conatus et don lordon

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    des inversions finalistes et des constructions axiologiques contre lesquelles Spinoza naura

    cess de lutter. En ces matires, inutile de le dire, le thme du don, et tous ses drivs

    satellites, lamour, lamiti, la gnrosit, la charit, cest--dire toutes ces relations

    interpersonnelles susceptibles de clbration, offrent un terrain de choix. Et aussi loccasion

    dun travail de dsillusion ncessaire proportion de lintensit des fabrications imaginaires

    qui les entourent. Il est vrai que ce sont l des expriences de la vie interpersonnelle et sociale

    qui sont plus que dautres sujettes lentropie moraliste et lenchantement sentimental. Or il

    nest pas certain que sabandonner cette prfrence spontane pour leffusion donne les

    meilleurs instruments pour simplement comprendre. Spinoza na-t-il pas rptitivement averti

    de ce que les participations affectives mal contrles nuisent beaucoup cet effort-l ? Et lon

    pourrait ajouter son conseil de se garder de toute envie de railler, de dplorer ou de

    maudire 1 celui de se dprendre identiquement de toute inclination lmerveillement. Le

    tout premier paragraphe du Trait politique enjoint de regarder les hommes tels quil sont et

    non tel quon voudrait quils fussent (TP, I, 1). Cest que les illusions en la matire se

    payent au prix fort Lerreur semblable, si commune, propos du don nest sans doute pas

    de consquence aussi tragique Et pourtant travailler la dfaire nest pas moins urgent, du

    moins si lon considre que, solidaire de toute une vision humaniste du monde social,

    dont elle est mme trs hautement reprsentative, elle soffre comme point critique une

    entreprise de conversion, voire de subversion intellectuelle qui est peut-tre la vocation

    spciale du spinozisme en sciences sociales.

    1. Le MAUSS entre continuit et hsitations

    Assurment il faut savoir gr au MAUSS davoir remis la question du don au centre de

    la scne en sciences sociales. Il y a de la part de ce collectif un volume de production et une

    obstination creuser mthodiquement le mme sillon qui forcent lattention et sans douteproduisent un effet. Mais quel effet exactement ? La question est dautant plus ardue quil faut

    croiser les variations interpersonnelles et les variations temporelles pour faire justice aux

    diversits de ce courant. Le fait est quen vingt cinq ans, le MAUSS, si tant est quon puisse

    en parler au singulier, nest pas tout fait rest identique lui-mme. Il faudrait tre de

    mauvaise foi pour trouver l motif rcrimination ; une pense volue, sinflchit, samende :

    cest donc quelle est vivante. Mais cest bien cependant ce qui rend la discussion critique si

    1Trait politique, chapitre I, 4.

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    difficile ds lors que le corpus saisir se prsente aujourdhui comme une sdimentation de

    strates suffisamment diverses, et parfois mme contradictoires, pour offrir trop

    dchappatoires possibles lobjection spcifique et circonstancie. Par quel bout attraper le

    MAUSS quil nait la possibilit dopposer une citation dailleurs et dun autre moment

    permettant de djouer la critique ? Cest particulirement vrai propos de la question de

    lintrt et du dsintressement au sujet de laquelle Alain Caill, par exemple, puisquil est

    temps de sortir du gnrique MAUSS, aura sensiblement driv mais, semble-t-il, en se

    refusant en prendre acte lui-mme pleinement. Comment comprendre autrement quon

    puisse simultanment, dune part, proposer quil y a la fois un intrt pour soi, premier et

    irrductible, () et un intrt envers autrui, tout aussi premier et irrductible 2, par quoi le

    don pourrait bien chapper au dsintressement pur, et dautre part, immdiatement se

    rtracter en considrant que dire ceci est donne(r) encore trop de poids au langage de

    lintrt et quil vaut donc (mieux) trouver un terme gnrique pour dsigner lintrt

    pour autrui 3? Il nest pas certain que le nologisme d aimance quAlain Caill propose

    cette fin offre une solution autre que nominale une contradiction qui, la vrit, ne devrait

    pas avoir lieu dtre pourvu que lamendement thorique dans la direction de lintrt soit

    simplement act avec consquence. Mais il est vrai que la consquence est parfois coteuse,

    particulirement dans le cas prsent o la thorisation du don sest de longues annes difies

    sur la thse du dsintressement, au point dailleurs de sidentifier avec elle et de donner aux

    travaux du MAUSS leur caractre le plus distinctif. Comme si cette identit dorigine, elle

    aussi, sefforait pour persvrer dans son tre, le premier credo thorique du

    dsintressement rsiste labandon, et se maintient, au moins nominalement, en dpit dun

    ramnagement qui le dment assez radicalement.

    Au milieu de ces mouvements parfois contradictoires, parfois mal assums, dun

    corpus dont il faut se rjouir par ailleurs quil ne cesse dvoluer, que dire du MAUSS qui

    puisse rsister ces variations ? Sans doute que son centre de gravit stablit autour dunhumanisme du don. Or cest probablement de ce parti pris philosophique que naissent la

    plupart de ses problmes, et plus prcisment dune sorte de dsir envahissant, mais rarement

    explicit comme tel, parfois mme fortement dni4, et pourtant transpirant de la plupart des

    2 Alain Caill (2000), Anthropologie du don. Le tiers paradigme, Sociologie conomique, Descle de Brouwer,p. 65.3

    Id.4 Alain Caill, par exemple, se scandalise quon prte au MAUSS lide proche de la dbilit de cder unmythe du bon sauvage vaguement christianis [pour] se dbarrasser de limmonde capitalisme . Mais

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    textes, dsir de clbrer la beaut spcifique du geste donateur, sinon de le maintenir dans

    lenchantement du moins de persister y voir lun des gestes les plus admirables et les plus

    porteurs desprance quelque chose comme une dignit de la condition humaine5. Comme si

    le don recelait lui seul tous les espoirs que les socits humaines chappent aux violences

    des gosmes, et portait lui seul toutes les possibilits de lharmonie sociale, ses analystes

    Maussiens ont souvent sembl en pouser la cause, non sans le risque, dobservateurs, de sen

    faire les conservateurs. Certes, Mauss lui-mme avait vu dans le don/contre-don le roc

    dune morale ternelle , mais rserv aux conclusions de lEssai dont on osera dire

    quelles nen sont pas la meilleure part le dbordement de la stricte analyse par les

    prfrences de sa vision du monde et la clbration de cette morale. Cest cette sparation que

    les travaux du MAUSS donnent sans cesse limpression deffacer quand y transparaissent trop

    visiblement le parti pris du roc et la cause du don. Or linclination est trop forte pour ne

    pas tourner souvent lapologie, apologie du dsintressement bien sr, conu comme

    radicalement irrductible lintrt. On ne peut faire natre laltruisme de lgosme nous

    dit Alain Caill6 en des termes qui eux seuls indiquent toute une orientation intellectuelle et

    posent demble problme. Car sil faut se mfier en gnral de la pense par antinomies, que

    dire de la pense par antinomies morales ? Il nest pas certain que lopposition de

    lgosme et de laltruisme puisse livrer une grille de lecture pertinente du don, et il y a

    mme des raisons de croire quelle est peu prs assure de manquer tout ce qui en fait la

    complexit on serait tent de dire : lintrt ! , et ceci notamment sous leffet dune

    prfrence thorique pour le dsintressement qui lui interdit de prendre la mesure des

    puissances gnratrices de lintrt. Parce quil est trop attach dfendre et illustrer une

    certaine esprance quoiqu force de se lentendre dire il ait fini par choisir de le dnier7

    lhumanisme thorique ne peut se rsoudre voir le don tel quil est . Or il nest pas sr

    que toutes les arrire-penses dont on charge indment lanalyse trouvent mme leur compte

    videmment Alain Caill (re)formule ici lui-mme, et sous une forme maximale, la critique dnier (AlainCaill, 2004, Correspondance, Revue du MAUSS n23, La Dcouverte, p. 254).5 Christian Arnsperger ne voit-il pas dans le don la possibilit dun idal, celui de relations vraies , cest--dire solidaires, charitables , ordonnes au souci premier dautrui ? (Arnsperger , 2000), Mauss etlthique du don : les enjeux de laltruisme mthodologique , Revue du MAUSS, n15, p. 105, cest moi quisouligne.6 Alain Caill (2000), op. cit., p. 47.7 Godbout, par exemple, demande son lecteur de ne pas cder au soupon que nous projetterions sur le doncrmoniel une conception bienfaisante du don, et celui aussi que nous verrions le don (altruiste) comme uneconomie alternative lconomie marchande , Jacques Godbout (2004), Correspondance , Revue du

    MAUSS, n 23, p. 256. Mais quelques pages auparavant cest le mme Godbout qui suggre de voir dans lapense du don une arme pertinente pour rsister la mondialisation marchande (p. 240). Le lecteur prendpeut-tre ici plus concrtement conscience des difficults rencontres par lentreprise de critique du MAUSS

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    dans cette distorsion gnrale. Faut-il le dire : il nentre en aucun cas dans cette critique lide

    parfaitement sotte quil se pourrait concevoir quelque chose comme une science sociale

    axiologiquement neutre et vierge de toute politique. Mais dfaut de mettre au clair les

    rapports ncessaires du scientifique et de lextra-scientifique dans une construction de

    science sociale, dfaut de prciser comment devrait sagencer leur dlicat quilibre, il est

    simplement question de dire quen tout tat de cause, les meilleures intentions du monde ne

    gagnent rien se raconter des histoires. Il est fort possible, et mme trs probable, que les

    questions du don, de la solidarit et de la rciprocit doivent venir trs haut dans lagenda des

    sciences sociales lpoque capitaliste qui est la ntre de ce point de vue, il faut reconnatre

    au MAUSS davoir remarquablement choisi ses objets. Il est permis en revanche de douter

    que le wishful thinkingqui consiste postuler la bonne nature donatrice de lhomme8 et

    sen fliciter bien sr offre le meilleur moyen de penser ce qui est et (pour ceux qui le

    veulent) ce qui devrait tre. Et ce doute est dautant plus lgitime que rien par ailleurs ne

    condamne lantinomie ruineuse de lhomo donatoret de lhomo oeconomicus9. Cest ce

    moment prcis que la pense spinoziste, qui offre de dissoudre ces alternatives conceptuelles

    aux proprits analytiques discutables, se montre des plus utiles, mais videmment en

    emmenant dans une direction qui nest pas faite pour recevoir spontanment la faveur

    Maussienne Car le don vu par Spinoza, comme dailleurs toute action humaine, reste

    infailliblement pris dans lorbite de lintrt souverain. Conserver encore un instant lattention

    du lecteur anti-utilitariste aprs avoir dit ceci suppose alors de faire au moins trois choses :

    - Proposer que lintrt est souverain demande en premier lieu den indiquer le principefondamental, et surtout de dire tout ce en quoi il excde le simple intrt utilitariste

    notamment en quoi, pour tre un intrt, il rompt nanmoins avec le paradigme du

    calcul, et comment, galement, il inclut lintrt utilitariste comme lun de ses cas.

    - La deuxime opration accomplir si lon veut soutenir que lintrt est souverainconsiste montrer comment chaque fois quon croit avoir affaire son contraire cesttout de mme bien lui qui se manifeste autrement dit, clairer le paradoxe apparent

    selon lequel une activit fondamentalement intresse soi peut passer par le don

    autrui.

    8 Jacques Godbout, en effet, pense pouvoir faire lhypothse dun instinct naturel du don : Nous sommesarrivs [...] faire du don lui-mme un postulat. Cest--dire poserune tendance naturelle (soulign par moi)

    donner, une sorte de pulsion de don , (Godbout, 2000-b), Le don, la dette et lidentit, MAUSS, LaDcouverte, p. 171.9 Puisque cette alternative fait le sous-titre de louvrage de Godbout (2000-b).

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    - Enfin, il faut montrer comment le don intress cohabite avec la croyance en son propre dsintressement, cest--dire comment le sujet donateur se dissimule lui-

    mme ses mobiles vritables, et ceci au-del de lhypothse pauvre de la simple

    hypocrisie, mais par les mcanismes plus subtils du mensonge soi-mme.

    2. Le conatus, ou lintrt souverain

    Proposer que lintrt est souverain demande videmment davoir en tte autre chose

    que lintrt utilitariste des conomistes, celui-l mme auquel le MAUSS accorde son

    exclusive attention et contre lequel il ferraille avec tant de plaisir. Le paradoxe mais en est-

    ce vraiment un ? tient ce que, par le jeu de lhabituelle complicit des opposs, utilitaristes

    et anti-utilitaristes sont au moins bien daccord pour ne considrer quune seule forme de

    lintrt lintrt utilitariste prcisment ! Or, sous ce principe, il nest dautre action

    intresse concevable que dans le registre de la poursuite consciente et mthodique dun

    avantage individuel, le cas chant avec les moyens de la rationalit calculatrice. Sans

    surprise, du paradigme de lhomo oeconomicus goste et calculateur, on ne tirera rien dautre

    que des actions gostes et calculatrices ; en tout cas rien qui puisse ressembler du don, de

    la solidarit ou de laltruisme et voil le terrain bien dgag pour un affrontement aux

    contours simples et nets. Doit-on vraiment stonner que sur la base dune dichotomie aussi

    tranche de lintrt et du dsintressement lanti-utilitarisme en vienne faire de lconomie

    gnrale des pratiques de Bourdieu une variante de lconomicisme ? Il faut que laffaire ait

    t mal engage ds le dbut pour en arriver pareil contresens, au terme dailleurs dun

    paradoxe qui voit la critique anti-utilitariste tomber elle-mme dans le pige de la rduction

    conomiciste quelle entend dnoncer. Car si lobjection adresse lconomie gnrale des

    pratiques se mprend ce point, cest bien pour navoir originellement considr quune ide

    parfaitement trique de lintrt. Or la sociologie de lintrt redevient intressante pour peuquon sache se donner une ide intressante de lintrt. Et lire lconomie gnrale des

    pratiques demande de lui prter au moins une ide de lintrt qui soit adquate sa gnralit

    cest--dire qui dpasse trs largement ltroite circonscription de lintrt utilitariste. Or ce

    concept tendu dintrt, ce concept dintrt gnralis, on le trouve chez Spinoza : cest le

    conatus.

    Si, comme le dit la proposition 6 de la partie III de lthique (E, III, 6), chaque

    chose autant quil est en elle sefforce de persvrer dans son tre ( in suo esseperseverare conatur ), alors le conatus reprsente la forme la plus fondamentale de lintrt,

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    lintrt de la persvrance, lintrt du maintien indfini dans lexistence. Il est tout la fois

    tendance leffectuation maximale de ses puissances, force de dsir et ple dactivit. Car

    dans lontologie spinoziste, la puissance infinie de la nature naturante sexprime au travers, et

    en chaque chose de la nature nature au travers de chaque mode pour reprendre le lexique de

    lthique ; et chaque mode, en quelque sorte dpositaire dune part de cette puissance

    infinie, sefforce pour la raliser au maximum comme le dit Deleuze10, toujours les modes

    sefforcent daller au bout de ce quils peuvent. Aussi, limage de la nature qui infuse en eux

    sa puissance, mais videmment dans le registre de lhtronomie et de la finitude qui leur est

    propre, les modes sont-ils des ples dactivit. Et quand ces modes sont des hommes, cest--

    dire des corps suffisamment complexes pour tre dots dune conscience, ces forces dagir ont

    pour corrlat des dsirs ; en dautres termes limpulsion dsirante est la forme sous laquelle se

    manifeste llan de puissance du conatus. Il nest donc rien que le mode humain

    nentreprenne qui nait pour force motrice son conatus, et qui dailleurs nen soit la pure et

    simple expression comme force dsirante travaillant dabordexclusivement au service de ce

    soi dont elle est la ralisation concrte. Ainsi le conatus est le propre de toute existence en

    tant quelle est fondamentalement intresse elle-mme, il est la manifestation de son

    gocentrisme foncier. Une chose vit tout entire pour elle-mme, voil ce dont son conatus est

    laffirmation.

    Intrt le plus fondamental, intrt gnrique de lexistence, le conatus est par suite un

    intrt matriciel. Tous les intrts spcifiques en drivent par actualisation. Car, un peu

    limage dune libido gnralise et dsexualise, le conatus essentiel, celui qui est nonc

    dans (E, III, 6), est une nergie amorphe en attente de ses mises en forme, une force dsirante

    mais encore intransitive. Cette nergie devient impulsion en vue dune action spcifique, et

    cette force trouve ses points dapplication par un procs dactualisation qui est constitutif de

    la relation dobjet, et dtermine le mode considr sefforcer de persvrer dans ltre in

    concreto, cest--dire en tant que ceci ou cela, et par la poursuite active de ceci ou cela.Toutes ces spcifications du conatus essentiel sont les traductions en intrts pratiques de

    lintrt fondamental de la persvrance. Il est donc possible de donner ce fondement

    spinoziste lconomie gnrale des pratiques en disant que toute action tant, dans

    lontologie de lactivit, un mouvement de lexistence, une manifestation conative, toute

    action rpond par consquent, non pas une raison dagir, mais un mobile dagir qui est, par

    drivation du conatus, un intrt agir. Ce paradigme du conatus-intrt gnralis ne fait

    10 Gilles Deleuze (1968), Spinoza et le problme de lexpression, Les Editions de Minuit.

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    donc en aucun cas retour la version utilitariste de lintrt, avec ses actions pleinement

    conscientes, dlibres, voire rationnelles en finalit. Il propose que les mobiles de laction

    sont des intrts en tant quils manifestent absolument tous la proccupation fondamentale

    dune existence pour elle-mme, et ceci dune manire dont Spinoza dit assez quelle est

    rarement lucide une partie entire de lthique est consacre aux errements de la servitude

    passionnelle , quelle est le plus souvent aveugle les hommes sont conscients de leurs

    actes mais ignorants des causes qui les dterminent dit le scolie de (E, II, 35) , quelle est

    mme parfois contreproductive, voire carrment aberrante la philosophie de Spinoza est

    parfaitement ignorante de lide de pch mais elle ne sait que trop combien les hommes

    peuvent se manquer eux-mmes , cest--dire aux rquisits vrais de leur persvrance.

    Lintrt-conatus nest pas incompatible ni avec la rationalit instrumentale, ni mme avec

    une forme suprieure de raison toute luvre de Spinoza finalement na-t-elle pas pour

    unique objectif la (difficile) conqute dune existence ex ductu rationis ? mais rien ne lui

    garantit, et cest une litote, den trouver spontanment les voies. Il ne peut pas mme

    revendiquer la matrise simplement cognitive de ses impulsions, et cest le plus souvent sous

    leffet de dterminations dont le principe lui chappe presque totalement quil est conduit

    sorienter vers telle ou telle chose bien plus souvent quil ne limagine le conatus est opaque

    lui-mme et, littralement, il ne sait pas ce quil fait. Est-ce assez dire pour que ce concept

    tendu de lintrt ne soit plus ramen la fausse gnralit utilitariste ?

    Evaluer sans calculer, apprcier sans mesurer

    Il reste pourtant une difficult lever si lon veut carter dfinitivement cette mauvaise

    rduction, et cette difficult tient au fait qutant un intrt, le conatus noue un rapport

    cognitif au monde qui est ncessairement valuateur. Or, prdiquer le conatus dun rapport au

    monde valuateur, actif jusque dans les actions et les relations quon dit dsintresses, cest la fois dployer de manire consquente la logique de lintrt gnralis et par l mme

    courir le risque maximal de lassimilation lutilitarisme sils valuent, cest donc bien

    quils calculent ! sexclamera sans doute lanti-utilitariste

    Or cette infrence na rien de ncessaire. Mais pour sen convaincre il importe de dire

    la nature particulire des valuations conatives, cest--dire de prciser les oprations

    mentales que celles-ci mettent en uvre. Ces valuations non utilitaristes du conatus-intrt

    gnralis ressortissent typiquement ce genre doprations que Bourdieu regroupe sous lacatgorie de sens pratique : elles ralisent dans lordre cognitif ce que lhabitus accomplit

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    dans lordre de la pratique agie. Seul leur principe permet de rpondre la question de savoir

    ce qui se passe dans une relation rciprocitaire damour ou damiti par exemple o,par

    construction, on ne compte pas, on ne mesure pas, et o pourtant en permanence sont produits

    des jugements mais implicites, jugement dquivalence, dquilibre et de dsquilibre, qui

    dterminent les parties se trouver satisfaites ou insatisfaites de la relation et, en

    consquence, choisir de la reconduire ou de linterrompre. En dautres termes, quelles sont

    les oprations mentales associes tout ce travail de limplicite, tous ces jugements

    valuateurs qui videmment ne peuvent tre dits, mais qui ne sont mme pas penss

    comme tels par les agents concerns ceux-l quon appelle dailleurs si bien les

    intresss ?

    Je suggre de nommertimesis cette sorte de complment de lhabitus qui, comme son

    nom lindique, a voir avec le problme de la valeur, de lestimation, et prend en charge des

    oprations dvaluation qui sont ncessairement corrlatives de limplication intresse dun

    conatus agissant. Procdant de la mme logique que Bourdieu avait pose propos de

    lhabitus, la timesis value sans possder le principe de ses valuations, cest--dire en restant

    toujours en de de lexplicitation des critres et des oprations de lvaluation. De mme que

    lhabitus est un principe gnrateur et organisateur de pratiques et de reprsentations qui

    peuvent tre objectivement adaptes leur but sans supposer la vise consciente des fins et la

    matrise expresse des oprations ncessaires pour les atteindre 11, de mme la timesis

    produit des valuations sans procder des mesures, et juge des quivalences sans dresser des

    bilans. Ce sens valuatif ce sens timtique qui nest pas autre chose quune composante du

    sens pratique est cela mme qui permet aux agents de se mouvoir dans lespace de la

    rciprocit sans le dvoyer en conomicit, mais sans non plus quon doive supposer

    labolition de leur conatus et la renonciation toute forme dintrt. Cest pourquoi la

    question timtique est dune importance si dcisive pour sauver lintrt de la rduction

    laxiomatique de lintrt, elle-mme rduite une comptabilit analytique 12, oretournent presque systmatiquement les travaux anti-utilitaristes. La timesis est un oprateur

    cognitif adquat une conomie de la satisfaction qui nest pas pour autant une arithmtique

    des plaisirs et des peines. Elle est cette forme dvaluation qui rend compatibles intrt (au

    sens du conatus) et dsintressement , dans des relations rciprocitaires qui seraient

    immdiatement dtruites comme telles par le passage la mesure et au calcul explicites. On

    11

    Pierre Bourdieu (1980),Le sens pratique, Les Editions de Minuit, p. 86.12 Alain Caill (1996), Ni holisme ni individualisme mthodologique. Marcel Mauss et le paradigme du don,in Lobligation de donner, La Revue du MAUSS semestrielle, n8, p. 46

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    peut en formuler autrement les proprits en disant que les oprations de lvaluation

    timtique demeurent floues par nature, et sont par construction non matrisables parce que les

    objets sur lesquels elles portent son non mtrisables cest--dire hors de toute mtrique. Les

    objets de lamour, de lamiti ou de la rciprocit sont, non pas objectivement bien sr, mais

    dcisoirement placs hors de toute mtrique. Par consquent les valuations qui portent sur

    eux et il y en a puisque ces objets sont saisis par des conatus ! ne sont pas matrisables.

    Matriser signifie quon a mtris, cest--dire quon est sorti du registre de lvaluation

    timtique pour entrer dans le registre de lvaluation conomique celui du donnant-donnant

    et de ses bilans bien poss.

    Lintrt utilitariste, ou le conatus parvenu au stade mthodique

    Il reste une dernire chose faire pour achever de sparer lintrt conatif de lintrt

    utilitariste : il sagit, aprs les avoir distingus, de situer le second par rapport au premier

    une autre manire de marquer leur diffrence. Disons, pour faire simple, quil y a de lun

    lautre la mme sorte dcart que du gnral au particulier. Et pour cause : le conatus

    essentiel, cette force gnrique et intransitive dexister, est la matrice do sont issus par des

    processus de mise en forme, dailleurs fondamentalement sociaux, tous les efforts spcifiques,

    cest--dire tous les dsirs dobjet et les intrts les poursuivre. Plutt que de dsirs dobjet,

    peut-tre vaudrait-il mieux parler de rgimes de dsirs, dans lesquels on inclurait aussi bien

    les dsirs de choses matrielles, ou de choses symboliques comme la gloire et la rputation

    mais aussi les dsirs vocationnels, dsirs de persvrer en tant que tel ou tel type particulier

    de ltre social en tant que capitaine dindustrie ou en tant quhomme politique par

    exemple , et toutes les formes dlan dirig qui sont le propre des conatus actualiss. Dans

    cette perspective, lintrt utilitariste nest quune mise en forme historique particulire,

    dailleurs tard venue, de lintrt-conatus gnrique. Elle a ceci de spcifique quelle secaractrise moins par un certain type dobjet poursuivi que par un modus operandi. En effet,

    cest par lacquisition dune disposition trs particulire que lintrt fondamental du conatus

    prend la forme de lintrt utilitariste, savoir en se manifestant la conscience comme projet

    saisissable par la rflexivit, dont les tenants et aboutissants seront mthodiquement

    envisags, jusqu reformuler laction sous lespce dun problme. Lmergence de cette

    disposition calculatrice est elle-mme le produit dun long travail historique dont on pourrait

    prendre lintuition gnrale dans la thse du procs de civilisation des murs. Le rfrnementdes bouffes violentes, la dprise de limmdiatet colrique, ladoption du point de vue

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    forward looking, et surtout la logique du dtour et de linvestissement cest--dire de la

    renonciation saisir tout de suite, en vue dun gain diffr sont selon Elias les co-produits

    dune volution marque par la densification des interactions sociales et linscription des

    individus dans des chanes de dpendance en constant allongement13. Ne pas rompre

    devient limpratif de la persvrance dans la vie sociale, une sorte de pralable la poursuite

    des autres intrts spcifiques. De l le dveloppement dun habitus de la composition et de

    lavenir ne pas insulter. De sorte que, pour sortir dune autre antinomie fcheuse celle de

    la passion et des intrts , on pourrait dire que le calcul, cest de la passion trempe par

    lapprentissage de linterdpendance. Et lintrt calculateur, cest le conatus parvenu au stade

    mthodique.

    3. Le don, ou les puissances mtamorphiques du conatus

    Sil est entendu que lintrt-conatus nest pas lintrt utilitariste, il reste

    comprendre le paradoxe qui conduit ce pour-soi fondamental prendre phnomnalement la

    figure de la dhiscence. Comme toujours le paradoxe nest quapparent, du moins pour peu

    quon ne sous-estime pas, comme trop souvent lanti-utilitarisme, la ductilit de lintrt ni

    ses capacits de mtamorphose. Pour en prendre la mesure, et aussi saisir en elles toute la part

    de dterminations sociales, tout le travail historique dont elles sont le produits, il est utile de

    retourner au cur du paradoxe dun conatus force de dsir auto-centre, impulsion prendre,

    et pourtant capable de donner.

    Du don/contre-don aux champs : une conomie gnrale de la violence conative

    Que le conatus soit immdiatement une force de dsir, cest bien ce que nous disent

    conjointement (E, III, 7) leffort par lequel chaque chose sefforce de persvrer dans sontre nest rien en dehors de lessence actuelle de cette chose et la dfinition 1 des affects

    le dsir est lessence de lhomme en tant quelle est conue comme dtermine par une

    quelconque affection delle-mme accomplir une action . Sil y a bien un paradoxe du

    conatus donateur, cest parce que leffort ontologique en vue de la persvrance, en tant quil

    est fondamentalement proccupation de soi et recherche de lavantage pour soi, sexprime

    dabord dans un rapport pratique au monde qui est spontanment pronateur, captateur. Dans

    13 Norbert Elias (1975),La Dynamique de lOccident, Calman-Lvy.

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    son lan le plus brut, le conatus prend pour soi, son geste premier est de mettre la main

    sur . Il est captation et dvoration, appropriation du monde et absorption. Le problme

    originel du social nat alors avec lentrechoc de conatus pronateurs antagonistes, avec la

    gnralisation des pronations de choses disputes. La pulsion pronatrice lmentaire, qui est

    cette action la plus spontane du conatus, est donc la fois la donne de base une donne

    dessence nous dit Spinoza en (E, III, 7) et le problme rgler en termes moins

    commodment fonctionnalistes : le pril social par excellence, le ferment de la dcomposition

    violente du groupe ds lors que la qute conative de lavantage pour soi menace en

    permanence de dgnrer en avantage pris sur les autres.

    Il est alors permis, et ceci sans cder aucun volutionnisme ni aucun

    fonctionnalisme, de regarder les trajectoires civilisationnelles sous la perspective dune

    conomie gnrale de la violence conative, et plus particulirement comme lhistoire des

    inventions institutionnelles de rgulation de la violence pronatrice. Or, sous ce rapport, le

    don/contre-don est peut-tre lune des toutes premires trouvailles civilisationnelles

    daccommodation des pulsions de pronation des conatus. Il suffit, pour en juger, de considrer

    les multiples oprations quil accomplit simultanment : 1) il prohibe le prendre sauvage, acte

    anti-social par excellence ; 2) il lui substitue le recevoir, et il nest plus une chose acquise

    dautrui qui puisse ltre autrement que davoir t reue ; 3) il promeut le donner comme le

    geste de paix par excellence, donc le plus conforme aux rquisitions de la persvrance du

    groupe ; 4) enfin il dtourne les nergies conatives des buts antisociaux de la conqute de

    choses vers les buts socialement lgitimes de la conqute de prestige. Bref, il rgle le

    problme de la pronation anarchique par une formidable opration de sublimation sociale

    puisque les pulsions lmentaires du conatus, spontanment orientes vers la prise sauvage de

    choses, sont, non pas purement et simplement barres option qui demanderait de leur

    opposer une nergie quivalente, cest--dire phnomnale , mais dtournes et rediriges

    vers des objets plus levs, entendre :socialementplus levs, et qui sont dclars tels parcequils sont moins dangereux, en dautres termes plus susceptibles de maintenir la cohsion du

    groupe : non plus des choses matrielles, mais des objets symboliques, prestige, gloire, et en

    dernire analyse approbation du groupe. Si le don/contre-don est ainsi une solution praticable,

    on pourrait mme dire conome, de rgulation de la violence, cest donc parce que plutt que

    de se mettre en travers de llan des conatus, il prend le parti de leuraccorder quelque chose.

    La pulsion de lavantage pour soi, qui est le propre du conatus, nabdique pas dans le

    don/contre-don : elle y trouve son compte, mais sous une forme dsormais compatible avec lapersvrance du groupe.

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    Cest ce schma fondamental de sublimation-symbolisation des pulsions pronatrices

    du conatus que vont reproduire maintes autres institutions la suite du don/contre-don

    auquel son antriorit donne alors une sorte de statut de paradigme en la matire. Tout au long

    de leur trajectoire civilisationnelle, les socits tentent de rguler la violence par les mthodes

    de la symbolisation et notamment par linstauration de sphres ddies particulires o il est

    licite pour les individus de sadonner la recherche dun certain type davantage personnel,

    cest--dire de laisser sexprimer les pulsions conatives du pour soi , mais convenablement

    mises en forme. Ces sphres qui sont les exutoires, les vases dexpansion dnergies

    conqurantes et comprtendantes, sont les thtres dune agonistique institue. Toutes ces

    scnes sont des lieux dexpression lgitime des dsirs de conqurir pour soi . Toutes

    proposent le mme bien symbolique gnrique du prestige ces dsirs de capture, mais sous

    des formes diffrencies, dfinies localement, gloires respectives de lartiste, du sportif, du

    prlat ou du capitaine dindustrie. La plupart des espaces sociaux que Bourdieu a rassembls

    sous le vocable de champ se trouvent rpondre cet impratif de bonne organisation des

    investissements conatifs pronateurs, sans bien sr quils aient jamais t cres cette fin

    expresse par quel ingnieur social clair ? Ces champs sont dailleurs en eux-mmes des

    domaines dactualisation du conatus qui y trouve des dfinitions du dsirable et des

    dterminations vocationnelles des illusios contracter. Ainsi les champs, simultanment,

    actualisent-ils etsocialisent-ils les conatus, en mettant en forme leurs pulsions lmentaires et

    en dirigeant leurs nergies en direction dobjets licites, pour la conqute desquels il est

    lgitime de sefforcer, parce que ce sont des objets dont la dispute est rgle et ne menace pas

    la cohsion du groupe.

    Hors agonistique et pourtant intress : le don moral

    Pour autant, tous les dsirs ne se laissent pas saisir par cette organisation institue de laviolence conative et par cette stratgie de substitution. Il est des rgulations du conatus qui ne

    peuvent prendre la forme dune agonistique ouverte, dune comptition dclare. La morale

    du don et du dsintressement est lune de ces rgulations qui parviennent obtenir une

    reddition apparente du conatus, sous la forme dun renoncement prendre pour soi, mais en

    lui accordant malgr tout quelque chose, puisquil nest pas daction sans un intrt agir. Or

    la difficult spcifique de la morale altruiste rside bien dans ce fait quelle sinterdit par

    dfinition doffrir des profits de substitution publics des trophes alors mme quelle ne

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    peut pas ne pas proposer de profits si elle veut mettre en mouvement des individus ici

    comme individus charitables.

    Heureusement, la morale du don peut compter sur le secours de mcanismes trs

    puissants de la vie passionnelle, mcanismes interpersonnels et sociaux, dont le commun

    fondement est donn par la proposition dmulation des affects (E, III, 27). Dune manire

    gnrale, le bloc des propositions 27 30 de la partie III de lthique est particulirement

    prcieux pour soustraire la sociologie de lintrt un reproche de tautologie : dire que lagent

    considr agit ainsi parce quil a un intrt agir ainsi cesse dtre une rptition

    improductive ds lors quil est possible dexhiber le complexe dintrts spcifiques dont

    laction procde effectivement. Or (E, III, 27), son scolie, son 3me corollaire et le scolie de

    celui-ci nous donnent ce sujet des indications extrmement prcises. Par le fait mme que

    nous imaginons une chose semblable nous comme affecte dun affect donn, nous sommes

    affects dun affect semblable nonce (E, III, 27) dans sa dmonstration, en lun des

    passages de lthique o se nouent peut-tre le plus intimement la philosophie et la possibilit

    dune science sociale spinoziste. Car le mcanisme de limitation des affects qui est par

    suite un mcanisme de limitation des dsirs, puisque le dsir est, avec la joie et la tristesse

    lun des trois affects primaires chez Spinoza14 et dont (E, III, 27) ne donne que la

    formule lmentaire il peut-tre considrablement enrichi selon que jprouve pour la chose

    que jimagine affecte un affect pralable damour ou de haine , ce mcanisme est sans

    doute lun de ceux dont la puissance gnratrice dans le monde social est la plus grande.

    Incidemment, on aurait tort dy voir seulement un principe dinfluences interpersonnelles

    horizontales et le support dune sorte dinteractionnisme. La personne dont jmule

    laffect peut avoir t elle-mme affecte par toutes sortes de mcanismes proprement

    sociaux, impliquant tous les effets du pouvoir symbolique, de lautorit prconstitue, de la

    puissance spcifique des grands locuteurs , agissant au travers de sa constitution affective

    son ingenium elle-mme socio-biographiquement dtermine. Aussi influences verticales etinfluences horizontales se mlent-elles dans la propagation sociale des affects, les secondes

    contribuant parfois, par agrgation , au renforcement des premires.

    Pour la part dinteraction locale, interpersonnelle, qui fait le cur du mcanisme

    lmentaire, largument de (E, III, 27) consiste en ce quimaginer laffect dautrui conduit

    dune certaine manire le faire vivre en soi, et pour finir lmuler. Or cest peu dire que

    14 (E, III, 11, scolie).

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    leffet dmulation peut se montrer dterminant dans le dclenchement du don moral 15, ou

    du don charitable. Car cette imitation des affects quand elle se rapporte la tristesse

    sappelle Piti (E, III, 27, scolie). Or, ajoute le 3me corollaire, une chose qui nous fait

    piti, nous nous efforons autant que nous pouvons de la dlivrer du malheur , et scolie du

    corollaire cette volont ou apptit de faire du bien, qui nat de ce que nous fait piti la

    chose laquelle nous voulons faire du bien, sappelle Bienveillance . Les choses sont donc

    tout fait claires : jai un intrt trs personnel donner autrui pour soulager sa misre car,

    par mulation, le spectacle de sa tristesse maffecte mon tour de tristesse. La tristesse

    dautrui a donc t causante de mon affect triste. Mais cest mon affect triste moi qui est

    maintenant cause de mon action charitable jai t mu et par suite je suis m. Je ne

    soulage donc autrui qu titre instrumental car, en dernire analyse, cest de ma tristesse

    mais de ma tristesse induite par lui que je veux me dfaire. On voit combien lanalyse

    spinoziste subvertit lantinomie de lgosme et de laltruisme. Certes, ce don je le fais

    autrui, mais fondamentalement je le fais pourmoi. Telle est la loi absolument sans faille du

    conatus, qui nuvre jamais qu son propre service et ne connat dautre cause que la

    sienne. Or le conatus est un lan dexpansion ou de rsistance aux diminutions de puissance

    qui lui sont infliges par les choses extrieures, il est effort de rechercher les affects joyeux et

    de repousser les affects tristes. Lactivit la plus fondamentale du conatus tient tout entire

    dans ce double principe de recherche et dvitement : nous nous efforons de promouvoir

    lavnement de tout ce dont nous imaginons que cela conduit la joie, mais nous nous

    efforons dloigner tout ce qui sy oppose, cest--dire tout ce dont nous imaginons que cela

    conduit la tristesse (E, III, 28). Et le don, ft-il qualifi de moral , ne saurait y

    chapper : il se trouve que par le jeu dune rencontre accidentelle, et sous leffet des affects

    tristes qui en ont rsult, la restauration de ma puissance quoi sefforce mon conatus passe

    hic et nunc par cet autrui qui je donne.

    On pourrait sen tenir l tant la situation dinteraction bilatrale pure de (E, III, 27)donne un argument a fortiori prcisment par son minimalisme mme. Il est bien vident que

    lintroduction de mcanismes proprement sociaux ne peut quintensifier les intrts de

    donation. Et cest bien dans cette direction que fait aussitt mouvement (E, III, 29) : nous

    nous efforcerons daccomplir tout ce que nous imaginons tre considr avec joie par les

    hommes . Il ny a l quun prolongement de la logique amorce par (E, III, 27) puisque

    sefforcer daccomplir ce qui rend les autres joyeux cest se procurer soi-mme la joie qui

    15 Pour reprendre la qualification de Marcel Hnaff (2002),Le prix de la vrit. Le don, largent, la philosophie,Seuil.

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    en procdera par mulation. Or voil qui ouvre, par tapes, sur toute une sociologie de la

    reconnaissance, dont les corrlats psychiques sont indiqus par (E, III, 30) : si quelquun a

    fait quelque chose quil imagine affecter tous les autres de joie, il sera affect de joie

    accompagne de lide de lui-mme comme cause ; autrement dit il se contemplera lui-mme

    avec joie . Avoir lide de soi-mme comme cause de la joie dautrui, et pouvoir jouir

    subsquemment de se contempler soi-mme avec joie : nest-ce pas l un intrt psychique

    trs puissant et trs suffisant dclencher laction donatrice ? Nous trouvons du charme au

    sentiment davoir fait un peu de bien nous dit Snque dans Les Bienfaits, lesprit,

    poursuit-il, est tout environn par la beaut rayonnante [du bien] ; et, charm, merveill de

    sa lumire, il se sent transport 16 Mais pour avoir le fin mot de ce transport, il vaut mieux

    sadresser Spinoza qu Snque il est vrai queLes Bienfaits sont une longue apologie du

    don dsintress et de la gnrosit pure

    Un humaniste du don qui passerait par l et voudrait encore sauver lide du

    dsintressement pourrait alors tre tent de se demander si cet intrt rsistant nest toutefois

    pas la marque dun individu demeurant regrettablement dans lhtronomie passionnelle et

    donc une imperfection dpassable ! Bien sr il nen est rien. Les intrts drivent directement

    du conatus et le conatus est lessence actuelle de lhomme (E, III, 7). Lhomme conduit par la

    raison nest pas plus que lignorant affranchi de son conatus ide en soi simplement

    absurde. En revanche lhomo liber est install dans un tout autre rgime du conatus. lui

    aussi il arrive de donner, mais selon de tout autres dterminations. Le don sous le rgime de la

    servitude passionnelle procdait de la contagion incontrle des affects tristes. Cest

    prcisment ce dont lhomme libre se garde. (E, IV, 50) : La piti chez un homme qui vit

    sous la conduite de la raison est en elle-mme mauvaise . Comment en irait-il autrement,

    nous dit la dmonstration, la piti est un affect triste, et les affects tristes sont mauvais en eux-

    mmes Libre traduction : les effusions de la commisration ne sont bonnes que pour une

    morale sentimentale. Le corollaire de (E, IV, 50) enfonce le clou, quitte dstabiliser un peuplus quelques vidences morales bien tablies : il suit de l que lhomme qui vit sous le

    commandement de la raison sefforce autant quil le peut de ntre pas touch par la piti .

    Et comme la subversion spinoziste de la morale ordinaire ne sarrtera pas en si bon chemin,

    lthique sen prend maintenant lautre obligation sacre de la trilogie maussienne : celle de

    recevoir. (E, IV, 70) : Lhomme libre qui vit parmi les ignorants semploie autant quil le

    peut dcliner leurs bienfaits . On imagine sans peine la rudesse du coup pour le lecteur

    16 Snque,Les Bienfaits, Bouquin, Robert Laffont, IV, XXII, 2, p. 488.

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    Maussien ! Il est pourtant dune parfaite logique. Dmonstration de (E, IV, 70) : Chacun

    juge daprs son temprament de ce qui est bon ; donc lignorant qui a fait du bien

    quelquun estimera ce bien daprs son propre temprament, et sil le voit tenu en moindre

    estime par celui qui il la donn, il sera triste . En dautres termes, recevoir les bienfaits

    dun ignorant, cest sexposer des demandes de reconnaissance anarchiques et imprvisibles,

    produites par des affects en dsordre. Cruel clairage sur la vrit des dons rciproques : (E,

    IV, 70, scolie), la reconnaissance quont les uns pour les autres les hommes mens par le

    dsir aveugle est la plupart du temps un trafic, autrement dit une piperie, plutt que de la

    reconnaissance

    Mais alors le don sous la conduite de la raison est-il possible ? Oui, il lest, mais

    lcart des affects tristes et des trafics de reconnaissance. Il lest parce que (E, IV, 18, scolie) :

    rien nest plus utile lhomme que lhomme. De tout cela il rsulte que les hommes qui

    recherchent leur utile propre sous la conduite de la raison ne poursuivent rien pour eux-

    mmes quils ne le dsirent aussi pour les autres . (E, IV, 37) complte : Le bien que tout

    homme recherchant la vertu poursuit pour lui-mme, il le dsirera aussi pour les autres . Il

    ne faut pas se tromper sur le sens des mots quutilise Spinoza. Sa vertu na rien avoir avec

    quoi que ce soit qui serait de lordre de lobservance morale. Pour Spinoza il nest de vertu

    que recherche de la puissance active conformment lessence conative de lhomme :

    Absolument parlant, agir par vertu nest en nous rien dautre quagir, vivre, conserver son

    tre (trois faons de dire la mme chose) sous la conduite de la raison, et ce conformment au

    fondement qui consiste rechercher ce qui est proprement utile soi affirme (E, IV, 24). Et

    voici rvle la nature profonde du spinozisme non sans saveur loccasion dun dbat avec

    lanti-utilitarisme. Car, oui, le spinozisme est un utilitarisme, mais un utilitarisme de la

    puissance. La vertu y concide avec lutilit, mais avec lutilit du conatus, cest--dire avec

    tout ce qui tend sa puissance dagir. Aussi, pour reprendre la formule lumineuse de Deleuze

    qui souligne sa diffrence radicale davec la morale, lthique de Spinoza nest pas undiscours de lobservance ou du devoir, elle est une thorie de la puissance17. Sous la

    conduite de la raison , seul rgime adquat la recherche de la vertu, les hommes dcouvrent

    alors la concidence de leurs utiles propres , et par l la possibilit de sortir de la pronation

    conflictuelle, de la prise aux dpens dautrui qui les emportaient sous le rgime de la servitude

    passionnelle. Lus par un conomiste, (E, IV, 18, scolie) et (E, IV, 37) noncent donc cette

    thse forte que ce que les hommes conduits par la raison poursuivent est un bien non-rival

    17 Gilles Deleuze (1981), Spinoza. Une philosophie pratique, Les Editions de Minuit.

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    externalits positives. Ce qui signifie non seulement que ce bien est minemment partageable,

    mais que de le partager ne me prive de rien, bien au contraire : je ne men trouve que mieux.

    Par opposition au don de Servitude18, le don de Fortitude19 est un don duniversalit, qui na

    pas la slectivit des trafics de reconnaissance : lhomme libre semploie sattacher

    damitis tous les autres hommes, et non pas rendre aux hommes des bienfaits quils jugent

    gaux daprs leurs affects 20 (E, IV, 70, dem.). Le conatus sest-il vapor dans cette

    affaire ? Tout au contraire ! Il est port un rgime suprieur de puissance. On voit donc le

    dplacement conceptuel quopre Spinoza. Lantinomie de lintrt et du dsintressement est

    totalement abandonne. Il ny aurait pas de pire contresens que de vouloir la faire

    correspondre au couple ignorant/homme libre. La vraie csure passe entre deux rgimes

    daffects : passif ou actif ? En rgime de Servitude, le conatus peut tre dtermin donner

    mais sous leffet daffects passifs, cest--dire de causes extrieures, hors de son entendement.

    En rgime de Fortitude, lhomme libre donne parce que le conatus clair a compris que le

    bien dautrui accrot son bien propre. Mais, Servitude ou Fortitude, cest toujours le conatus

    qui affirme son droit. Et cest toujours lintrt, sous une forme ou sous une autre, qui a la

    parole.

    4. Le mensonge soi-mme de lintrt au dsintressement

    Que lintrt soit souverain jusque dans les gestes de donation en apparence les plus

    dsintresss ne prjuge rien quant au degr de conscience que sen forment les donateurs.

    Assurment le spectre peut tre largement ouvert en cette matire, depuis la franche

    hypocrisie jusquau parfait enchantement. Il reste donc se demander par quels mcanismes

    lesprit accommode la prsence simultane des ides pourtant contradictoires lies la

    croyance en son dsintressement et la conscience au degr qui est la sienne de sa prise

    dintrt. La solution cette contradiction apparente repose sur des mcanismesinsparablement psychiques et sociaux. En sorte quil faut ici mettre au jour la fois les

    structures mentales et les structures sociales de la duplicit ou duplicit est entendre non

    pas comme intention dceptive mais comme prsence du double, du ddoubl.

    18 Limpuissance humaine matriser et contrarier les affects, je lappelle Servitude (E, IV, Prface).19

    Toutes les actions qui suivent des affects se rapportant lesprit en tant quil comprend (cest--dire sous laconduite de la raison, NdA), je les rapporte la Fortitude (E, III, 59, scolie).20 Cest moi qui souligne.

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    Le point de dpart de cette entreprise rside sans doute dans labandon des

    reprsentations unitaires de la conscience, particulirement prgnantes pour tous ceux qui lui

    prtent dtre linstance du contrle, de la volont et de la dcision. Si donc on veut

    comprendre comment sont accommodes les contradictions de laction morale en gnral, et

    de laction donatrice en particulier, impossible, comme toute action, sans profit spcifique, et

    pourtant explicitement conue comme renonant tout avantage pour soi, alors il faut sortir

    du paradigme de la conscience souveraine, abandonner tous ses corrlats dunit et cesser de

    voir laction comme dcision univoque, comme problme rsolu en un choix unique, ceci

    pour en arriver considrer la dtermination de laction sous lespce du multiple, qui seul

    peut donner accs des tats mentaux comme lambivalence ou le mensonge soi-mme. De

    ce point de vue, la philosophie de lesprit de Spinoza nous invite regarder la conscience non

    plus comme une instance de dcision et de contrle, mais comme une instance

    denregistrement, perspective qui rend alors beaucoup plus ais denvisager pour une action,

    et pour lide que lagent sen fait, la co-prsence de dterminations multiples, htrognes,

    voire contradictoires. la conscience-commandement se substitue alors la psych-champ de

    bataille, lieu de laffrontement de puissances affectives, partir desquelles peuvent tre

    penss les compromis daccommodation des conflits psychiques comme ceux de la duperie

    de soi quon trouve derrire lintrt au dsintressement.

    La perspective spinoziste est donc celle dune agonistique intrieure des affects. Sur la

    scne de la psych-champ de bataille saffrontent alors les affects respectivement lis

    lintrt et au dsintressement. Ramond a particulirement insist sur ce caractre quantitatif

    de la philosophie de Spinoza21 : la scne de la psych, et les conflits daffects qui sy jouent,

    comme toute chose dans le monde, sont rgis par le principe de la mesure des puissances.

    Un affect ne peut tre rprim ni supprim si ce nest par un affect contraire et plus fort que

    laffect rprimer indique (E, IV, 7) qui donne ici, sous sa forme la plus gnrale, lune des

    principales lois gouvernant la vie psychique, ensuite dcline par les propositions 8 18, ose trouvent exposes les diverses configurations de rapport de force susceptibles de stablir

    entre affects selon que leur cause est imagine prsente ou absente, certaine ou contingente,

    plus ou moins loigne dans le futur ou le pass, etc. Avec une mention spciale pour (E, IV,

    14) qui rappelle limpuissance de la raison, cest--dire lincapacit de la connaissance vraie,

    en tant que telle, rduire par elle-mme aucun affect : La connaissance vraie du bien et du

    21 Charles Ramond (1995), Qualit et quantit dans la philosophie de Spinoza, PUF, Philosophie daujourdhui.

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    mal ne saurait rprimer aucun affect en tant quelle est vraie mais seulement en tant quelle

    est considre comme un affect .

    On peut le dire maintenant plus aisment : cette agonistique quantitative des affects est

    loprateur concret de la timesis. Cest bien ce dont la dmonstration de (E, IV, 70) donne

    lintuition quand elle voque la faon dont les hommes se rendent des bienfaits quils jugent

    gaux daprs leurs affects 22. Les jugements dquivalence qui sont labors dans les

    relations rciprocitaires, o sont timtiquement jauges des prestations croises, sont en

    effet le produit non de mesures explicites mais dapprciation par les affects. Lquivalence

    satisfaisante est conclue tant que la rsultante affective qui synthtise les cots de donner

    car il en cote toujours au conatus de se dfaire de quelque chose et les profits du retour,

    cest--dire qui pse des affects joyeux et des affects tristes, ne passe pas dans le rouge. La

    psych nest que le lieu de cette mesure des puissances affectives, cest dire si le jugement

    timtique chappe toute matrise active de la conscience et toute forme de calcul explicite.

    La timesis nest donc pas quune solution simplement nominale destine mieux faire passer

    les apories, dguises en jeux de mots, dune valuation sans mesure ou dune

    apprciation sans calcul . Si ces oxymores apparents vrai dire nen sont pas, cest parce

    quon peut indiquer les processus concrets qui les font oprer, et cest parce quil y a

    effectivement de lvaluation hors dun esprit humain dlibrment valuateur. On pourrait

    dire que la nature en est le vrai sujet puisque ces valuations sont le fait de toute

    confrontation de puissances et que toute rencontre antagoniste de choses se rsout en une

    issue qui, faisant triompher la plus forte, consiste de facto en une valuation. Ainsi par

    exemple des luttes intrapsychiques daffects dont le sujet humain le sujetsubditus, pour

    ne pas dire simplement substratum, comme on parle du sujet de lexprience ne fait

    quenregistrer passivement les rsultantes cest--dire les valuations.

    Le don ne fait pas exception cette dtermination commune : laffrontement dans

    lesprit de la croyance enchante au dsintressement et de la croyance lucide en lintrt etde leurs puissances affectives associes y est rgi par la loi de laffect le plus fort. ce

    propos, Martine de Gaudemar, sagissant de la duperie de soi, retrouve, par dautres voies,

    une intuition profondment spinoziste lorsquelle suggre que la croyance est conserve

    dans la mesure du plaisir quelle procure 23. Cest bien ainsi, en effet, quon pourrait

    comprendre, par exemple, la survivance de la croyance, et du comportement, superstitieux

    22

    Cest moi qui souligne.23 Martine de Gaudemar (2001), Duperie de soi et question du sujet , in Augustin Giovannoni, Figures de laduperie de soi, Kim, p. 97.

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    simultanment sa critique rationnelle et en dpit de la conviction relle que cette critique est

    bien fonde. Cest que la croyance superstitieuse produit un plaisir spcifique un plaisir

    anxiolytique notamment qui lemporte sur celui de la connaissance lucide et, par suite de (E,

    IV, 14), ne parvient pas dsarmer le comportement aberrant, et reconnu aberrant par le sujet

    mme qui sy livre. On pourrait galement comprendre de cette manire que des agents

    continuent de rgler leurs comportements sur des valeurs comme si elles taient absolues alors

    mme que par ailleurs ils les savent relatives. Lillustration-type de cette persistance de la

    croyance lencontre des arguments de la raison et ceci au sein du mme individu est

    peut-tre donne par le Chra de Camus. Contre Caligula qui affirme labsence de valeur des

    valeurs, et surtout proclame son dsir de vivre en consquence, Chra qui connat la force

    intellectuelle de la position de Caligula il transforme sa philosophie en cadavres et pour

    notre malheur cest une philosophie sans objection 24 prend nanmoins le parti de lutter

    contre une grande ide dont la victoire signifierait la fin du monde 25. Vaincu

    philosophiquement, mais agissant politiquement, Chra ne cache donc rien de son conflit

    intrieur et de la ralit de ses mobiles : faire comme si ce qui ne vaut pas valait vraiment, et

    se conformer cette valeur quon sait factice, rpond aux puissants affects de la peur et aux

    intrts de la vie sociale en paix, cest--dire de la conservation.

    Ce sont des mcanismes de cette nature qui sont impliqus au moment de

    slectionner entre linterprtation mensongre du dsintressement et sa concurrente

    lucide de lintrt, slection qui na videmment rien dune dlibration introspective ou

    dun choix rflchi comme le voudrait sans doute le paradigme de la conscience raisonnante.

    On ne saurait davantage envisager quoi que ce soit de lordre dun dsir de croire . Lide,

    vrai dire, est proche de la contradiction dans les termes : on ne croit pas dcisoirement, sauf

    ce que la croyance, ou ladhsion la croyance sautodtruise immdiatement du fait mme

    de la dcision. Sil ny a pas de dsir de croire, il y a en revanche un plaisir de croire, comme

    latteste sa faon lexpression en apparence anodine mais quil faudrait prendre davantageau srieux : jaime croire Or, en effet, le sujet donateur aime croire son propre

    dsintressement, et ceci dautant plus que cet affect de plaisir reoit la complicit du groupe

    tout entier. (E, III, 30) donne dailleurs explicitement le principe de cet affect de plaisir

    associ la croyance au dsintressement, qui nest pas autre chose que le plaisir directement

    tir de lapprobation du groupe : si quelquun a fait quelque chose quil imagine affecter

    tous les autres de joie, il sera affect de joie, accompagne de lide de lui-mme comme

    24 Albert Camus (1958), Caligula, Gallimard Folio, Acte II, Scne 2.25Id.

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    cause ; autrement dit, il se contemplera avec joie . Et nest-ce pas l lessence mme du

    profit de moralit, profit spcifique de dsintressement procur par le groupe qui rtribue

    affectivement, et parfois mme symboliquement, celui qui, manifestant son renoncement la

    prise directe pour soi et son refus ostensible de la violence pronatrice, tmoigne sa dfrence

    lendroit des rquisits de la persvrance collective. Sur la scne de la psych-champ de

    bataille, la lutte des affects de lintrt et du dsintressement se dnoue alors en la

    domination des uns mais sans que celle-ci annule ou fasse disparatre les autres.

    Laffrontement des affects contraires se rsout donc en un certain quilibre de forces, en une

    rsultante, mais qui nannule aucun de ses termes et peut dailleurs parcourir tout le spectre

    autoris par les variations de leurs pondrations relatives entre 0 et 1 y compris les tats

    asymptotiques. Lenchantement parfait, cest--dire linconscience totale de sa propre prise

    dintrt, nest que le passage la limite du compromis psychique quand le poids relatif de

    laffect lucide tend vers zro. Dans tous les autres cas, pour tre domins, les affects

    minoritaires nen continuent pas moins de produire leur travail. De l ce que la psychologie

    ordinaire appelle, mais non sans pertinence, les sentiments mls . De l galement ce

    tourment de la conscience brouille en proie au mensonge soi-mme, incapable la fois de

    prendre acte de la vrit ou de loublier compltement, et par consquent de regarder la ralit

    en face ou de jouir sans rserve de ses illusions.

    Il est vrai quen matire de don, le combat de croyances, rsolu au travers du conflits

    de leurs affects lis, donne le plus souvent peu de poids dans la rsultante finale

    linterprtation lucide. Les intrts insparablement psychiques et sociaux on pourrait dire :

    les intrts psychiques socialement dtermins ne pas voir le don tel quil est sont trop

    puissants pour donner beaucoup de chances la vue raliste. Comme sont trop grands, et trop

    captieux, les affects de plaisirs tirs de lide du don tel quon voudrait quil ft et tel que le

    groupe tout entier se convainc collectivement quil est. vrai dire dans cette affaire, la raison

    lucide partait battue davance cest bien ce que nous dit (E, IV, 14). On peut cependant sedemander sil ny aurait pas lieu l, pour une fois, de se fliciter des impuissances de la

    raison. Car pour le coup lanalyse lucide ne parvient pas nous faire sombrer dans la

    mlancolie du dsenchantement. Ses clairs de dsillusion ne psent pas grand-chose ct

    des affects joyeux qui nous envahissent lorsque nous donnons sans savoir exactement ce

    que nous faisons. Il y a un plaisir spcifique du mensonge soi-mme ou de la simple

    inconsquence qui nous permet de savoir une chose et de continuer croire, et faire, son

    contraire. Et cest peut-tre tant mieux. En tout cas ce pourrait tre de nature rassurer lesMaussiens, quon sent parfois inquiets lide du dsenchantement et de la perte, perte du

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    dsintressement bien sr, et qui devraient trouver l de quoi se convaincre quil est trs peu

    probable quune socio-anthropologie de lintrt souverain empche quiconque de donner,

    daimer et dtre aim.

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