cahier du celhto n°1 (1986)

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VOLUME 1 Les cahiers du CELHTO Centre d'études linguistiques et historiques p tradition orale B P 878 Niamey - Niger

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collection des Publications du CELHTO/Union Africaine sur la tradition orale africaine, les langues et la culture

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VOLUME 1

Les cahiers du

CELHTO

Centre d'études linguistiques et historiques par tradition orale B P 878 Niamey - Niger

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Les cahier s du

CELHTO VOLUME 1 NUMÉRO 1

Préface TER R A I N S & T H ÉO R I ES

A . ALH A MD OU

B. B. OU A B A

T . O B E NG A

F . D E M ED E I R O S

M . DR A M É

M . N I A NG

Aspects de la théorie de l 'ethno­texte Introduction des langues afri­caines dans l 'enseignement

M�thodologie en histoire afri­caIne De la parole à l'écrit . . .

Langage non-verbal. . .

D u mythe au roman . . .

C O OPÉR A T I O N

35 53 63 77

Rapports de réunions nationale et régionale d 'experts 8 1

S . SOW

M . B. T R A O R É

A. D E NK É

LEC T U R ES

Le vent de la razzia

C9110que sur la problématique de l 'Etat en Afrique noire Contribution à l 'étude des problè­me

.s philosophiques en Afrique

nOIre

8 8

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Ont signé ce premIer numéro

Denke ABBEY (Université de Niamey)

Amidou ALHAMDou (Université de Ouagadougou)

François DE MEDEIROS (Université nationale du Bénin, Cotonou)

Mallafé DRAMÉ (CLAD, Université de Dakar)

Mangoné N IANG (CELHTO, Niamey)

Théophile OBENGA (CICIBA, Libreville)

Bendi Benoît OCABA (Université de Ouagadougou)

Sala matou Sow (Université de Niamey)

Mamadou Balla TRAORÉ (Université de Niamey)

Copyright © 1 98 7 CliLfITO - Boîte postale 878 Niamey - Niger

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Préface

Il sera facile, à ceux qui ont connu le Centre régional de recherche et de documentation pour la tradition orale

(CRDTO), de penser que les Cahiers du CELHTO - dont

nous publions ici le premier numéro - ne font que prendre le relais du Bul/etin périodique de liaison et d'informa­tion. Cela est vrai. Avec cette différence qui, à nos yeux, fondera l'articulation de la nouvelle publication: le Centre

de Niamey est devenu, il y a une dizaine d'années environ,

un bureau spécialisé de l'Organisation de l'unité africaine, à

vocation non plus régionale, mais continentale.

Depuis le fameux Plan décennal de l'Unesco l, qui a présidé à la naissance du CRDTO, des interrogations décisives ont éclaté, entraînant des regards et des projets nouveaux, à l'horizon des sciences humaines et sociales. Faisant retour sur le pointillé originel, à travers des

ouvertures qui aboutissent, de nos jours, à la figure

magistrale d'un Cheikh Anta Diop, une caractérisation

significative s'organise, renversant ce qui se donne comme la dernière gageure d'une science provincialisée. D'abord, sous forme d'un postulat fondamental, qui court le long des travaux les plus denses de notre modernité, selon lequel toute théorie qui touche au social - et là, il en va de la

sociologie comme de la linguistique ou même de la

psychologie - ne peut se borner à être une théorie

1. Dont l'intitu lé exact est: Plan décennal pour tétude .rystématique de la tradition orale et la promotion des langues africaines comme véhicules de culture et instruments d'éducation permanente. I l a été adopté par la Conférence générale de l 'Unesco en sa XVIIe session. (Nous reviendrons, dans un des prochains numéros des Cahiers, sur l 'origine et l 'objet de ce plan).

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Préface

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partielle, segmentaire, mais implique une théorie générale

de la société. Ensuite, l'émergence d'un bilinguisme épisté­

mologique qui fait qu'actuellement tout homme parle sur la base d'une double spécialisation au moins, non plus à partir

de deux sciences voisines ou parallèles, mais d'une couplai­son formel/interprétatif. Si, donc, on parle de façon

différente - au nom peut-être de ce que Derrida orthogra­

phie, pour mieux en rendre la scansion matérielle, diffé­

rAnce -, on se trouve pris sans nul doute dans une écoute à la mesure d'une telle transformation. A oublier qu'il existe désormais une nouvelle pragmatique du discours, la mort, en tant que chercheur, assurée!

Comme l'éternité hypothéquée avec les famines successi­

ves du Sahel! Car cette crise qui nous frappe, que l'on

s'échine à vouloir économique, est surtout une crise de la

pensée et de la réflexion, une crise du savoir-faire, bref une crise de la recherche. A preuve, il n'y a jamais eu autant de spécialistes et d'experts : il n'y a jamais eu autant de problèmes irrésolus.

Ces Cahiers, dont l'ambition est de susciter des débats, veulent justement contribuer à l'identification des nœuds et

tracer des lignes de correspondance entre crise de la réalité

et crise de la pensée, dans un rappel continuel des enjeux de notre devenir.

Mangoné NIANG

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LES CAHIERS Dl' CI:UlTO, no. 1, 1986, p. \-22

ASPECTS DE LA THÉORIE DE L'ETHNOTEXTE

par

AM IDOU A LH A MDOU

INTRO DUCT ION

Définition. Le terme « ethnotexte » est d'un emploi très fréquent ; mais i l ne se trouve nulle part défini dans un dictionnaire , une encyclopédie ou un ouvrage même «spécia­lisé » en matière de linguistique sémantique sinon par quelques rares allusions aux éléments disparates qui semblent constituer ce qu'on a convenu d'appeler « ethno-littérature » ; contes, mythes, épopées , légendes, proverbes, devinettes . . . sont, en effet, les éléments auxquels on se réfère généralement quand on parle d'ethno-littérature.

SociétéjEthnos. En outre la notion d'ethnotexte se réfère le plus souvent à une société « primitive », à un « groupe ethnique » en dehors duquel elle ne saurait exister. Mais n'est-ce pas là une définition assez étriquée de l'ethnotexte, qui ne tient pas totalement compte des investigations et des méthodes de recherche en ethnolinguistique moderne?

Civilisation. On peut se demander s'il faut définir la notion d'ethnotexte en considérant uniquement le degré d'évolution économique de la société à laquelle elle s 'applique ou au contraire porter l'accent sur la culture, c'est-à-dire sur l'ensemble des aspects intellectuels de la civilisation d'une société donnée.

Techniques de collecte : La quincaillerie = le lJidéo-reportage. Pour être un peu plus concret, disons qu'il est clair que, de nos jours , l'utilisation d 'appareils, d 'outils perfectionnés et de méthodes

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TERR A I�S & THÉOR IES

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audio-visuelles, est très répandue dans le domaine de la recherche anthropologi que, ethno ou sociolinguisti que. C'est plus commode et plus prati que. Sur cette question on peut toujours se référer à Creswell et Godelier (notamment dans Outils d'enquête et d'analYse anthropologique, Paris, Maspero, 1 9 76) et Oscar Lewis ( 1 966) . On constate que les enquêtes sur le terrain prennent de plus en plus l'allure de « reportages ethnographiques » dans lesquels le magnétophone - plus tard ce sera le magnétoscope - et les appareils de reprographie, supplantent le cadu que « carnet de notes » de l 'ethnographe d'autrefois. Notre point de vue sur ce sujet concorde avec l'opi­nion d'un philologue contemporain que nous citons ci-dessous :

Ces Maîtres des Pratiques . . .

Supposons qu'un voyageur - attentif et curieux - se promène du marché d'Orthez (64) à celui de Barraquevi lle (12) ; de la foi re du premier août à Garris (64) à celle du 2 � octobre et du 2 � novembre à Laguiole ; il observe et fixe par l ' image et le magnétophone des différences, mais surtout des constantes de conduite dans le quotidien qui passent pour exotiques à l'observateur du dehors ; en fai t ce touriste est un travail leur sérieux et persévérant qui archive et analyse à la manière des naturalistes l ' image et les récits des hommes du bétai l et des viandes . . .

Le fi lm ethnologique sur le marché est une chose ; la photographie ethnologique archivée pour analyse en est une autre ; c'est clle seule qui est à la base de cette analyse des faits » .

Ce texte-programme, déjà ancien, était une mise en garde contre toute observation empirique de terrain qui aboutirait à construire, fût-ce en « murs d'images » 1 son, des trésors-prisons d'informations segmentées incompréhensibles.

Ici plus ou autant qu 'ailleurs, la t âche essentielle est de « procéder au rassemblement des déterminations multiples qui forment la trame de la réa lité concrète, une et cohérente » (A. Soboul, « l 'Histoire, processus nécessaire », Révolution n " 30, sept. 1 980, p. 1 8) . La succession épuisante d' images-faits « comme elles se donnent » ne permet pas nécessairement de reconstituer leur « rigoureuse cohérence » voilée par les observa­teurs, quels que soient les instruments dont ils se dotent.

De manière encore floue, le texte cité et plus encore des

I. Jean-Louis Fossat, « Le marché du bétai l , gestes et langage professionnel du négoce», Docl/ments el A rchil'es, série (;, document 0, Toulouse, ERA 3 52 CNRS, 1 972.

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Amidou Alhamdou

analyses ultérieures l insistent sur la nécessité de reconstruire, par de patientes et successives reconstructions, la chaîne directrice réelle qui lie de manière on ne peut plus concrète, mais invisible, des faits apparemment tous diversifiés, voire hétéroclites. Ici autant qu'ailleurs, pour reprendre le mot de Piaget, la connais­sance est « conquête d'une structure » (Piaget, Révolution n ° 3 0, sept. 1 98 o, pp. 60 - 6 1 ) . De la m ême façon, un bazar de textes folkloriques, fussent-ils thématiquement classifiés, ne constitue pas nécessairement les bases d'une science de l 'ethnotexte, faux concept -type.

Autobiographie. Il est certain que les moyens utilisés pour élaborer une littérature peuvent, dans une certaine mesure, lui apporter des modifications de forme et de fond (la forme influant sur le fond, et réciproquement) . Certains écrivains contempo­rains ont pu y voir une incidence de l'utilisation des matériaux modernes sur la nomenclature d'un type particulier de littérature qu'ils ont dénommé « littérature au magnétophone ». Mais cette forme particulière de littérature n'est souvent que l'«autobiogra­phie d 'une famille » où l 'auteur n'intervient que pour l 'assem­blage des matériaux, la structuration du récit indispensable à une meilleure compréhension du contenu sans que celui-ci soit (profondément) altéré . Cette assertion est corroborée par Lewis lui -même (l'innovateur de la « littérature au magnétophone ») dans l ' introduction à Pedro Martinez :

A travers cette autobiographie d'une famille paysanne meXlcame telle qu'elle a été racontée et enregistrée sur magnétophone par trois de ses membres - Pedro Martinez, le père ; Esperanza, sa femme ; et Felipe, le fils aîné - j 'espère pouvoir faire comprendre au lecteur la situation d'un paysan dans un pays en voie de développement cu lturel rapide : ce qu'il ressent, ce qu'il pense et la façon dont il s'exprime '.

Bases politiques de toute ethnolittérature. D'aucuns savent, par ailleurs, que pour une meilleure compréhension d'une littérature donnée, il y a lieu de tenir compte du contexte socio-politique qui lui a donné naissance. Les sociétés humaines étant différentes les unes des autres, i l n 'existe pas un modèle littéraire qui s 'appliquerait sans la moindre entorse à toutes les sociétés. Chaque société a sa culture propre, sa vision du monde, étant

2. ).-1.. Fossat, « Place de la photographie dans les enquêtes lexicologiques », Colloque international 7-9 nOllembre 1977, Paris, CNRS, 1978, pp. 2 1 7-ZZ4.

3. Oscar Lewis, Pedro Martinet, un paysan mexicain et sa famille, Paris, Gal l imard, 1 966, p. 23·

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TERRAINS & THtORIES

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entendu que la « vision du monde » est l 'ensemble des représen­tations à travers lesquelles un groupe humain donné perçoit la réalité qui l 'entoure et l'interprète en fonction de ses préoccupa­tions culturelles » 4.

Plan de l'argumentation. Il en découle que sur le plan discursif le mode d'argumentation peut différer d'une société à l 'autre. Or, l 'argumentation, liée à un contexte socio-économique, historique et politique, occupe une place très importante dans le domaine littéraire et autre que littéraire (rhétorique, politique, par exemple) . Si nous convenons qu'il existe une « ethno -littérature » aussi bien dans une « société à tradition orale » que dans une « société à tradition écrite », et que le mode d'argumentation diffère (ou peut différer) d'une société à l 'autre, est-on toujours certain que le mot « ethnotexte » a exactement le même contenu dans l 'une ou l 'autre société ? En d'autres termes, les différences entre les modalités d'argumentation ne modifient-elles pas le contenu de l 'ethnotexte ?

Fonction libératrice et révolutionnaire. L'ethnotexte a-t-il le même contenu dans une société « fortement industrialisée » à tendance impérialiste et hégémoniste (comme le furent ou le sont encore un grand nombre de sociétés européennes) que dans une société dont le développement économique a été longtemps entravé par la domination étrangère et celle d'une minorité féodale (de nombreuses sociétés africaines furent colonisées, dominées par les étrangers et les féodaux . . . ) ? Quels sont alors le statut et le rôle joué par l'ethnotexte, ses possibilités d'évolution ?

Dans le cas particulier de l'Afrique, peut-on parler d'«ethno­texte africain » au sens général et englobant du terme ou doit-on tenir compte de la multitude d' «ethnies » qui constituent les nations africaines ? Dans quelle mesure l 'ethnolittérature peut­elle aboutir à l 'élaboration d'une anthropologie radicale ?

Nécessité d'une approche critique. Tous ces exemples ne montrent- ils pas franchement que la notion d'ethnotexte est à définir ou, tout au moins, qu'elle mériterait qu'on s'y penche un peu plus attentivement ? Telle est la question posée, à laquelle nous proposons d'apporter une réponse possible dans le présent travail . Nous espérons aboutir à la formulation d'une théorie de l 'ethnotexte susceptible d'être pratiquée. Il est possible que nous ne puissions pas apporter de réponses satisfaisantes à beaucoup

4· Geneviève Calame-Griaule, Langage et cllltllres africaines, Paris, l\laspcro, 1977, p. 1 8 .

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A midoll Alhamdoll

de questions posées ci-dessus. I l n'en demeure pas moins que ces questions peuvent représenter un pôle d'intérêts et constituer des directions de recherches futures. Ce que nous dirons de l'ethnotexte ne sera que notre compréhension du moment de cette notion, et cette compréhension n'est pas exempte de perfectibilité. Un philosophe contemporain dit : « Nul ne peut aller au-delà de sa propre compréhension ». Cela n'exclut nullement que toute compréhension, qu'elle soit j uste ou erronée, soit perfectible.

Et la propre compréhension d'un individu est la compréhen­sion qu'il a d'un sujet donné aussi longtemps qu'une nouvelle compréhension, venant de l 'intérieur ou de l 'extérieur, n 'abroge la première. Cette nouvelle compréhension devient alors sa propre compréhension non pas par « appropriation », mais par assimilation ou par intériorisation (sinon par introjection) .

Partant de cette réflexion, nous tenterons de fai re une analyse de la notion d' « ethnotexte » avec l'espoir qu'un esprit plus éclairé et plus vigilant que le nôtre sera toujours présent pour apporter à ce travail une critique objective et constructive. Évidemment au cours de notre analyse d'énormes difficultés peuvent se présenter. A chaque fois que nous nous heurterons à un écueil majeur, nous essayerons de nous remémorer ce dicton proverbial : « Celui qui fait un bond dans le feu a un autre bond à faire ».

Nous rappelons aux observateurs passifs ou actifs qui sont intéressés par cette question cet autre dicton : « Si tu vois la barbe de ton frère prendre feu, arrose d'eau la tienne ».

Texte. Pour mieux cerner la notion d' « ethnotexte » i l faudrait peut-être partir de celle de littérature et de « texte ». Pour un esprit mu par une curiosité d'intérêt scientifique, la question que l'on ne peut étouffer est la suivante : existe-t-il une littérature orale ? Si oui, laquelle ?

Écrit. Dans les sociétés à écriture on confond. souvent « littérature » et « production d'œuvres écrites ». C'est un truisme de signaler qu'une œuvre n'est pas littéraire du seul fait qu'elle est écrite . Et pourtant pour qu'une œuvre soit littéraire il n'est pas indispensable qu'elle soit écrite .

Notre affirmation s'appuie sur l 'opinion ci-dessous :

Or, pour bon nombre de cultures, en dépit de l 'étymologie du terme même de l ittérature, on est autorisé à parler de littérature orale. Car

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T E R R A INS & T H ÉORIES

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toute parole qui répond à une volonté d'expressivité et dépasse les exigences de la dénotation ou de la communication est déjà littéraire ; récitée, déclamée, rythmée, psalmodiée, chantée, soutenue par un accompagnement musical ou gestuel, elle se trouve magnifiée et rehaussée au rang d'art : art du verbe s i complexe et s i complet que l'écriture, bien loin de lui assurer une promotion, ne peut que l'appauvrir, l 'affadir en rétrécissant les dimensions de son champ d'expression et en le dépouillant de toute une part de sa magie. Il est vrai que ce que l'écriture fait perdre au verbe, elle le fait gagner à la démarche de la pensée en favorisant l 'abstraction et la rigueur du raisonnement logique 1.

L'artiste, son œuvre et le public. Deux problèmes au moins se posent quand on parle de littérature orale: d'une part celui de la relation entre l 'artiste et son œuvre et d'autre part celui de la relation entre l 'artiste et le public. Dans le cas d'une civilisation de l 'oralité, on peut dire que l 'œuvre de l 'artiste n 'est « achevée » que dans certaines conditions bien précises, celle-là pouvant être corrigée, en fonction des réactions antérieures du public, par exemple, améliorée, modifiée en fonction du lieu, des circons­tances présentes, des inspirations spontanées de l'auteur-orateur, de la « nouvelle compréhension » qu'il a sur un sujet donné, des sollicitations du public, de la qualité et de la valeur numérique de son auditoire. En effet,

l'auteur n'étant pas tenu de donner à sa production un caractère définitif, peut, plus librement, suivre son inspiration ordonnée tant par ses dispositions spontanées que par les circonstances, la qualité de son auditoire, etc. 6

«( Qui ten la lenga ten la clau ) . . . Ce qui pose évidemment le problème de l'argumentation directement liée à la culture, au passé historique et à la vision du monde propre à chaque société humaine. Qu'un individu, aussi bizarre soit-il, prononce l 'expression Que n'ias tripos en cap (<< Tu as des tripes dans la tête ») , le Languedocien auquel elle s'adresse, loin de l 'assimiler à un discours logorrhèique, sera au contraire pris d'admiration pour cet inconnu arpédonapte (sage) qui utilise, dans son discours, les mêmes expressions symboliques que lui. Il n 'est point étonné parce qu'il comprend le sens de cette expression : « avoir des tripes dans la tête » signifie, pour lui Languedocien, « être intelligent au plus haut degré ».

5. Christiane Seydou, « Panorama de la l ittérature peule » , BIIII. de l' 1 f' AN, t . X X X V , sér. B, nU 1 , 1 97 3 , p. 1 78.

6. Christiane Seydou, Jïlâmaka el POllllôrÎ, récit peul, Paris, A. Colin, 1 972, 274 p., cf. p. 60.

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Sémantique des couleurs. Pour déterminer les couleurs, le sango, langue de l 'Oubangui, n'hésite pas à recourir aux sources des déterminants et des métaphores relatives à la végétation : « j aune se dit be, qui signifie « mûr » et « vert » se dit fini, qui signifie d'abord « nouveau » par référence à la végétation » 7 ; l ' italien et le français (en poésie par exemple) à celles relatives aux aliments solides ou liquides : pour nommer le rouge, l 'italien emploie le terme il tor/o qui est d'abord le tortillon de l 'œuf ; Lamartine utilise la métaphore suivante à propos du vin : « Le vin est rouge, la nappe est sale » 8.

Analogue. L'utilisation d'expressions associant certaines parties du corps humain à des aliments de nature végétale ou animale est fréquente dans de nombreuses langues africaines.

Idéologie. Chaque société se caractérise par son mode de penser autour duquel s 'érige un ensemble de systèmes (politique, religieux, économique . . . ) qui sont liés à une forme d'organisa­tion, qui elle-même découle d'une situation historique donnée. Ainsi, par exemple, la littérature peule du Massina (Mali) de l'époque pré-islamique véhiculait l ' idéologie des chefs guerriers féodaux qui se livraient bataille dans cette région. La situation socio-politique dominante imposa à cette l ittérature un caractère épique. Pour s'en convaincre, il suffit de lire la citation ci-dessous :

Et, à ce seul spectacle, on conçoit aisément que l 'épopée ait ici jail l i à profusion dans l'exaltation nostalgique d'un passé prestigieux, mêlant sans la moindre réticence les événements historiques les plus contradic­toires, les traits de culture les plus inconciliables, mais retraçant pour tout Peul - et c'est l 'essentiel de son message - l'image héroïque et noble de ce que furent ses ancêtres et de ce qu'il rêve d 'être 9.

Propriétés formelles classiques - Plan linguistique : analyse de la narration. Disons que dans grand nombre de ces récits, la structure narrative est presque identique.

Composition. Le récit débute généralement par une situation présentant le ou les héros et ce qui sera plus tard le mobile de leur action. Ce motif se résumerait à une « appropriation matérielle exercée ou subie » suivant que l 'on se place du côté de l 'oppresseur ou de la victime.

7. Georges Mounio, Clefs pour la linguistique, Paris, Seghers, 1 97 1 , p. 72• 8. Idem. 9. Christiane Seydou, Silâmaka et POllllôri, Paris, A. Colin, 1 972, p. 9·

Il

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TERRAINS & THÉORIES

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Actions / Actants. Le ou les héros, seuls capables de « laver l 'affront », de venger la victime ou de réparer la faute, en sont informés. Le héros accepte de « laver l 'affront » ou décide volontairement de mettre fin à une situation « fort humiliante » , manifestant ainsi un « pouvoir-faire » guidé par l e sentiment du « devoir-faire » (le héros étant très souvent un ardo, « chef guerrier », un prince ou son allié) . Il nè saurait refuser une aide à la victime - le « devoir-faire)) se transforme-t-il en « falloir­faire » ? - car comme le remarque Ham-Bodédio lui-même « nous ne sommes de braves réputés que par d 'incessants exploits ; les anciens hauts faits s 'oublient . . . » . L'acceptation du héros témoigne de son « vouloir-faire » qui doit être concrétisé par un « savoir-faire ». C'est la démonstration du « savoir-faire » qui confere aux héros leur statut de héros et les font jouir du prestige social. C'est pourquoi certains d'entre eux préfèreraient la mort à la fuite devant un péril, cette dernière étant ressentie comme humiliante. Cette idée est clairement exprimée dans le dialogue entre les héros Silâmaka et Poullôri et le marabout qu'ils venaient de consulter :

I l consulta longuement sa table de divination et dit : « Ce jour-là, Poullôri Ardo et Silâmaka Ardo, je vous vois au

cimetière, je vous vois tous morts et enterrés ». I ls dirent alors : « C'est ce que nous voulions que tu dises ! Mais que nous soyons en

train de fuir à la suite des autres, cela tu ne l 'as pas vu! » 'a

L'issue de l 'épreuve présente plusieurs variantes : - le héros mène une expédition contre son adversaire et

remporte la victoire, acquiert donc un surcroît de gloire; - l'expédition est réussie mais le héros en meurt ; - le héros réussit plusieurs épreuves mais finit par échouer et

prendre la fuite. C'est le cas des vaines résistances de Guéladio contre Sêkou Amadou. Le triomphe de Sêkou Amadou était celui de l 'islam et marquait un changement définitif de situation religieuse.

1 0. Chr. Scydou, 1 972, p. 179.

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An/idoN A/hon/doN

Ethos. On peut représenter cette structure narrative par le schéma ci-dessous

Informateur = priv i légié

= information éclectique et sélective

- compétence

acceptation

- responsabilité

- performance

auto-information information directe ou médiatisée

Il s 'agit d 'une société de type féodal où l' information, à la fois éclectique et sélective, était liée au prestige social. Ex : dans l 'histoire de la prise de Sâ, Fatoumata, l 'informateur, est la fille d'une femme très riche, capable de mobiliser une douzaine de servantes pour la vente de son lait ; quant au récepteur, c'est un ardo (chef guerrier, Ham-Bodédio) qui n'a pas d'égal. I l faut y ajouter plusieurs autres facteurs : le courage, l 'audace, l 'orgueil, la ruse, la fierté, le désir excessif de la liberté sont autant d'éléments qui entrent en jeu pour la réalisation d'une perfor­mance. Si celle-ci échoue, ce n'est pas toujours par incapacité du héros, mais c 'est parce qu'il a rompu l 'harmonie qui existait entre les forces naturelles et lui. Les oblations, les libations de philtres ou la manducation de plantes magiques, le port d'anneaux magiques . . . sont des adjuvants dans le maintien de cette harmonie. Sans cette harmonie, le héros ne vaut pas un brin de paille.

De ce point de vue, on pourrait parler d'un « conservatisme » ou plutôt d'un syncrétisme dans la mesure où cette croyance existe encore dans la société islamique peule. En effet la société

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T E R RAINS & THÉO RIES

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peule, même islamisée, n'échappe pas au « maraboutage » ou au « charlatanisme » très répandu en Afrique et ailleurs sous des formes plus ou moins diverses. Comme exemple, nous citons le texte ci-dessous :

Ces Armiers Africains . . .

Bien plus encore gue l e culte des génies, l a croyance à l a sorcellerie e t aux sorciers mangeurs d'âme est générale même en pays islamisé de longue date, e t ce sont les marabouts qui sont chargés de protéger la population, jouant ainsi le rôle de devins, de voyants, d'antisorciers et de guérisseurs; ils emploient comme armes des amulettes et parfois même des gris-gris constitués de dents, d'os, de corne ou de terre.

Partout, dans les sociétés mixtes, musulmans et païens font bon ménage et se donnent des marques d'estime et de compréhension réciproque, comme le prouvent ces quelques exemples : en 1946, le minaret de la mosquée de Bobo-Dioulasso s'étant effondré, le vieux prêtre du génie de l 'eau révéla qu'un serpent sacré avait été tué par un musulman et que l'accident révélait la colère du génie; avant de procéder à la réfection de la tour et pour ne négliger aucune précaution, le chef de canton musulman Adama remit une somme d'argent au vieux prêtre pour acheter une victime destinée à être sacrifiée au génie.

En bien des endroits, notamment au Cameroun, le prestige des faiseurs de pluies est grand et le Lamido peul de Banyo, par exemple, ne dédaigne pas de faire appel à leurs services en cas de sécheresse prolongée Il.

Milieu. Il faut noter que dans le domaine de la littérature orale, le contexte joue un rôle important . La relation du texte au public est telle que le texte s'inscrit presque toujours dans une certaine dépendance par rapport au contexte socio-politique et est le reflet de l'univers culturel où il est né. L'artiste doit tenir compte de la réalité omniprésente qui est, entre autres, son auditoire 12.

Ethnographie de la communication. En effet, tout comme une œuvre écrite n'acquiert sa véritable existence que lorsqu'elle est lue, toute parole n'existe véritablement que lorsqu'elle est ouïe. Qu'un écrivain publie ses œuvres et qu'elles ne trouvent pas de lecteurs dans l'immédiat, cela peut ne pas du tout affecter son comportement psychologique. Par contre qu'un musicien (un griot, par exemple) se mette à chanter devant un public hostile qui lui j ette des tomates pourries sur le visage, il prendra plus vite conscience de l' insuccès de son œuvre présentée d'une

1 I. J.-Co Frœlich, Les musulmans d'Afrique IVoire, Paris, Orante, 1 962, p. 1 3· 12 . Chr. Scydou, 1 977, p. 60.

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A midou Alhamdou

certaine manlere et il sera contraint d'en améliorer la forme (tonalité et timbre de la voix, présentation, mise en scène . . . et probablement le contenu. L'attitude et l'importance numérique des spectateurs influent nécessairement sur le comportement psychologique de l 'artiste qui est à la fois un auteur et un acteur.

Symbolique. Dans le même ordre d'idées, en ce qui concerne les contes, on peut constater que certains thèmes se prêtent à un double traitement, indiquant une opposition masculine/féminine qui donne lieu à deux versions différentes d'un même conte qu'impose les exigences du sexe. Ainsi, dans les « contes de l 'enfant de beurre », on aurait comme indice de cette opposition, le contenant « marmite » qui, du point de vue symbolique, s 'oppose au contenant « canari à eau ». On peut le constater dans le commentaire ci-dessous

On peut voir, dans cette seule différence, un indice de l 'opposition masculine/féminine des deux versions qui se propage spontanément jusque dans les détail s du récit.

Interprétation. En effet, le canari à eau est un reclplent éminemment féminin, l'eau - et l 'humidité en général - ayant une connotation de féminité et de fécondité. Rappelons que ce sont les femmes qui ont traditionnellement la charge de pourvoir à la réserve d'eau familiale conservée dans le grand canari à eau, à l 'intérieur de la maison. Dans les proverbes, le canari à eau est explicitement assimilé à l'utérus puisque l'on dit d'une mère dont le bébé est mort et pour signifier que c'est moins grave que si elle était morte elle-même : «ndiyam ndufdam buri loonde helnde » (<< eau répandue vaut mieux que jarre brisée ») q.

En A, la marmite dont il est question est marquée d'un symbolisme moins exclusivement féminin dans la mesure où el le al lie le contact interne avec la nourriture (eau et graisse) à connotation féminine à celui externe, avec le feu à connotation masculine (notons que la viande grillée au feu , par exemple, est une préparation culinaire mascu line, tandis que toute cuisine bouillie, toute sauce, est préparée exclusivement par les femmes) '\

Alors que dans une civilisation de l'oralité on conçoit difficilement une parole sans destinataire - à la limite, on

1 3 . Chr. Seydou, « Les contes de l 'enfant de beurre », NoIre Librairie, n.s. 32-4 3 ( ju i l .­sept. 1 978), pp. 5 3-75 ; l'auteur cite H. Gaden, Proverbes el maximes peuls el loucouleurs, Paris, Institut d'ethnologie, 1 9 3 1 , p. 5 1.

1 4. Chr. Seydou, « Les contes de l'enfant de beurre », ibidem, pp. 53-75.

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TERRAI�S & TH(.:ORIFS

pourrait dire qu'un monologue extériorisé est le prodrome de la schizoïdie, pour un esprit intolérant -, dans le cas d'une civilisation à écriture, au contraire, on conçoit parfaitement un livre sans lecteurs. L'auteur d'un livre n'étant pas nécessairement présent au moment où le lecteur lit le livre , il (l'auteur) garde un certain anonymat. Tandis que le narrateur, toujours présent, doit rendre son récit vivant par ses gestes, son imagination créatrice . . . ou au contraire l 'affadir et alors ennuyer son public, l' importuner et en subir les conséquences plus ou moins agréables ou désagréables.

Esquisse d'une définition de l'ethnotexte. L'utilisation d'appareils perfectionnés comme le magnétophone, le magnétoscope, les appareils photographiques . . . , en bref, les moyens audio-visuels, tend à réifier les relations de l'artiste au public et à procurer à ce dernier

une matière finie émise sous une formulation définitive à laquelle, en quelque occasion que cc soit, peuvent s'appliquer son attention, son jugement, sa critique, d'une façon stable, sûre, catégorique ".

Ainsi les procédés mnémotechniques à caractère didactique largement diffusés dans toute civilisation de l 'oralité, se trou­veront considérablement renforcés par la fixation des textes et des images sur des bandes magnétiques, des microfilms, des microfiches . . . La question fondamentale qui reste à se poser est de savoir comment et au profit de qui s'effectuera cette entreprise ?

A l'issue de cet exposé, peut-on définir à présent mieux l' « ethnotexte » ? Nous proposons d'appeler « ethnotexte » tout texte oral ou écrit qui, dépassant le cadre de la simple communication, tend à acquérir une fonction historique, cultu­relle, religieuse , sodo-politique institutionnalisée . . . propres à une ethnie donnée, en rapport plus ou moins étroit avec une certaine tradition qui n'est pas immuable. Ce qui remettrait en question la définition selon laquelle le « texte » désigne les « propres termes qu'on lit dans un auteur, un acte, par opposition aux commen­taires, aux traductions, etc. » ,6 puisque l'existence du texte n'est pas nécessairement subordonnée à celle de l 'écriture comme le laisse entendre l'emploi du verbe lire dans cette définition.

Dans une société à tradition orale où les onomatopées, les

q. Chr. Seydou, 197 3, p. 6;. 16. Larousse, 1978.

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AI/lido/( A/hall/doll

idéophones, les clics, les signes linguistiques gestuels, les mimiques du visage . . . peuvent à eux seuls (idiosyncrasies mises de côté) constituer une expression significative et ont une fonction linguistique institutionnalisée, on ne saurait l imiter la notion de texte à la « parole écrite » et à la « parole proférée », celles-ci n'étant que quelques-uns des éléments de la concaténa­tion phrastique. Pour être plus précis, prenons des exemples concrets avec des idéophones et des signes linguistiques gestuels. Dans une société agro-pastorale ou pastorale, il s'établit certaines relations particulières entre le monde humain et le monde animal. Celles-ci peuvent être contenues dans certaines expres­sions. Par exemple, un certain cri bien précis est utilisé à chaque fois que l 'on veut appeler ou éloigner tel ou tel animal.

Formes 1 Fonctions. Ainsi dans la société peule du Liptako, on emploie généralement :

- l'idéophone hoss 1 pour chasser les bovins. Par analogie, proférer cet idéophone à l 'intention de quelqu 'un, c 'est le traiter de vache ; la vache symbolisant, dans ce contexte bien précis, « le comble de l 'ignorance » ;

- l'idéophone karja 1 (ou ar:ja 1) pour chasser un chien. Dire karja 1 à quelqu'un, c'est le traiter de chien ; c'est-à-dire le rabaisser en-deçà du bas de l'échelle sociale.

La forme et le contenu des onomatopées et des idéophones, leurs valeurs expressives, varient suivant le contexte socio­culturel où ils sont éclos .

Dans le même ordre d'idées, certains gestes et comportements sont autant sinon plus importants que la parole . Rappelons ces dictons : «Il y a des moments dans la vie d'un homme où le silence est plus éloquent que la parole » ; ou encore : « Qui ne dit mot consent ». Leur compréhension nécessiterait une étude sémiologique et il serait très difficile de reproduire, par écrit, ces gestes qui donnent au récit oral toute sa vivacité. De ce fait, un problème concret se pose : celui de la fixation des éléments qui entrent dans la constitution de l 'ethnotexte. C'est pourquoi nous incluons les interviews et les reportages ethnographiques dans la catégorie des ethnotextes, non pas parce que l 'existence de l 'ethnotexte est subordonnée à celle de l ' interview ou du reportage, mais parce que le problème de la fixation de la tradition se pose dans de nombreuses sociétés. Suivant le traitement du film ethnographique et l'utilisation qu'on en fera, le reportage sera ou ne sera pas de l 'ethnotexte.

17

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TERR/\/?\S & THi:ORIES

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Transmission. Par ailleurs, la littérature orale est une littérature de la transmission : transmission du savoir et transmission des techniques, contrairement à la littérature écrite où la production artistique peut être individuelle, abstraite, voire utopique et surréaliste, l a littérature orale n 'existe qu'in situ, l 'abstraction tendant vers l'utopie et le surréalisme pouvant être interprété comme une projection des phantasmes «a-réels » réels du narrateur. Cela est d'autant plus vrai que toute transmission dans le cas de la tradition orale est une projection de la réalité socio­culturelle et cette transmission revêt une dimension communau­taire ou populaire, d'où l 'expression courante de « masse-par­lante ».

Classification. Après cette mise au point, on peut tenter une classification des éléments qui entrent dans la constitution de l'ethnotexte .

On pourrait classer dans les ethnotextes :

1. Les contes, les mythes, les épopées, les légendes, les textes historiques, les chroniques, les tarikhs, les traductions et commentaires de textes religieux et philosophiques (exégèse, récits hagiographiques, et phi lologigues . . . ) les souvenirs personnels . . .

z . Les procédés mnémotechniques didactiques et les genres l ittéraires mineurs (proverbes, devinettes, anecdotes, jeux-de-langue ou tongue twisters, apophtegmes, onomatopées, idéophones . . . )

3. Les interviews et reportages ethnographiques sur : les valeurs morales et esthétiques

- la croyance ct les coutumes - l 'organisation sociale (institutions juridiques et politiques, mode

de vie, le tout, transmissible, étant rattaché à une tradition plus ou moins lointaine).

A coup sûr, cette classification est loin d'être parfaite d'autant plus qu'elle n'est qu'une esquisse. Tout au plus peut-on dire qu'elle est perfectible. Si les frontières entre « texte » et « ethnotexte » ne sont pas bien précises, c'est que dans le contexte précis de la société peule d'où nous sommes partis, distinguer le texte de l 'ethnotexte dans une civilisation où coexistent l'oralité et l'écriture, n'est pas une tâche facile. Cependant, ce ne serait pas exact de limiter le terme d'ethnotexte à la seule «civilisation de l'oralité ». On conçoit l 'existence de l'ethnotexte, éléments inhérents à l 'ethno-littérature, même dans une société à écriture et hautement industrialisée. En effet c'est à juste titre que l'on peut parler d' «ethnotextes occitans », par exemple. Il faudrait alors situer la problématique de l 'ethnotexte

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dans un cadre national précis dans lequel on distinguerait au moins trois niveaux : le niveau national, le niveau régional et le niveau local . L'ethno-littérature se situerait au niveau régional ou local et peut subir la standardisation venant du niveau national, voire international, généralement considérée comme plus ordonnée, plus cohérente et plus homogène.

En résumé, l'opinion la plus répandue veut que l'ethnotexte se réfère à une « société primit ive », à un « groupe ethnique » en dehors desquels cette notion ne saurait exister.

Pour d 'autres, en petit nombre, peu importe le degré d'évolution économique de la société concernée, l 'accent étant plutôt porté sur la culture, c 'est-à-dire sur l 'ensemble des aspects intellectuels de la civilisation de la société en question.

Ainsi s 'établit une distinction entre les niveaux local , régional et national , lorsqu ' il s'agit par exemple d'une société à trad ition écrite, fortement industrialisée. Cependant ces niveaux, s ' ils existent, ne sont pas clairement définis . De plus il n'y a pas de renseignements suffisants sur la possibilité d'évolution de ces niveaux permettant de déterminer lequel du local, du régional ou du national détermine l'autre.

Nous pensons que les trois niveaux sont étroitement liés et qu'il serait difficile de les dissocier. Néanmoins on peut les distinguer quand la nécessité s ' impose de dégager des spécificités locales, régionales ou nationales. Tout compte fait, les spécifici­tés locales , régionales et nationales sont des aspects différents d 'une même réalité socio-culturelle et à ce titre les unes et les autres étant liées par des relations d' interférence réciproque, sont utiles et complémentaires . Dans le même ordre d' idées, nous présentons la citation ci-dessous qui concorde avec notre opinion sur cette question ou plutôt la complète :

Spectateur passif - en principe du combat acharné <-lue se livrent avant de disparaître? -- les systèmes lexicaux mis en contact, il ne nous appartient pas de dire s'il est bon ou utile que tel système disparaisse. Nous avons seulement voulu hxer une image aussi hne et réaliste que possible du language gascon de notre boucherie rurale, caractérisée par un système d'interférences lexicales internes très complexes; nous avons aussi voulu dire, avec preuves à l'appui, l'utilité des appellations régionales, face au danger de fossilisation que représente la standardisa­tion t'.

'7 . .1.-1.. Fossat, lA forma/iol1 dit 1'(J((//mlllirr .1',1lSUJ11 de III /JfJl/cherie e/ de la charm/rrir, Toulouse, Imprimerie �Iénard, p. (13.

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TERR/\INS & TH(�(}RIES

2.0

Cette citation d 'une déclaration déjà ancienne, de style vague et à la hussarde, appelle plusieurs remarques aujourd 'hui : en recherche lexicale, c'est-à-dire en sémantique de mots, il en va comme en sémantique de textes à travers les fichiers de mots ; il s 'agit , toujours et encore, de retrouver les séries cohérentes structurées non par nous, mais par les usagers eux-mêmes, maîtres de systèmes en constante évolution. Ce texte ne condamne pas les recherches terminologiques en tant que telles légitimes, mais les situe hors de nos objectifs . Il ne se présente pas davantage comme un manifeste révisionniste rejetant la réalité et le concept de norme et de standardisation lexicale. Il signifie seulement qu'au moment où les faits étaient décrits dans leur fonctionnement (formes historiques), un processus profond de déstructuration et des restructuration de la société était de longue date amorcé : appelons-le francisation, gallicisme, c'est-à­dire transition d'une étape de diversification, de particularismes ethno-sociaux, à une étape de simplification par rationalisation .

Il ne faudrait cependant pas pour autant avancer vers une néo­science baptisée à tort et fort inutilement « ethno-Iexicographie », « ethno-Iexicologie ». Ici encore, il faut le redire en toute clarté, notre travail a été et reste un travail d'historien dialecticien, analyste des changements de systèmes lexicaux construits en séries soit séparées , soit interférentes.

Les situations socio-culturelles n'étant pas toujours identiques, nous pensons que toute étude sur l'ethnolittérature ou tout simplement la littérature doit tenir compte du contexte socio­économico-politique qui lui a donné naissance.

Cette opinion est corroborée par la citation ci-dessous :

Il est en effet bien difficile, la plupart du temps, d'étudier les '1uestions du domaine littéraire sans tenir compte du contexte socio-politi'lue où c1les se posent, car il existe entre ces deux réalités d'étroites corréla­tions I�.

Finalité. La question qui reste à se poser est celle de la finalité de toute étude sur l 'ethnotexte. Celle-là doit être située dans le contexte général des travaux ethno- et socio-linguistiques. Il est donc nécessaire de se poser certaines questions bien déterminées. Ainsi, à l 'heure actuelle où nous assistons à une prolifération de « nouvelles (?) théories » dans tous les domaines scientifiques , il

1 8 . Jean Derive, « Collecte et traduction des littératures orales. L'n exemple négro­africain: les contes ngbaka-ma'bo de R.L\.», Paris, sf:.I..\F, 197�, p. 14.

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est j uste et légitime de se demander quelle est l 'uti lité des travaux « ethno- et sociolinguistiques » pour les pays d'Afrique en particulier, dans lesquels on ne perçoit pas toujours clai rement la portée de ce type de travaux et les applications pratiques de leurs résultats.

Une production offensive. Les recherches ethnologiques et socio­logiques, qu'elles soient ou non africaines, présentent des intérêts d 'ordre historique, synchronique et futur. D'une part, ces disciplines disposant de moyens d'investigation modernes sont, du point de vue diachronique, une « œuvre de fixation des traditions et de la constitution des archives historiques et culturelles » 19• D'autre part , elles présentent un intérêt pragma­tique pour ce qui concerne les analyses des problèmes sociaux des situations actuelles et leurs tendances évolutives. « C'est l 'élaboration d'une dynamique qui interprète la vie interne des sociétés africaines et décèle le mouvement qui les transforme » .

De ce point de vue, aucune étude ethnologique ou sociolo­gique ne peut se concevoir hors contexte, c'est-à-dire en dehors d'une application concrète sur une société donnée. Les « sciences sociales » ou « sciences humaines » n'existent jamais in abstracto; elles existent toujours in situ.

Formulée en termes de culture, la question de l 'ethnotexte acquiert une importance fondamentale et offre des possibilités d'analyser les données sous un angle social, économique, éthique, religieux, politique . . .

C'est, en d'autres termes, formuler le problème en termes de rapport entre la tradition et le modernisme dans une société où des habitudes linguistiques plus ou moins lointaines, qui semblent pérennes, s'accommodent tant bien que mal des exigences d'une standardisation intra-nationale . A cet égard , beaucoup de Gascons, de Provençaux, de Basques, de Pyrénéens sont - serions-nous tentés de dire - comme des Peuls ou des Dogons à part entière .

1 9, Revue de l'enseignement supérieur. nU 3. Paris, ju i l let-sept. 1 9(,�, �l chapitre sur les « Recherches africaines », p. 57.

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LES C\Hll-.RS Dl C1-.LHTo, no. l, 1986, p. 23-34

INTRO DUCTION DES LANGUES AFRICAINES

DANS L'ENSEIGNEMENT

par

BENDI BENOIT OUA B A

A. S I TU A T I ON DE L ' A FR I Q U E F R A N CO P H ON E

Le bilinguisme africano-européen résulte du processus de la colonisation. Les communautés indigènes se sont trouvées dans une position de dominées et ont été contraintes d'adopter, pour un certain nombre d'usages, la langue du dominateur. Les indépendances octroyées il y a une vingtaine d'années n 'ont pas modifié le rapport de domination de la langue européenne. Son adoption dans la plupart des États en tant que langue officielle en est une preuve éclatante. Mais que pouvait-on faire devant une multitude de « micro-langages », de « dialectes » et de « patois » ? Sous le prétexte de promouvoir les langues africaines, allait-on délibérément tourner le dos au monde moderne et à sa technologie, se priver de la civilisation occidentale pour s'enfer­mer dans le carcan de langues « primitives dans leurs structures, et élémentaires dans leurs virtualités », des langues au rayonne­ment limité, dans le meilleur des cas, à quelques États africains ?

Le mépris pour la langue maternelle des élèves allait se manifester dans les punitions infligées à ceux qui étaient surpris à parler leur dialecte. Le « symbole », objet infâmant dont on imposait le port au fauteur linguistique - charge à lui de s 'en débarrasser en trouvant à son tour un autre fauteur - était redouté de tous les élèves. L'enfant soumis à la propagande scolaire arrivait à avoir honte de parler la langue de ses parents.

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Tf�RR{\I;\;S & TH(':ORIES

Nous n'en sommes certes pas plus là aujourd 'hui, mais il n'en reste pas moins vrai que des générations de cadres africains formées dans cette optique continuent à légitimer l'utilisation exclusive du français comme matière d'enseignement et véhicule pour les autres matières.

Ainsi dans toutes les anciennes colonies françaises la Guinée exceptée, l'enseignement se fait à tous les niveaux en français ; contrastant parfois avec les déclarations des plus hautes autori tés politiques. Vingt ans après l'indépendance politique, l 'école continue à être un sanctuaire clos du donner, et le maître un étranger dans le village. Car la langue de l 'école n'est ni la langue maternelle de l 'enfant, ni celle de son milieu social. On lui demande de fournir un double effort à la fois : apprendre des choses nouvelles à travers une langue nouvelle, apprendre cette langue nouvelle dans un cadre tout à fait différent de son milieu social et culturel .

En effet dans le milieu scolaire, l 'enfant doit faire face à une adaptation qui n 'est pas seulement technique, mais aussi psycho­logique. Il s 'agit de recevoir des informations par la lecture et par l 'image, de saisir une réalité à travers une médiatisation qui supplée la perception directe et qui annule l'émetteur vivant.

Son univer� culturel non seulement s'élargit, mais va com­prendre des réalités différentes, une autre culture, un autre domaine sémantique dont les connotations lui sont étrangères .

On a bien sûr tenté d'africaniser les manuels et les pro­grammes sans toutefois toucher au problème de fond que constitue l 'existence de deux registres linguistiques. C'est une situation que ne devraient ignorer ni les pédagogues, ni les politiques parce qu 'elle est génératrice de conflits .

Le statut privilégié du français maintient un état d 'aliénation qui contraint les langues africaines à n'être plus qu'une expres­sion de moindre importance. Pourtant elles sont les plus aptes à exprimer la sensibilité africaine ; contrairement à ce qu'ont dit les « africanistes » Delafosse et Westermann les langues africaines ne sont ni « primitives dans leurs structures », ni « élémentaires dans leurs virtualités ». Le développement du swahili est une preuve que les langues africaines ne sont pas conceptionnellement inférieures, et qu'un travai l de normalisation des emprunts, de relexification et d'exploitation des possibilités internes, peut faire assumer, par une langue africaine, la totalité d'un discours actuel. Dans le Bulletin de / ' Institut fondamental d'Afrique noire de 1 975 ( 3 7, l, j anvier 1 975, p. 1 54-23 3 ), M. Cheik Anta Diop donne en

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wolof une traduction de textes scientifiques théorie des ensembles, relativité, chimie quantique, etc .

Le stock lexical d'une langue est adaptée à la société qui l'utilise et i l évolue en même temps que cette société. Le fait que la plupart des grammaires propres à chaque langue n'aient pas été étudiées pour elles-mêmes ni décrites , n'implique pas leur inexistence.

Affirmer qu 'une langue est inapte à exprimer certaines notions relève de la méconnaissance de ses possibilités d'adaptation. En fait toute langue est apte à tout dire, même si les moyens qu'elle utilise pour le dire sont divers et plus ou moins économiques.

L'entreprise est donc possible . I l reste le problème sociolo­gique de l'existence d'un public de lecteurs.

Faut-il bouter les langues européennes hors d'Afrique ? Il est grand temps d'abandonner l'alternative colonialiste qui

consiste à j ustifier l 'usage du français par l'éviction des langues africaines ou justifier toute attention portée aux langues afri­caines par l 'éviction du français . « C'est la doctrine officielle et la référence théorique qui ont été patiemment distillées dans les générations d'instituteurs ». On met en avant l 'extrême multipli­cité des langues africaines, leur insuffisance conceptuelle qui n 'est en fait qu'une limitation historique. Cette alternative est le cercle vicieux sur lequel a achoppé toute la réflexion linguistique sur les situations de langage en Afrique francophone. Alors qu'une solution réaliste aurait consisté à intégrer les langues africaines dans l'enseignement et à exploiter le bilinguisme africano-européen de façon rationnelle afin qu'il ne soit plus un facteur de conflit, mais un facteur d'équilibre dans le développe­ment intellectuel et psychologique des personnes, et partant pour une saine ouverture sur la modernité.

C'est dans cette optique que M. Alfa Ibrahim Sow a dit, dans Langues et politiques de lanJ!,ues en Afrique noire : « Entre ces langues, il n'y a pas concurrence ; encore moins exclusive mutuelle ; il Y a complémentarité ».

Mais dans la perspective d'un enseignement bilingue, quel type de cursus scolaire faut-il adopter?

Le type de cursus idéal est celui dans lequel la langue africaine est la langue d'accès à l'écrit. Elle assume la total ité de l'enseignement comme véhicule et comme matière d'enseigne­ment. La langue européenne s'inscrit seulement comme matière.

Ce choix implique que les matériaux pédagogiques en langue africaine soient élaborés et disponibles pour la totalité des

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T E R R A I NS & HI (·:O R ( [·:S

matières enseignées. Il en est de même pour la formation des maîtres. Il faut qu'une presse en langue africaine soit créée rapidement afin que les citoyens, au-delà de l 'école, puissent continuer une pratique de communication initialement apprise au niveau scolaire. Une situation où l 'usage de l 'écrit ne pourrait pas se continuer au-delà du cursus scolaire créerait, en fin de compte, une hypothèque grave pour les chances de l'intégration de la communication écrite dans la communauté linguistique. Il se pose en effet un problème sociologique : comment fai re apparaître un public de lecteurs et de « scripteurs » ? Si un public ne peut exister, l'intégration des langues africaines dans l 'ensei­gnement perdra progressivement de sa motivation après un certain temps d'enthousiasme dû à la nouveauté. Le nier reviendrait à faire du cursus scolaire une fin en soi, donc à le couper de la vie communautaire.

Ce type de cursus est déjà pratiqué dans certains États anciennement sous domination anglaise et belge . Ainsi au Nigeria où la situation varie d'un État à l'autre et parfois d'une circonscription à l'autre, dans le Western State, le yoruba assume les trois fonctions pédagogiques : accès à l 'écrit, matière et véhicule d'enseignement pendant les 3 premières années de la scolarité. Il en va de même pour l 'efik dans le South-Eastern State, du hawsa, dans le North-Eastern State (4 premières années) de l' igbo dans l'East-Central State (2 premières années) . L'anglais intervient progressivement comme matière, avant de prendre le relais du yoruba comme véhicule pour la suite de la scolarité. C'est la même situation qui prévaut au Burundi, au Rwanda et dans certaines régions du Zaïre. La Tanzanie et la Guinée ont réalisé ce type de cursus pour l'ensemble de l 'enseignement primaire et sont en train de le mettre au point progressivement dans le secondaire.

En attendant que les matériaux pédagogiques en langue africaine soient disponibles pour la totalité de l 'enseignement, une solution préparatoire pourrait être envisagée si l'on dispose d'un syllabaire et de textes de lecture . On retiendrait la langue africaine dans sa fonction d'accès à l'écrit et comme matière . La langue européenne sera ensuite introduite comme matière et prendra en charge tout le programme du cursus. Il s'agit là d'une solution transitoire et préparatoire à celle décrite ci-dessus. En matière d'introduction des langues africaines dans l'enseigne­ment, il faut veiller à ce que les solutions temporaires ne durent pas plus que de raison. On doit passer à l 'étape immédiatement

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Bmdi BenoÎI Ol/flba

supérieure dès que possible. I l faut avoir constamment à l 'esprit l 'objectif à atteindre qui est de faire assumer pleinement à la langue africaine les fonctions d'accès à la lecture et à l 'écriture, de matière et de véhicule d'enseignement au primaire à court terme, au secondaire et au supérieur à moyen terme.

B. S I TU A T I ON DE LA H A UT E-VOLTA

En matière d'introduction des langues nationales dans l 'ensei­gnement, la Haute-Volta accuse un énorme retard . Elle vient après tous les autres États de l 'ex A.O.F. Pourtant tout, ou presque tout, avait été mis en œuvre, là aussi, pour permettre un bon départ.

L'alphabétisation des adultes qui a l'extrême avantage de sensibiliser le public rural à l'usage de l 'écrit et de permettre de prendre conscience qu'une langue africaine peut entrer dans le processus de ce type de communication, a été entreprise depuis 1 967 avec le projet d'égalité d'accès des femmes et des jeunes filles à l'éducation. La création de l'Office national de l 'éducation permanente et de l 'alphabétisation fonctionnelle et sélective, était la concrétisation d'une volonté gouvernementale de promou­voir, d'aider, d'encourager et de coordonner les actions en matière d'alphabétisation.

La Commission nationale pour l 'étude des langues voltaïques, créée en 1 969, avait été rattachée à l'ONÉPAFS pour éviter la dispersion des efforts et assurer une plus grande efficacité des actions déployées ' au niveau des sous-commissions. I l y eut même un engouement pour l 'alphabétisation des adultes dans les années 1 975, 1 976 et 1 977. Et puis, petit à petit dans la plupart des O.R .D. , des centres se fermèrent les uns après les autres au rythme des mutations des encadreurs-alphabétiseurs. Le travail des sous-commissions ralentit, puis s'arrêta faute de moyens humains, matériels et financiers . L 'ON ÉPAFS devint D A FS et la Commission nationale des langues voltaïques se sentant proba­blement à l'étroit, chercha refuge au CN .R .S.T. au mi lieu d 'un beau parc botanique, à l 'abri des regards indiscrets et des bruits du centre-ville. Le projet Unesco-Haute-Volta, après plus de 1 4 années d'expérience, reste toujours à l'état de projet et continue à pondre régulièrement ses rapports d'activités, et naturellement financiers.

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T E R R AINS & T /-�O R / ES

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Pendant ce temps, la réforme de l 'éducation qUI etalt en chantier depuis près de dix ans, allait enfin entrer dans sa phase d'exécution. Tout ou presque tout était fin prêt, quand vint la 3 c République. Le haut cadre de conception, d'élaboration et de formation qu'est l ' I .N.E. , était en place et s 'activait à nous proposer un autre type de société. Car en fait, c 'est de cela qu' i l s 'agit. Telle école, telle société, et changer d'école équivaut à terme à un changement de société. Mais la société voltaïque n'était pas prête à un changement. Personne ne l'y avait préparée. C'est peut-être pour cette raison que les premières classes s 'ouvrirent dans la plus totale clandestinité. On apprit seulement, et par l 'observateur, que certains dignitaires du régime et hauts cadres de l 'État retiraient leurs enfants des classes qui avaient été choisies pour expérimenter la nouvelle méthode, qui cette fois ne venait plus de France ni de Dakar, mais avait été bel et bien conçue et élaborée en Haute-Volta. On sut par ce biais que des classes de C PI allaient fonctionner intégralement en mooré, en j ula et en fulfuldé. Il faut cependant avouer qu'on pouvait s'en douter, car pendant les grandes vacances, les inspecteurs de l'enseignement primaire, les conseil­lers pédagogiques itinérants et quelques instituteurs avaient été convoqués par la voix des ondes pour suivre un stage de formation linguistique de deux semaines. Connaissant la com­plexité de la science linguistique, j 'avais à l 'époque pensé qu'il s'agissait d'une première initiation, en attendant l'organisation de stages plus longs et concernant plus d'enseignants .

J 'eus la certitude, par un collègue parlant à peine le mooré et qui, en tant que directeur d'école, devait encadrer un j eune maître appliquant la nouvelle méthode. Je me demandai pourquoi cette précipitation après une si méthodique prépara­tion ? Jusque là aucune étape du processus devant conduire à la réforme de l 'éducation n'avait été brûlée. Mais bref, ces classes ayant commencé à fonctionner, il y va de l'honneur de tous ceux qui croient en une possible intégration des langues voltaïques dans l 'enseignement, de faire en sorte qu'elles ne se referment pas car, comme l'a si bien dit le directeur général adjoint de l ' I .N .E. dans son rapport sur la première année d 'expérimentation de la réforme de l 'éducation au cours du 2C stage des maîtres expérimentateurs ( I I au 30 août 1 980) : « Il serait dangereux, malgré toute la prudence qu'on y met, d'entreprendre sur l 'homme en général et sur les enfants en particulier, des expériences pour voir ».

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Bendi Benoît Gllaba

Nous sommes certes en retard par rapport aux autres, mais profitons au moins de leurs erreurs pour démarrer notre réforme avec le maximum de chance de succès . Je pense néanmoins que les conditions sont à nouveau remplies pour permettre aux responsables administratifs et pédagogiques de l ' I .N .E . de reprendre le processus normal devant aboutir à la réforme de l 'éducation en Haute-Volta qui devra passer nécessairement par :

le choix des langues ; - le travai l l inguistique ;

la formation des maîtres ; la préparation de l 'opinion publ ique.

Le choix des langues. Le choix des langues à introduire dans l'enseignement, dans un pays de 6 millions d'habitants et dans lequel on a dénombré une soixantaine de langues, semble un problème insoluble. Pourtant on peut y trouver une solution, si on dispose d'une information socio-linguistique précise, et si l 'on a la volonté politique nécessaire . En fait, i l ne s 'agit pas d'un choix au sens propre du mot. Car comme l'a si bien dit Roland Barthes : « Voler son langage à un homme au nom même du langage, tous les meurtres légaux commencent par là ». Cela veut dire en clair qu'on ne doit pas, par un décret-loi, écarter une langue au proht d'une autre. Ceci serait une erreur.

François 1 e r l 'a fait il y a cinq cents ans en imposant le français à tous les habitants de France. Le résultat est qu'aujourd'hui encore des Bretons, des Basques, des Corses et bien d'autres encore ne se contentent pas seulement de revendiquer leur identité culturelle, mais s 'attaquent à tout ce qui, à leurs yeux, représente la culture et le pouvoir français. La Suisse forme bien une nation avec ses 4 langues nationales. La langue seule ne fait pas la nation ; mais c 'est plutôt le passé historique commun qui forge le désir de vivre ensemble.

Cependant s'il est une erreur d'imposer une langue à ceux qui ne la parlent pas, il est par contre recommandé que tous les locuteurs se réclamant de la même langue, apprennent à lire et à écrire dans un seul et même dialecte. Le mot dialecte ici n'a plus de connotation péjorative, mais signifie une variante locale d'une langue donnée, ex. le yadre est un dialecte mooré et, le lobre et le wile sont deux dialectes dagara. Une telle mesure fixerait la langue, car toute langue essentiel lement orale connaît des variations d'une région à une autre. L'idéal serait d 'alphabétiser chacun dans sa langue maternelle. Cela paraît pratiquement impossible. Mais quand on prend le cas d'un petit Turka, né à

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T E R R AINS & T H ÉO R I E S

Bobo-Dioulasso, il va sans dire qu'il a au moins deux langues maternelles : le turka et le jula. Compte tenu de ce fait, tous les locuteurs des langues qui occupent un territoire peu étendu sont obligés, pour leurs échanges avec les voisins, de parler soit la langue de ceux-ci , soit de partager avec eux une langue véhiculaire. Une langue qui est véhiculaire pour les parents peut devenir langue maternelle pour les enfants. Combien de gens, d'ethnies diverses dans l'ouest-Volta, ne parlent plus que j ula en famille ? L'exploitation rationnelle de cette situation pourrait être un début de solution à cet épineux problème de choix des langues.

La réforme de l 'éducation doit aboutir à la démocratisation de l'enseignement, c'est-à-dire à une égalité de chances d'accès à l 'instruction de tous les enfants voltaïques. Comment peut-on parler d'égalité si, dès le départ, certains enfants doivent apprendre à lire et à écrire dans une langue que ni eux ni leurs parents ne parlent ? Pour le petit Toussian de Kourignon, le mooré, somme toute, est une langue étrangère au même titre que le français ; par contre il n'en va peut-être pas de même du jula que parlent son père qui se rend de temps en temps à Orodara et sa mère qui fréquente le marché de Toussiana.

Mais accéder à la lecture et à l'écriture dans sa langue maternelle ne veut pas dire qu'il faille fai re toute la scolarité en bwamu, en lobiri ou en gulimancema. Il faut très tôt, et en tout état de cause avant la 41: année, introduire pour le petit Bwa de Bwa et le petit Lobi de Kampti le j ula tandis que le petit Gulmance de Kikideni apprendra le mooré. Le français viendra par la suite en tant que matière, puis véhicule d'enseignement. Il va sans dire que le petit Moaga apprendra le jula, le fulfuldé ou le san à la même période de son cursus scolai re selon le l ieu de résidence de ses parents. Ce faisant, l ' introduction des langues nationales dans l 'enseignement, loin d'être une source de conflits, permettra aux Voltaïques de se mieux connaître, de s'aimer et de travailler ensemble pour construire une société plus juste et plus solidaire.

Le travail linguistique. La recherche linguistique est la pierre angulaire de la réforme de l'éducation. Il y a certes des syllabaires en mooré, jula, dagara, gulmancema, fulfuldé et kasim, mais quand bien même ils répondraient aux critères linguistiques et pédagogiques, de quels autres documents dispo­serions-nous pour les autres années ? Les langues maternelles ne

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Bendi Benoît Gllaba

doivent pas servir uniquement comme moyens d'accéder rapide­ment à l 'écriture et à la lecture ; mais doivent être aussi et surtout des véhicules pour les autres matières : calcul, exercices d'observation, grammaire, etc. Il y a un énorme travail de recherche fondamentale et appliquée à fai re. C'est en vue de fai re face à cette tâche qu'un département de l inguistique fonctionne à l 'Université de Ouagadougou depuis la rentrée 1 974- 1 97 5 . Comme dans bien d'autres domaines de la vie nationale, l 'absence d'option claire en matière d'éducation, j usqu'à une période encore récente, a fait que par manque de « débouchés » en linguistique, beaucoup de diplômés en linguistique se sont reconvertis dans l 'administration, le journalisme ou les lettres modernes pour l'enseignement.

Les étudiants continuent à se demander quel sort les attend à l ' issue de leurs études. Rien ne permet aux enseignants de leur répondre avec certitude. Mais nous avons espoir que, là comme ailleurs, des décisions promptes nous permettront de nous atteler de façon systématique à cette tâche complexe, délicate et urgente, mais passionnante qu'est la recherche linguistique appliquée.

La formation des formateurs. Les chances de succès de toute réforme tiennent à l 'engagement des agents d'exécution qui sont à la base de l 'édifice. On ne participe pleinement qu'aux œuvres qu'on aime parce qu'on les connaît et qu'on y voit son intérêt. I l faut intéresser les instituteurs à l a réforme. Pour c e fai re, i l faut commencer par régionaliser l'enseignement primaire. On ne peut pas demander à un Gouin qui arrive de N iangoloko d'enseigner le fulfuldé à Sampelga. Combien de temps mettra-t-il à apprendre cette langue avant de pouvoir l 'enseigner ? Les adversai res de la réforme crieront au régionalisme. Qu'ils cherchent leurs arguments ailleurs. Tout dépend du contenu des programmes d'enseignement. Il s 'agit enfin d'ouvrir l 'école aux réalités locales, de l ' intégrer à son milieu et non de l 'y enfermer. Un programme judicieusement établi amènera progressivement les enfants à fai re la connaissance du vil lage, de l 'arrondissement, de la sous-préfecture, du département, du pays entier, de la région, de l 'Afrique et du monde.

Avant l ' indépendance, dans nos brousses profondes nous chantions bien « Nos ancêtres les Gaulois » et nous bombions les torses quand on entonnait « la Marseillaise ». Beaucoup de « tirailleurs sénégalais » ont donné leur vie sur les champs de bataille, non pas en tant qu'esclaves, mais en tant que « citoyens »

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TERRAINS & TH ÉORIES

défendant leur « patrie ». Ces faits montrent bien que ce n'est point la régionalisation qui forme les esprits séparatistes, mai s plutôt les brimades, les injustices et e n u n mot une politique régionaliste.

La formation linguistique des maîtres devra comporter deux étapes. Dans un premier temps une initiation à la linguistique générale, et dans un second temps une formation beaucoup plus profonde appliquée à une ou plusieurs langues au programme. Il faudra former le maximum de maîtres chaque fois ; l ' idéal étant d'assurer la formation de tous les maîtres dans un temps record. En plus de la formation linguistique il faudra une solide formation pédagogique. Car jusqu'à présent nous avons été formés à enseigner le français, langue étrangère même si on ne le disait pas. La pédagogie de l 'enseignement de la langue maternelle est différente et il faudra insister suffisamment là-dessus au cours de la formation. Il y a là une reconversion des esprits et les anciens maîtres qui ont enseigné Davesne , 1 P A M et CI A D devront de nouveau se remettre en question pour apprendre à enseigner le mooré, le jula, le bisa ou toute autre langue qui sera retenue. C'est cela aussi le métier d'enseignant : une perpétuelle remise en question de l'enseignement et de soi­même.

La préparation de l'opinion publique. La réussite d'une politique linguistique tient en grande partie à la préparation de l 'opinion publique. L'introduction des langues nationales dans l 'enseigne­ment ne doit être ni du snobisme, ni une réaction épidermique face à une situation de fait. Ce doit être une décis ion mûrement réfléchie, résultant d'une prise de conscience de notre identité culturelle et de notre volonté de réparer l ' injustice faite à nos langues. Le français ne doit plus être la seule langue de l 'administration. Cela ne veut pas seulement dire qu'on parlera les langues nationales dans les bureaux (cela se fai t déjà), mais que tout acte concernant un individu ou un groupe d ' individus doit être bilingue ou mieux multilingue ? Les actes de naissance et de mariages, les cartes d'identité, les passeports, les permis de conduire, les reçus d'impôts, les permis urbains d'occuper, etc. devront comporter au moins une langue connue des personnes auxquelles ces pièces sont remises. Ce faisant on pourra enfin fai re comprendre aux populations rurales qu'il n'est plus besoin de parler français pour être à l 'aise chez soi . Les concours de recrutement de tous les agents susceptibles, dans l 'exercice de

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Bendi Benoît Ollaba

leurs fonctions, d 'avoir à communiquer avec le monde rural, devront également comporter des épreuves en langues natio­nales. C'est par des actions concrètes qu'on pourra j ustifier aux yeux de l 'opinion publique la campagne de réhabilitation de nos langues et non pas par des discours.

Quand les populations comprendront l ' intérêt de l'alphabéti­sation en langues nationales, elles seront si motivées qu'il faudra modérer leurs ardeurs. Elles seront très pressées de pouvoir disposer d'un outil complémentaire pour leurs besoins de communication. Il va sans dire qu'on ne rencontrera plus de difficulté pour le recrutement des enfants à partir du moment où les parents seront convaincus qu'il ne s'agit pas d'un enseigne­ment au rabais ni d'une expérimentation sans lendemains.

[ . . . ]

OUV R AGES DE R ÉFÉRENCE

CAL VET (L.-J.) , Linguistique e t colonialisme, petit traité d e glottophagie, Payot, Paris, 1 974, 2 5 0 p.

HOU I S (M.) & BOLE R I C H A R D (R .) , Intégration des langues africaines dans une politique d'enseignement, Unesco - Agecop, Paris, 1 977, 7 2 p.

SOW (A. 1 .) , Langues et politiques de langues en Afrique noire -

L'expérience de l ' Unesco, Nubia, Paris, 1 977, 476 p. (édité par).

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LES CAHIERS Oll CI:LHTO, no. l, 1986, p. 3 1 - 1 2

MÉTHODOLOGIE EN HISTOIRE AFRICAINE

par

THÉOPHILE O B EN G A

1 . D I SCO U R S S U R L E P A S S É E T D I S CO U R S H I S TO R I Q U E

Le besoin d e connaître les socIetes humaines, dans le temps et l 'espace, ne date pas de nos jours ; l 'histoire est une vieille attitude humaine.

Un discours est donc né, dans la dialectique de la durée existentielle des hommes : un discours sur le passé, qui est en fait ouverture signifiante de l'être-au-monde de l 'homme.

Mais tout discours sur le passé n'est pas nécessairement un discours historique. De fait, le discours proprement historique n'a pas seulement à fai re avec la substance du passé en tant que tel, mais aussi, et surtout, à l'étoffe de la vie sociale actuelle : le discours historique est explication, - l 'explication du social dans toute sa durée.

Ce qui oppose les « temps fabuleux » aux « temps histo­riques », ce n'est point l'absence ou la présence de relations écrites, mais la nature même du discours ou, mieux, la nature de ce dont traite le discours, car tout discours historique est un discours sur le passé, mais tout discours sur le passé n'est pas nécessairement un discours historique, nous l'avons déjà relevé.

Ce dont traite le discours détermine évidemment la structure du discours, en tant que, précisément, il « discourt ».

1 . Résumé d'une conférence prononcée le 3 mars ] 982 au département d'Histoire de l'École des lettres et des sciences humaines de l'Université de N iamey.

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TERR AINS & THÉOR I ES

Le passé évoqué de façon rituelle, mythique, est grandiose, fabuleux, proche et lointain à la fois, d'une force paléopsycholo­gique immense. Et, souvent, ceux qui ont mission de lire le passé de cette manière fabuleuse sont magiciens, prêtres, poètes. C'est­à-dire des hommes exceptionnels qui « saisissent » le passé de façon presque incantatoire, des hommes dont le discours est en quelque sorte détaché des conditions de lieu et de temps, des hommes qui font entrer par la puissance des images et des symboles dans un monde sans urgence et sans contradiction. Le concept est encore, pour ainsi dire, « enrobé » dans des images particulières et leur symbolique.

Évoquer le passé de cette façon produit un discours où l' important consiste à dévoiler le sens et l 'origine de choses inouïes, par exemple la naissance de l'ordre du chaos, les puissances du cosmos, les morts, la permanence des ancêtres, les gestes des héros d'autrefois.

Un tel discours renvoie certes à une « situation historique » : une situation temporelle et spatiale qui montre l'homme aux prises avec des réalités . La substance de l 'univers évoqué n'est pas nécessairement anti-historique. Nous savons tout le profit inestimable que le discours proprement historique peut tirer de l 'énorme matériel d'information entassé dans les mythologies, les légendes, les traditions folkloriques, les chants épiques.

Ce que nous disons, c'est que le discours sur le passé, en s'articulant selon le mode de la divination et de la poésie, peut se référer à une situation historique mais d'où l 'histoire est exclue.

Voilà donc un discours fabulatoire sur le passé qui fai t du poète et du prêtre l'historien des temps légendaires. Nous avons du coup une conscience mythologique du passé qui peut retarder, pour longtemps, la naissance d'une conscience histo­rique : Hésiode, poète grec du V I l le siècle avant notre ère, raconte mythologique ment qu'avant tout, ce fut Abîme, tandis que les historiens grecs à qui nous devons le genre historique apparaissent vers la fin du V IC siècle avant notre ère. Trois cents ans d'écart entre la conscience mythologique et la conscience historique, entre le discours fabulatoire sur le passé et le discours proprement historique.

Peut-être le poète-historien atteint-il les marges de l 'enfance du monde, la naissance ou les genèses ? Qui sait ?

Nous constatons seulement que la compréhension du passé de façon fabulatoire est manifestation soudaine mais totale d'une temporalité légendaire. Nous ne nions pas les possibilités

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Thiophile Obenga

culturelles d 'un tel discours sur le passé humain : les mythes sont témoins devant l 'histoire. Mais le caractère inachevé et incom­mensurable de la fable et du discours fabulatoire contraste singulièrement avec le discours proprement historique. Là où le discours historique conquiert étape par étape le tout de l 'histoire humaine, la fable au contraire affirme brusquement la parenté des êtres entre eux et traite toujours du passé en terme de création. Ce qui est merveilleux sans doute, mais la thématisation de cette même création est constamment différée, quand elle n'est même pas soupçonnée.

C'est que le discours des mythes décrit la relation du tout au tout comme une configuration d'emblée panoramique. Qu'est-ce à dire ?

Cela veut dire que si le discours fabulatoire extrait des « réalités » du monde pour les mettre en plein jour et en fai re un univers particulier, la structure fondamentale d'un tel discours reste néanmoins une structure fabuleuse, mythologique où les relations logiques de causalité n 'entrent plus dans l 'interpréta­tion.

Le discours mythologique donne un monde merveilleux : c'est la fête, la danse, sans détachement avec le réel. Mais le discours proprement historique, lui, donne le « sentiment du réel » dans une certaine distance entre l 'homme et soi-même. Le discours proprement historique rompt pour ainsi dire la pudeur ontolo­gique de la mentalité mythologique.

On se rapproche du réel vécu, du lever de la conscience historique avec les récits historiques, les épopées nationales, les gestes ethniques, les cycles des fondateurs d'empires.

Chaque groupe humain en Afrique a le récit traditionnel et ritualisé de sa propre origine temporelle, historique ; Oduduwa est l 'ancêtre des Yoruba en général. C'est le mérite exceptionnel du Centre d'études linguistiques et historiques par tradition orale de Niamey d'entreprendre systématiquement la collecte des traditions orales épiques de l 'Afrique de l 'Ouest : ces épopées, véhiculées par la littérature orale de siècle en siècle, sont des « produits » essentiels qui introduisent à la vie d'autrefois, témoin d'un ordre social ancien.

Mais lorsqu'un peuple prend conscience de lui-même, de son passé et de son avenir, l 'historicité peu à peu se fait jour.

L'historicité, c 'est cette capacité, pour un peuple, de vouloir orienter lui-même son histoire présente, le passé assumé, pour son plein épanouissement. L'historicité, c'est cette tenace volonté,

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TERRAINS & THÉ.ORI ES

pour un peuple, de choisir l 'avenir en connaissance de cause, de vouloir aller toujours de l'avant.

Aux hommes, le discours véritablement historique donne et la conscience historique et l'historicité, l'éveil, la conscience de soi, de sa conduite, de ses possibilités. L'histoire est ainsi une discipline vivante. Elle n'est pas l'étude du passé humain ; car ce qui importe c'est le rapport du présent au passé et non le rapport du passé à lui-même ; c'est le rapport du présent à l'avenir, le passé éclairci et assumé : « toute histoire est histoire contempo­raine », a dit si justement B. Croce.

Le discours historique, critique en son essence, se rapporte au passé des hommes, mais il n'a jamais lieu que dans le présent pour l 'avenir. Le discours historique montre qu'avec l 'histoire amplement étudiée et surmontée, l 'homme se crée pour ainsi dire une façon d'espérer. Le discours historique est ouverture des portes du présent sur l'avenir, largement.

Avec le discours historique, le drame humain n 'est pas dédramatisé comme avec le discours fabulatoire.

Et c'est un grand historien contemporain, Fernand Braudel, qui a écrit ces lignes saisissantes : « C'est du conflit - ou de l'accord entre attitudes anciennes et nécessités nouvelles que chaque peuple fait journellement son destin, son « actualité ». (F. Braudel, Écrits sur l'histoire, Paris, Flammarion, 1 969, p . 3 1 2) .

Le discours historique, en Afrique, ne doit ni taire ni dissimuler et les « attitudes anciennes » et les « nécessités nouvelles », afin de renforcer l'historicité des peuples africains dans le monde si âpre d'aujourd'hui.

2. SOURCES NON ÉCR ITES DE L ' H I STO I R E A F R I C A I N E

Le discours historique se propose, bien modestement, de retrouver la vie matérielle et spirituelle des peuples, dans le temps et dans l'espace, de rendre compte des continuités et des discontinuités historiques ; de restituer les liens profonds qui unissent les êtres dans le grand courant de l 'évolution, de la société préhistorique à la société industrielle et scientifique de nos jours ; de faire savoir que le destin des hommes n'est pas seulement façonné par l'évolution interne de la communauté à laquelle i ls appartiennent, mais aussi par toute une série

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Théophile Obm,l!.o

d'échanges, de contacts, d' influences et d' impacts à longue distance.

En Afrique, le discours historique devra situer les peuples, j adis colonisés, dans le temps long, leur faire prendre conscience de leurs racines humaines et historiques très anciennes ; affirmer leur profonde unité culturelle

'; leur proposer clairement, compte

tenu des leçons du passé, un destin fédéral pour mieux affronter ensemble les dures réalités de l 'heure ; leur faire savoir que l 'exclusivisme national n'est pas de mise dans le monde « universalisé » d 'aujourd'hui .

L'histoire n'invite plus à une évasion dans le passé en un discours mythologique ; elle entend au contraire, en tant qu'étude et réflexion sur le passé et le présent des hommes, pénétrer au cœur des stratégies mêmes des peuples qui veulent se libérer, construire un humanisme neuf, dans le sens du progrès et non de la barbarie et de l'auto-destruction.

L'histoire est donc importante si elle n'est pas rétrécie, ramenée à la pure et simple description du passé des hommes.

I l faut une histoire sérieuse pour remplir ces nobles objectifs . Le problème de la méthodologie est central, décisif.

L'archéologie, la tradition orale à contenu historique, la linguistique historique, l 'ethnobotanique, l 'ethnozoologie, les arts, les méthodes modernes de datation, etc . , peuvent aider efficacement l 'historien, en Afrique, pour faire l 'histoire, notam­ment l'histoire ancienne et précoloniale des peuples africains. I l e s t souhaité d'employer de façon croisée ces différentes sources, dans la mesure du possible. Il va de soi que les sources écrites, africaines et extra-africaines, doivent être nécessairement exploi­tées, selon les époques.

Passons en revue les quelques sources non écrites qui peuvent permettre d'envisager l 'Afrique dans une perspective temporelle.

I . L'archéologie. L'archéologie est une source pertinente pour l 'histoire. Elle se base sur une méthode scientifique. C'est une science éminemment interdisciplinaire . La fouille, le laboratoire, l'interprétation.

Les études archéologiques peuvent être divisées en différentes catégories, selon les objets étudiés : pierre (typologie de l 'industrie lithique préhistorique) ; céramique (poterie), et métaux (métallurgie : fer, cuivre, bronze, etc .) .

Pour l 'archéologue, la culture est un ensemble, un complexe d'industries .

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TERRA I N S & THÉORIES

C'est ainsi que l'archéologue opère une classification des différents objets, suivant leur fréquence, leur distribution et leur séquence. Les échanges, les contacts, les changements, les mutations peuvent alors être étudiés dans le temps et dans l'espace.

A tous les niveaux de l'interprétation, l 'archéologue bâtit des interférences, se reportant non seulement aux données archéolo­giques, mais encore aux informations d'ordre historique, ethno­graphique, géographique, etc.

I l existe d'excellents ouvrages sur l 'archéologie : les historiens doivent les consulter.

L'histoire africaine est dans le sous-sol de l 'Afrique : i l faut donc des archéologues et des préhistoriens pour exhumer cette très vieille histoire du continent africain.

Je voudrais donner des éclaircissements sur la question suivante : « Pourquoi et en quel sens dit-on que l 'Afrique est le berceau de l 'humanité ? ».

Pour la paléontologie animale et humaine, l 'homme fai t partie intégrante de la nature et du règne animal . C'est un primate évolué. Son ascension a la particularité d'aller de la nature à l 'histoire, de la biologie à la culture.

I l semble qu'il fai lle fixer l'origine commune de l 'homme avec les grands anthropoïdes à l'Oligocène, il y a 80 millions d'années. Les documents paléontologiques du Fayoum en Égypte, éclairés par ceux du Kenya, plus tardifs, puisqu'ils datent du Miocène, sont des documents qui autorisent ce qui vient d'être relevé.

Foyer inaugural du développement puis de dispersion des grands signes dans les autres parties de l 'Ancien Monde, l 'Afrique est aussi le berceau de l 'homme lui-même.

Le plus vieil Européen, l'homme de Tautavel, exhumé dans les Pyrénées, n'a pas 2 millions d'âge. Les outils fabriqués par l'homme, en Europe et notamment en France méridionale, dans le Roussillon, datent, en étant large, de 2 millions d'années seulement.

Quant au monde asiatique (Chine, Trinil, Java), il n'a livré, j usqu'ici, que des fossiles humains qui datent d'un million et demi à 3 millions d'années.

I l est difficile de mettre le continent américain dans les origines humaines parce que l'homme y est entré tout fait, il y a 70 mille ans à peine.

En revanche, les hominiens fossiles africains, trouvés en

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Théophile O/Jen.e.a

Afrique de l 'Est, au Kenya et dans la vallée de l '()mo en Éthiopie, par des équipes internationales, viennent au premier rang, stratigraphiquement et chronologiquement, des hominiens fossiles du monde entier.

Il est question de ces êtres humains qu'on appelle «Australo­pithèques », découverts d 'abord en Afrique du Sud, en 1 924. I ls connaissent la posture droite ( la bipédie), la fabrication d'outils sommaires, le pouvoir du langage. I l y a de cela 2 à 5 millions d'années. L'on sait que la mandibule fossile trouvée à Logatham, au Kenya septentrional, par une équipe américaine de Harvard, en 1 97 l , et datée selon la méthode chronométrique du potas­sium-argon, a donné 5 300 000 ans d'âge.

Dès lors on peut, à juste titre, parler d'antériorité africaine au niveau si important et si décisif de la genèse humaine, c'est-à-dire au niveau de la phase évolutive pendant laquelle l 'homme a opéré, au sein du règne animal, un « bond » psychique et culturel proprement inouï ; le bond de la naissance de l 'humanité fabricante.

Aujourd'hui, et dans l'état actuel des connaissances paléonto­logiques, les origines humaines africaines sont les origines humaines tout court : l 'Afrique est le berceau de l 'humanité 2 .

2 . Tradition orale. Les traditions orales sont des récits qui se transmettent oralement, au sein d'un peuple, de génération en génération, - récits variés qui concernent la description ou l'explication du monde et de ses habitants naturels ou surnatu­rels, les origines des familles et des clans, les migrations, les fondateurs de royaumes et d'empires, etc.

Ainsi, ces traditions orales se présentent sous forme de :

1 ) Formules (titres, devises didactiques, devises religieuses) ;

2) Poésies (officielles et privées, historiques, liturgiques, cham­pêtres, . récréatives, etc.) ;

3 ) Listes (noms de lieux, noms de personnes) ;

4) Récits (historiques, esthétiques, universels, familiaux, mythes étiologiques, souvenirs personnels . . . ) ;

5 ) Commentaires (juridiques, explicatifs , etc.) .

Il faut aussi ajouter des fables, des légendes, des contes, des devinettes. Expliquons un peu plus.

2 . L'étudiant en histoire africaine doit posséder la revue Recherche, Pédago/!,ie el Culture, n" 5 5 , sept.-déc. 1 98 1 : farchéologie en Afrique (Audécam, 1 00, rue de l 'Université, 7 5 007 Paris).

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TER R A I N S & T I I I':O R I ES

Les récits mythiques ont trait aux êtres supra-naturels, aux activités des dieux, des esprits et des héros mi-divins, et à l'origine du monde, de l'humanité, des objets et techniques culturels (métallurgie, sel, tissage, etc.) et des institutions politiques, j udiciaires (ancêtres éponymes, ancêtres fondateurs).

Les récits oraux étiologiques expliquent l'environnement local immédiat et la nature des animaux vivant dans cette écologie .

I l existe aussi des récits oraux relatifs aux clans, à la tribu, aux lignages, aux familles : leur genèse, leur migration, leur profondeur historique, sociologique, leur rôle, leurs conflits, etc.

I l existe également des récits d'ordre caractérologique : description des caractères humains sous le couvert des fables animalières.

Les traditions orales sont donc de plusieurs types, de plusieurs formes.

Elles ont le défaut commun de ne pas comporter une trame chronologique des faits et des événements décrits, rapportés.

Malgré ce défaut, les traditions orales - qu'il faut évidem­ment exploiter avec esprit critique, - constituent une source précieuse, irremplaçable de l'histoire africaine.

Ainsi le long débat sur la validité ou non de la tradition orale en tant que document historique est aujourd'hui terminé, en faveur de la contribution de la tradition orale dans la reconstruc­tion de l'histoire africaine.

Le problème qui demeure urgent est celui de la récolte systématique des traditions orales dans les brousses africaines.

Pour exploiter avec profit les traditions orales en vue de la reconstruction historique, certaines précautions méthodolo­giques sont requises :

- une analyse des éléments de formulation; - un examen minutieux de la langue employée, utilisée, tout en étant

attentif aux archaïsmes; - une comparaison des versions d'une même tradition orale; - une comparaison de la tradition étudiée avec le reste de la

tradition orale du peuple concerné; - une comparaison de la tradition étudiée avec d'autres t raditions

d'autres peuples, voisins ou lointains; - une tentative de corrélation entre la tradition orale et des faits

ethnographiques au sein du peuple étudié; - une tentative de corrélation entre les documents écrits et la

tradition orale. Telle est la critique que l 'on doit exercer sur le document oral, en sus

de la critique historique habituelle.

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Théophile ObenJ!.o

I l faut donc examiner à fond les traditions orales. Les règles et canons de la critique historique ne doivent pas être abandonnés, même s'ils requièrent adaptation, élargissement.

3 . Linguistique historique. La linguistique est l 'étude scientifique des langues. De toutes les langues du monde.

E. Sapir a dit que les relations entre la langue et la culture étudiée dans une perspective historique étaient comparables aux connexions qui existent entre la géologie et la paléontologie.

La langue, comme la culture, est un composé d'éléments de divers âges historiques : il existe dans une langue donnée des éléments (lexicaux, grammaticaux, etc.) qui renvoient à un passé assez lointain de la langue en question.

L'histoire et la linguistique se rapprochent lorsque la linguis­tique s 'effectue de façon comparative : la linguistique comparée est un moyen de la reconstruction du passé (F. de Saussure).

En Afrique, i l existe près de 800 langues. Mais les linguistes comparatistes peuvent reconstruire les langues anciennes com­munes qui ont génétiquement donné naissance aux nombreuses langues de nos jours.

Les parentés génétiques des langues non-écrites peuvent être établies, démontrées, exactement avec la même méthode que pour les langues indo-européennes ou les langues sémitiques : la science linguistique est une et universelle. Il n'existe pas de méthode linguistique qui ne serait pas applicable aux réalités africaines. Les réalités africaines sont des réalités humaines .

C'est ainsi que les linguistes qui maîtrisent les méthode.; de la linguistique historique sont parvenus à reconstruire des « proto­langues » pour des langues parlées, attestées, mais , qui n'avaient pas une tradition écrite, simplement une tradition orale : proto­algonkien central, proto-malayo-polynésien, proto-bantu, etc. , comme il existe un proto-germanique. La méthode consiste à :

1 ) comparer les langues apparentées (phonétique, phonologie, morphologie, syntaxe, lexicologie) et dégager des lois de correspondance ;

2) reconstruire les langues de l 'intérieur, pour parvenir à un ancêtre commun prédialectal qui n'est j amais qu 'une reconstruc­tion hypothétique ; mais l ' intérêt méthodologique est de ramener plusieurs langues au sein d'une unité radicale et réelle.

Par ailleurs, l 'étude des langues peut révéler des contacts culturels entre divers peuples, grâce au phénomène de l 'emprunt linguistique.

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Grâce à la linguistique comparée, nous savons que les Proto­Bantu ont vécu dans une écologie qui montrait également l'éléphant et l'antilope, le baobab, le palmier à huile, et le perroquet grIS.

Apparemment, cette écologie était constituée d'une forêt ouverte. Les proto-bantu cultivaient' des céréales : millet, sorgho, riz et aussi des arachides, haricots, melons et bananes.

Ils avaient un élevage : bœufs, moutons, chèvres, poules et chiens. Ils utilisaient du fer pour fabriquer des houes, haches, couteaux,

harpons, lances, arcs. Ils connaissaient la navigation en pirogues. Ils portaient des

habits, mettaient du sel dans leur nourriture, et buvaient de la bière (vin de palme, maïs, etc.) . Ils utilisaient des coquillages. Ils étaient gouvernés par des chefs et spirituellement guidés par des ministres-devins (nganga : faiseurs de pluies, guérisseurs, devins) .

Les noms de lieux, de villages, de cours d'eau, les noms de clans et de lignages peuvent aussi être d'un secours dans la reconstruction du passé africain, car ces noms portent l 'histoire : ils sont historiques, et leur analyse morphologique, sémantique, lexicologique peut révéler parfois des témoignages insoupçon­nés.

Ainsi la linguistique est une source fort prometteuse pour l 'histoire africaine.

Il est donc requis que les étudiants en histoire africaine s'initient peu ou prou à la science linguistique.

Précisons encore quelque peu la méthode de la linguistique historique, avec des exemples à l 'appui.

Cette méthode reconstructive, historique, s'appuie sur la comparaison. On ne peut donc établir la forme primitive d'un signe unique et isolé.

Deux signes différents mais de même origine, comme latin pater, sanscrit pitar, ou le radical de latin ger-o et celui de ges-tus, font déjà entrevoir, par leur comparaison, l 'unité historique qui les relie l 'une et l'autre à un prototype susceptible d 'être reconstitué par induction. La méthode est donc bien compara­tive et inductive.

Plus les termes de comparaison sont nombreux, plus ces inductions sont précises, et elles aboutiront, si les données sont suffisantes, à de véritables reconstructions.

D'un faisceau de langues apparentées, comme le grec, le latin, le vieux slave, etc. , on a pu par comparaison dégager les éléments primitifs communs qu'elles contiennent et reconstituer

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Théophile Obenga

l 'essentiel de la langue indo-européenne, telle qu'elle existait avant d'être différenciée dans l 'espace.

Si de nombreux idiomes germaniques sont attestés directe­ment par des documents, le germanique commun d'où ces divers idiomes sont sortis ne nous est connu qu'indirectement par la méthode rétrospective.

C'est de la même manière que les linguistes ont recherché, avec des succès divers, l'unité primitive des autres familles, (langues sémitiques, langues bantu, etc.) .

La méthode rétrospective nous fai t donc pénétrer dans le passé d'une langue au-delà des plus anciens documents écrits.

[ . . . ] Mais la comparaison portant sur des changements phonétiques (sons) doit s 'aider constamment de considérations morphologiques (grammaires) . Or l 'ancien égyptien et le yoruba moderne offrent une même allure morphologique, une même structure grammaticale formelle. Nous le disons sur la base de nos propres recherches.

On voit que la comparaison linguistique n'est pas une opération mécanique ; elle implique le rapprochement de toutes les données propres à fournir une explication. Toujours la comparaison reviendra à une reconstruction de formes.

Même si la reconstruction restait sujette à révision, elle est tout de même un instrument indispensable pour représenter, avec une relative facilité, une foule de faits généraux synchro­niques et diachroniques.

Les grandes l ignes de l ' indo-européen s 'éclairent immédiate­ment par l 'ensemble des reconstructions.

I l y a des formes reconstruites qui sont tout à fai t certaines ; d'autres qui restent contestables ou franchement problématiques. Mais la recherche doit précisément avancer pour voir de mieux en mieux clair.

Le linguiste peut donc, grâce à la méthode rétrospective, historique, remonter le cours des siècles et reconstituer des langues parlées par certains peuples bien avant leur entrée dans l 'histoire (F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot , 1 978) .

4. Plantes cultivées. L'histoire à partir des plantes à distinguer de l 'histoire des plantes est une source de la reconstruction historique bien particulière, et qui a pour nom l'ethno-botanique.

En effet, l 'ethno-botanique est l 'étude de divers usages des plantes par divers peuples et, comme l 'anthropologie, cette étude a des applications historiques.

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Pour qu'une espèce végétale se diversifie en se différenciant, il faut nécessairement du temps. Ainsi une aire où la différenciation est grande est tenue habituellement pour une aire où la plante concernée a le plus grand âge. C'est là un principe de base établi par Robert Brown, en 1 869, dans Transaction of the Botanical Society, vol . 1 0.

Une aire où les plantes cultivées le sont très anciennement montre aussi une grande variété de plantes cultivées . En d'autres termes, le centre d'origine aura le plus grand nombre de plantes cultivées.

Il existe un indice de différenciation, à savoir la distinction des espèces sauvages d'avec les espèces cultivées, domestiquées.

Le problème de la diffusion d'une plante cultivée pose d'intéressantes questions relatives aux voies de communication, aux étapes de diffusion, aux périodes de diffusion et aux contacts ethniques.

La géographie et l'écologie peuvent suggérer les limites et les possibi lités de ces routes de diffusion.

La paléo-botanique peut fournir une confirmation par les plantes fossiles et peut-être suggérer une chronologie pour le site fossile.

L'association actuelle entre un groupe ethnique et telles plantes, entre la linguistique et les traditions orales agricoles, peut aider à indiquer les ou le peuple responsables de la diffusion de la plante concernée. Le manioc par exemple a atteint le pays mbochi, au nord du Congo, en venant du royaume de Kongo (situé au nord-ouest de l'Angola actuel) à travers le pays teke : les Kongo ont gardé le mot étranger latino-américain yaka (mandioca) , et les Mbochi ont pris le mot teke ekwoo, devenu, en langue mbochi, akoo.

Le professeur George Peter Murdock a très largement discuté le facteur botanique dans l'histoire africaine : voir son l ivre Africa, Its Peoples and their Culture History, New York, McGraw­Hill, 1 9 5 9,

Murdock, qui est anthropologue, suggère un centre africain indépendant de domestication des plantes. Il l 'appelle complexe soudanien et le localise dans la région du Haut-Niger. Ce berceau agricole primaire comprend des céréales : fonio, millet et sorgho ; des légumes : haricots ; des tubercules : coleus, ignames ; des feuilles : oka ; des vins : tamarinier et akee ; des condiments : noix de kola et piment rouge ; des fibres : coton et ambary ; des oléagineux : palmier à huile, sésame et shea.

Ce complexe du Haut-Niger est dit n 'avoir subi aucune

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influence d'aucun autre centre, et il daterait d'il y a 5 000 ans. Mais des questions surgissent lorsqu'on sait que le Sahara

néolithique a mis en connection, en relation le nord de l 'Afrique, et le Soudan occidental avec le Proche-Orient, révélant ainsi un continuum agricole.

D'autre part, ce complexe agricole du Haut-Niger a des plantes de diverses origines. Ainsi, noix de kola et palmiers sont des plantes de forêt , tandis que millet, sorgho, sont des plantes de savane.

Le savant soviétique N. Vavilov a identifié un centre agriole primaire en Abyssinie (Éthiopie), ayant domestiqué près de 1 9 plantes.

Depuis, l'exploration botanique du continent africain s'est intensifiée : travaux de Pobéguin, Aug. Chevalier, De Wildeman, Aubreville, Tisserant, abbé Walker, l rvine, Holland, Daziel , R. Portères, H . J acques-Félix, Raymond Schnell, à la fin du X I Xe

et au X XC siècles. R. Portères a écrit en 1 950 :

L'Afrique est actuellement suffisamment prospectée au point de vue agricole pour qu'il soit possible, même en l 'absence totale de documents anciens, écrits ou gravés, de sépultures anciennes, d 'études linguistiques et folkloriques, encore très insuffisantes, d'établir, par la méthode botanique de Vavilov, une histoire des agriculteurs africains depuis leurs origines.

Une carte des berceaux agricoles africains existe de nos jours . Les étudiants en histoire ne doivent pas l ' ignorer.

R. Portères a laissé un travail du plus haut intérêt sur les riz africains et sur leurs centres de dispersion.

Oryza glaberrima, riz autochtone d'Afrique, est cultivé du Cap­Vert j usqu'au Tchad. Son maximum de variations est localisé dans le delta central nigérien : « Du delta central nigérien, les races de riz se sont répandues à travers tout l 'Ouest africain jusqu'au littoral de la côte de Guinée ». (R. Portères, 1 950) .

En haute Gambie et en Casamance, on trouve des caractères récessifs, qui « définissent un centre secondaire de diversification variétale, qui témoigne de l 'existence d'une riziculture certaine­ment beaucoup plus évoluée, même à ses débuts, que celle qui prévalait à la même époque dans le delta central nigérien, ou maintenant ». (R. Portères, 1 950) .

Il Y a�rait donc eu un centre rizicole nigérien et un centre rizicole sénégambien, « ayant cultivé respectivement les groupements raciaux nigeria et senegambica ».

Selon Portères, cette riziculture de la côte Ouest africaine

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serait le fait d'une civilisation néolithique qui a laissé dans ces régions des mégalithes, et se situerait vers 1 5 00-800 avant notre ère : « La riziculture centrale nigérienne se serait formée environ 1 5 00 ans avant J . -c. ». Elle serait donc postérieure à la riziculture asiatique, dont un document chinois de l 'an 2 800 fait déjà mention.

Partout où est cultivé O. glaberrima, le riz est désigné par des mots basés sur le radical ml, mr, mn (songhay : mo ; mala, une variété de riz : maru banda, une autre variété de riz ; peul : maro ; bariba : mori ; fon mo liku) . Là où ces mots n'existent pas, on ne connaît que les riz asiatiques (O. saliva) . On peut ainsi déterminer, d'après les données linguistiques, l 'aire de culture d'O. glabe"ima avant l'introduction des riz asiatiques au x v !': s iècle (R. Portères, 1 9 5 0) .

Ces études montrent que le continent africain n'a pas été passif dans la domestication des plantes.

Grâce à la découverte de l'Amérique, et au développement de la navigation, des plantes nouvelles seront introduites en Afrique tropicale : patate et maïs, manioc, arachide (importés en 1 648 du Pérou), piments, tabac, papayer, goyavier, avocatier, le chou caraïbe, les cotonniers d'Amérique, corossolier, pommier cajou, ananas, sisal, cacao, hévéa, quinquina. Bref, on estime que 45 0/0 des espèces cultivées en Afrique sont d'origine américaine . Avant l 'introduction des grandes cultures vivrières d'origine américaine (Mexique, Pérou), l 'Afrique, nous l'avons déjà noté, avait pour aliments de base les ignames, le Voandzou, les Coleus, les riz autochtones, les mils, sorghos et millets. La banane plantain et les ignames étaient les plantes vivrières fondamentales du domaine forestier.

C'est aux Arabes que l 'Afrique noire doit incontestablement les citronniers, les cotonniers d' Asie, la canne à sucre (elle-même originaire d'Asie) . Les riz asiatiques ont été introduits par les Arabes sur la côte du Mozambique à parti r du V l l lt: et xt: siècles . Leur introduction sur la côte occidentale d'Afrique, par les Portugais, est plus tardive ( x v ( siècle). La pénétration des riz en forêt dense a été plus ou moins importante suivant les régions ; elle s'est traduite par endroits par une réduction de la culture des ignames, particulièrement à l ' ouest \ .

3 . Cf. Travaux de J . M iège. Les sorghos céréal iers africains ont été apportés à l ' I nde par les Arabes (il n'existe pas en sanscrit de terme précis pour le sorgho). Le sorgho aurait atteint Java en 3 7 1 de notre ère (études de Bartlett).

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Le taro (Colocasia esculentum), qui paraît onglnaire d'Indo­Malaisie, existe en Afrique depuis des temps reculés, puisque l'Égypte ancienne le cultivait : il est très répandu en Afrique noue.

La méthode linguistique peut bien souvent permettre de reconstituer hypothétiquement lès voies géographiques SUlVles par certaines espèces cultivées.

A. Chevalier ( 1 924) a dit et fait remarquer que

la plupart des noms de plantes introduites chez les différentes peuplades sont précédés de l 'un des préfixes suivants : Man ou Mal signifie : de l'Empire de Mali (du Soudan), Maka signifie : de la Mecque, Massara signifie : du Caire (de l'Égypte), Yowo signifie : des Blancs, Porto signifie : des Portugais, Nassara signifie : des Chrétiens (Européens). Ainsi Mantiga, nom donné à l 'arachide, dans le sud du Soudan, signifie qu'elle y est venue du pays de Mal.

En songahy, nous avons matiga, « arachide », kumasi dundu, « igname » : dundu, ce sont les tubercules de honko (Nymphaca lotus) donc kumasi dundu voudrait dire : les tubercules de honko de Kumasi (Ghana, pays ashanti, asante), en toute rigueur ; d'où : « igname ». Les oignons sont appelés toujours en songhay : albasan : c'est immédiatement visible qu'il s'agit d'un mot arabe ; il existe aussi le terme guri ; mais, au sens propre, guri désigne : 1 ) les œufs, et 2) les testicules. Ce n'est donc que par métaphore qu'il sert à nommer les oignons : l ' image est claire et se passe de commentaire.

Ces migrations venues de l'est, du nord ou de l 'ouest ne doivent pas faire oublier les échanges nombreux de populations qui ont eu lieu à l 'intérieur du continent africain lui-même. Nous pouvons citer l 'exemple du commerce de la noix de kola qui est encore l 'occasion de relations suivies entre peuples forestiers qui récoltent les cabosses du kolatier et peuples de la savane (soudanaise) qui consomment la graine. Le transport de la noix de kola par caravanes se fait par les Dioula en Côte d'Ivoire, au Liberia, au Cameroun, au Nigeria par les Haoussa, et la route de la kola fut souvent la première route de pénétration commer­ciale 4.

Ainsi, la question de l'origine des plantes cultivées intéresse éminemment les historiens qui s'occupent des commencements de la civilisation.

4. (Voir Louis Hedin, « l 'origine des plantes cult i vées dans l 'Ouest Africain et les m igrations humaines », in Blill. AIS. AMnc. Sc., n" 1 09, février 19 3 3).

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5 . Ethno-zoologie. L'Afrique a également domestiqué les ani­maux avant d'en recevoir d'ailleurs ; le zébu est apparemment asiatique ; le cheval n'est pas africain d'origine ; cabris et moutons sont de loin les animaux les plus largement domesti­qués en Afrique.

6. Témoignage de l'art. Les sculptures (masques et statuettes) en bois sont les formes les plus connues de l'art plastique africain.

Mais i l existe d'autres objets : en pierre, en bronze (Bénin), en cuivre (Shaba), en ivoire, en terre cuite, en peau (cuir) .

En étudiant les différents styles des arts nègres, on est parvenu à dégager des écoles esthétiques assez originales sur le continent africain, depuis les arts rupestres du néolithique jusqu'aux bronzes du Bénin (Nigeria) en passant par la statuaire pharao­nique et kouchitique (Nubie, Soudan) .

Un spécialiste comme Jean Laude a reconnu cependant que les masques de Sefar (Sahara néolithique) et les masques africains actuels présentaient beaucoup de ressemblances stylistiques ; autrement dit, le style des masques africains n'a pas beaucoup évolué depuis les temps forts de l 'histoire africaine.

L'historien est en droit d'utiliser le témoignage des arts dans la reconstruction du passé africain .

7. Mesures du temps. Il existe plusieurs méthodes de datation modernes, physico-chimiques : carbone 1 4 (C I 4) , potassium­argon, etc.

Mais il serait fort intéressant d'étudier les conceptions du temps en Afrique, d'analyser comment les Africains décomp­taient traditionnellement le temps (année, saisons, mois, semaines, jour et nuit, etc.) . Examinons le premier point.

Le temps est important pour l'archéologue dans son ambition historienne de tenter de reconstituer la vie des sociétés et des hommes d'autrefois .

Le professeur Ekpo Eyo, archéologue, ethnologue et historien de l 'art, a écrit un ouvrage important sur l'art du Nigeria : Two Thousand Years Nigerian Art, Lagos, 1977. Il tente de situer les arts étudiés dans le temps :

- l'art de Nok a existé il y a plus de 2 000 ans ; - les bronzes d'Igbo Ukwu ont été datés entre le 1 x" et le

x" siècles par la méthode du carbone 1 4 ; - les bronzes d'Ife trouvés à Wunmonijo, Ita Yemoo et Igbo

Olokun ; les sites d'lta Yemoo, Obalara et Lafogido ont présenté des bronzes in situ : neuf dates au radiocarbone et trois par la

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thermoluminescence donnent une chronologie comprise entre le X I I" et le début du x v" siècles ;

- l 'art royal de la cité du Bénin, capitale du royaume Edo : les artistes qui ont utilisé le bronze n'auraient pas commencé avant le x v" siècle de notre ère.

Passons au deuxième point. Le temps n'est pas ignoré dans la transmission orale du passé. On peut tenter de convertir les chronologies partielles de l 'oralité en chronologies absolues. Les cartes des éclipses, dressées spécialement pour l 'Afrique, peuvent aider à préciser la chronologie des événements relatés par la tradition orale .

Le mois lunaire (songhay : handu, « lune » : handu, « mois ») était en usage partout dans toute l 'Afrique noire traditionnelle.

Certains peuples, à côté du mois lunaire, avaient un mois rituel : les Borana d'Éthiopie et les Mbato de Côte d ' Ivoire .

Les activités sociales (agriculture, pêche, chasse, commerce, etc.) , étaient réglées un peu partout en Afrique selon le calendrier lunaire. Les Abè de Côte d'Ivoire avaient 1 3 mois lunaires, les Aladian de ce même pays avaient 1 2 mois lunaires comme les ViIi du Congo et les Borana d'Éthiopie. Or la possession de 1 2 ou 1 3 mois lunaires avec des noms précis des mois en question, est assez rare en Afrique noire d'avant la colonisation.

3 . CO N C L U S I ON

Des audaces heuristiques sont encore nécessaires pour tous ces problèmes de chronologie, de validité historique de la tradition orale, de l 'emploi de façon croisée des sources documentai res (orales, écrites, archéologiques, linguistiques, esthétiques, etc.) de périodisation appropriée de toute l'évolution historique du continent africain, sans oublier cependant que l 'h istoi re des peuples d'Afrique fait partie, naturellement, de l 'histoire des peuples du monde, de l 'histoire générale des hommes.

Un historien a nécessai rement un esprit ouvert . Et il faut avoir une culture générale solide pour être un bon ouvrier de l 'histoire, pour exercer « le métier d'historien » (Marc Bloch).

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DE LA PAROLE À L'ÉCRIT

L'historiographie africaine devant une tâche délicate

par

FRANÇOIS D E M ED E I R O S

La tradition orale est devenue depuis peu une source crédible pour l'histoire notamment sous la pression des études africaines. Cela résulte d'un effort critique de grande ampleur mené par les chercheurs dans divers secteurs des sciences humaines. Il convenait de remettre en cause la primauté dont jouissait l 'écriture, considérée longtemps comme la source privilégiée par excellence de la connaissance historique, et de relativiser le préjugé favorable, voire l 'évidence dont semblait bénéficier une telle position. Le débat ainsi engagé fit ressortir, entre autre , l'apport indéniable de « l 'oralité », les ressources multiples et les potentialités infinies de l 'expression parlée. Ce rôle de premier plan dévolu à la tradition orale dans la plupart des travaux récents d 'histoire africaine, apparaît dans la suite logique du mouvement critique qui renverse la hiérarchie des cultures et les monopoles j alousement entretenus et subtilement diffusés dans les mentalités ; i l est en parfaite cohérence avec le génie des civilisations africaines où la parole déborde la simple expression et s 'apparente à l'acte. Et l 'on peut considérer un acquis irréversible l'usage généralisé des traditions orales dans la recherche contemporaine sur les cultures d'Afrique noire.

Dans ces conditions, la préoccupation qui fut celle des chercheurs en Afrique, dans un passé récent, de fonder en théorie la validité de la tradition orale pour lui ménager une place parmi les sources de la connaissance historique, paraît sans objet. Elle est pratiquement rendue caduque par le nombre impressionnant de travaux et de monographies réalisés à partir des sources orales dans le cadre institutionnel et de mémoires de

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maîtrise, de thèses de doctorat soutenues au sein des Universités africaines ou de contributions particulières ou liées à divers organismes de recherche en Afrique. Le véritable problème porte sur le traitement du document qui est le produit de la tradition orale, car l'historiographie ne prend en compte la source orale que lorsqu'elle se présente sous forme de document capable de subir un traitement critique ; en d'autres termes lorsque la source orale est transformée en un instrument qui peut supporter diverses opérations techniques d'où surgiront des propositions intelligibles pour la discipline historique.

De fait la multiplication des travaux effectués à partir de la tradition orale ne suffit pas à elle seule à légitimer l 'adoption de l'oralité comme source de l'histoire africaine ; à tout le moins, elle constitue un stimulant, une invitation pressante à vérifier une pratique devenue courante. La question méthodologique est donc au cœur des problèmes qu'il faut affronter en priori té pour être en mesure de bâtir aujourd'hui une historiographie solide en Afrique. Or l'un des préalables à cet effort est de j eter un regard rétrospectif critique sur l 'héritage qui échoit aux chercheurs africains contemporains dans leurs rapports avec les monuments de la connaissance historique légués par les africanistes euro­péens, leurs devanciers qui par le fai t même sont considérés comme des pionniers en la matière. Cela suppose que l 'on prenne d'abord la mesure de l'acte qui est posé à travers une transcription quelles que soient ses modalités, surtout dans le domaine des traditions orales.

1 . L A T R A D ITION ORALE A L 'ÉPREUVE D E L A CODIF ICATION

Les opérations qui sont à la base de ce qu'il es t convenu d'appeler « recueil des traditions orales » sont tellement fré­quentes qu'il paraîtrait superflu d'en tenir compte ou d'en fai re mention. Rien de plus que d'appuyer les touches d'un magnéto­phone ou de faire le geste habituel devenu réflexe qui consiste à inscrire les déclarations d'un interlocuteur ; ce n 'est là en apparence qu'un banal processus ayant son explication phy­sique ; il consiste à exploiter les performances d'un appareil ou les ressources du dispositif humain pour consigner une informa­tion à l'aide de signes permanents.

En réalité le fait d'écrire ou d'enregistrer ne se réduit pas à un geste neutre de pure conservation : c'est là un fait d'expérimenta-

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Franfois De Medeiros

tion que chaque chercheur peut éprouver. Une enquête pluridis­ciplinaire est récemment menée par une équipe pluridisciplinaire dans l 'Atakora béninois ; les habitants du secteur de Kobli, un district rural composé de communautés sociolinguistiques variées, sont réunis pour la séance de travail, parmi eux une forte proportion d'anciens ; les représe,ntants de chaque communauté sont interrogés sur leurs traditions ; ainsi sont enregistrées et consignées des informations sur les groupes de quelque impor­tance : biali, mbebelbe, gourmantché. En finale intervient un représentant du minuscule noyau tyokosi, probablement l 'unique exemplaire du village - l'entretien qui s' instaure alors n'est pas un simple dialogue avec les enquêteurs, mais un débat public très animé auquel participent les autres témoins. Des déclarations du sujet et des commentaires instantanés qui fusent de tous côtés, il ressort que nombre de clichés existent sur les Tyokosi qui ont des fractions plus importantes au Togo, c'est-à-dire au-delà de la frontière proche ; des préj ugés les plus vivaces expriment notamment l 'agressivité de leurs guerriers dans le passé : i ls razziaient la région en utilisant des astuces ; d'où leur réputation actuelle de partenaires rusés.

Le climat de cette séance dont on a relevé quelques traits caractéristiques, est difficile à consigner par écrit ou à l'aide d'un appareil (magnétophone, caméra, etc.) . Les comptes rendus qui sont faits, comme les enregistrements, laissent forcément échapper une importante série de facteurs considérés comme secondaires puisqu'ils n 'appartiennent pas aux déclarations formellement émises et ne relèvent pas du questionnaire qui fait l 'objet de l'enquête. Or l'ambiance de l'enquête apporte déjà des informa­tions uti les pour saisir les rapports contractés qui sont vécus au sein de cette communauté. A ce titre elle constitue une indication précieuse pour l 'histoire.

Sans vouloir privilégier arbitrairement l 'expression parlée par rapport aux traces qui en subsistent dans l 'écrit ou dans les différents modes d 'enregistrement, on peut dire que la première est plus riche et plus variée en contenu. L'écrit fait l'économie de la voix et de l'intonation entre autres ; et si le magnétophone ou la caméra donnent accès à plus de données dans l ' image, ils laissent dans l'ombre mille composantes qui appartiennent au vécu de l 'échange humain direct, non médiatisé, dans son jaillissement irrépressible ; quand l'historien utilise la tradition orale qui est le résultat d'un processus de stabilisation par écrit ou sur bande magnétique, il ne saurait entretenir l' illusion d'être en

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présence d'un document exhaustif. Il s 'agit plutôt d 'un docu­ment appauvri, amputé de mille potentialités qui se trouvaient dans la parole vivante émise par son auteur.

La conscience de cette limite est de soi une attitude critique. Elle n 'entraîne cependant aucune méconnaissance de la valeur et des avantages qui sont liés aux sources écrites ; du reste cela n'implique aucune hié'rarchie dans les différentes catégories de sources qui sont complémentaires, chacune ayant sa spécificité. Il est certain que l'on a consciemment omis de développer ici le bénéfice solidement établi de l 'emploi des sources écrites, pour ne pas se livrer à des répétitions inutiles. La situation est différente pour la tradition orale que la discipline historique est en train d'intégrer parmi ses matériaux. Ce progrès incontestable est une conséquence des études qui ont été entreprises sur la portée du « verbe » en Afrique, notamment grâce aux travaux pluridisciplinaires sur l 'efficacité du Verbe et sa consistance propre, aux plans philosophique et anthropologique.

2. LE POIDS DES AG ENTS DE LA F I XATION D E S T R ADITION S

On a souvent insisté à juste titre sur les difficultés qui tiennent aux conditions et aux circonstances du recueil des traditions orales. Celle qui provient du rôle joué par l 'interprète, cet intermédiaire complexe et ambigu, n 'est pas la moindre. Le problème n'est pas seulement celui de la fidélité ou de la compétence du traducteur à rendre l 'intégralité du message qu'il est chargé de recueillir auprès du sujet interrogé pour le transmettre sur-le-champ à l 'enquêteur.

La difficulté provient beaucoup plus profondément du fait que l'interprète représente un troisième terme indispensable au chercheur qui ignore la langue du sujet interrogé. Or l ' interprète participe des deux univers linguistiques par définition. La question est de savoir dans quelle mesure la solidarité mentale de l'interprète avec le chercheur ou avec le sujet interrogé ou même avec les deux à la fois, a des conséquences pour l' information qu'il médiatise. Ce rôle est tellement essentiel que l 'interprète, prenant conscience de son pouvoir dû à sa situation stratégique entre deux mondes incommunicables, peut agir sur l ' information dans une mesure considérable. Son action peut porter sur le choix des sujets à interroger, car souvent il sert de guide au chercheur, mais il peut sélectionner les questions comme les réponses, ou du moins transmettre les aspects qu'il décide de

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Franfois Dt Mtdtiros

transférer de part et d'autre ce qui est plus grave. Plus qu'un intermédiaire secondaire et neutre, l'interprète se révèle un agent capital, responsable dans une mesure appréciable de la tradition qu'il contribue à élaborer. L'historien doit en prendre acte et tenir compte de cette série de difficultés supplémentaires qui proviennent de la présence d'un traducteur. Lorsque l 'interprète traducteur réutilise plus tard les données d'un texte préalable­ment conçu avec son concours, on peut y voir un cercle vicieux.

Ce cas apparaît dans un Recueil des Sources orales du pays Aja­Ewe publié par Gayibor en 1 977. L'éditeur utilise, dans ce recueil, un texte dont les informations sont recueillies en 1 942, fixées en 1 9 5 9 par M . Koumbo Amouzou Blaise. Ce texte montre que l 'agglomération de Tado (située actuellement au Togo), a été une étape essentielle dans le déplacement d'est en ouest des Aja vers Notse. Il prend ainsi le contre-pied de ceux qui minimisent le rôle de Tado et des Aja dans la constitution du groupe Ewe. Il inclut une relation de Jacques Bertho, ancien missionnaire, tirée d'un article publié en 1 946 dans la Revue des Grands Lacs.

Or l 'on sait par ailleurs que l 'informateur du recueil de Gayibor, M. Amouzou, fut aussi celui de Jacques Bertho à qui il servit de guide en 1 9 34 au cours de ses recherches sur les Aja de Tado. On ajoutera à cela les cas innombrables où l 'on observe, au cours des enquêtes, la répétition pure et simple par les informateurs censés détenir « les traditions authentiques », de renseignements extraits souvent mot pour mot de rapports d'administrateurs ou de textes élaborés par des chercheurs européens. Ce phénomène très répandu devrait inciter le chercheur à accueillir les informations de la tradition orale avec d'extrêmes précautions ; mais il montre aussi de manière frappante la responsabilité des agents de la transmission dans le recueil des traditions orales.

Là encore l 'appréciation actuelle des rapports entre les groupes Aja et Ewe renvoie aux agents de la fixation des textes recueillis dans cette aire culturelle située entre l'Ouémé, dans l 'actuelle République populaire du Bénin, d'une part, et la Volta au Ghana de l 'autre. Des études importantes ont été réalisées par les chercheurs allemands du début du siècle sur le pays Ewe situé alors dans la province coloniale germanique. Les travaux du Pasteur Jakob Spieth de la mission de Brême, et de Diedrich Westermann, mettent en relief la culture Ewe, de sorte que le groupe Aja voisin, à l 'est, se trouve omis, quand il n'est pas

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purement et simplement assimilé. Ce déséquilibre a marqué de façon durable les classifications des populations ouest africaines, présentées par la plupart des auteurs postérieurs, puisque ces derniers désignent par Ewe la plupart des populations relevant, comme les Fon et les Mahi, de l'aire culturelle Aja.

Ainsi la fixation des traditions orales par les chercheurs mentionnés a pesé lourdement sur l'ensemble des travaux qui concernent cette culture. Plus ou moins consciemment ils ont imprimé une orientation idéologique à leurs investigations, en survalorisant la culture Ewe au détriment des populations voisines, créditant ainsi les Ewe d'une primauté de fait qui se révèle artificielle. Pourtant ce phénomène qui s'apparente à une manipulation est bien plus répandu qu'on ne l ' imagine : la véritable difficulté réside dans la fixation par écrit des traditions orales. Le chercheur opère alors une sélection parmi les différentes versions et les variantes d'une tradition donnée. Celles qui n'ont pas été retenues tombent en désuétude et deviennent caduques. Celles qui sont privilégiées bénéficient désormais du crédit qui est attaché à l'écriture.

Elles s'imposent au point que les autres versions dépérissent et disparaissent ; l 'écrit ayant consacré « une véri té » , on perçoit ainsi la gravité de l'intervention des premiers chercheurs qui se sont attachés à fixer certaines traditions ; et donc leur responsabi­lité dans l 'orientation arbitraire du champ de la documentation pour leurs successeurs et pOllor la postérité.

La fixation d'une tradition comporte ainsi un risque qui est étroitement lié à la puissance quasi-magique de l'écrit. S'il est malaisé de mesurer la portée exacte du rôle joué par l'introduc­tion de l'écriture, on peut du moins observer son influence sur les cultures africaines ; un phénomène qui mériterait une étude historique approfondie. L'introduction de l'islam, religion du Livre, en Afrique subsaharienne à partir des contacts amorcés au V I t siècle, peut fournir ici des éléments d 'explication. Le prestige de l'écrit attaché à l ' islam n'est pas étranger au complexe qui s 'est infiltré dans la mentalité des peuples africains concernés par les échanges dès l'époque médiévale. Le cas des souverains de Ghana et de Gao qui prennent à leur service des musulmans compétents pour assurer divers services dans leur administration selon le récit de AI-Bakri au X Ie siècle, est éclairant.

Désormais le complexe du livre et de l'écrit se développe, même si la civilisation de la parole coexiste avec le secteur proportionnellement plus réduit du monde des lettrés .

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1 :ral1(ois Df MfdfÎros

Les hégémonies successives du Soudan Sahélo-nigérien (Mali et Songhay) connaissent de ce point de vue une évolution analogue et l'on peut analyser la confection des Tarikh (el-Fettach et el-Soudan) à la lumière de cette interprétation. Plus tard les hégémonies peules du X I Xe siècle (Dan Fodio, El-Hadj Omar) ont su comprendre et exploiter, au profit de leur prédication et de leurs théories politiques, les ressources de l 'écrit. Tout cela trouve un appui constant dans les relations culturelles et religieuses entretenues avec le Proche-Orient à la faveur des pèlerinages et des voyages d'étude et de formation.

Du côté méridional, en Afrique de l'Ouest le mythe de l 'écrit s 'est également répandu à partir de la circumnavigation de l 'Afrique dès le xe siècle. L'écrit apparaît ici comme un des facteurs de la puissance et de l'efficacité des Européens. Il devient peu à peu un objet d 'attraction que l'on cherche à s 'approprier. Durant la période coloniale, notamment le X 1 xe siècle, la tendance se renforce grâce à la politique scolaire qui culmine celle de l 'École normale d'instituteurs de l 'Afrique occidentale (William Pont y) au Sénégal.

Dans ces conditions de recueil des traditions qui date surtout du début du siècle s 'inscrit dans un contexte marqué par la prééminence de l 'écrit avec toutes les conséquences positives et négatives que cela peut avoir pour une telle entreprise. Par souci de méthode, l'on a pris ici le parti de mettre en évidence les risques qui entourent le fait de procéder à la fixation des traditions orales.

Si le mythe de l 'écrit peut représenter un danger dans la mesure où tout ce qlli est écrit prend une valeur quasi sacrée, on peut toujours redouter une manipulation de cet instrument merveilleux que représente l'écriture dans la transmission des traditions orales. Or le mythe de l'écrit a pour corollaire le mythe des dates.

De ce point de vue une grave hypothèque pèse actuellement sur l 'historiographie africaine. Il s'agit des dates arbitrairement imposées par les travaux des administrateurs coloniaux au premier rang desquels figure l'œuvre abondante de Maurice Delafosse. Les dates et les thèses qu'il a élaborées ont eu un immense retentissement dans les manuels et dans la plupart des travaux sur le Soudan Sahélo-nigérien . Pour l 'ancien empire du Ghana, par exemple, il y a lieu de réexaminer aussi bien son échelle chronologique que ses convictions hamitiques selon lesquelles la fondation de Ghana remonterait au I I': siècle avant

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notre ère et serait due à l'initiative des Blancs. Les récents travaux effectués sur le néolithique saharien, notamment avec Hugot et Munson, apportent des éclairages nouveaux.

Une interprétation des résultats auxquels ont donné lieu les travaux sur le Dhar Ticrutt font rempnter bien plus loin (xe siècle de notre ère) les formes d'organisation qui ont engendré l 'État noir de Ghana. L'effort critique amorcé pour un secteur limité mériterait d'être étendu à l'ensemble de l 'œuvre considérée, car la réévaluation d'ensemble de l'héritage historique de l'époque coloniale ne saurait être interrompue .

Les considérations sur la nature spécifique des diverses catégories de sources (sources écrites, sources orales) , sur leurs rapports dialectiques et sur les exigences critiques qui doivent présider au traitement appliqué par l'historien, ne conduisent pas nécessairement à une vision antagoniste des deux modes d'expression, l 'écrit et la parole. Ils ne sont pas contradictoires en soi, pas plus qu'ils n'ont été systématiquement opposés au cours de l'histoire ; et l 'on pourrait montrer, dans les cultures les plus anciennes et les plus épanouies de l 'histoire universelle, le cheminement parallèle des deux types de langage.

Lorsqu'ils deviennent pour l'historien matériaux de construc­tion, c'est-à-dire une fois qu'ils sont transformés en documents et versés au laboratoire de l'historiographie, ils ne peuvent échapper au travail de discernement le plus vigoureux qui suppose le soupçon méthodique. En appliquant cette règle au document issu de la tradition orale tout spécialement, on perçoit plus nettement les risques inhérents à cette catégorie de sources au moment de la fixation, et l'on se trouve plus averti pour prendre les dispositions nécessaires et les précautions requises, afin de se prémunir contre les différents mythes qui ont été relevés. I l convient de signaler que le mythe de l 'écrit comme le mythe des dates ne sont pas le monopole des cultures marquées par la tradition orale et que leurs effets sont bien plus étendus. Néanmoins il convenait de signaler, à partir du travail sur le terrain, les menaces qui pèsent sur le travail de fixation au moment précis de la fixation et de la stabilisation que l'on fait subir à la parole pour la capter sous forme de signes convention­nels et lui donner, par le fait même, un caractère de permanence et d'universalité.

De cette sensibilité critique, on peut mettre en évidence un certain nombre de requêtes pour aider l'historiographie africaine : d'abord la nécessité de faire droit au plus grand nombre de

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Fron(ois De Medeiro!

versions et de variantes qui existent pour une tradition donnée, afin de ménager une chance aux niveaux les plus divers d'expression. Cela inclut même ceux que l 'on a trop vite rangés parmi les scories et marginalisés comme apocryphes ou insigni­fiants, les condamnant au dépérissement et à la disparition. D'où l'urgence de la restitution d'un champ documentaire le plus large possible pour permettre de comparer, de confronter et d'opérer recoupements et vérifications avec le maximum de matériaux. Cela suppose que l'on soit extrêmement vigilant dans les méthodes de fixation, et que les chercheurs attachent la plus grande importance aux méthodes élémentaires d'enquête, notam­ment en fournissant leurs sources d'information, en restituant la place qui revient aux intermédiaires (traducteurs, interprètes) , en se soumettant aux rigueurs, en respectant les cultures d'origine.

Cette attitude méthodologique peut assainir considérablement le terrain de l 'historiographie ; mais elle reste au-delà de l 'effort gigantesque qui est requis pour réévaluer l 'héritage légué par l 'historiographie de l 'époque coloniale, celle qui a imprégné les manuels et les mentalités . Ici la critique doit se poursuivre et aller j usqu'au bout, même si les bases d'une nouvelle approche plus saine ne sauraient être découvertes, du jour au lendemain, pour faire pièce aux « monuments » parsemés de « vérités empoisonnées », édifiés par les idoles de l 'historiographie afri­caine que l'on vénère encore et qui conditionnent la rédaction des ouvrages les plus récents.

Ici la lente apparition des résultats de la recherche archéolo­gique contribuera à renouveler le regard sur notre histoire. De ce point de vue les nouvelles solutions ont peu de chance de ressembler aux anciennes. Le problème de la chronologie devrait être posé en termes plus sereins. Cela ne saurait signifier en aucune façon une quelconque tendance à l 'accommodement avec les faits et les dates, ni la tentative de prescrire des compromis pour la localisation des données historiques dans le temps. Le principe fondamental de la dimension spatio-temporelle est au cœur de l 'historiographie, comme une marque d'identité sans laquelle il n'existe pas d 'histoire. Il doit devenir chez l'historien des cultures africaines un réflexe caractéristique. C'est précisé­ment pour cela qu'il faut faire jouer au facteur chronologique son véritable rôle de repère et de j alon permettant de situer des faits ou des séries de faits sur une échelle chronologique, de façon à rendre intelligible l'ensemble de cette échelle. La recherche archéologique africaine a tiré un immense profit des

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techniques modernes de datation comme le Carbone 1 4. Mais de façon significative, elle nous habitue aussi à une certaine patience à l'égard d'une datation enfermée dans les illusions de la précision absolue. En offrant une fourchette de dates pour les périodes les plus reculées, elle invite à une précision toujours plus affinée, obtenue par une conquête progressive au fur et à mesure que de nouveaux éléments permettront de réduire la marge de l'éventail des dates .

Cela introduit une dimension philosophique dans le rapport que nous entretenons à l 'égard du temps. Pour restituer dans la pleine lumière l'histoire des sociétés et des cultures africaines, il est nécessaire de prendre du recul par rapport à la conception dogmatique de la chronologie qui a engendré des monuments d'erreurs au sein de notre historiographie, à côté de nombreux acquIs.

De fait les requêtes suggérées à l'endroit de la chronologie n'ont rien de commun avec l'invention d'une méthodologie particulière appliquée à la seule histoire africaine. Elles recou­pent la réflexion méthodologique en cours qui accorde une place de choix à un secteur aussi complexe que l'histoire des mentalités . A la différence des pratiques anciennes centrées sur l'histoire des rois et des héros, celle des personnalités exception­nelles comme celle des faits sortant de l'ordinaire, elle fait droit à l'histoire des sociétés, des cultures, des technologies, des modes de vie, et surtout à l 'évolution des structures de pensée, des sensibilités, des manières d'être. Autant de facteurs qui échap­pent à la quantification simpliste et aux instruments de mesures élémentaires. Pourtant ils s'insèrent dans le cadre rigoureux d'une historiographie soucieuse de chronologie. Mais le compor­tement de l'historien à l 'égard des dates n'est plus le même. La conscience de l'évolution lente des structures mentales introduit ici une attitude empreinte de patience et de sérénité, celle qui crée la distance par rapport à une datation intempestive et hâtive, parfois arbitraire.

Poursuivant jusqu'à leur terme ses exigences critiques à l'égard des « monuments historiques » dont elle hérite , et qui font écran à son effort légitime pour connaître le passé de l'Afrique, l'historiographie africaine contemporaine pourrait tirer le meilleur parti de la réflexion méthodologique actuelle et tracer, par la même occasion, les voies d'une pratique scien­tifique qui tienne compte de la spécificité de nos cultures.

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LANGAGE NON- VERBAL

Une autre dimension de la communication africaine

par

MALLAFÉ D R A M É

I N TR O D U C T I O N

Depuis quelques années d 'importants progrès ont été réalisés dans le domaine des approches théoriques à la recherche linguistique, et dans certaines disciplines connexes à celle-ci . D'une ma!1ière générale il y eut une systématisation plus poussée des méthodologies d'analyses sectorielles avec la mise sur pied de paradigmes scientifiques plus appropriés, mais également un affinement plus conséquent des approches globalisantes interdis­ciplinaires, telles que la psycholinguistique, la sociolinguistique, etc.

Sur ce plan, un domaine qui est en phase de trouver un regain d'intérêt est ce qu'on appelle communément la communication non-verbale ou plus encore les chaînes non-parlées. Ce regain d' intérêt est dû essentiellement à deux facteurs : la mise au point au niveau de la recherche appliquée de langages des signes ou gestuels à l 'usage des sujets non-parlants (sourds et/ou muets), et au niveau de la recherche fondamentale la découverte du rôle prépondérant qu'occupent les chaînes non-parlées dans le pro­cessus général de la communication humaine. Des statistiques ont été avancées à cet effet. Dans un article intitulé « The Silent language », Edward T. Hall ( 1 9 5 9) affirmait déj à que parmi les dix ( 1 0) 1 systèmes primaires de communication qui sous-tendent toute culture humaine, un seul (le système interactionnel)

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comporte une chaîne parlée, les neuf (9) autres étant entièrement non-parlées.

Dans une étude plus récente intitulée Elements of Interpersonal Communication, Keltner ( 1 973 ) déclare, quant à lui, que « quand une communication interpersonnelle se déroule en face-à-face, pas plus de trente-cinq pour cent (3 5 0/0) du message global n'est transmis par le langage parlé ». En d'autres termes, aussi bien dans ses rapports inter-individuels que dans ses transactions sociales élargies, l'homme ne reçoit et ne transmet qu'une faible portion de ses messages par la langue. Pour le linguiste que je suis, et dont le travail consiste essentiellement à rendre compte de la communication humaine à travers le langage parlé, cette constatation soulève des questions fort troublantes. En particu­lier, on ne peut s'empêcher de se demander par quels autres canaux sont acheminés la majorité des messages produits par ou destinés à chaque homme quotidiennement. Ces canaux sont-ils aussi accessibles que la langue ? Comment se fait leur apprentis­sage ? Quelles fonctions remplissent-ils au sein de la société en général, et dans l'univers négro-africain en particulier ? Ce sont là autant de questions que je vais tenter de développer ici, faute de pouvoir leur apporter des réponses exhaustives. Pour ce faire, je vais tenter de faire une analyse contrastive dont les deux articulations s'organiseront comme suit : dans un premier temps, je ferai un survol du mode de fonctionnement d'un certain nombre de chaînes de communication non-verbales telles qu'elles ont été décrites dans le contexte occidental, et dans un deuxième temps j 'analyserai des cas concrets d'usage du non-verbe et les nouvelles dimensions qu'il acquiert chez le Négro-Africain.

L 'OCCI D ENT ET L ' USAGE DES S IGN ES NON-V E R B A U X

La sociologie nous enseigne que pour appréhender l e sens d'un fait social , il faut le situer dans son cadre de fonctionne­ment. En d'autres termes, il faut nécessairement déterminer les paramètres qui définissent son mode de fonctionnement. Ce n'est qu'une fois ces paramètres connus et leur mode d'action analysé qu'on peut prétendre avoir circonscrit ou situé le fait. C'est à cette tâche que je vais m'atteler dans les lignes qui suivent.

Très succintement, on peut définir la notion de communica­tion non-verbale comme un ensemble de signes ou de symbo-

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Mal/afi DraHlé

lismes répondant à trois critères essentiels : 1 ) ils communiquent à l'adresse de ou des interlocuteur(s) un ou des messages ; z) ils n'utilisent pas de support linguistique, et de ce fait le sens du message n'est pas toujours immédiatement accessible ; et 3 ) le cadre de genèse d'un message non-verbal peut être l'homme ou des éléments constitutifs de l 'univers qui l'entoure. Il va de soi qu'en tant que fait social, la forme et le contenu du message non­verbal seront déterminés par des paramètres sociaux, comme je l 'ai dit tout à l 'heure ; parmi ceux-ci , le sexe de l ' individu est un des plus déterminants.

Le paramètre sexe. En dehors de sa fonction primaire de classificateur génétique, le sexe est également un facteur explica­tif des types de rapports que maintiennent les sous-groupes qu'il contribue à créer, et ce faisant, des modes de communication à travers lesquels s 'expriment ces rapports . C'est ainsi que dans son article « Power, Sex and Non-Verbal Communication », Nancy M. Henley ( 1 978) , tente de démontrer l 'existence d'une corrélation directe entre la division en sexes et certains types de rapports classiques qui ont longtemps prévalu entre l 'homme et la femme dans le monde occidental. Selon Henley, la société occidentale a établi au fil de l 'histoire un système micro-politique d'inégalité où la femme a toujours subi la domination de l 'homme. Le maintien de cette domination se ferait par le support de tout un arsenal de symbolismes non-verbaux mis à la disposition de l 'homme pour renforcer le statu quo et garder, pour ainsi dire, la femme à sa place. Henley affirme que l 'usage de ces indices commence au stade de l 'éducation familiale, quand la future femme/mère/épouse n'est encore qu'une j eune fille. Le conditionnement que vise cette éducation n'aurait pour finalité principale que de rendre la j eune fille à l 'homme. Le toucher, cette forme de « violation quotidienne de son corps » que la j eune fille doit « accepter comme normale » atteint parfois, aux dires de Henley, des proportions indécentes.

La volonté de domination mâle semble se retrouver également au niveau de certaines pratiques institutionnalisées, telles que la division vestimentaire en habits dits « d'homme » et ceux dits « de femme ». Cette division a un caractère fortement discrimina­toire au détriment de la femme, comme en témoignent un certain nombre de constatations. D 'abord rappelons-nous que le port du pantalon, habit d'homme par excellence, a correspondu en Occident, grosso modo, avec l 'apparition des premiers mouve­ments de revendication des droits de la femme. Dans ce même

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ordre d' idée, chacun de nous se rappelle certainement avoir entendu au moins une fois, lors d'une dispute entre époux, l 'homme lancer dans un excès de colère : « Ici, c 'est moi qui porte le pantalon ! », traduisant ainsi et de la façon la plus éloquente, le pouvoir et l 'autorité que confère le port de cet habit « d'homme » non seulement au sein de la cellule familiale, mais dans toute la société ; ou encore avoir qualifié de « Tom­boy » une camarade de classe très performante en éducation physique et qui avait une démarche quelque peu appuyée lui donnant ainsi quelque chose d'indésirablement masculin. En définitive, l ' interdiction d'accès à certains symboles masculins a certainement contribué autant, sinon plus que les législations écrites, à maintenir la balance en faveur de l 'homme dans la micro-guerre qu'il a toujours livrée contre la gent féminine. La plupart des dirigeantes du M. L. F. français et du Woman' s Lib américain ont très vite compris que la taille qu'elles doivent livrer ne s'arrête pas seulement aux mots, qu'elle embrasse beaucoup d'autres facettes de la vie qui ne transparaissent pas à travers le langage parlé.

En nous étendant un peu sur l'habillement, on peut ajouter qu'il constitue en général le signe le plus distinctif et le plus rapidement accessible de certains idéaux ou idéologies qui gouvernent notre monde. A ce titre on peut citer la croix gammée des nazis, le col Mao des communistes de la Chine continentale, la saharienne zaïroise de l 'Authenticité africaine, le petit bonnet blanc du sionisme, etc. C'est comme si chaque courant de pensée éprouve le besoin de s'imposer à travers une forme vestimentaire propre, la marque visible de son identité et de sa différence avec tout autre courant de pensée. Sur un plan moins formel, on peut dire que même les changements saison­niers de mode sont porteurs de messages. Ils traduisent de façon subtile mais profonde les changements d'état d'âme dans la communauté.

Il existe bien d'autres formes de symboles sociaux fondés sur la division en sexes et véhiculant d'autres formes de messages. Mais une étude comme celle-ci ne peut nullement prétendre en faire une description exhaustive. Cependant, il est important de noter que chaque indice n'a de sens que placé dans le contexte social qui l'a engendré, car comme les signes linguistiques, le contenu sémantique d'un signe non-verbal est déterminé par le groupe social. De même qu'il n'y a pas de langue universelle, il n'y a pas de signe non-verbal compris de tous sans équivoque.

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Mal/ofé Dranlé

Le rang social. Le rang social est un autre paramètre de fonctionnement de la communication non-verbale. Il peut soit contribuer à modeler ses variations ou en faire l 'objet directe­ment. Plusieurs indices peuvent aider à l 'identification du rang social d'un individu, telles que l'habillement, les gestes dans le discours, la démarche, la position physique au sein d'un groupe, l'allure générale . . . C'est ainsi par exemple que l 'absence totale de gestes manuels pendant le discours est utilisée par certains comme critère d'identification de l 'anglais aristocratique. Ce trait est d'ailleurs l 'une des marques culturelles qui distinguent d'une façon générale l'Anglo-Saxon des autres nationalités et qui ont amené des non-anglais à les qualifier de peuple froid.

Plus près de nous, en République populaire et révolutionnaire du Bénin, les princes de naissance portent encore au visage une scarification spéciale qui permet à l'initié de les distinguer non seulement du commun des mortels, mais également « des chefs par délégation de pouvoir ». A ce stade, on peut dire que le non­verbe fait quelquefois partie de l'identité physique et culturelle de l 'être humain.

L'âge. L'âge joue souvent un rôle de régulateur des rapports entre divers éléments d'une société : entre les parents et les enfants au sein de la cellule familiale, et entre les aînés et les cadets dans la société en général . De ce fait, il sous-tend l 'autorité à plus d'un niveau . Ceci transparaît plus clairement à travers le système éducatif où la tâche dévolue aux parents est d'assurer une transmission correcte des valeurs cardinales de la société à leurs enfants, futures supports de la société. Cette transmission se fait à travers deux médias : le parlé et le non­parlé . C'est à travers la complémentarité de ces deux modes de signification que la société façonne ses individus. L'être humain pleinement socialisé n'est pas seulement celui-là qui a emmaga­siné le plus grand corpus de savoir verbal, mais surtout celui chez qui l 'acquisition de ce savoir et des valeurs sociales trouve son expression dans le comportement de tous les jours.

L'espace. Avec ou sans l 'action de l'homme, l'espace qui nous entoure traduit des messages. I I y a un sens dans tout ce qui existe. C'est peut-être au niveau de la nature que se trouvent les lois les plus fondamentales qui régissent notre univers, comme nous l 'enseigne la tradition védique. Ce qui fait souvent défaut à l'homme c'est la capacité d'appréhender, de décoder ou même de faire l 'expérience subjective de ce q'.li est signifié dans toute

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chose, car le signifié à ce niveau revêt souvent une allure des plus subtiles.

On dit également de l 'homme qu'il agit sur son environne­ment afin de le façonner, le modeler et l 'adapter à ses besoins. A témoin, les innombrables monuments historiques à travers la planète, qui témoignent tous de son génie créateur. Chacune des réalisations de l'homme lui est indissociable, car elle porte son empreinte en traduisant concrètement le besoin qu'il y a satisfait. Le désir, le besoin d'immortalité, de grandeur, de divinité, de puissance, d'expression, de beauté, d'amour, etc. sont ainsi immortalisés pour les générations futures.

Le temps. Le temps est facteur régulateur de l 'activité humaine. L'adage ne dit-il pas que tout est dans le temps, rien ne se passe en dehors du temps. Le temps permet de subdiviser l 'action humaine en tranches d'activité en associant à chacune une tranche de temps appropriée. Dans le monde moderne, les tranches conventionnelles de temps en usage courant sont évidemment de grandeurs diverses, allant de la seconde à la minute, à l 'heure, aux jours, au mois, à l'année, au siècle, etc. L'activité humaine se déroule ainsi dans un contexte parfaite­ment chronométré.

Les unités de temps ainsi définies régularisent le mode d'exécution des actions qui leur sont associées et ce faisant, leur donnent toute leur signification. Dans l 'Afrique noire précolo­niale, le système de datation le plus couramment utilisé était celui qui consistait à fixer le temps à partir d'un événement important qui lui est synchronique. La date et l'événement se trouvent ainsi confondus pour servir de repère temporel f historique. De nos jours les mois ne sont pas seulement des repères saisonniers ; ils déterminent également des modes d'action distincts, et partant, l 'activité humaine. Il en est de même des années et des siècles, qui n'ont de sens pour l'homme que quand on leur associe les événements historiques dont ils ont servi de cadre d'accomplisse­ment, et qu'ils servent à rappeler au besoin. Bref, savoir lire son temps c'est être en mesure d'interpréter des indices-clés qui le caractérisent afin d'entreprendre à temps des actions dans un sens ou dans l'autre. C'est le propre des grands leaders et des grands penseurs qui ont su influencer le cours de l 'histoire de leur temps et orienter la vie de générations qui leur sont postérieures.

Pour nous résumer, ce sont là quelques paramètres qui servent à déterminer le cadre général de la communication humaine. Ce

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qui fai t le propre du système communicatif humain c'est son caractère multimédia, aux composantes très diversifiées et la part importante qu'il fait au non-verbe.

Une question vient alors à l 'esprit : quel usage le Négro­Africain fait-il du non-verbe ? Par rapport à la société occiden­tale, le Négro-Africain associe-t-il des fonctions et peut-être une dimension nouvelles au non-verbe ? Pour tout dire, l 'analyse des fonctions du non-verbe chez le Négro-Africain nous aide-t-elle à mieux appréhender certaines valeurs de civil isation spécifiques à l 'univers négro-africain ?

D I M EN S I ON N ÉG R O- A FR I C A I N E D U NON- V ER B E

Précisons d'emblée que notre souci majeur est d e présenter du concret, du substantiel, quelque chose qui puisse, au besoin, inspirer des recherches plus approfondies en la matière. Aucune place ne sera faite à des envolées lyriques sans substance. Au contraire, ce que je tenterai de faire, c'est partir d'observations et de faits concrets, d'en tirer des généralisations assez significatives qui puissent contribuer à une compréhension plus systématisée de l 'univers négro-africain. En fait les signes dont je vais traiter font partie du vécu quotidien pour bon nombre d'entre nous, bien que très peu se sont j amais interrogés sur leur nature.

Comme le sait tout un chacun, l 'univers négro-africain est multidimensionnel . Ses frontières ne coïncident pas avec celles du monde euro-centrique, dont les l imites sont de nos j ours fixées par le progrès scientifique et technologique. La mytholo­gie yoruba, par exemple, place la vie dans un contexte cyclique élargi , où les acteurs ne sont pas les seuls vivants, mais également les morts, les divinités, les esprits de ceux qui ne sont pas encore nés, etc. Le passage d'une étape à l'autre est marqué, par paraphraser le poète nigérian, par la « destruction physique et psychologique de l'être » , qui ne recouvre son unité qu'après avoir franchi ce qu'il appelait « the transitional abyss » . I l y a donc parallèlement au monde des vivants (le monde de notre état de conscience présent) tout un univers constitué de « forces surnaturelles » dont l ' intervention quotidienne oriente la vie du Négra-Africain. Dès lors, il devient vital que puissent s 'établ i r, entre l 'homme et cette autre dimension de sa vie, des chaînes de

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TER R AINS & THÉOR I ES

communication ; afin qu'il puisse canaliser, dans la direction de son choix, l'action de ces forces dites « surnaturelles ». C'est le rôle que remplissent en partie les rites et les sacrifices.

Fonction « surnaturelle » du non-verbe - Les cérémonies rituelles. Il n'y a pas lieu de s'étonner de voir traiter de rites dans un article de sociolinguistique sur la communIcation. Les rites sont avant tout des pratiques fonctionnelles (auxquelles i l est loisible à tout un chacun de croire ou de ne pas croire, mais cela n'est pas notre problème) dont le rôle principal est de servir de système de communication. A travers les cérémonies rituelles, le Négro­Africain tente de rétrécir le fossé, l'abîme qui le sépare des forces surnaturelles qui l 'entourent et contribuent à déterminer ses actions. Le médium classique de la langue n'est plus suffisant à elle seule pour nouer le dialogue avec ces forces et canaliser leurs interventions dans le sens de nos actions. La composante non­verbale devient alors un complément nécessaire et même vital. C'est ce que nous révèle un rapide coup d'œil à un rite bien connu des Sénégalais, le ndijpp pratiqué couramment dans certains des hôpitaux psychiatriques les plus modernes du pays pour venir à bout de certaines formes de maladies mentales. Ce rite fait intervenir tout un arsenal d'acteurs dans des rôles précis ; mais l'effort commun est orienté vers le fléchissement du mal qui habite le malade afin de le forcer à quitter définitivement ce dernier. I l s'engage alors un dialogue insolite, je dirai même une épreuve de force, qui peut s'étendre sur plusieurs j ours, et au cours desquels toutes les chaînes de communication sollicitées (chants, danses, battements de tam-tam, sacrifices divers) sont réouvertes à intervalles réguliers, afin de mener cette négociation insolite vers un dénouement heureux.

Le jet de cauris. Le jet de cauris est un procédé divinatoire très répandu dans cette partie de l 'Afrique. Dans certaines contrées, on le retrouve sous des formes variantes telles que le j et de tranches de cola ou de batonnets dans un récipient contenant de l'eau, etc. C'est un procédé qui peut être utilisé à des fins diverses, telles que « lire les auspices sous lesquelles se déroulera une manifestation, ou pour savoir si un sacrifice a été accepté par les divinités ». On peut également y recourir pour prédire l ' issue d'un événement à venir, l'avenir immédiat ou à long terme d'un individu, ou pour déterminer le type de sacrifices à accomplir pour s'assurer une issue favorable dans une épreuve où l'on s'apprête à s'engager. La volonté des divinités consultées est

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Mal/olé Dramé

transmise au féticheur à travers les cauris. Il va de soi que le message est transmis sous forme de code dont le déchiffrage n'est pas à la portée de n'importe qui. Pour être en mesure d'interpréter correctement le message, il faut au préalable avoir été initié au « langage des cauris », à la signification de chaque position de cauris et au combinatoire que forment l 'ensemble des cauris pour composer un message global.

Ce processus de signification est très semblable au fonctionne­ment de la langue parlée. A la base, se trouvent des unités minimales de sens , ici les différentes positions possibles que peut prendre chaque cauri. Appelons-les des kinèmes pour adopter le terme consacré. Chaque kinème de cauris ne contient qu'une fraction du message global. Ce n'est qu'en se combinant comme les morphèmes d'une langue (dans la formation des mots) que ces kinèmes de cauris parviennent à transmettre le message global.

Quant à l 'aspect codifié du message, on peut également le ramener à un trait du langage comme fait social . En effet, il présente les mêmes caractéristiques que les registres spécialisés ou jargons de certaines disciplines dont la compréhension nécessite une spécialisation ou tout au moins une connaissance profonde de la matière ; ce qui suppose donc une période d'initiation préalable. Pour nous résumer, on voit à travers ces deux exemples que la notion de communication non-verbale couvre un champ sémantique plus large dans le contexte africain précisément parce que plus d'acteurs interviennent dans le processus communicatif. C'est ce qui explique le recours à des chaînes de communication autres que celle classique du verbe.

Cependant, l 'usage du non-verbal ne se limite pas chez le Négro-Africain au seul domaine mystique. Le non-verbe fait partie intégrante de son vécu quotidien ; et il en fait un usage abondant au niveau de ses rapports interindividuels les plus élémen taires.

Rapports interindividuels. Sans aller j usqu'à prôner la suprématie de l 'acte sur la parole chez le Négro-Africain, je dirai cependant qu'il accorde une très grande importance au langage des actes. Une lapalissade bien connue ne dit-elle pas que dans certaines circonstances, l 'action est plus éloquente que la parole. Il s 'établit dès lors un rapport de complémentarité entre acte et parole, rapport qui apparaît plus clairement dans nos transac­tions quotidiennes les plus élémentaires. Pour prendre un cas

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TER R AINS & T l-l tOR I E S

bien précis, la sémantique de la salutation est un des champs privilégiés où se vérifie l 'éloquence de l'acte aussi bien chez le Négro-Africain que chez son frère consanguin d'outre-Atlan­tique, l 'Afro-Américain. Sans crainte de se faire démentir, on peut dire que la salutation est micro-reflet du système social qui l'a engendrée. C'est le cas au Sénégal (et dans la plupart des pays d'Afrique noire à prédominence musulmane) où le respect, la condescendence, l'obéissance, la vénération se traduisent plus clairement dans la génuflexion de l'épouse qui donne à boire à son mari au retour des champs, le déchaussement du disciple à une bonne dizaine de mètres de son maître ou marabout pour ensuite aller saluer ce dernier des deux mains, déposer un baiser timide sur la paume de sa main et la porter à son front.

Tout en restant sur le thème de la salutation, nous allons faire une digression outre-Atlantique pour en examiner un aspect fascinant, la description illustrée du salut afro-américain que nous livre Benjamin Cooke ( 1 978) dans son passionnant article intitulé « Non-Verbal communication among Afro-americans : An initial classification ». Dans cet article, Cooke dit fort j ustement que l 'Afro-Américain transmet à travers le « skin­giving » (littéralement le don de la peau ou l'acte de donner la main en Black English Vernacular) « sa vision du monde ». Cooke nous fait ensuite une description minutieuse d'une variété de kinèmes de salutations, allant du populaire « palm-to-palm contact », à l'acrobatique « five on the sly » pour culminer avec le « Black Power hand-shake », composé d'une série de kinèmes exprimant la revendication du pouvoir noir et dont le plus connu est incontestablement le point levé fermé rendu populaire par le mouvement des Panthères noires. Chaque geste décrit, chaque kinème est porteur d'un message, généralement à l'adresse du « frère initié » (the brother) à qui l'on transmet soit un compliment, son accord avec le propos qu'il vient de tenir, l 'intimité, l'approbation, soit l ' identité d'idéologie politique, san� qu'il ait été nécessaire de se lancer dans un discours académique long et fastidieux, et du reste peu convaincant.

Il est fort probable qu'à la base de ce système fort sophistiqué de salutations se trouve un substrat africain, comme il en est du reste du Black English Vernacular, dont il n'est d'ailleurs qu'un complément. En effet dans certaines parties du Sénégal (à Oussouye, par exemple) on retrouve encore des formes de salutations qui rappellent beaucoup celles décrites par Cooke. Une étude diachronique et contrastive de ces deux systèmes de

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Alallafi Drami

salutations serait d'un apport culturel et historique d'une valeur inestimable.

Communication sociale élargie. Dans la société africaine, il existe divers types de symbolismes institutionnalisés, donc à fonction sociale . C'est le cas du tana ou l 'interdiction absolue de consommer, dans la société mandingue ou « para-mandingue » de la Casamance et de la Guinée-Bissau. Sans tenter de faire l 'historique de cette institution, disons qu'elle est étroitement liée à celle du kankanu, ou masque initiatique, et à l 'initiation des garçons. Pour être plus explicite, le tana est une interdiction collectivement décidée au sein de la communauté villageoise qui frappe une ou plusieurs catégories d'arbres fruitiers domestiques . Il s'agit d'interdire leur consommation tant qu'ils ne sont pas arrivés à maturation. L'interdiction ainsi décidée s 'applique à la ou aux catégorie(s) d'arbres fruitiers-cibles dans leur totalité, c 'est-à-dire aussi bien ceux relevant du domaine public que privé. La mise en place du tana donne lieu à une cérémonie rituelle pendant laquelle les initiés ou lambée sortent le �nkanu qu'eux seuls sont habilités à voir ou à suivre) et placent des morceaux d'écorce rouge, oujafu (symbole du tana et couleur du kankanu) sur des branches bien visibles des arbres frappés d'interdiction. A partir de ce moment, le tana est en vigueur, et toute violation (consommation du fruit pendant que le tana est encore en vigueur) donne lieu à une amende et une punition. Sauf si le contrevenant est un étranger ou un passant non­informé, l 'amende et la punition sont collectives, c'est-à-dire qu'elles s 'appliquent à tous ceux de la classe d'âge du contreve­nant. Une fois que les fruits sont arrivés à maturité, le tana est levé au cours d 'une cérémonie semblable à celle décrite plus haut, et au cours de laquelle les morceaux d'écorce sont détachés des branches où ils étaient placés. Le tana a donc valeur d 'institution sociale chez les Mandingues ; sa marque visible, le morceau d'écorce rouge ou jafu par lequel il s 'identifie a, quant à elle, une fonction de chaîne de communication qui transmet un message soèial fonctionnel, l 'état d'interdiction, et par-delà cet état, tout le cadre social dans lequel il se place.

Il arrive cependant qu'au niveau de l'interprétation, on assigne au signe non-verbal une signification autre que celle pour laquelle il a été émis. Cela débouche alors sur ce qu'il est coutume d'appeler des messages conflictuels.

Messages conflictuels. Tout comme le bilinguisme ou les

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T E R R A I N S & T H ÉORIES

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interférences linguistiques de différents ordres, les messages conflictuels découlent en général d'un contact de cultures. Deux facteurs y contribuent : (a) l 'interlocuteur ignore en général la sémantique des symboles de la société concernée, et de ce fait , (b) pour interpréter les signes ou indices auxquels il est confronté, il leur transfère ses propres canons de signification, c'est-à-dire ceux qu'il a hérités de sa propre culture. C'est en fait un peu semblable au constat que l'on fait souvent en analyse des erreurs en linguistique appliquée où l 'on se rend compte que la plupart des erreurs commises par les apprenants viennent du fait qu'ils tentent d 'élucider, à partir d'un corpus donné, le fonction­nement d'une langue qu'ils ne maîtrisent pas encore en se fondant sur la grammaire d'une langue qu'ils maîtrisent parfaite­ment.

Il y a un domaine où les messages non-verbaux aboutissent souvent à des interprétations conflictuels, et où ils peuvent provoquer des réactions inattendues : c'est le domaine des messages à connotation sexuelle. A titre d'exemple, on peut citer le cas de ces deux étudiants africains qui se sont vus soupçonner d'homosexualité sur un campus américain, parce qu'ils marchaient côte à côte, le bras autour du cou de l'autre ; ou ce touriste européen en mal de sensations exotiques qui, débarquant dans ce petit village du fond de l 'Afrique, se met à tirer cliché d'un triplet de jeunes filles occupées à piler le mil devant servir à la préparation du couscous du soir, le torse nu, les seins en l'air. Dans un cas comme dans l'autre, les paramètres sociaux de l 'observateur l'ont amené à percevoir un message sexuel quand les acteurs n'ont conscience d'en avoir émis aucun.

Une anecdote qui revient souvent en diverses occasions et dont certains enseignants se rappelleront avoir fait l'expérience, est la position des yeux quand un enfant se voit interpeler par un parent, un enseignant ou tout simplement une personne âgée. Dans une pareille situation, il est demandé à l'enfant, dans la société occidentale, de regarder son vis-à-vis dans les yeux pour marquer son attention aux propos qu'on lui tient . Dans la société africaine, cette attitude est interprétée comme un signe de défi et d'insolence de la part de l 'enfant. C'est en fait l 'attitude contraire qu'on demande de lui. Pour marquer son respect, son obéissance à la personne qui lui parle, de même que son attention à ce qu'on lui dit, l 'enfant africain doit baisser les yeux. Ce trait de culture se retrouve également dans la société afro-américaine, où il n'est pas rare d'entendre une mère vociférer à son enfant : « Don't

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Alal/afé DranJé

you cross eyes with me ! », parce qu'il a osé la regarder droit dans les yeux, à la manière de ses petits copains blancs, alors qu'elle le grondait pour une faute commise ou lui donnait des instructions .

De pareilles anecdotes font sourire, mais dans certains cas, elles peuvent mener à des conséquences graves, comme ce fut le cas pendant la période coloniale en Afrique noire et au moment des mouvements de « civil rights » et d' intégration raciale des établissements scolaires publics aux États-Unis. D'éminents spécialistes en science de l 'éducation se sont fondés sur de telles méprises pour conclure à l ' infériori té intellectuelle et mentale et au manque de capacité logique chez l 'enfant (et par voie de conséquence chez l'homme) noir.

CONCLU SION

Tout système de communication non-verbal est le produit d'une culture dont il véhicule les valeurs . I l constitue donc un précieux outil d'expression, de compréhension et d'intégration de l'expérience de toute civilisation, y inclut la nôtre, surtout si l'on sait que nos civilisations n'ont pas seulement été orales ; qu'elles ont été non-orales sans pour autant avoir été écrites. De ce fait, comprendre une société ce n'est pas seulement accéder à son héritage oral et/ou écrit , mais également savoir interpréter ce qui ne se dit pas mais qui a toujours été préservé. C'est seulement à ce prix que certains conflits de culture peuvent être évités.

La prédominence des chaînes non-parlées dans le système communicatif négro-africain ne peut et ne doit être interprété comme un signe de primitivisme génétique ou culturel, puisque ce constat tient également pour les sociétés dites «technologi­quement et scientifiquement avancées ». Par ailleurs, le système de signification utilisé dans tout système non-verbal est fonction du contexte social, au même titre que les langues naturelles. De ce fait, son acquISItIOn exige une période d'apprentissage, comme toute langue parlée.

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T E R R ,\ I NS & T H t�( ) R I ES

B I BL I OG R A P H I E

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LI:5 Ct\HII:RS DU ChLi ITO, no. l, 1986, p. 77-80

DU MYTHE AU ROMAN *

Dérives à partir d'un argument 1

par

MANGONÉ N I ANG

Ouverture sur une interrogation : tradition orale ou littérature orale ?

Cette question peut paraître importante dans la mesure où le thème, choisi ici, porte sur l 'oralité comme source de la littérature contemporaine (donc écrite) en Afrique. La postuler conduit à se demander si la littérature écrite d'aujourd'hui s'inscrit dans une continuité littéraire sans rupture véritable ou si la « leçon d'écriture » ne se réalise qu'à travers une série de transformations qui marquent, partout, le passage de l 'oral à l'écrit. Ou encore -de manière plus fine - si une telle question ne pose-t-elle pas d'emblée le statut de l 'oralité dans une double période (histori­que/psychologique) de surcharge scripturaire où notre rapport à l'écri t n'arrive à s'analyser que de façon ambivalente, c'est-à-dire d'une sorte d'attirance / répulsion qui fait que, en ce lieu par exemple, on sacre l 'oralité dans le même temps que nous proclamons sa mort (par l'écrit) .

On considère généralement que là où la littérature orale (qui se subdivise en :

a) formes stables, ex. : devinette b) formes narratives, ex. : conte c) formes dramatiques et musicales ex. : marionnette)

* Communicat ion faite au Col loque international sur « la tradit ion orale comme source de la l i t térature contemporaine en Afrique », organisé par le l'E� Club internationa l , l ' Institut culturel africain et l 'Unesco (Dakar, 24-29 janvier 198 3) .

1 . Le sous-t itre qu i accompagne le t itre de ce texte tend à indiquer la nature de mon propos, qui pose volontairement des traverses, cherche de nouvelles orientations, en vue de dégager ce qui , en l 'état actuel des recherches sur la tradition ora le, me semble consti tuer un enjeu majeur : une théorie de l'oralité.

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T E R R A I N S & T H (�O R I ES

dit un texte, la tradition orale s'élargit vers un contexte. Image de l 'une (littérature) dans l 'autre (tradition) qui, bien qu'elle soit éclairante, n'arrête pas l 'indécidabilité formulée au départ.

Car, à vrai dire, une affaire de spécialisation, de découpage universitaire qui pousse le regard à basculer d'un côté selon la position de l 'observateur. C'est ainsi que, dans tradition orale, l 'historien n'entend que le premier terme (tradition) et reste sourd au second (orale) ; le linguiste ne comprend que le second terme (orale) et ignore ce que recouvre le premier (tradition) . A leur tour, le sociologue et le psychologue, de se situer l 'un par rapport à l 'autre dans un « ailleurs » épistémologique : pour celui-ci, la tradition orale ne donne qu'un univers fantasmatique où, avec le règne total de l' inconscient, se précisent les contours du refoulement originaire ; pour celui-là, toute la représentation orale s'énonce à travers une notion comme celle de l '«implici­te », sous un entrelacement de niveaux « réel » et « imaginaire ».

Il est admis que la tradition orale garde en elle des indices qu'on ne peut retrouver dans la société . En cela, elle constitue un compteur sociologique 2 . I l faut ajouter également que lorsque rien ne va plus, lorsque nous nous trouvons dans la situation de ne pouvoir redéfinir le cadre théorique de telle ou telle autre discipline en fonction de nos réalités, la tradition orale témoigne négativement de nos indécisions imaginatives. Et devient, cette fois-ci, un compteur méthodologique.

Compteur qui indique une image chiffrée, d'une information irrecevable somme toute parce qu'elle instruit sur nos paralysies, notre difficulté à éclater, à renaître, hors le monde clos du savoir admis. Avec une erreur de perception sur la nature de l 'oralité : au lieu de ne la saisir que parcellisée (sédimentée pour les besoins de l'histoire, de la linguistique, de la sociologie, qui, elles, n'existent d'ailleurs qu'en la durée d'une « coupure » \ - ou alors réinventons l 'histoire, réinventons la linguistique, réinven­tons la sociologie !), il importe de l 'appréhender dans sa totalité. En clair, posons pour acquis le fait massif que la tradition orale

2. C'est par exemple la tradition orale qui nous instruit sur la valeur accordée aux marionnettes dans nos sociétés. Le parasitage colonial a, en effet, retourné leur fonction jusqu'à donner à cel les-ci, dans certaines régions, un rôle rel igieux qu'el les n'ont pas,

qu'elles ne pouvaient avoir. 3 . Quoi de plus significat if que les « coupures épistémologiques » ? El les ont le mérite

de recharger posit ivement la science, de lui ouvrir des horizons impensés, tout en mettant en question son processus d'accumulation théorique. Cette « contradiction dialectique », sans prétention, tranche avec le « discours général de la science », aveugle aux aspérités et aux nuances.

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MOIJ/!,ollé N i01�

n'est pas un document, mais plutôt un monument par lequel s'enroule définitivement le nœud métaphorique : de la mémoire entendue comme mémorial.

C'est parce qu'existe cette perplexité dans la lecture par les spécialistes de la tradition orale que l 'approche de l'écrivain africain semble plus prometteuse. Libéré de la lecture spécialisée, celui-ci s 'intéresse forcément au tout de l 'oral. L'évidence même. Mais il m'apparaît que, réécrit, le modèle oral tend à mieux se clarifier en dégageant des spécificités qu'une lecture spécialisée aurait du mal à faire ressortir. A tel point que les chercheurs se trouvent obligés, pris par la quête d 'une théorie (<< scientifique ») de l 'oralité, de compléter leur lecture du texte oral par une lecture où celui-ci est mis en verbalisation. Du coup, les intertextualités narratives de l 'oral (i .e. les dérives écrites à partir de la tradition orale) éclairent sur un certain nombre de caractéristiques :

a) Comme l 'opposition heuristique de style oral / style parlé. En effet, l 'oral n'a rien à voir avec le parlé (à titre d'exemple : l 'écriture célinienne est instruite par le parlé, non par l 'oral) . Et ses modalités sont déterminées précisément par cette subdivision du dire qui veut qu'on le profère autrement. A cette manduca­tion de la parole de l 'oralité reste chevillée l 'origine religieuse de celle-ci et qui, reformulée dans un texte littéraire-écrit (de C. Achebe ou d'A. Kourouma) donne au lecteur une leçon de lecture paradoxale dans la mesure où certains passages ne peuvent être que lus en silence et d'autres qu'à haute voix 4 .

b) Comme cette remarque inattendue de L. Diakhaté : qu'il n'y a pas de conte africain. Ni alors asiatique, ni européen, ni américain. Mais seulement le conte, en lui-même, se structurant partout de façon si commune qu'il renvoie à un universel narratif à travers lequel ruser et réciter se fondent en une semblable procédure, forment l 'acte par excellence d'une ruse de langage qui fait du texte, ainsi que l 'indique son étymologie, un tissu. (Où l'on voit, par conséquent, que conter rappelle ce dont il intentionne : à savoir contre-redire, et qui aujourd'hui s'écrit : contre-dire) .

c) Comme les transformations modernes de la tradition orale témoignent de sa naissance et de son développement. Et

4. Cette parole faite pour être mangée ; quant au texte re l igieux, gu i en rend compte m ieux que Ch. Hamidou Kane dans 1 ' .' l/'e11ll1rr A"'''�f!,iit' ?

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TE R R A I N S & T H ÉOR I ES

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montrent en quoi le déplacement des actants ou des idéalités (i .e . des personnages, événements et fonctions constitutifs : le tyran pour tel homme politique, l 'année fatidique pour tel massacre, le téléphone pour le tam-tam) relève un souci continuel de réactualisation.

d) Comme la nécessité des ver'sions du texte oral insiste, au­delà du problème de l'écart (variance 1 invariance), sur l 'ambi­guïté que porte la narration historique. Et des pôles de vérité qui s'y confirment.

Se trouve ainsi attesté le fait que, dans l'ordre de l 'écrit, l 'oral continue son aventure, et qu'entre le mythe et le roman, la marque n'est plus qu'une signature d'auteur.

D'un nom propre et pas celui, impropre, de l 'histoire .

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LES C\H I I:RS Dl' CELHTO, no. l , 1986, p. 8 1-86

R É U N I O N N A T I O N A L E S U R L ' H A R M O N I S A TI O N

D E S N O T A TI O N S E T T R A N SC R I PT I O N S

D E S ÉC R I T U R E S E T A L P H A B ET S D E S K E L-TA M AJ A Q

Niamey 9 - 1 0 janvier 1 98 5

R A PP O R T F I N A L

Sur l ' initiative d u ministère de l 'Éducation nationale d u N iger, la commission nationale pour la réforme de l'enseignement a organisé une réunion regroupant les différentes institutions nigériennes en vue de l 'harmonisation de l 'alphabet des Kel-Tamajaq (Touareg). Cette harmonisation s ' inscrit dans le cadre du « Projet Touareg » décidé à Libreville en 1 98 1 par les représentants des différents pays membres de l 'Agence de coopération culturel le et technique ( A CCT) . Lors de la réunion tenue à Bamako du 6 - I I jui l let 1 98 3 en vue du lancement des activités, sept projets ont été retenus :

1 . Formation. I l s 'agit d'un stage de formation intensive et graduée d'enquêteurs et transcripteurs de la tradition orale touarègue.

Le Niger (Institut de recherches en sciences humaines I R S H

Niamey) est désigné comme pays coordonnateur responsable.

2. Harmonisation des notations et transcriptions des écritures servant à noter les textes oraux.

Coordonnateur responsable : Mali (O N A F L A - Bamako).

3. Élaboration d'un catalogue analytique sous forme de répertoire exhaustif de toutes les publications scripto-audiovisuelles existant dans le monde sur les sociétés touarègues, quels que soient le type de publication et la langue uti l isée .

Coordonnateur responsable : France (CN R S / L A 1 64 - Aix-en­Provence) .

4. Création d'une banque de données à partir des collectes intensives des traditions orales, en vue de promouvoir la recherche scientifique et une meil leure connaissance de la société touarègue.

Coordonnateur responsable : Mali (O N A F L A - Bamako) .

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COOPÉ R A TION

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5 . Publication de livres et de cassettes de littérature enfantine e t d e manuscrits prêts à l 'édition.

Parallèlement à ces cinq projets à court terme s'ajoutent deux projets à long terme.

6. Lexicologie. Il s'agit d'élaborer des lexiques ethnographiques, théma­tiques, d'études de néologie, d'index français-touareg qui permet de regrouper les variétés dialectales et régionales.

Coordonnateur responsable : France (CN R S-ÉR A 357) ·

7. Archivage des inscriptions proto-berbères et tifinagh actuelles du Maghreb, du Sahara et du Sahel.

Coordonnateur responsable : France (ÉP H É, VC section Sorbonne -Groupe d'étude chamito-sémitique (GLECS).

De ces sept projets, seuls deux ont fait l 'objet de réunion, en vue de leur réalisation. Il s'agit du projet numéro 2. (Harmonisation) et numéro 3. (Documentation) . Concernant ce dernier, la réunion s'est tenue à Aix-en­Provence (France) en juin 1 984 ; elle a examiné les problèmes généraux, notamment les orientations générales du projet documentation ; bibliographie et annuaire touaregs ; et des questions annexes concer­nant les moyens et budgets prévisionnels, les documents techniques annexes en vue de la recension exhaustive de toutes les archives existantes. Le rapport issu de travaux d'Aix-en-Provence a été soumis à l 'ACCT.

Le projet numéro 2. dont les travaux ont servi de base de discussion à la réunion nationale de Niamey a permis, sur l ' initiative du ministère de l 'Éducation nationale, de regrouper les représentants de toutes les institutions nigériennes (Université, Commission nationale pour la réforme, I N D R A P, Alphabétisation, ainsi que les observateurs du Centre d'études l inguistiques et historiques par tradition orale, o u A I CELHTO.

Après de longues discussions sur les contraintes matériel les et économiques et compte tenu de l'apport scientifique des étudc3 linguistiques d'une part, et l 'apport pratique d'autre part, l 'alphabet de IC)66 a suscité des modifications des signes consonantiques. Ces modifications concernent essentiel lement :

- les digraphes : sh 1 f ; gh 1 y ; kh 1 x - la chuintante sonore : j 1 Z Les emphases sont marquées par un point souscrit

� ; çl ; ! ; ? ; ! au lieu des crosses. Pour noter certains mots d 'emprunt surtout d'origine arabe, deux consonnes ont été ajoutées : ç et l:t

Le système vocalique comportera désormais un signe en plus : a A l 'issue des travaux, la réunion a fait des recommandations pour la

mise en œuvre de ses conclusions.

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Coopération

A T E L I E R R ÉG I O N A L D Y L A N A F R I Q U E D E L 'O U E S T

Niamey - C E L H TO (2 1 - 26 janvier 1 98 5 )

COM P T E R E N D U

I . La séance d'ouverture eut l ieu l e lundi 2 1 janvier 1 98 5 , au C E L H TO, e n présence d u Recteur d e l 'Université d e Niamey :

- Allocution de bienvenue de Monsieur Diouldé Laya, Directeur du C E L H TO.

- Présentation du Projet Dylan et de l 'atelier régional Dylan de l 'Afrique de l 'Ouest par Yé Vinou, coordinateur régional.

Désignation du bureau de séance :

Président : Laouali Malam Moussa (Niger) Rapporteurs : Ouaba Bendi Benoît (Burkina)

Harouna Tire ira (Mauritanie)

- Présentation par chaque délégation des thèmes retenus en fonction de la s ituation l inguistique et des objectifs nationaux.

Après examen des propositions des coordinateurs régionaux de l 'Afrique de l 'Ouest et de l 'Afrique centrale, l 'ordre du jour a été adopté.

2. Travaux.

- Exposé sur les inventaires préliminaires par Roland Breton, coordinateur régional Dylan de l 'Afrique centrale.

Cet exposé est accompagné de la présentation des deux premiers volumes des publications A L AC : Structures et méthodes, et inventaire préliminaire de RCA.

Présentation générale par Roland Breton des différentes situa­tions :

• Pluri linguismes de contact • Plurilinguismes de superposition dus à l 'expansion de langues

véhiculaires dans des zones de grands morcel lements linguistiques. • Présentation de la s ituation de chaque pays.

Mauritanie. L'inventaire M A P E révèle trois langues nationales : soninké ; pulaar ; wolof. L'aire de chacune est plus ou moins connue. Ces langues sont véhiculaires dans les régions et el les sont majoritaires.

L'arabe, langue officielle, est surtout parlée dans le nord du pays et dans les grands centres urbains. Après son exposé sur la situation sociolinguistique de la Mauritanie, Harouna Tireira a répondu aux questions qui lui ont été posées.

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COOpi�RATION

Qucstions : « En ce qui concerne le wolof, la transcription que vous avez adoptée est-elle différente de celle pratiquée au Sénégal ? »

Réponse : « Dans le cadre du Projet MA PE - wolof, nous avons harmonisé nos transcriptions.

- Le wolof est-il véhiculaire en zone soninké ? - Non ! sauf dans la région de Rosso et dans les zones de contact

des deux langues. - Quelles sont les langues nationales enseignées en Mauritanie ? - Pour le moment seul l'arabe est enseigné dans les écoles.

L'enseignement des autres langues nationales démarrera l'an prochain dans leurs zones d'influences.

Burkina. La situation socio-linguistique du Burkina se présente de la façon suivante :

- Une zone monolingue comprenant au centre le moore, au nord le fulfulde et à l 'est le gulmancema.

- Une zone plurilingue : ouest et sud-ouest du Burkina où le j ula (langue mandé) est util isé comme langue véhiculaire.

Niger. Situation sociolinguistique assez claire ; le monolinguisme est la situation dominante. Le bil inguisme se rencontre dans les zones de contact et surtout dans certains grands centres urbains comme Niamey.

Fait remarquable en Afrique de l 'Ouest francophone : des langues nationales sont utilisées au niveau du Consei l national de développe­ment et font l 'objet de traduction simultanée.

Instruments d'enquête sociolinguistique. Ils ont été présentés par le professeur Roland Breton et comprennent :

Q EL : Questionnaires d'enquêtes l inguistiques. ST/CT : Schémas topologiques et carnets topologiques destinés à la

localisation des parlers sur le terrain. Q S L : Questionnai re sociol inguistique élaboré sous la forme défini-

tive à Yaoundé (octobre 1 984) et visant à collecter les informations sur :

le vil lage dans ses réseaux socio-économiques ; les informateurs, leurs origines f?] sociolinguistiques ; les informateurs, leurs arguments d' intercompréhension, leurs réper­toires, leurs réseaux familiaux et économiques.

Pour l 'exploitation de ce questionnaire sont proposés, un bordereau de dépoui l lement et un carnet d'exploitation cartographique.

Q V L : Un questionnaire de variation linguistique a été essayé et est en cours d'évaluation ; son objet est de mesurer la variation l inguisti­que entre les grandes classes d'âge d'un point d'enquête donné : anciens ; adultes ; jeunes .

Q S M : Questionnaire sociol inguistique minimal ; deux instruments à l 'étude en vue des enquêtes « à pas variables » pour remplacer respectivement les Q S L et Q E L.

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Coopération

Dialectologie. Exposé fait par Y é Vinou ; partie théorique comportant des définitions de dialecte, isoglosse, faisceaux d'isoglosses, aires dialectales, etc. Partie pratique : délimitation des aires dialectales du Buamu à partir des l ignes d' isoglosses.

Deuxième partie de l 'exposé fait par : Benoît Ouaba sur la délimitation des aires dialectales du gulmancema à partir d 'un faisceau de l ignes d' isoglosses, comportant toutes les étapes de l 'enquête à la représentation sur une carte . L'ensemble de l 'exposé fait partie de l ' « Introduction des langues africaines dans l 'enseignement » (publié supra, p. 2 3) .

Beaucoup de questions de méthodologie ont été posées et ont obtenu des réponses satisfaisantes.

Dialectométrie. Deux exposés ont été faits ; l 'exposé de Yé Vinou porte sur trois méthodes de la dialectométrie : méthode du voisin le plus proche ; méthode du voisin le plus éloigné ; méthode de la moyenne du groupe.

L'exposé de Benoît Ouaba porte sur la méthode de situation de l 'espace dialectal . Cette méthode a permis de parvenir à la hiérarchisa­tion de l 'aire dialectale gulmance. Elle postule un nombre clos de points d'enquête et une accumulation des distances ou de communautés binaires. Elle est basée sur le calcul du coefficient de communauté l inguistique qui, pour chaque mot enregistré dans un point d'enquête donné, représente le pourcentage de sons et de tons qu' i l a en commun avec l 'enregistrement du même mot dans un autre point d 'enquête.

Annuaire du réseau Afrique de l'Ouest. Parmi les pays inscrits à Yaoundé à ce projet, cinq ont déjà retourné le descriptif au coordinateur scientifique régional ; ce sont le Bénin, le Burkina, le Mali, la Mauritanie et le Sénégal.

Trois pays n 'ont pas retourné le descriptif ; ce sont : la Guinée, la Guinée Bissau et la Côte d'Ivoire. L'équipe du Niger fera parvenir à la coordination régionale son descriptif dans les prochains jours .

La lettre Dylan. L'importance et le rôle de la lettre Dylan ont été soul ignés et plusieurs bulletins d'abonnements ont été d istribués.

At/as nationaux. Les inventaires préliminaires devront comprendre : - la liste exhaustive des langues et dialectes de chaque pays . Chaque

langue étant affectée d'un numéro de code à trois chiffres et faisant l 'objet d'un commentaire explicatif sur son identité l inguistique ;

- des cartes de localisation géographique et des tableaux de classification l inguistique ;

une bibliographie l inguistique et sociol inguistique ;

- un index des glossonymes, d ialectonymes et d'ethnonymes sous leurs formes standardisés.

Géolinguistique. Le professeur Roland Breton a terminé l 'exposé de la

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COOP É R A TION

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matinée par la géolinguistique dont quelques aspects sont exposés dans structures et méthodes. I l a répondu aux questions posées par l 'assistance.

Démolinguistique. Elle a été définie par le professeur Roland Breton comme étant le dénombrement des locuteurs de chaque langue par l ' invention des sources particulières, par les sources générales que sont les recensements et par estimation démographique.

Les questions suscitées par cet exposé ont obtenu des réponses satisfaisantes.

Les langues véhiculaires. Le professeur Breton a fai t un exposé très intéressant sur les cas du Cameroun et de l 'Afrique centrale. Les interventions qui ont suivi ont complété cet exposé par les cas du hawsa, du wolof et du mandingue en Afrique de l 'Ouest.

Deux formules pour le calcul du taux de véhicularité ont été données :

Vn

àu Vn Nn Mn

Nn - Mn Mn

taux de véhicularité de la langue n . nombre de locuteurs de la langue n . locuteurs ayant la langue n comme langue mater­nelle.

Vn = � où VN = taux de véhicularité de la langue n ; S = nombre de

locuteurs seconds ; M = nombre de locuteurs ayant la langue n comme langue maternelle.

Pour une uniformisation de la terminologie au n iveau de Dylan, le terme de langue maternelle doit être exclu parce que dans beaucoup de cas la langue première de l 'enfant n 'est pas celle de la mère.

[ . . . ]

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Mamadou Lamine NGAÏDÉ, Le vent de la razzia - Deux récits épiques des Peul du Jolof, I FAN, Dakar, 1 98 3 , 162 p.

Ce vent venu du hoddu du griot Sidi Mbothiel, et qui a été reproduit par la plume fidèle de M.-L. Ngaïdé nous porte à travers deux récits dans le Djolof du X IX" siècle, où les différents lignages peuls cohabitent selon les normes du pulaagu.

Le ruggo (ou razzia) est une pratique admise dans la société ; i l a pour objet la vache ou plutôt les vaches de l'autre.

Il oppose des hommes qui se battent pour la même cause et qui sont prêts à mourir pour cette cause. Le ru.?J!,o n'est pas alors synonyme de brigandage ou de banditisme ; mais, comme le précise M.-L. Ngaïdé, (ces vaches) « on ne les prend pas par ruse, on se les approprie par la force ou on les perd par lâcheté ».

Le ru.?J!,o est un art, qui présente ce qu'une culture a de spécifique : tuer pour valoir ; accepter de mourir pour valoir au nom de cette culture.

Ce « sacrifice consenti » pour la vache montre à quel point « le pacte qui lie la vache au Peul, et le Peul à la vache est bien solide ».

Mais à travers ces deux récits qui relatent l 'affrontement entre Goumalel Samba-Diam Dialâlo et Guelel Ardo-Ndal, Amadou Sam-Pô Ici et Hamé Thiamel , nous retrouvons non seulement un combat à coups d'armes, mais aussi et surtout à coups d 'arguments : le langage plein de sous-entendus du héros est une arme, un jeu dont l'adversaire doit découvrir les règles. Savoir mieux dire que lui est une manière de le supplanter.

Le langage employé par le bambâdo a pour effet d'encourager ou mieux de réguler les actions du maître. C'est pourquoi , à travers ce dialogue continu pendant l'affrontement, nous avons des jeux de style, des tournures que commande l' esthétiq ue.

Ce texte de la tradition orale, outre son caractère littéraire, nous fournit un document historique important et même si « le temps fait défaut, le lieu ne fait pas défaut » et les héros peuvent être finalement replacés dans le temps par rapport à leur contemporain.

M.-L. Ngaïdé nous restitue une littérature dans une autre, les paroles du griot Sidi Mbôthiel qui est dans une situation où i l doit parler pour se faire écouter, pour « amuser » et « plaire » à travers des constructions propres au texte oral en fulfulde ; de l'autre, la restitution fidèle en français. Du travail certes qui mérite d'être encouragé et imité.

Le livre de Ngaïdé vient nous prouver, une fois de plus, la richesse de cette tradition orale dont beaucoup de critiques ont déploré le fait qu 'elle soit orale. Ceci est un défi : oralité ne signifie pas « improductiv ité » ou non créativité.

I l nous appartient, à nous enseignants et chercheurs, à l 'heure de la réforme de l 'enseignement, d'aller vers les maîtres de la parole, les détenteurs de la tradition.

Nos v ieux ne sont-ils pas nos classiques ?

Salamatou SO\\:'

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L ECTU R ES

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L A PRO B LÉM A T I Q U E D E L' ÉT A T EN A F R I Q U E N O I R E *

Dakar (29 novembre - 3 décembre 1 98 2)

La remise en question est toujours une œuvre utile, à condition de permettre de faire un bilan, de dresser des points de repère et éventuellement d'ouvrir des perspectives nouvelles. Mais il s'agit également d'une œuvre difficile, voire péril leuse. Car comment éviter de donner trop d'importance à l 'accessoire au détriment de l 'utile ? Comment se prémunir contre les risques de simplification abusive ? Il s'agit là, bien entendu, d'autant de pièges, dont seule la rigueur intellectuelle pouvait venir à bout. Et le mérite de la plupart des communica­tions présentées à ce colloque a été précisément d'avoir su assurer le triomphe de la rigueur épistémologique au détriment du glissement idéologique.

Placée sous le signe de la pluridisciplinarité, la problématique de l 'État en Afrique noire a été analysée à partir des rubriques suivantes : De l 'État dans l 'Afrique précoloniale ; le pouvoir colonial ; l 'État africain post-colonial et perspectives de solutions.

1. De f État précolonial. Les communications portant sur ce thème ont tenté de préciser en quels termes s'est posée la question de l 'État dans l 'Afrique précoloniale.

En remontant jusqu'à 3 000 ans avant J .-c. pour analyser le premier État noir connu, à savoir le royaume de Kouch en Nubie, il a été possible de porter une réflexion critique sur le concept de l 'État, lequel varie dans le temps et dans l'espace.

L'expérience africaine enseigne que des sociétés peuvent être gouvernées sans qu'une classe dirigeante n'exerce, par l' intermédiaire d'un gouvernement central, une véritable souveraineté sur une unité territoriale bien définie. Si certaines sociétés précoloniales ont connu, à un moment déterminé de leur existence, des organisations fortement centralisées, appuyées sur les deux modalités d'exercice du pouvoir : l 'administration et la coercition, d'autres ont préservé leur cohésion sans que le pouvoir soit même apparent.

C'est pourquoi la typologie fonctionna liste « sociétés à Etat » et « sociétés sans État », a été considérée comme impertinente ; puisque le concept même de l 'État ne se réfère qu'au seul modèle occidental. Les expressions « sociétés acéphales », « anarchiques », appliquées à certaines formations politiques du continent, sont révélatrices de cette confusion. L'absence de structures d'État, c'est-à-dire d'institutions permanentes dépassant et englobant les unités de base, n'implique nullement l'anarchie. Il n'y a eu nul le part, de manière structurelle, ni désordre, ni confusion ; mais l 'existence de structures politiques régulatrices des relations sociales.

Il ressort des travaux présentés que l 'Afrique a été un des champs les plus riches en matière d'organisation politique. Les sociétés africaines précoloniales,

* Col loque organisé par la Société africaine de culture avec la col laboration de l'Unesco et de la Faculté des sciences juridiques et économiques de l 'Université de Dakar. Actes publ iés dans la revue Présen(e Afrkaine, no. I l.7/ 1 1. 8, f et 4< trim. 1 98 3 .

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selon l 'évolution de leur dynamique interne, c'est-à-dire leur ouverture aux groupes extérieurs ou leur repliement quasi-autarcique, présentaient toute une gamme de systèmes politiques, où dominaient tantôt les groupes de parenté ; tantôt les associations socio-religieuses (sociétés initiatiques) ; tantôt l ' influence des monarques.

Au total , l 'expérience africaine de l 'État se situe aux antipodes du modèle européen. Son évolution n'a pas suivi une trajectoire linéaire. L'odyssée de l 'État a connu un parcours en « dents de scie », selon l'expression d'un participant du colloque. De nombreuses sociétés soudanaises et bantu ont connu, selon des périodes de leur histoire mouvementée, un a ller et retour permanent entre modèle centralisé de pouvoir (institutions différenciées), et modèle dépourvu d' institutions central isées et où les relations socia les obéissent à des mécanismes de contrôle social appropriés.

L'État africain précolonial fut d'essence confédérale. Il englobait une multiplici té d 'ethnies. I l a rarement correspondu à l'espace d'un peuple donné ou d'une culture spécifique.

A l'opposé de l 'État-nation européen, avatar laïcisé du Dieu chrétien, unificateur et réducteur des différences, l 'État africain avait des ambitions bien limitées. Ses fonctions essentiel les demeuraient le maintien de l 'ordre social ; la protection du territoire ; la perception de tribut, etc. Dans l 'ensemble, il laissait aux collectivités de base la responsabil ité de gérer l ibrement leurs affaires selon les coutumes en v igueur. En bref, i l n'était pas conçu pour transformer la :;ociété en contribuant au développement des forces productives.

Obéissant à une logique différente de l 'État-providence occidental, le temps créateur de consolidation et de continuité a manqué à l 'État africain précolonial . Mais c'est surtout l 'absence de révolution technique l iée au faible coefficient multipl icateur des forces productives, qui explique en partie sa fragi l ité lors des confrontations avec le modèle occidental.

2. Le pOU/loir colonial. Il a été analysé essentiellement sous l 'aspect de la confiscation, de la déstructuration et de la restructuration des formations sociales du passé.

La domination européenne, en brisant la dynamique propre des sociétés africaines, a eu pour première conséquence la bal kanisation du continent et la confiscation de leur devenir historique. En imposant leurs intérêts politiques, économiques et culturels, les puissances occidentales ont transféré massive­ment, dans leurs colonies africaines, leur conception du monde et leurs systèmes de valeurs dans bien des cas extérieurs aux archétypes qui organisent la cosmologie sociale africaine. Cette œuvre de destruction-restructuration, devait introduire les populations assujetties dans un univers inconnu, frag­menté, dominé par la loi de la valeur d'échange au détriment de la yaleur d'usage. L'apprentissage de l'économie marchande devait parache\'er en quelque sorte l 'œuvre de dépossession.

Pour nombre d' intervenants, c'est incontestablement le transfert du modèle de pouvoir européen sur le sol africain qui va faire émerger des séries de ruptures, dont les résu ltats seront catastrophiques pour les populations. Qu'i l s'agisse du système d' « administration directe » française ou de l 'il/direct m/e britannique, s i les modalités apparentes divergent, les finalités demeurent cependant idèntiques.

Tout en fai sant le procès de la colonisation comme système de négation de

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LECT U R ES

l 'être social de l 'Africain, le colloque a accordé une grande place aux problèmes liés à la transition de l'État colonial à l 'État post-colonial.

3. L 'État africain postcolonial. Le diagnostic vise à montrer que, d'une part l 'hypothèse néocoloniale pèse sur le devenir de l 'État africain et l 'empêche, par voie de conséquence, de s'organiser face aux impérialismes politique, économique, technologique et culturel ; et que, d'aut.re part, il y a une urgente nécessité de construire un nouvel État africain plus adapté aux réalités socio-historiques du continent.

Héritier présomptif de l'État colonial, l 'État-nation, en Afrique, fut au banc des accusés. Le procès qui lui a été intenté est à la mesure des dési l lusions provoquées par un certain désenchantement national . La première constatation qui apparaît avec netteté, c'est que l'État-nation, continuateur de l'État colonial, repose sur un profond malentendu. Au moment des indépendances, i l était admis que les sociétés africaines libérées de leurs colonisateurs, devraient s'organiser comme lui sur le même modèle étatique. Ce faisant, on a confondu délibérément destin imposé par la parenthèse colonia le et l ' identité culturelle.

La colonisation, en imposant son modèle de pouvoir, ne l 'avait pas accompagné de la structure sociale correspondante. L'absence de cet élément fondamental allait hypothéquer la reproduction du modèle.

Victimes des « théories développementalistes », les dirigeants africains comptaient, pour construire la nation, que l 'État devait se renforcer au maximum et briser les obstacles qui pouvaient freiner son expansion. Les techniques juridiques, économiques et politiques qui ont été mises en œuvre pour réaliser la construction nationale, ont abouti plus à sécréter un puissant réseau bureaucratique ; une concentration du pouvoir ; l'émergence d'un parti unique ou dominant et l'intolérance à l'égard de toute opposition fût-elle constructive ou non.

Au total le bilan des deux premières décennies des indépendances ne milite guère à l 'optimisme débordant.

Face aux nombreux effets pervers liés aux difficultés d' implantation d'un modèle situé aux antipodes de l'expérience sociétale africaine, certains participants ont préconisé la nécessité d'inventer des institutions en conformité avec le respect de l' identité culturelle africaine et soucieuses de sauvegarder les libertés des individus et des communautés.

4. Perspectives de solutions. Les participants au colloque, sans remettre en cause l 'existence des formations étatiques actuelles, ont proposé, pour résoudre la crise que traverse l 'État-nation, de procéder soit à des réformes structurelles, soit d 'opérer des ruptures fondamentales destinées à rapprocher l 'État de la nation et son intégration dans un ensemble supra-territorial. Par réformes structurelles, i l faut entendre un ensemble de mesures ayant vocation à transférer aux collectivités de base des compétences que l 'ultra étatisation ne pouvait résoudre. Dans cette optique, il a été préconisé « divers aménagements au sein d'un nouvel espace socio-culturel devant permettre aux individus et aux communautés en présence de mieux participer à la gestion de la chose publique ».

Quant à l'intégration régionale, el le a été considérée comme la solution au devenir historique de l 'État africain, en raison principalement des multiples implications : dépassement des frontières artificiel les ; réduction des antago­nismes y afférents ; possibilités de mobilisation des sources économiques,

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Lec/ures

sociales sur une large échel le. Bref, la dynamique intégrationniste est perçue comme pouvant garantir au continent un développement autonome non extraverti.

Mamadou Bal la TRAORÉ

Amady-Aly DI ENG, Contribution à fétude des problèmes philosophiques en Afrique noire, Nubia, Paris, 1 98 3, 1 8 1 p.

Prenant place dans la poursuite du débat sur ce que nous pouvons nommer « l 'état de la philosophie en Afrique », A.-A. Dieng veut, dans cet ouvrage, aller plus loin ; c'est-à-dire ouvrir la porte aux interrogations sur l 'enjeu réel du philosophe en Afrique. Faisant un tour d'horizon de la production intellec­tuelle autour de ce problème, il nous donne un ouvrage partagé entre la fascination et le rejet, à la fois adhésion et distance.

Le sens de l'entreprise n'est en réalité décelable qu'après une lecture attentive des derniers é léments de l 'ouvrage, où l 'auteur prend le soin de présenter longuement, et souvent dans des détails qui se répètent - ce qui laisse le texte un peu lourd - l 'essentiel des thèses d'auteurs africains ou autres, auxquels il se confronte. Face au foisonnement actuel de travaux autour de la philosophie en Afrique et, au-delà de la simple monographie, A . - A . Dieng va, selon son propre aveu, combler une lacune de son ouvrage sur Hegel, Marx, Engels et les problèmes de l'Afrique noire (Sankoré, Dakar, 1 978) ; tout en essayant de relancer un débat sans complaisances autour des véritables tâches du philosophe africain . Dans ce travai l , remarquable par l ' investissement personnel qui y est perceptible à tous les niveaux, les objections aux différents auteurs tels J . -P.

Hountondji, M. Towa, C. Anta Diop, P. Diagne ou )'.-M. Guissé, semblent souvent artificiellement articulées autour de définitions de la phi losophie qui, dans une large mesure, restent tributaires d 'une uti lisation très peu critique des positions marxistes.

Ceux sur lesquels A.-A. Dieng prend souvent appui (Assane Syl la) pour refuser certaines conclusions de la critique de l 'ethnophilosophie, sont trop pressés d'affirmer, à partir de quelques analyses d'éléments ethnographiques, l 'existence d'une philosophie authentiquement africaine.

Mais, revenons au mei l leur. L'auteur perçoit très bien la difficulté qui est celle de la phi losophie en Afrique. Ici, la tâche ingrate de l 'ensemble des philosophes - ou de ceux qui se veulent tels - est d'être obligés de philosopher en se battant contre l ' idéologie du vide philosophique. Platon et Aristote, en étudiant l 'ensemble des constitutions des cités grecques et l 'ensemble des valeurs de leur peuple, n'avaient pas à lutter, en même temps, contre un refus opiniâtre de leur « pratique théorique ». Les phi losophes africains, quant à eux, ont comme « insurmontable » cet élément de la négation de l 'être nègre. Aussi, pressés, impatients de répondre à la provocation du refus, ont-i ls tendance à ériger en « logos » un assemblage de valeurs recueillies sans faire la part de la monographie de mythes ni de l 'examen critique théorique qui est nécessairement rénovantc ct regénératricc.

En déterminant « les tâches des jeunes philosophes », ce que l 'auteur laisse

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L ECTU R ES

deviner dans une exposition qui semble souvent doctrinale, c'est une évidence qui nous sauve de l 'enfermement dans les débats d'écoles. A savoir : que l 'œuvre d'un phi losophe actuel porte sur « la pensée col lective » d'un peuple particulier ou sur « la pensée de certaines individual ités », rien ne l 'empêche de s'élever à une dimension précisément critique, situant sa réflexion par rapport à « des relations correctes entre la phi losophie, la science ct les exigences des formes sociales en rapport avec les luttes sociales qui s'y déroulent ». Mais, il prend le soin de préciser, afin d'éviter la confusion et la réduction de la phi losophie à l ' idéologie, qu'il s 'agit d'un « mode spécifique d'expression de la pensée qui ne peut être confondu avec la culture ».

1\.-1\. Dieng nous mène, dans cet ouvrage qui fai t la somme ct le point du débat philosophique dans l 'Afrique actuelle, à la compréhension de l 'erreur qui nous plonge dans des débats interminables : vouloi r, soit que les contenus de pensées collectives s'acceptent « immédiatement » comme philosophies ; soit inventer des théories purement abstraites de toute réal ité existentiel le en imi tant l 'orientation particul ière du mode européen du « phi losopher ».

I l ne se targue pas de nous apporter une solution à la situation fragmentaire de la réflexion phi losophique au temps actuel. Néanmoins, il a le mérite de nous montrer le chemin et les figures de nos divisions, l ' inessentialité et souvent même la futil ité de nos interrogations. Si nous sommes perdus dans les dédales de querelles d'Écoles, n'est-ce pas par ignorance de ce que nous sommes, de ce que nous avons à être ? L'auteur, alors, nous invite à une analyse objective de notre situation dans le cours de l 'Histoi re, afin d'év iter toute errance nous tirail lant entre des valeurs et des vertus qui nc seraient point nôtres.

Certes, 1\.-1\. Dieng est parfaitement conscient de ses sources. I l ne saurait nier son souci constant de s ituer l 'acte philosophique théorique dans le contexte plus universel d'une réflexion sur la praxis . Sa pensée, depuis Hegel, Marx, Engels et les problèmes de l'Afrique noire, prend cependant une tournure particulière : c'est au contact de la réalité sociale et culturelle qu' i l nous invite à nous forger une « conscience historique ». Derrière la phi losophie africaine en pleine crise de gestation - il faut oser l'avouer - ce qu'i l voit se profiler, c'est une nouvelle dimension de la pensée analytique ; celle qui s'enracine dans le vécu particulier des peuples, dans ce qui fait leur original ité propre ; spécificité positive et constructive, al1n de prévenir et d 'éviter les défai l lances d'un hypothétique universalisme.

Dcnké A B BI·. Y

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IMPRIMERIE F. PAILLART, B.P. 109, 80103 Abbeville. - (O. 6742) Dépôt légal : 2r trimestre 1987.