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CHRONIQUE Presses Universitaires de France | Diogène 2004/3 - n° 207 pages 140 à 173 ISSN 0419-1633 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-diogene-2004-3-page-140.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- « Chronique », Diogène, 2004/3 n° 207, p. 140-173. DOI : 10.3917/dio.207.0140 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 79.31.141.84 - 23/02/2015 12h46. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 79.31.141.84 - 23/02/2015 12h46. © Presses Universitaires de France

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CHRONIQUE Presses Universitaires de France | Diogène 2004/3 - n° 207pages 140 à 173

ISSN 0419-1633

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-diogene-2004-3-page-140.htm

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Pour citer cet article :

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Diogène, 2004/3 n° 207, p. 140-173. DOI : 10.3917/dio.207.0140

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Diogène n° 207, juillet-septembre 2004.

CHRONIQUE

Le mythe de la Mandragore, la « plante-homme » (dossier et extraits)

Aucune plante n’incarne mieux la rencontre entre l’homme et le

végétal que la mandragore dont le mythe, écrit Arlette Bouloumié, « a le sens cosmique d’une correspondance profonde entre la nature et l’homme et de leur fusion possible1 ». Cette plante, déjà connue par les médecins de l’Antiquité et de l’ancienne Chine pour ses vertus narcotiques et anesthésiantes, a la réputation, parmi les magiciens et les sorciers, d’éveiller l’amour grâce à ses qualités aphrodisiaques et de guérir la stérilité des femmes. L’origine est biblique : Lea, femme de Jacob, est guérie de sa stérilité grâce aux vertus de la mandragore (Genèse, XXX : 14). Toutefois, le caractère magique de la mandragore vient principalement de la forme de sa racine qui ressemble vaguement à un corps humain ; elle est dotée de deux « jambes » et ses radicelles rappellent des poils. Cela explique pourquoi parmi les nombreux noms qui lui ont été attribués au cours de l’histoire et dans des régions variées de la planète, tous font généralement référence soit à l’amour soit à sa forme humaine2.

Ici, c’est le caractère « humain » de la plante qui nous intéresse. Les Grecs l’appelaient anthropomorphos ou mandragoras mais l’origine du second terme reste obscure. Dans son Dictionnaire éty-mologique des noms grecs de plante3, A Carmoy pense que man-dragoras est adapté d’un mot étranger et relève une ressemblance avec son équivalent persan mardum-giyah (plante-homme)4 qui, à son sens, pourrait être une altération du vieil iranien (avesta) gayo mertân, nom du premier homme. Berthold Laufer pose une question encore plus précise : serait-il possible que le terme sanscrit mandâraka – qui désigne une solanée comme la mandragore – et le terme gréco-latin mandragora(s) soient anciennement apparentés et descendent d’une racine commune5 ?

1. « Deux thèmes chers au romantisme allemand : la mandragore et la harpe éolienne dans Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier », dans Recherches sur l’imaginaire, Presses de l’université d’Angers, 17, 1987, p. 169.

2. À noter que, dans les Carpathes, où elle est aujourd’hui encore très populaire, la mandragore n’y est connue que pour ses vertus aphrodisiaques alors que partout ailleurs, en Méditerranée, son caractère de plante-homme est dominant ; voir Mircea Eliade, De Zalmoxis à Gengis-Khan. Etudes comparatives sur les religions et le folklore de la Dacie et de l’Europe orientale, Paris, Payot, 1970, chapitre « Le Culte de la mandragore en Roumanie », p. 198-217 ; et surtout, Jean Cuisenier, Mémoire des Carpathes. La Roumanie millénaire : un regard intérieur, Paris, Plon, 2000, chapitre « Détruire ou séduire par la mandragore », p. 479-490.

3. Louvain, Publ. Unies, 1959. 4. Les Persans la connaissent aussi sous le nom de mihr-giyah, plante de

l’amour. 5. Berthold LAUFER, « La Mandragore », Toung Pao, 2e série, Paris, 1917, p. 22-

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LE MYTHE DE LA MADRAGORE 141

L’hybridation de l’homme et du végétal dans la mandragore est donc un thème ancien qui s’est imposé dans les cultures judéo-chrétienne et musulmane, toutes deux marquées par la civilisation gréco-latine. Les Arabes, en particulier, dont on sait le rôle qu’ils ont joué dans la transmission du savoir grec en Europe médiévale, ont laissé des manuscrits où sont exposés les vertus de la mandragore et même le rituel de sa cueillette. On trouve, par exemple, dans les « Merveilles de la création » (« Ajâ’ib al-makhlûqât ») du géographe persan Zakariya al-Qazvînî (XIII

e siècle), une gravure qui montre un homme enturbanné se livrant à l’arrachage de la mandragore, à l’aide d’un chien, ainsi qu’une tradition millénaire le conseille ; les plantes apparaissent sous la forme de buissons montés sur pattes. L’action se situerait dans la vallée du Ferghana, en Asie centrale, aux confins de la Chine6. Les Persans et les Turcs musulmans ont ainsi transporté la légende de la mandragore à l’intérieur de l’Asie. Nommée « plante-homme » (mardum-giyah) chez les premiers, elle l’est aussi chez les seconds qui ont recours à un composé turco-arabe pour la nommer : adamotu ou insanotu (insan ou adam = homme ; ot = plante). Quant aux turcophones de Chine, les Ouïgours, ils ont forgé un composé arabo-persan pour la qualifier : adäm-giyah (adäm = homme ; giyah = plante). Aucun de ces deux peuples n’ignore les traditions magiques qui concernent cette plante et ils partagent, avec les chrétiens, le savoir grec à son égard. Ce savoir grec n’était pas, du reste, inconnu des Chinois qui, dès le XIIIe siècle, l’avaient lu chez les musulmans, et qui ont repris le nom arabe de la plante, yabrûh, sous la forme ya-pu-lu7, sans cependant confondre celle-ci avec leur célèbre ginseng.

Selon les légendes et les traditions cultivées dans les cam-pagnes, qui n’ont cessé par ailleurs de s’enrichir au cours des siècles, la mandragore n’a pas que l’aspect humain : elle peut aussi gémir, crier, sangloter, parler et chanter. Les magiciens et les sorciers savaient même parfaire sa forme humaine et lui donner l’apparence d’un « petit homme » (homunculus). La littérature et le romantisme principalement (Théophile Gauthier, Ludwig Tieck, E.T.A. Hoffmann, Achim von Arnim, Charles Nodier) ont trouvé dans cette plante un thème littéraire exceptionnel qui les a conduit à s’interroger sur les liens de l’homme avec la nature. Plus proche de nous, Michel Tournier, dans son Vendredi ou les Limbes du Pacifique (1967), fait de la mandragore une étape du processus de déshumanisation de son Robinson qui le rapproche du règne

________________________ 30.

6. On ne possède que des copies de cet ouvrage dont l’une, datée du XVIIe siècle et en traduction turque, est conservée à la Bibliothèque Nationale de France, Département des manuscrits orientaux, Supplément turc n° 1063, f. 17 v.

7. B. LAUFER, « La Mandragore », art. cit., p. 1-30.

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CHRONIQUE 142

végétal8. Et, très récemment, le cinéma a contribué au réveil du mythe de la plante-homme en montrant les apprentis sorciers du film Harry Potter et le prisonnier d’Azkaban, en train de s’initier à l’arrachage des mandragores et à apprendre comment se protéger de leurs cris meurtriers. Le mythe de l’homme-végétal que l’on avait oublié fait-il surface sous des formes nouvelles ?

Les extraits de textes rassemblés ci-dessous sont classés en trois rubriques9 : 1. des documents anciens où sont mêlés, à des degrés variés, le légendaire et le scientifique ; 2. des études scienti-fiques contemporaines ; 3. des textes littéraires10. Les textes des deux premières rubriques apportent des éléments pour une généalogie du mythe de la mandragore comme plante-homme (on a rejeté les textes qui abordent ses seules vertus médicinales ou son caractère magique en relation avec l’amour). Quant aux textes littéraires, ils nous montrent la fascination exercée par la plante et son mythe sur les écrivains, et comment ces derniers en ont écrit le « roman » et philosophé, à leur manière, sur la relation homme-végétal.

Thierry ZARCONE.

Sources

FLAVIUS JOSEPH, Les Guerres des Juifs [78 de l’ère chrétienne ],

8. A. BOULOUMIÉ, « Deux thèmes chers au romantisme allemand : la

mandragore et la harpe éolienne dans Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier », art. cit., p. 169.

9. Je tiens à remercier ici les personnes qui m’ont aidé à constituer ce dossier : Arlette Bouloumié, Ali Haydar Bayat, Jean-Pierre Brach, Francis Laget, Alexandre Papas et Fayadas Steeve.

10. Seules quelques notes de bas de page des textes sélectionnés ont été retenues pour ne pas alourdir ce dossier.

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LE MYTHE DE LA MADRAGORE 143

traduction de René Harmand, Paris, E. Leroux 1900-1932, Livre VII – 3.

Dans la vallée qui entoure la ville [de Macharius] du côté du nord, il y a un endroit nommé Baaras, qui produit une racine du même nom. Cette plante est d’une couleur qui ressemble à celle du feu. Vers le soir, les rayons qu’elle émet sur ceux qui s’avancent pour la saisir en rendent la cueillaison difficile ; elle se dérobe d’ailleurs aux prises et ne s’arrête de remuer que si l’on répand sur elle de l’urine de femme ou du sang menstruel. Même alors, celui qui la touche risque la mort immédiate, à moins qu’il ne porte suspendu à sa main un morceau de cette racine. On la prend encore sans danger par un autre procédé que voici. On creuse le sol tout autour de la plante, en sorte qu’une très faible portion reste encore enfouie ; puis on y attache un chien, et tandis que celui-ci s’élance pour suivre l’homme qui l’a attaché, cette partie de la racine est facilement extraite ; mais le chien meurt aussitôt, comme s’il donnait sa vie à la place de celui qui devait enlever la plante. En effet, quand on la saisit après cette opération, on n’a rien à craindre. Malgré tant de périls, on la recherche pour une propriété qui la rend précieuse : les êtres appelés démons – esprits des méchants hommes qui entrent dans le corps des vivants et peuvent les tuer quand ceux-ci manquent de secours – sont rapidement expulsés par cette racine, même si on se contente de l’approcher des malades.

La mandragore (herba luza mandragora), extrait de Il Giardino magico degli alchimisti. Un erbario illustrato trecentesco della Biblioteca Universitaria di Pavia e la sua tradizione (Le jardin magique des alchimistes. Un herbier enluminé du XIV

e siècle de la Bibliothèque Universitaire de Pavie et sa tradition), introduction, édition critique et commentaire de Vera Segre Rutz, Milan, Il Polifilo 2000, p.126-129.

Pour guérir les blessures sans onguent, prends des feuilles de cette plante et broies-les. Après application sur les blessures durant trois ou quatre heures, n’importe quelle blessure sera guérie. De même, si une femme ne peut concevoir de fils, prends de cette mandragore et de ses jeunes pousses, donne-les lui à manger, avec du sel, comme si elle était une racine. Après en avoir mangé, qu’elle couche tout de suite avec son mari par trois fois : elle sera enceinte par la vertu de cette plante, ramassée au 3e jour de la lune du mois de mai. On doit l’extraire avec un chien ou un autre animal, ou d’une autre manière, en veillant au moment de l’arracher à ne pas la toucher. Tu n’as rien à craindre à voir les mains et les pieds, mais sers-toi immédiatement d’un chien que tu attacheras au pied de la mandragore, et reste éloigné pour ne pas entendre le cri de la mandragore qui va jaillir si fort que le chien en meurt aussitôt.

La mythographie relative à la mandragore est très vaste, au

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point qu’elle a fait l’objet de diverses monographies et de nombreux articles11.

Le texte que lui consacre notre herbier est relativement succinct, que ce soit sur les propriétés attribuées à la mandragore ou sur le rite de sa récolte. Le manuscrit de la Bibliothèque Communale de Fermo décrit une autre propriété plus spécifique, mais avec un nouveau lexique par rapport au texte précédent, qui nous permet d’identifier celui-là comme un ajout au noyau originel également rapporté par d’autres codex.

Dioscoride distingue deux types de mandragore (mâle et femelle), mais il leur attribue les mêmes vertus : contre l’insomnie, pour atténuer la sensibilité à la douleur et endormir au cours des interventions médicales. Le suc de la mandragore aurait aussi des propriétés emménagogues et anti-inflammatoires pour les yeux. Dioscoride ne parle pas du rite de cueillette de la mandragore, alors que la plus ancienne représentation du chien sacrifié pour cueillir la mandragore se trouve au début du codex de Dioscoride d’Anicia Juliana (Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, cod. Gr I). Les études de Buberl ont établi que cette image vient de l’herbier enluminé de Krateuas12. C’est ensuite l’herbier du Pseudo-Apulée qui aurait répandu la légende de la récolte de la mandragore attachée au cou d’un chien13.

Dans la tradition de l’herbier alchimique, les parties aériennes de la plante sont illustrées par une synthèse efficace de l’aspect naturel des feuilles et des baies. La représentation d’un corps viril en guise de racines est tracée à la plume et sommairement ombrée à l’aquarelle. La figure du chien attaché au pied de la racine humanisée est très vivante et bien rendue dans le codex A. Dans cette tradition, se greffe l’image du maître agenouillé, se bouchant les oreilles pour ne pas entendre le hurlement mortifère de la mandragore, mais aussi vêtu d’un collant, d’une tunique et d’un bonnet dont les couleurs assorties varient suivant les codex. À côté du personnage, présence unique et exceptionnelle dans toute la série, on remarque une pioche posée par terre. On remarquera avec intérêt que l’iconographie de ce personnage ne correspond pas aux variantes pourtant nombreuses que proposent les traditions iconographiques des herbiers de Dioscoride ou du Pseudo-Apulée,

11. Bibliographie très riche dans J.D. ROLAND, « La mandragore : le mythe

d’une racine, la racine d’un mythe », Annales des Sciences Naturelles, Botanique, II 8, 1990-91, p. 49-81.

12. P. BUBERL, « Die antike Grundlagen der Miniaturen des Wiener Dioscurideskodex », Jahrbuch des deutscher archeologischen Institut, LI, 1936, p. 114-136. Sur l’iconographie de la mandragore voir l’article richement illustré de G. BELLONI SPECIALE, « I cerchi della mandragora », Kos, XVI, 1985, p. 17-40.

13. PSEUDO-APULÉE, Effectus herbae mandragorae, XXXI, dans E. HOWALD, H.E. SIGERIST (éds), Antonii Musae De vettonica liber. Pseudoapulei Herbarius. Anonymi De taxone liber, Lipsiae-Berolini, 1927, p. 222-223.

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LE MYTHE DE LA MADRAGORE 145

où la scène dramatique est souvent enrichie de dessins de rhizotomoi, mais trouve un illustre précédent dans le Codex 132 de Raban Maur (Mont Cassin), écrit à l’époque de l’abbé Théobald (1022-1035). Cette image est également reprise dans le manuscrit Redi 165 de la Bibliotecea Mediceo-Laurenziana, dont nous avons déjà signalé les points de tangence avec la tradition de l’herbier alchimique.

La tradition hermétique tient la mandragore pour une plante zodiacale magique associée au signe du Cancer14.

La mandragore (Mandragora officinarum L.) est une plante de la famille des solanacées, dont les racines sont riches en alcaloïdes ; la médecine allopathique la juge dangereuse, plutôt que bénéfique ; l’homéopathie exploite au contraire ses propriétés narcotiques et analgésiques15.

Laurens CATELAN, Rare et curieux discours de la plante appelée Mandragore ; de ses espèces, vertus et usage. Et particulièrement de celle qui produit une racine, représentant de figure, le corps d’un homme, qu’aucuns croyent celle que Iosephe appelle Baaras ; et d’autres, les Teraphins de Laban, en l’Écriture sainte, Paris, 1638.

[La mandragore] qui a sa racine si proprement façonnée, se rapportant à la figure humaine, et plutôt à celle d’un homme que celle d’une femme, parce qu’outre toutes les parties du corps qui sont communes à l’un et à l’autre sexe, on y remarque cette circonstance particulière, à savoir qu’à l’endroit du menton, et du bas du nez, contre les narines, il s’y trouve de forts petits filaments qui se rapportent aux poils de la barbe, et des moustaches, mandragora radicem habet, qua tenet similitudinem forme homi-nis, ce qui a meu Columella après Pitagoras, d’appeler cette plante, antropomorphos, c’est-à-dire hominis imago, d’où les Allemans ont pris sujet de dire que le nom de Mandragore a été tiré de leur langue, à savoir de man, c’est-à-dire, homme, et dragen, porter, pour dire, figuram hominis gerens, représentant ou portant la figure d’un homme.

Laquelle plante ne provient pas, au dire de quelques uns, par la voie de transplantation, ou de graine, de même que les autres plantes, mais d’une façon et origine toute étrange et extra-ordinaire. À savoir du sperme des hommes pendus és gibet, ou écrasés sur les roues, comme Daleschamps en son grand herbier, après Leuinus Lemnins le rapportent, qui se liquéfiant et coulant

14. A. FESTUGIÈRE, La révélation d’Hermès Trismegiste. I : L’astrologie et les

sciences occultes, Paris, 1950, p. 146. 15. Voir W. SCHNEIDER, Lexikon zur Arzneimittelgeschichte. Sachwörterbuch zur

Geschichte der pharmazeutischen Botanik, Chemie, Mineralogie, Pharmakologie, Zoologie, Francfort-sur-le Main, 1974-76, vol. V/2, p. 291-93. Un vif remerciement à P.-E. Dauzat pourla traduction de l’italien du texte de Vera SEGRE RUTZ.

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CHRONIQUE 146

avec la graisse, et tombant goutte à goutte dans la terre, (qui sans doute par la fréquence des corps pendus, doit être grasse, et onctueuse, comme celle d’un cimetière) produit ainsi cette plante de Mandragore, le sperme d’un homme, faisant en ce rencontre, pour produire cette plante, l’office et l’effet de graine : semen et seminatum producit sibi simile ; ce qui ne pourroit pas advenir, comme je crois, du corps d’une femme, quand même elle y aurait été attachée ou écrasée, parce que le sperme féminin, ne peut pas être seul prolifique, comme celui de mâle… Études

A. DELATTE, Herbarius. Recherches sur le cérémonial usité chez les anciens pour la cueillette des simples et des plantes magiques, Paris, Librairie E. Droz, 1938.

Dès la fin de l’antiquité déjà, on a arraché la mandragore en se servant d’un chien. La mandragore est une plante magique dont le caractère infernal est allé en s’accentuant16. On sait d’ailleurs qu’on lui attribuait une forme humaine : l’un de ses noms grecs est anthropomorphos et Columelle la dénomme semihomo. D’elle aussi, on dit qu’elle brille la nuit comme une lanterne, qu’elle se sauve quand l’herboriste approche et qu’on est obligé de la « cerner » pour l’arrêter. Le rite de l’extirpation est décrit par les interpolateurs du pseudo-Apulée (131). Dès que l’on a déchaussé la racine avec une pelle d’ivoire et que sont apparus les « pieds » et les « mains » de la mandragore, on noue une corde neuve autour d’elle ; on l’attache à un chien affamé qui arrache la plante. Mais sa « divinité » est telle qu’aussitôt le chien tombe mort. Pour éviter ce malheur, on peut imaginer un autre artifice. La plante déchaussée est attachée à l’extrémité d’une perche fichée en terre à quelque distance et infléchie vers le sol. En se redressant, la perche enlève la plante sans dommage. Au siècle dernier, ces deux modes d’extirpation étaient encore en usage en Italie17 et les folkloristes ont observé le second dans divers pays germaniques. On relève aussi parfois la croyance que la plante pousse un cri terrifiant au moment où on l’arrache, et que le chien meurt en l’entendant18. L’herboriste

16. Sur la mandragore en Orient, voyez Ibn-el-Beïthar, Traité des simples, trad.

de L. Leclerc, dans Notices et Extraits des mss. De la Bibl. Nationale, XXV, 1881, p. 246 ss.

17. A. De GUBERNATIS, La Mythologie des plantes ou les légendes du règne végétal, Paris, 1878-1882, II, p. 215, n. 1 ; G. Finamore, « Botanica popolare abbruzzese », dans Archivio per lo studio delle trad. popol., VIII, 1889, p. 213. On croit aussi que l’arrachage de la mandragore peut déchaîner une tempête, comme si la nature toute entière était émue par ce crime. Déjà Apollonius de Rhodes (Argon., III, 865) rapporte que la terre tremble et gronde quand Médée coupe la racine de la plante née du sang de Prométhée. La nature s’endeuille aussi quand l’herbe d’or de la Bretagne est coupée au mépris des rites.

18. Une espèce d’orchis pousse aussi un cri plaintif quand on l’arrache, d’après

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LE MYTHE DE LA MADRAGORE 147

échappe au même sort en se bouchant les oreilles avec de la cire ou de la poix ou en s’enfuyant bien loin.

Arlette BOULOUMIÉ, « Deux thèmes chers au romantisme allemand : la mandragore et la harpe éolienne dans Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier », dans Recherches sur l’imaginaire, Presses de l’université d’Angers, 17 1987.

Mircea Eliade qui a écrit un article sur « La mandragore et les mythes de la naissance miraculeuse » indique en effet que c’est souvent le sang ou le sperme d’un dieu ou d’un géant primordial, mort de façon violente, qui, selon les légendes, aurait provoqué l’apparition des mandragores. Il cite le mythe de Gajomard, l’homme primordial iranien, qu’on peut assimiler à Adam et qui fut tué par les esprits du mal : « lorsqu’il mourut, une goutte de sperme sortit de ses reins, pénétra dans la terre et y demeura pendant quarante années avant de donner naissance à une plante rivâs qui, à son tour, se transforma en couple humain19 ».

La mandragore s’inscrit dans la lignée de tous les mythes qui évoquent la naissance tellurique des êtres humains, à l’origine des temps.

[…] La mandragore […] est donc un mythe qui semble garder le

souvenir des pouvoirs de la terre, à l’origine des temps, de créer directement des êtres humains quand les dieux païens ou les grands ancêtres la fécondaient. Alors, la distinction n’était pas faite entre hommes, animaux et plantes.

[…] C’est le romantisme allemand, imité par le romantisme

français, qui a fait de la mandragore des occultistes un thème littéraire.

[…] Le romantisme allemand lui rend la force persuasive d’un

mythe poétique. Dans le Runenberg de Ludwig Tieck, le jeune Christian, seul et mélancolique, dans la forêt crépusculaire, « tire de terre une racine dont la tête était à fleur de sol et voici que soudain il entendit, à son grand effroi, un sourd gémissement qui se propagea dans la terre en sons plaintifs et s’éteignit dans le lointain ». Le danger que court celui qui arrache sans précaution la mandragore est évoqué. Et l’on peut penser que tous les malheurs du héros commencent là. Mais c’est la terre entière, pareille à un organisme obscur et sensible, qui se plaint. Une cosmicité latente

________________________ une croyance observée à la fois en Allemagne et en Slovaquie (Schell, « Der Volksglauben im Bergischen », dans l’Archiv für Religionswiss., IV, 1901, p. 310 ; MANZELL, « Knabenkräuter », Handwörterbuch d. deutschen Aberglaubens, IV, p. 1561).

19. Dans Zalmoxis, 1940-1942, p. 21.

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CHRONIQUE 148

s’exprime dans cette image comme dans le texte de Michel Tournier [Vendredi ou les limbes du Pacifique] où la terre apparaît vivante, comme une chair. Tieck a l’impression d’entendre la voix de la nature : « l’accent de cette plainte l’atteignit au fond du cœur et le saisit comme s’il eut touché la plaie dont allait mourir dans la douleur le corps défaillant de la nature20 ».

Si Hoffmann décrit sur le mode humoristique dans Petit Zacharie le Cinabre21, un petit homme-racine, haut comme deux mains à peine, aux petites jambes minces comme des baguettes de coudrier et qui ressemblait à un gros radis fendu, s’il reprend ce thème dans La Fiancée Du Roi dont le héros Daucus Carota Premier est, comme son nom l’indique, une racine qui veut usurper l’apparence humaine, il appartient surtout à Arnim, dans Isabelle d’Égypte, de restituer à la mandragore tous les prestiges drama-tiques qui auréolent sa légende et auxquels fait brièvement allusion le texte de Tournier. Le père d’Isabelle [Bella], chef spirituel des tsiganes, est pendu pour un vol qu’il n’a pas commis. Sa fille, pour sauver son peuple des persécutions qu’il endure, va utiliser les recettes magiques des vieux grimoires paternels. Elle va cueillir la mandragore qui a le pouvoir de réaliser tous les désirs de qui la possède, au pied du gibet où le pendu a laissé tomber « des larmes douloureuses en songeant qu’il était mis à mort d’une façon aussi déshonorante en dépit de son innocence22 ». Les termes sont ici la forme euphémisée du sperme du pendu dont on remarque que, comme le Christ, il est innocent. Toutes sortes de précautions sont nécessaires à Bella pour que le cri de la racine arrachée ne la tue pas. C’est donc son chien noir qui est sacrifié. Bella se comporte ensuite comme une mère envers le petit être inachevé. Elle élève comme un enfant celui qui va bientôt se baptiser Cornélius Mepos et devenir, vu ses talents pour découvrir les trésors, le ministre des finances de Charles Quint, puis son âme damnée.

Aucun des textes du romantisme français consacré à la mandragore ne retrouve la profondeur symbolique du texte d’Arnim ou de Tieck, qu’il s’agisse du texte de Nodier : La Fée aux Miettes23, ou celui de Théophile Gauthier : Le Club des Hachi-chins24. Nodier dépouille la mandragore de son horreur infernale pour n’en garder qu’une image de perfection. La plante y est liée à

20. Ludwig TIECK (1773-1853), Le Runenberg, dans Romantiques allemands,

Paris, La Pléiade, I, p. 648. 21. E. T. A. HOFMANN (1776-1822), Petit Zacharie, Paris, Aubier Montaigne. 22. ARNIM (1781-1831), Isabelle d’Egypte, traduction René Guignard, Paris,

Folio Gallimard, p. 38. 23. Charles NODIER (1780-1844), La Fée aux Miettes, 1832, rééd. Paris, Garnier

Flammarion. 24. Théophile GAUTHIER (1811-1872), Le Club des Hachichins (1846), dans

Contes fantastiques, Paris, José Corti.

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LE MYTHE DE LA MADRAGORE 149

la quête de l’immortalité. Le héros Michel est un jeune charpentier affamé d’absolu qui demande le salut à la mandragore. Sa quête initiatique le conduit à un rang plus élevé que celui de l’homme dans la hiérarchie des êtres. Mais Michel étant retenu dans un asile d’aliénés, on peut penser que la plante, aux yeux de Nodier, aide les lunatiques à poursuivre sans angoisses leurs entreprises chimériques. C’est sous l’effet du hachich, dans le conte de Gauthier, qu’apparaît Daucus Caroto, à l’énergie démoniaque et aux jambes en forme de racines de mandragore.

La mandragore est une sorte de monstre végétal, comme sont des monstres, survivants des balbutiements originels, les innocents des Météores, l’« enfant sirène » ou l’« enfant cyclope25 » soigné à Sainte-Brigitte. Dans le panthéon de Michel Tournier, elle est, comme eux, un hybride, l’actualisation d’un moment original supposé, une plante fossile, liée au souvenir du paradis terrestre. De même que les débiles des Météores sont appelés des innocents, la plante qui n’est diabolique que parce que les hommes déchus ont abusé de ses pouvoirs et dont le cri n’exprime en fait que leur sentiment de culpabilité, est ici restitué à son innocence originelle, dans un climat d’Eden.

Le motif de la mandragore dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique souligne donc l’orientation mythologique de l’imagination de Michel Tournier. Il réactualise d’anciens rêves oubliés de l’humanité. Le romantisme allemand l’a confirmé et encouragé dans cette recherche. Le mythe de la mandragore a été développé surtout par la littérature germanique qui, plus qu’une autre, a le sens cosmique d’une correspondance profonde entre la nature et l’homme et de leur fusion possible.

Ali Haydar BAYAT, « Mandragora [Adamotu] » (La mandragore [la plante-homme]), II. Lokman Hekim ve Tïp Tarihi ve Folklorik Tïp Günleri, Tarsus 2001.

Dans le monde musulman La mandragore fait partie des plantes utilisées dans la

médecine musulmane, à la suite de la traduction arabe des livres de médecine grecque. Elle est connue sous le nom de yabrûh, mot d’origine syriaque, et de sirâj al-kutrub ; ses fruits sont appelés luffâh. À Damas et dans ses environs, la racine de Mandragore est connue sous le nom de lu•be et ses fruits, tuffâh al-jin, tuffâh al-majanîn. Les Persans l’appellent mihr-giyâ / mihr-giyâh, c’est-à-dire « plante de l’amour ». D’après le al-Kânûn fî’l-Tib de Ibn Sînâ (Avicenne)26, elle est nommée yabrûh « parce que sa racine

25. Michel TOURNIER, Les Météores (1975), Paris, Folio Gallimard, p. 65. 26. Bulak, Le Caire, s.d., Kahire, I, p. 232-234 ; ABU ALI Ibn Sînâ, Tib

Kanunlari, Tachkent, 1982, II, p. 303-306.

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CHRONIQUE 150

ressemble à un homme. [...] elle éveille le sentiment amoureux ; c’est un aphrodisiaque [...] Il en existe deux espèces ; l’une, consi-dérée comme femelle, le riyûkus, est de couleur noire. [...] L’autre, considérée comme male, est appelée mûriyûn. [...] Les bergers s’en servent pour provoquer le sommeil ». D’après le Kitâb al-Saydana de Bîrûnî27, la mandragore est appelée yebrûjâ en syriaque et sâbizej ou seyh-sîbek en persan. Son fruit est nommé luffâh. Dans l’ouvrage de Hamzah – Kitâb al-Vazânah –, on note qu’elle reçoit le nom de yamru et que sa racine s’appelle, elle, luffâh. Si on la partage en deux ; l’une des parties ressemble à une femme et l’autre à un homme. C’est pour cette raison qu’elle porte un nom qui fait allusion à ses formes masculine et féminine : yamru = yam (forme) + rû (visage).

Dans la médecine turque Dans les livres de médecine turque depuis Hekim Berke/Bereke

(XIIe siècle), la mandragore apparaît sous le noms de yebrûh, lüffâh,

yebrûhu’s-sanem, lüffâh-ï berrî, abdüsselâm, ebîselâm, cinelmasï. D’un autre côté, elle possède aussi le nom de sïgïn dans le Divânï Lûgâti’t-Türk (I/409-23)28, et, dans les parlers locaux, ceux de hacïlarotu (plante des pèlerins), sevgiotu (plante de l’amour), adamotu (plante-homme), hüngürük kökü (racine qui sanglote), at elmasï (pomme de cheval), insanotu (plante-homme), kankurutan (qui protège le sang), köpek-elmasï (pomme à chien), köpektashagï (testicule de chien), toska-fakavunu, yer-elmasï (pomme de terre), yer yenidünyasï (nouveau monde de la terre), sheytan shalgamï (navet de Satan)29. Les Turcs de Chypre la désignent sous les noms de besh damar otu (plante des cinq veines), hastalïk otu (plante de la maladie), kortongolo, bendavleo30.

Berthold LAUFER, « La Mandragore », Toung Pao, 2e série, Paris, 1917.

Chou Mi (1230-1320), écrivain célèbre de la fin des Song, nous a transmis une tradition fort curieuse dans ses ouvrages Kwei sin tsa

27. HAKIM Muhammed Said, al-Biruni’s Book on Pharmacy and Materia Medica, Karachi, Hamdard National Foundation, Pakistan/Karachi 1973, p. 293, 340-341.

28. KASHGARLÏ Mahmûd, Divânü Lûgati’t-Türk, traduction de Besim Atalay, Ankara, Türk Dil Kurumu, 1939, I, p. 409.

29. T. BAYTOP, Türkçe Bitki Adlarï (Les Noms de plantes en turc), Ankara, Türk Dil Kurumu, 1994, p. 21 ; Sheref Üsküp, Shifalï Otlar ve Kuvvet Macunlarï (Plantes médicinales et électuaires fortifiant), Izmir, Hürefe Matbaasï, 1968, p. 6 ; Ilhan Yardïmcï, Shifalï Otlar ve Halk Ilâçlarï (Plantes médicinales et médecines populaires), Istanbul, Hüsnitabiat Matbaasï, 1968, p. 37.

30. Tuncer BAGÏSHKAN, « Dünyada ve Kïbrïs Halkbiliminde Sihirli Bir Ot... Mandragora (Beshdamar Otu) » (Une Plante magique dans le savoir populaire mondial et chypriote... la mandragore (plante des cinq veines)), Halk Bilimi, Chypre, n° 24, 1991, p. 13.

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LE MYTHE DE LA MADRAGORE 151

shi et Chi ya t’an tsa ch’ao. Ni l’un ni l’autre texte ne semble être en parfait état, mais celui

du Kwei sin tsa shi (A) est certainement le meilleur et le plus complet. Il est à la base de la traduction qu’on va lire, tandis que les divergences de la rédaction du Chi ya t’an tsa ch’ao (B) sont ajoutées en crochets.

Quelques milliers de li à l’ouest des pays mahométans le sol produit une chose excessivement vénéneuse et pareille dans son ensemble à la figure d’un homme ; en effet, elle a l’apparence du ginseng. On l’appelle ya-pu-lu (ya-pou-lou). Cette plante croît dans la terre jusqu’à une profondeur de plusieurs toises. Si un homme se heurte contre la plante par erreur, il recevra son exhalaison vénéneuse et doit mourir. [B. Quand on la blesse, son écorce brille ; l’exhalaison du poison pénètre dans l’homme qui meurt aussitôt]. Voici la méthode de prendre la plante. D’abord, aux quatre côtés (autour de la racine) on creuse un trou assez grand pour recevoir un homme. […] Ensuite on lie la plante au moyen d’une lanière de cuir dont l’extrémité est attachée aux pieds d’un grand chien. […] Avec un bâton on bat et chasse le chien qui s’enfuit en entraînant avec lui la racine. Accablé de l’exhalaison de poison, le chien périt sur le champ…

La plante décrite par Chou Mi peut être identifiée sans difficulté avec la mandragore sur la base de la transcription ya-pu-lu laquelle correspond exactement à l’arabe-persan abruh ou yabrûh, désignation pour le fruit de cette plante. Elle-même s’appelle en arabe toff’âh-el-jenn (la pomme des esprits) ou sirâj el-kotrob (la lampe des lutins), aussi la’ba et beid al-jinn (l’œuf des esprits). En araméen le fruit est nommé yawruha ; et la forme jerabûh est usuelle en Syrie. Ce nom sémitique paraît être d’une date relativement ancienne : du moins trouvons-nous dans Diosco-ride un terme dit égyptien de la forme apemoum laquelle, selon moi, semble être apparentée à l’arabe abruh : peut-être ce mot est-il à corriger en aperoum.

[…] Nous avons vu que Chou Mi compara la mandragore avec le

ginseng (panax ginseng), fameuse panacée de sa patrie. D’autre part, le nouveau dictionnaire anglais d’Oxford registre le terme « Chinese mandragoras » au sens de ginseng, et le dictionnaire persan-anglais de Steingass donne cette définition de l’expression mardum-giyâ : « a plant, the produce of China, said to resemble a man and woman, and to which many wonderful effects are attributed; mandrake, colocynth ». De cette manière, le mot persan désigne la mandragore aussi bien que le ginseng d’origine chinoise.

[…] De même que la mandragore, le ginseng est anthropomorphisé

et doué de langage par les Chinois. L’ouvrage ancien Pie Lu dit que sa racine est comme la figure de l’homme et a des qualités divines ; et le Wu pu p’en ts’ao, écrit au troisième siècle, attribue à la racine

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CHRONIQUE 152

des mains, des pieds et des yeux, tout comme chez l’homme, et la range parmi les choses spirituelles. Ensuite le ginseng est capable de crier. Le document le plus ancien à cet égard qui me soit connu est contenu dans les Annales de la dynastie Soui, où nous lisons :

il y eut un homme à Shan-tan derrière la maison duquel on entendait chaque nuit la voix d’un homme. On le cherchait mais sans le trouver. En s’écartant un li de la maison, tout ce qu’on aperçut fut une plante de ginseng avec les branches et les feuilles hautes et bien développées. On la déracina et on trouva que la racine avait plus de cinq pieds de long, et que toute sa forme imitait le corps d’un homme. Depuis ce moment les cris cessèrent.

[…] Ces coïncidences étant constatées, les ressemblances entre les

traditions de la mandragore et du ginseng sont épuisées, et les différences, au contraire, sont plus nombreuses et plus fondamentales. Le ginseng n’est pas une plante vénéneuse, elle rétablit la vie et ne donne jamais la mort comme la mandragore. Il n’est pas dangereux ou fatal de recueillir du ginseng qui n’est point devenu objet de magie. Son cri paraît comme un développement logique de sa caractéristique anthropomorphe, et qui plus est, n’envoie pas un homme à la tombe. En effet, les Chinois n’ont rien emprunté de cela aux peuples occidentaux ; une telle théorie se heurterait sérieusement contre la chronologie. L’anthropomorphisme et la faculté de parler du ginseng sont d’une date plus ancienne en Chine que les notions analogues de la mandragore à l’ouest ; et selon toute apparence, la connaissance de la mandragore n’y est pas arrivée avant l’époque des Song. Mais s’il est vrai que le ginseng était un objet de commerce de la Chine à la Perse, la question se pose de savoir si le cri de la mandragore, qui fait son début au Moyen Âge, n’est pas le résultat direct des contes chinois concernant le ginseng.

Dans la littérature Charles NODIER, « La Fée aux miettes », 1832, rééd. Paris,

Garnier Flammarion.

Je réfléchissais à ceci en mesurant du regard un grand carré de mandragores presque entièrement moissonné jusqu’à la racine par la main de l’homme, et sur lequel toutes ces mandragores gisaient flétries et mortes sans que personne eût pris la peine de les recueillir. Je doute qu’il y ait un endroit au monde où l’on voie plus de mandragores. Comme je me rappelai subitement que la mandragore était un narcotique puissant, propre à endormir les douleurs des misérables qui végètent sous ces murailles, j’en

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LE MYTHE DE LA MADRAGORE 153

arrachai une de la partie du carré qui n’était pas encore atteinte, et je m’écriai en la considérant de près : « dis-moi, puissante solanée, sœur merveilleuse des belladones, dis-moi par quel privilège tu supplées à l’impuissance de l’éducation morale et de la philosophie politique des peuples, en portant dans les âmes souffrantes un oubli plus doux que le sommeil, et presque aussi impassible que la mort...

– vous a-t-elle répondu ? ... me demanda un jeune homme qui se levait à mes pieds. A-t-elle parlé ? A-t-elle chanté ? Oh ! De grâce, monsieur, apprenez-moi si elle a chanté la chanson de la mandragore :

c’ est moi, c’ est moi, c’ est moi ! je suis la mandragore la fille des beaux jours qui s’ éveille à l’aurore, et qui chante pour toi !

– elle est sans voix, lui répondis-je en soupirant, comme toutes les mandragores que j’ai cueillies de ma vie...

– alors, reprit-il en la recevant de ma main, et en la laissant tomber sur la terre, ce n’est donc pas elle encore ! » pendant qu’il restait plongé dans une méditation douloureuse, en proie au regret inexplicable pour vous et pour moi de n’avoir pas encore trouvé une mandragore qui chantât, je prenais le temps de le regarder avec attention, et je sentais s’accroître de plus en plus l’intérêt que le ton tendrement accentué de sa voix et le caractère innocent et naïf de son aliénation m’ avaient inspiré d’ abord.

[…] – ah ! Serait-il vrai, Michel, que j’eusse oublié de te le nommer ?

C’est la mandragore qui chante ! – la mandragore qui chante ! Dites-vous. Pensez-vous, Fée Aux

Miettes, qu’il y ait des mandragores qui chantent ailleurs que dans les folles ballades des écoliers et des compagnons de Granville ?

– une seule, mon cher Michel, une seule, et son histoire, que je te raconterai un jour, est une des plus belles de l’Orient, puisqu’elle se lit dans un des livres secrets de Salomon. C’est celle-là qu’il faut trouver.

– bonté inépuisable du ciel ! M’écriai-je, daignez me secourir dans cette déplorable extrémité ! Comment trouver en six mois la mandragore qui chante, dont la Fée Aux Miettes disait tout à l’heure qu’elle ne savait pas elle-même en quel lieu la sagesse de Dieu l’avait placée, et qu’on cherche inutilement depuis le règne de Salomon !

– ne t’épouvante pas de cette difficulté. La mandragore qui chante se présentera d’elle-même à la main qui est faite pour la cueillir, et tu serais arrivé sans succès au dernier moment de ton généreux exil, le dernier rayon de soleil de saint-Michel serait près de s’éteindre dans le crépuscule, à l’horizon du monde le plus

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CHRONIQUE 154

reculé où tes voyages puissent te conduire, jusque dans ces glaces du pôle où jamais une fleur ne s’est ouverte aux clartés des cieux, que la mandragore qui chante s’épanouirait fraîche et vermeille sous tes doigts.

[…] On croyait, avant les progrès immenses qu’a faits de nos jours la

médecine philosophique et rationnelle, que la mandragore formait des cris plaintifs quand on l’arrachait de la terre, et c’est pour cela qu’il était recommandé à ceux qui tentaient cette périlleuse opéra-tion de se boucher exactement les oreilles pour n’être pas atten-dris ; ce qui semblerait indiquer la vérité que ces cris passaient pour être modulés selon les règles de l’harmonie.

Achim D’ARN M, « Isabelle d’Égypte », dans Contes bizarres, traduction de Théophile Gauthier fils, Paris, 1856 ; réédité avec une postface et des notes d’Arlette BOULOUMIÉ sous le titre Isabelle d’Égypte, Paris, Le Seuil 1993.

Après une semaine passée dans d’infructueuses recherches, elle découvrit enfin, dans un de ces livres, le moyen d’avoir la racine de mandragore et d’en obtenir de l’argent ; c’est tout ce que peut désirer un être humain.

Mais, bien que ce fût une des plus simples opérations de la magie, elle présentait cependant d’extrêmes difficultés. La magie, en effet, demande un rude apprentissage. Qui pourrait aujourd’hui affronter toutes les épreuves auxquelles il fallait se soumettre pour avoir la mandragore ? Qui pourrait les accomplir avec succès ? Il faut une jeune fille qui aime de toute son âme, qui, oubliant toute la pudeur de son rang et de son sexe, désire ardemment voir son bien-aimé ; condition qui, pour la première fois peut-être, se trouvait satisfaite dans Bella : regardée par les Bohémiens comme un être d’un rang supérieur, elle s’était toujours considérée comme telle. L’apparition du prince l’avait tellement frappée, et elle l’avait vu avec une âme si pure, qu’aucune arrière pensée n’eût pu s’éveiller en elle.

Chez cette jeune fille doit couver un courage surhumain. Il faut au milieu de la nuit emmener un chien noir, aller sous

un gibet où un pendu innocent ait laissé tomber ses larmes sur le gazon ; arrivé là, on doit se boucher les oreilles soigneusement avec du coton, et promener ses mains par terre, jusqu’à ce qu’on trouve la racine ; et malgré les cris de cette racine, qui n’est pas un végétal, mais qui est née des pleurs du malheureux, on se dépouille la tête, on fait de ses cheveux une corde qui entoure la racine ; on attache le chien noir à l’autre extrémité ; on s’éloigne alors, de manière que le chien voulant vous suivre arrache la racine de terre et se trouve renversé par une secousse foudroyante. Dans cet instant, si l’on ne s’est pas bien bouché les oreilles, on risque de

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LE MYTHE DE LA MADRAGORE 155

devenir fou d’effroi. [...] Elle aurait tout oublié à cet aspect, même les pendus desséchés

qui se balançaient au-dessus de sa tête, en se heurtant l’épaule comme pour se demander quelque chose, si le chien ne s’était pas mis de lui-même à gratter au pied de la potence. Elle chercha ce qu’il avait découvert et elle se sentit dans les mains une figure humaine ; une petite figure humaine qui avait encore les deux jambes enracinées dans la terre ; c’était elle, c’était la bien-heureuse mandragore, l’enfant de la potence ; elle l’avait trouvée sans peine ; elle attacha une extrémité de la tresse à la racine ; elle enroula l’autre bout au cou du chien noir, et, pleine d’anxiété, elle se mit à courir malgré les cris de la racine. Mais elle avait oublié de se boucher les oreilles ; elle courut aussi vite qu’elle put, et le chien la suivant arracha la racine de terre. Aussitôt un effroyable coup de tonnerre les renversa tous deux ; par bonheur elle avait couru très vite, et se trouvait déjà éloignée de cinquante pas.

Cette circonstance l’avait sauvée ; cependant elle resta longtemps évanouie...

[...] Elle se leva avec peine, et les premières lueurs du jour lui

permirent de voir Simson [le chien] étendu mort à ses pieds ; elle le reconnut et se rappela tout successivement : au bout de la tresse qu’elle détacha du chien, elle trouva un être de forme humaine semblable à une ébauche animée, mais que n’a pas encore vivifiée la pensée ; quelque chose comme une larve de papillon. C’était la mandragore, et, chose étonnante, Bella avait entièrement oublié le prince, l’unique cause qui l’avait poussé à chercher la mandragore, tandis qu’elle aimait le petit homme avec une tendresse qu’elle n’avait encore ressentie que la nuit où elle avait vu Charles [le prince] pour la première fois.

Une mère qui croit avoir perdu son enfant dans un tremblement de terre ne le revoit pas avec plus de joie et de tendresse que Bella, lorsqu’elle porta la mandragore sur son cœur, en lui ôtant la terre qui couvrait encore ce petit être, et en le débarrassant des pousses qui le gênaient. Du reste il paraissait ne rien sentir ; son haleine sortait irrégulièrement par une ouverture imperceptible qu’il avait à la tête ; lorsque Bella l’avait bercé quelques temps dans ses bras, il portait ses mains à se poitrine pour indiquer que le mouvement lui plaisait ; et il ne cessait de remuer bras et jambes qu’elle ne l’eût endormi en recommençant ce mouvement.

[...] Elle prit son livre d’enchantements et chercha le moyen à

employer pour développer les forces et compléter la formation de cette carotte garnie de membres et douée de vie ; elle le trouva bientôt.

Il fallait d’abord laver la mandragore ; elle le fit ; puis lui semer

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du millet sur la tête, et une fois ce millet poussé et transformé en cheveux, les autres membres se délieraient eux-mêmes ; elle devait ensuite à la place de chaque œil placer une baie de genièvre, à la place de la bouche le fruit de l’églantier.

Michel TOURNIER, Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Paris, Gallimard 1967.

Il fallut près d’une année à Robinson pour s’apercevoir que ses amours provoquaient un changement de végétation dans la combe rose. Il n’avait pas pris garde tout d’abord à la disparition des herbes et des graminées partout où il avait répandu sa semence de chair. Mais son attention fut alertée par la prolifération d’une plante nouvelle qu’il n’avait vue nulle part ailleurs dans l’île. C’étaient de grandes feuilles dentelées qui poussaient en touffes au ras du sol sur une tige très courte. Elles donnaient de belles fleurs blanches aux pétales lancéolés, à l’odeur sauvagine, et des baies brunes volumineuses qui débordaient largement de leur calice.

Robinson les examina avec curiosité, puis n’y pensa plus, jusqu’au jour où il crut avoir la preuve indiscutable qu’elles apparaissaient régulièrement en quelques semaines à l’endroit précis où il s’était épanché. Dès lors son esprit ne cessa plus de tourner et de retourner ce mystère. Il enfouit sa semence près de la grotte. En vain. Apparemment, seule la combe pouvait produire cette variété végétale. L’étrangeté de ces plantes l’empêchait de les cueillir, de les disséquer, d’y goûter, comme il l’aurait fait en d’autres circonstances. Il avait fini par chercher un dérivatif à cette préoccupation sans issue, quand un verset du Cantique des cantiques, qu’il avait mille et mille fois répété sans y attacher d’importance, lui apporta une soudaine illumination : « les mandragores feront sentir leur parfum », promettait la jeune épousée. Était-il possible que Speranza [c’est le nom de l’île] tînt cette promesse biblique. Il avait entendu raconter merveille de cette solanacée qui croît au pied des gibets, là où les suppliciés ont répandu leurs ultimes gouttes de liqueur séminale, et qui est en somme le produit du croisement de l’homme et de la terre. Ce jour-là, il se précipita à la combe rose et, agenouillé devant l’une de ces plantes, il dégagea sa racine très doucement, en creusant tout autour avec ses deux mains. C’était bien cela, ses amours avec Speranza n’étaient pas demeurées stériles : la racine charnue et blanche, curieusement bifurquée, figurait indiscutablement le corps d’une petite fille. Il tremblait d’émotion et de tendresse en replaçant la mandragore dans son trou et en ramenant le sable autour de sa tige, comme on borde un enfant dans son lit. Puis il s’en alla sur la pointe des pieds en prenant bien garde à ne pas en écraser quelque autre.

Désormais, avec la bénédiction de la Bible, un lien plus fort et

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LE MYTHE DE LA MADRAGORE 157

plus intime l’attachait à Speranza. Il avait humanisé celle qu’il pouvait bien désormais appeler son épouse d’une façon incom-parablement plus profonde que toutes les entreprises du gouverneur. Que cette union plus étroite signifiât en revanche pour lui-même un pas de plus dans l’abandon de sa propre humanité, il s’en doutait certes, mais il ne le mesura que le matin où en s’éveillant il constata que sa barbe en poussant au cours de la nuit avait commencé à prendre racine dans la terre.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BAGÏSHKAN, Tuncer, « Dünyada ve Kïbrïs Halkbiliminde Sihirli Bir Ot... Mandragora (Beshdamar Otu) » (Une Plante magique dans le savoir populaire mondial et chypriote... la mandragore – plante des cinq veines), Halk Bilimi, Chypre, n° 24, 1991 (en turc).

BAYAT, Ali Haydar, « Mandragora [Adamotu] » (La Mandragore [la plante-homme]), dans Yeni Tïp Tarihi Arashtırmalarï, n°8, Istanbul, 2002 (en turc).

BOULOUMIÉ, Arlette, « Mandragore », dans Dictionnaire des mythes littéraires, Monaco, Éditions du Rocher 1988.

BOULOUMIÉ, Arlette, « Mandragore et littérature fantastique », dans La littérature fantastique, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, août 1989, Cahiers de l’Hermétisme, Albin Michel 1991.

BOUQUET, J., Figures de la mandragore, plante démoniaque, Paris, E. Chiron 1936.

ELIADE, Mircea, « La Mandragore et les mythes de la naissance miraculeuse », Zalmoxis, 1940-42.

ELIADE, Mircea, chapitre « Le Culte de la mandragore en Roumanie », dans De Zalmoxis à Gengis-Khan. Études comparatives sur les religions et le folklore de la Dacie et de l’Europe orientale, Paris, Payot 1970.

GRANIER, Dissertation botanique et historique sur la mandragore, Paris, 1788.

HATFIELD, Gabrielle, « Plants of Life, Plants of Death », Folklore, Octobre 2000.

HAYES, R. J., « Quest for a Mandrake », Northern Oak, June 1997. LE ROUGE, Gustave, La mandragore magique, Paris, 1912, réed. 1991,

Paris, Éditions de Magrie. RANDOLPH, C. B., « The Mandragora of the Ancients in Folk-Lore and

Medicine », Proceedings of the American Academy of Arts and Sciences, Boston, XL, 1905, p. 487-537.

RECLUS, Elie, « La Mandragore ou les origines magiques de la médecine », dans Physionomies végétales : portraits d’arbres, d’herbes et de fleurs, Paris, Alfred Costes, 1938 ; réédité dans Pourquoi des guirlandes vertes à Noël ?, Bergerac, Éd. La Brèche 2000.

ROLAND, J. D., « La mandragore : le mythe d’une racine, la racine d’un mythe », Annales des Sciences Naturelles, Botanique, II 8, 1990-91

SCHMIDT, Albert-Marie, La Mandragore, Paris, Flammarion 1958. SPECIALE, G. Belloni, « I cerchi della mandragora », Kos, XVI, 1985, pp.

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TERCINET, Louis, Mandragore Racine hantée... qui protège ou qui tue, s.e., s.l., 1948.

TERCINET, Louis, Mandragore, qui es-tu ?, Paris, s. e., 1950.

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Diogène n° 207, juillet-septembre 2004.

CHRONIQUE

De son berceau d’Égypte à Marseille, un vieux métier : les « drogues et épices », par Francis Laget

Le métier des plantes Aucun autre, parmi les métiers anciens, ne pouvait prétendre

connaître un aussi grand nombre de productions naturelles que celui des « drogues et épices ». On peut affirmer qu’il n’est plus exercé aujourd’hui par personne – tout au moins sous sa forme traditionnelle. Tenté de me considérer comme son fossile vivant, c’est avec joie mais non sans nostalgie que j’évoquerai ici quelques souvenirs de son histoire révolue.

J’y étais entré en 1946, à Marseille ; le négoce des « drogues et épices » y était encore exercé comme une spécialité traditionnelle ; comme la noblesse, nous avions un peu conscience de faire remonter nos origines aux Croisades et bien avant sans doute. J’y étais arrivé presque par hasard, par le jeu de relations familiales, après des études de droit et d’histoire qui ne m’y avaient manifestement pas préparé. Entré dans une profession comme on contracte un mariage de raison, je m’y suis vite trouvé heureux, comme on vit un mariage d’amour. Je l’ai exercé continûment jusqu’au moment de ma retraite, en 1982. Durant plus de vingt ans à Marseille même, puis à Buis-les-Baronnies, où la Société Ducros se développait à Marseille, jusqu’à en reprendre le flambeau. Je n’aurais certainement pas envisagé de prendre aussi tôt ma retraite si je n’avais pas compris qu’il ne serait bientôt plus possible de continuer à exercer ce métier selon mon cœur. Il est incontestable que Marseille en avait constitué au cours des siècles le pôle occidental. Ajoutons que les juifs y avaient conservé une certaine activité du fait de leur relation ininterrompue avec le Proche-Orient. A Paris, cette activité y avait été fixée, depuis le Moyen Âge, sur le territoire de l’actuel 4e arrondissement, corre-spondant à l’ancien fameux « Domaine du Temple ». On sait que les Templiers avaient regroupé à l’intérieur de ce vaste domaine une sorte de ville dans la ville, peuplée d’artisans privilégiés mais aussi de marchands. Ces derniers profitaient des relations de leurs patrons avec l’Orient… et de leur protection. Après l’abolition de l’Ordre, le « Domaine du Temple » avait continué de se prévaloir de ces franchises que l’autorité royale n’avait plus abrogées, jusqu’à la Révolution ; c’est bien comme vestige que le négoce des « Drogues et Épices » s’y était maintenu jusqu’à nos jours.

Nous traitions, en 1946, majoritairement (mais pas exclusive-ment) des plantes, plusieurs centaines d’espèces végétales, séchées le plus souvent, aux origines et aux formes les plus diverses ; aussi avait-on fini par nous qualifier d’« herboristes » ; cette appellation nous amusait, puisque notre vocation n’était pas de vendre nos

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plantes au public, comme le faisaient les « herboristes diplômés ». Nous n’étions pas non plus botanistes ; moins encore chimistes ou pharmaciens, comme certains l’imaginaient. Notre statut était difficilement définissable. J’en ai retiré un avantage certain : celui de vieillir avec bonheur dans la compagnie des « Bonnes herbes » et des épices ; elles ont contribué à donner une saveur particulière à ma vie.

Curieusement ce métier n’était pratiqué que par des hommes formés « sur le tas », comme tous les vrais métiers anciens, de manière simplement empirique. Seule la longue expérience et le contact journalier avec les produits permettaient d’acquérir notre qualification. Sans doute ce métier exigeait-il aussi, pour devenir des « maîtres », une bonne dose de curiosité intellectuelle et la possibilité d’y développer une forme particulière de mémoire (celle, surtout, des parfums, des arômes et des saveurs…) et un bon sens de l’observation. Toutes dispositions permettant de reconnaître les qualités organoleptiques des produits. Ce qui nous conférait un certain prestige… jusqu’à ce que les chimistes et leurs laboratoires se substituent à nous pour leur reconnaissance et leur contrôle. Il n’y a pas eu un jour, jusqu’à la veille de ma retraite, où je n’ai acquis quelques connaissances nouvelles. Bienheureux métier où ni la routine ni le désenchantement n’étaient à craindre ! Sans doute étions-nous considérés comme des marginaux ou des « primaires » par les professionnels avec lesquels nous nous trou-vions habituellement en rapport, pharmaciens et herboristes « diplômés », mais surtout professeurs d’université de « matière médicale ». Ceux par exemple que je rencontrais, au sein de notre « conseil scientifique et technique ». Cet aréopage, réunissant quelques-unes des personnalités reconnues dans nos professions, s’était constitué durant les années soixante-dix ; j’avais eu l’hon-neur d’y être appelé. Or il apparaissait assez souvent que j’étais capable de fournir à mes collègues, dans ce « conseil », maintes informations et connaissances qui leur manquaient, et que j’avais acquises « sur le tas », au cours de ma longue expérience profes-sionnelle.

Les « Drogues et Épices »

Il convient, je pense, de commencer par donner une idée du champ de nos activités. Rappelons tout d’abord que le vocable de « Drogues », ou, pour mieux dire, celui de « Drogues simples » désignait traditionnellement toutes les substances naturelles entrant dans la préparation des médicaments. Notre activité dans le métier des « Drogues et Épices » était incroyablement étendue et variée : outre le domaine des matières premières destinées à la pharmacie, nous traitions un très grand nombre de plantes et de matériaux hétéroclites réclamés par d’autres industries (et jusqu’à

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certaines huiles essentielles, alors même qu’elles appartenaient à un métier différent, quoique très proche du nôtre, celui des « essences »).

Je peux énumérer, au premier chef, les « Drogues simples », fournies aux laboratoires pharmaceutiques, aux pharmaciens et aux « vrais » herboristes, « diplômés ». Nous fournissions les plantes (habituellement séchées) et des parties de plantes, assez souvent coupées ou pulvérisées dans nos usines. Seul leur mélange nous était interdit. Je pourrais citer, parmi cette clientèle, la majorité des grands laboratoires français et plusieurs groupes pharmaceutiques européens. Les plus connus du grand public n’étaient pas les plus importants, mais ceux qui préparaient des spécialités vendues depuis plusieurs générations, et qui s’étaient rendus incontournables par leur « réclame » intensive. J’en ai approvisionné certains durant plusieurs décennies, pour une très large gamme de plantes pulvérisées entrant dans leurs formules, jalousement défendues comme des secrets de famille. Jusqu’à la fin des années 50, la liste des plantes médicinales que nous traitions était constante. C’est à partir de 1960 qu’une demande nouvelle s’est dessinée pour de nouvelles drogues exotiques. Certaines comme les fameuses « griffes du diable » du Kalahari (l’« harpa-gophytum ») ont commencé à être connues et utilisées en l’état, ou simplement pulvérisées ; d’autres nous ont obligés à en organiser les cueillettes lointaines, à la demande des grands laboratoires allemands. Je dois à cette activité mes premiers voyages en Afrique centrale et équatoriale, mon approche des pygmées. Je citerai certaines de ces nouvelles drogues-miracles : les écorces de racines de Rauwolfia, pour l’extraction de la « réserpine » (le nouvel alcaloïde qui a révolutionné les traitements psychiatriques), les semences de strophantus, pour l’« ouabaïne », le voacanga. J’omet-trai les autres. Bientôt ces grands laboratoires, qui avaient com-mencé par nous réclamer avidement la matière végétale brute pour leurs extractions, sont parvenus à réaliser la synthèse chimique de la molécule intéressante et se sont complètement désintéressés du végétal de base. On peut juger par là de la fragilité de ces marchés si rapidement dépassés.

Aux « Drogues simples » il faut rattacher la fourniture des fameuses « Cinq plantes » à infusions, traditionnellement libérées pour la vente à la consommation, quoique demeurées sous le contrôle de la Pharmacie. C’étaient : le tilleul « officinal » (fleurs et bractées), la menthe poivrée, la verveine odorante, l’oranger bigar-radier (ces trois dernières en feuilles séchées, mondées) et la camomille « romaine » (capitules). Économiquement, les infusions constituent un marché important. Elles ont fini par présenter une histoire aussi exemplaire que regrettable. Au cours des trente ou quarante dernières années, elles ont été victimes (le terme n’est pas trop fort !) d’une série de manipulations multiples, indu-

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strielles et commerciales. Citons enfin les plantes utilisées par les fabricants d’apéritifs et

de liqueurs. On imagine mal aujourd’hui l’importance ancienne de ce marché des alcools aromatisés, sous toutes leurs formes ; il s’est considérablement restreint depuis que l’alcool est devenu la cible d’une étroite surveillance. Chaque province possédait ses formules et ses fabricants, presque autant que de fromages en France. Seul un petit nombre a survécu grâce à l’habileté de quelques-uns à étendre leur clientèle au marché d’exportation : le meilleur exemple étant celui de la célèbre « Bénédictine ». Enfin, le marché des plantes aromatiques, condimentaires et culinaires.

Nous traitions : 1. Trois produits de cultures de la région de St-Remy de Pro-

vence : les feuilles de marjolaine et celles de basilic (dans la variété du « Grand Vert », exigée par la fameuse « soupe au pistou » provençale), ainsi que les graines de céleri de « Provence » (dans ces trois articles, des exportations de plusieurs centaines de tonnes annuellement). Pourtant ces marchés ont fini par disparaître complètement ; la Provence les a perdus au profit de productions étrangères, égyptiennes dans un premier temps ; au point que ces trois produits, « bien de chez nous », ne sont plus cultivés actuel-lement dans la région de St-Remy, dont ils avaient fait la fortune. Probablement se sont-ils finalement estompés aussi de la mémoire locale après plusieurs décennies de déshérance.

2. Trois produits de cueillette de plantes provençales : le thym, le romarin et la sarriette (le fameux « pebre d’ase », qui parfume les fromages de Banon). Il s’agissait exclusivement là de feuilles sèches mondées (recriblées ensuite dans les usines bien équipées des exportateurs de Marseille ou de Carpentras). Elles étaient achetées, brutes, auprès de centaines de ramasseurs locaux, dans la plupart des villages de Provence. Les couches les moins favorisées de la population rurale trouvaient dans la cueillette un complément de ressources. C’est à la fin des années quarante, insensiblement, que nous avons été distancés et finalement exclus de ce marché par nos concurrents, espagnols tout d’abord (pour le thym), puis yougoslaves et albanais principalement pour les deux autres.

C’est ici le point où l’on doit rappeler que ces espèces utilisées pour leurs qualités aromatiques présentent aussi des principes actifs, utiles en médecine. On sait que le thym est aussi riche de propriétés médicinales que d’utilisations culinaires. Il est recher-ché pour ses vertus bactéricides, topiques dans certaines affections de l’intestin et des bronches. Cette multiplicité d’affectation ne laisse pas de poser un problème d’ethnobotanique, ou plus simple-ment de priorité : considérant les feuilles de sauge, par exemple, on peut se demander si elles ont commencé par être utilisées pour l’agrément de son arôme, lorsqu’on apprêtait la viande de porc… ou

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dans une intention hygiénique après qu’on eût constaté qu’elle prévenait les désagréments propres à la consommation de cette viande… et ce serait alors l’accoutumance à son parfum spécifique qui serait devenu prédominante…

Revenons à quelques considérations gustatives à propos des graines de céleri de Provence. À n’en pas douter, c’est leur excel-lence qui justifiait l’importance de leur marché d’exportation avant les années 1950-60. La finesse de leur saveur ne saurait être comparée à celle de la production des Indes qui nous a concur-rencés. La graine des Indes était traditionnellement réservée à la production d’une huile essentielle utilisée par certaines industries, avant la Seconde Guerre mondiale. Le premier utilisateur mondial de graines de céleri, les États-Unis, s’est déshabitué, entre 1939 et 1945, de la qualité de notre production, quand nos exportations se sont trouvées interrompues. Nous avons nous-mêmes finalement et malheureusement évolué dans le même sens, au cours des années ! Simultanément nos produits-phares, thym, marjolaine, basilic et céleri, ont à peu près disparu de nos productions provençales, concurrencées par les exportations massives des pays du tiers monde. La modicité du coût de leur main d’œuvre locale a entraîné notre exclusion des vieux marchés traditionnels. Sic transit gloria mundi.

Bientôt pourtant, des développements imprévus sont apparus : c’est surtout avec l’innovation du mélange « Herbes de Provence » (au début des années soixante-dix) qu’on développera une utili-sation à grande échelle des plantes culinaires sur le marché français… alors que, paradoxalement à la même époque, s’ame-nuisait jusqu’à disparaître la production d’herbes de cueillette imposant la nécessité de leur remplacement par des cultures systématiques, que nul n’avait imaginées jusque là !

Reprenons la liste interrompue des produits entrant dans nos activités anciennes. On trouvait traditionnellement :

– les épices, bien entendu, toujours présentes et qui finiront par connaître un grand renouveau d’utilisation ;

– une gamme étendue de produits destinés à approvisionner les marchés locaux du Maghreb et à remplir les « Souks attarine », de Djerba à Marrakech. L’un des articles constituait, à lui seul, un énorme marché, alors ignoré de la Métropole : les feuilles de Henné, originaires des Indes et du Pakistan. Il y en avait bien d’autres, depuis les variétés de benjoin (le « djaoui », réclamé par les cultes populaires en islam maghrébin) jusqu’aux racines de galanga, aux graines de Harmel, à l’orpiment (minéral)… et beau-coup d’autres dont les usages se situent en réalité dans les do-maines obscurs de la médecine et de la magie locales.

Il faut citer enfin un nombre important d’articles demandés par diverses activités anciennes et dont la disparition progressive s’est faite sous mes yeux, pourrais-je dire : celle des teintures végétales

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(dont on a connu un retour temporaire dans les années soixante-dix), les plantes à usages insecticides, ou insectifuges. L’un d’entre eux occupait une place non négligeable ; je veux parler du bois de quassia amara. Nous l’importions du port de Kingston, à la Jamaïque, sous la forme d’énormes troncs. Le bois est un peu spongieux, comparable à celui de nos platanes méridionaux ; notre usine le débitait et le réduisait en copeaux destinés à la protection des arbres fruitiers, surtout des pêchers. Des tonnages énormes de ces copeaux étaient distribués aux coopératives arboricoles de la vallée du Rhône et du Roussillon. Leurs adhérents les faisaient macérer dans une eau chargée de copeaux de savon ; ils pulvéri-saient le produit sur les troncs des fruitiers. Cela écartait, paraît-il, le « puceron vert du pêcher ». Exit le quassia. Peut-être suis-je le dernier à en conserver le souvenir ! Comme celui des plantes et des fleurs de Pyrèthre insecticide ; tous produits évanouis à l’arrivée sur le marché de l’incontournable DDT, qu’on n’en finit plus aujourd’hui de remettre en question… Mais cela est une autre histoire !

Combien d’autres produits étranges dans notre gamme ! Je me contenterai de citer les jolies graines gris-perle des « larmes de Job », importées du Proche Orient à l’intention des fabricants de chapelets… Ne nous privons pas du plaisir de citer les fameuses graines de « Staphysaigre », responsables de « la mort parfumée des poux »….

Ajoutons à l’interminable liste de ces « Drogues » végétales quelques articles du règne animal, comme les cantharides et les cochenilles (je n’ai jamais importé ni le musc, ni la fameuse « mumie » d’Égypte, cette poudre de momies antiques qu’utilisaient nos ancêtres médiévaux). J’allais oublier de citer les « os de seiches » importés de Sfax, et surtout la curiosité d’une « qualité Jewelers », utilisée pour le polissage des bijoux d’or. Enfin, pour faire bonne mesure, rappelons un petit nombre de produits minéraux (la galène, l’orpiment, certaines argiles smectiques). On constatera l’ampleur de cette énumération…

Qu’est devenu le métier des plantes ?

Sur la durée – tout de même fort limitée – d’une vie profes-sionnelle, j’ai été le témoin d’une transformation si radicale qu’on ne peut la définir que comme sa véritable mutation. J’en avais pris conscience à l’occasion de la visite qu’avait ménagée, dans le Vieux Caire, un de mes fournisseurs égyptiens : il avait eu la bonne idée de me conduire dans la boutique, probablement la plus ancienne au monde, d’un de nos « confrères » traditionnels ; j’ai pu y admirer l’invraisemblable tableau d’une gamme inchangée et complète des « Drogues et Épices » d’époque médiévale ! Ce n’étaient plus des centaines mais des milliers de « drogues » les plus inattendues :

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toutes les racines, feuilles, graines, toutes les bestioles, desséchées, tous les cailloux que la Chine, les Indes, l’Arabie ont pu proposer depuis Noé pour guérir les maux de l’humanité. Il est vrai qu’un grand nombre étaient en réalité du domaine de la magie populaire, de la momie de crocodile au « vlimeux scarbot » de notre propre Moyen Âge… L’anecdote prend tout son sens si l’on veut bien tenir compte de la traditionnelle complémentarité de l’Égypte et de Marseille dans notre négoce. On m’a réellement offert, ce jour-là, l’image idéale de notre métier à son état natif. J’ai dû m’avouer, en y réfléchissant mieux, que je ne m’y sentais pas si mal à l’aise ; simplement on m’avait offert l’image d’une photographie ancienne. C’était bien le même métier que le mien, mais à son stade antérieur.

Il est possible de prendre clairement conscience de l’évolution de notre profession des « Drogues » en étudiant la rédaction des éditions successives de notre Bible, le « Dorvault » ; j’ai connu quelques-unes des rééditions modernes, des années 60 par exemple ; elles s’étaient considérablement allégées d’un grand nombre de notices sur les « drogues » inutilisées en pharmacie. Quelle officine s’intéressait encore à la préparation de la mirifique « Thériaque » de nos ancêtres. En revanche, ces éditions modernes consacraient de longues et abondantes notices sur les techniques résultant de l’énergie atomique… Au point que plus personne ne consulte ces éditions « modernes » alors qu’on recherche toujours davantage les éditions anciennes, riches de renseignements sur nos vieilles « drogues ».

Qu’est devenu finalement ce métier quasi médiéval, sur la durée d’une simple vie d’homme? Celui d’un « cadre commercial » le plus banal, un métier sous le contrôle des laboratoires et des services financiers de quelques multinationales, pour lesquels l’esprit d’aventure et la curiosité intellectuelle deviennent suspects.

Nous étions habitués à exercer libéralement nos fonctions : tout d’abord sans doute dans la mesure où nous étions responsables de la qualité des produits que nous traitions ; chacun était l’acheteur et le vendeur de ses produits ; leur négoce s’exerçait sans rupture de l’amont à l’aval. Notre efficacité n’était jugée finalement que sur les bons résultats des exercices. Nous décidions seuls de l’oppor-tunité de nos opérations, sans autre référence que celle de notre expérience et des connaissances acquises. Nous achetions et ven-dions « sur échantillons » ; nous contrôlions l’identité et la qualité des lots, le plus souvent sur des prélèvements effectués par nos portefaix, sur le quai du débarquement, à Marseille le plus souvent. Il n’était question, à cette époque, que de la reconnais-sance des produits réceptionnés ; il suffisait d’en apprécier la spécificité, l’apparence, les qualités organoleptiques. Un exercice assez subjectif mais où intervenaient la mémoire, l’acuité du

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regard, de l’odorat et du goût. Un exemple : seule l’épreuve du goût permet de distinguer la gentiane d’Auvergne de celle de Chine, qu’aucun fabricant français d’apéritif n’accepterait d’utiliser.

C’est à la suite de nouvelles sophistications de certains pro-duits, au niveau même de la production, que nous avons été obligés de nous doter d’un laboratoire de contrôle. En 1973, sauf erreur, nous avions été trompés sur la pureté d’un lot de safran d’Espagne. La tromperie était si habile que seul un chimiste pouvait la déceler. À l’évidence les connaissances de l’acheteur ne suffisaient plus ! On comprend à quel point les bases du métier se sont inversées, lorsque l’agent commercial a dû s’effacer devant les constatations objectives du laboratoire de contrôle. La question, en réalité, doit être considérée d’une manière plus globale et à son niveau le plus élevé. Dans le même temps où notre métier venait de perdre une part de son âme devant l’avancée galopante de la science et des techniques, ce sont les conditions d’existence de l’homme moderne qui se sont altérées. De nouvelles servitudes lui ont été imposées, entraînant une détérioration de sa relation à la nature. Consciemment ou non, l’homme occidental a commencé à souffrir de nouvelles carences. Il ne pouvait les compenser qu’en rêvant à un retour du naturel.

Du regard des plantes au regard sur la nature

Le commerce de détail des plantes médicinales et des « drogues » en général, était strictement réservé aux pharmaciens depuis le début du XIX

e siècle ; ils le tenaient sous étroite surveil-lance. Par délégation spéciale, les articles notoirement dénués de toxicité pouvaient être distribués par un corps d’« herboristes diplô-més ». Seules échappaient à ce système les fameuses « cinq plantes à infusions » dont nous reparlerons. Ce régime était demeuré en vigueur jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Il convient de revenir ici sur les surprenantes avancées de la chimie durant la période d’un siècle et demi qui l’avaient précédée et de celles apparues durant les six années de guerre. De très puissants laboratoires de dimension internationale se sont taillé de véritables empires en exploitant les découvertes, en particulier de la chimie de synthèse. On peut émettre l’hypothèse qu’ils avaient formé le secret dessein d’évincer, à plus ou moins brève échéance, le médicament à base de plantes et finalement l’usage même de la plante médicinale tout simplement. Il se pourrait qu’il faille rechercher là les raisons de la suppression autoritaire du diplôme d’herboriste par le Gouver-nement de Vichy, en 1941. Une mesure probablement destinée à constituer le socle d’un futur statut de la Pharmacie.

Quoique la preuve objective n’en ait jamais été fournie, on peut imaginer que de puissantes influences sont intervenues auprès des autorités en place. Il est bien inutile de rappeler à quel point leurs

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décisions se passaient de justifications et qu’elles étaient sans appel. C’est sur ces bases qu’a fonctionné la Pharmacie sous la IVe République. Pourtant, dans le courant des années 70, l’opinion publique a évolué dans un sens inattendu : on avait voulu « chasser le naturel », il revenait, timide d’abord mais bientôt revendicateur. On a vu se développer les publications du type « la pharmacie de nos grands-mères », pendant que les guérisseurs retrouvaient la faveur du public (pensons à la fortune de Maurice Mességué, bâtie sur la célébration d’une médecine naturelle). Dans le même temps, les mouvements « Bio » se mettaient en place, justifiés par une inquiétude progressive devant l’apparition des résidus de pesti-cides, les séquelles de la radioactivité…

Ces nouvelles tendances ont profité au marché des plantes médicinales qui sont revenues en force, mais en contrebande en quelque sorte, puisque l’ancienne réglementation n’était pas abrogée. Pourtant il était évident que la répression officielle mollissait devant cette nouvelle faveur. Tout de même rien ne se décidait en haut lieu, jusqu’à ce que Madame Simone Veil finisse par signer, comme à la sauvette, le dernier décret de son mandat ministériel, le 13 juin 1979. La vente directe aux consommateurs de 34 plantes (réputées médicinales mais d’une innocuité avérée) se trouvait libérée. Pourtant un flou artistique continuait de régner. Discrètement de nouvelles listes officieuses élargissaient la portée du décret. Mais dans le même temps il devenait évident, au tournant de l’an 2000, qu’on avait fini en réalité par se moquer des plantes elles-mêmes autant que de leur réglementation. Le scepticisme et l’indiscipline s’étaient installés.

L’élargissement du marché des « plantes à infusions » va confir-mer, jusqu’aux limites du ridicule et de l’absurde, le sens d’une évolution passablement scandaleuse aux yeux de tout observateur réfléchi. Rappelons que ces plantes, limitées à cinq espèces et strictement définies en considération de leurs propriétés médici-nales, restaient placées sous le contrôle de la Pharmacie. Les hôpitaux conservaient encore leur « tisanerie ». Le secteur de l’ali-mentation venait de s’intéresser aux infusions. Il est vite parvenu à les faire considérer comme des « boissons d’agrément ». Grâce à la découverte des « infusettes », ces sachets individuels contenant les plantes que de nouvelles techniques fort sophistiquées parve-naient à couper finement et à dépoussiérer. La mécanisation des infusions s’était imposée sans combat. Chacun pouvait préparer son infusion « ready made ». On pouvait pourtant suspecter dorénavant que la qualité intrinsèque du produit, invisible sous son papier-filtre, puisse être mise en question. Ce n’était pourtant qu’un premier palier. Le goût général des consommateurs, en se « barbarisant », réclamait des saveurs plus brutales. Le tilleul officinal à l’arôme subtil avait dû déjà céder sa première place à la verveine odorante et à la menthe poivrée ; la camomille romaine et

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l’oranger bigarradier n’avaient pas tardé à disparaître de la gamme. Non moins grave : se développent bientôt un type nouveau d’infusions, déjà en grande faveur outre-Rhin : celles de mélanges divers de fragments de pomme déshydratée, de fruits d’églantier ou de fleurs d’hibiscus (le « karkadé » si répandu en Égypte). Ces mélanges ont commencé à se distribuer dans les départements français de l’Est, restés, dans ce domaine, sous leur précédent régime allemand. Au sens strict, ils n’y étaient distribués qu’en contradiction avec la réglementation française en vigueur. Mais on n’en était plus là !

Une dernière dénaturation de la conception initiale de l’infusion avait fini par s’imposer ; elle est devenue effective avec l’apparition sur le marché d’un type nouveau dont la base végétale pouvait se réduire jusqu’à disparaître : on les préparait en fixant sur une base neutre des arômes de synthèse. Il est vrai qu’on savait les baptiser d’appellations accrocheuses, et leur conférer des charmes exo-tiques… Décidément notre bon « tilleul (officinal) des Baronnies » n’avait plus sa place au soleil ! Cette histoire devait être contée pour montrer à quel point « le serpent finissait par se mordre la queue » !

Il nous reste à considérer le marché des épices et celui des aromates qui, par sa nature, est aussi lié à celui de l’alimentation ; d’une importance économique évidente. Pour comprendre le sens de son évolution, il ne sera pas inutile de s’attarder un instant sur quelques considérations sociologiques. Le passage de la vieille cuisine française traditionnelle, patiemment mijotée et toute en finesse, à celle que nous connaissons aujourd’hui est le résultat de facteurs complexes ; ce sont principalement : la nouvelle « civili-sation » des loisirs et des voyages, la connaissance des cuisines exotiques, l’arrivée des Français d’Algérie après 1962. N’ayons garde d’oublier la nouvelle condition des femmes, occupées loin de leur fourneau et forcées de recourir à des préparations indu-strielles.

Tout concourt désormais à la disparition de la cuisine française traditionnelle et à la nécessité des « compléments alimentaires ». Le nouvel engouement pour les arômes renforcés, jusqu’aux saveurs épicées les plus brutales, constitue avec évidence le témoin de l’évolution des goûts actuels et de notre exotisme culinaire. Ce qui nous séduit à présent aurait été considéré par nos grands parents comme une injure au « bon goût » français. L’utilisation du « piment enragé » leur était inconcevable, à peu d’exceptions près.

En ayant été le témoin direct et même l’un des agents, j’ai personnellement participé à la création des fameux mélanges d’« herbes de Provence ». Ils étaient inconnus de mes grands-mères provençales qui utilisaient avec discernement et individuellement le thym, le romarin, la sarriette, cueillis dans la campagne. Les nouveaux mélanges n’ont pas tardé à devenir le produit-pilote de

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nos gammes. Par ordre d’importance quantitative, en second après les poivres, chez Ducros. Comme, dans le même temps, les plantes sauvages et les ramasseurs eux-mêmes s’étaient faits plus rares, les « herbes de Provence » ont dû être cultivées… ou importées de l’étranger. Au point qu’on connaît maintenant des « Herbes de Provence, de Provence » (comme on connaît un « homo sapiens, sapiens »)… par opposition à toutes celles qui ne le sont plus !

Nous voilà parvenus au terme d’une esquisse que nous désirions allusive et rapide. Il n’est pas douteux que notre ancienne conception du métier des « Drogues et Épices » se trouve aujourd’hui obsolète et anachronique. Le respect qui était généra-lement porté à la qualité « naturelle » des produits n’est plus la préoccupation majeure de l’homme du XXI

e siècle ! Auprès d’un large public, ce sont le souci du produit « bio » et la terreur des pesticides résiduels qui sont devenus préoccupants au premier chef. Sans doute depuis que la majorité de nos contemporains a pris conscience des outrages que notre monde a infligés à la Nature.

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Diogène n° 207, juillet-septembre 2004.

CHRONIQUE La « Nature » dans l’épopée du Mahâbhârata, Tome I : la genèse

du Monde, par Gilles Schaufelberger et Guy Vincent

La Nature se dit prakrti en sanscrit, c’est-à-dire « production,

accomplissement » ; le mot provient d’une racine pra-KR-, signifiant « produire, effectuer », mais aussi « épouser, nommer ». Ces valeurs semblent assez bien commander la perception de l’Indien de jadis quant à la nature. Certes, cette production est marquée du sceau de quelque dégradation : la perfection se dit « sanskrti » (d’où la langue sanscrite ou langue « parfaite », de même que les langues prakrit sont les langues vernaculaires senties inférieures). Mais à l’instar de la vie humaine capable de devenir excellente (rôle de l’ascèse), la Nature présente des parties en soi admirables et approchant de la perfection.

Limitons l’enquête au Mahâbhârata1 : cette épopée, attribuée à Vyasa, écrite entre le IV

e siècle avant J.-C. et le IVe siècle après,

raconte un conflit entre deux branches d’une même famille royale qui a pour effet d’amener à la destruction de l’humanité (sauf quelques uns) ; c’est un texte essentiel de toute la culture indienne et du sud est asiatique, et en raison de sa portée philosophique et de son caractère encyclopédique, il est, à bien des égards, universel. Comment s’y manifeste la Nature ? Quelles relations avec l’homme s’y tissent ?

Il y existe une sorte de « sentiment de la nature » (au sens d’un attitude de contemplation esthétique et d’admiration morale) qui se focalise sur quelques objets : la forêt où l’on se retire pour devenir ascète, la rivière, la montagne, l’océan, l’arbre et la mousson. Dans ce cadre très limité et répété à satiété, où rien n’est individualisé (aucun paysage particulier n’est défini, aucune réelle science de l’observation n’apparaît), se tient donc la construction de la perception de la nature.

– C’est d’abord un spectacle offert aux sens (« ce qui est

produit » pour notre perception) où le sens de la vue prédomine : très tôt, naîtront ces spéculations dualistes du samkhya où la Nature se présente à l’Esprit (le Soi transcendantal) sous l’aspect le plus enchanteur pour le charmer et l’obliger aussi à se séparer de ce spectacle enchanteur (thème de la Nature-bayadère qui danse avec pour effet un envoûtement dont l’Esprit doit s’abstraire). D’ailleurs on ne trouve un tel spectacle qu’à proximité des ermitages. Le Mahâbhârata possède plusieurs exposés de la

1. Le Mahâbhârata, textes traduits du sanscrit et annotés par G. SCHAUFELBERGER

et G. VINCENT, Québec, Presses de l’université Laval 2004, tome I : la Génèse du monde ; tome II (à paraître en Octobre 2004).

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CHRONIQUE

doctrine du samkhya. – Cela donne une deuxième façon d’envisager la nature, plus

dynamique. Elle est le lieu d’accomplissements autonomes. Elle est moins alors « produite » pour plaire que « force de production ». La forêt par sa luxuriance est source d’effroi pour le voyageur abandonné2, la montagne continue sa croissance, l’océan cache ses monstres marins, la montagne sert de pilon aux dieux et aux démons pour baratter l’océan. Cette nature n’a que faire de l’homme. Elle poursuit son existence avec une force brutale incommensurable. Ce sont les parties du Mahâbhârata qui racontent davantage les histoires des dieux. L’homme n’y a pas encore vraiment de statut.

– La nature est aussi « l’épousée » ; le héros – qu’il soit ascète

primordial (ou créateur) ou guerrier ou même marchand – la parcourant, cherche en elle de quoi manifester sa valeur, non pas qu’il veuille l’affronter mais elle devient le décor accompagnateur de ses exploits. Le dieu a sa parèdre qui lui sert à se manifester, le héros a la nature pour parèdre. Tout est grand, vaste, puissant, agité d’animaux furieux, agité de noblesse comme le héros : on prendra pour exemple le voyage par voie aérienne qui clôture un pèlerinage3 : les monts élevés, les cascades tourbillonnantes forment un contraste avec l’ermitage lumineux du dieu originel (Narayana) où pousse un arbre immense (un Jujubier). Une fatalité d’ordre cosmique existe des deux côtés ; homme et nature doivent un jour disparaître dans l’agitation (fin du monde, fin du héros) et d’un centre apaisé renaître.

Idée de résorption (et son inverse) qui prédomine dans la vie des

ascètes : tout peut devenir un point, dirions-nous actuellement, et de là redevenir. Ainsi l’ascète Cyavana qui « devint fourmilière »4 à force de rester immobile et que les lianes et les fourmis recouvrent. L’histoire veut même que la fille du roi ne reconnaisse pas ses yeux et les crève d’une épine. Le royaume sera châtié par une rétention des urines et des excréments généralisée. Il faudra se concilier l’ermite. L’ascète se fond avec la nature, y disparaît, aide à son écoulement (les fonctions vitale, dites naturelles). À l’inverse, un jeune ascète qui naît avec des cornes sur sa tête (le sperme de son père s’est mêlé à l’eau qu’a bue une gazelle) et vit tant à l’écart du monde qu’il n’a jamais vu de femme5, apprend à vivre à la cour d’un roi. Dans cette histoire, l’ascète semble « sortir » de la nature

2. Id., I, p. 687-691. 3. Id., I, p. 548-554. 4. Id., I, p. 184. 5. Id., I, p. 447-460.

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GILLES SCHAUFELBERGER ET GUY VINCENT

comme d’un fond pour progressivement s’en détacher. Mais il fait pleuvoir sur le royaume. Il aide la nature à se réguler.

Ailleurs, des femmes sont maudites par un ascète qui les

transforment en crocodiles jusqu’à la venue du héros qui les délivre de cet état infamant6. D’autres femmes ne mettent au monde des enfants qu’en avalant un fruit ou en coupant une courge. La Nature et l’Homme ne sont donc pas dans une relation d’opposition mais bien de connivence et de passage : ils sont comme autant de solutions à des blocages (tantôt la nature attend l’homme, comme les femmes-crocodiles attendent leur libérateur, tantôt l’homme prend à la nature de quoi avancer, comme un des héros de l’épopée – Bhïma – qui a pour demi-frère Hanuman, un singe célèbre pour avoir envahi Ceylan et délivré une reine enlevée – et apprend à lui ressembler).

Certains animaux – les serpents, les singes, les crocodiles –

comme certaines plantes – lotus, figuiers, jujubiers – sont prédestinés à s’agencer avec l’homme, pour être puissants et surprenants, voire secrets. C’est pour cette raison qu’il y a entre homme et nature une relation moins amoureuse que d’époux à épouse. Un contrat les lie, ou la parole sacrée d’un ascète. La rivière Sarasvatî a été maudite par un ascète ; ses eaux sont gorgées de sang, des Ogres s’y désaltèrent7 mais ce sont des brâhmanes qui apportent la libération, et redonnent à cette sainte rivière son éclat (sa pureté). Là se situe l’entente entre hommes et nature : l’époux doit subvenir à l‘épouse, l’épouse doit soutenir l’époux. Ils doivent l’un et l’autre disparaître dans autre chose qu’eux mêmes et réapparaître dans des formes luxuriantes. Ils mènent des vies parallèles avec des points de jonction fréquents, des moments d’entente et d’échange.

Ni on n’objective la nature (en lui donnant par exemple les

attributs de la matière ou en décrivant ses lois) ni on ne vise à fusionner avec elle dans un élan mystique ou à en faire la mère ou matrice du monde; l’épopée la saisit dans ses possibilités heuristiques (que d’aspects ne prend-elle pas ?) qui s’inscrivent assez bien dans celles que l’homme lui aussi déploie.

Enfin, la nature est l’objet d’une entreprise de nomination : les

listes d’arbres, les listes d’animaux ou de plantes sont là pour dresser une première nomenclature aussi imprécise que trans-versale, comme si les règnes n’étaient pas encore bien séparés (par exemple le même mot naga signifie arbre et montagne). À la fois on

6. Id., I, p. 379-382. 7. Id., I, p. 637-641.

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CHRONIQUE 173

tente de le différencier et en même temps la forme ressemblante suffit à détruire cette classification, certainement parce que la nature dépasse indiscutablement les pouvoirs du langage.

Gilles SCHAUFELBERGER et Guy VINCENT.

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