmes mots, ou les mots trop lourdement techniques; et ainsi de suite, peut arriver à fausser la pensée même. On sait ce que valent tous ces « sourires de la raison1"», dont abusèrent les penseurs et même les savants du xvnie siècle. Une pensée brillante peut-elle être une pensée sure? Un trop évident désir de plaire est-il compatible avec les ten- sions psychiques et les sévérités envers soi-même dont doit s'armer une pensée forte et digne d'être crue? Volontiers nous dirions de toutes les hautes spéculations de la raison ce que Boileau disait des « mystères terribles » de la foi chrétienne ; lesquels, à son jugement, « d'ornements égayés ne sont pas susceptibles ».

Or ce ne sont là, évidemment, que questions de détail, bien qu'importantes. D'autre part le point de vue esthétique est ici tout à fait d'accord avec le point de vue logique. Le goût seul suffirait à proscrire les disparates du ton, les sourires ou les concetti déplacés. Comme disait Nicolas Poussin à propos de l'abus du détail pittoresque dans les grands sujets : « II ne faut pas mêler le mode phrygien avec le mode dorien. » Toutefois ces détails sont des indices considérables quant aux tendances qu'ils révèlent et quant à l'espèce de persuasion qu'avoue chercher un auteur. Platon séparait soigneusement le mythe, qui s'adresse à « l'enfant qui est en nous » (ne sera-ce pas la part de l'art?) ; et la pensée juste et raisonnée qui s'adresse à l'homme. Au reste, même lorsque l'art

1. J. M. €arré, Fontenelle. Le sous-titre implique-t-H éloge, ou diminution?

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n'est pas contraire au vrai, il l'énerverait; il ferait communier les âmes par une suggestion, et non par un choix de ce qui est digne en effet de les unir. Entre l'artiste et sa chose, l'art met un écran. Môme pour le naturaliste (selon l'aveu et la formule de Zola) la « nature » est vue « à travers un tempérament ». Pour le classique elle est vue à travers le style d'une école; ou, si son classicisme est seulement humanisme, à travers le ressouvenir des chefs- d'œuvre. Que dire s'il est cubiste, futuriste; et dans une recon- stitution un peu délirante, substitue une musique de lignes, (Tangles, de teintes plates, à son modèle; en nous affirmant qu'il « le voit ainsi »?

Si bien que des peintres même, mais épris du vrai plus que du beau ont travaillé (chose étonnante à dire) à éviter l'intervention de Part, dans leur labeur. Ils ont repéré la ligne, point par point, avec la chambre claire *; ils ont étalonné le ton local, plage par plage, avec des viseurs découpés dans des écrans de papier gris 2. Or de môme une sorte de pointillisme - mais sans impression- nisme! - dans l'expression de la chose du philosophe, ne serait-il pas l'idéal d'une connaissance restée vraiment positive? Il faudrait -arriver à seulement noter soigneusement, en chaque point (et telle ji'est-elle pas la méthode expérimentale, en science, ou l'analyse reflexive, en philosophie?) l'acte commun du sentant et du senti; le noter tel quel sur le réseau le plus simple, sur le temps seul si Ton peut, sur l'espace et le temps, sinon; et piqueter ainsi tout le contour, toute la structure de la chose. Toute tentative d'arran- gement est déjà un gauchissement. Le philosophe candide doit s'interdire les alliciances de la « diacosmétique3 », l'artifice dans la disposition et la présentation des faits.

I. Holbein; c'est pour cela que ses personnages ont le bout du nez gros. 2. On pourrait songer aussi d'un autre point de vue à Courbet disant : « Je

plante mon chevalet n'importe où dans la campagne, et je peins ce que je trouve devant moi. » Mais l'a-t-il fait jamais vraiment?

3. Qu'on nous passe ce mot; nous appelons diacosmélique (de diakosmein, ai ranger) cet espèce de travail d'art qui consiste à disposer les objets de la façon lu plus intéressante ou agréable; c'est, si l'on veut, l'art de l'étalagiste; celui de lu maîtresse de maison déplaçant les bibelots de son salon; c'est aussi celui du peintre qui pose le modèle; c'est encore celui du metteur en scène au théâtre ou au cinématographe. Le fait est d'autant plus important qu'il échappe souvent à l'observation. Le peintre, avant qu'il commence à peindre, a souvent déjà esquissé diacosmétiquement son tableau, en réglant l'éclairage, les reflets, les acces- soires, etc.

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Car là où Tart est intervenu, surtout la littérature, quelle garantie d'exactitude reste-il, et quelle valeur documentaire?

Exemple : l'observation psychologique, les notations introspec- tives du romancier. Pourront-elles servir au psychologue? On a dit oui, et avec beaucoup d'autorité parfois. C'est une mine riche et souvent précieuse - telle l'œuvré d'un Marcel Proust. Mais enfin, où commence, où ne commence pas le coup de pouce, l'arrangement en rapport avec la composition générale de l'œuvre, les amusements d'écriture? Même le prodigieux Ulysse de Joyce ne fait-il pas visiblement appel, parfois, à l'effet?

Exemple plus troublant : l'histoire romancée, cet ilote ivre, ne fera-elle pas rougir un peu la synthèse historique? Dès qu'on cesse, encore une fois,, de piquer, point par point, le fait passé, à traversie document actuel; dès qu'on refait, qu'on reconstruit,

qu'on dynamise, ne s'écarte-t-on pas déjà du vrai? Et que dirons-nous encore des vastes constructions systéma-

tiques, où tout le détail est déterminé par l'ordonnance fondamen- tale de la composition, selon une forme spontanément épanouie? Que de fausses fenêtres, que de faits chimériques, introduits pom- la symétrie, pour l'ordre! Pourquoi quatre figures du syllogisme chez les logiciens de la Renaissance? Parce qu'après sub pive, prœ prœ, et sub sub, il fallait bien ajouter prœ sub, pour ter- miner la comptine. Pourquoi une catégorie de Yac lion réciproque dans l'Analytique transcendentale de Kant? Pourquoi une caté- gorie de la limitation*! Toute la faute n'est-elle pas à ce scheme, à ce « monogramme » en croix tréflée, qui lui suggéra ce nombre, douze, et lui imposa un ou deux postes creux à remplir?

Tout'cela, on le voit, qui se présente avec beaucoup d'apparence ne tend à rien de moins qu'à rendre irrecevable, dans toute insti- tution d'un véritable savoir, le principe constructif tout entier; et avec lui, tout épanouissement autonome, toute harmonieuse crois- sance vitale, toute efflorescence régularisée par l'art, d'une image de l'objet de ce savoir. C'est préférer, à l'inverse de Kant, Y unité technique à r unité architectonique (pour parler cependant en termes kantiens).

« Le scheme, dit Kant1, qui n'est pas formé d'après une idée,

1. Grit, Hais, pure; airliitorloniquc de la R. P. (trad. Barni, 11,30)

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c'est-à-dire d'après une fin capitale de la raison... mais empirique- ment, suivant des vues accidentelles (dont on ne peut savoir d'avance la quantité) ne donne qu'une unité technique, mais celui qui résulte d'une idée... celui-là fonde une unité architectonique. » Et, ajoute-t-il « ce que nous nommons science ne peut se former techniquement... mais architectoniquement... et son scheme doit renfermer conformément à ridée, c'est-à-dire a priori, le cadre {monogramma) du tout et sa division en parties, et le distinguer sûrement et suivant certains principes de tous les autres1 ».

Si les objections qu'on vient de lire emportaient le morceau, - cette importante conclusion de la Critique serait à subvertir entiè- rement. L'unité technique devrait prévaloir, en tout labeur de pensée respectueux de l'expérience et soucieux d'objectivité. Sans une candeur complète de la pensée devant la réalité, soit qu'elle veuille l'apercevoir, soit l'exprimer, il n'y aurait nul espoir de vraiment connaître; et cette candeur devrait s'entendre, d'abord et avant tout, de Vabsence de Part?

Toute cette instance anti-apollinienne repose, comme on le voit, sur l'idée que l'ari, dans son développement, évolue entière- ment hors des prises de la notion de vérité ; en sorte qu'il n'y aurait aucun accord entre les principes autonomes de la démarche artis- tique; et les allures nécessaires d'une recherche sincère, candide de la vérité. La marche de l'art ne pouvant se plier à ces allures,

l.Ceci ne se comprend bien, qu'en tenant compte des sources de Kant; telles qu'elles sont attestées paY son vocabulaire. C'est ce qu'on ne fait généralement pas assez; et c'est pourtant l'antidote de la propension à interpréter Kant par ses successeurs. Toute la théorie kantienne du schématisme, si importante pour l'esthétique, est fondée sur des théories de la mémoire; et de l'art pratique de reconstituer les souvenirs. En particulier, l'opposition des schématismes et des unités techniques, est empruntée (non seulement l'idée mais les termes) aux tra- vaux des mémotechniciens, chez qui elle était, alors, classique. Cf. par exemple le Gazophylaciam de Schenckel (1010); VArt de la mémoire de d'Assigny (1697); la Mémoire artificielle du P. BufÛer (1719) et la Memoria technica de Grey (1730). Les schématismes étaient, dans ce vocabulaire, des reconstitutions, soit par exemple d'uqe théorie, d'un système philosophique, d'un discours, d'un livre; par déve- loppement progressif dans la pensée, à partir d'une figure plastique plus ou moins simple - le monogramme de Kant - ou complexe fournissant une image concrète de ce plan. Je trouve signalée, avec quelque ironie en 1775 par l'abbé Yvon, la « Logica memorativa de l'allemand Winkelmann, où se trouve réduit en schématismes tout le système d'Aristote ». Curieux document à signaler aux théo- riciens des Denkformen. Quant aux moyens « techniques » ce sont, par exemple, les vocables artificiels obtenus en réunissant la première syllabe des mots à confier à la mémoire : exemple Ronulu Antaseta pour se souvenir des rois de Rome. On sait que c'est de procédés de ce genre que sortent Barbara, Celarent et Baraliptoru

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ou réciproquement, il en résulterait un véritable antagonisme entre l'artistique et le vrai. Telle est l'ultime objection, l'objection la plus fondamentale. Nous avons tenu à lui donner toute sa force; et dès maintenant nous tenons à dire que nous en concédons une partie. Il y a des démarches de la pensée qui ne sont pas justiciables de Fart; où l'art doit s'abstenir, et laisser la parole, entièrement, à l'amour, à l'intention passionnée et respectueuse de la pensée vers les présences, même vers les présences paniques, obscures; celles qui n'ont qu'un visage d'ombre derrière le masque. Mais enfin, il y a inversement des démarches légitimes de l'art; et dans les conditions de cette intervention légitime de l'art, l'art est seul trouveur de vérité. Pour le bien voir, il faut rassembler ce que nous avons déjà vu; et l'illuminer en prenant plus étroitement contact encore avec les conditions directes, les principes agissants de la création artistique toute pure.

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De propositions telles que le Chevalier et la Mort d'Albert Dürer, ou sa Melancholia ; telles que le Concert de Giorgione, ou le thème avec variations de la sonate en la majeur, n" 12, pour piano, de Mozart, dirons-nous qu'elles sont vraies? Oui et nous en avons pour garants Dürer, Giorgione, Mozart, en vertu de l'adage aristotélique : Ho spoudaios kanôn kai metron. En matière de vérité instaurative, l'artiste génial est ce spoudaios1.

1. On n'attead pas que nous nous expliquions ici sur le génie. Il est boncepen- <Jant de préciser, que ce n'est pas ce génie (hypothèse paresseuse) qui rond compte de cette vérité, ni môme de la création artistique. Le génie est un ensemble très complexe de forces. Il est cette intelligence que servent des talents au moins honorables dans l'ordre d'activité choisie; que galvanisent toutes les forces d'une ardente ambition de faire grand, d'accéder à la plus haute classe de production; et que rend efficace (en outre des conditions extérieures favorables) un tempé- rament physiologique remarquablement actif et vivace, toujours prêt à se remettre en état de productivité et de tonus. Pourquoi? Parce que l'art est long, la vie courte, et peu nombreuses les années où l'on est en état de produire une grande œuvre. Le génie artistique, c'est toute une âme ardente et sagace, orgueil- leuse et laborieuse, agile et robuste mise au travail pour la production d'une grande œuvre d'art. Ainsi les capsules surrénales les mieux faiseuses de « sthéni- cité » ne dispensent pas l'activité ainsi produite de se mettre intégralement, res- pectueusement et habilement au service de Vart. Sur le génie, cf. évidemment Brentano, Séailles etc., mais surtout Thorndike (notamment le chap, xxxvi de V Educational psychology, 1918): Klages: Cox: Terman; et par ex. J. K. Fowler, The Sthenics, 1030.

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Nous pouvons admettre que ces propositions sont vraies, parce que Thomme compétent s'est adonné de loutes ses forces à les faire vraies; parce qu'elles ont été (c'est ce qu'il faut montrer) conçues et mises au monde selon un respect constant, dans toutes les démarches de leur création, pour la différence entre la vérité et l'erreur dans ces mêmes démarches. Et ce souci d'éviter Terreur, de suivre la vérité, est constitutif, quant aux conditions de cette création. En sorte qu'il est raisonnable de prendre à l'occasion ces propositions comme des paradigmes éclatants des canons d'une certaine espèce de vérité.

La Melancholia, n'en doutons pas, en dit autant sur l'angoisse métaphysique que toute l'œuvre de Heidegger, et, de plus, elle la définit dans une proposition qui porte avec elle la preuve de son adéquation. Cela sonne comme un gong dans les régions hautes de l'esprit. De même pour le Chevalier, et pour la thèse morale qui s'y trouve définie : il faut l'accepter, ou la rejeter, tout entière. Mais même si l'on récuse les prémisses, le groupement des idées ('l « fonction propositionnelle », comme dirait B. Russell) y est d'une vérité criante, incontestable.

Ce sont des propositions, dira-t-on ! - Alors elles ont une copule? Oui; et, comme pour toutes les propositions catégoriques leur

copule est dans l'être, et se confond et se réciproque avec l'idée même d'être. Seulement, dans les propositions assertoriques ou apodictiques, cet être est situé immédiatement au-dessous, ou si Ton veut en deçà; et dans celles-ci, immédiatement au delà, au-dessus, de la démarche de pensée qui les formule. La modalité artistique diffère nettement en cela des modalités scientifiques, d'expérience ou de démonstration1.

Ce qui voile, parfois, pour les philosophes et les esthéticiens, « cette lampe de vérité » (comme disait Ruskin)1, qui luit dans

i. Ici le lecteur taut soit peu scolostique (et cette note s'adresse à lui seul) pen- sera peut-être : alors si les propositions artistiques, ne sont ni assertoriques, ni apodictiques, elles sont problématiques? Non; car l'idée de possible (du moins c'est ce que nous pensons) n'est ni claire ni distincte; mais véritablement contra- dictoire : c'est le droit à Tetre, sans l'être; c'est ce à quoi rien ne manque pour être, et qui pourtant n'est pas. On sent assez que le présent travail est tout entier dirigé contre une position philosophique telle que celle qui subsume à une caté- gorie de possibiJité lesjnventions artistiques de l'esprit et qui sépare l'existence en acte et le droit à- l'être, dans l'explication du spectacle du monde.

2. Sept Lampes de l'Architecture. Mais c'est chose curieuse, comme Ruskin fait une application grossière, matérialiste, de cette idée si juste en elle-même de

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Tart: c'est la difficulté qu'on trouve à determiner exactement le rôle joué, dans cette recherche, par les diverses valeurs esthéti-

ques de beauté, d'harmonie, de sublimité, et ainsi de suite. On dit par exemple (et c'est là-dessus que s'appuyait principalement la difficulté rencontrée tout à l'heurç) : l'art cherche avant tout le beau, l'art crée le beau. Or, la réalité n'est pas toujours belle ; on pourrait dire qu'elle ne l'est presque jamais; en tous cas elle ne l'est pas de la même façon que l'œuvre d'art. C'est pour obtenir le beau que l'art fausse son portrait du réel, llya indiffé- rence toujours, incompatibilité parfois, entre le beau, soleil de l'art et le vrai. Ou bien encore : Soit; l'art ne cherche pas néces- sairement le beau. 11 peut chercher tantôt le beau, tantôt le sublime, tantôt le tragique, tantôt le comique, et ainsi de suite. Vous voyez donc bien qu'il erre. Il y a des fins diverses et capri- cieuses. Comment conduirait-il vers le vrai, qui n'a qu'un visage, s'il a, lui, tant de masques au choix?

L'erreur, ici, "est de considérer tous ces masques (pour continuer à les nommer ainsi; et le terme est acceptable); de considérer, dis-je, tous ces masques comme représentant des fins, lorsqu'ils ne constituent que des vérifications, des critères môme si Ton veut; des épreuves, diverses selon les cas, attestant réflexivement

l'acquisition effectuée delà vérité artistique; laquelle est toujours une en son essence.

C'est la diversité même de ces valeurs, c'est la nature de leur différence, c'est l'examen des innovations qu'on a faites et peut faire encore en ce domaine, qui doit seul nous assurer de ce rôle réflexif ; seulement consécutif par rapport à l'accomplissement réel des démarches créatrices.

vérité dans l'art. Il faut, par exemple, dit-il, éviter les stucages, le faux marbre, les matériaux artificiels et les placages. Comme si ce qu'il y a, physiquement, derrière les surfaces dans le mur, importait à l'architecture, en tant qu'elle diffère de l'art de l'ingénieur qui bâtit! Les Romains, ces bons bâtisseurs, ont aussi bien que les Byzantins et que les romans enfermé un noyau de blocage entre des parements. Proscrire tout cela, exiger que la vérité architecturale soit non seulement spirituelle mais matériel^ c'est exagérer la portée du principe, et le prolonger là où il n'est plus nécessaire. C'est du purisme, du pietismo presque. Il est vrai pourtant que l'amour profond de l'artiste pour lo vrai le portera toujours à adarer travailler en plein, dans des matériaux sincères. Il y comprend mieux, d'ailleurs, ce qu'il fait. Il n'a plus besoin, quand il travaille ainsi, de séparer « l'art de bâtir » et son « allégorie » (comme dit Schelling). Il n'a plus besoin de distinguer la matière et l'esprit : il est bien démiurge.

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Voyons cela de près. Faisons-la un instant comparaître, cette Table des Valeurs artistiques, cette Rose des Vents où figurent les rhumbs de Y Ethos.

* * *

II est difficile, bien entendu, de trouver un accord pariait des théoriciens de l'art sur le nombre de ces essences, et sur le choix des types. On admet assez souvent, comme bien représentative, la rose à six pétales : beau; sublime ; tragique; grotesque; comique; et joli; d'où l'on revient au beau. Quelques auteurs, non sans irré- flexion, mettent le laid au quatrième poste, parce que ce poste est en face de celui du beau. Il est aisé de voir que la laideur, qui est une négation, une privation du beau, n'a rien à voir ici. Elle n'est pas une valeur positive de l'art, un signe de sa présence. Elle ne saurait être mise parmi les rumbs; elle ne saurait être mise, par rapport au beau, dans la situation où se trouve le comique par rapport au sublime, le joli par rapport au tragique. Le tragique est Tanti type du joli, est incompatible avec lui. De même sont incompatibles le sublime et le comique. Cependant le joli comme le tragique, le comique comme le sublime, sont des valeurs positives dans l'art. C'est donc bien le grotesque seul, valeur positive, qui convient en face du beau; Callot en face de Raphaël, comme Aristophane en face de Pindare et Anacréon en face d'Eschyle.

Mais cette rosace est évidemment insuffisante à tout caractériser. Elle est « classique1 ». On caractériserait assez bien le roman- tisme par l'innovation de donner, comme des valeurs positives, comme des étoiles polaires de son art, non le tragique, mais le dramatique; non le comique, mais Y ironique; non le joli, mais une certaine fantaisie ailée et étrange, mettons, faute de mieux, le fantasque (humoresque, s'il était français, serait le meilleur mot) ; non le beau, un peu froid, mais le poétique, trop oublié des

1. On peut hésiter à prendre cette rosace pour classique à cause de la présence du grotesque, revendiquée par un théoricien rattaché au romantisme. Mais Io Hugo est le plus classique <Jes romantiques; 2° il est resté isolé en cela; 3° il est exact (et Hugo même Ta dit) que le grotesque figure dans Fart classique. Iros est dans Y Odyssée comme Thersite dans Y Iliade. Raphaël a peint des grotesques au Vatican

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poètes classiques. 11 a encore réhabilité une certaine emphase (enfer et damnation ! Je porte malheur à tout ce qui m'entoure...) que le classique évite soigneusement. Le pathétique enfin - le

pathétique beethovenien par exemple - achèvera bien de carac- tériser ce style. On voit premièrement que celle rosace est aussi complète et structurée que l'autre, deuxièmement qu'elle évite soi- gneusement tous les postes de Yethos classique. Or que d'autres encore sont à noter! Le caricatural, également distinct de l'iro- nique et du grotesque, a sa valeur propre dans tous les arts. Le mode héroïque (ou, si Ton préfère, épique, bien que le mot soit trop spécifié dans la poésie) nVt-il pas sa place aussi bien dans l'agen- cement des couleurs ou des sons que dans celui des mots? L'art d'aujourd'hui n'a-t-il pas trouvé son « frisson nouveau » dans une certaine agressivité dansante d'angles et de couleurs complémen- taires rapprochées par le bord intense ; de grincement de notes et de prédominence de la batterie, à la Darius Milhaud; que je ne saurais mieux qualifier que de pyrrhiquel

Bref on aurait sans doute un tableau à peu près exhaustif, et solidement structuré, de la rose des vents de l'art, dans la liste et les positions relatives qu'exprime le tableau, figure 1.

Or un tel tableau est obtenu, est-il besoin de le dire, d'une facon tout empirique et rigoureusement par tâtonnements. Comment en serait-il autrement? C'est la preuve même du caractère de réflexion sur le fait acquis, qui donne lieu à ces entités. Mais cet empirisme a bien sa valeur. Le tableau est dressé en efl'et, d'une part en cherchant soigneusement les antitypes, par l'expérience de l'incompatibilité artistique (pathétique-fantasque; noble-cari- catural; emphatique-ironique, etc.:.); d'autre part en recherchant les insertions possibles, en sériation continue, de chaque valeur entre deux valeurs voisines. On peut assurer qu'on rencontre, dans un tel labeur, le choc et la contrainte du positif1.

Mais d'autres observations seront fructueuses. C'est d'abord qu'il est impossible de considérer dans un tel tableau les interca- laires comme des mixtes. Pour se tenir à moitié route du beau et

1. Nous pourrions étalonner tout ce tubi eau par des exemples tirés de l'art. Mais il vaudrait mieux que de tels exemples eussent l'appui d'un consentement col- lectif. Un tel étalonnage serait bien intéressant à espérer du Vocabulaire de T Esthé- tique, en préparation à la neuve Association pour l'Étude des Arts, sous la prési- dence de M. V. Bascb.

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de Tern pha tique, il ne suffit pas de les faire déteindre tant soit

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peu Tun sur l'autre. La noblesse dans l'art est la solution positive d'un tel problème. Il faut réussir à la créer pour occuper en effet

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le rhumb l où Ton cherche à se placer. Or c'est par des inventi- vités dans la composition artistique, qu'on subvient à de telles occupations de rhumbs nouveaux. Vethos du mode doricn, selon les Grecs (il correspond au pyrrhique de notre tableau) est exacte- ment opposé au lydien, gracieux. Mais c'est qu'aussi, qui étudiera la structure des mélodies dans ces modes, verra qu'elle est rigou- reusement opposée, tétrachorde par tétrachorde, « en miroir ». C'est bien sa structure personnelle, artistique, l'architecture intime de l'œuvre, d'où résultent de tels effets, après coup saisis- sables. Ils sont d'ailleurs, disons-le franchement, imprévisibles. C'est lorsque la mélodie est là, lorsqu'elle danse tout à coup dans l'âme, qu'en la contemplant on la voit tendre ou ironique, héroïque ou pathétique. Et si d'aventure nous trouvons qu'elle ne soit ni belle, ni sublime, ni rien qui soit connu, mais quelque alióse de non ressenti encore, la refuserons-nous parce qu'elle n'est-pas justement belle? Si le poète, entre le poétique et le beau, -a trouvé quelque chose qui ne soit ni l'un ni l'autre, quelque chose d'inéprouvé encore, plus tendre que le beau, plus chaste que le poétique, s'en attristera-t-il? Ne se tiendra-t-il pas au -contraire pour favorisé des dieux?

Si l'on nous dit d'ailleurs, que tels tableaux, tels poèmes, ou tels morceaux de musique, sont spirituels ou élégiaques, fan- tasques ou pathétiques, que savons-nous de substantiel, de topique, de personnel sur eux, sur leurs contours exacts et leur -contenu? Le désir, si intense soit-il, de dire un mot spirituel ne le fera jamais sortir, si nous ne parvenons à l'inventer2.

1. Le mot de rhumb, emprunté au langage maritime, a de bons répondants esthétiques; V. Hugo d'abord (« aucun rhumb n'est refusé au génie »; c'est à propos du problème même qui nous occupe); puis M. Paul Valéry, comme titre d'une recherche méthodique.

2. Qu'est-ce, par exemple, que le comique? Est comique tout univers, ou tout fragment d'univers, construit de manière à ne donner aucune place à ce fadeur d'angoisse, (Cf. Heidegger) qui est dilTus dans l'univers de l'expérience pratique, vitale. Pourquoi le comique fait-il rire? Parce que V annulation brusque de l'angoisse (toujours préexistante sous une forme fruste, dilTuse) provoque le réflexe du rire. On observera que le comique bergsonien, cas trop particulier, est compris ici. Si l'avare nous fait rire, c'est dans la mesure où, fantoche, il n'est plus terrible; on sait que Molière n'y réussit pas tout à fait. De même Tartuffe ne nous fait rire, que dans la mesure où il est démasqué, confondu. Mais il y a un comique inverse du bergsonien, où le terrible du mécanique est anéanti par le menu accident, l'indétermination brusque. Une machine, un meuble, qui s'anime, grimace, ou fait un geste, c'est le comique par exemple des Dessins animés;

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Ainsi, ces essences reflexives de Y ethos sont bien postérieures à l'accomplissement de la progression instaurativo, qu'elles ne diri- gent pas. Elles sont selon Vamour, elles procèdent d'un retourne- ment réflexif et contemplatif vers l'œuvre *.

Eros et non pas Apollon. Selon l'art, d'autres puissances régu- latrices interviennent dans leur acte.

Non, bien entendu, que celles-ci, donc, n'aient pas d'importance. Souvenons-nous qu'elles sont des épreuves, des contrôles a poste- riori; non des régulations directes et des lois de l'acte.

Mais considérons l'artiste à l'œuvre; et c'est là que nous obser- verons ces lois.

La glaise est sur la sellette. Des premières déterminations don- nées, une ébauche d'être est née. Maintenant chaque nouveau coup du pouce, de l'ébauchoir (et le statuaire ne regarde pas l'ébauchoir : c'est la statue qu'il regarde) ajoute plus d'être essen- tiel à cette créature, l'approche davantage, à travers la masse con- stante de la glaise, de son eclosión complète et de son existence parfaite. Mais chacun de ces coups de pouce et d'ébauchoir esl une décision grave, résultant d'un jugement. Telle tape menue, telle infime pression, spécifiant l'arcature d'un sourcil, la commissure d'une lèvre, soudain confère à l'œuvre un étonnant surcroît d'exis- tence. Mais aussi quels dangers ! De même pour le peintre. Une pointe ile rose ici parmi tout ce vert, pas trop loin de ce bleu ; toute l'œuvre chante, s'exalte, se pose en joie dans la perfection. La même touche un peu plus large, placée un peu plus bas; tout est perdu, tout est strapassé2! Et qu'il s'agisse du peintre, du

strictement anlibergsonicn. Mais il est évident que pour arriver à construire un monde dont la vue guérisse de ï angoisse, il faut beaucoup d'inventivité et d'apport substantiel de ce qui peut remplir celte forme.

i. On sent le rapport avec les essences husserliennes - et c'est en raison de l'importance de la terminologie husserlienne, que nous adoptons ici (contrairement à nos préférences, et à notre usage ailleurs), te terme d'essences, pour désigner les nuances de V ethos esthétique. Mais qu'on observe bien, chose très importante, qu'il ne s'agit pas ici d'appliquer à Vart telle philosophie générale connue; mais qu'il s'agit tout au contraire, de la possibilité de vérifier ces philosophies; en constatant jusqu'à quel point elles cadrent avec le fait artistique, ou bien échouent devant lui. Nous verrons un peu plus loin, à propos des essences sensorielles dans l'art, un aspect important de cette position philosophique.

2. C'est ici un vieux terme de critique d'art, qui n'est pas remplacé : il désignait l'outrepassement du point de perfection de l'œuvre, faute d'avoir posé où il fallait les dernières touches, et déposé à temps tes pinceaux. C'est l'excès du travail, au delà de Vakmè d'existence artistique de l'œuvre; et qui la fait redescendre vers J'obscur.

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sculpteur ou du poète, qu'on songe à ces dernières touches ou retouches, si prégna n tes, si périlleuses, si singularisantes pour l'œuvre! Comme il faut qu'elles soient à la fois précises et judi- cieuses.

C'est donc bien un jugement qu'opère l'artiste, en de tels actes. Et quelle raison a ce jugement, dans le moment môme où l'artiste le porte ; dans le moment où il veut, conçoit ou opère (car c'est tout un) l'adjonction de sa touche nouvelle ; soit qu'il la pose en imagination, dans une expérience de pensée; soit en brouillon, dans une esquisse, sur une ébauche; soit immédiatement et direc- tement sur l'œuvre? Quelle raison a ce jugement, ce choix, cette décision d'adjonction; sinon le surcroît même, le saillissement d'existence (je dis de puissance d'avoir lieu, d'être manifeste, d'être réelle, d'une sorte plus éclatante, plus triomphante) qui survient dans cet acte même, pour l'œuvre que l'art ainsi construit ? Surcroît d'existence que peut vérifier aussitôt d'ailleurs, la sensibilité esthé- tique reflexive, parson affection selon une quelconque des essences de Y ethos artistique : car, que cette essence soit le beau, le sublime, le tragique, le pyrrhique, il n'importe. Et cette essence peut être formulée, définie, reconnue pour ce qu'elle est; mais elle peut aussi rester non étalonnée, et désignée seulement génériquement ; comme le fait l'artiste (qui n'a pas besoin de préciser cri tiquement V espèce) lorsqu'il dit : c'est amusant; c'est intéressant; c'est drôle. « C'est drôle »; il dit cela en mettant à la partie de trombone, avec un changement de clef enharmonique, le Tuba mirum du Jugement dernier. Et il frissonne.

Ainsi c'est l'art pris à rebours, que ces essences. C'est le cou- rant anaphorique de l'art, remonté, ou plutôt rencontré, en choc conscientiel, dans le sens contraire à celui où opéra l'esprit.

En ce qui concerne l'esprit et l'art, on voit assez l'extraordi- naire solidité de trame, que peut donner à l'opération successive d'instauration, l'attention soigneuse du poète ou du peintre, du sculpteur ou du musicien, au saillissement anaphorique qui résulte ou ne résulte pas, de chaque intégration de déterminations nou- velles proposée, s'ajoutant à l'œuvre; ainsi que des écroulements 1

qui peuvent résulter, pour ce qui est déjà acquis d'anaphore, d'une

1. « Celle louche de couleur tue le tableau », dil le peinlïe.

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proposition erronée, Anaphore ; désignons ainsi ce gain de degrés dans l'intensité d'existence.

Quelles démarches pratiques, quels procédés permettent cette progression artistique, ce n'est pas le lieu de le voir ici en détail. Comment par exemple, Y opposition d'abord - l'opposition des com- plémentaires, en peinture, l'opposition des notes en intervalle de quinte, en musique; et ainsi de suite; - comme ensuite la média- tion par le troisiènie terme ajouté qui transforme la contrariété en harmonie à trois termes, en Dreiklang; - puis les redoublements qui enrichissent par échos les éléments premiers du Dreiklang, et changent la matière sans changer la structure; et ainsi de suite; comment fonctionnent tous ces éléments de la logique deTart; - comment surtout chaque forme, dans cette logique de la superpo- sition des formes l, n'est autre que la la loi du gain d'un degré dans l anaphore; - tout cela, il est inutile de le dire longuement. Notre propos n'est pas d'exposer en détail cette logique de l'art, mais de rappeler qu'elle existe 2.

Ce que nous avons dit de Tètre présupposé, de l'être bathique garanti par l'ardeur actuelle de l'amour intellectuel; et qui à la fois est définissant et défini par rapport à la copule est du juge- ment; on peut bien le redire (et c'est le grand point qu'il fallait mettre en évidence) pour la copule informulée3 du jugement artistique, qui elle aussi à la fois s'appuie sur l'anaphore instaura- ti ve, sur Y accession à l'être en suruenance par promotion; et définit

i. Nous prônons forme ici évidemment dans une acception technique esthétique et philosophique; non dans un sens concret el vulgaire.

2. Il y aurait une curieuse spéculation, obtenue en confrontant dans Laçhelier l'intervention du Beau, dans le Fondement de l'Induction, qui est analytique: et la dialectique d'art, dont il se sert dans Psychologie et Métaphysique, qui est synthé- tique à partir du milieu. Or celte dialectique est assez conforme à ce qu'on vient de lire. Notamment l'étape des échos symboliques, qui enrichissent le monogramme primitif par des redoublements lointains, et lui donnent valeur cosmique, y est curieux. Or il est à douter si Lachelicr instaure autre chose que iti phrase, Tètre est existant. Mais il est frappant qu'il l'instaure effectivement rigoureusement selon la dialectique de l'art. Quant à savoir ce que la présence de l'art dans une phrase (c'est alors un poème) lui donne de vertu gnoséologique, c'est une autre question - celle même que nous examinons dans ce moment.

3. Elle n'est pas informulablc. 11 nous serait facile de chercher dans les mathématiques des symboles inscrivant des postulats d'existence (c'estrà-dire des indices de réussite instaurativo) pour les entités qu'on vient de définir. Mais cette recherche de philosophie très technique, ne rentrerait en rien dans les perspectives de la présente étude. Nous comptons la donner ailleurs, dans un ouvrage bien plus ample sur l'art, que nous avons en préparation.

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cet être. L'essentiel est ceci, que de telles propositions ont une loi de vérité. Le peintre qui tue tout son tableau par quelques fausses touches, et nous le propose ainsi, avance une proposition erronée. Et par l'effet de la laideur, du ridicule, surtout de cette grisaille d'inexistence (cela n' « a pas lieu », disait un poète en écoutant de mauvais vers...) qui marque l'œuvre sans vertu, sans puissance, sans signifiance, nous sentons bien qu'en effet elle est erronée. Sans pourtant discerner les raisons de cette erreur.

L'espèce de vérité qui est ici en question, n'est évidemment pas cette vérité qui se réfère au rapport sujet-objet. La conception sujet-objet est solide, raisonnable. Nous n'en contestons en rien le bien-fondé dans son domaine. Même dans l'hypothèse idéaliste, ce n'est pas une notion vide et sans valeur que celle d'un rapport, quel qu'il soit, - et même d'un rapport de ressemblance, - entre la chose du dedans et la chose du dehors; entre les attributs liés au point Je, et les attributs liés au point supposé correspondant, dans le néant du dehors.

Mais il y a une autre sorte de vérité, peut-être plus profonde, sûrement plus directe, plus liée à ce que nous pouvons imaginer comme propre à constituer le cœur, l'être même de l'Être; une vérité non médiate et non relative à un autre être que ce dont on l'affirme. Vérité dont le concept est à la fois connu dans la philo- sophie l et toujours obscure. L'idée seule d'art la rend lumineuse; et l'idée de dialectique de la création artistique la rend satisfai- sante, sans appel à aucune idée, ni de modèle platonicien ; ni de finalité de toutes choses ensemble et en particulier, ce qui restera toujours douteux et un peu trop de la nature du rêve, pour satis- faire entièrement le philosophe sévère. Si par exemple, dans un des labeurs de fart de vivre, je cherche mon vrai moi; ce faisant je cherche ma vérité même. Et cette vérité, il me paraît pas qu'elle soit referable à quoi que ce soit d'extérieur à moi. Je ne cherche pas une vérité relative à moi ; une vérité au sujet de moi. Je cherche une vérité pour moi. Et c'est encore cette espèce de vérité qui nous fait dire d'un beau lion, lorsqu'il se met debout, nous regarde

]. C'est celle même qu'avant Kant la philosophie nommait communément trans- cenïentale; cf. art. Vérité dans ['Encyclopédie du Dalembert. On l'a nommée aussi Vérité de chose.

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et bâille, non pas : voilà un beau lion; mais : voilà un vrai lion. C'est celle qui fait dire de tel tableau que le catalogue du musée nous dénomme : Portrait d'un Inconnu : « Voilà un portrait qui certainement fut ressemblant. » Nous ne savons pas quel person- nage a vécu, qui eut tel nom, tel état civil, telle consistance sociale, et d'après lequel ce tableau fut. peint. Et cependant nous voyons surgir en face de nous, dépouillé de toute cette gangue, un être nu, pur, intense, absolument lui-même, criant de « ressem- blance » - de ressemblance avec lui-même. // est là dans sa vérité intrinsèque.

C'est cette vérité, d'abord, que l'art à la fois cherche et définit. C'est par le labeur de l'art que l'œuvre - le poème, la symphonie, l'édifice - cherche et trouve sa vérité propre. Sans la dialectique de l'art, l'idée même de cette vérité s'évanouit.

Seule est vraie d'une vérité intrinsèque la chose faite selon l'art; selon la dialectique éprouvée de l'action instaurative.

Ainsi déjà un point est sûr : même en matière de science, de philosophie, de pensée austère, l'œuvre quelle qu'elle soit n'aura pleine puissance d'être, d'éclater aux esprits, d'avoir lieu, qu'à condition de satisfaire à l'art.

Quelle connaissance méritera vraiment son nom. qui n'ait d'abord pour sa substance, pour son corps, œuvre et pensée lucides"?

♦ * *

Mais l'art ne recherche pas seulement cette vérité là. Ne concé- dons pas que l'art, inféodé à sa vérité intrinsèque, soit incapable de se plier à la vérité extrinsèque, incapable de nous apprendre à connaître la chose du dehors.

Que l'art soit lié constitutivement à la recherche de la vérité, nous n'en douterons pas un seul instant, quand nous aurons constaté que sa structure même, que son architectonique totale, si l'on veut, est dominée par la distinction entre les deux espèces de la vérité; la vérité simple de premier degré, dont on vient de parler; et la vérité sujet-objet ou du deuxième degré.

Comme nous avons fait comparaître, pour la preuve, tout à

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l'heure le cycle des valeurs; faisons comparaître à présent le cycle la Roue des Arts (fig. 2) *.

Il y a deux degrés dans l'art. Toute une série, musique, art ara- besque, « peinture pure» (simple jeu musical des couleurs), etc., n'a aucune attention à la chose du dehors.

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Fig. 2,-1, Lignes; 2, Volumes; 3, Couleurs; 4, Luminosités; 5, Mouvements; 6, Sons articulés; 7, Sons musicaux.

Le peintre pur, avec des couleurs, le musicien, avec des sons, dressent des microcosmes, des aventures de Tètre, des person-

1. Nous demandons qu'on veuille bien nous permettre de présenter les deux tableaux qui figurent ici à titre d'appui et de documentation, comme résultat d'une longue étude positive de l'art, dont il nous est impossible ici de donner la justifi- ca ti on détaillée; mais dont les résumés permettent peut-être de sentir ou de récuser le bien-fondé. L'art est trop vaste pour pouvoir être évoqué ici, autrement qu'en schématisations; d'ailleurs, croyons-nous, incontestables.

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nages, des personnages singuliers, individuels. Nous avons vu dès le début de cette étude comme ces êtres peuvent ótre grands, instants et forts, dans leur architecture spirituelle; c'est-à-dire purement selon l'Esprit, selon la pensée" instaura tive. Ils sont si réels, qu'ils ont puissance d'émouvoir, de fasciner, de hanter, de passionner diversement, comme des êtres humains et vivants. Et ces êtres-là sont tout de vérité intrinsèque: ou du premier degré. Il y a des arts du premier degré, où règne seule la vérité du premier degré.

Et ces arts-là travaillent avec des données sensibles diverses. L'un fait chanter des couleurs, l'autre des sons. Le faiseur d'ara- besques module avec les lignes. On a fait remarquer, et nous l'avons cité déjà1 comme il y a là une transformation spontanée et parfois tout à fait intelligente en Cosmos, d'un univers de qualia, d'entités qualitatives sensorielles. Lignes, volumes, couleurs, luminosités, phonèmes articulés sons purs; sont les éléments divers avec lesquels une même puissance démiurgique joue d'une facon en apparence diverse, en réalité semblable2. 11 y a un Art pur, identique à travers toutes ces dissemblances apparentes; et que fait apparaître l'esthétique comparée. De cet art résulte une toujours diverse démiurgie un peu magique; un kaléidoscope de menuets, de sonates, de symphonies ; de tapis à arabesques, de niel- lures d'orfèvrerie, de profils de vases; de pas de danse, de gestes gracieux et d'attitudes humaines; de portiques, de colonnades et de nervures de voûtes Là vous voyez, très concrètement, peut- être parfois un peu puérilement, quelquefois avec une étonnante hauteur de pensée, se jouer l'Esprit pur; un peu comme le petit vieillard Démogorgon, ce dieu du mythe grec, qui faisait des mondes pour se désennuyer.... Mais le nôtre peut-être, de monde, pourrait à la rigueur être un d'entre eux....

Puis tout un autre cercle de l'art reprend les mêmes essences qualitatives3, et les dispose encore selon des lois d'harmonie et

1. Cf. plus haul citation de M. H. Delacroix. 2. Nous avons publié naguère ici même une étude visant à faire apparaître

les lois esthétiques de la musique et de l'arabesque plastique. On sait que le problème des « correspondances » en art a une assez vaste bibliographie. Mais il s'agit moins ici de correspondances baudclairiennes, ou rimhaldicnnes. en rap- port avec les synesthésies, que d'homologies selon des principes dialectiques communs. Sur l'idée môme d'Esthétique comparée, Cf. notamment G. L. Raymond, Comparative Aesthetics.

à. Cest un Tait d'une certaine importance sans doute, que de constaterà propos

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d'intérêts artistiques diverses. Mais cette fois, l'œil de l'homme habitué à saisir perspectivement sur leurs indices colorés ou clairs- obscurs les habitants et les meubles du monde, peut recommencer le même travail - et d'une façon plus machinale, plus obligée qu'à proprement parler illusoire (puisqu'il sait bien qu'il est trompé) - à propos d'une toile couverte de pigment; à propos des volumes d'un bloc de marbre. Ce qui arrive là, on l'a, évidemment, préparé par artifice. Le peintre, le sculpteur, en combinant leurs qualia, ont eu égard, non seulement à une loi de vérité intrinsèque, mais à une loi de vérité extrinsèque.

La façon dont le monde de l'art se calque sur ces deux espèces de vérité, devient si évidente dans un dispositif de ce genre, qu'elle n'a pas besoin d'être longuement montrée1. On voit comme sont repris, avec une vérité du deuxième degré, l'arabesque par le dessin (qui est une arabesque représentative), l'architecture parla sculpture2, et ainsi de suite. On observera aussi - et c'est un fait très important, dont la conséquence reparaîtra dans nos conclu- sions générales - que cette reprise selon des lois représentatives, de la musique des couleurs, des lumières ou des contours, ne

de l'art, que les essences sensibles dont on se sert comme matériaux, et qui étoffent, scnsualisenl et concrétisent le labeur de l'art pur, ne sont pas de sa chose. Elles le divisent au lieu de l'unir. La pluralité des arts, älteste l'insuffisance de l'art, à instaurer totalement la représentation, à partir d'un néant. 11 y a, ôté l'art, un résidu. Du moins en ce qui touche le concret. C'est l'apport inaliénable de la pensée selon l'amour que ce contenu sensuel de l'art : ce qui fait qu'une belle couleur, un beau son musical, ne sont pas seulement justesse spirituelle, mais plénitude sensuelle et assouvissement réllexif.

1. On conslatera aisément l'énorme simplification apportée dans la classifica- tion des arts par ce jeu de cercles concentriques, en comparant par exemple avec Dessoir, Aesthetik p. 2(52 (on peut aussi consulter Hamann), où figure un tableau si compliqué et pourtant incomplet. On observera que notre tableau, bien que n'étant pas fondé s*ur la distinction des arts mobiles et immobiles, chère notamment à Fechner, établit pourtant une région de l'immobilité, à droite, et de la mobilité, à gauche. On observera aussi que le cinématographe (qui ne figure pas dans les classifications connues; et pas toujours pour cause) vient curieusement fixer en bas, au milieu même des arts des matériaux d'ombre et de lumière (comme la photographie ou le lavis en camaïeu) - et comme a priori l'exi- geait l'architectonique du système - la limite axiale de ces deux régions. Nous ne portons pas le théâtre ici, parce qu'il est simplement une combinaison dosée d'espèces artistiques simples: littérature, mimique, parfois musique; sans compter architecture et peinture. Le théâtre (c'est sa caractéristique) peut être une pré- sentation cosmique générale de tous les arts.

2. Nous rangeons dans la même classe I architecture et les principaux des arts mineurs parce que faire l'architecture d'une maison, d'un vase ou d'une table, c'est un même principe (emploi des formes skeuologiqucs). Mais la plupart des arts mineurs (un peu comme le théâtre) combinent dans leur microcosmes des a ris divrrs.

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dispense pas l'œuvre d'avoir encore une vérité au premier degré1.

La vérité représentative ne dispense pas de la vérité directe ou de premier degré, - ceci est vrai même pour la science, même pour la philosophie. 11 faut que l'œuvre - traité de physique, symphonie, système d'idées philosophiques, - sorte d'abord de son néant; qu'elle soit faite, qu'elle soit construite, qu'elle ait pouvoir d'éclater aux intelligences; pour n'en être que mieux en état de supporter une image du monde.... Mais plaçons-nous franchement au point de vue de la vérité qui cherche à unir le sujet et l'objet. Faisons-nous bien persuadés de la présence et de la puissance, de l'autorité de la chose du dehors; que ce soit le vaste monde vivant, ou celui même de la matière, ou celui des autres esprits; que ce soit celui des êtres singuliers, uniques, personnels, ou celui des vastes universalités. Même dans ce domaine pouvons-nous tout à fait nous passer de Fart, pour connaître?

A tort ou à raison, on a pu fonder bien des espoirs sur l'art, pour saisir, comme l'ont fait Titien, Velasquez ou La Tour, ce qu'il y a de plus directement vrai et de plus intime à la fois, de plus singulier, dans les êtres et dans les choses. 11 n'y a de science que du général. L'art ne nous donnera-t-il pas en plus le singulier? Et sans doute la science aura (dans ce domaine) le pas d'abord; elle nous dira d'abord tout le général. Mais ira-t-eile jusqu'au bout, épuisera-t-elle le singulier? Ne nous faudra-t-il pas encore l'art, pour intégrer cette somme jamais épuisable de caractères univer- sels, combinés dans l'individu? Qui osera assurer que l'esprit d'ana- lyse, analysant l'être, ne laissera pas toujours échapper quelque élément de totalité, ou même d'existence locale, que la synthèse qui travaille sur les résultats seuls de l'analyse, ne pourra non plus restituer? S'il y faut quelque invention et quelque restauration, n'avons-nous pas un légitime espoir dans l'art, cette Raison, comme nous l'avons dû dire, cette Sagesse?

1 . Lo tort «t la grandeur à la fois du * cubisme » en art (pour prendre le terme dans un sens très général) c'est d'où M ht parfois qu'inversement, lu vérité au premier degré, à laquelle il est bon en olîet de tenir ne dispense pas de la vérité au second degré, quand on prétend portraiturer ou faire du paysage.

Sur la philosophie du cubisme, nous n'avons rien entendu de meilleur qu'une conférence de M. André Lhote, à V Association pour Vélude des Arts, en décembre 1032. Sur son histoire et ses théories, Cf. <î. Janneau, VArt cubiste, 1020.

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En outre, si efficaces, si exhaustifs que puissent être les algo- rithmes scientifiques pour saisir le réel et le représenter d'une sorte communicable, ne restera-t-il pas toujours quelque « inef- fable »; ou plus exactement, pour éviter les mois alliciants et troubles, quelques informulables que la science devra renoncer à exprimer? Une expression de ces informulables, voilà ce que l'art cherche en effet, et, par ses ressources, peut atteindre.

Il y a plus. Dès qu'on admet les existences extérieures, la présence de

l'objet devant la pensee, mais hors de la pensée (au moins de notre pensée) c'est une difficulté bien ancienne de la philosophie que celle-ci : comment ce qui est hors, pourrait-il être semblable à ce qui est dedans, du seul fait que Tun soit dehors, l'autre dedans? S'il ne peut s'agir, donc, d'identité entre la pensée et son objet; si d'autre part une simple équivalence pratique, aveuglée quant à la réalité extérieure, laissant totalement ombreux le visage de la chose du dehors, ne peut nous satisfaire et ne peut s'appeler vraiment connaissance, que faire? S'il s'agit à travers des sym- boles qui diffèrent peut-être, qui diffèrent sans doute totalement des choses symbolisées, d'arriver pourtant à quelque chose d'un peu pareil à une ressemblance, l'art seul n'y pourra-t-il pas pour- voir?

Beau risque. Risque, assurément. Une chose est plus sûre. S'il s'agit d'âmes; si l'objet, c'est l'âme d'un autre; ici l'art ne

pourra-t-il compléter avec sécurité, et d'une façon indispensable le labeur patient, scientifique, philosophique, qui tend à faire communier les esprits? Il ne s'agit pas seulement de rapprocher les âmes. L'amour, acte commun, y suffit; mais il est obscur. Il unit sans faire connaître. 11 ne s'agit pas seulement de leur donner de bons instruments intellectuels, leur permettant de définir des régions partielles de rencontre et de communion. C'est une trêve seulement des esprits (précieuse pourtant assurément), une trêve à clauses restrictives, celle qui ne les unit que parce qui n'est pas, en eux, singulier. Pour les faire ressembler, ne fût-ce qu'un instant, dans le plus essentiel d'eux-mêmes, ne faudra-t-il pas avoir recours à l'art, qui leur donnera le moyen de se construire eux-mêmes en eux-mêmes, selon des lois architectoniques universelles, tout en se portant au plus haut point d'eux-mêmes? A la communion

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identifiante et, disons-le, un peu panique, un peu obscure, de l'amour (même sous les espèces si nobles de Tamour intellectuel) l'art n'a joutera-t-il pas une possibilité, pour les esprits, de symbo- liser les uns avec les autres et sans sacrifier leur plus original pouvoir d'être chacun tout ce qu'il est, dans sa vérité intrinsèque?'

*

Concluons. Si tout ce qui précède est, ne fût-ce qu'en partie, juste, il est

vrai qu'il y a, dans l'art, étudié avec des méthodes reflexives solides, rigoureuses, avec un appui constant sur la positivité des faits esthétiques, psychologiques, historiques, sociaux, un appui solide pour une branche importante de la philosophie reflexive. On doit y trouver un véritable et puissant organum : celui qui permet la pensée constructive, dont l'art (en tant qu'il est une méthode, une dialectique) est l'appui et la Raison. Rien qui soit à la fois nouveau et durable ne se fait sans lui, rien qui ait pou- voir de promouvoir le réel sans le subvertir. Le nier c'est nier qu'il faille à l'homme ajouter quelque chose au monde. Tenter d'innover sans respecter ses lois, c'est condamner Faction, la pensée faites ainsi à n'avoir d'autre nature que celle du rêve. C'est par lui peut-être que ce que nous rêvons deviendra Trai - avec l'aide de la science; - ou tout au moins méritera de devenir vrai, et que la science y travaille.

Une vague odeur d'herbe vient de la campagne sombre, où le crépuscule qui va venir semble sus pendre confusément comme une menace, sur le frais fouillis hagard de brun, de rose, de vert. 11 fera soir tout à l'heure. Comme tout cela est panique et vague! Je peux pourtant m'y confier, et le sentir réel comme une per- sonne aimée. Mais plus je m'y confie et le presse, plus il me fuit, et s'obscurcit.

Réyeillons notre âme artiste; arrêtons en opposition ce rose sur ce vert, cette molle odeur d'herbe sur cette fraîcheur de l'air; informons tout ceci comme une strophe. Menons-le, et menons- nous avec lui, vers une aiguë perfection lucide, où cet instant sonnera lui-même en lui-même, dans sa plus intense puissance d'avoir lieu. Qu'il se dissipe ensuite,, n'importe, il a été.

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Tout ce qu'il a gagné, ainsi soulevé, c'est l'art qui l'a fourni. Cette sagesse de l'art, qui en cette tâche nous a guidé, a subvenu en chaque étape de cette brève ascension, à la rendre possible.

Ainsi l'instant a oscillé, sans changer d'être, entre les deux pôles de l'existence profonde, panique, obscure: et de l'existence lucide, éclatante, aiguë.

Toute la pensée est dans ces deux mouvements; toute la pensée est ce double mouvement. Qu'elle cesse d'osciller entre ces deux pôles, qu'elle se perde en l'un ou en l'autre, le monde s'évanouit. Il n'v a plus rien.

Etiknxk Sor mai;.