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CHEMINS PHILOSOPHIQUES Collection dirigee par Roger Pouiv ET P. CANIVEZ COMITE EDITORIAL Christian BERNER Stephane CI IAUVIER Paul CLAVIER Roger PouIVET QU'EST-CE QUE LA NATION ? Paris LIBRAIRIE Plill,OSOPHIQUE J. VRIN 6, place de la Sorbonne, ye 2004

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CHEMINS PHILOSOPHIQUES

Collection dirigee par Roger Pouiv ET

P. CANIVEZCOMITE EDITORIAL

Christian BERNER

Stephane CI IAUVIER

Paul CLAVIER

Roger PouIVET

QU'EST-CE QUE LA NATION ?

Paris

LIBRAIRIE Plill,OSOPHIQUE J. VRIN6, place de la Sorbonne, ye

2004

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QU'EST-CE QUE LA NATION ?

INTRODUCTION

En application du Code de la Propriete Intellectuelle etnotaniment de ses articles L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2, touterepresentation on reproduction integrate ou partielle faite sans leconsentement de l'auteur on de ses ayants droit on ayants cause estillicite. Line telle representation ou reproduction constituerait unde contrefacon, puni de deux ans d'emprisonnement et de 150 000euros d'amendc.

Ne sont autorisees que les copies ou reproductions strictementreservees A ('usage prive du copiste et non destinees a une utilisationcollective, ainsi que les analyses et courtes citations, sous reserve quesoient indiques clairement le nom de l'auteur et Ia source.

0 Librairie Philosophique J. VRIN, 2004hnprime en France

ISBN 2-71I6-1672-X

www.vrinfr

A la difference de l'histoire et de la sociologie, la philo-sophic politique contemporaine ne s'est guere pencil& sur Iaquestion de la nation. Pourtant, les problemes de l'epoquepresente temoignent de l' importance du fait national. EnEurope, les membres anciens et recents de I'Union Euro-peenne agissent en tam que nations, en fonction d' interets et depoints de vue nationaux. [Yon les conflits qui scandent leprocessus a propos de I'union politique ou de la politiqueexterieure commune. La meme rernarquc vaut pour lesrelations internationales. Loin de favoriser une gouvernanceinondiale, ('Organisation des Nations Unies ne fonctionneque si les nations le veulent Bien, a commencer par la pluspuissante d'entre elles. Pour faire face aux risques partages, lanotion (rune communaute internationale capable d'actionconcertee, respectant les regles de la decision collective, estconfront& a la notion rivale dalliances entre nations dirigeespar une ou plusieurs puissances. Si l'on ne dispose pas dun

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8 QU'EST-CE QUE LA NATION? LE CONCEPT DE NATION

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concept de Ia nation, it est done impossible de poser coffee-tement les problemes de r epoque presence.

D' amain que la nation est en bien des cas lc lieu meme du&bat. En politique interieure, la question est de savoir si ledeveloppement des droits fondamentaux et des pratiquesdemocratiques doit s' inscrire ou non dans le cadre de la nation.En reponse a ces questions, deux positions se font face. Soit1'on estime que Ia democratic doit s'incarner dans Ia nation,r inclependance collective etant consider& comme la garantiedes libertes individuelles. Soil r on estime que la nation est unesource permanente de nationalisme et d'exclusion, tin dangerpour les libertes et les droits des minorites. En politiqueextericure, la question est de savoir a quelles conditions lesnations peuvent agir en common dans le cadre d'institutionsinternationales reglees par le droit. Ici, deux orientationscomplementaires soot possibles. On peut demander quel typed'institutions internationales it faut mettre en place, commentles citoycns peuvent s' affranchir de leve rs appartenances natio-nales pour participer a des procedures communes de decision.Mais it faut egalement envisager le rapprochement des nationselles-memes, la possibilite d'un dialogue entre les traditions.Des lors, la question concerne r evolution du fait national lui-meme, ]'aptitude des nations a former tine veritable commu-nautó internationale. II faut ainsi concevoir la nation, noncomme une entice statique, mais comme tine realite dyna-mique. 11 faut reperer les points d'ancrage des processus deregression identitaire, mais aussi d'un elargissement possibledes perspectives. En tin sens qui reste a preciser, it faut poser laquestion de r universalisation des traditions.

Pour trailer ces problemes, it faut d'abord un conceptqui permette de les expliciter. C'est l'objet de eel essai.11 commencera par r analyse du concept de nation avantd'examiner s'il est possible d'en donner une definition. Enparticulier, it faudra chercher s'il y a des constantes entre les

di fferents types de nations ou si ces types soot irreductibles.Ensuite, it faudra mettre a repreuve la validite du conceptpropose. A cette fin, on verra clans quelle inesure la realitecorrespond a ce concept, ce qui revient a poser la questionde r unite reelle ou fictive des nations. El gin, on discutera leprobleme des rapports entre nation et democratic.

LE CONCEPT DI NATION

1 )Analyse du Concept

Ori gine et continuite historique

Quelles soot les significations associees an mot nation'?Au sens premier, le mot designe tin groupe humain do memeorigine L'origine petit renvoyer, soit a one communauted'ascendance (le meme sang), soit au lieu d'oU r on vient(le meme sol). Dans le premier cas, les membres de la nation seconsiderent comme issus d'un merne peuple souche : lesA ilemands, les Celtes, etc. Dans le second cas, its sont iden-tifies par un pays d'origine. Its vivent sur un territoire auquelits donnent leur nom (la France) ou qui leur a donne un nom(les Bresiliens, les Americains). Les deux significations, aux-quelles font echo les deux modes d'acquisition de la natio-nalite, le droit du sang et le droit du sol, sont souvent liees.L' origine et la coot inuite historique renvoient a la fois a tinecommunaute initiate et a rantiquite de r occupation du sol.Une double appartenance en decoule : r appartenance des indi-vidus a tine male communaute nationale, r appartenance reci-proque du sol et de la nation.

I.1)u Lain natio: naissance.

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1 0 QU'EST-CE QUE LA NATION ? LE CONCEPT DE NATION 11

Le noyau de sens de la notion, c'est la continuite historiqueet le rapport a l'origine. A partir de la, la notion est relati-vement plastique. Elle peut etre interpret& de facons diverses,correspondant a des ideologies aussi bien « reactionnaires »que << revolutionnaire s >>. L'interpretation raciale est la plussuspecte parce qu'elle conduit au racisme, mais c'est aussila plus facile a refuter. La nation n'est pas une communautede race. Toutes les nations existantcs sont un compose depopulations háterogenes. Les Allemands, par exemple, sontun mélange d'elements germaniques, celtes et slaves : celtespour toute 1' Allemagne du Sud, slaves pour 1 - Allemagneorientale. Les Celtes et les Francs eux-memes ne sont pas desgroupes homogenes : les Celtes etaient disperses en unemultitude de tribus, les Francs sont un rassemblement de trihusgermaniques. Aussi loin qu'on remonte dans le temps, it fautrecourir aux criteres culturels pour identifier un groupehumain. Nous identifions les Germains, les Celtes et les Slavespar la langue, les techniques, 1' artisanat, les modes d' orga-nisation sociale.

L'origine fait l'objet de recits melant donnees historiqueset constructions mythologiques. Pour les nations modernes,elle est souvent rapport& a une premiere migration : [instal-lation des Francs sur la rive gauche Rhin, celle des Slavesdans la peninsule halkanique, etc. La continuite historiqueelle-meme est plus ou moins fictive. C'est souvent une recons-truction retrospective des erudits, des historiens, des poli-tiques qui s'efforcent de consolider le sentiment de la nation enlui trouvant des ancetres, un sol, des traditions ayant traverse laserie des generations. Cette « invention de la tradition » l a joue

un grand role dans les mouvements nationaux des m e et

1. Cf. Eric Hobsbawm et Terence Ranger (ed.), The Invention of Tradition,Cambridge, Cambridge University Press, 1983.

xx, siecles, en Europe centrale et orientale. Sous la formed'une interpretation retrospective de l'histoire, elle est 'lean-moins presente putout. Elle I'est, par exemple, dans la visionteleologique d'une Histoire de France rncnant par WI progrescontinua l'avenement de la nation republicaine, en passant parClovis, Louis XIV et la Revolution francaise.

La double thematique de I'origine et de la continuites'adapte sans trop de peine aux donnees historiques effect' ves.D'autant que l'origine peut etre situ& dans un passe rapprocheaussi bien que lointain. L'arrivee des Pilgrim Fathers sun lescotes du Massachusetts, en decembre 1620, en est une illus-tration. Elle pout aussi correspondre a un moment symbol ique,a une refondation — par exemple, la Revolution de 1789 pour lanation francai se moderne. Cette plasticite de la notion permetde concilier nation et immigration, comme le montre le casdes Etats-Unis ou celui de la France. Les nouveaux venuss'inscrivent dans la continuite historique et s'approprient lamemoire de la fondation. Its doivent assumer [heritage deI histoire, contri buer a son developpement ulterieur.

Culture et politiqueCivilisation et conscience collective

La nation n'est done pas une dorm& naturelle. C'est unecommunaute historique au sens oil elle resulte d'un devenirqui reste ouvert — ce qui exclut egalement la conception histo-rique de la race, comme mélange acheve de composantesraciales determinees. En tant que communaute, elle a unedouble dimension, a la fois culturelle et politique. Dune part,la nation est une communaute identifiee par une culture, destraditions et des valeurs propres. D' autre part, elle fournit leprincipe de legitimite politique qui. au tournant des xvii e et

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xvm e siecles, se substitue a la legititnite dynastique. Danscertains cas, I' tine ou l'autre de ces dimensions est privilegieepour definir la nation. Pour Jurgen Habermas 1 , la nation releveplus de l' eihnos que du demos. C'est une communaute definiepar des donnees pre-politiques wiles qu'une languc, des cou-tumes, une histoire qui forment tine culture homogene.Dominique Schnapper, en revanche, definit la nation commeune << communaute de citoyens » 2 . Dans la perspective deDominique Schnapper, la nation prend place entre l'cthnie etl'Etat. La premiere est une communaute de culture doueed'une conscience collective, le second est tine instance decontrele et de regulation. La nation se differencie de l'ethniepar sa dimension politique. mais elle ne se confond pas avecl'Etat concu comme institutionnalisation du pouvoir. L' Etatpermet a la nation de s'instituer dans la duree; en retour. lanation legitime action de l' Etat.

La nation est une communaute de culture. Mais it fautpreciser lc sens du mot 0 culture >>. Culture sign i fie soit civili-sation, soit education personnelle et formation. La civilisationcomprend les coutumes, la langue et les traditions religieuses,mais aussi les techniques et l' organisation du travail, les arts etles sciences, les dispositions ethiques et les valcurs morales,les institutions juridiqucs et politiques. D'un bout a l'autre decc continuum, on trouve les traditions et les representationscaractéristiques d'un groupe humain plus ou moins vaste. Cequi releve des techniques, de l' organisation du travail et desdchanges definit ce groupe comme une societe. Ce qui releve

Habermas, Ecrits politiques, Paris, Cerf, 1990: L'Integrationripublicainc, Paris. Fayard, 1998: Apres !Etat-nation, Paris, Fayard, 2000.

2. Cf. Dominique Schnapper, La Communaute des citoycns, Paris,Ciallimard, 1994.

des dispositions ethiques, des traditions et des valcurs moralesfait du metric groupe une communaute. D'un cote, le systemede la production et de la satisfaction des besoins; de l'autre,tine communaute de << valcurs », c'est-a-dire l'ensemhle despratiques et des representations qui font l'objet d'un atta-chement subjectif'.

Tome nation est definie par sa culture au sens de « civi-lisation ». Cette culture recouvre a la foil les champs couvertspar les concepts de societe et de communaute. Toutefois, lesconcepts de nation et de civilisation n' ont pas la me=extension. En se referant au mode de satisfaction des besoins,a 1' organisation du travail et au type de societe qu'ils im-pliquent, on peut parler dune civilisation du ble et d'une civi-lisation du riz, ou encore d'une civilisation agraire ou indus-trielle. D' un autre point de vuc, les civilisations correspondenta ('extension des grandes religions — houddhisme, judaIsme,christianisme, islam, etc. —et aux convictions morales qui loursont !lees. Mais ni dans un cas, ni dans l'autre, l'unite docivilisation ne suffit a faire une nation. D' tine part, les nationsse presentent comme des ensembles restreints au seindes grandes << aires de civilisation ». Elles representent desvariantes particulieres, souvent conflictuelles, d'une metriccivilisation definie par ses techniques et son type de divisiondu travail, par ses traditions morales et ses convictionsreligieuses. D'autre part, la nation se distingue de la civili-sation par la conscience que cette societe/communaute ad'elle-meme. Pour qu'il y ait nation, it faut que le groupe aitune conscience collective de sa propre existence, de son unite,de sa specificite.

1. Sur les rapports entre societe et communaute, entre Fiat modeme etmonclialisation, cf. Eric Weil, Philosophic politique, Paris, Vrin, 1996.

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Cette conscience collective cristallise autour de symbolesqui representent la communaute comme un tout. Ces symbolespeuvent etre tres divers, depuis la langue jusqu . aux insti-tutions politiques, en passant par le mode d'alimentation,('habitat, les grander figures historiques, la litterature, etc.L'iclentite dune societe est marquee notamment par tinelangue, par tine religion majoritaire ou, dans les societes secu-larisees, par incL forme specifique de neutralite religicuse— latolerance, par cxemple, n'etant pas la meme chose quc la

'. Elle l'est aussi par ses institutions et ses pratiques poli-tiques. Thus les elements constitutifs d'une culture peuventainsi jouer le role de symboles ou d'emblemes nationaux.Certains symboles ont tin sens plus ou moins defini. Parexemple. la Republique — a la fois principe politique et figurepersonnifiee de r Etat — est run des symboles de r identitefrancaise. D'autres symboles sont des signes sans contenudetermine, du moins pour la majorite des citoyens. C'est lecas des hymnes nationaux dont on a oublie les paroles, descouleurs nationales dont on ignore la signification, etc. Lechoix de certains emblemes peut etre purcment conventionnel.Mais dans tous les cas, ces symboles emblematiques per-mettent d' identifier la nation aux yeux de ses membres commea ceux des observatcurs extericurs. Its ont une fonction d uni fi-cation et de di fférenciation.

Lorsqu'on parle de culture a propos des nations, it fautdistinguer la dimension ethique et la fonction emblematique.La dimension ethique de la culture, c'est l'ensemble des dispo-sitions Othiques et des representations morales caracteristiquesdune communaute. depuis la vie privee jusqu'aux formes dela vie politique. La fonction emblematique de la culture, ce

1. Cf. Catherine Kintzler, Tolerance et ladle, Paris, Pleins Feux,1998.

sont les pratiques, les discours Ott les signes qui serventd'emblemes distinctifs acette communaute. Tous les elementsd'une culture peuvent joucr le role de symboles identitaires,depuis les rituels religieux jusqu' au type de constitution, enpassant par les habitudes alimentaires et la litterature. Cettefonction emblematique intcrvient dans la cristallisation dusentiment d' identite collective.

Enfin, la conscience collective elle-meme ne suffit pas afaire une nation. Cette conscience peut exister au niveau regio-nal avec tolls les attributs symboliques necessaires. Le traitdistinctif de la nation est qu'clle forme un sujet souverain,actuel ou potentiel. La nation n'est pas seulement une commu-!mute historique definie par une culture et une consciencecollective. C'est aussi un principe de legitimite politique.

Le mot nation n'a pas toujours eu un sens politique. Cesens politique s'est fixd aux xvn e et xvin e siecles, a la suitedes revolutions anglaise, americaine et francaise. La nation sesubstitue alors a la dynastic comme principe de legitimitepolitique. La souverainete n'apparticnt plus au prince et asa dynastic, elle revient a la nation elle-meme. En tautque membres (1 . tine meme nation, les individus deviennentmembres du souverain. Une forme d'ágalite politique sesubstitue ainsi a la hierarchic des ordres caracteristique de1'Ancien regime. Cette egalite politique est plus ou moinsreelle ou fictive, scion les regimes politiques et r ampleur desinegalites sociales.

La souverainete a deux aspects. Elle est d'abord auto-nomie : la nation prend elle-meme les decisions qui laconcernent, les lois soul ('expression de sa volonte. Mais lasouverainete a aussi un sens territorial : les lois s'appliquentstir toute retendue du territoire national. L'un des signes dupassage de la souverainete dynastique a la souverainete ratio-nale, c'est ainsi r apparition de l' Etat territorial moderne, auxfrontieres precisement tracees. Dans 1'Ancicn regime, les

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frontieres sont souvent des zones sans demarcation fixe — parexemple, un village ou une commune dont le territoire n'estpas lui-memo exactement &fin'. Dans ce cas, le principeessential de la souverainete est I' autorite du roi sur ses sujets.

Des lors que la nation devient un concept politique, oh estla difference entre peuple et nation'? Le mot peuplc a lui-inemeun sens social et un sens politique. Au sens social, le peuplccorrespond aux couches inferieures de la hierarchic sociale.Au xviit e et au debut du )(iv siecle, ce sont les paysans etles artisans. Conine lc chi Rousseau clans I'En11le, ce peupleconstituc la grande majorite de la population : « ce qui West paspeuple est si peu de chose que ce n'est pas la peine de lecornpter » '. Le peuple des campagnes n'est pas seulement leplus nombreux, c'est le peuple originaire. Prochc de la nature,it a garde son authenticite et ses traits specifiques, it s'est pre-serve des perversions et des alterations de la societe urbaine.D'oh le grand mouvement d'interet pour les cultures popu-laires, des la deuxieme moitie du xvitt , siecle, qui trouveradans les textes de Herder une justification theorique. Cc mou-vement entrainera la collecte et le « sauvetage » des traditionspopulaires : poósie orale, musique, arts traditionnels, etc.L'idee fondamentale, c'est quc le peuple paysan preserve lelien avec [origin, c'est le peuple originaire perpetue dans lepresent : les Celtcs, par exemple, qui vivent encore dans lescampagnes bretonnes, et dont la langue serait la langue gau-loise. Cette thematiquc a eu tin enorme succes dans la creationdes identites nationales. Elle subsiste encore dans les eco-musees, dans la reconstruction de villages rustiques, dans lacelebration du folklore vestimentaire et musical'.

Au sens social du terme, le peuple est le conservatoire destraditions nationales. Cette these alimente les activites touris-tiques, mais elle Bute sur un paradoxc. D' une part. la plupartdes mouvemcnts nationaux du )(Ix , siecle, en Europe centralemais aussi en Scandinavie, en Belgique, etc., n'ont pas etaportes par la paysannerie mais par certaines couches de labourgeoisie et de [intelligentsia : pasteurs, enseignants, fonc-tionnaires. Le peuple des campagnes a faiblement participe au(< 1-6/ell des nations » du xtx , siecle, it n'a ate associe qu'encours de route au mouvement. Les foyers de l' agitation natio-nale ont eta surtout urbains, comme le montrent les analyses deMiroslav Hroch D'autrc part, identification de la nationaux valcurs du ten-oir n'en a pas moins subsiste jusqu'auxx e siecle. Les nations se sont alors identifiees a des valeursque mettait en peril la revolution industriellc. C'cst l'une desraisons pour lesquel les identite nationale est toujours « rede-couverte » au moment oil el le est « en peril ». Parcc qu'elle estsymbolisee par le monde des campagnes, ses coutumes etscs vcrtus, cette identite parait menacee par I' industrialisationet lc poids grandissant des villes. La oh 1' industrialisations'est faitc grace au recours massif de la main d'oeuvre &ran-gere — cas de la France, cc qui a frein l'exode rural jusqu'ala Seconde Guen-e Mondiale —, le peril denonce est ega-lement celui de I' « invasion etrangere » 2 . La denonciation del'industrie, de la villa et de l'étranger iront de pair avec lacelebration cl'une identite lice aux terroirs, au moment memeoh la societe, cesse d'être essentiellement agraire. C'est unpremier indice d'un decalagc entre symboles identitaires ct

1. Cf. Miroslav Hroch, Social Preconditions of National Revival inI. Emile, Livre IV, Paris, GF-Flammarion, p. 292. Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.2. Cf. Anne-Marie Thicssc, La Creation des identites nationales, Paris, 2. Cf. Anne-Marie Thicssc, op. cit., et Gerard Noiriel, Population, inuni-

Seuil, 1999. grGtion et identite nationale en France. xnu-xx , siecle, Paris, Hachette, 1992.

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I .E CONCEPT DE NATION 1918 QUEST-CE QUE. LA NATION?

realites sociales qu'il faut toujours garder en tete lorsqu'onparle d' identite culturelle.

Au sens politiquc du terme, le peuple est la communautedes citoyens. Or, la citoyennete est definie comme appar-tenance ou participation a I'Etat. Par consequent, la commu-naute des citoyens s'entend au scns des membres actuels deI'Etat. C'est Ia communaute presente des citoyens. Les gene-rations passees et futures n'en font pas partie. En revanche,elles sont comprises dans le concept de nation, car la nationest une communaute historiquc qui embrasse toute la suitedes generations. Par consequent, la formule de DominiqueSchnapper ne convient pas vraiment a la definition de lanation. Ce n'est pas la nation, c' est le peuple au sens politiquequi est une (< communaute de citoyens ». Ce peuple fait partiede la nation. mais la nation ne se reduit pas au peuple. Pourpouvoir elargir l'extension du concept politique de peuplejusqu'a lui faire recouvrir l'extension du concept de nation, itfaut montrer a quelles conditions et sous quelle forme lacommunaute actuelle des citoyens n'agit pas seulement enson nom propre. mais au nom des generations precedentes etsuivantes. Des lors, ce n'est plus la volonte generale qui faitloi, mais les interets de la nation interpretes par les citoyens dupresent. De son cote, la nation fait sous certaines conditionsl'objet d'une hypostase. Cette hypostase en fait tine person-nal ite supra-individuelle, dot& d'une histoire et d'une volontepropres, assignant aux individus l'orientation de leur action.La fonction politique de cette hypostase est fondamentale. Deslors qu'elle fait l'objet d'une personnification, la nation estconsider& comme sujet de l' action politiquc, notamment surle plan international. Par ailleurs, cette personnification poseun principe de loyaute envers la nation, de responsabilite pourla perpetuation de ses traditions, de son rang sur la scene Inter-nationale, etc.

Ce point est lourd d' implications, comme le montre Ia dis-tinction jUriclique entre souverainete nationale et souverainetepopulaire. La nation souveraine est une communaute histo-rique. Elle est dot& d'une personnalite qui transcende lesindividus et s'af firme dans la continuite des generations. Sesvolontes demandent a etre interpretees : it s'agit de savoir ccque pense et veut la France, par exemple. A cette fin, le suf-frage universel nest pas indispensable. Des personnalitesqualifiees — notables, hommes politiques, etc. — peuvent etrepreferees au commun des citoyens pour l'excrcicc de cettecompetence. On petit done introduire le suffrage censitaire.comme dans la Constitution francaise de 1791. S' agissant dusysteme representatif, les deputes ont un mandat representatifet non pas imperatif. Its sont choisis pour representer la nation,non pour transmettre les volontes de leurs mandants. Enrevanche, le peuple souverain est la communaute actuelle descitoyens. Chaquc citoyen est membre du peuple souverain.II est fon& en droit a participer a l'elaboration de la volontecrenerale, a l'exercice de la souverainete. D'oir le suffrage uni-versel. Dans le cadre d'un systeme representatif, les deputessont lies par un mandat imperatif. Tels sont du moms les typesideaux, a partir desquels les constitutions peuvent adopter dessolutions mixtes.

Lc principe de la souverainete nationale permet de reserverla citoyennete active a certains groupes sociaux. D' ('impor-tance de la mystique nationale ». Celle-ci est d'autant plusneeessaire que la participation politique est reduite. Ellepermet de conjuguer devouement patriotique et passivite poli-tique, sentiment d • appartenance a l' Ètat et faible influence surles decisions du gouvernement. II faut par consequent dis-tinguer nationalite et citoyennete effective. La national ite poseI' appartenance a la communaute nationale. Elle donne a I' indi-vidu un statut juridique, mais elle n' implique pas d' emblee laparticipation a la prise des decisions politiques, meme indirec-

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20 QU'EST-CE QUE LA NATION? LE CONCEPT DE NATION 21

tement. Jusqu'en 1944, les femmes francaises ont fait panicde la nation. N'ayant pas le droit de vote, elles n'etaient pascitoyennes au sens plein du terme. L' appartenance a la nationest compatible avec differentes formes d'inegalite politique,de sorte qu'il n'y a pas d'equivalence entre le concept denation et celui de communaute democratique. Tous lesmembres de la nation ont droit a la protection, au soutien, auxsecours de la nation. Tous ont le devoir de participer a sadefense, soil en combattant, soil en participant a l'effort deguerre. Mais le concept de communaute nationale n' impliquepas la democratic. 11 ne l'exclut pas non plus. Toutefois, it estevident que Ia participation a l' idee nationale est, en Bien descas, un substitut a la participation politique effective. Danstous les sens du terme, c'est une participation symbolique aFaction. La simple appartenance nationale correspond a lacitoyennete passive, quand l'individu n'est pas encore partieprenante a l' action publique — cas de la minorite legale — ou n'pas la possibilite reelle d' y participer.

La nation fait aussi l'objet, en certaines circonstances,d'une personnification quasi-religieuse. Elle est l'objet d'unculte, celui que la communaute se vouc a elle-meme avec sesmonuments, ses symholes et ses rituels. Le sentiment nationalest alors une sorte de foi immanente, tournee non plus vers unepersonnalite transcendante (Dieu), mais vers la communautehistorique elle-meme. Parce que la longue duree de la nationcomprend tome Ia serie des generations, le sentiment nationalrelic l'individu a une origine immemoriale, it le fait participerd'une personnalite quasi-eternelle. Cette religion de la nationn'est pas la meme chose qu'une religion nationale. Une reli-gion nationale est une religion officielle ou majoritaire qui sertde trait distinctif a une communaute particulierc. Certainessectes, variantes ou interpretations des grandes religions— christianisme, Islam, judaisme, etc. — sont des religionsnationales, des symboles de l' identite collective. La religion

de la nation, en revanche, fait de la nation elle-meme l'objetd'un culte. Cette religion de la nation peut se conjuguer avecla religion au sens propre. comme elle peut s'y substituer.Mais, Ia religion de la nation peut aussi aller de pair avec

atheisme ou I'agnosticisme. C'est pourquoi le sentimentnational apparait souvent comme une conversion du sentimentreligieux, it herite de sa capacite de sacrifice et de son fana-tisme potenticl. Cela etant. la nation n'est pas le seul objetqui puisse cristalliser la religiosite. 11 y a un fetichism dela nation, comm., it y a un fetichism de 1'Histoire, de la Revo-lution ou du Marche.

En conclusion, la nation est une forme specifique , decommunaute. Elle n'est ni famine ni tribu. Elle est het a l' Etatsans se confondre avec lui. En effet, les formes de l'Etat,les regimes et les constitutions se succedent et different,parfois s' opposent violemment, tandis que la nation representsune certaine forme de continuite historique. La nation est unecommunaute organisee sous la forme dune societe completeet territorialisee. Une societe complete, parce qu'elle corres-pond a une certaine organisation du travail social; ellecomprend en elle la di versite des groupes sociaux. Une societeterritorialisee, parce qu'elle s' identifie a un espace historique.La nation n'est done pas simplement une communaute detraditions, comme le sont par exemple les communautósconfessionnelles. Elle n'est pas non plus une classe ou unecouche sociale. En mem temps, c'est une communaute histo-rique definie par ses traditions ethiques, jurichques, esthe-tiques, etc., ce qui la distingue d'un simple marche. Societe etcommunaute historique pourvue d'un espace propre, elle secaracterise par une unite de civilisation. Mais elle se distingued'une simple unite de civilisation par une forme de consciencecollective. Cettc conscience collective a une significationpolitique. Elle fait de la nation 1.111 sujet souverain effectif oupotentiel, ce qui la differencie a la fois d'une ethnic et d'une

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22 QU'EST-CE QUE LA NATION ? LE CONCEPT DE NATION 23

region (ou tine province). Des lors, on peut reserver le motnation aux communautes historiques organisees en Etats-nations. et le terme de nationalitesa celles qui coexistent dansun Etat multinational. Mais les nationalites ne sont pas desethnics, cites ont les memes caracteristiques que la nation,notammcnt la revendication on l'exercice dune forme desouverainete. Dans ce cas, la souverainete est une souverainetepartagee dans le cas d'un Etat federal, ou tout an moins uneforme d'autonomie.

La continuite historique et le lien a rorigine sont au cceurde la notion. Ce rapport a rorigine constitue la tradition ausens strict. Par consequent, it y a des traditions lingu istiques oureligieuses, mais it y a aussi des traditions juridiques et poli-tiques. Cela nous invite a lever toute ambiguite relative auxrapports entre culture et politique. Culture et politique sontdeux aspects de la nation, consider& sous un certain anglecomme unite de civilisation — comme tine variante dans uneaire de civilisation — et sous un autre angle comme principe delegitimize politique. Mais si l'on entend, par politique, uneforme de gouvernement et rensemble des pratiqucs qu'elleimplique, la politique est incluse dans Ia culture au sens decivilisation. Elle s' inscrit dans le complexe des traditions quidefinissent la nation, tout en se transformant en fonction derevolution des techniques, des facteurs socio-economiques,des relations internationales, etc. En fin, r element de conti-nuite peut se manifester de deux manieres. Soit it s' agit d'uncculture originaire qui s' est conserves au fil des generations. Lanation authentique est alors represent& par le monde rural etses traditions. C'est le cote exotique, folklorique de la culture!rationale. Soil Ia culture a evolue au sours du temps, rnais lesdifferentes formes qu'elle a prises peuvent etre liees dans unrecit. 11 y a tine histoire de la litterature, de la poesie, der architecture, des passions religieuses, des conflits ideo-logiques, des constitutions qui sont des aspects de r histoire

rationale tout court. Dans cette perspective, c'est l'ensei-gnement qui joue le role fondamental dans relaboration et latransmission du sentiment d'appartenance.

La continuite historique ne concerne pas seulement les tra-ditions et les formes culturclles. 11 faut egalement prendre encompte I' anciennete et les formes successives de la consciencecollective. Pour certaines nations, on pent remonter a la findu Moyen Age. Des le xv e siecle, une forme de sentimentnational se manifeste en Espagne, en France, en Angleterre,en Boheme, la plupart du temps dans un contexte de conflits :la reconquete de la peninsule iberique sur l'Islam, la guerrede Cent ans. les guerres hussites. Naturellement, la questionest de savoir quelle a etc r extension sociale de ce sentiment.Comme le souligne Eric Hobsbawm', les sources ecritessont la plupart du temps muettes sur les sentiments populaires,dies renseignent sur l'opinion des couches aristocratiques dela societe. D . un cote, it parait hasardeux de parler d'unsentiment national populaire avant le xvitt e-xix e siecle, selonles pays. Mais d'un autre cote, r unite rcligieuse et r unitepolitique sont liees dans toutes les societes d'ancien regime.Dans ces sociótes, le prince et la foi font souvent 1' objet d'unattachement et d'unc fidelite populaires, en depit de l' hetero-géneite des communautes locales. Cette premiere formed' identification collective n' implique pas r unite linguistique.Elle releve d' une unification << verticale » entre les sujetset les autorites theologico-politiques. Elle n'entraine pasnecessairement unification « horizontale » entre les diffe-rentes provinces. Par consequent, elle ne correspond pas arid& de la nation souveraine dont le concept apparait auxvItt e siecle. Selon ('expression consacree par la recherche

I . Cf. Eric Hobsbawm, Nations et nationalistnes depuis 1780, trad. fr.

D. Peters, Paris, Gal I iimtrd, 1990.

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I .E CONCEPT DE NATION 2524 QU'EST-CE QUE LA NATION?

historique, it s'agit plutOt dune forme « protonationale »d' identification.

Une communaute de situation

Une derniere precision s'impose relativement a la conti-nuite historique. On l'a di t, cette continuite est souvent uncreconstruction retrospective. Chaque communaute aime a setrouver des ancetres, plus ou moins lointains, historiques oumythiques, qui incarnent a la fois un passé et des versusfondamentales. Wine quand la continuite est averse — parl'anciennete et la permanence d'un Etat, notammentl'histoire nationale fait constamment l'objet d'une reinterpre-tation retrospective. Mais la conscience nationale n'est pasexclusivement tournee very le passé. D' tine part, on petit direque les membres de la nation partagcnt un mane projetpolitique, si par projet politique on entend l'adhesion a unecertaine forme d' Etat (la republique, la democratic I iherale, lein ulti partisme, etc.). D'autre part. la conscience nationaleMelia unc projection de la communaute dans l'avenir, uncanticipation de sa propre evolution. Memoire du passe etprojection clans l'avenir sont etroitement liees, la premieredonnant son orientation a la seconde. Toutefois, 1 . inter-pretation du passe comme les projets d'avenir donnent lieu ades options tres differentes au sein dune meme nation. Enternoignent les &bats entre les historiens et les antagonismespolitiques. Wine le consensus si- la forme de I' Etat n'existeque dans les periodes de stabilite politique. ob les membresd'une meme nation se rejoignent, en revanche, c'est dansla perception de leur situation commune. Ce qui les reunit,c'est le sentiment d'être embarques » collectivement dansla meme situation, a 1' interieur du pays et sur le planinternational.

Differents facteurs interviennent dans cette consciencecollective de la situation : des facteurs historiques, econo-

miques, politiques, mais aussi geographiques et géopolitiques.De toute evidence, la conscience collective nest pas la memescion qu'on est citoyen d'un petit ou d'un vaste pays, conti-nental on insulaire, d'une population de cinq on de trois centmillions d' habitants, parlant unc langue internationale ou non.L' appreciation de la situation est bee a l'histoire, au souvenird' une grandeur passee, a la conscience d' etre un pays neuf, etc.Elle depend aussi des facteurs economiques et politiques,des ressources dont on sail disposer, des perspectives de & ye-loppement, de la puissance technologique et militaire, desalliances traditionnelles. Enfin, interpretation de la situationest He aux valeurs nationales, a une certaine conception de lajustice, de la dignite, etc. Mais cette relation est reciproque.Ces conceptions morales et politiques dependent aussi de laperception de la situation collective qui &Erin une manged'action, fait apparaitre des problemes, esquisse des hutspossibles. On n'a pas la meme representation d'un ordre inter-national fonds sur la justice, ou d'une constitution europeenneequitable, scion qu'on est membre d'un petit pays d'Europecentrale ou d' une ancienne puissance impel-laic.

En un mot, la nation n'est pas une communaute de destinmais une communaute de situation. L'histoire nationale nedetermine pas la perception de la situation collective. C'estplutOt la perception de la situation presente qui inflechitl'interpretation retrospective de setts histoire. Dans la mesureou la perception du present pent etre predaterminee, ce n'estpas du a l'histoire en elle-meme mais a la version de l'histoirequi est enseignee et transmise. Par consequent, it ne Taut pasetre obnubile par le passeisme des mythologies nationales. Laglorification do l'histoire nationalc joue un role central dansles periodes de fondation ou de lutte pour la reconnaissance.Mais son role n'est pas lc meme quand la situation est a la foisstable et normalisee. En ce qui concerne le sentiment de lacontinuite, I'espace joue un role aussi important que l'inter-

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26 QU'EST-CE QUE LA NATION'? LE CONCEPT DE NATION 27

pretation retrospective de I . histoire. La longue duree desdonnees geopolitiques — insularite britannique, la Francecomme terre d' invasion, lc continent americain a l'abri desagressions, etc. — est plus constante dans ses effets sur Iaconscience nationale. Elle resiste mieux que les mythesnationaux au renouvellement des generations, a individua-lisms qui prevaut en periode de paix, a l' activite sociale ordi-naire qui prend la suite des moments fondateurs. Elle resisteegalement au scepticisme induit a l'encontre de ces mythes parle developpement des sciences historiqucs. La consciencenationale se manifesto aussi comme sentiment d'habiter uncertain lieu, un certain territoire, comme tine fawn d'appre-hender les rapports entre l'espace national et l'environnementinternational. Le bouleversement de ce schema spatial estune source de traumatisme collectif aussi importante queles episodes malheureux de l'histoire nationale, comme lemontrent la nostalgic des terres abandonnees ou perdues,les resistances a la decolonisation ou, plus recemment, lesattentats de septembre 2001 a New York.

La conscience collective d'une nation est faconnee par Iaperception d'une situation exterieure et interieure. De cetteperception decoulent les sentiments de peril ou de securite, dedynamisme collectif ou de &din, d' isolement ou de solidaritenaturelle avec certains pays. Impliques dans une meme situa-tion, les membres de la nation ont en commun des problemesqu'ils ne peuvent resoudre qu'ensemble, meme s' ils divergentsur l' interpretation des causes et le choix des solutions. Tousces problemes sont lies de pros ou de loin a la question de laliberte et a la fawn dont elle est concue, a tort ou a raison, parles membres d' une meme nation. C' est pourquoi la consciencenationale est tendue vers la souverainete, surtout exterieure.D'une part, l' ndependance collective est la garantie deslibertes individuelles. La question est de savoir en quoiconsiste cette independance, si elle peut etre complete, si elle

est compatible avec l' interdependance croissante des Etats surles plans economique, militaire, diplomatique. Mais it est surque les libertes individuelles, les droits civiqucs, politiques.sociaux nc sont plus garantis quand l' Etat passe sous la tutel led'une puissance etrangere. D' autre part. la communaute veutavoir la liberte de vivre selon les normes d'une ethique, d'unsysteme social et politique propres. En consequence, la preser-vation d'une identite collective n'est pas le seul enjeu des aspi-rations nationales. La question de l' identite n'est qu'un aspectdu probleme fondamental, qui est celui de la liberte concrete,de la possibilite d'une existence qui fasse seas aux ycux desmembres de la communaute historique.

2) Pmblemes de definition

Definitions objective et subjective de In nation

La nation est une communaute historiquc caracterisee parune culture propre, une conscience collective et une revendi-cation de souverainete politique. Peut-on act- plus loin dans laprecision? II ne le semble pas. Si ion essaie de preciser lescriteres qui permettent d'identifier la nation comme commu-naute de culture, un probleme apparait immediatement : cescritercs changent en fonction des differentes nations. Elles ontrecours a des elements differents pour s'identifier elles-memes. Certai nes nations s' identifient par la langue, mais it ya des nations differentes qui parlent la meme langue, commeles Allemands et les Autrichiens, les Irlandais et les Anglais.Dc meme pour la religion : les Wallons et les Flamands sontmajoritairement catholiques, cela ne suffit pas a faire l'unitede la nation beige. Les institutions politiques sont egalementsemblables d'une nation a l'autre, par exemple au sein desdemocraties occidentales. Pour autant, ces democraties ne sefondent pas en une seule communaute nationale. Chaquenation a un sentiment distinct de son identite. mais quand on

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cherche a donner une definition plus precise de la nation,tous les criteres sont inadequats. Par consequent, it est impos-sible de definir la nation comme une communaute de langue,de religion, d'ideologic ou de systeme politiquc. Chacun deces criteres vaut pour telle nation, mais non pour telle autre.Et si l'on veut prendre la liste entiere, un ou l'autre des cri-teres fait toujours debut clans les cas particuliers. Tout se passecomme si chaque nation, pour definir son identite, operait tineselection parmi les criteres culturels disponibles. Chacuned'entre elles met l'accent sur un ou plusieurs criteres essentielspour sa propre definition, mai s inoperants pour la definition detelle autre.

D'oii le recours a la definition subjective : Ia nation n'estpas definie par des caracteres objectifs, mais par la consciencecollective qu'elle a d' elle-meme. Cette definition a plusieursinerites. Elle est indispensable pour differencier nation etcivilisation. Elle correspond egalement au statut << epistemo-logique » de son objet. Pour caracteriser la nation, on ne peutpas donner de criteres objectifs comparables a ceux qu' onutilise pour di fferencier un lezard d'une sauterelle. Le statut denation n'est pas un fait d'observation, c'est I'objet dunerevendication reconnue ou pas. La nation existe des qu' ungroupe humain se considere comme une nation, des qu' tineconscience nationale est attest& par des discours, des compor-tments, etc. Elle est l'idee par laquelle la collectivite se repre-sente a elle-meme comme un tout. Plus exactement, la nationest rid& par laquelle l'individu se represente comme mcmbred'un tout, sachant que cette idee est partagee par des millionsd' individus. La nation est done pour chacun d'entre eux une« communaute imaginde », scion l'expression de Benedict

Anderson 1 . Cest une communaute qui n'existe qu'en repre-sentation. Elle n'en est pas moins reelle : des lors que cetterepresentation est presente a la conscience de chaque individu,Ia nation existe et agit comic telle.

La force de cette definition subjective, c'est l'evidencequ' n'y a pas de nation sans conscience nationale. Sa fai-blesse, c'est qu'en ne voit pas comment it pourrait y avoirconscience nationale si les individus n' avaient rich de concreten commun. II faut meme dire : s'ils n' avaient en commun9uelque chose qui les distingue des autres communautes.A moms d' admettre qu' il est possible de creel- une consciencenationale a partir de rien, de maniere totalement artificielle.Comme le dit ironiquement Eric Hobsbawm, « s'il se votiveassez d' habitants de rile de Wight qui veuillent appartenir aune nation wightienne, it y en aura une >> 2 . Or la consciencenationale, precisement, cristallise autour de criteres objectifs.Elle n'cst pas vide, elle a un contenu determine. Toutes lesnations se definissent par des traits culture's particulicrs — ausells precedemment defini du mot culture, qui Melia les prin-cipes d' organisation sociale et politique.

Manifestement, les definitions objective et subjective nesont vraies qu'ensemble. Mais cela ne resout pas le probleme,puisqu'on est renvoye des di fficultes de tine a celles del'autre. II faut done s' expliquer a la fois la diversite des criteresobjectifs et la genese de la conscience nationale. Ces di fli-cultes ont conduit la plupart des theoriciens de la nation aprivilegier l'approche hi storique, a s' interesser davantage auxprocessus de formation qu' aux tentatives de definition.

I. Cf. Benedict Anderson, L'hnaginaire national. Reflexions sur l'ori-gine et lessor du nationalisme, trad. fr . P.-E. Dauzat. Paris, La Decouverte.2002

2. Eric Hobsbawm, Nations et nationalismes depuis 1780, op. cit., p. 17.

I.F. CONCEPT DE NATION 2928 QU'EST-CE QUE LA NATION?

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30 QUEST-CE WE LA NATION ? LE CONCEPT DE NATION 31

Nation-civique, nation-culture

Sans pretendre a l'exhaustivite, on pent ainsi distinguerdifferentes epoques :

Line « prehistoire » depuis le Moyen Age jusqu'auxv(I e siecle en Europe occidentale, on apparaissent des senti-ments d'appartenance protonationaux » : en Espagnel'epoque de la Reconquista, en France a la fin dc la guerre deCent ans. en Boheme lors des guerres hussites, etc. ;

la naissance de la nation moderne avec les revolutionsanglaise, arnericaine et francaise aux xvil e et xvin e siecles ;

3) au )(Dv siecle, lc developpement du sentiment natio-nal en reaction a l' invasion napoleonienne, notamment enAl lemagne, en Espagne ou en Russie ;

4)1'independance du Bresil et des colonies espagnolesd'Amerique latine ;

les unifications allemande et nal ienne ;dans Ia premiere moitie du xx e siecle, 1 . independance

irlandaise, la restitution de la Pologne ;l'indepenclance des nations d'Europe centrale et orien-

talc soumises aux empires austro-hongrois et ottoman ;dans la deuxieme monk du xx e siecle, independance

des colonies ou des protectorats en Asie, en Afrique ouMoyen-Orient;

la reunification de l'Allemagne ;l'emancipation des pays d'Europe centrale de la tutelle

sovietique, independance des ex-republiqucs sovietiques etyougoslaves.

Cette diversite historique et geographique met en evidencedifferents types de formation des nations. Cette typologic estdominee par l' opposition desormais classique entre nation-civique et nation-culture. Dans le premier cas, la nation estform& dans et par l' Etat. Le type ideal en est quasi ment donnepar la France. La nation francaise n'cst pas Milne par unecommunaute d' origine, elle est composee de populations Mk-

rogênes reunies par le pouvoir d'un meme monarque, dansles frontieres d'un meme royaume. Elk se constitue commenation souveraine par la Revolution. Des lors, est francaisCali qui adopte et defend les valeurs de la republique fran-caise, suivant le principe du contrat social. La nation civiquerepose ainsi Sur idee d' adhesion volontaire. Ellc est, suivantla celebre formule de Renan, un << plebiscite de tons lesjours » I . Quanta la nation-culture, elle se definit par une cul-ture censee exprimer le caractere originel, l'esprit de cettenation. Celle-ci se distingue alors des autres nations par sonparticularisme culturel, par sa religion, sa langue, sa poesie.Elle cherche a affirmcr et a preserver cette identite culturelleen se dotant d'un Etat propre. Dans le premier cas, l'Etat pre-cede la nation. Le sentiment national s'attache a la formede l'Etat et debouche sur un patriotisme d'Etat. Parce qu'ils'attache a des principes juridiques et politiques, cc patrio-tisme est lie a une forme d'universalisme. Dans le second cas,la nation precede l'Etat. Le sentiment national cristalliseautour d' une communaute de culture. L'Etat est alors auservice de la nation, it en preserve l'esprit et les traditionspropres. On a affaire A tine opposition nettement definie qu'ontraduit habituellement en confrontant les theses de RenanA celles de Herder'-, on encore, a celles de Fichte dans lesDiscours a la nation allemande'.

Cette opposition entre nation-civique et nation-cultureest toutefois schematique a 1 ' exces, de sorte que la recherchehistorique tend de plus en plus a la rclativiser. II est indeniableque les processus de formation des nations sont distincts.

Dans Ia conference sur (a nation prononede le 11 mars 1882 a laSorbonne. Cf. infra, IC panic.

Cf. Mies sur la philosophic de l'histoire de l'humanite. Paris, PressesPocket, 1991.

3. Cf. infra, II ` pantie.

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32 QU'EST-CE QUE LA NATION'? LE CONCEPT DE NATION 33

Mais on ne peut en cone lure (Idit y a deux idees irreductiblesde la nation, une id& politique et une ides culturelle. D'unepart, on ne pent pas opposer la politique A la culture parse quela premiere fait partic de la seconde. 11 y a des comportements,des modes d'cxpression, des valeurs morales caracteristiquesde la culture democrat ique. Et reciproquement, la constitutionpolitique d'une communaute repose stir la structure sociale,les dispositions Othiques ou les traditions morales de cettecommunaute. Si la constitution juridico-politique Ile COITeS-

pond pas a cette structure ethique et sociale, elle n' est tout sim-plement pas appliques. Elle reste Imre morte. D'autre part,tons les processus de formation nationale conjuguent un projetd'unification culturelle et une conception de la citoyennete.On petit le montrer par des arguments historiques, mai s ]'ana-lyse des auteurs invoques Ic confirms. Chez Renan. I'appar-tenance a la nation ne releve pas seulement de ]'adhesionvolontaire, elle impose egalement d'assumer ]'heritage d'unchistoire. Le << plebiscite de tons les jours » est fort differentdu contrat social de Rousseau. Chez Fichte, la culture dont lepeuple est depositaire n'a rien d'un particularismc, elle n'a devaleur que par son universalite. Nous y revenons dans ladeuxieme pantie de cet ouvrage.

D'Ull point de vue historique, ]'opposition entre nation-civique et nation-culture a un desavantage majcur. Elle occultele fait que toutes les nations se sont formees dans le cadre cl'unEtat. C'est le type d' Etat et Ic rapport a l'Etat qui changentscion les cas. Dans ccrtains cas, it s'agit d'unc monarchic uni-ficatrice, dans d'autres it s'agit d'un empire multinational.Mais c'est toujours dans le rapport a l' Etat — et aux attiresnationalites, dans le cadre de l'Etat multinational — que lanation se forme comme entite politique. Les unifications alle-mande ct italienne. par exemple, ont etc realisees par un Etatpreexistant — la Prusse dans le premier cas, le royaume , dePiemont-Sardaigne dans le second — qui a joue le role d' Etatunificateur. Dans les deux cas, it ne s'agit pas d'une unifi-

cation << par lc has » d'abord ]'unification culturelle, puisl'acces a l'Etat. L ' u nification s'effcctue « par Ic haut », sous Iagouverne de Bismarck, dune part, et de Cavour, de l'autre.Tous les deux ont agi depuis les sommets du pouvoir, lourlogique est une logique d'Etat I.

S'agissant des nations d' Europe centrale, elles se sontformecs dans le cadre de l'Empire des Habsbourgs. Dans cecas, le mouvement est bien parti de la societe elle-méme,conduite par des gens de lettres et des hommes de culture. Maiscette revendicat ion d'un Etat national s'est manifest& dans lecadre d'un Etat multinational preexistant. Le rapport des diffe-rentes nationalites a l'Etat multinational a etc determinantpour Ia formation du sentiment national, de merne que lesrapports des nationalites entre elles : entre les Tcheques et lesAllemands; entre les Slovaques, les Croates et les Hongrois.Dans cc cas, la revendication nationale a d'abord vise l'egalitóde traitemcnt des peuples de la double monarchic austro-hongroise, en particulier apres le compromis de 1867. Avant dedeboucher sur Pindependance A la fin de la guerre 1914-1918,elle a etc portcuse d'un projet de federalisation de l'empire.

Dans toes ces cas, les facteurs culturels ont etc decisifs.Miroslav Hroch a distingue les trois phases de ces mou-vemcnts nationaux : la phase A caractórisee par tin inter&d'erudition A la culture dune communaute donnee; la phase Bcaracterisee par le militantisme dune minorite agissantcautour de l'idee nationale; la phase C ou le programmenational obtient tin soutien de masse 2 . On sait notammentl'importance de la litterature et du theatre pour I' unification de

I. Cf. Rogers Brubaker, Citoyennete et nationalite en France et enAllemagne, trad. fr . 1.-P. Bardos, Paris, Bclin, 1997, p. 198 ; Guy Hermet,1-listoire des nations et des nationalismes en Europe, Paris, Scull, 1996, p. 151.

2. Cf. Social Preconditions of National Revival in Europe, Cambridge,Cambridge University Press, 1985.

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34 QUEST-CE QUF. LA NATION? LE CONCEPT DE NATION 35

Ia langue et la constitutio n d'une symbolique nationale. II restequ'on n' a jamais affaire a un processus purement culture!. Lesrevendications nationales ne sont pas de simples affirmationsd' identite ethnique, elles sont aussi des revendications poli-tiques de reconnaissance.

Souvent, par ailleurs, cette revcndication nationales'appuie sur le souvenir d'une ancienne independance, surles rester d' instit utions politiques. Les Tcheques, les Polonaisou les Croates ont cu un Etat au Moyen Age — perdu au

xi , siecle pour les Croates, au xvit e siècle pour les Tcheques, au

xvitt e siecle pour les Polonais. Le souvenir d'une ancienneorganisation politique et de l' independance perdue joue ainsiun role decisif dans la constitution de la conscience nationale.Certes, 1' historiographie develop* a cet effet est souventmythique, elle releve de « l'invention de la tradition »; maiselle montre que element politique fait partie de cette culturesur laquelle s'appuie le sentiment national. Enfin, les revendi-cations de souverainete s' inscrivent dans une perspective pluslarge. C'est le cas, par definition, des revendications d' auto-nomic dans le cadre d'un Etat constitue. Mais cent aussi le casdes revendications d' independance. qui s' inscri vent dans unerecomposition globale de l'espace international. En 1918, its'agissait, pour les nations d'Europe centrale et orientale, des'inserer dans le nouvel ordre curopeen que devait fonder leTraits de Versailles. A la fin du xx e siecle, l' horizon des reven-dications nationales en Europe centrale et orientale est l'inte-gration a l' Union europeenne. Chaque nation negocie sa placedans un ordre politique international qui est aussi un ordre eco-nomique — un marche ou tine economic-monde au sens deBalibar et Wallerstein

1. Cf. Races, nations, classes. Les identites ambigues, Paris, La136couverte, 1989. Cf. aussi Nous,citoyens d'Europe ?, Paris, La Decouverte,2001.

Si des facteurs politiques interviennent d'emblee dans laformation de la nation-culture, des facteurs culturels inter-viennent tres tot, en revanche, dans le developpement de lanation-civique. Comme les autres, les nations-civiques ont eurecours au culte des grands hommes et des grands evenements,a !'unification culturelle autour dune langue, d'une Mt&rature, d'une histoire et d'une geographic nationales. Au-deladu clivage entre les deux types de construction de la nation, ii ya eu une circulation des modeles de construction d' identiteentre les nations d'Europe occidentale, centrale et orientale.Les nations ont pris exemple les unes sur les autres quand its'est agi de sauver la poesie, la musique populaire ou 1' arti-sanat traditionnel de l'oubli. Ayant analyse Bette circulationdes schemas d'identification, Anne-Marie Thiesse pane a ccsujet de « cosmopolitisme du national » 1 . Ccla n' efface pas ladifference entre l'identite fond& sur la langue et l'espritnational, d'une part, sur lc civisme ou la citoyennete, del'autre. Mais cette polarite existe dans toutes les nations. 11 y apartout differents types de sentiment national, mais aussidifferents types de nationalisme, selon qu'on est attaché auxtraditions linguistiques, aux coutumes, aux principes constitu-tionnels, etc.

Le role historique des conflits

Plus que les oppositions classiques entre definitions objec-tive et subjective, nation-civique et nation-culture, le rOle desconflits dans la genese des nations merite tine attention parti-culiere. Ces conflits jouent un rOle dans Ia perception de lacommunaute de situation. 11 jettent aussi une lumiere supple-mentaire sur l' orientation de cette conscience collective versune revendication de reconnaissance et de souverainete. Ces

1. Cf. La Creation des identites nationales, op. cit.

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36 QU'EST-CE QUE LA NATION'? LE. CONCH'I • DE NATION 37

conflitsits sont politiques et sociaux, internes et externes, latentsou declares. Les conflits interns sont des luttes entre couchessociales qui se developpent a l' interieur de Fttat.11 s'agitd'ahord de luttes contre le pouvoir monarchique et la reformede l' Etat. Il s'agit ensuite de luttes sociales dont l'enjeu est laconquete de droits civils, politiques, sociaux et le contrOle de1' Etat. La formation des nations est bee au premier type deluttes, notamment aux rapports entre aristocratie et bour-geoisie. C'est evident dans le cas franais on, contrairementce qui s'est passé en Angleterre, la bourgeoisie n' a pas pus'allier a l'aristocratie pour se soumettre le pouvoir royal. EnAngleten-e, cette alliance a permis la « Glorieuse Revolution »de 1688. En France, la bourgeoisie s'est opposee a la fois al'aristocratic et au pouvoir royal en se reclamant du peuple toutentier. Le principe de la souverainete nationale lui permettaitde se faire interprete des volontes de la nation, tout ens' efforcant d'ecarter les couches populaires de la participationpolitique directe. Quant aux conflits externes, ce sont lesconflits « internationaux ». Les exemples deja cites en four-nissent une illustration : preformation du sentiment nationalespagnol au contact de ('Islam, rivalites Franco-anglaises sur lecontinent europeen et pendant la periode coloniale, formationde la conscience nationale americaine dans la lutte contre lesAnglais, eveil du sentiment national moderne en reactiona invasion napoleonienne, notamment en Allemagne et enEspagne, etc.

Les conflits externes cristallisent le sentiment nationaldans l' opposition a un ennemi commun. Les conflits internesfont de meme a l' interieur de 1 ' Etat, dans une communecontestation du pouvoir. La fawn dont la nation definit sonidentite est liee a ces conflits externes et internes, militaires oudiplomatiques, economiques et culturels, dans lesquels seforme ou s'est form& la conscience presente qu' elle a d' elle-meme. La memoire nationale est la memoire des conflitspasses, conflits plus ou moins mythifies, oil les catastrophes et

les batailles perdues jouent tin role aussi important que lesvictoires. Cette remarque permet de resoudre le probleme lie ala definition objective de la nation, problem pose par le faitque les traits objectifs pertinents pour definir la nation — lareligion, la langue, etc. —changent d'un cas a I'autre. Ce qui estfondamental, c'est la conscience collective qui se forme danstine situation de conflit. C'est dans ce contexte de conflits queles « interpretes » de la conscience collective —politicians,hommes de lettres, etc. — definissent 1 ' identite nationale enselectionnant certaines donnees parmi la religion, Ia langue, latradition culturelle, juridique et politique. Cette selection estdone particuliere a chaquc nation, chacune se defi nissantd'apres le trait culture] qui lui a valu menace, conflit ou perse-cution. Les unes insisteront davantage sur la langue, les autresstir la religion, etc. L' aspect religieux predominera le long desligncs de fracture ou d'opposition entre le christianisme etl'Islam (Espagnols), entre le catholicisme et l'orthodoxie(Croates et Serbes), entre les catholiques et les protestants(Irlande). De meme, Ia langue predominera le long des zonesde contact entre langues differentes, comma en Belgique entreles francophones et les neerlandophones, au Canada entre lesanglophones et les francophones, en Europe centrale entre lesgennanophones et les Tcheques ou les Hongrois. A l'epoquemoderne, les differences qui s'accusent et s'affrontent serontsouvent des differences ideologiques. Par exemple, le sen-timent national francais s'est retretnpe, apres la SecondeGuerra mondi ale, dans ('esprit de la resistance au nazisme, etc.

La meme logique vaut pour Ia definition du concept denation. Cette definition est elaboree dans un contexte deconflits qui donne lieu a des definitions rationales de la nation.Ainsi, idee d'une nation-contrat » est develop*, enFrance, a la suite de la perte de I ' Alsace-Lorraine. Elle prendplace dans un argumentaire qui, en reaction a l'annexion deces provinces par l'Allemagne, vent montrer la necessitede consulter les populations avant toute modification de

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frontieres. C'est une definition qui vent contrer le droit duvainqueur en lui opposant celui des peuples a disposer d'eux-memes. La << nation-culture » apparait dans tine Allemagneeclat& et dominee par la France. Elle est une maniere d' op-poser la profondeur de l'csprit a la domination politique etmilitaire, ainsi que l'authenticite d'une culture singuliere1' uni versalisme << abstrait >> des Francais.

Ainsi, la conscience nationale est lies a l' idee de souve-rainete en raison des conflits oil elle se forme, que ces conflitssoicnt reels ou latents, presents ou rememores. S'agissant desconflits externes, la prise de conscience est d'emblee licea l'idee de survie et de perpetuation de la communaute.S'agissant des conflits internes, elle est lice a I'enjeu majeurque constitue le contrOle du pouvoir. La notion de souve-rainete conjugue ces deux aspects : l'independance a l'exte-rieur, le pouvoir intórieur. Pour les nations qui se sontformees interieur un Etat monarchique, elle se tradu it parune refondation revolutionnaire de l'Etat. Pour les commu-nautes culturelles qui ne sont pas dotees d'un Etat propre, elleconduit a une lutte dont l'objet est d'acceder ninon a 1 ' Etat,du moins a tine forme d'autonomie dans le cadre d'un Etatmultinational.

IDENTITE NATIONALE ET DEMOCRATIE

Pour s'assurer de la pertinence d'un concept, i I faut enmettre a l' epreuve le caractere operatoire. 11 faut examiner enquoi ce concept permet de formuler et de traiter les problemes.En ce qui concerne la nation, it y a deux problêmes majcurs. Lepremier concerne I' unite et I' identite de la nation, le second lesrapports entre nation et democratic. D'un cote, le concept denation implique a la foil : tine unite de culture, une consciencecollective, aspiration a tine forme de souverainete. Mais1' unite de culture existe-t-elle vraiment ? Si c'est le cas, de quel

type de culture parle-t-on ? De la culture an sens d'une langue,de references historiques, artistiqucs et litteraires, de symbolescommuns? Ou de la culture an sens de systeme de valeurs,de normes de comportement, de pratiques et de conceptionsmorales? Un systeme scolaire inculque des references com-munes, des connaissances relatives a l'histoire ou a la hue-rature nationales. Cette communaute de references et desymboles induit-elle une veritable communaute de pratiques,de representations. de convictions? La nation forme-t-el le unecommunaute Othique? S'il faut repondre par la negative,n' est-elle pas une fiction politiquement utile, une construction

ideologique » servant a preserver l'integrite des Etats?D'un autre cote, la nation est-elle un cadre favorable a lademocratic? Est-elle au contraire une source permanente deviolence nationaliste, un principe d' expansion hegemonique

exterieur, d' oppression des minorites a l' interieur, de restric-tion de la libertó de parole pour ses propres membres? Si c'estle cas, le developpement de la detriocratie impose le passage aune forme postnationale de 1' Etat.

Ces deux questions portent sur unite de culture qui fondeidentite nationale. La premiere question consiste a demander

si cette unite est bien reelle. La seconde revient a demander sielle ne l' est pas trop.

1) La nation: fiction politique ou conununaute ethique ?

Les nations sont-elles de veritables communautes ethiques,ou un cadre dans lequel coexistent differentes traditionsmorales? Si tel est le cas, toes les Etats-nations sont en un sensmulticulturels. Il faudrait renoncer a parler de nations, ouadmettre que l'unite nationale est seulement symbolique.Cette unite tiendrait a une communaute de references, de sym-boles d' identite, recouvrant et masquant une diversite demodes de vie et de codes moraux. Des lors, la nation ne seraitqu' tine fiction politiquement necessaire pour assurer l' int&

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