de l’expérience vécue à l’universel

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  • Journal of French and Francophone Philosophy | Revue de la philosophie franaise et de langue franaise

    Vol XIX, No 2 (2011) | www.jffp.org | DOI 10.5195/jffp.2011.514

    This work is licensed under a Creative Commons Attribution-Noncommercial-No

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    This journal is operated by the University Library System of the University of Pittsburgh

    as part of its D-Scribe Digital Publishing Program, and is co-sponsored by the

    University of Pittsburgh Press

    De lexprience vcue luniversel

    Catherine Dchamp-Le Roux

    Journal of French and Francophone Philosophy - Revue de la philosophie

    franaise et de langue franaise, Vol XIX, No 2 (2011) pp 17-36

    Vol XIX, No 2 (2011)

    ISSN 1936-6280 (print)

    ISSN 2155-1162 (online)

    DOI 10.5195/jffp.2011.514

    www.jffp.org

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    Vol XIX, No 2 (2011) | www.jffp.org | DOI 10.5195/jffp.2011.514

    De lexprience vcue luniversel

    Catherine Dchamp-Le Roux

    Universit de Lille 1

    Introduction

    Albert Memmi a ralis une uvre complexe et importante tant sur le

    plan littraire que sur le plan philosophique et sociologique.1 Dans le cadre

    de cette contribution lhommage rendu son uvre philosophique, jai

    choisi de dvelopper la mthode et quelques concepts importants tels que la

    judit, le racisme, lhtrophobie et le lacisme. Memmi a t un prcurseur

    sur ces questions et son approche est originale. Il est reconnu comme une

    des figures incontournables de la lutte anticoloniale et antiraciste. Le portrait

    du colonis est un des ouvrages importants qui a marqu la priode de la

    dcolonisation.2 Il est toujours une rfrence pour les peuples qui

    revendiquent leur autonomie et pour les pays confronts la question de la

    dcolonisation et de ses consquences. On a rcemment redcouvert cet

    ouvrage loccasion de la sortie, en 2004, de lessai Portrait du dcolonis

    arabo-musulman et de quelques autres.3 En France, le dbat public gnr par le

    principe de la lacit dans la rpublique4 puis par ladoption dune loi

    mmorielle5 sur les bienfaits de la colonisation ont contribu faire merger

    une mobilisation sociale sur les sujets sensibles du postcolonialisme. Le

    Mouvement des Indignes de la Rpublique,6 cr en 2005, cite Le portrait du

    colonis et Le racisme7 parmi dautres ouvrages sur la colonisation, le

    postcolonialisme et le racisme. Enfin dans un ouvrage rcent consacr au

    postcolonialisme, lhistorien Yvan Gastaut considre que sa pense

    iconoclaste et complexe a toujours t lavant-garde des problmes

    contemporains.8

    La mthode

    Comme de nombreux sociologues de sa gnration, Albert Memmi a

    une formation philosophique.9 Il faut attendre 1958 pour quune licence de

    sociologie soit cre La Sorbonne sous limpulsion de George Gurvitch et

    de ses collaborateurs tels que Raymond Aron et Georges Friedmann.10 En

    effet, les sociologues, fondateurs de la discipline, ont t dcims par les

    guerres et aprs la deuxime guerre mondiale, la discipline est

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    reconstruire. On parle de refondation de la sociologie franaise qui

    revendique sa spcificit thorique et mthodologique.11 A cette priode, de

    nombreux jeunes chercheurs ont bnfici de sjours dtude aux Etats-Unis

    et ont t inspirs par les mthodes de la sociologie empirique quelle soit

    qualitative ou quantitative.12 Cependant, la sociologie franaise se construit

    aussi contre le modle de la sociologie nord-amricaine, Gurvitch tant le

    premier critiquer ce quil a appel la quantophrnie amricaine.13

    Memmi est n en Tunisie, en 1920, dans une famille juive de langue

    arabe. Il a poursuivi sa scolarit au lyce franais de Tunis, et il a entrepris

    des tudes de philosophie lUniversit dAlger encourag par le fait quil

    avait achev ses tudes secondaires par un prix dhonneur des classes de

    philosophie.14 Ses professeurs de philosophie, Aim Patri, et de littrature,

    Jean Amrouche, ont t des modles et ont russi lui donner envie de

    poursuivre dans ces domaines; le succs acadmique la confort dans ce

    choix. Aprs avoir tudi la philosophie lUniversit dAlger, Memmi part

    en mtropole pour prparer lagrgation de philosophie La Sorbonne.15

    La philosophie, alors enseigne, est peu en prise avec lactualit sociale

    de lpoque. Il dcrit de faon amusante les cours de philosophie tels quils

    taient enseigns alors La Sorbonne:

    Dautres, chez qui les jeux de mots faisaient office de

    philosophie, svertuaient triturer les textes jusqu leur

    faire rendre le sens quils souhaitaient; la plupart faisaient

    surtout de lhistoire de la philosophie, laquelle ils

    rduisaient la pense de matres du pass. Le plus

    souvent, ils sexprimaient dans un jargon impntrable,

    maladie du style de la plupart des philosophes. 16

    On peut sans peine imaginer le dsarroi dun jeune qui avait alors tout

    mis sur la philosophie. Memmi se dmarque alors de la philosophie

    spculative et cherche une mthode lui permettant de rpondre son

    questionnement existentiel:

    Au fond je reste fidle une vieille conception de la

    philosophie qui a fait ses preuves depuis les Grecs: bien

    penser pour bien agir. La philosophie doit prendre en

    charge lensemble du destin humain. Pour cela, si elle veut

    comprendre le rel, et, si possible, avoir prise sur lui, elle

    doit tenir compte de la totalit de nos savoirs passs et

    actuels.17

    En tant que philosophe puis en tant que sociologue, il sest toujours

    montr critique lencontre des excs de lcholalie. On peut constater dans

    lensemble de luvre littraire, philosophique et sociologique d Memmi,

    quil y a indniablement un souci dune pense bien construite et exprime

    de faon comprhensible. Les textes vont lessentiel sans fioriture

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    superficielle. Cest une rigueur quil sest toujours impose et quil cherchait

    transmettre dans ses enseignements. Il y a un souci constant de rendre

    compte, par lcriture, de la ralit et de distinguer ce qui relve de la

    littrature et/ou de la philosophie:

    Procdant par concepts et catgories, la philosophie ratisse

    large, elle ne peut garder dans ses filets les poissons trop

    petits. Visant luniversel elle ne peut sattarder sur les

    mandres de la subjectivit, les varits de lmotion, les

    qualits du plaisir, la singularit des faits divers. Seule la

    littrature pouvait me permettre de traduire toutes ces

    nuances que la philosophie est impuissante

    exprimersauf se transformer en littrature.18

    Memmi a poursuivi une triple carrire: crivain, philosophe et sociologue. Il

    a ainsi, en jouant sur des registres diffrents, pu rendre compte de niveaux

    de ralit qui vont du plus subjectif au plus universel. Son uvre est

    accessible et comprhensible au plus grand nombre, ce qui est assez rare

    dans ce domaine.

    Son parcours est alors celui dun jeune professeur de philosophie qui

    aprs avoir enseign la philosophie, a fond un centre de psychopdagogie

    de lenfant en Tunisie. Il acquiert une renomme importante avec la

    publication de son premier roman La statue de sel, en 1953, et sengage dans

    le dbat politique en contribuant la cration de la revue Afrique-Action. A

    lindpendance de la Tunisie, il sinstalle en France, devient le collaborateur

    de Gurvitch et participe au Laboratoire de sociologie de la connaissance et de la

    vie morale. Au moment o la sociologie franaise se dmarque de la

    philosophie comme discipline empirique, Memmi, form la sociologie par

    Georges Gurvitch,19 dveloppe une mthode personnelle fonde sur une

    philosophie du vcu personnel et se dmarque ainsi dune sociologie fonde

    sur la neutralit et lobjectivit.

    Cest toujours en rfrence une exprience personnelle quAlbert

    Memmi gnralise et ralise un travail dabstraction. Cest en tant que

    colonis, juif puis comme tre humain confront la dpendance,20 quil

    labore ses recherches sur la condition humaine. Il qualifie lexprience

    vcue de reine des savoirs. Elle doit tre valide par la vrification:

    Autrement dit: qui nexprimente pas ne peut pas esprer

    convaincre. Pour convaincre, il faut sortir de soi. La validit

    dune exprience est dans sa possible rptition. Toute

    science, cest--dire tout systme de connaissance exige,

    pour sa vracit, la comparaison: en somme, lexprience

    nest, provisoirement, acheve que par le consentement

    des autres.21

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    En quelques lignes, il rsume cette mthode sur laquelle toute luvre est

    fonde.

    Toute recherche doit tre prcde dune clarification conceptuelle,

    tape indispensable et pralable la recherche empirique.22 Les outils

    mobiliss sont soit le recours une enqute sociologique quantitative

    comme cela a t le cas pour le racisme et la judit, soit le recours une

    grille danalyse labore pour interprter la ralit observe de lhomme

    domin et ses diffrentes figures du colonis au post colonis.23 Il dfinit

    lui-mme deux ples mthodologiques qui sont essayer de mettre jour

    des mcanismes gnraux travers plusieurs conduites similaires et

    rechercher dans chaque cas, la spcificit de chaque dmarche.24 A partir de

    lexprience vcue, il vise luniversalit de la condition humaine par

    lexprimentation de la situation et jajouterai par lpreuve du temps. En

    effet, Memmi ne cesse danalyser les transformations de la socit pour

    identifier les nouvelles plaies que sont la corruption, la pauvret, le

    terrorisme et lintgrisme.

    La judit

    La condition juive, je le veux bien, nest quun raccourci, plus condens,

    plus sombre, de la condition humaine plus gnrale.25

    Cette citation tire de Portrait dun juif est intressante en ce quelle clt

    le chapitre La figure dombre aprs avoir convenu que tous les hommes sont

    galement opprims mais que chaque oppression est spcifique. Cest donc

    partir de son exprience vcue, quil dcrit la condition juive contemporaine.

    Cet autoportrait est une des figures majeures de loppression

    contemporaine. Une approche comparative ralise sur les figures du

    colonis, du noir, du domestique, de la femme, du proltaire et du

    dcolonis arabo-musulman nous propose des cls pour comprendre ce qui

    fait la spcificit de chaque situation.26

    Il sensuit, certes, que pour une entire comprhension de

    chaque figure, il faudrait la replacer en dfinitive dans la

    perspective des autres. Jai souvent essay de les clairer

    lune par lautre, de prciser le cousinage entre les

    diffrents modes de loppression vcue, den dgager par

    suite les mcanismes gnraux, qui viennent en retour

    aider comprendre le vcu.27

    Cette tude, laquelle il consacre plusieurs ouvrages et articles, a un

    retentissement important qui sera amplifi par les vnements politiques

    tels que la guerre isralo-arabe.

    On lui doit une clarification conceptuelle de lidentit juive, tape

    indispensable et pralable toute rflexion sur la condition juive. Le

    contexte du gnocide de 1939-1945 et la cration dIsral ont suscit une

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    rflexion sur le fait juif. Cest lantismitisme qui, pour Jean-Paul Sartre,

    dfinit la condition juive.28 Memmi procde alors une dconstruction du

    concept didentit juive propos par Sartre. Inspir par le concept de

    ngritude,29 formulation potique dAim Csaire, il forge le concept de

    judit pour en donner une dfinition positive dans le sens o cette identit

    nest pas dtermine par autrui mais quelle est le fait et la manire dtre

    juif. Ce concept est distinguer de la judacit (lensemble des personnes

    juives) et du judasme (lensemble des doctrines et des institutions juives). Il a

    eu le souci de clarifier les concepts de ngritude (manire de se sentir et dtre

    noir, par appartenance un groupe dhommes et par fidlit ses valeurs) et

    de judit pour rvler la dimension dynamique, interactive et positive de la

    condition de noir ou de juif.30

    Il dcrit un contexte gnral dantismitisme plus ou moins affirm

    selon les contextes nationaux et les priodes de lhistoire. Il y a t confront

    ds sa plus tendre enfance par les histoires familiales et communautaires en

    Tunisie. Adulte, il est directement tmoin de cet antismitisme dont il

    donne de nombreux exemples. Lorsque parait Portrait dun juif, en 1962, le

    paysage politique de la France est marqu par les guerres coloniales, le

    processus de la dcolonisation et lon tente doublier et de panser les

    squelles de loccupation nazie et du rgime de Vichy. Le contexte social est

    alors, selon Memmi, celui du silence sur de telles questions: Vous allez

    rveillez des monstres qui ne demandent qu ltre ! Ma-t-on dit; ce qui

    convient le mieux cette affaire, cest le silence !31

    Ce commentaire dfensif est rvlateur du contexte social dans lequel

    tout juif tait contraint de vivre en tant que membre dune minorit. Et

    quelques annes aprs, Memmi dresse un Petit portrait du juif publi dans

    LHomme domin. Ce texte a t labor pour une srie de confrences aux

    Etats-Unis en 1967 juste avant la guerre des six jours.

    Le juif, comme tout minoritaire, est relativement exclu de

    la mmoire collective de la nation, et de son hritage

    culturel encore vivace. Certes, il peut sen accommoder et

    beaucoup de mes amis retirent mme quelque orgueil de

    cette solitude, qui nest peut-tre pas sans noblesse. Je

    constate simplement le rsultat: une espce de hiatus

    constant entre la vie publique du citoyen juif et sa vie

    prive.32

    Ce hiatus, dcrit par A. Memmi, traduit la ralit du contexte socioculturel

    de la France et lon peut penser que seule une minorit du public nord-

    amricain connaissait cette priode antrieure aux vnements de 1968 qui

    marqueront une rupture sociale importante. Certains travaux comme les

    Cultural studies raliss par des sociologues amricains tels que Laurence

    Wylie33 mais ignors du grand public, ont permis une relative

    comprhension des diffrences entre pays. Ainsi dans les annes soixante, le

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    catholicisme saffirme encore comme la religion dominante mais le dclin de

    lEglise comme institution est inexorablement amorc.34 Les transformations

    sociales que la socit franaise a connues, depuis 1945, ont t finement

    analyses par Henri Mendras et Laurence Duboys-Fresney.35 Les auteurs

    insistent, entre autres sur le dclin de lEglise comme institution centrale

    confirmant la thse de la scularisation des socits industrielles avances.36

    En France, la loi de 190537 spare les cultes et lEtat. La Rpublique franaise

    est laque et respecte toutes les croyances.38 La pratique dune religion relve

    strictement de la vie prive ce qui est paradoxal puisque la religion

    catholique reste dominante et rythme la vie sociale alors que la Rpublique

    sest construite contre le catholicisme, religion dominante.39 Cette analyse

    ralise par Ccile Jolly, analyste politique, en 2005, met bien en vidence la

    spcificit franaise au sein de lEurope:

    Les religions sont galement trs fortement structures par

    notre culture politique et par les relations - dont l'origine

    remonte parfois la Rvolution franaise - qu'ont

    entretenu et que continuent d'entretenir les pouvoirs

    publics et les citoyens avec les religions. Du fait de cette

    histoire singulire, en particulier l'opposition au

    catholicisme des origines de la Rpublique mais aussi son

    modle d'assimilation, par rapport des modles

    davantage pluriculturels voire communautaires en

    Europe, la France conserve une certaine suspicion

    l'gard des religions, une plus grande attention porte au

    risque d'enfermement des mes qu'elles peuvent receler et

    une forte opposition la visibilit religieuse mais aussi

    ethnique.40

    La scularisation de la socit franaise est, de nos jours, une ralit; les

    symboles du catholicisme sont bien prsents dans lespace public franais

    mais ils nont pas de sens pour une majorit croissante de franais.41 La

    religion se dsencastre selon Bruno Duriez, de lensemble des rapports

    sociaux.42 Il y a un incontestable recul du catholicisme puisque seuls 42% se

    dclarent comme tels. Les agnostiques sont de plus en plus nombreux

    puisqu ils reprsenteraient plus de 25% de la population. La France est

    devenue le pays europen qui compte le plus grand nombre de musulmans

    (cest la deuxime religion avec 6%), les protestants ne sont plus que 2%, et

    enfin larrive en France de juifs dAfrique du nord, dans les annes

    soixante, a revitalis le judasme qui reprsente 1%.43 Les pratiques

    religieuses traditionnelles sont en dclin44 alors que de nouvelles religions-

    origine gographique- contribuent diversifier le paysage religieux.45 On

    constate, selon Claude Dargent, une distanciation aux institutions religieuses

    qui saccentue avec les plus jeunes malgr des formes dadhsion

    religieuse.46

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    Aujourdhui dautres minorits religieuses doivent composer avec une

    France scularise et incarne dans la Rpublique mais dont lhritage

    catholique est omniprsent. Il y a dix ans, une commission de rflexion sur

    lapplication du principe de lacit dans la Rpublique a t saisie

    dexaminer les faits relatifs des manquements la lacit dans des lieux

    publics tels que des discriminations de fait, un antismitisme parfois

    virulent et le port du voile chez de jeunes musulmanes scolarises qui a t

    un sujet trs mdiatis. Il a t procd laudition de nombreuses

    personnalits reprsentant diffrentes communaut de pense et le rapport

    Stasi47(sous la responsabilit de Bernard Stasi) a permis la raffirmation de

    valeurs rpublicaines communes tous telle que le principe de lacit qui

    garantit la libert de conscience. A la suite de ce rapport, une loi a t

    adopte en 200448 et raffirme le principe de libert de conscience et de fait

    interdit, entre autres, toute manifestation religieuse ostensible dans les

    tablissements scolaires publics. Elle incite au respect de toutes les

    confessions religieuses.

    Par comparaison, sur la question de la pratique religieuse, la

    constitution des Etats-Unis (Bill of Rights) garantit depuis 1789, la non-

    ingrence et la sparation de lEtat et de la religion ainsi que la libert de

    culte.49 La spiritualit est encourage. Pour mmoire, Alexis de Tocqueville,

    lors de son sjour aux Etats-Unis en 1832, dcrit un pays religieux dans

    lequel il y a une complte sparation du culte et de lEtat. Isral est, par

    contre, un Etat dont les religions tiennent les registres dtat civil, il est par

    consquent difficile de saffirmer comme libre de toute religiondans les

    documents de ltat civil.50 Il est cependant observ, en Isral, un double

    processus de scularisation et de retraditionalisation.51

    La condition sociale dune minorit religieuse, socioculturelle ou

    ethnique est dpendante dun contexte social quil faut prendre en

    considration pour comprendre la spcificit dune situation et son

    volution. Lanalyse sociohistorique, ralise par Rene Waissman sur les

    conditions sociales dexistence de la communaut juive de 1789 1967 en

    France, nous claire sur le rapport la judit des juifs franais du fait de

    leur situation sociale et enfin du fait de la cration de lEtat dIsral.52 La

    guerre des six jours aurait provoqu lmergence de lexpression publique de

    lappartenance juive ce qui dune certaine faon rompt avec la norme sociale

    qui encourage la discrtion dans lespace public quand il sagit de manifester

    des signes extrieurs dappartenance une religion et/ou une

    communaut.

    Malgr les juifs franais peuvent exprimer un particularisme au nom

    de lgalit des citoyens qui est un autre principe rpublicain. En dautres

    termes, tre juif nest plus la consquence dune contrainte sociale mais est

    lexpression dun libre choix qui peut saffirmer de diverses faons ce qui a

    fort bien t montr dans la grande enqute sur la population juive en

    France en 1965.53

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    Les travaux initis dans les annes soixante, par Memmi et ses

    collaborateurs, sur la judit en France lesquels montrent que le fait dtre

    juif est vcu et non subi et que lintgration la socit franaise ne se fait

    pas au dtriment de la judit. La recherche sur le sentiment de la diffrence

    ralise sur un chantillon de six cents individus rvle une affirmation de

    lidentit juive qui nest pas la consquence dune mise lcart puisque la

    population interroge ne manifeste pas de sentiment dexclusion de la part

    de la socit franaise non-juive. La judit sexprime aujourdhui dans un

    contexte diffrent (scularisation croissante de la socit franaise) de celui

    dans lequel ce concept a t construit. Cependant ce concept est toujours

    oprationnel- et ce quel que soit le contexte- ainsi que la distinction

    conceptuelle qui sy rapporte.

    Dans louvrage juifs et arabes, crit aprs la guerre du Kippour de 1973,

    Memmi propose des ouvertures pour un dialogue et il dfend la thse selon

    laquelle la cration dIsral est laboutissement logique de loppression subie

    par le peuple juif de par le monde tout comme il a dfendu prcdemment

    les nationalismes des peuples domins.54 La fondation de ce pays repose

    aussi lorigine sur un mythe: celui dun peuple lu sur une terre promise.55 Le

    mythe du juif errant tombe avec la cration dIsral.56 Il ajoute que

    lexistence de ce pays a transform le destin juif en ce quil donne tout juif

    le sentiment dune rfrence nationale ventuelle57 et alors Isral

    reprsente le rsultat, encore fragile, de la libration du juif, tout comme la

    dcolonisation reprsente la libration des peuples arabes ou noirs dAsie et

    dAfrique.Memmi dnonce les valeurs-refuges qui entravent trop souvent

    les librations et il prconise une dsacralisation de la tradition juive laquelle

    nen sera que plus fconde.58

    Lors du conflit isralo-arabe, il a tent de montrer que les torts taient

    partags et a uvr pour une solution respectant lensemble des parties. Il a

    dautre part dnonc, ce quil qualifie de grossire quation, lassimilation

    du sionisme au racisme et limprialisme. Il se rfre bien videmment

    lidal du sionisme originel et non ses drives religieuses servant une cause

    de conqute territoriale. Ces positions lui ont valu de nombreuses inimitis.

    De mme, lantismitisme a chang et de nouvelles manifestations sont

    observes. Ainsi Isral incarne la figure du juif des pays arabes et reprsente

    lobstacle la construction de la nation arabe unifie, autre grand mythe.59

    Dans lOccident contemporain, Memmi donne comme exemple de nouvelle

    manifestation de lantismitisme, parmi dautres, la rumeur accusant le

    Mossad davoir prvenu les employs juifs dun risque dattentat le jour de

    lattaque des tours du World Trade Center le 11 septembre 2001.60

    Cest la condition du minoritaire, souvent accus, que Memmi rsume

    ainsi: Etre juif, cest encore une manire de se conduire pour surmonter les

    handicaps du minoritaire et de laccus, pour affronter la suspicion dans

    laquelle on vit, pour contrer la menace permanente.61 Il y a actuellement, en

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    France, une controverse scientifique et politique relative la rsurgence ou

    non de lantismitisme. Il est observ une corrlation entre les actes

    antismites et la situation au Proche-Orient. Cependant lantismitisme

    serait en dcroissance depuis la fin de la deuxime guerre mondiale et les

    actes antismites signals seraient le fait dimmigrs rcents trouvant ainsi

    un exutoire aux difficults dintgration. Sur le plan politique, il ny aurait

    pas damalgame entre la critique de lEtat dIsral et lantismitisme. Dans

    lopinion publique, il y aurait par contre un amalgame entre la politique

    isralienne, vis--vis des Palestiniens, et la communaut juive en raison des

    positions adoptes par les institutions et la communaut juives avec lEtat

    dIsral. . Cette analyse ralise par le sociologue Laurent Mucchielli rend

    compte des tensions croissantes entre les communauts dans le contexte du

    conflit isralo-arabe.62

    Les actes antismites et racistes sont durement rprims en raison dun

    arsenal juridique63et depuis 2005, une institution dEtat64 veille et lutte

    contre toutes les formes de discrimination. Il est malgr tout observ, en

    France, une islamophobie croissante.65 Memmi, juif de langue arabe, a

    construit une partie de sa rflexion sur la place et la singularit du juif dans

    le monde arabe et a veill, tout au long de sa vie, au dialogue entre juifs et

    arabes. Il a favoris par ses essais et ses fictions les cls dune comprhension

    rciproque. Il a propos: pour les natifs juifs des pays arabes, lexpression

    de Juif arabe qui na plu ni aux arabes ni aux juifs. Les Arabes narrivent

    toujours pas concevoir cet tre trange, un arabe qui ne soit pas musulman;

    et les juifs, un juif qui ne soit pas de confession rabbinique.66 Memmi

    revendique le droit dtre diffrent et davoir multiples appartenances.67

    Du racisme lhtrophobie

    Le racisme et lhtrophobie, qui servent exclure le diffrent, sont dautant

    plus tenaces quils servent aussi renforcer nos appartenances.68

    La question du racisme est centrale dans luvre littraire,

    philosophique et sociologique de Memmi.69 Il affirme sa mthode en

    comparant des situations sociales prsentant des similitudes et tente

    chaque fois de rvler ce qui en fait la spcificit tout comme lintuition

    dune situation doit tre analyse scientifiquement. La rflexion engage sur

    la question du racisme est fonde sur lexprience personnelle, sur

    lobservation de manifestations racistes dans la vie quotidienne puis

    analyse par comparaison avec dautres situations similaires comme dans

    lenqute ralise, dans les annes soixante, sur les franais et le racisme.70

    La dfinition du racisme, alors propose par Memmi, a t intgre, en 1972,

    dans lEncyclopaedia Universalis: Le racisme est la valorisation, gnralise et

    dfinitive, de diffrences relles ou imaginaires, au profit de laccusation et

    au dtriment de sa victime, afin de lgitimer une agression ou des

    privilges.71

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    Memmi rpond un souci de clarification pour tous les concepts quil

    construit ou propose. Cest laboutissement dun long cheminement de la

    pense qui sexprime par tapes successives du Portrait du colonis, puis de

    Portrait du juif et est enfin stabilis dans Lhomme domin. Si Memmi a, crit-il,

    consacr plus de temps qu nimporte quel autre sujet,72 cest parce quil

    a t de toute vidence victime du racisme en tant que colonis et en tant

    que juif du Maghreb. Il y a consacr trente annes et rdig plus dune

    quarante de textes. On peut donc suivre la maturation du concept en

    parcourant dans lordre chronologique les ouvrages ci-dessus cits.

    Le fait raciste a fait lobjet dune grande enqute empirique au cours de

    lanne 1963, la demande du Mouvement contre le racisme, lantismitisme

    et pour la paix.73 Une quipe pluridisciplinaire a labor un questionnaire

    destin aux militants du M.R.A.P. et visait comprendre les diffrentes

    manifestations du racisme tel que Memmi le dfinit (voir la dfinition plus

    haut). Il est constat que la vision raciste est complexe et envahie de

    strotypes mais il ressort, de cette recherche empirique, de nombreux

    tmoignages sur les causes et consquences du racisme qui est somme tout

    dune grande banalit: le racisme est un plaisir la porte de tous. Le

    racisme est une exprience vcue, commune et socialise. Il est constat le

    lien fort entre racisme et xnophobie qui touche toutes les catgories sociales

    incluant les opprims. Cette recherche dresse un inventaire complet des

    attitudes racistes dclines diffremment selon les victimes et selon les

    milieux sociaux qui les expriment. Les causes du racisme et de

    lantismitisme sont explores au prisme du processus de la dcolonisation,

    de la guerre dAlgrie et enfin de la cration dIsral. Le lien fort entre

    ducation religieuse chrtienne-en particulier catholique- centre sur le

    mythe du dicide et dun antismitisme latent, est mis en vidence dans

    lenqute. Il en ressort que lducation peut tout autant contribuer lutter

    contre toute manifestation de racisme. Le constat est que laltrit provoque

    le trouble qui peut facilement se transformer en hostilit par manque

    dempathie pour lautre. Il faut donc reconnaitre lautre dans ses diffrences

    et engager un dialogue.

    Les transformations sociales de la socit franaise ont contribu

    dplacer les problmes comme avec limmigration et ses consquences. Les

    affirmations identitaires suivent aussi dautres voies et dautres combats

    comme celui des femmes, des homosexuels et de toutes les minorits et cest

    le retour du pendule qui exacerbe les particularits. Cette analyse rvle le

    subtil quilibre entre une identit opprime et une identit spcifique

    survalorise. Le concept dhtrophobie a t construit pour rendre compte

    de lextension de la problmatique du racisme des situations quotidiennes

    et banales dans lesquelles il y a un refus dautrui du fait de sa diffrence

    quelle quelle soit. Ce nest plus seulement le refus dautrui du fait de

    diffrences biologiques mais du fait dune diffrence dfinie socialement

  • C a t h e r i n e D c h a m p - L e R o u x | 2 7

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    comme problmatique: ge, genre, catgorie sociale, orientation sexuelle et

    autres.

    Il prconise une stratgie commune pour lutter contre le racisme mais

    comme chaque htrophobie est spcifique, il faut y associer une action

    ponctuelle avec une solidarit gnrale.74

    Le lacisme

    Un demi-sicle aprs ces travaux, Memmi insiste sur linterdpendance

    des peuples et des nations et pense que seule la loi universelle permettra la

    paix des peuples. En ceci, il prne un lacisme humaniste75 qui est la seule

    philosophie qui respecte les diffrences et les droits de chacunet la

    solidarit qui est ncessaire la survie de nos socits multiculturelles. Il en

    donne la dfinition suivante:

    Le lacisme est un systme de pense dans lequel un dieu

    est inutile pour comprendre le monde. On peut bien sr

    tre laque et croyant. On peut aussi tre laque en

    tant lacistemembre dun courant de pense, autonome,

    ancien. On peut lappeler lhumanisme lac.76

    Cette philosophie est sous-jacente dans les premiers travaux et dans luvre

    fictionnelle dAlbert Memmi. On peut dire qu Memmi a expriment et a

    mis en pratique dans sa vie la philosophie du lacisme. Partant de son

    exprience vcue, il se rfre lducation laque reue au lyce franais de

    Tunis. Plus tard, il se dgage de son milieu dorigine et de sa religion comme

    il le raconte travers le hros de La statue de sel.77 On aussi peut citer titre

    dexemple le roman Agar qui met en scne un couple mixte qui se dchire

    parce quil est incapable de surmonter les difficults gnres par les

    diffrences culturelles.78 Lorsque Memmi fonde une famille issue dun

    couple mixte,79 le couple observe une neutralit dans lducation des enfants

    par rapport aux traditions de chacun.80 Il quitte la Tunisie au moment de son

    indpendance parce que sa place en tant que minoritaire est incertaine. Il

    choisit de sinstaller en France avec sa famille parce quil est crivain

    francophone, agrg de lUniversit et aussi parce que lidal dmocratique

    de lEtat lac lui laisse esprer une place en tant que minoritaire. Memmi

    sest exprim de nombreuses fois sur les difficults rencontres pour

    sintgrer comme il pouvait lgitiment lesprer. Cest dans ce contexte

    dhostilit quil forge le concept de judit pour marquer une distance avec

    la religion juive ou avec la judat. Il se revendique comme juif lac ce qui est

    source dincomprhension de la part de la communaut juive et de la part

    des non-juifs. Au fil du temps, le lacisme est devenu un concept-cl de la

    pense dAlbert Memmi. Le lacisme sinscrit dans un idal duniversalit et

    rend ainsi possible lexpression de la diffrence.

    La lacit est un principe de la Rpublique franaise qui doit assurer la

    libert de conscience de tous. Les dbats rcents en Europe autour du

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    concept de libert de conscience de prfrence la libert religieuse

    tmoignent de traditions diffrentes tels que limpt religieux, les signes

    religieux et les cours de religion dans les coles publiques ou encore la

    mention de la religion sur les cartes didentit qui ont cours dans certains

    pays europens.81 Largument est celui dune sparation stricte entre

    religions et Etat. En Europe, lidal lac reste fragile mais on peut observer

    un consensus politique en faveur dun lacisme inscrit rcemment dans la

    Charte europenne des droits fondamentaux.82

    Dans le texte Oser tre laciste,83 alors que vingt Etats arabes sur vingt

    et un ont inscrit la religion dans la constitution, Memmi propose de

    distinguer arabisme et islam, ou arabisme et arabit, comme il a propos de

    distinguer judasme et judit. Selon lui, peu dintellectuels musulmans

    seraient favorables la lacit hormis Zakarya Fouad.84 Le modle qui est

    propos est celui dun lacisme la franaise. Le lacisme est un concept

    central dans la recherche dune solution pacifique au conflit entre juifs et

    arabes.

    Il insiste beaucoup sur linterdpendance irrversible entre lOccident

    et le tiers-monde et pense que nous sommes entrs dans une re nouvelle de

    mtissage dont nous ne mesurons pas les consquences.85 La carence

    idologique de lOccident a laiss penser aux islamistes intgristes que le

    terrain tait mur pour son expansion. Les maux du dcolonis sont

    aujourdhui la pauvret, la corruption, le despotisme et le fanatisme. Aucune

    transformation sociale nest possible sans dmocratie et Memmi invite,

    avant le printemps arabe, la prise en main des peuples par eux-mmes,

    comme ils lont fait lors des dcolonisations.86

    Cependant, les slogans religieux restent mobilisateurs dans les conflits

    contemporains et de nombreux massacres sont perptrs en leur nom. Les

    minorits religieuses sont souvent opprimes et le lacisme nest pas un

    principe philosophique communment partag. Le lacisme est la seule

    philosophie qui, socialement, nexclut personne, qui respecte les diffrences

    et les droits de chacun sauf celui dexclure les autres.87

    Conclusion

    Cette prsentation de quelques concepts rend partiellement compte de

    luvre complexe dAlbert Memmi. Cette slection vise montrer la

    mthode qui, sur plusieurs dcennies, a permis la clarification de concepts

    destins analyser les rapports sociaux fonds sur une interdpendance des

    relations humaines et sociales. Ltude de duos colonisateur-colonis,

    dominant-domin, raciste-victime tant au niveau macro social quau niveau

    microsocial sappuient sur des observations quotidiennes, dexpriences

    vcues, de tmoignages et denqutes de terrain. Il y a un constant souci de

    comparer dans lespace et dans le temps des situations humaines et sociales

    quil a vcues dune certaine faon. Si les sujets dtude sont rests

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    permanents, lanalyse est enrichie par lobservation des transformations

    sociales qui confortent la justesse des interprtations sur les causes et les

    consquences du racisme transposes lhtrophobie. Le spectre danalyse

    est ainsi largi sans que les spcificits de chaque situation ne soient

    oublies. On passe ainsi du particulier luniversel.

    En conclusion, je voudrai insister sur le lacisme qui est un concept-cl

    de luvre dAlbert Memmi. Cette philosophie dfinit des rgles sociales

    communes permettant chacun dexprimer et de vivre sa diffrence. Le

    contexte social est alors favorable aux liens de dpendance rciproque qui

    nous lient les uns aux autres. La prise en compte de la dpendance comme

    situation intrinsquement lie au statut dtre humain et social est un constat

    auquel a abouti Memmi aprs avoir longtemps travaill sur les rapports

    dominants-domins. Cest lexprience de la maladie qui la confront la

    ralit de la dpendance.88 Le concept semble pouvoir rendre compte de

    luniverselle humanit ou, en dautres termes, de dfinir le besoin

    fondamental que nous avons des uns et des autres. Lexprience de la

    dpendance donne une autre interprtation des duos dominant-domin.89

    Cette simple reconnaissance de la dpendance et de la relation dpendance-

    pourvoyance peuvent contribuer pacifier les relations humaines. Memmi

    sest toujours dclar comme un homme de paix et y a uvr toute sa vie

    par des crits, des confrences et des engagements associatifs. Il a tent de

    comprendre les obstacles la comprhension des tres humains et pour

    chacune des situations analyses, comme la colonisation et le racisme, il

    propose une analyse nous permettant de concevoir autrement les relations

    humaines, sociales et interculturelles dans un contexte social de dpendance

    rciproque.

    1 Que soient remercis Scott Davidson, Bruno Duriez, Albert Memmi et Rene

    Waissman pour les commentaires critiques sur ce texte dont les propos nengagent

    que moi-mme. Je remercie aussi Herv Sanson qui a t dune grande efficacit

    pour cet hommage.

    2 Albert Memmi, Portrait du colonis prcd du Portrait du colonisateur, prface de

    Jean-Paul Sartre (Paris: Corra, 1957). On peut consulter, ce sujet, ma

    prsentation du texte dAlbert Memmi Sociologie des rapports entre colonisateurs

    et coloniss, Cahiers Internationaux de Sociologie 23 (1957): 85-96.

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    3 Albert Memmi, Portrait du dcolonis arabo-musulman et de quelques autres

    (Paris: Gallimard, 2004).

    4 La loi du 15 mars 2004 interdit le port des signes religieux ostensibles dans les

    tablissements scolaires publics.

    5 En France, une loi mmorielle impose le point de vue officiel de lEtat sur des

    vnements historiques. A propos de la loi du 23 fvrier 2005, les historiens se sont

    mobiliss contre ce quils considraient comme une instrumentalisation de lhistoire

    des fins politiques.

    6 Les indignes de la Rpublique est un mouvement antiraciste et antisioniste. Le

    Mouvement des Indignes de la Rpublique est oppos la Loi interdisant le port de

    signes religieux lcole, qualifie de mesure nocoloniale.

    7 Albert Memmi, Le racisme (Paris: Gallimard, 1982).

    8 Yvan Gastaut, Albert Memmi, un regard postcolonial in Ruptures postcoloniales,

    ed. Achille Mbembe (Paris: La Dcouverte, 2010), 88-95.

    9 La sociologie tait intgre la formation philosophique.

    10 Ce qui est lquivalent du diplme Bachelor of Arts. Alain Chenu, Une institution

    sans intention. La sociologie en France depuis laprs-guerre, Actes de la

    Recherche en Sciences Sociales 1-2 (2002): 46-61.

    11 Francis Farrugia, La reconstruction de la sociologie franaise 1945-1965 (Paris:

    LHarmattan, 2000).

    12 Patricia Vanier, Research trips to the United States in the 1950s: From their

    beginnings to the redefinition of French sociology in Transatlantic Voyages and

    Sociology, ed. Cherry Schrecker (Surrey: Ashgate, 2010).

    13 Henri Mendras, Comment devenir sociologue: Souvenirs dun vieux mandarin

    (Arles: Actes sud, 1995), 53.

    14 En France, la philosophie est enseigne la dernire anne des tudes secondaires.

    La section philosophie a longtemps t considre comme la voie royale ce qui nest

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    plus le cas aujourdhui. De prestigieux scientifiques ont ainsi fait de la philosophie

    avant de poursuivre des tudes de sciences.

    15 Lagrgation est un concours permettant lenseignement de la discipline dans les

    classes de philosophie du secondaire et ctait aussi la premire tape dun

    doctorat pour un poste luniversit.

    16 Albert Memmi, Le nomade immobile (Paris: Arla, 2000), 211.

    17 Memmi, Le nomade immobile, 214.

    18 Memmi, Le nomade immobile, 144.

    19 Il raconte que Gurvitch tait un philosophe qui connaissait trs bien les sciences

    sociales mais sa matrise du franais tait difficile et ses textes devaient tre

    corrigs avant publication (Entretien ralis le 19/07/2007).

    20 Albert Memmi, La dpendance: Esquisse pour un portrait du dpendant (Paris:

    Gallimard, 1979).

    21 Albert Memmi, Dictionnaire critique lgard des incrdules (Paris: Flin, 2002),

    99.

    22 Memmi, Le nomade immobile, 214.

    23 Albert Memmi consigne ses observations quotidiennement sur des fiches.

    24 Albert Memmi, Le racisme (Paris: Gallimard, 1982), 172.

    25 Albert Memmi, Portrait dun juif (Paris: Gallimard, 1962), 279.

    26 Albert Memmi, Portrait du dcolonis arabo-musulman et de quelques autres

    (Paris: Gallimard, 2004).

    27 Memmi, Portrait dun juif, 17.

    28 Jean-Paul Sartre, Rflexions sur la question juive (Paris: Gallimard, 1973).

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    29 Aim Csaire, Ngreries, Ltudiant noir 1 (mars 1935).

    30 Albert Memmi, Lhomme domin: Ngritude et judit (Paris: Gallimard, 1968),

    35-49.

    31 Memmi, Portrait dun juif, 57.

    32 Memmi, LHomme domin, 111.

    33 Laurence Wyllie, Un village du Vaucluse (Paris: Gallimard, 1968);

    Chanzeaux, un village dAnjou (Paris: Gallimard, 1970).

    34 Henri Mendras and Alistair Cole, Social Change in Modern France: Towards a

    Cultural Anthropology of the Fifth Republic (Cambridge: Cambridge University

    Press, 1991).

    35 Henri Mendras et Laurence Duboys-Fresney, Franais, comme vous avez chang

    (Paris: Tallandier, 2004).

    36 Claude Dargent, Dclin ou mutation de ladhsion religieuse in

    Lindividualisation des valeurs, eds. Pierre Brchon et Olivier Galland (Paris: A.

    Colin, 2010), 213-232.

    37 La loi de sparation de lEtat et des Eglises. Quatre cultes ont t reconnus:

    catholicisme, protestantisme rform et luthrien, judasme. LIslam est, par

    contre, prsent et dominant dans lEmpire colonial franais (Maghreb et Afrique).

    38 Henri Pena-Ruiz, Quest-ce que la lacit? (Paris: Gallimard, 2003), 275-308.

    39 Le catholicisme a t reconnu comme la religion de la grande majorit des

    franais par le Concordat en 1801.

    40 Ccile Jolly, Religions et intgration sociale in Les pratiques religieuses en

    France (rapport pour le commissariat du plan, la documentation franaise, 2005).

    41 Je remercie Bruno Duriez pour ce commentaire.

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    42 Bruno Duriez, Claude Dargent, et Richard Liogier, Religion et valeurs en France et

    en Europe (Paris: Lharmattan, 2009), 198.

    43 Claude Dargent, Les protestants en France aujourdhui (Paris: Payot, 2005).

    44 J-P Machelen, Les relations des cultes avec les pouvoirs publics (Rapport, La

    documentation franaise, 2006).

    45 Le premier temple Sikh a t inaugur en rgion parisienne, Le Monde, 13-14

    novembre 2011.

    46 Claude Dargent, Lindividualisation des valeurs, 232.

    47 Bernard Stasi, Lacit et Rpublique (La documentation franaise, 2004).

    48 Loi du 15 mars 2004, Legifrance.gouv.fr.

    49 Alexis de Tocqueville, De la Dmocratie en Amrique (Paris: Folio/Histoire,

    1986).

    50 Lcrivain Yoram Kaniuak a fond lassociation laque Etre libre en Isral, et a

    obtenu, dbut octobre, le droit de ne plus tre rpertori comme juif mais

    comme libre de toute religion dans les documents de ltat civil.

    51 Alain Dieckhoff, Regards sur 60 ans dIsral (Paris: Akadem, 2008).

    52 Rene Waissman, Is there a new way to be a Jew in France? The pattern of

    integration into French society from a socio-historical point of view," 1Oth

    Conference of the European Sociological Association (ESA): Social relations in

    turbulent times, Genve, 7-11 septembre 2011.

    53 Albert Memmi, Werner Ackermann, Nicole et Samuel Zoberman, Spcificit et

    sentiment de la diffrence chez les juifs, Revue franaise de sociologie 10, no. 2

    (1969): 186-200.

    54 Albert Memmi, Juifs et arabes (Paris: Gallimard, 1974), 45.

    55 Albert Memmi, La libration du juif (Paris: Payot ,1972), 258.

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    56 P-H Maucorps, A Memmi, et J-F Held, Les franais et le racisme (Paris: Payot,

    1965), 212-222.

    57 Memmi, Le nomade immobile, 128.

    58 Memmi, Juifs et arabes, 258.

    59 Memmi, Juifs et arabes, 107.

    60 Memmi, Dictionnaire critique lusage des incrdules, 175.

    61 Memmi, Le nomade immobile, 124.

    62 Laurent Mucchieli, Le retour de lantismitisme, discours rituel au dner

    annuel du CRIF, 5 mars 2009.

    63 Loi du 3 fvrier 2003.

    64 HALDE (Haute Autorit de Lutte contre les Discriminations et pour lEgalit).

    65 Le Front National revendique la lacit pour stigmatiser les musulmans:

    www.observatoiredemocratie.com

    66 Memmi, Le Nomade immobile, 118.

    67 Memmi, Le Nomade immobile, 119.

    68 Memmi, Dictionnaire critique lusage des incrdules (Paris: du flin, 2002), 286.

    69 Memmi, Le racisme (Paris: Gallimard ides, 1982).

    70 Memmi, et al., Les franais et le racisme (Paris: Payot, 1965).

    71 Voir la dfinition in Encyclopaedia Universalis, 1972, 915-916.

    72 Albert Memmi, Ce que je crois (Paris: Grasset, 1985), 195.

    73 Memmi, et al., Les franais et le racisme, 34 et 281.

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    74 Memmi, Le racisme, 210.

    75 Memmi, Le nomade immobile, 190-195.

    76 Memmi, La lacit et les identits collectives, Ides en mouvement 118 (avril

    2004).

    77 Albert Memmi, La statue de sel, prface dAlbert Camus (Paris: Gallimard, Folio,

    1984).

    78 Albert Memmi, Agar (Paris: Buchet Chastel, 1955).

    79 Germaine Memmi est catholique, lorraine et agrge dallemand. Albert Memmi

    explique que le mariage lac ntant pas reconnu par la loi rabbinique en Tunisie,

    les enfants ne pouvaient avoir le statut denfant lgitime. Elle sest par consquent

    convertie. Cette conversion est qualifie de dernire reculade par rapport au

    chantage coutumier (Le nomade immobile, 94).

    80 Memmi, Ce que je crois.

    81 Pena-Ruiz, Quest-ce que la lacit?, 241-252.

    82Charte des droits fondamentaux de lUnion Europenne:

    www.europarl.europa.eu/charter/pdf/text_fr.pdf

    83 Memmi, Dictionnaire critique lgard des incrdules, 190-195.

    84 Fouad Zakarya, Lacit ou islamisme, les Arabes lheure du choix (Paris: La

    Dcouverte, 1991).

    85 Memmi, Portrait du dcolonis, 154.

    86 Memmi, Portrait du dcolonis, 162.

    87 Memmi, Dictionnaire critique lgard des incrdules, 194.

    88 Memmi, La dpendance (Paris: Gallimard, 1979).

  • 3 6 | D e l e x p r i e n c e v c u e l u n i v e r s e l

    Journal of French and Francophone Philosophy | Revue de la philosophie franaise et de langue franaise

    Vol XIX, No 2 (2011) | http://www.jffp.org | DOI 10.5195/jffp.2011.514

    89 Dchamp-Le Roux Catherine, ed. Figures de la dpendance, autour dAlbert

    Memmi: Colloque de Cerisy-la-Salle (Paris: PUF, 1987). Ce colloque a t organis

    par le Centre de Recherches sur la dpendance cr linitiative dAlbert Memmi.