de l'anthropomorphisme ou de l'introduction de l'élément humain dans la religion

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Jules Toutain De l'anthropomorphisme ou de l'introduction de l'élément humain dans la religion. In: Journal des savants.1945. pp. 72-83. Citer ce document / Cite this document : Toutain Jules. De l'anthropomorphisme ou de l'introduction de l'élément humain dans la religion. In: Journal des savants.1945. pp. 72-83. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jds_0021-8103_1945_num_2_1_2752

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Jules Toutain In: Journal des savants.1945. pp. 72-83.

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Page 1: De l'anthropomorphisme ou de l'introduction de l'élément humain dans la religion

Jules Toutain

De l'anthropomorphisme ou de l'introduction de l'élémenthumain dans la religion.In: Journal des savants.1945. pp. 72-83.

Citer ce document / Cite this document :

Toutain Jules. De l'anthropomorphisme ou de l'introduction de l'élément humain dans la religion. In: Journal des savants.1945.pp. 72-83.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jds_0021-8103_1945_num_2_1_2752

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7â J. TOUTAIN

DE L'ANTHROPOMORPHISME OU DE L'INTRODUCTION DE L'ÉLÉMENT HUMAIN

DANS LA RELIGION.

Erland Ehnmark. Anthropomorphism and mirarle. Uppsala-Leipzig,

I

Maintes survivances, de caractère rituel, iconographique ou verbal, attestaient encore dans les religions du monde gréco-romain, aux premiers siècles de l'ère chrétienne, qu'à l'origine certains cultes s'adressaient directement aux éléments et aux phénomènes naturels qui encerclaient et dominaient la vie humaine. De tels cultes ont été rendus aux sources, aux rivières, aux nappes d'eau, dont chacune était tenue en elle-même et par elle-même comme étant d'essence divine, était censée posséder un caractère et une puissance capable d'exercer un pouvoir surnaturel1. De même le culte des arbres s'est d'abord adressé à l'arbre lui-même, en Gaule par exemple au deus Fagus, le dieu Hêtre, au deus Robur, le dieu Chêne ou Rouvre2: une inscription d'Aime-en-Tarentaise, rédigée par un procurateur impérial, nous apprend qu'en pleine époque historique il restait encore dans le culte de Silvain le souvenir du temps où le frêne lui-même était dieu3, comme le hêtre, le chêne et sans doute la plupart des arbres. Nous avons essayé de montrer que sous la forme la plus ancienne le sentiment religieux était né de la crainte superstitieuse inspirée à l'homme par des forces impersonnelles qui agissaient autour de lui dans la nature et dont sa vie même dépendait, forces qui n'émanaient pas de lui et qu'il était impuissant à diriger, forces qui lui paraissaient hostiles et contre lesquelles il croyait se défendre ou qu'il espérait se rendre favorables par des opérations magiques, par des incantations, des conjurations, des gestes appropriés4 .

L'esprit humain n'en resta pas là. L'imagination des hommes en vint, après une série d'étapes dont la succession précise nous échappe, à personnifier ces forces sous l'aspect, avec la physionomie et le mode d'action

1. Pour la Grèce antique, J. Toutain, Nouvelles études de mythologie et d'histoire des eligions antiques, p. 269, 277, 288 ; — pour Rome et le monde romain, id., ibid., p. •a83, note 1.

2. J. Toutain, Les cultes païens dans l'empire romain, t. Ill, p. 296. 3. C. I. Lai, XII, io3. J. Toutain, Pro Alesia, Nlu série, 4e année, n0$ 16-17, p. i32. 4- J. Toutain, Alesia gallo-romaine et chrétienne, p. 50.

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qui caractérisent l'être humain. Le terme de cette évolulion, qui ne fut pas complète dans toutes les religions, puisque plusieurs d'entre elles donnèrent à telle ou telle de leurs divinités des formes animales ou semi- animales, ce fut l'anthropomorphisme grec où l'être divin, sauf de très rares exceptions, comme celles de Pan ou des Sirènes, est conçu et représenté essentiellement sous les mêmes traits que l'être humain. Ce ne fut pas seulement dans sa forme extérieure, matérielle, que les Grecs se représentaient chaque divinité sur le modèle de l'homme ; ce fut sur le plan intellectuel et moral. Ils lui prêtèrent les sentiments, les passions, les joies, les douleurs qu'éprouve l'humanité. De tous 1rs êtres divins ils formèrent une société; entre les membres de cette société, ils imaginèrent des liens de famille, des rapports d'amitié, des rivalités, des jalousies comme entre les humains. Les poèmes homériques tracent de cette société divine le tableau le [dus précis en même temps que le plus varié et le plus vivant ; c'est par eux et chez eux que nous connaissons le mieux l'anthropomorphisme hellénique.

Il convient tontefois d'ajouter que l'activité divine ne connaît pas les limites imposées par la nature même à l'activité humaine, n'est pas soumise en général à ce que l'on appelle d'habitude les lois naturelles. Si les êtres divins peuvent agir comme les hommes, ils disposent en outre de pouvoirs surnaturels dont ceux-ci sont totalement privés, et leur intervention dans les affaires humaines paraît souvent contraire à l'ordre normal des choses. C'est ce que M. Erland Ehnmark appelle |e « Miracle »*.

Dans la première partie de son ouvrage intitulé « Anthropomorphism and Miracle », plus particulièrement consacrée à l'élude du « Miracle » dans les poèmes homériques, l'auteur montre que, si le résultat de l'intervention divine est toujours représenté avec précision et force détails, au contraire nous ne sommes pas renseignés sur le mécanisme de cette intervention. Et M. Ehnmark cite plusieurs cas où il en est ainsi : par exemple, lorsque les dieux punissent par des prodiges le sacrilège que les compagnons d'Ulysse ont commis en égorgeant les génisses chères à Hélios2, lorsqu' Athéna inflige un rire inextinguible aux prétendants qui exigent la soumission de Pénélope à leurs désirs3, lorsqu'Héra fait parler Xanthos, l'un des chevaux d'Achille, au moment où le héros part pour

1. Le Journal des savants a déjà eu l'occasion de signaler une importante étude de M. E. Ehnmark, The idea of God in Homer ; 1987, p. a3o.

2. Odyssée, XII, 394. 3. Ibid., XX, 345.

SAVANTS. 10

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aller combattre Hector1 ; lorsqu'Apollun détourne du but visé la flèche lancée par Teucer2 ; ou encore lorsqu'Athéna rajeunit Laërte3. « Si an- thropomorphique que soit la description des dieux qui accomplirent ces miracles, l'aspect humain se limite à leur forme, à leurs attributs; mais il n'est pas appliqué au mode même de leur action »4.

II arrive que l'intervention divine semble relever de la magie; ains1 lorsque Poseidon infuse une vigueur extraordinaire aux deux Ajax en les touchant simplement de son sceptre5, lorsqu'Alhéna fait d'Ulysse un vieux mendiant en le frappant de sa baguette6, c'est le même procédé que Circe emploie pour transformer en pourceaux les compagnons d'Ulysse, après leur avoir fait boire un breuvage empoisonné". L'attribution à la divinité de pouvoirs magiques esi peut-être dans la poésie homérique une survivance de superstitions plus anciennes. Même dans ces cas-là il est difficile de savoir comment l'opération s'accomplit, et l'on ne peut décrire que la succession apparente des faits.

Dans quelques cas toutefois le mécanisme du miracle se laisse apercevoir sous une forme concrète. Les dieux possèdent le pouvoir de se ren~ dre eux-mêmes invisibles ou de rendre des mortels invisibles pour les sauver ou pour les préserver d'un danger qui les menace. Les exemples de tels miracles sont nombreux dans les poèmes homériques ; pour les réaliser, les dieux, raconte le poète, s'enveloppent ou enveloppent les mortels dans un nuage ou, nuême pendant le jour, dans une obscurité comparable à la nuit8.

Quoiqu'il en soit, on peut affirmer qu'en général le miracle reste inexpliqué. Ce qui nous est décrit, ce sont plutôt les circonstances dans lesquelles il se produit et l'impression qu'il fait sur le spectateur

II n'est pas rare, non plus, que la divinité, pour réaliser le miracle, use uniquement de moyens d'action naturels, agisse d'une façon purement anthropomorphique. Ici le privilège divin consiste dans le choix du moment où le dieu se manifeste et dans l'exercice d'un pouvoir plus grand que celui des mortels9. Il arrive aussi que le dieu agisse par sa seule vo-

1. Iliade, XIX, 407. 2. Ibid., XXIII, 865. 3. Odyssée, XXIV, 36? . 4. E. Ehnmark, op laud., p. 3. 5. Iliade, XIII, 59. 6. Odyssée, XIII, 429. n. Ibid., X, 238 ; cf. 3iq,- 38g. 8. E. Ehnmark, op laud., p. 8 et suiv. 9. Id., ibid., p. 12 et suiv.

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lonté, dont les effets sont directs et immédiats, sans aucune intervention, sans aucun emploi d'un procédé concret.

Ainsi l'intervention divine dans la vie humaine, le miracle, figuredaus les poèmes homériques sous des formes variées. Est-il possible de déterminer à quel stade dans l'évolution des sociétés humaines correspond telle ou telle de ces formes ? Cauer, dans ses Grundfragen der Homev- kritik{, pense que les récits de miracles riches en détails reflètent une conception religieuse très ancienne, antérieure à celle dont lémoiguent les récits muets sur le mécanisme du miracle ou l'attribuant, à la seule volonté des dieux. Erland Ehnmark combat celle théorie, selon la méthode de J. Frazer, en accumulant des exemples empruntés aux religions des peuples dits primitifs. Il cite, entre autres, le cas des indigènes de Guadalcanal, une des îles Salomon en Oceanie, qui ne savent pas du tout comment agit Namana, le pouvoir que possèdent les êtres surnaturels; la seule réponse faite aux questions posées à ce sujet est que seuls les Esprits en sont informés3. 11 en est de même chez les Esquimaux. A un explorateur qui leur demandait l'explication de certains de leurs tabous et de diverses règles de leur vie, il fut répondu : « Toutes nos coutumes viennent de notre vie et se rapportent à notre vie ; nous n'expliquons rien, nous ne croyons à rien... Nous craignons l'esprit de la terre ; nous craignons les privations et la famine;... nous craignons Takanakapsaluk, la grande femme qui réside au fond de la mer, qui règne sur toutes les bêtes de la mer. Nous craignons la maladie... Nos pères ont reçu de leurs pères les vieilles règles de vie basées sur l'expérience et la sagesse des générations. Nous ne savons pas comment, nous ne pouvons pas dire pourquoi, nous observons ces règles afin que notre vie ne soit pas troublée3. » D'après Lévy-Bruhl une telle attitude caractérise la mentalité primitive4. Il en résulte que chez les primitifs les « miracles purs »5 ne sont pas moins dignes de foi que les miracles expliqués en détail. Des différences qui peuvent être observées entre les récits d'interventions surnaturelles dans les affaires humaines, on ne peut pas tirer des conclusions sur l'évolution de la notion du miracle dans le sens proposé par Cauer.

En même temps que l'anthropomorphisme, qui donnait à la religion

1. I, p. 3g8. 2. D'après Hogbin, Oceania, VI (ig36), p. 4aô. 3. D'après Rasmussen, Intellectual culture of the Iglulik Eskimos, p. 55 et suiv, 4. Le surnaturel, p. XX et suiv, 5. * pure miracles »,

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grecque sa forme en quelque sorte classique, la poésie homérique introduisait dans la description du monde divin un certain rationalisme. Ce fut pour satisfaire la raison dans une certaine mesure que les dieux furent revêtus de la forme humaine, et que leur intervention parmi les hommes fut imaginée à l'exemple des modes d'action des êtres humains. C'est pour qu'il devienne intelligible que le surnaturel fut, pour ainsi dire, mis en accord avec l'expérience courante des hommes. Mais par là même l'anthropomorphisme se trouva limité ; car, outre les pouvoirs analogues à ceux des hommes qui leur sont attribués, les dieux gardent une puissance surnaturelle, et c'est précisément là ce qui donne à leurs interventions dans le cours des choses le sens et la valeur du miracle.

Néanmoins, si relatif qu'il soit, l'anthropomorphisme, tel qu'il apparaît dans les poèmes homériques, a joué un rôle important dans l'évolution de la religion grecque. Il a dépouillé l'action divine de son caractère magique ; il a atténué la terreur que le surnaturel inspirait aux hommes. On a même pu dire que cet anthropomorphisme a donné naissance chez les Grecs aux premières manifestations de l'esprit critique en matière religieuse, et qu'il est à l'origine de la science hellénique. « Le rhapsode ionien, a écrit Nilsson, a frayé la route au philosophe ionien de la Nature, celui-ci construisant là où celui-là avait démoli »!,

II ne s'ensuit pas qu'Homère puisse être tenu pour un champion de la critique rationaliste des traditions religieuses, pour un partisan soit de l'interprétation allégorique, soit de l'explication historique des mythes. Au contraire il se plaît à raconter les miracles, dont il met en lumière la portée surnaturelle. Il aime à mêler, dans ses récits des interventions divines, les épisodes surnaturels aux actions naturelles. En raison même de ce mélange, il est impossible de voir dans le poète un rationaliste. 11 ne cherche pas à expliquer les interventions divines ; il veut seulement les décrire. Il est artiste et non pas exégète.

On peut aller plus loin. Ce n'est pas seulement parce qu'il est artiste» poète, qu'Homère fait intervenir les dieux, même dans certains cas où leur action ne serait pas nécessaire pour rendre compte des faits. D'abord il pouvait, en toute sincérité, croire à ces interventions divines ; en outre il était obligé de ne pas heurter de front les croyances populaires, quand même il n'aurait pas eu la foi dans l'action divine au même degré que son public. D'ailleurs il importe de ne pas oublier qu'à l'époque historique et jusque sous l'empire romain, c'était une opinion très répandue

i. A history of Greek Religion, p. 179.

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qu'il était nécessaire d'invoquer l'intervention des dieux aussi bien dans les mille circonstances de la vie journalière qu'à l'occasion des entreprises importantes ou des crises extraordinaires de l'existence.

La mise en scène des dieux dans les poèmes homériques, ce que l'on a appelé le divine apparatus ne doit donc pas être considéré comme un procédé de l'art poétique. Sauf pour une élite, dont la pensée dérive peut-être de Porphisme, et pour des sceptiques qui n'ont jamais été qu'une minorité, c'est chez les dieux qu'il faut chercher les causes des événements dont est faite la trame de la vie humaine. La poésie a précisé cette notion demeurée confuse dans la croyance du commun. Hérodote considérait Homère et Hésiode comme les créateurs de la ihéogonie hellénique*. La piété populaire ne sait pas toujours dans le détail comment le monde est gouverné, comment les rôles sont distribués, comment les décisions sont acquises, et elle ne se soucie pas de le savoir. Dans l'ensemble ces questions sont du domaine mythique; chez les Grecs, elles relevaient aussi de la poésie2.

II Pour bien comprendre le problème du miracle, tel que le posent les

poèmes homériques, il est indispensable d'examiner dans son ensemble la question de l'anthropomorphisme en tant que facteur religieux.

Les élément essentiels de l'anthropomorphisme : la représentation plastique delà divinité sous des traits humains, l'attribution aux êtres divins des sentiments, des modes de pensée et d'action des hommes, les interventions des dieux et des déesses dans les affaires humaines, leur rôle en quelque sorte personnel dans la genèse et dans le rythme de la vie générale, dans l'apparition des phénomènes naturels soit réguliers comme la succession du jour et de la nuit, soit exceptionnels comme les orages, les arcs-en-ciel, les tremblements de terre, etc : ces divers éléments se trouvent à la base et forment la matière du mythe. A l'anthropomorphisme ^rec, le plus perfectionné, correspond la mythologie la plus abondante, la plus brillante, la plus originale, la plus vivante, pourrait-on dire.

Une telle mythologie, où toute action divine est représentée sous une forme naturelle, comme le serait une action humaine, où l'activité des êtres divins se trouve modelée sur celle des hommes, une telle mythologie peut-elle être acceptée comme article de foi par la croyance populaire?

1. II, 53 2. E. Ehnmark, op. laud., p 69.

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Ou bien n'est-elle qu'une création de fantaisie sans aucun rapport avecla vraie croyance des hommes?

L'accueil fait au Capitaine Cook dans l'Archipel des Sandwich prouve que les habitants de ces îles ne se refusaient pas à donner aux dieux une forme humaine : ils virent en lui une incarnation de leur dieu de la guerre, Orono ou Rongo, et lui rendirent des honneurs divins1. La croyance populaire admet donc la conception anthropomorphique de la divinité.

Aux yeux de plusieurs critiques, cet anthropomorphisme resterait vague, indistinct, hésitant, parce que le peuple s'intéresse beaucoup moins à la forme et aux attributs des dieux qu'à leur influence sur le bonheur et le malheur des hommes, à leur intervention dans la vie humaine et aux moyens soit de la provoquer soit de l'écarter. Que des populations d'une civilisation peu développée n'aient pas en cette matière des vues très précises, il est possible et même probable. Il n'en reste pas moins vrai que la croyance populaire aime à se représenter les êtres divins, surnaturels, avec des traits humains. C'est ainsi qu'elle donne une forme humaine aux lutins, aux fées, à tous les personnages de ce genre imaginés parla tradition. Bien qu'aucun caractère ne les distingue vraiment des grands dieux, leur physionomie est moins personnelle ; prêtres et poètes ne racontent pas leur histoire, ne s'occupent pas d'eux. Parfois même ils n'ont pas de nom individuel : ce sont les Esprits de la maison, ou des bois, ou des champs ; c'est la Mère du blé, etc. Ce sont pourtant les dieux du menu peuple ; les exemples que nous pouvons donner de leur présence dans les traditions de nombreux peuples nous aideront à mettre en lumière l'accord de l'anthropomorphisme avec les croyances populaires.

Chez certaines tribus de la Sibérie, les chasseurs « vivent en bons termes avec le Maître de la Forêt, qui les guide à travers les fourrés, s'assied près de leurs feux de camp pour se chauffer et pousse Je gibier dans leurs pièges. »2 On ne saurait contester que la croyance populaire de ces tribus donne à cet être surnaturel la forme humaine, II en est de même pour les Esprits dès arbres chez les Bouddhistes ; ils racontent que si l'arbre où réside un Esprit est abattu, cet Esprit prend ses enfants par la main et cherche une nouvelle demeure 3 : c'est bien là une conception populaire. Des conclusions analogues peuvent être tirées des renseigne-

1. D'après Gill, Myths, p. i5. 2. D'après Holmberg, Finno-Ugric, Siberian (Mythology), p. 182, 3. Oldenberg, Die Religion des Veda, p. 2o3.

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ments recueillis sur l'Esprit de .l'eau, appelé tantôt la Mère Eau, tantôt le Grand Père1.

Parfois, il est vrai, cet anthropomorphisme n'est que partiel ou encore accidentel, épisodique. Il n'en résulte pas moins que l'imagination populaire se représente volontiers les êtres divins, surnaturels, sous des traits humains. On leur attribue des habitudes, des goûts répandus chez les hommes. Les Aruntas de l'Australie supposent que leurs Iruntarinia se plaisent à se décorer de plumes. Les Indiens de l'Amérique du Nord pensent que leurs dieux aiment à fumer. Ailleurs ces êtres divins éprouvent les besoins de la nature humaine : on croit qu'ils se nourrissent réellement de la chair des animaux qui leur sont sacrifiés et qui sont ceux que les hommes eux-mêmes ont l'habitude de manger. L'un des exemples les plus caractéristiques de cet anthropomorphisme populaire est celui qui nous est fourni par le culte de la Terre Mère. Entre autres rites de ce culte en voici deux qui ne laissent aucun doute sur la forme donnée à cette déesse par certaines croyances. Chez les Chuvashes de Sibérie se célèbre une sorte de Hiéros Gamos de la Terre Mère et d'un prétendant vivant: « Le prétendant doit être jeune et solidement bâti, parce que, d'après les Chuvashes, l'union avec la Terre Mère est épuisante, et malgré sa vigueur le fiancé ne saurait atteindre un âge avancé. »2 Plus curieuse encore est la grande fête de la déesse Terre au Bengale. Cette fête a lieu le premier jour du mois Ashada. On croit que ce jour-là la déesse a ses menstrues ; on ne saurait donc ni labourer ni semer ce même jour. Au bout de quatre jours dans chaque maison est pratiqué un rite purificatoire : une pierre, symbole de la Terre, enduite de cinabre, est lavée par la maîtresse de la maison, ornée de fleurs, couverte de bétel., de lait et d'autres offrandes. Les Indiens croient que toute femme, pendant ses menstrues, est impure jusqu'à ce qu'elle se soit baignée le 4me jour3. Comme une femme de race humaine, la déesse est réglée ; elle est alors impure et doit être purifiée. 11 serait difficile de pousser plus loin l'anthropomorphisme, et d'autre part il n'est pas douteux qu'il s'agit ici d'une superstition populaire.

Bien d'autres exemples de même sens peuvent être invoqués. Donc l'anthropomorphisme, au moins dans certaines limites, est admis, chez les peuples dits primitifs, par leurs croyances courantes.

i. Holmberg, Die Wassergottheiten der finnisch-ugrischen V'àlker, p. 189, 269. .a. Holmberg, Finno-Ugrie, Siberian (Mythology), p. 46»- 3. D'après Glasenapp, Der Hinduismus, p. 4«-

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Comment, chez ces mêmes peuples, s'exerce l'activité des êtres divins conçus sous la forme, avec les traits et la nature des humains ? Gomment se manifestent leurs interventions dans la vie humaine ? Par des moyens naturels. M. Ehnmark accumule ici des exemples tirés des peuples les plus divers, tribus australiennes, peuplades sibériennes, Indiens de l'Amérique du nord, Esquimaux, indigènes de certaines îles du Pacifique. Partout la croyance populaire admet que les êtres surnaturels agissent par des moyens naturels. C'est par les mêmes procédés qu'on essaie de les écarter, de se soustraire à leur action. Pour les empêcher de passer, on leur oppose des épines, des chardons, des objets pointus. Les fenêtres des maisons sont ouvertes ou fermées, suivant qu'on désire que les esprits puissent ou ne puissent pas entrer.

Les combats entre dieux, les relations amoureuses entre humains et, divinités, qui sont souvent matières de myihes, sont représentés avec l'aspect que les unes et les autres revêtent dans la société des hommes; en pareils cas, dieux et déesses prennent la forme humaine.

De toute manière, par conséquent, même exprimé par le mythe, l'anthropomorphisme fait corps avec les croyances populaires chez les peuples de civilisation peu développée. 11 est autre chose qu'une création poétique, qu'un jeu de l'imagination ; il prend l'aspect d'un acte de foi.

Nous devons alors nous demander ce que signifient les mythes auxquels il donne naissance ou sert de support. Et ici se pose le problème de l'interprétation des mythes.

Parmi les auteurs qui ont voulu résoudre ce problème, il en est pour qui les mythes se rapportent à des phénomènes naturels ; d'autres pensent qu'ils font allusion à des phénomènes historiques; d'autres encore sont d'avis qu'ils veulent expliquer des rites.

Ces théories sont erronées si elles ont la prétention d'apporter une solution générale. En outre elles ont le tort de méconnaître la fonction religieuse et sociale du mythe. On a même voulu opposer le mythe à la religion, le considérer comme un effort pour comprendre le monde, pour expliquer la vie et la mort, la destinée et la nature, les dieux et les cultes. On a déclaré que beaucoup d'entre eux, sinon tous, sont étiologiques, ce qui revient à dire qu'ils se sont développés ou qu'ils ont été inventés pour expliquer certaines croyances, certaines coutumes.

Des systèmes récents exposent, au contraire, que le mythe est en relation intime avec la religion et les rites, qu'il exerce une importante

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Introduction de l'élément humain dans la religion si

fonction religieuse et sociale et qu'on le tient pour vrai. Telles sont les thèses de Malinowski1, de Preuss2, de Lévy-Bruhl3, de Hocart*.

Dans chaque tribu, d'après Malinowski, il y a connexion étroite entre le mythe d'une part et d'autre part les rites, la morale, l'organisation sociale. Selon Preuss, le mythe est en quelque sorte le précédent qui confirme les rites actuels, en raison de son origine très ancienne; il sanctionne le présent en en reportant les conditions et les conjonctures dans une époque primitive. Lévy Bruhl exprime une opinion analogue: « C'est là [dans le mythe] qu'il [le primitif] puise l'idée qu'il a de lui- même en même temps que de ses rapports avec les êtres et les objets qui l'entourent... C'est le mythe qui lui révèle tout ce qu'il sait des Dema, ces êtres mi-humains, mi-animaux et en même temps super-humains,... comment ils ont produit, créé les traits saillants du pays,. .. inventé cequi est nécessaire à la vie, et enfin fondé les cérémonies et les autres institutions. La légitimité et la vertu efficace d'une action sont souvent dues à un mythe. Car c'est lui qui fait connaître le « précédent », le « modèle » dont elle est l'imitation. »5 Le mythe est le précédent, confirme Hocart. Le mythe décrit le rituel, et le rituel met en scène le mythe.

S'il en est ainsi, dans quelle mesure le mythe est-il chez ces peuples article de foi et non simple fiction ? Une étude détaillée de certains mythes répandus chez les Esquimaux, dans plusieurs îles du Pacifique, dans la Russie septentrionale, ailleurs encore, mythes de toute nature, relatifs à la vie universelle, au soleil, à la lune, à l'invention du feu, au monde des morts, aux tremblements de terre, à la création, une telle étude aboutit chez E. Ehnmark à la conclusion suivante : « Le mythe, dans une proportion beaucoup plus grande qu'on ne pouvait s'y attendre, a été considéré comme une représentation de faits réels. »6

II reste cependant que dans le mylhe sont souvent mêlés le naturel et le surnaturel, avec pour chacun d'eux une égale importance. Ainsi l'on a pu dire qu'il n'y a pour ainsi dire pas de limite entre ces deux éléments, que pour les populations dites primitives rien ne les distingue l'un de l'autre. Pour que le surnaturel, c'est-à-dire le miracle, soit conçu en tant que contradictoire aux lois de la nature, il faudrait, dit on, qu'exis-

i. Myth in primitive Psychology, Londres, 1926. a. Der religiose Gehalt der Mythen, Tubingen, 1933. 3. La mythologie primitive, Paris, ig35. 4. The Life-giving Myth, Londres, 1935. 5 Lévy-Bruhl, op. laud., p. 92, 199 ; cf. p i1^- 6. Op. laud., p. i83.

SAVANTS. U

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te chez ceux auxquels il est raconté, la notion, l'idée de loi naturelle. Or, affirme-t-on, cette notion, cette idée sont étrangères au primitif. Une telle opinion est excessive. Si peu civilisé que soit un groupe d'êtres humains, il faut bien qu'il croie à l'ordre et à la régularité ^e la nature ; c'est là une condition indispensable à l'exercice de la plus simple activité. Le miracle est toujours autre chose qu'un fait normal. La notion de la régularité dans le cours normal des choses et la conception d'un pouvoir surnaturel différent et indépendant des lois de la nature se trouvent l'un et l'autre dans la psychologie primitive.

Le mythe est destiné à fournir une explication concrète du fait surnaturel. Les images, les métaphores jouent leur rôle dans la genèse du mythe. La comparaison du bruit du tonnerre avec le meuglement d'une vache suggère la présence d'une vache dans le ciel. La comparaison de la Voie Lactée avec la courbure d'une tente a inspiré le mythe de l'Être qui, à l'origine des choses, a conçu la tente céleste.

Le mythe n'est pas une science primitive ; ou pourrait tout aussi bien l'appeler une poésie. Il se tient entre les deux; il a donné l'impulsion à l'une et à l'autre, comme il a exercé une influence considérable sur les arts plastiques. Ce qui sépare l'explication mythique de l'explication scientifique, c'est précisément ce qui unit le mythe et la poésie. Il y a des analogies essentielles entre le mythe et la description des dieux homériques. Ici et là trouvent place l'anthropomorphisme et l'explication naturelle des miracles. Ici et là est mis en évidence un prétendu rationalisme dans le récit des interventions divines. Ici et là ce n'est pas le besoin d'expliquer qui s'exprime, mais la joie de voir et de décrire. Les poèmes homériques sont assurément des créations incomparables, mais leur auteur a appliqué, dans la description des dieux, les méthodes et les procédés du mythe.

Le livre d'E. Ehnmark nous, montre que chez le peuple cultivé de la Grèce antique et chez les populations dites primitives de maintes régions du globe, la religion et le sentiment religieux, en dépit de leurs différences au premier abord frappantes, dérivent de notions, d'impressions analogues ; que, malgré la distance qui sépare les coutumes, le genre de vie, l'organisation sociale des peuples sauvages de la civilisation hellénique, ici comme là, les dieux sont conçus et représentés, plus ou moins exactement et complètement, à l'image de l'homme, mais dotés d'un pouvoir spécial, qui donne à leurs interventions dans le cours des phénomènes et dans la vie dus hommes une valeur surnaturelle et surhumaine;

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LA PEINTURE MURALE AU MUSÉE DES MONUMENTS FRANÇAIS 83

enfin que les mythes, plus ou moins raffinés ou grossiers, plus ou moins subtils ou naïfs, plus ou moins stylisés ou frustes, auxquels se plaisaient les Grecs et se plaisent aujourd'hui de nombreuses tribus dites primitives, sont inspirés par le spectacle du monde, de la vie même que l'homme voit autour de lui et qu'il sent en lui, des conditions nécessaires, inéluctables auxquelles cette vie est soumise. L'anthropomorphisme a rapproché l'homme de la divinité., a créé entre les êtres humains et les êtres divins des relations qu'on pourrait presque dire normales, a contribué à libérer la religion d'éléments souvent monstrueux; ce faisant, il a fourni à la pensée et au cœur de l'homme un refug'e bienfaisant contre les incertitudes, les périls et les malheurs de sa destinée.

J. Toutain.

NOUVELLES ET CORRESPONDANCE

LE DEPARTEMENT DE LA P E IN TU HE MURALE A U MUSEE DES MONUMENTS FRA NCAIS

II est curieux d'observer que, dans les monuments du Moyen Age, chaque époque eut son ail privilégié qui dominait les autres arts. Si l'on voulait distinguer brièvement les grandes manifestations qui ont présidé à la décoration de nos églises médiévales, on reconnaîtrait ceci : l'époque carolingienne fut celle de l'orfèvrerie, un art somptueux dont nous ne pouvons guère imaginer aujourd'hui le prodigieux développement qu'il prit alors. Tous les meubles liturgiques, autels, ciboria. ambons, châsses, reliquaires, livres rituels étaient revêtus de feuilles de métal, d'or ou d'argent doré, ornées de figures en relief qu'encadraient des pierres précieuses étincelant aux lumières. La riche matière dont ils étaient faits amena, au cours des siècles, la disparition de ces monuments magnifiques. On les monnayait et on les fondait lorsqu'on se trouvait sans ressources. Bien peu nous ont été conservés.

L'époque romane est le temps de la grande expansion de la peinture murale. Alors des églises furent entièrement couvertes de peintures A l'époque gothique cet art cède la place à celui du vitrail.

Pourtant à la fin du Moyen Age et lors de la Renaissance les fresquistes