bourget - intelectual político

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Yehoshua Mathias Paul Bourget, écrivain engagé In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°45, janvier-mars 1995. pp. 14-29. Abstract Paul Bourget, A committed writer, Yehoshua Mathias. In the France of the early twentieth century, Paul Bourget's figure is that of a successful novelist who became gradually a «committed author». A monarchist, deeply conservative, passionate defender of religion and the family as the vital bases of the social order, he thus became the bard of the bourgeois ethic faced with the destabilization of modernity. Citer ce document / Cite this document : Mathias Yehoshua. Paul Bourget, écrivain engagé. In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°45, janvier-mars 1995. pp. 14-29. doi : 10.3406/xxs.1995.3379 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1995_num_45_1_3379

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Bourget - Filosofía - Psicología - Política - Moral

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  • Yehoshua Mathias

    Paul Bourget, crivain engagIn: Vingtime Sicle. Revue d'histoire. N45, janvier-mars 1995. pp. 14-29.

    AbstractPaul Bourget, A committed writer, Yehoshua Mathias.In the France of the early twentieth century, Paul Bourget's figure is that of a successful novelist who became gradually acommitted author. A monarchist, deeply conservative, passionate defender of religion and the family as the vital bases of thesocial order, he thus became the bard of the bourgeois ethic faced with the destabilization of modernity.

    Citer ce document / Cite this document :

    Mathias Yehoshua. Paul Bourget, crivain engag. In: Vingtime Sicle. Revue d'histoire. N45, janvier-mars 1995. pp. 14-29.

    doi : 10.3406/xxs.1995.3379

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1995_num_45_1_3379

  • PAUL BOURGET, ECRIVAIN ENGAGE

    Yehoshua Mathias

    Figure de proue du roman thse au dbut du sicle, Paul Bourget incarne une forme d'engagement dlibrment restreinte l'expression littraire. Aussi sa production, marque par une teneur en idologie particulirement leve, constitue-t-elle un constant combat au service d'une thique bourgeoise, rive la religion et la famille.

    C'est en esthte, dandy et spectateur dtach que Bourget se voit, au dbut de sa carrire d'crivain : Un

    sceptique, amoureux de littrature et qui fait l'analyse de toutes les formes1. Vingt ans le sparent encore, ce moment, de ce qu'il allait devenir par la suite: le romancier ides de l'Action franaise, dont l'uvre littraire devait tre entirement engage au service de la doctrine qu'il dsignait par les termes de traditionalisme intgral. Or autant le premier Bourget conserva durablement l'estime du public, autant le Bourget tardif fut rapidement oubli, ignor. Il reste que, jusqu' la guerre de 1914, Bourget avait t un des principaux auteurs de son temps qui adhrrent et restrent fidles au nouveau

    mouvement monarchiste. Cette adhsion, la suite de l'affaire Dreyfus, avait t prcde d'un retour la religion, retour remarqu quoique s'inscrivant dans un mouvement assez gnral au cours des annes 1890.

    Sans qu'elle fasse de lui encore le thurifraire du catholicisme intransigeant de l'Action franaise tel qu'on le trouvera aprs 1900, on peut discerner cet gard une double volution intellectuelle et spirituelle2: le retour au catholicisme, suivi de l'adhsion royaliste, antidmocratique et, en littrature, classiciste. Bourget, plus catholique et plus bourgeois que la plupart des jeunes de l'Action franaise, reprsentait l'une des options qui s'ouvraient elle avant la guerre : celle de la dfense sociale. Le Bourget engag apparaissait, en fait, comme le porte-parole du combat en faveur du mode de vie bourgeois : non, bien sr, d'une bourgeoisie dgnre, mais d'une bourgeoisie attentive la modernit et librale.

    1. Lettre Zola, 5 aot 1878, mss. BN, NAF 24511, cote: micr. 3244.

    2. R. Sutton, Nationalism, positivism and Catholicism: the politics ofCh. Maurras and French catholics, 1890-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 1982.

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  • O BOURGET ET L'ACTION FRANAISE UN COMPAGNON DE ROUTE la fin du 19e sicle, Bourget tait un

    crivain de tout premier plan en France : benjamin de l'Acadmie franaise, lu en 1895 l'ge de 43 ans, critique littraire cout, dont les ides et la pntration sur les questions artistiques taient fort loues, il tait galement l'un des principaux thoriciens du roman psychologiste. C'est lui qui, dans ses tudes des annes 1880, et plus particulirement dans ses Essais de psychologie contemporaine (1883) et ses Nouveaux essais (1885), avait tabli les caractres du nouveau genre littraire qu'il opposait l'omniprsent roman naturaliste.

    Proclam par Maurras Prince de la jeunesse1, Bourget fut, en 1900, le seul des grands auteurs de l'poque se dclarer en faveur d'un mouvement monarchiste d'un nouveau genre, fond non sur un prjug sentimental, mais sur un monarchisme raisonn et scientifique2. Monarchiste philosophique3 et positiviste, il tait pour beaucoup de jeunes intellectuels de l'Action franaise celui qui avait tent une synthse de la pense de Bonald, de Le Play et de Taine, ce qui faisait de lui une autorit intellectuelle vivante. Les uvres de Maurras, Lasserre, Bainville, quelque brillantes qu'elles fussent dj, n'avaient pas encore trouv un cho assez puissant dans l'opinion; et le mouvement monarchiste avait besoin d'une figure de la stature de Bourget4.

    Bourget tait en effet un publiciste qui avait ses entres dans tous les journaux

    1. C. Maurras, L'esprit de Bourget , Revue de Paris, dcembre 1895, p. 560-579.

    2. P. Bourget, 19 avril 1900, dans ses Journaux- (indits), vol. 8, On trouvera ces journaux l'Institut catholique de Paris, Bibliothque Fels, Mss. franais, 664 (infra, Journaux Fels).

    3. Lettre Barres, 6 mars 1890, dans le Fonds Barrs de la BN {infra, FB) n 48.

    4. Maurras avait compar l'adhsion de Bourget la cause monarchiste celle de Chateaubriand la cause de la Restauration : Son adhsion avait valu pour sa cause une arme de cent mille hommes- (lettre Andr Buffet, non date, 1903, Archives nationales (AN), F/7/12861 (66).

    de son poque comme dans les milieux politiques et financiers; qui tait reu dans les cercles de la noblesse et dans les salons les plus hupps : chez Mme Daudet, Mme de Loynnes, Mme Adam ; qui tait en relations avec des hommes politiques rpublicains comme Freycinet et Poincar aussi bien qu'avec des catholiques comme Brunetire et Mgr Cabriris, ou des mdecins et des psychologues tels que Joseph Grasset et Thodore Ribot5.

    Or, c'est prcisment du fait de ses hsitations lors de l'affaire Dreyfus que la rponse de Bourget 1' Enqute6 de Maurras pouvait paratre surprenante : il tait le premier, voire le seul, des crivains qui Maurras s'tait adress, qui et rpondu sans ambigut que la solution monarchiste tait la seule conforme aux enseignements les plus rcents de la science7. La science et la monarchie hrditaire mettaient, selon lui, en lumire le fait que tous les dveloppements de la vie se font par continuit . . . par la slection; c'est--dire l'hrdit fixe par la Race, cette nergie accumule par nos anctres, par ces morts qui vivent en nous8. Les trois principes de la science, l'hrdit, la continuit et la race, s'incarnent en effet dans les institutions du rgime monarchique: la monarchie hrditaire est la concrtisation du principe de continuit; une noblesse ouverte et qui intgre les meilleurs est la manifestation sociale de la slection naturelle, celle de

    5. On peut reconstituer en grande partie le rseau social de Bourget par ses journaux, son agenda et sa correspondance ; cf. galement, A. Meyer, Ce que je peux dire, Paris, Pion, 1912; L. Corpechot, Les souvenirs d'un journaliste, Paris, Pion, 1936.

    6. L' enqute de Maurras dans La Gazette de France (juillet 1900 et publie en sries- de 1900 1902), tait un sondage-, auprs des intellectuels de la droite, sur la question: L'institution d'une monarchie traditionnelle, hrditaire, antidmocratique et dcentralise est-elle de salut public?-. Sur les hsitations de Bourget, on peut lire la critique de Mirbeau, Chez l'illustre crivain-, dans Le Journal, 28 novembre 1897 (galement dans Octave Mirbeau, L'affaire Dreyfus, prsent par P. Michle et J.-F. Nivet, Paris, Sguier, 1991).

    7. La Gazette de France, 19 aot 1900. 8. Ibid.

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  • YEHOSHUA MATHIAS

    l'hrdit; et la tradition est l'appel la race1.

    l'appui du parallle entre l'ordre social monarchique et ce que Bourget tenait pour tre les principes de la science, il convoqua les noms de Balzac, Bonald, Taine, Le Play, suggrant ainsi que sa pense tait fonde sur une tradition franaise tablie, quoique mconnue, d'un monarchisme auquel avaient adhr les grands penseurs et crivains du 19e sicle. Il leur adjoindra, plus tard, les noms de Renan, Comte, Proudhon, Sainte-Beuve. En effet, l'objet de l'affrontement entre le rpublicanisme et le traditionalisme lui semblait tre, ce stade du moins, d'obtenir la faveur des milieux intellectuels; il accordait donc une grande importance la rflexion et la tactique doctrinales: Prendre aux rvolutionnaires la Science, voil notre tactique. Nous avons la vrit (Maistre, Bonald, Le Play, Balzac)2. Un affrontement politique qui serait fondamentalement doctrinal et soucieux de prserver la puret de cette doctrine tait, ses yeux, le cadre adquat des attaques contre la Rpublique et la dmocratie ; de sorte que, bien que l'anne prcdente, 1899, il et sign la ptition antidreyfusarde de la Ligue de la patrie franaise3, son attitude l'gard de celle-ci restait trs critique; il la tenait pour une organisation opportuniste: Une opinion sur une affaire n'est pas un principe. Il tait galement trs rserv l'gard de ses dirigeants : Lematre n'est qu'un anarchiste par bien des portions de son esprit ...et Coppe, un jacobin typique4. Il avait, d'ailleurs, confi Barrs: Je serais bien embarrass si je devais l'heure prsente me mler aux nationalistes ... je trouve dans leur incohrence de doctrine quelque chose qui me dconcerte, jusqu'

    me dcourager. Ce qui prouve que je ne suis pas fait pour l'action5.

    Bourget mettait, en revanche, tous ses espoirs en l'Action franaise et il lui apporta le soutien de son activit littraire. Il souhaitait, en fait, pouvoir prendre une part effective l'action politique, l'instar de Barrs et de Maurras ; mais il ne s'y sentait pas rellement dans son rle : Je suis? disait- il Barrs, condamn rester emprisonn dans la pense6. Il reste que sa contribution avait un poids particulier que reflte 1' Enqute de Maurras; sur les deux ans de sa publication, Bourget avait t le seul des crivains royalistes qui s'y exprimrent tenter la synthse particulire du monarchisme de l'Action franaise: celle du traditionalisme et de la science. Il avait crit, l'anne prcdente, Barrs: Au fond, tout ce travail de mes ides, dont vous cherchez le mot, se ramne la concordance reconnue de l'instinct national et de la science; et j'ai cru distinguer un principe de sant sociale dans une doctrine qui ... doublait de science moderne les instincts sculaires de la vieille France (monarchisme hrditaire, noblesse et ennoblissement, droits de l'glise, corporations) ... Notre rle est de tracer une ligne radicale d'action qui serve de limite au rel1 .

    Ces thmes se retrouveront, ensuite, dans les romans de Bourget. Pour lui, comme pour la plupart des intellectuels de l'poque, les questions l'ordre du jour n'taient pas uniquement politiques; elles relevaient galement, du point de vue mdical, d'une pathologie mentale : la France tait- elle engage sur la voie de la dgnrescence? De la rponse cette question devait dcouler la lgitimit, ou l'absence de lgitimit, du rgime rpublicain8.

    1. Ibid. 2. 19 avril 1900, Journaux Fels, vol. 8. 3. Sur les instances de Barrs, et avec le sentiment qu'il devait

    agir une heure aussi critique ; cf. FB, Lettre Barrs, 3 fvrier 1899.

    4. Lettre Barrs, FB, 16 avril 1899-

    5. Ibid. 6. Lettre Barrs, FB, 10 novembre 1899. 7. C'est nous qui soulignons ; de mme pour les mots sou

    ligns dans toutes les autres citations. 8. R. Nye, Crime, madness and politics in modem France,

    Princeton, Princeton University Press, 1984 ; J. Lonard, La mdecine entre les savoirs et les pouvoirs, Paris, Aubier, 1981.

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  • PAUL BOURGET, ECRIVAIN ENGAGE

    Pour Bourget, la Ligue, monarchiste et radicale, n'tait une alternative que dans le long terme, voire dans un avenir imprcis. Contrairement aux jeunes de l'Action franaise et quoique la venue au pouvoir d'un rgime monarchique par une consultation populaire ft encore moins vraisemblable, il n'esprait pas grand-chose d'une rvolution monarchiste immdiate : La monarchie ne peut rentrer que par Monk et toute action inutile rend Monk plus improbable1. Pour Bourget, le nouveau mouvement monarchiste devait tre un radicalisme, la fois doctrinaire et modr dans son action politique.

    Le fait est que, dans les annes qui suivirent, sa collaboration avec l'Action franaise resta strictement littraire ; mais il ne publia qu'un article dans le journal de Maurras, prfrant les grands quotidiens2. En revanche, il prit part aux activits de l'Institut de l'Action franaise, tabli en 1906, ainsi qu'aux banquets de L'Appel au soldat; notamment celui dont il reut l'hommage aprs la publication de L'tape et aprs l'orage que ses thses avaient suscit dans l'opinion publique3. Aprs que l'Action franaise eut institu une assemble annuelle, au niveau national, Bourget fut plusieurs fois convi y prononcer le discours d'ouverture, tmoignant du prestige dont il jouissait auprs de ses militants4. Son journal intime tmoigne pourtant de ce que, au fil du temps, son enthousiasme pour la Ligue se refroidissait; il tait oppos ceux qu'il traitait de fanatiques: Pujo et Vaugeois, en particulier; et il reprochait Maurras son impuissance refrner leurs ardeurs5. L'affrontement entre Le Gaulois et la Ligue

    1. 23 aot 1900, Journaux Fels, vol. 8; et lettre Barrs, 27 octobre 1903, FB.

    2. En partie, sans doute, pour des considrations pcunires. 3. AN, F/7/12862, ainsi que -Le Banquet de L'tape-, dans

    Le Gaulois, 3 et 8 juillet 1902 et La Gazette de France, 9 juillet 1902.

    4. AN, F/7/12862 ; galement, Agenda- de Bourget, dcembre 1910, Journaux Fels, vol. 12.

    5. Ibid., vol. 12, 8 aot 1910 et 10 mai 1910; vol. 14, 27 fvrier 1912.

    tait, son sens, une erreur6 ; il tmoignait d'un manque de discipline et d'une politisation excessive de son action.

    De Maurras, Bourget avait dit: Ce puissant esprit n'entend rien au christianisme ; l est sa limite, il ne voit que la socit7. L rside peut-tre la raison de son adhsion parallle des organisations aux objectifs plus larges et diriges par des personnalits plus proches de son propre milieu social ou plus attires par le catholicisme. Ainsi, on le retrouve vice-prsident de la Ligue nationale pour la dcentralisation (qui, sur ses instances, avait biff le terme de rpublicaine), dirige par Marcre, snateur influent et rpublicain de vieille date, mais qui, la suite de l'affaire Dreyfus, tait devenu un des dsabuss du rgime8. En 1905, Bourget entrait au Comit de patronage de la Ligue des tudiants patriotes9 qui, parmi d'autres, tenta de combler le foss entre royalistes et rpublicains. Dans ses rapports avec Lematre et Coppe, personnalits de son propre milieu, Bourget pouvait de mme passer momentanment sur les diffrends politiques qui opposaient l'Action franaise la Ligue de la patrie franaise. La plate-forme idologique de la nouvelle ligue tait raciste et antismite ; elle dsignait les juifs comme les responsables du dclin de la France et appelait chaque jeune oublier ses prnoms politiques ... oublier s'il est rpublicain, royaliste ou imprialiste, pour se souvenir qu'il est Franais10.

    Bourget adhra galement un cercle de dbat idologique royaliste et catholique, Tradition et progrs11, dirig, outre Bourget, par l'abb Pascal, qui avait des rapports troits avec Drumont, et par Firmin Baconnier, un des dirigeants de la

    6. Lettre Barrs, FB, juin 1910, n 151. 7. Journaux Fels, vol. 6, 17 fvrier 1900. 8. AN, F/7/12720 (166). 9. Ibid. 10. Ibid. 11. P. Bourget, abb G. Pascal, Tradition et progrs, Paris,

    Nouvelle Librairie nationale, 1905.

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  • YEHOSHUA MATHIAS

    Jeunesse catholique et antijuive, et auteur du Manuel du royaliste, ouvrage qui obtint une large diffusion. Ici encore, Bourget se retrouvait en compagnie de gens dont il ne partageait pas entirement les voies politiques. Non qu'il s'oppost aux antismites ; loin de l : la question juive tait pour lui une obsession. Ses journaux du temps de l'Affaire montrent clairement sa colre contre ses amis juifs de nagure dont j'ai t pour un long temps dupe1. Il tait d'ailleurs persuad que les juifs taient les seuls avoir tir profit de la Rvolution et du rgime rpublicain de la Troisime Rpublique; et leur patriotisme vulgaire lui paraissait dplac et le dgotait plutt.

    A premire vue, la politique antismite tait un exutoire cette hostilit; mais Bourget refusa nanmoins de s'y engager et de prendre part quelque runion publique que ce ft, o seraient entendus des slogans antismites2. Ce n'tait pas la premire fois qu'il manifestait des scrupules moraux et une retenue que ses compagnons plus jeunes ne comprenaient pas : en 1898, il avait refus de se dclarer contre Zola3; et lorsque, en 1908, Barrs mena campagne au Parlement contre le transfert de la dpouille de Zola au Panthon, Bourget lui crivit qu'il l'aurait volontiers aid s'il n'y avait le souvenir personnel du pauvre Zola, trs innocent, je vous jure, de cette farce (monte) par les dreyfusards de la politique4. Ses fidlits personnelles jourent ainsi un rle non ngligeable dans le choix de ses participations des runions publiques ; mais son refus de l'antismitisme relevait galement d'un choix doctrinal; on ne pouvait s'opposer la dmocratie et, la fois,

    1. Journaux Fels, vol. 6, 2 octobre 1898, passim. 2. Barrs et Maurras s'en plaignaient dans leur correspon

    dance : ils tentrent galement d'exercer des pressions sur Bourget, mais sans succs ; cf. G. Dupr (dir.), La Rpublique ou le Roi, correspondance indite, Paris, Pion, 1970, lettre 4 juillet 1900, n 259, p. 292.

    3. FB, lettre de Bourget Barrs, 26 fvrier 1898 ; galement, Journaux Fels, vol. 6, 2 octobre 1898.

    4. Lettre de Bourget Barrs, 26 mars 1908, ibid.

    mobiliser les foules, comme le faisaient ses amis: les attaques contre la Rpublique devaient venir de l'lite de la socit et de ses intellectuels ou bien encore de l'arme. Bourget restait ainsi un bourgeois litiste impnitent et un artiste qui s'cartait de la foule autant que des opportunistes qui trahissaient leurs fidlits personnelles. Barrs tait justifi d'crire Maurras que bien qu'on a beaucoup gagn sur Bourget depuis le temps rcent o il vivait de Spencer (et de) L'individu contre l'tat, il reste bien centre-gauche ou centre-droite ... dans ses ressources et dans sa sensibilit5.

    O L'ENGAGEMENT PAR LA LITTRATURE LE ROMAN THSE

    Bourget considrait en fait que sa mission consistait rpandre un mode de pense monarchiste, action qui devait prcder la rvolution monarchiste au plan politique, notamment la lumire de l'chec de la Restauration louis-dix- huitime. Il expliquait cet chec par l'incapacit de l'ide monarchiste imprgner l'esprit de la socit franaise: sans prparation morale et sociale pralable, la rvolution politique future tait voue l'chec6. C'tait, en consquence, aux uvres littraires qu'il incombait de lui apporter les ressources morales et spirituelles indispensables, mme et surtout dans la mesure o ces uvres taient accueillies favorablement par le public politiquement hostile la monarchie. C'est ainsi que s'unirent chez Bourget l'imagination romanesque, les reprsentations idologiques et les personnages qui vhiculent le message politique de son uvre. Alors que, dans sa jeunesse, il voyait dans la littrature seulement

    5. Lettre du 17 mai 1902, La Rpublique ou le Roi, op. cit., p. 374-375.

    6. P. Bourget, Pages de critique et de doctrine, vol. 2, Paris, Pion, 1912 {.infra, Pages...); Au service de l'ordre, Paris, Pion, 1928 {infra, Au service...) et lettre Barrs, juin 1910, FB, n 151).

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  • PAUL BOURGET, CRIVAIN ENGAG

    l'expression de l'imaginaire personnel et de la difficult de vivre de l'crivain, il la tenait dsormais pour une sorte de document pathologique refltant l'tat de la socit et auquel l'auteur adjoignait sa vision idologique par l'entremise de ses personnages, du discours et de la structure narrative.

    Il crait ainsi un genre littraire distinct : le roman thse, terme que Bourget rcusait, d'ailleurs, pour son uvre qui essuya des critiques acerbes. D'crivain adul, Bourget devint en effet un auteur contest, voire dcri : les ides que vhiculaient ses romans taient considres comme scandaleuses mme par ses compagnons de route. Certains critiques attriburent cette volution vers une situation d'crivain engag au dsir d'attirer l'attention du public. De fait, Bourget n'avait pu rditer le succs du Disciple (1889), et ses tirages des annes 1890 taient rests mdiocres1. Les plus importants de ces romans engags, L'tape (1902), Un divorce (1904), L'migr (1905), Le dmon de midi (1914), Laza- rine (1916) connurent, il est vrai, de meilleurs tirages, sans toutefois galer celui du Disciple. S'y ajoutrent les succs des pices de Bourget : Un divorce (adaption dramatique du roman, en 1908) ; La barricade (1910), qui fut sans doute le clou de la saison thtrale de cette anne; Le tribun (1912). Les deux premires taient la reprsentation de conflits sociaux et moraux parfaitement actuels, pour la gauche comme pour la droite franaises2.

    1. C'est ce qui explique peut-tre qu'il ait accept, en 1902, et contrairement son habitude, une transposition dramatique du Luxe des autres, le thtre tant le mdium le plus populaire de l'poque et bnficiant de recensions nombreuses dans la presse. Bourget avait, en outre, rompu entretemps avec son diteur, Lemerre, et s'tait li avec Pion, en 1898 ; cf. E. Hausser, Paris au jour le jour, Paris, Minuit, 1968 ; C. Charte, La crise littraire l'poque du naturalisme, Paris, PENS, 1979 ; lettre Zola, 1898, BN, NAF, 24511 (micr. 3244).

    2. Si l'cho idologique qu'elles suscitrent dans l'opinion dpassa de loin celui de leur valeur artistique ou philosophique, on n'est gure fond, pour autant, mettre en doute la sincrit de Bourget et le suspecter d'avoir voulu utiliser un thme polmique pour se tailler un succs.

    Il reste que l'on n'y trouve gure de rfrence l'ide monarchiste. Et si l'on a pu dire de celui de Maurras qu'il tait un monarchisme sans roi, on le dira a fortiori du monarchisme de Bourget: son mode de pense monarchiste se passait absolument de monarchie. l'exception de celui de L'migr, aucun des personnages principaux de ses romans ne manifestent un quelconque attachement pour l'ide monarchiste, quoiqu'ils soient tous catholiques fervents et qu'ils nourrissent les ides sociales du traditionalisme intgral (ou traditionalisme par positivisme)3. L'ide monarchiste n'aura donc t pour Bourget qu'un rouage dans un dispositif idologique qui entendait restaurer l'autorit dans le contexte d'anarchie et de confusion de l'poque, et rtablir l'ordre sacr, catholique, latin et franais. Telles taient les aspirations les plus vives de Bourget comme de ses personnages : un ordre rtabli par un miracle providentiel, contre l'anarchie et contre les dangers de la libido individuelle des hommes et des femmes qui peuplent ses romans. Le traditionalisme de Bourget a ainsi trois fondements essentiels : le catholicisme, la famille et l'ordre social qui dcoule de la conjonction des deux premiers, crant un ordre hirarchis et rdifi autour de la bourgeoisie.

    O LA RELIGION ET LA FAMILLE FONDEMENTS DE L'ORDRE SOCIAL

    Le disciple manifestait en effet chez Bourget, en 1889, un rveil de la foi religieuse qui allait s'accentuer encore dans la dcennie suivante. L'appel adress la jeunesse, au dbut du texte, pour l'inciter assumer ses obligations envers la nation ne dbouche, en fin de compte, que sur une aspiration mtaphysique 1' inconnaissable. On ne retrouve pas de lien causal dans l'intrigue du roman entre

    3. Pages ..., Prface; galement -Les deux Taine-, dans Sociologie et littrature, Paris, Pion, 1906.

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  • YEHOSHUA MATHIAS

    l'avant-propos patriotique et le dnouement mtaphysique et religieux. Cette double perspective rvle, toutefois, l'intrt de Bourget pour le vcu religieux, qui s'orientera, d'une part, vers un catholicisme fervent quoique fond sur des bases positivistes par 1' apologie exprimentale, et d'autre part vers une foi quasiment mystique et une pit ardente1.

    L'apologie exprimentale de Bourget tait une forme de pragmatisme courant l'poque : Bourget partait de l'ide que la foi est un bienfait pour le croyant, personnellement, de mme que pour l'ordre social; ce qui dmontrait, ses yeux, la vrit de la religion2. Comme Taine et James, deux de ses amis, il professait que la foi accrot l'lan vital du croyant. Lors de son voyage aux tats-Unis, en 1894, il avait pu voir une autre forme de catholicisme qui loignait la classe ouvrire du socialisme rvolutionnaire. L'intervention de l'glise dans les conflits sociaux tait une assurance contre les dangers de la dmocratie et du socialisme; mais Bourget n'excluait pas encore un modus vivendi entre la dmocratie et le catholicisme. Une ploutocratie triomphante dans son sentiment de supriorit, telle qu'elle se manifestait par le mode de vie somptueux des Amricains riches, et une classe ouvrire pntre de la foi catholique et loigne des influences rvolutionnaires taient donc les conditions ncessaires, selon Bourget, pour assurer un rgime autoritaire, ft-ce sous le revtement de la dmocratie3.

    En France, cependant, l'affaire Dreyfus avait bris le ralliement de l'glise la

    1. Sur les sentiments religieux et quasi mystiques de Bourget, cf. Journaux Fels, vol. 6,7,8; et sur son apologie exprimentale", sa prface pour P. Buysse, Vers la croyance, ... Dieu, l'me et la religion devant la raison et le cur de l'homme, Bruxelles, Action catholique, 1921 ; galement son article Philippe II et sainte Thrse-, dans Au service...

    2. Cf. Ibid. et Journaux Fels ; galement sa prface pour G. Grappe, Newman, J. H. : essai de psychologie religieuse, Paris, 1902.

    3. Bourget exprime ces ides dans Outre-mer, Paris, Lemerre, 1895.

    Rpublique. Les rformes de Waldeck- Rousseau et de Combes les avait mises en situation d'affrontement (quasiment de Kulturkampf). C'est durant ces annes du dbut du 20e sicle que Bourget devient catholique intransigeant: l'affrontement entre l'glise et la Rpublique incarne alors, pour lui, le conflit entre les deux France. Son uvre dlaissera dsormais toute question de mtaphysique religieuse et ne traitera plus du catholicisme que comme doctrine et comme institution sociale et politique. Les hros de ses nouveaux romans sont des croyants fervents ou revenus la foi et soumis entirement l'autorit de l'glise, seule gardienne de cette foi. En effet, une foi subjective (sola fid), quelque profonde qu'elle soit, est source de trouble et d'erreur; et le mysticisme religieux lui-mme est une aberration ne du refoulement des instincts sexuels4. Il semble que, avec son engagement, Bourget ait dcid de partager son univers religieux en deux pans bien distincts : ce qu'il lui tait permis et souhaitable de dire ouvertement au public; et ce qui relevait de son exprience personnelle, l'cart du public. Ses journaux indiquent qu'il sondait les aspects du vcu sentimental, voire mystique, de la religion, tout comme le faisaient dj les personnages de ses uvres des annes 1890; en revanche, aprs 1900, il se restreint rigoureusement, dans ses romans comme dans ses textes de publiciste, des considrations dans l'esprit de 1' apologie exprimentale 5.

    4. Cf. Le dmon de midi et ses remarques en marge de E. Rgis, A. Hesnard, La psychologie des neuroses et des psychoses, Paris Alcan, 1914 (galement Journaux Fels, 30 janvier 1900, vol. 6). Contrairement Claudel, Mauriac et Bernanos qui recherchrent la sduction du blasphme et l'univers du dmon dans l'me du croyant, ft-il sincre, Bourget circonscrit et rduit d'emble le pouvoir de cette sduction : la foi appuye sur l'glise finit toujours par triompher.

    5. Pierre Lasserre pouvait donc, juste titre, crire que le catholicisme de Bourget tait absolument exempt de sentimentalit; cf. -Le catholicisme de Paul Bourget, dans L'Action franaise, 1er novembre 1900.

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    Bourget faisait lui-mme, dans L'migr (1905), une distinction entre le catholicisme des femmes et des bourgeois, qui est une foi sentimentale et pieuse, et un catholicisme mle, aristocratique, appuy sur une tradition, une hirarchie et une autorit. Il critique en consquence, et avec virulence, le modernisme sous toutes ses formes; il s'en prend notamment Loisy et la tentative du Sillon pour rconcilier l'glise et la Rpublique. Ces tentatives risquaient, son sens, de disjoindre le camp catholique, voire d'altrer la puret de la doctrine catholique1. Les contacts entre prtres et ouvriers dans les universits populaires exposaient l'glise et le clerg des courants trangers et destructeurs. Il soutenait avec vigueur la politique de Lamentabili et Pascendi de Pie X contre le modernisme, quoique le pape y et inclus l'apologie exprimentale elle- mme. L'glise tait la forteresse intrieure, la socit modle de toutes les socits, o s'quilibraient l'indpendance et l'obissance, l'ternel et le transitoire, la tradition et le renouveau2.

    Le catholicisme prend plus d'importance encore pour Bourget lorsqu'il traite le thme central de son uvre : la famille l'poque moderne3. Celle-ci, ses yeux, et tout particulirement la famille bourgeoise, affronte une crise grave : dclin de l'autorit paternelle et parentale, rvolte des jeunes, adultre, baisse de la natalit, immoralit, dispersion des hritages, telle est l'numration non exhaustive des maux qui constitueront les thmes de ses uvres. Il s'tait d'abord attard l'tude du rle des complications sentimentales

    1. Cf. L'tape et Le dmon de midi; Bourget critique le modernisme de Loisy dans une lettre Brunetire (12 janvier 1903, BN, NAF, 25033, f. 209) et dans son -Billet de Junius-, L'cho de Paris, 14 fvrier 1909.

    2. Cf. l'article de Bourget : - Le Pape de l'ordre (1908), repris dans: Au service ...

    3. Contrairement aux chrtiens-sociaux qui tentrent une rforme sociale relle, Bourget faisait l'loge de la charit et du sacrifice vertueux pour le bien de la famille ; cf. Valeur sociale de la vertu , discours prononc l'Acadmie franaise, le 29 novembre 1907, dans Pages ...

    dans la crise de la famille, par les relations entre ses personnages. Aprs 1900, il en impute la responsabilit au rgime rpublicain laque, motiv par un galitarisme utopique, dmocratique et individualiste, et qui, ds lors, devait inluctablement se dsintresser de la famille et de son vcu : le partage galitaire des hritages n'tant qu'un exemple de cette politique dont la consquence, selon Bourget, tait la ruine du patrimoine familial, en une ou deux gnrations, et la disparition de la solidarit familiale. La proprit et la famille sont les deux constituants complmentaires qui, ensemble, assurent leur propre prennit; le partage galitaire des hritages en sonne le glas, brve chance.

    Le ralisme social de Bourget pose donc la famille au centre de l'ordre social; de sa prservation et de sa prosprit dpend la solidarit de la socit tout entire. Il pouvait donc, la suite de Comte et de Le Play, tablir que qui dfinirait les conditions de sant des familles aurait dfini du mme coup les conditions de sant des tats4. Il ne faisait nul doute pour lui que l'institution familiale tait malade, et que de sa faiblesse dcoulait inluctablement la ruine de la socit. Le seul remde visible tait la religion, la religion catholique plus particulirement. Pour Bourget, et toujours d'aprs Bonald, c'tait en elle que s'identifiaient la famille, l'ordre social et la politique: La religion est la socit des hommes et de Dieu. Il n'y en a qu'une vritable, comme il n'y a qu'une socit vritable des hommes entre eux ; cette identit est si complte que les trois lments de la cellule familiale, le pre, la mre, l'enfant, retrouvs dj dans la socit politique sous la forme du pouvoir, ministre et sujet rapparaissent dans la socit religieuse. Ils s'appellent ici Dieu, le Mdiateur et l'Homme5.

    4. Banquet de L'Appel au soldat, 3 et 8 juillet 1902 ; compte rendu dans La Gazette de France, 3 et 9 juillet 1902.

    5. Cf. - Le ralisme de Bonald , dans Sociologie et littrature.

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    Le christianisme tait ainsi le reflet de l'ordre naturel de la famille et de la nation; et cet ordre ne pouvait tre rtabli dans son intgrit sans un retour pralable au christianisme. Bourget opposait ainsi un ralisme mtaphysique chrtien l'individualisme utopique du rgime rpublicain, et faisait de celui-ci, ipso facto, l'ennemi de la famille1. Les dmographes qui soulignaient le lien entre la baisse du taux de natalit et la scularisation renforaient sa conviction sur le lien entre le catholicisme et la prennit de la famille : le dclin de la tradition et du sens de cette prennit rduisait le dsir de l'enfant ; et l'abolition de l'enseignement congrga- niste tait, ses yeux, un complot ourdi contre la famille catholique, la fermeture de ses coles obligeant les parents envoyer leurs enfants l'cole publique o tait sem le grain de la discorde entre parents et enfants, avec ses consquences dsastreuses2.

    Les conflits familiaux sont particulirement graves parce que les familles d'opinion divise amnent, tt ou tard, la ruine de leur chef; or une famille sans chef se dsagrge ncessairement3. La renforcer exige donc le rtablissement du statut du chef de famille : la suite de Le Play, Bourget prconise de lui rendre la libert de tester, c'est--dire le droit de dcider le partage de son patrimoine.

    1. Il n'est donc gure surprenant que, dans le dbat suscit par la parution de Un divorce, les partisans de la thse de Bourget ne manqurent pas de rappeler que cette loi avait t labore par un juif (le snateur A. Naquet). La loi sur le divorce, aprs celle de l'hritage, renforait ainsi l'image de la Rpublique ennemie non seulement de la famille, mais aussi du christianisme. Cependant, le plus significatif tait que la famille sainte voque par les adversaires du divorce tait la famille bourgeoise, nuclaire ; et le christianisme, la religion qui avait le culte de la famille bourgeoise. En revanche, la critique de la ruine du patrimoine familial par l'hritage galitaire supposait un modle de la famille fond sur le lignage aristocratique. Cette ambigut n'tait pas fortuite ; elle est un trait constant du traditionalisme bourgeois et de sa tentative pour intgrer les valeurs aristocratiques afin d'viter le nivellement.

    2. -Billet de Junius, L'cho de Paris, 6 avril 1910 et 1 juillet 1910; galement, -Le pril primaire, dans Sociologie et littrature ainsi que -Le cur de campagne, dans Au service ...

    3. Pages..., tome 1, p. 138-139, ainsi que Un divorce, Paris, Pion, 1905.

    Aprs la Grande Guerre, il alla jusqu' proposer un vote familial, privilgiant ainsi le statut du chef de famille, ce qui ne l'empchait pas d'admettre le vote des femmes. Celles-ci avaient droit l'instruction; elles devaient tre d'ge proche de celui de leur mari et leur personnalit devait tre reconnue: la guerre les avait rendues trop indpendantes pour qu'on puisse les assujettir l'autorit maritale4. Comme les milieux catholiques du dbut du sicle, qui cherchaient tablir des organisations fminines, Bourget leur attribuait un rle majeur dans l'affrontement avec le rgime rpublicain: face l'cole laque et la politique rpublicaine, les femmes taient les gardiennes du foyer. Paradoxalement, donc, c'tait le rle traditionnel de la femme au foyer qui, dans ces circonstances, la conduirait s'engager activement dans les domaines de la vie sociale d'o, jusque-l, elle avait t exclue5.

    Le dclin de la famille et des traditions familiales tait une des causes du mal du sicle, du manque de sociabilit. Bourget le relevait surtout chez les jeunes qui, par une ascension sociale individuelle, se retrouvaient dans un milieu bourgeois, dtachs de leur milieu familial d'origine. Dans ce phnomne, caractristique du 19e sicle, la solitude et l'alination taient le chtiment de l'infraction la loi sociologique de la constance

    4. Bourget, crivain des femmes , tait attir depuis toujours par les personnages de femmes hors du commun. Lors de son sjour amricain, il avait t impressionn par les jeunes femmes indpendantes et sportives qu'il avait rencontres (cf., Outre-mer, op. cit.) et, notamment l'crivain Edith Wharton qu'il avait rencontre, deux ans plus tard, Paris. Sur la question du statut des femmes et leur rle dans la socit, cf. Nouvelles pages de critique et de doctrine, tome 1, Paris, Pion, 1922, ainsi que ses prfaces pour Y. Ostroga, Les indpendantes, Paris, Pion, 1932, et pour L. Zanta, Psychologie du fminisme, Paris, Pion, 1922.

    5. C'tait, l'occasion, un slogan utilis en faveur de la cration d'organisations fminines catholiques ; cf. AN, F/19/5632 : Les femmes ne doivent pas s'occuper de politique. Cela est vrai en temps ordinaire, mais lorsqu'elles sont atteintes dans leurs enfants par une ducation qu'elles jugent nfaste ... par une guerre ouverte la religion, une femme abdiquerait tous ses devoirs si elle ne dfendait ce qu'elle a de plus cher au monde (.Bulletin catholique de Montauban, 25 juillet 1903).

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    et de la continuit. Au demeurant, le manque de sociabilit n'entranait pas seulement la solitude; on constatait encore le refus de l'effort d'intgration la vie sociale, le refus des ralits et, finalement, une haine profonde de tout ordre social. Le Jacques Vingtras de Valls reprsentait, pour Bourget, le modle du jeune homme lev sans l'appui d'une tradition familiale, et par consquent anarchiste, alors que Goethe et Taine incarnaient les modles opposs1, d'orientation conservatrice. Les appartenances politiques et la capacit d'intgration l'ordre tabli taient la consquence de la sant morale de la famille. Par ailleurs, le dracinement rel des familles n'tait pas leur loigne- ment de leur petite patrie, mais bien l'abandon de leurs liens avec leur classe et ses traditions.

    Cette thse tait proche de celle de Barrs dans ses Dracins, mais Bourget s'attachait moins la question du dracinement de l'individu qu' celle du dsarroi des familles entires2. Dans leur solitude, les jeunes gens, hros de ses romans, recherchent dsesprment une figure paternelle qui leur indique la voie droite3. Une partie de l'uvre de Bourget devient ainsi, aprs 1900, une fiction autoritaire4 ; ses personnages se tournent vers des figures d'autorit : nobles de vieille souche, prtres et bourgeois traditionalistes aptes les comprendre. Bourget, comme Bazin et Bordeaux, souhaitait

    1. -Les deux Taine- et Une visite la maison de Goethe-, dans Sociologie et littrature; galement, La maladie du journal intime-, Nouvelles pages ..., op. cit., vol. 2.

    2. Comme Barrs le constatait lui-mme, propos de L'tape, dans II y a une littrature nationaliste {Le Gaulois, le 16 juillet 1902).

    3. Le besoin d'un guide moral, d'une autorit paternelle de substitution pour le pre absent ou inapte, conduit Jean, le hros de L'tape, vers Ferrand, le professeur reprsentant du traditionalisme catholique. Dans Un divorce, Darras cesse d'assumer sa fonction de chef de la famille lorsque sa femme et son beau-fils dcouvrent que ses ides et ses valeurs ne concordent pas avec leurs sensibilits les plus profondes. Ils s'adressent alors une vrit et une autorit mieux tablies : la femme l'glise, alors que le jeune homme rebelle revient son pre naturel.

    4. S. Suleiman, Le roman thse ou l'autorit fictive, Paris, PUF, 1983.

    ainsi exalter la famille traditionnelle ; mais il voquait peu ce modle (trop peu sans doute, au got des traditionalistes) : il voquait surtout la famille moderne et les crises qu'elle devait affronter. Pour justifier cette conception du roman, Bourget affirmait que le rle de l'crivain tait essentiellement d'exposer la pathologie de la famille. Certains critiques catholiques lui reprochaient son indulgence pour des personnages jugs ngatifs; mais Bourget exposait sincrement ce dilemme du mtier et du cur, entre ses obligations d'crivain et ses fidlits traditionaliste et catholique: Les peintres des passions, comme le sont par mtier les romanciers, prouvent toujours, en se relisant, un scrupule sur leur influence mme quand ils se sont efforcs c'est du moins la justice que je peux me rendre - de dgager, travers les maladies morales qu'ils tudiaient, les grandes lois de la sant5.

    Il est certain que le grand succs du Divorce (reprsent au thtre du Vaudeville, en 1908) tait d, en partie, au caractre des personnages qui reprsentent l'antithse ngative de ces valeurs; Berthe, la fministe, et Lucienne, l'adepte de l'union libre, suscitent plutt une identification du spectateur; et nombreux furent ceux qu'enthousiasmrent les discours des personnages anarchistes, parfois conformment l'intention de Bourget qui cherchait dmontrer que, si les tenants de l'union libre taient parfois bien intentionns, le fait qu'ils agissaient contre la loi ternelle de la famille les condamnait l'chec6. Le fait que la pice

    5. P. Buysse, Vers la croyance..., Prface de Bourget. Sur la lecture du roman thse, cf. M. Beaujour, Exemplary pornography. Barres, Loyola and the novel-, dans S. Suleiman, The reader in the text, Princeton, Princeton University press, 1980.

    6. Selon Un divorce, le deuxime lit est toujours source de malheurs. Le bien des enfants tait le thme de la critique du second mariage. Il fallait choisir, disait Bourget, le lendemain de la premire, entre le retour au mariage indissoluble et l'anarchie de l'union libre. Le divorce tait la polygamie successive et rgle-, insinuant que, par le divorce, la femme change de mle, en infraction aux rgles de la pudeur de l'pouse bourgeoise (cf. Le Matin, 29 janvier 1908).

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    ft prsente alors qu'une commission snatoriale examinait la rforme de la loi sur le divorce lui donnait une actualit plus vidente; la discussion de la pice se mlait ainsi celle de la question politique, et pour un moment Bourget apparut non seulement comme le reprsentant des milieux catholiques, mais galement comme celui de la morale bourgeoise en gnral. Pourtant, et bien que dans cette discussion sur le divorce Bourget et les tenants de la thse traditionaliste plaidassent en faveur de la douceur familiale et de la douce France1, leur position n'en fut pas moins considre comme austre, rigide et dogmatique; il n'tait nul de leurs arguments en faveur de la famille qui n'et, en effet, t invoqu, et avec plus de force de persuasion encore, en faveur du divorce, rvlant ainsi un consensus gnral sur les vertus de la stabilit et de l'unit de la famille, fondes sur l'amour conjugal et parental, ainsi que sur la condamnation de l'adultre.

    O UNE THIQUE BOURGEOISE

    Aux yeux de certains critiques, les valeurs familiales et le catholicisme de Bourget incarnaient ainsi l'thique de la bourgeoisie franaise2. De fait, les crises morales et sentimentales de la famille bourgeoise constituent les thmes essentiels de ses romans: malgr ses dfauts, la bourgeoisie reste la gardienne des valeurs familiales, bien plus que la noblesse futile et dgnre ou le proltariat dgrad par l'alcoolisme. L'uvre de Bourget est, en fait, un dithyrambe des murs de la bourgeoisie traditionnelle; une bourgeoisie essentiellement rentire pour qui le travail et l'esprit d'entreprise ne contribuent que peu ses revenus;

    1. Expression emprunte l'article de Bazin, -La douce France, L'cho de Paris, 16 fvrier 1911.

    2. Ils surnommaient Bourget -Le Grand Indissoluble, qui avait fait de la famille bourgeoise le fondement de la socit idale des temps messianiques (cf. Amandrou, De Bourget Gide, Paris, Editions familiales de France, 1946, p. 35).

    une bourgeoisie de loisir dont le statut serait protg des vicissitudes et des menaces de l'conomie moderne. En fait, au sein de cette socit moderne, elle occupait la place de l'aristocratie d'antan: comme elle, ferme, et consciente de ses valeurs particulires au point de se tenir l'cart de la vieille noblesse dcadente.

    Dans l'imaginaire social des romans de Bourget, les valeurs de la bourgeoisie traditionnelle constituaient en effet une tradition analogue celle de la noblesse des sicles passs et la distinguaient des parvenus, spculateurs capitalistes et fonctionnaires de la Rpublique, qui sapaient les fondements de la socit bourgeoise, branlaient sa morale et n'avaient aucune loyaut envers la classe au sein de laquelle ils s'taient introduits indment. ce bourgeois nouveau, ennemi intrieur, se joignait l'ennemi extrieur: les classes laborieuses, et plus particulirement le proltariat des villes. Sous la Rpublique, ces deux lments s'alliaient parfois, trahissant leur milieu social d'origine; il n'est donc gure surprenant que Bourget ait formul dans L'tape l'espoir qu'aprs l'affaire Dreyfus la dsillusion ramne les classes moyennes franaises du ct de leurs traditions, les dtache, lentement mais srement, des principes de 89 3. Le traditionalisme intgral devait tre l'arme intellectuelle et politique d'une bourgeoisie qui chapperait la dcadence en se mobilisant pour la dfense de ses valeurs, ft-ce par la force. C'est pour cette classe, politiquement et socialement privilgie, que Bourget crit : privilgie parce qu'elle avait profondment conscience de la hirarchisation de la pyramide sociale et parce que, en consquence, elle constituait un adversaire naturel du rgime rpublicain et de l'ga- litarisme. L'tape exposait donc systmatiquement l'ide d'une synthse entre la doctrine du traditionalisme intgral et le

    3. L'tape, p. 114.

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    vcu bourgeois pour dmontrer qu'il y a des classes, en dpit de la proclamation antiphysique que la Rpublique inscrit sur ses monuments; le fait n'est pas discuter1. Les classes sociales sont le rsultat d'un dveloppement transmis de gnration en gnration par la famille. L'appartenance de classe de l'individu devient ainsi, autant que son appartenance familiale, une donne naturelle que rvle 1' hrdit .

    Bourget y trouvait un argument dfinitif contre la croyance nave et utopique de l'thique rpublicaine selon laquelle il tait possible d'effacer, en peu de temps, les distinctions sociales: la lutte des classes tait inluctable 2. Il n'hsitait donc pas souligner l'opposition entre les caractres plbiens du proltariat et les structures psychologiques complexes et dlicates de la bourgeoisie de tradition. Lorsque le proltaire entre en contact avec la culture suprieure, comme c'est le cas l'Union Tolsto, dans L'tape, quelque chose se drgle irrmdiablement dans son vitalisme: pour l'ouvrier, se raffiner (par la culture), c'est s'user, perdre sa vitalit. C'est pourquoi Bourget disqualifiait l'idal socialiste d'une culture du peuple qui lui donnerait une conscience de classe. D'abord, parce que c'est l'inconscient qui constitue le facteur le plus fcond de la personnalit; ensuite, parce que cette tentative est voue inluctablement l'chec et ne peut, de ce fait, qu'exacerber l'antagonisme ouvrier contre l'ordre social. Or la bourgeoisie tire ses forces de la culture, qui est l'expression authentique de sa nature; le savoir devient ainsi, chez elle, pouvoir. Le mystre de l'hrdit se manifeste encore dans les caractres distinctifs des bourgeois de tradition et des nouveaux

    geois, l'instinct naturel de la vieille bourgeoisie, prudente et sage, lui vite de se laisser sduire par les rveries sociales. Dans le trouble des sentiments et des passions, il peut toujours s'assurer sur l'ancre de la religion et de la tradition. Le hros bourgeois surmonte les sductions de l'anarchie grce la morale catholique et aux sacrements de l'glise qui apparaissent ainsi comme le moyen le plus effectif de l'hygine morale3. Cependant, dans l'uvre de Bourget, ce moyen reste sans profit pour la classe ouvrire, irrmdiablement dgnre par sa dchristianisation.

    Cependant, la thse que l'on retrouve dans presque toutes ses uvres de cette poque et qui veut que les croyances, les coutumes et le statut social sont la manifestation d'une hrdit que Bourget utilise alors dans presque tous ses textes4 ne l'entrane pas vers un dterminisme biologique5. Il se contente de proclamer que, si l'ascension sociale est possible, voire souhaitable, elle ne peut tre que lente et graduelle; on ne peut brler les tapes; la mobilit sociale active que proposent le radicalisme rpublicain ou l'idal socialiste d'une socit sans bourgeoisie est la ngation de la nature sociale. Quand on brle l'tape, on subit le malheur qui reprsente, en fait, le chtiment de l'infraction aux lois sociales ternelles6.

    Mais les diffrences entre la bourgeoisie et le proltariat ne s'puisent pas par leurs manifestations visibles : intelligence, milieu, croyances religieuses, etc. Essentiellement

    1. Le Gaulois, 27 juillet 1902. 2. Prface de La barricade, Paris, Pion, 1910. Dans L'tape,

    Ferrand, le professeur traditionaliste, pense que -le plus sr moyen de rapprocher les hommes (de classes diffrentes) n'est pas de les runir, p. 176.

    3. Voir Le fantme, (1901) et Lazarine, (1916). 4. Dans Monique (1901), par exemple, sorte d'exercice intel

    lectuel sur la question de l'influence du milieu sur l'hrdit, la rponse est quasiment ngative. Monique, orpheline d'origine noble et adopte, toute jeune, par un couple d'artisans, manifeste des sensibilits diffrentes et suprieures celles de sa belle-sur.

    5. Sur les deux types de race, historique et biologique, cf. la discussion avec Brunetire (lettres Brunetire, 1 mars 1891, 13 avril 1895 et 20 avril 1899, BN, NAF, 25033, f. 142-144, 160- 16 1 et 183-184).

    6. L'tape et la remarque de Bourget, dans l'esprit de Bonald, en tte de son manuscrit ' Un divorce, (BN, NAF, 19755).

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    culturelles, elles s'expriment plutt par des sensibilits distinctes, et c'est ce que Bourget russit exposer mieux dans son uvre romanesque que dans son discours de publiciste. C'est donc dans des uvres telles que L'tape, Un divorce et L'migr, qu'il multiplie les allusions au charme discret du hros bourgeois et de ses murs, toutes qualits bourgeoises dis- tinctives qui n'apparaissent qu' l'il exerc du lecteur bourgeois: l'lvation morale, la capacit d'introspection et d'apprhension raliste de ses enseignements ; le tact, le comportement pondr et dnu de susceptibilits excessives, le soin de l'hygine physique et morale, le bon got du vtement et de l'habitat; enfin, l'aptitude aux relations harmonieuses, adapte chacun des partenaires, toutes vertus qui font dfaut aux nouveaux bourgeois. Le hros bourgeois a ainsi une vision du monde raliste, teinte cependant d'une touche de pessimisme ; il est un esprit rationnel et quilibr, dou d'une maturit morale dont sont dpourvus le parvenu comme l'homme du peuple1.

    Cette image idalise du personnage bourgeois convenait au public bourgeois, ft-il celui qui contestait les prises de position politiques de Bourget. Certains critiques considraient, cependant, cette idalisation comme un dfaut plus grave que ses ides politiques. De fait, il tait l'crivain du juste milieu bourgeois, une poque o les qualits bourgeoises taient vivement critiques. Pour d'autres, dont certains de ses proches, les thses de ses romans engags taient excessives. Lors de la parution de L'tape, de Vogue et d'Haussonville le lui avaient reproch: rserver la bourgeoisie le monopole de la culture nationale, comme le faisait L'tape, tait une prtention exorbitante et manquait de charit intellectuelle ; Pascal, Colbert et

    Racine n'taient pas d'origine bourgeoise, avanait d'Haussonville2.

    Bourget ne fut pas en reste : il ne refusait pas l'ascension sociale, mais seulement l'ascension active et, surtout, l'ascension uniquement individuelle qui constituait un facteur de malheur personnel et de danger social3. Les protestations des cercles rpublicains manifestaient, aux dires de Bourget, le mpris o ils tenaient les classes populaires, incapables qu'ils taient de voir la beaut du type plbien quand il se dveloppe sur place normalement, simplement et dans des donnes plbiennes4. L'Action franaise se porta au secours de L 'tape, l'accompagnant durant toute cette anne dans la discussion publique par une vive polmique contre ses critiques5. Bourget pouvait donc estimer que son roman exposait la doctrine sociale de ses amis nationalistes; mais, au plan politique, L'tape engageait, sans plus et sans militantisme, la bourgeoisie rester sur ses gardes, se renfermer dans ses structures propres, tout comme Bourget le proposait l'Eglise, et s'en tenir ses murs traditionnelles. La lutte des classes se rduirait ainsi, politiquement, la question de la fidlit morale et doctrinale.

    Avec l'avnement du combisme, Bourget adopta une attitude plus militante, dj volue propos de la question du divorce. A partir de 1908, il publia quotidiennement dans L'cho de Paris ses Billet de Junius o, pour la premire fois, il prenait position sur les questions

    1. Ce sont ces mmes qualits d'o dcoule la considration dont la bourgeoisie jouit, selon Goblot ; cf. E. Goblot, La barrire et le niveau, Paris, Alcan, 1925.

    2. Comte d'Haussonville, A l'auteur de L'tape", dans Le Gaulois, 20 juillet 1902 ; comte de Vogue, - Correspondance avec Paul Bourget (1902) , dans La Revue des deux mondes, 4 janvier 1924.

    3. Pascal, Colbert et Racine, rtorquait Bourget, taient des cas particuliers qui chappaient aux lois gnrales .

    4. P. Bourget, L'ascension sociale , L'cho de Paris, 27 juillet 1902.

    5. Avaient pris part cette dfense des thses de Bourget, Maurras, Vaugeois, le comte de Lur-Saluce, Lon de Montes- quiou, Jacques Bainville, Franz de Funck- Brentano et Tho- phraste Dupont.

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    politiques de l'heure1. En 1910 eut lieu la reprsentation de la premire de ses uvres crites directement pour le thtre, La barricade. En sortant de son genre littraire habituel, il prenait certains risques, d'autant que le thme de l'uvre tait os ; il empruntait la thse de Sorel, Rflexions sur la violence, le point de vue de l'affrontement violent entre les classes sociales pour appeler une renaissance de la bourgeoisie, qui commencerait par la lutte contre le syndicalisme et le socialisme et aboutirait au raffermissement de la supriorit culturelle et matrielle de la bourgeoisie sur le proltariat. Il exprimait, dans sa prface, la conviction que, en fin de compte, mme les politiciens bourgeois de la gauche radicale et socialiste rejoindraient les rangs de leur classe dans cet affrontement avec la barbarie proltaire, comme l'avait fait Clemenceau lors de la rpression des troubles sociaux et des grandes grves de 1907 et 1908 2.

    Lors de la publication de L'tape (1902), Le Sillon s'tait empress d'en faire la critique, et seule L'Action franaise s'tait mobilise en sa faveur. Cette fois, les rles furent inverss : Sangnier, enthousiasm, prit part des runions de politiciens consacres la discussion de La barricade, alors que Maurras reprochait Bourget son ignorance de la dtresse ouvrire ; mais Bourget continua ses attaques contre la gauche et plus particulirement contre ses politiciens bourgeois

    1. Ses critiques virulentes de la politique du gouvernement ne l'empchrent pas de l'approuver occasionnellement, notamment les tentatives de Briand, alors ministre de la Justice, en vue d'une conciliation avec l'glise et la papaut ; ou les rformes de Millerand dans l'arme. D'aprs ses journaux, de 1908 1910, Bourget tait le seul rdacteur des -Billets de Junius ; aprs 1910, d'autres que lui participrent leur rdaction : Barrs, avec certitude, Haussonville galement ; d'autres encore, peut-tre (cf. -Agenda-, 1909-1910, Journaux Fels; sa lettre Barrs, 26 mars 1908 : -Je suis le Junius ... ; cf. galement le Dictionnaire des pseudonymes, Paris, Nouvelles Editions, 1971, qui ne cite pas Bourget au nombre de ses rdacteurs).

    2. Le public, qui pouvait y identifier des personnalits de l'poque - Bitry et ses -jaunes-, ou Pataud, le dirigeant du syndicat des lectriciens, etc. - ragit vivement ; et la pice eut un succs considrable Paris (avec 120 reprsentations) comme dans ses tournes de province qui se prolongrent jusqu' l'automne.

    qui menaient un mauvais combat. Dans Le tribun, il mettait en scne un prsident du Conseil socialiste forc de reconnatre que sa famille lui tait plus prcieuse que ne le lui permettait l'idologie sociale de son parti et qui, en consquence, dmissionnait de ses fonctions. Entre 1910 et 1912, Bourget crivit quatre pices sur le thme de la victoire des valeurs bourgeoises3: la famille, la fidlit familiale et le patrimoine l'emportaient sur les utopies socialistes et librales de la fraternit entre les classes, de l'individualisme et des affiliations politiques personnelles. Il engageait donc la bourgeoisie prendre conscience de sa spcificit de classe et des ralits, ses yeux irrfutables, qui en rsultaient.

    la veille de la guerre, Bourget suggra ce titre une alliance entre les catholiques traditionalistes et la bourgeoisie capitaliste contre le rgime rpublicain4; mais une fois la guerre dclare, ce thme volua: dans Le sens de la mort (1916), il met en scne un soldat issu de la bourgeoisie catholique et traditionaliste, dont la croyance en l'immortalit de l'me fait de lui un meilleur combattant que son compagnon rpublicain5. Cette distinction entre deux catgories de sang vers lui attira les foudres de Loisy (dans son Mors et Vita de 1916). Aprs la guerre, il dfendit la cause bourgeoise avec encore plus de conviction. Face au communisme, il choisit d'ignorer dsormais la distinction entre bourgeois de bonne souche et bourgeois parvenus grce l'conomie capitaliste. L'identification du combat pour la bourgeoisie et de la lutte en faveur de la culture nationale se trouve ds lors au centre de l'argument en faveur de la dfense de l'ordre social tabli: L'intelligence: je viens d'crire le

    3. La barricade (1910), Un cas de conscience (1911), Le tribun (1912), La crise (1912, en collaboration avec Andr Cury).

    4. Le dmon de midi. 5. Nouvelles pages..., op. cit.; Bourget avait tabli une sorte

    de martyrologe de -la France profonde- o l'on retrouvait notamment les noms d'A. Psichari, le petit-fils de Renan, et celui d'Augustin Cochin.

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  • YEHOSHUA MATHIAS

    mot suprme dans lequel se rsume la mission de la Bourgeoisie. Elle peut, elle doit tre le cerveau du pays. C'est par elle qu'il doit se penser, se vouloir, se diriger1. Les thmes de ses romans restent ainsi l'affrontement entre proltariat et bourgeoisie et le danger potentiel de l'envie pathologique du proltariat l'gard des possdants2; envie qui l'aveugle et le conduit parfois dtruire le patrimoine moral et matriel de la nation.

    O LES INCERTITUDES DE L'ENGAGEMENT

    Le roman thse bourgeois compte une production importante de la fin du 19e sicle aux annes de l'aprs-guerre, et Bourget n'tait pas un cas exceptionnel pour son poque3. Cette littrature tait la consquence d'une crise de l'identit de la bourgeoisie tout entire, une crise par rapport laquelle elle joua un rle important, et Bourget tout particulirement, comme le note un critique, en 1924: l'poque o M. France devenait l'crivain officiel du rgime, M. Bourget tait accept comme le romancier de la haute bourgeoisie franaise. Depuis lors, il lui a t fidle comme elle lui est fidle. Ils taient faits l'un pour l'autre ...Au moment de l'affaire Dreyfus, elle traverse une crise grave. Elle tait perdue si elle ne reprenait pas conscience d'elle-mme. Or, c'est le service inestimable que lui rendit Bourget4. Une telle caractrisation du rle de Bourget met en lumire le noyau

    1. Nouvelles pages ..., op. cit., tome 2, -De la bourgeoisie-, p. 256-266.

    2. L'attitude de Bourget l'gard du fascisme italien est rvlatrice : il s'tait flicit de la prise de pouvoir par Mussolini qu'il considrait comme le sauveur de l'Italie face au communisme. Cependant, il devait la nuancer aprs le meurtre de Matteotti, excluant l'ide d'un fascisme franais : Un fascisme franais ne semble pas plus possible qu'une Tchka parisienne. Les procds de dfense de notre socit sont inscrits dans notre histoire. Pays profondment unifi, profondment lgaliste, c'est par la vigueur de l'autorit directrice et par un rajustement de notre activit administrative, qui suppose lui- mme ce reclassement des partis dont je parlais tout l'heure- (Au service..., p. 213-214).

    3. Parmi les loges de la bourgeoisie, on relvera, notamment, R. Johannet, loge du bourgeois franais, Paris, Grasset, 1924.

    dur de son uvre, du point de vue des fondements sociaux de son engagement. Bourget appartenait un milieu ml d'aristocrates, de bourgeois, d'artistes et d'intellectuels, dont le mode de vie tait aristocratis 5 et pour la justification duquel il avait labor une doctrine antidmocratique et antilibrale.

    la fin du 19e sicle, on constate une croissance de la population ouvrire et des classes moyennes. En raction, une partie de la bourgeoisie traditionnelle dveloppe une conscience de classe distincte. Bourget expose ces tendances en valorisant dans ses romans la tradition, l'ide de la prservation des patrimoines et la solidarit familiale, les opposant au mrite personnel et aux russites sociales individuelles. L'apologie du catholicisme, religion de la famille , constitue galement une des marques de cette aristocratisation d'un groupe distinct de la bourgeoisie.

    Plus largement, les thmes intellectuels qui marquent la pense de cette poque et o l'idologie de Bourget lui-mme puise son inspiration 6 tentent une synthse entre science (biologie, plus particulirement) et politique dans une perspective antidmocratique et antilibrale. Cela conduira Bourget, au plan de la pense sociologique, refuser toute alliance entre la bourgeoisie et le proltariat, s'opposant ainsi aux ides de Barrs et de Valois ; s'il partage avec eux une pense de tendance nationaliste, elle dcoule plutt chez lui du sentiment de la dcadence qui menacerait la socit franaise7. Bourget jouit, en fait, d'une autorit de psychologue de la dcadence que lui confre le savoir qu'il est rput dtenir en psychologie, psy-

    4. B. Fay, Panorama de la littrature franaise depuis 1880-, Nouvelles littratures, 12 septembre 1924.

    5. A. Daumard, Les bourgeois et la bourgeoisie en France depuis 1815, Paris, Flammarion, 1991.

    6. Cf., notamment, R. Rmond, Les droites en France, Paris, Aubier, 1973 ; Z. Sternhell, La droite rvolutionnaire, Paris, Le Seuil, 1979 ; R. Girardet, Le nationalisme franais, Paris, Le Seuil, 1983.

    7. Cf. M. Winock, Nationalisme, antismitisme et fascisme en France, Paris, Le Seuil, 1990 ; C. Digeon, La crise allemande et la pense franaise, Paris, PUF, 1959.

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  • PAUL BOURGET, ECRIVAIN ENGAGE

    chiatrie et mdecine. Il apparat lui-mme, comme une victime de la dcadence, qui, aprs avoir surmont ce mal, en serait devenu le clinicien et le thrapeute.

    cet gard, l'importance de Bourget pour les cercles nationalistes, et pour l'Action franaise en particulier, dcoule de sa position face la gnration de l'aprs-1870, ainsi que du statut qu'il s'tait assur sans le secours de la politique. Contrairement beaucoup qui, tel Drumont, s'taient fait une place dans ces milieux grce leur activit politique, Bourget s'tait fait un nom et une position en toute indpendance: il ne devint un crivain engag qu'ensuite. Pour les jeunes militants de l'Action franaise, Bourget incarne ainsi la rgnrescence de la gnration dsespre de la dbcle et de l'anne terrible. Il avait connu personnellement de grands matres de la droite, tels Taine et Gobineau, et plusieurs des grands crivains de l'poque. Cette biographie exemplaire faisait de lui le chanon idal qui rattachait les jeunes crivains du dbut du 20e sicle, dont la pense politique s'appuyait essentiellement sur la valorisation de la tradition, aux gnrations antrieures des grands ans. C'est donc tout naturellement qu'ils firent de lui un de leurs matres penser, en mme temps que Barrs, et malgr les rticences importantes qu'il manifestait envers l'ide monarchique, chre l'Action franaise.

    L'originalit de son uvre rside toutefois moins dans sa pense, nourrie surtout des ides de son temps, d'une manire d'ailleurs assez clectique, que dans la faon dont il les transpose dans son uvre romanesque. Il reste que son hsitation l'ide d'un engagement actif dans la politique le conduit s'interroger, se reprocher ce qui peut paratre une faiblesse de la personnalit : et celle-ci se retrouve dans le caractre de ses personnages qui se replient sur le milieu bourgeois et le culte de la famille et du patrimoine, l'cart de l'action politique. ses

    yeux, l'arne politique, seme d'embches et de prils, n'offrait gure de perspective pour une action susceptible d'entraner un changement vritable; l'action des personnages de Bourget, en consquence, n'a de chances de succs que pour le destin priv.

    Cette impuissance, au moins apparente dans les romans de Bourget, de la bourgeoisie dans un univers o la politique est devenue une politique de foules, pourrait n'tre que le reflet de la situation personnelle de l'crivain. Mais l'impuissance de l'Action franaise mobiliser les foules et l'chec de la Ligue de la patrie franaise constituaient des symptmes gnraux de l'impuissance d'une certaine bourgeoisie assumer un rle politique dominant l're de la foule; et son repli sur soi parat en tre une consquence inluctable. L'auto-idalisation que Bourget lui proposait dans ses romans semble tre une forme de compensation de l'imaginaire 1 ; ce qui ne diminue en rien son importance sociale relle dans cette France de la fin du sicle o, si elle ne manifeste gure de puissance politique, elle reste un facteur dominant au plan social. Le modle bourgeois, la famille, les valeurs et le mode de vie bourgeois resteront donc des modles effectifs de la pratique sociale en France cette poque, et l'uvre littraire de Bourget constitue une contribution de premier plan au combat pour leur prservation.

    1. On verra, sur ce thme de la compensation familiale et de 1' aventure- bourgeoise, D. Bertholet, Le bourgeois dans tous ses tats, Paris, Orban, 1987 ; P. Gay, The bourgeois experience, Princeton, Princeton University Press, 1985. On note, par ailleurs, un phnomne analogue dans la bourgeoisie allemande de cette poque ; cf. sur ce point, D. Blachbourn, G. Eley, The pecularities of German history, Oxford, Oxford University Press, 1985.

    Yehoshua Mathias est charg de cours l'Universit hbraque de Jrusalem. Il travaille actuellement sur * Paul Bourget et sa rception publique, 1899-1920 - (thse d'Etat).

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