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La realite sans representation, la theorie de lenaction et
sa legitimite epistemologique
Isabelle Peschard
To cite this version:
Isabelle Peschard. La realite sans representation, la theorie de lenaction et sa legitimiteepistemologique. Humanities and Social Sciences. Ecole Polytechnique X, 2004. French.
HAL Id: tel-00007975
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00007975
Submitted on 9 Jan 2005
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ECOLE POLYTECHNIQUE
Thse prsente pour obtenir le grade de DOCTEUR DE LECOLE POLYTECHNIQUE
Domaine
SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES
Spcialit PHILOSOPHIE DES SCIENCES
par
Isabelle PESCHARD
Titre de la thse
LA REALITE SANS REPRESENTATION
La thorie nactive de la cognition et sa lgitimit pistmologique
Date de soutenance : le 08 Novembre 2004 Composition du jury Jean Michel BESNIER Professeur lUniversit Paris IV Michel BITBOL Directeur de recherche au CNRS directeur de thse Natalie DEPRAZ Matre de confrence Paris IV Sandra LAUGIER Professeur lUniversit dAmiens rapporteur Isabelle STENGERS Professeur lUniversit libre de Bruxelles rapporteur
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LEcole Polytechnique nentend donner aucune approbation, ni improbation aux
opinions mises dans les thses. Ces opinions doivent tre considres comme propres leur
auteur.
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Daprs la formule consacre, ce travail a t ralis sous la direction de Michel Bitbol.
Mais la formule est bien loin de pouvoir exprimer ce que ce travail et moi-mme lui devons.
Je lui suis infiniment redevable et reconnaissante, entre autres, de son enseignement,
pour lespace et lhorizon de pense quil ma ouverts, de sa rigueur philosophique qui sans
cesse stimule la rflexion sans jamais la contraindre, de son coute, vigilante mais toujours
profondment respectueuse des diffrences, de sa confiance et de son enthousiasme,
extraordinairement communicatifs, qui mont permis douvrir des portes dont je navais os
souponner lexistence. Je lui suis redevable et reconnaissante encore de ses conseils, de ses
indications, de toutes ses remarques concernant tant la forme de lcriture que la cohrence du
propos. Je mesure, sur une chelle qui nest que personnelle, la distance que son attention
discrte mais exigeante, comme il lest avec lui-mme, ma permis de parcourir.
Je remercie Jean Petitot de mavoir accueillie au sein du CREA et de mavoir permis de
bnficier de conditions de travail sans doute trs privilgies pour un tudiant en Philosophie.
Je suis extrmement reconnaissante envers Sandra Laugier pour le temps et lattention
quelle a consacrs la lecture dtaille de ce texte, et de lune de ces versions primitives, et
pour les critiques constructives et bnfiques quil lui a inspires. En amont de cela, je lui dois
aussi de mavoir aide, au travers de la richesse et de la clart de ses propres travaux, me
frayer un premier itinraire dans le paysage encore trop peu explor de la philosophie du
langage ordinaire.
Je remercie aussi vivement Isabelle Stengers, qui, elle aussi, a accept de se soumettre
au calice du rapport et qui y a rpondu avec la ractivit desprit qui la caractrise et qui nous
offre une source inpuisable de rflexion.
Jai eu la chance de pouvoir assister au cours de ma recherche aux sminaires organiss
par Francisco Varela et Natalie Depraz au sujet de la pratique darticulation entre les discours
scientifiques et discours phnomnologiques, quils ont baptise neuro-phnomnologie, et qui
constitue un moment trs important de cette dissertation. Je suis trs honore de la prsence de
Natalie Depraz parmi les membres du jury et de lintrt quelle a montr pour ce travail. Je la
remercie par ailleurs davoir accept de lire une version embryonnaire de ce travail et de toutes
les remarques et suggestions dont celui-ci a pu profiter cette occasion.
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Je remercie galement trs chaleureusement Jean-Michel Besnier pour sa participation,
pour sa lecture, pour ses commentaires. Je lui suis profondment gre de mavoir fait
bnficier, au travers de ses critiques trs enrichissantes, des rflexions soutenues quil a
dveloppes lui-mme sur les questions touchant lthique et lusage des savoirs.
Jadresse mes remerciements aux membres du secrtariat pour leur gentillesse et pour
lefficacit dont elles font preuve dans la prise en charge de tout le labeur administratif.
Ces annes de thse ont t par ailleurs loccasion de rencontres qui, au travers de
doutes, de difficults, despoirs, dlans, partags, se sont transformes en relations amicales.
Je veux saisir lopportunit de cette page pour remercier tout particulirement Patricia Kauark-
Leite et Lydia Jaeger pour le rconfort que leur amiti ma apport.
Ce travail aurait t compltement impossible sans laffection gnreuse et le soutien
multiforme permanent, par la grce dune patience inoue, que mont tmoigns ma mre et
mon frre. Je leur ddie avec tout mon amour leffort que celui-ci a pu reprsenter.
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TABLE DES MATIERES
Introduction.................................................................................................13 1. Le thtre de ladaptation : Mise en question dune mise en scne ......... 13 2. Adaptation et reprsentation : inter-dpendances..................................... 17 3. Le non reprsentationnisme : raisons et lgitimit .................................... 18
I. Lthique de la connaissance...................................................................27 Ethique et rationalit ................................................................................. 27 La valeur dun modle ............................................................................... 29 Cognition inventive.................................................................................... 32 Le concept de ralit.................................................................................. 38
A. Du gnral et du particulier................................................................................... 43 A-1 Une connaissance thique : le prudent chez Aristote ....................... 43
A-1-1 La prudence comme disposition pratique ......................................... 44 A-1-2 Lexemplarit du phronimos .......................................................... 48 A-1-3 Menace relativiste ? .......................................................................... 50
A-2 Science et exprience ................................................................................. 52 A-2-1 Le gnral et le particulier ................................................................ 52 A-2-2 Causalit perceptuelle et smantique conceptuelle........................... 55 A-2-3 Le langage ordinaire et la connaissance............................................ 59
A-3 Atteindre la ralit ..................................................................................... 64 A-3-1 Ralisme ontologique et Ralisme pistmologique ........................ 64 A-3-2 Lexplication scientifique ................................................................. 66 A-3-3 Ralisme pistmologique ................................................................ 73 A-3-4 Anti-ralisme pistmologique ......................................................... 77
B. La ralit prsente ................................................................................................. 83 B-1 Logique et ontologie de la ralit .............................................................. 83
B-1-1 La ralit lointaine............................................................................. 83 B-1-2 et la ralit ordinaire : Deux ralits ? .......................................... 89 B-1-3 La tentation mtaphysique ................................................................ 91
B-2 La ralit, telle quelle se dit ..................................................................... 97 B-2-1 Ni au-del .......................................................................................... 97 B-2-1 Ni donne ........................................................................................ 103 B-2-3 Une affaire linguistique................................................................... 111
B-3 But have we lost the world ? ............................................................. 115 B-3-1 Le prsent de la prsence ................................................................ 115 B-3-2 Ral-isation de lexprience............................................................ 121
II. Deux images de la reprsentation ........................................................127 A. La reprsentation cognitive- le modle du double............................................... 132
A-1 Lactivit mentale comme reprsentation ............................................. 132 A-1-1 Hritage dune image ...................................................................... 135
Descartes : Lintriorit .......................................................................... 135 Locke : having an impression ............................................................... 138
A-1-2 Les reprsentations mentales .......................................................... 141 Rification fonctionaliste ......................................................................... 141 Thorie fodorienne de la reprsentation ................................................. 144 Etre en relation avec une Reprsentation Mentale.................................. 147 Lidal physicaliste.................................................................................. 150
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A-1-3 Les reprsentations neurophysiologiques ....................................... 153 Naturalisation de lEsprit ........................................................................ 153 Prsuppos du naturalisme...................................................................... 157 Le point de vue narcissique ..................................................................... 158
A-1-4 Rduction : arguments et contre-arguments ................................... 162 Mauvais exemples : lor, la chaleur ........................................................ 162 Enfermement logique de la rduction naturaliste.................................... 166
A-2 Le connexionnisme................................................................................... 169 A-2-1 Spcificits connexionnistes ........................................................... 169
Architecture Connexionniste ................................................................... 169 Interprtation Smantique ....................................................................... 174 Reconnaissance de Formes...................................................................... 176 Description Dynamique ........................................................................... 178
A-2-2 La cognition sous lclairage connexionniste ................................. 181 Lmergence dun niveau logique ........................................................... 181 Knowing How, Knowing That.................................................................. 183
A-2-3 Description dune action : Deux conceptions de lmergence........ 185 La perspective de lagent......................................................................... 185 Organisation de lactivit ........................................................................ 187
A-2-4 Temporalit de laction ................................................................... 189 Intentionalit de laction.......................................................................... 190 Identit de l'Agent .................................................................................... 192 L'naction ................................................................................................ 195
A-3 Sur le dbat entre rductionnistes et liminativistes ............................ 196 A-3-1 Le cadre du dbat ............................................................................ 196
Lliminativisme ...................................................................................... 198 A-3-2 Lalternative ou la Rcurrence dune impasse................................ 200
Analogies entre trois alternatives ............................................................ 200 A-3-3 Rformer le langage ? ..................................................................... 202
Le langage ordinaire est-il erron ?........................................................ 202 Les thories tacites .................................................................................. 204 Deux sortes dexplication : ordinaire , thorique................................... 206 Lusage ordinaire des concepts mentaux................................................. 209
A-3-4 La cognition comme objet de science............................................. 212 La cognition comme imitation ................................................................. 212 Hors de lalternative................................................................................ 214
B. La reprsentation scientifique- de la logique la pratique................................. 216 B-1 Empirisme logique : Logique de la Science , un langage idal ....... 216
B-1-1 Explication de la science................................................................. 216 La science comme ensemble dnoncs ................................................... 216 Le rle de lanalyse logique .................................................................... 217 Mtalangage ............................................................................................ 218 Logique de la science............................................................................... 220
B-1-3 Lempirisme logique et le cognitivisme.......................................... 223 Lexplication............................................................................................ 224 Le langage ............................................................................................... 226 Distinction observation et thorie ........................................................... 229
B-2 Tournant historique en pistmologie.................................................... 230 B-2-1 Le temps oubli : parallle entre le tournant historique et le tournant
connexionniste....................................................................................................... 231 Linscription matrielle ........................................................................... 232 Lapprentissage ....................................................................................... 233 Critique de la distinction observation thorie ...................................... 234
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B-2-2 Constitution de lobjet scientifique : de la logique la pratique..... 239 Lhistoire contre lunit........................................................................... 239 La pratique contre labstraction.............................................................. 240 Wittgenstein: signe simple et dtermination de la signification .............. 241 Perception apprise de la similarit et de la diffrence............................ 244
B-2-3 La priorisme de Kuhn et Carnap (selon M.Friedman) .................. 250 A priori constitutif relativis.................................................................... 250 Carnap : Relativit de la priori et Logique de la Science ...................... 253 Kuhn : Relativit et Rationalit ............................................................... 254
B-2-4 Historicit et internalit: la question de lautonomie ...................... 255 Savoir-faire et science normale ............................................................... 257 Autonomie : Sauver la rationalit............................................................ 260 The mangle of practice ............................................................................ 262
B-3 Le temps vrai et lmergence .................................................................. 265 B-3-1 Une temporalit abstraite ................................................................ 265 B-3-2 De l humanisme au post-humanisme........................................ 268
III. Du pouvoir-faire au savoir-dire (deux moments de la connaissance)271 A. Approche non reprsentationniste de la cognition .............................................. 271
A-1 Lexprience sans la reprsentation....................................................... 271 A-1-1 Etre soi : ni rien, ni quelque chose.................................................. 273
Logique de lintriorit............................................................................ 273 La facult de spontanit ......................................................................... 276 Ni quelque chose, ni rien ......................................................................... 280
A-1-2 Tradition bouddhiste : le soi dans le monde ................................... 281 La pratique de lattention ........................................................................ 282 Corps oubli, esprit rifi ........................................................................ 284 Une troisime voie ................................................................................... 287
A-2 La cognition sans la reprsentation : lnaction ................................... 289 A-2-1 Changement de perspective (participative/smantique) ................. 290
La nature abstraite du reprsentationnisme........................................... 291 Absence de fondement.............................................................................. 294 Le sens commun....................................................................................... 298
A-2-2 Cognition et connaissance............................................................... 305 Distinction logique................................................................................... 305 Approche smantique et justification....................................................... 308 Lecture smantique et explication ........................................................... 310 Enaction et lecture participative ............................................................. 312
A-2-3 Lautopoise comme thorie du vivant........................................... 314 Lautopoise ............................................................................................ 315 Autopoise et cognition............................................................................ 324
A-2-4 Linstrument dynamique................................................................. 329 Thse de la Cognition Incarne............................................................... 331 La dynamique : comme fin ou moyen ? ................................................ 336 Dynamique et interaction ........................................................................ 339 Incarnation et co-constitution.................................................................. 345
A-3 Aprs Piaget.............................................................................................. 347 A-3-1 Hritage de Piaget ........................................................................... 347
Lnaction et la psychologie gntique ................................................... 347 Thorie de lorigine sensori-motrice de la connaissance........................ 349
A-3-2 Laprs Piaget ................................................................................. 356 Les termes du dbat ................................................................................. 356 Critique : une connaissance conceptuelle inne...................................... 357
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Quel concept ? : Une mauvaise question................................................. 362 A-3-3 Lapproche dynamique ................................................................... 366
La causation mentale ............................................................................ 366 Lerreur A-non-B .................................................................................. 373 Et lnaction ? ......................................................................................... 377
A-4 Neurodynamique et naction .................................................................. 382 A-4-1 Lactivit spatio-temporelle du systme neuronal .......................... 382
Synchronisations...................................................................................... 382 Le mental : distinctions ......................................................................... 385
A-4-2 Lnaction et la conscience ............................................................. 391 Les couplages .......................................................................................... 391 Premire et troisime personne : une articulation ncessaire ................ 395
A-4-3 La neurophnomnologie................................................................ 398 Connaissance et exprience..................................................................... 398 Etude exprimentale ................................................................................ 400 Une phnomnologie pratique................................................................. 406 De la rduction phnomnologique lintersubjectivit......................... 409
Couplage et Langage ................................................................................. 421 Savoir-dire ............................................................................................... 421 Pouvoir-faire ........................................................................................... 423 Du pouvoir-faire au savoir-dire .............................................................. 428
B. Approche non reprsentationiste de la science.................................................... 432 B-1 Etrangets pistmologiques des sciences cognitives ............................ 432
B-1-1 Les thories cognitives en gnral .................................................. 432 Prsupposs pistmologiques ................................................................ 432 Ladquation avec et sans reprsentations.............................................. 434
B-1-2 Lnaction en particulier : problme de lgitimation scientifique .. 435 Co-constitution du sujet et de lobjet de la cognition.............................. 436 Historicit de lobjet et du sujet de la cognition...................................... 437 Difficults de la lgitimation scientifique ................................................ 439
B-2 Pratique de la science ; Connaissance de la ralit ............................... 442 B-2-1 Construction dune relation de rfrence ........................................ 442
Montrer plutt que dmontrer ................................................................. 442 Pratique scientifique et circulation de la rfrence................................. 445 La ralit : ni construction, ni dcouverte............................................... 448 Du fait scientifique la ralit publique ................................................. 450
B-2-2 Autour de la notion de science ..................................................... 454 Science : De quoi parle-t-on ? .............................................................. 454 Empirisme versus ralisme ...................................................................... 458 Continuit de la connaissance : lecture pragmatico-transcendantale .... 467 Indpendance et historicit : de quoi ?.................................................... 470
B-2-3 Une pistmologie non reprsentationniste .................................... 474 Le temps de la pratique............................................................................ 474 Sinscrire dans la ralit ......................................................................... 477 Circulation de la rfrence (suite) ....................................................... 483 Ralisme et historicit.............................................................................. 490 Lnaction, pour finir............................................................................... 494
Conclusion ................................................................................................499 BIBLIOGRAPHIE....................................................................................511 Index des noms..........................................................................................523
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Il ne faut pas se demander ce que sont des reprsentations ou ce qui
se passe quand on se reprsente quelque chose, mais comment on se sert du
mot reprsentation. Ce qui ne signifie pas que je veuille parler
exclusivement de mots. Car autant il sagit du mot reprsentation dans la
question pose, autant il sagit delle dans la question relative lessence
de la reprsentation. Et je dis seulement que cette question ne saurait
sexpliquer par un geste dmonstratif ni pour celui qui se reprsente
quelque chose, ni pour autrui ; pas plus que par la description dun
processus quelconque. La premire question exige galement une
explication du mot; mais elle nous porte attendre une fausse manire de
rpondre.
Ludwig Wittgenstein, Investigations Philosophiques, 370.
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INTRODUCTION
1. Le thtre de ladaptation : Mise en question dune mise en scne
Le phnomne de lvolution est en fait un phnomne dauto-organisation, ce nest pas
un phnomne dadaptation .1
Lvolution nest pas un phnomne dadaptation. Il sera assez peu question dans le
travail qui va tre prsent du phnomne de lvolution et de lide que ce phnomne serait
un processus dadaptation. Il va tre question de ralit et de reprsentation. Mais limage
attache la notion dadaptation montre trs bien lobjet de la critique qui va tre adresse la
notion de reprsentation. Ladaptation est adaptation quelque chose ; et ce quelque chose est
dot de dterminations qui sont logiquement antrieures ce qui va sy adapter. Par
logiquement je veux dire ceci : ce quelque chose dot de dterminations est pos comme
une toile de fond de limage, et ce qui apparat sur cette toile de fond est indpendant de ce qui
se passera ensuite. La toile de fond est dfinie a priori, indpendamment des tres qui
viendront lhabiter et des vnements qui viendront sy drouler et indpendamment mme du
simple fait que des tres viennent un jour lhabiter. Ladaptation est adaptation de quelque
chose. Ce quelque chose est logiquement postrieur la toile de fond car il est ce qui sadapte
, et ce quoi il sadapte est la toile de fond. Mais il est nanmoins lui aussi dot de
dterminations, et qui sont indpendantes de celles qui dfinissent la toile de fond. La nature
joue aux ds, et dpose un tre dans un dcor. Ladaptation est adaptation de quelque chose, un
tre vivant, quelque chose, le monde : cest une relation. Troisime moment de limage, aprs
la toile de fond, et ltre pos devant, une relation stablit entre ltre et le monde.
Penser lvolution, c'est--dire la succession dans le temps de diffrentes espces,
comme un phnomne dadaptation, cest penser ladaptation comme un processus, un
processus relationnel. Et dans cette image de ladaptation comme processus, il y a presque
invitablement lide dun progrs : Les habitants de chaque priode successive de lhistoire
du monde ont battu leurs prdcesseurs dans la comptition pour la vie, et sont, chaque fois,
plus lev sur lchelle naturelle ; et cela pourrait rendre compte de ce sentiment flou, ressenti
par de nombreux palontologistes, que lorganisation prise dans son ensemble a progress.
1 F. Varela, Lauto-organisation : vrai ou faux miracle ?, Science et conscience, Question de- Albin
Michel, 1999 , p.107.
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Ladaptation comme processus est cense expliquer la succession des espces, c'est--dire
expliquer et justifier la complexification des espces : tant donn la toile de fond et ses
dterminations, un certain lanc fait apparatre une combinaison qui est retenue par la slection
parce quelle est plus adapte que celle qui existait dj ; la nouvelle va stendre aux dpens
de lancienne qui va steindre. Habiter la toile de fond est une source constante de difficults,
de problmes rsoudre : le processus dadaptation est un processus dapparition
dinstruments de rsolution de ces problmes de plus en plus performants. La notion
dadaptation confre la diversit des espces une organisation progressive rpondant la
contrainte transcendante que constitue la pr-dfinition du dcor naturel sur fond duquel
apparaissent les diffrentes formes dtres vivants: lexistence de problmes dtermins est un
oprateur de slection qui privilgie ncessairement les instruments susceptibles de produire
une meilleure rsolution de ces problmes. Au dbut du XXme sicle, sous leffet du
dveloppement des thories gntiques, cette vision de lhistoire du vivant a pris les traits dun
modle nodarwiniste fusionnant volution et gntique dans lide dune pression slective
exerce par lenvironnement au niveau de la varit gntique dune population et se traduisant
par loptimisation des capacits de survie et de reproduction. Cette image, qui rserve celui
qui la compose une place toute particulire, est aujourdhui largement remise en question :
Darwin nous percevait comme une branche sur un arbre, mais comme le plus haut rameau
reprsentant une direction prdictible de croissance. De nombreux palontologistes, moi
compris, considrent maintenant Homo Sapiens comme une petite brindille, imprdictible, sur
larbre richement ramifi de la vie un accident heureux du dernier moment gologique, qui ne
se reproduirait probablement pas si larbre slevait nouveau depuis la graine2.
Les critiques convergent pour dnoncer la structure tripartite de limage de
ladaptation, commencer par la conception de ltre vivant quelle met en scne, objet pr-
dfini dcoup en une somme de caractres discrets exprimant une somme de dterminants
galement discrets , objet dont les dterminations indpendantes sont vues, dans la
perspective nodarwiniste, comme le rsultat de lexcution dun programme gntique:
Puisque lADN porte les gnes qui permettent la synthse des protines, lesquelles
dterminent les structures cellulaires, qui elles-mmes dterminent les organismes, on devrait
pouvoir comprendre entirement ces derniers en dcryptant linformation contenue dans les
2 S.J.Gould, Modified grandeur. Natural History, (March 1993), 14-20. Cit. in M.B. Shermer, The view
of science: S.J.Gould as historian of science, scientific historian, popular scientist and scientific popularizer.
Social Studies of Science, 32/4 (August 2002), pp.489-524, p.514.
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gnes3. On peut formuler lencontre de ce rductionnisme gntique qui invoque un
gnotype comme cause essentielle du phnotype trois objections principales:
- lexistence dun gne est postule partir de lobservation dun caractre, partir
de lobservation que nous sommes capables de faire4 : par quelle magie y aurait-il
une correspondance entre notre perception subjective sur laquelle repose
lidentification des caractres et la dfinition des gnes ?
- certains gnes sont associs des caractres phnotypiques diffrents (pleiotropy).
Comment, dans ce cas, penser en terme gnral, de faon univoque, leur
contribution adaptative : Comment un gne peut-il tre slectivement optimis sil
a de multiple effets, qui namliorent pas les capacits de lorganisme de la mme
faon ni mme dans la mme direction ?5
- les effets pleiotropique et les discontinuits dans le changement phnotypique
absence de formes intermdiaires peuvent tre compris comme la marque dune
forte interdpendance gnique : Les gnes sont, de faon vidente, relis les uns
aux autres, et il nest donc pas rellement possible mme de faon approximative
de traiter un organisme comme une collection de traits ou de caractres. (Varela
& al., 1991, p.188)
Une raction contre le stricte dterminisme de la relation entre gnotype et phnotype
conduit introduire un degr de plasticit de lexpression gntique relatif une interaction
entre le milieu environnemental et les facteurs hrditaires, un gnome invariable :
linfluence variable des circonstances dans lesquelles lindividu se dveloppe sera
responsable de diffrences dans lexpression de ce gnome. (Kupiec & Sonigo, 2000, p.64)
Cette alternative un strict dterminisme naltre cependant pas limage dun tre possdant un
ensemble de gnes dtermins plong dans un environnement dfini a priori par un ensemble
de proprits indpendantes, universelles. Or cest prcisment cette notion de dtermination
qui fait problme aussi bien pour Varela & al.(1991) que Kupiec & Sonigo (2000). La
focalisation sur la capacit de reproduction et lexplication gntique conduit sauter
directement des gnes un tre capable de se reproduire en ngligeant la priode de
dveloppement de cet tre. Le changement auquel appellent ces auteurs consiste, au contraire,
3 J.J.Kupiec et P. Sonigo, Ni Dieu ni gne. Pour une autre thorie de lhrdit. Paris : Seuil, 2000, p.77. 4 J.J.Kupiec et P. Sonigo, 2000, p.62. 5 F. J. Varela, E. Thompson, and E. Rosch, The Embodied Mind, Cambridge MA: The MIT Press, 1991,
p.189
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prendre en considration le processus temporel de lontogense en tant que processus
dynamique dinteraction et de rtro-action lissue duquel une structure complexe merge en
tant que ralisation dun organisme unique parmi un ensemble de possibles; et laisser de ct
le schma abstrait de ladaptation extrinsque entre deux ensembles de dterminations
indpendants et lide dune volution rsultant dune pression slective optimisant les
capacits de reproduction. La formation dun tre vivant nest plus alors considre comme
lexcution dun programme dtermin, quand bien mme celle-ci serait module par des
dterminations environnementales, dont on peut toujours imaginer quelles pourraient un jour
tre intgres dans lide dun programme plus large englobant le programme gntique et ses
interactions avec lenvironnement : Dans cette perspective, lontogense nest plus produite
par un mouvement unidirectionnel dassemblage allant de la molcule vers lorganisme,
refltant les dterminations gntiques, mais rsulte dinteractions montantes et
descendantes entre les diffrents niveaux dorganisation . (Kupiec & Sonigo, 2000, p.82-
83) La formation dun tre vivant devient un processus cratif, unique, un processus ouvert
au cours duquel slabore un individu parmi toutes les possibilits . Cette perspective, dune
certaine manire, installe son origine dans le procs mme, le work in progress du
dveloppement dun tre pour le suivre en continu, dans le temps rel de lmergence dune
forme vivante nouvelle, dans le temps rel de la vie, de linvention du vivant. Et dans cette
perspective, la distinction a priori interne externe qui servait diffrencier les dterminations
gntiques et les dterminations environnementales, et qui supposait une origine du regard hors
du temps et de lespace, cette distinction na plus lieu dtre. La contribution gntique est
apprhende en tant que dynamique auto-organisatrice dun rseau complexe dinteraction au
sein duquel la distinction prcdente nest plus pertinente : Il est important dviter la
tentation facile dopposer la slection naturelle comme extrieure et les contraintes du
dveloppement comme internes, car cette dichotomie interne/externe nest pas du tout
fructueuse dans la tentative de comprendre lvolution. (Varela et al., p.191) Lexistence
dune forme vivante dans un environnement nest plus ici le rsultat de ladquation heureuse
entre deux structures pr-dfinies, c'est--dire deux structures dont les dterminations
respectives sont logiquement antrieures au moment de leur rencontre ; lidentification de deux
structures distinctes devient le produit ultime et historique dun processus dinteraction
lissue duquel sont co-constitus un tre et son environnement : Lopposition entre facteurs
causaux intrieurs et extrieurs est remplace par une relation co-implicative, puisque
lorganisme et le milieu se spcifient mutuellement. (Varela et al., p.197) Il ny a plus lieu de
parler dadaptation parce quil ny a plus de toile de fond imposant une contrainte universelle.
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La seule condition sur laquelle opre la slection naturelle est, au niveau local, dans chaque
situation particulire, la survie et la reproduction : Les organismes et la population offrent des
varits ; la slection naturelle garantit seulement ce que qui sensuit satisfait les deux
contraintes de base que sont la survie et la reproduction. (Varela et al., p.195) La diversit des
formes de vie ne sordonne plus dsormais selon une norme transcendante autorisant un
jugement comparatif et lvolution nest plus un mcanisme doptimisation mais simplement le
rsultat dun filtrage de structures viables, un filtrage qui admet toute structure qui a
suffisamment dintgrit pour persister.
2. Adaptation et reprsentation : inter-dpendances
Mais quel est donc maintenant lintrt, relativement la notion de reprsentation, de ce
qui est dit ici concernant ladaptation? Limage de ladaptation mritait dtre explicite en
raison, a-t-il t dit, de la ressemblance des critiques quelle suscite avec celles qui seront
adresses la notion de reprsentation. La similarit des critiques dcoule dune similarit des
images : lusage de la notion de reprsentation mise sur une image dont la structure tripartite
est parfaitement isomorphe celle dcrite dans le cas de ladaptation. Nous retrouvons ainsi
trois moments, dont le premier, une ralit dote de dterminations est logiquement antrieur
aux deux autres, savoir, un tre dtermin, limit ici un appareil cognitif dfini
indpendamment du troisime moment qui est la mise en relation de cet appareil et de la ralit
par la formation dune structure cognitive valeur de reprsentation. Mais la relation entre ces
deux notions, adaptation et reprsentation, est, en ralit, plus profonde quune simple analogie
accidentelle. Elle est de lordre dune interdpendance intrinsque qui fait que les critiques
lencontre de lune sont autant dobjections lencontre de lautre. Dune part, la thorie de
ladaptation, en tant que description dsengage dun processus qui pourtant implique lauteur
de la description, suppose la capacit de reprsentation comme capacit dapprhender la
norme universelle du processus de slection qui dirige lvolution, la capacit de connatre la
ralit telle quelle est, la ralit comme toile de fond dtermine indpendamment de ce que
seront et feront les tres qui viendront sy battre. Dautre part, les questions relatives
lvolution et la cognition se rejoignent le long de deux lignes de penses, Les questions
concernant lvolution et la slection concident le long de deux axes importants au moins, qui
sont implicitement actifs dans les sciences cognitives daujourdhui (Varela et al., 1991,
p.193) : Lvolution comme processus dadaptation peut servir dexplication pour lexistence
dun appareil cognitif reprsentationnel en mettant en avant lavantage adaptatif que peut
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constituer la capacit de produire des reprsentations, c'est--dire des copies du monde
environnant. Lvolution comme processus de slection, doptimisation dune certaine
aptitude, sert aussi de source mtaphorique dexplication de la connaissance comme
mcanisme de slection de certaines formes de reprsentation de la ralit pour leur valeur
adaptative, mtaphore qui vaut pour les structures cognitives comme pour les thories
scientifiques. Avoir lesprit, au moment dentrer dans une rflexion sur la reprsentation, la
mise en question de la notion dadaptation prsente donc un intrt qui est loin dtre
anecdotique. Dabord, dun point de vue logique, si la valeur explicative de la thorie de
ladaptation suppose la capacit de reprsentation, cette thorie ne peut pas fournir un
argument vraiment convaincant en faveur de lexistence de cette capacit. Ensuite, la
substitution de la notion dauto-organisation la notion dadaptation, et celle corrlative de
lide dune dynamique dinteraction par laquelle un tre et son milieu se dfinissent
mutuellement limage de la mise en relation de deux structures pr-dfinies vient retentir au
niveau du prsuppos reprsentationniste et branler lide de dterminations a priori qui
assurait le fondement de lobjectivit de la connaissance du monde. Si lhistoire du vivant nest
pas un processus dadaptation un environnement dtermin de faon a priori, la ralit, sil
ny a pas de monde tout court mais seulement un monde pour un tre vivant, pour une forme
de vie, une faon possible de survivre et de se reproduire, quest-ce alors que nous appelons
connatre la ralit ? Faut-il, avec les notions dadaptation et de reprsentation, renoncer aussi
celle de ralit ou de connaissance, ou tout au moins de connaissance objective ? A-t-on
encore le droit de parler de connaissance objective, de connaissance de la ralit ? Lenjeu du
travail qui va tre expos est de montrer que la perspective non reprsentationniste, non
seulement, autorise, mais revendique pleinement lusage de telles expressions. Il y a un sens,
dans une perspective non reprsentationniste, parler de connaissance de la ralit et de
connaissance objective et un sens qui ne rsulte pas dune dflation, dune inflexion, dune
attnuation, dune relativisation du sens que peuvent avoir ces expressions dans un cadre
reprsentationniste. Mais un sens qui se nourrit dune critique philosophique radicale de la
logique dusage des concepts de connaissance, de ralit, dobjectivit. Les points
fondamentaux de cette critique philosophique seront prsents dans la premire partie.
3. Le non reprsentationnisme : raisons et lgitimit
Ce que, dans une perspective non reprsentationniste, nous appelons connaissance de
la ralit fera lobjet de la troisime partie de lexpos. Dans sa premire section, cette partie
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prsentera les lments gnraux de ltude scientifique non reprsentationniste de la cognition
et sintressera en dtail une thorie particulire : la thorie de lnaction.
Une approche reprsentationniste de la cognition doit mettre en scne, nous lavons vu,
les notions de monde pr-dtermin et de sujet pr-dfini. La critique de la notion de
reprsentation formule par la thorie nactive met en question cette hypothse bi-polaire
selon laquelle 1) le systme cognitif serait dfini indpendamment du monde quil connat, et
2) le contenu de la connaissance serait un monde dtermin indpendamment du systme
cognitif qui lapprhende. La conception non reprsentationniste quelle propose prend assise
sur les thories des systmes dynamiques. A lide dentits tenant lieu de sera substitue
celle dmergence de structure cognitive. A limage du dualisme pistmologique mettant en
face face un systme et un monde dtermins indpendamment lun de lautre sera substitu
un processus dynamique de couplage contextuel. Dans cette perspective, le monde connu et le
systme connaissant ne sont plus penss comme des objets pr-dfinis : ils sont co-constitus
par le processus de couplage partir dune dfinition minimale de ltre vivant, comme unit
autopoitique, et de la prsence dun environnement, comme source de perturbations. La
connaissance nest plus un tat jug laune dune norme gnrale, dsincarne, cest,
fondamentalement, un processus, un processus qui engage une forme de vie particulire, une
faon particulire dtre vivant.
Nous verrons dans la deuxime partie que la notion de processus nest pas exclusive
une approche non reprsentationnelle. Le cadre reprsentationniste autorise aussi, avec les
thories connexionnistes, la notion de processus. Mais celui-ci se greffe sur le schma dualiste
propre au cadre reprsentationniste dans lequel ces thories sont formules et il est mis au
service dune finalit dtermine ; il doit conduire la production dun tat dtermin qui
vaille comme reprsentation, reproduction dune forme donne comme lment de la ralit.
Le processus de connaissance est soumis la contrainte tlologique que constitue la
fabrication dun double de choses prexistantes. Le processus doit tre tel, pour tre processus
de connaissance, quil aboutisse la production dun objet qui vaille pour cette chose, qui en
soit un quivalent, une re-prsentation. La connaissance pense comme la ralisation dun tel
processus au sein du systme cognitif appelle un modle dexplication qui montre comment ce
processus est possible, tant donn la finalit qui lui est assigne ipso facto par le cadre
reprsentationniste. Lide de finalit, il faut le souligner, napparat pas ncessairement en tant
que telle : car lexistence des conditions du processus reprsentationniste, des deux premiers
moments de limage en trois temps, est projete rtrospectivement dans le domaine du dj-l
dans lequel se dploient les dterminations de la ralit. Mais elle se fait sentir nouveau
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lorsque la recherche dune explication du contenu de la connaissance interdit par elle-mme la
prise en considration de ce qui ressortit au caractre incarn et exprientiel, c'est--dire
contextuel du processus de connaissance.
Ceux qui dfendent lapproche nactive rejettent limage dEpinal qui prside ce
modle et selon laquelle un systme cognitif dtermin, pr-dfini, faisant face un ensemble
de choses tout aussi dtermines que lui, fabriquerait des re-prsentations de ces choses. Ou,
plus exactement, ils interrogent son sens: le problme vident quelle pose, est, selon eux,
quelle na de sens que pour un observateur du processus qui tablit une relation entre des
vnements quil reconnat : entre certains vnements attribus au systme, et dautres,
attribus lenvironnement. Ce que le modlisateur, qui est lobservateur virtuel, appelle alors
connaissance, en dsignant un processus dimitation ou les reprsentations que ce processus
est dit produire, na aucun rapport avec lexprience que nous avons de ce que nous appelons
connaissance. La correspondance postule par le modlisateur participe dune lecture
smantique qui est ncessairement celle dun observateur mais qui na pas de pertinence pour
le systme lui-mme : les reprsentations, en tant que doubles, en tant que reproductions, ne
sont pas oprationnelles pour le systme.
La thorie nactive dveloppe un modle de la constitution de significations qui rompt
avec lide selon laquelle la signification serait fonde par lexistence, indpendante du
systme, de dterminations constituant la ralit. Ce modle propose une conception
participative de la connaissance et de la ralit qui stend continment toutes les chelles
des phnomnes du vivant. Il met en jeu une conception de lmergence qui rapporte la notion
de connaissance la dynamique du systme cognitif et aux diffrentes modalits de couplage
dans lesquelles il est impliqu. Le systme est pens comme une organisation dynamique,
identifie lidentit du systme, ralise dans une structure physique. Le problme de la
lecture smantique, et auquel cette approche structurale entend rpondre, est quelle ignore la
co-dpendance entre la structure du systme et le domaine cognitif, la co-dpendance,
laccrochage intime entre la structure dun systme et le domaine des actes cognitifs, le monde
dinformation que cela spcifie au cours de son procs 6. Lorganisation du systme est
lensemble des relations qui le dfinit comme une unit et dtermine la dynamique
dinteractions et de transformations quil peut subir en tant quunit lorsquil est soumis une
source de perturbations. Les relations effectives qui existent entre les composants concrets du
6 F. Varela, Principles of biological autonomy, North Holland, New York, 1979, p.XV.
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systme constituent sa structure. Celle-ci spcifie le domaine dans lequel le systme peut
oprer, dans la mesure o elle conditionne la faon dont le systme peut supporter des
perturbations, c'est--dire dont lorganisation peut tre maintenue. Mais du point de vue du
systme, il ny a pas de sens faire une distinction ente perturbations internes ou externes. Il
ny en a pas non plus parler dinput ou doutput : le systme est perturb et subit des
transformations de sa structure qui compensent ces perturbations. Cest du point de vue dun
observateur qui considre lunit dynamique dans un contexte quil dcrit lui-mme comme
tant lenvironnement du systme, que lon peut faire ces distinctions. Lobservateur peut
tablir une relation entre ce quil attribue au systme et ce quil attribue lenvironnement il
confre la dynamique du systme une signification extrinsque qui dpend essentiellement
des distinctions quil est lui-mme capable de faire. Il se livre une lecture smantique nourrie
de ce qui a pour lui du sens.
Cet engagement en faveur dune cognition non reprsentationniste nest pas sans
consquence pistmologique : Lesprit de lpistmologie pouse ici, et assume par la
structure du livre, est que la connaissance, si elle est remplie de dtails, nest, toutefois,
accroche nulle part, en dehors de sa tradition, et ne conduit nulle part, si ce nest une
nouvelle interprtation lintrieur de cette tradition. (Varela et al., 1991, p. xvii) La thorie
nactive elle-mme ne peut videmment pas prtendre fonder sa valeur pistmique sur le
pouvoir reprsentationnel de la conception de la cognition quelle propose. La conception de la
cognition que la thorie de lnaction propose a pour effet rflexif de lui interdire la prtention
tre elle-mme une reprsentation, au sens de reprsentation de quelque chose de pr-
dtermin produit par un systme pr-dfini. Dans le mme temps, cest bien des modles
scientifiques quelle veut se confronter et cest en tant que thorie scientifique quelle veut
faire la preuve de sa pertinence. Y-a-t-il un cadre pistmologique qui permette de reconnatre
la valeur scientifique dune thorie qui ne reprsente pas et qui ne soit pas produite par un
systme connaissant dfini indpendamment du contenu pistmique de son discours ? La
seconde section de la troisime partie essaiera de montrer que lon peut concevoir la
connaissance scientifique autrement que comme une re-prsentation, en faisant, dans cette
optique, dune part, la distinction entre fait scientifique et ralit, et en introduisant, dautre
part, la notion douverture de nouvelles pratiques pour rendre compte de linscription, dans la
ralit signifie par le langage commun, dun pouvoir-faire dvelopp par lactivit
scientifique. Dans le cas prsent, la nouvelle pratique ouverte par la thorie de lnaction
constitue en elle-mme une thmatique qui parcourt les parties II et III de la dissertation : il
sagit de la neuro-phnomnologie. Avant den dire davantage ce sujet, je voudrais donc
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resituer la troisime partie dont il vient dtre question dans la chronologie de lensemble de
lexpos en prsentant les thmes de la deuxime partie.
La premire section de la deuxime partie sintressera aux deux grandes familles de
conceptions reprsentationnistes de la cognition : le cognitivisme et le connexionnisme. Il
sagira de mettre en vidence la forme gnrale de chacune dentre elles et de formuler les
critiques conceptuelles et empiriques qui leur sont adresses par ceux qui dfendent une
approche non reprsentationniste. Nous profiterons des acquis de la premire partie pour mettre
en question les concepts de connaissance et de ralit qui sont impliqus dans ces approches
reprsentationnistes et pour faire apparatre linsatisfaction pistmique que peut susciter le
dbat classique entre rductionnistes et liminativistes qui divisent les reprsentationnistes.
Cette insatisfaction est lorigine de la pratique neuro-phnomnologique. Nous verrons que
lalternative rductionnisme /liminativisme peut faire lobjet dune critique conceptuelle
attentive lusage du concept de connaissance en montrant que celui-ci est rtif aussi bien
llimination du vcu qu sa chosification. Cette critique saccompagnera dune analyse de
quelques exemples historiques de rduction ou dlimination de concepts scientifiques
montrant en quoi le concept dexprience rsiste ce type danalogie justificatrice.
Cette deuxime partie se poursuivra avec une seconde section visant montrer que la
distinction entre lecture smantique et lecture participative qui peut tre faite dans le cas des
thories de la cognition peut tre ritre en philosophie des sciences lorsque le phnomne qui
est apprhend est la connaissance scientifique et le processus qui est analys pour lexpliquer
est lactivit scientifique. Et l encore, dans une perspective reprsentationniste, la lecture
smantique prend la forme dune lecture causale, explicative, qui exclut la pertinence dune
lecture participative. La recherche dune explication de la connaissance qui motive la
philosophie des sciences invoquent les mmes ides de donnes pr-dtermines et de systme
connaissant pr-dfini et exclut la prise en compte du contexte et de lexprience de la
connaissance. La recherche la plus pousse dune explication de la connaissance sest incarne
dans la tentative par Carnap de construire une Logique de la science. Lesprit positiviste qui
animait la recherche dune Logique de la science peut sembler en rupture avec lesprit raliste
du cognitivisme mais on retrouve nanmoins dans les deux cas des convictions
fondamentales comparables : dune part, la notion dinformation, de donnes extrieures ou
antrieures au processus de connaissance, et dautre part, un systme dfini par des rgles de la
production de connaissance langage de la pense, langage de la science (formation des
noncs et relations dinfrence).
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Le tournant historique en pistmologie, dont une des figures principale est sans doute
luvre de Kuhn, a mis en cause la notion de rgles mthodologiques et de donnes
indpendantes de leur contexte thorique et pratique dacquisition. Il a coup court au projet de
produire une science de la science, une Logique de la science, poursuivi par lempirisme
logique sous la supposition que la reprsentation scientifique pouvait tre dcrite et explique
par la seule force de la logique et luniversalit dun langage dobservation. En inscrivant la
production de la connaissance scientifique dans la pratique dune communaut spcialise, il a
branl limage de la connaissance de la ralit comme simple dcouverte dun monde
prdtermin et a sembl vouloir substituer lide de reprsentation comme imitation, comme
reproduction, un processus de constitution historique. Est-ce une ide de la connaissance
scientifique qui lgitimerait, pistmologiquement, la thorie non reprsentationniste quest la
thorie nactive ? Il suffit pour en douter de remarquer que la prise en considration de la
dimension historique de la connaissance na, de fait, pas empch la formulation de
conceptions ralistes dfendant lide de la connaissance comme production de reprsentations
dune ralit pr-structure par un systme connaissant prdfini.
Est-ce que le tournant historique en dnonant le projet dune Logique, dune explication
de la science, exemplifie, au contraire, le fait que la prise en compte de lincarnation et de la
contextualit du phnomne de connaissance interdit ltude scientifique, explicative, de ce
phnomne ? Et cet exemple justifierait, dune certaine faon, la dmarche liminativiste des
sciences de la cognition laquelle soppose lapproche nactive ? Je pense que cette
conclusion, qui contredirait la revendication de scientificit de lapproche nactive, est
doublement errone : dune part, si elle justifiait que lviction du vcu soit une condition
ncessaire de la scientificit, elle ne lgitimerait pas pour autant la pertinence dun modle de
limitation pour rendre compte de ce que nous appelons connatre. Dautre part, elle na de
sens qunonce dans un cadre reprsentationniste qui nest justement pas celui dans lequel est
dveloppe la thorie de lnaction.
La thorie nactive est incompatible avec lide dun sujet de la connaissance pr-dfini
si la science devait tre produite par un sujet pr-dfini et autonome, la thorie nactive ne
serait pas scientifique. Mais nous verrons, toujours dans la deuxime section de la deuxime
partie, que la critique wittgensteinienne de la distinction entre intriorit et extriorit, o
lintriorit est pense comme le lieu de proprits mentales connues en secret par un sujet
isol du monde et lexpression en 1ire personne comme le rcit dune connaissance prive, peut
tre tourne vers la distinction entre lintrieur et lextrieur de la communaut lorsquelle est
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comprise comme le lieu dun accs, en quelque sorte rserv, la connaissance de la ralit, et
la source de diffusion, non-ncessaire en principe, de cette connaissance.
Il apparatra alors que malgr les apparences, lpistmologie de type Kuhnienne, bien
quelle se prsente comme une pense de la constitution et non de la reprsentation, reste
prisonnire du cadre reprsentationniste avec lide dun sujet de la connaissance pr-dfini, la
communaut scientifique autonome, et de ce fait faussement historique. Ce qui permet le
dveloppement de discours ralistes, au sens traditionnel. La critique kuhnienne a, en effet,
prserv lide dun sujet de la connaissance transhistorique dont lexistence se traduit par la
possibilit dcrire une histoire dite interne de lactivit de connaissance scientifique : lhistoire
de lactivit dun sujet de la science, la communaut des praticiens. La dfinition de la
communaut scientifique comme sujet de la science, rendue possible par laffirmation dun
isolement, dune frontire prexistant au processus de connaissance, permet de penser encore
un modle gnral du droulement travers lhistoire du processus scientifique. Le sujet de la
connaissance chappe lhistoire de son poque, ses intrts, ses transformations
structurelles, ainsi donc que la connaissance de la ralit laquelle il accde de faon dite
autonome.
Lpistmologie qui est requise, doit permettre de penser non seulement la constitution
de lobjet de la connaissance, mais aussi la constitution et lhistoricit du sujet de la
connaissance. Cest la formulation dune telle pistmologie permettant de lgitimer
pleinement la scientificit de lapproche nactive, en tant quelle nest pas reprsentationniste,
que sera consacre la deuxime section de la troisime partie. Cest une pistmologie qui ne repose
pas sur un schma reprsentationniste, c'est--dire sur un dualisme pistmologique o le sujet
et lobjet de la connaissance sont penss comme les ples prdfinis dune relation extrinsque
dite de reprsentation. Il est en effet possible de concevoir la science comme une activit
conduisant ni la dcouverte, ni lcriture de la ralit, mais la formulation de nouveaux
pouvoir-faire, la proposition de nouvelles pratiques, dont il dpend de lintrt que le collectif
leur reconnat quelle constituent un moment dans lmergence de nouvelles ralits. Par
rapport lempirisme logique, le tournant historique de lpistmologie ralisait un
mouvement critique qui fait entrer, dune certaine faon, la pratique constitutive dobjectivits
et lhistoire dans la production de connaissance scientifique. Mais les notions dautonomie de
la communaut scientifique et de dfinition trans-historique des critres du jugement
scientifique, destines prserver la rationalit scientifique, viennent isoler les pratiques ;
elles nous empchent de penser les alliances extra-scientifiques qui sont impliques dans
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lincorporation de nouvelles pratiques dans la forme de vie collective et donc la relle
historicit du sujet de la connaissance de la ralit.
La neuro-phnomnologie est un prtendant cette fonction pistmologique de
nouvelle pratique. Le contenu de cette pratique se rattache au dbat entre connexionnistes et
cognitivistes expos dans la premire section de la deuxime partie de deux faons diffrentes.
Dune part, en ce quelle incarne une faon originale de penser lexprience en premire
personne qui nous fait sortir de lalternative limination/ rification telle quelle peut tre
dbattue dans le cadre reprsentationniste. La motivation principale qui porte le dveloppement
de la discipline neuro-phnomnologique est de dfendre la ncessit de prendre en compte
lexprience vcue dans la conception scientifique de la connaissance. Lexprience vcue ne
peut pas tre tenue en marge dun discours, ft-il scientifique, qui prtend porter sur la
connaissance : pas dlimination. Mais pour tre prise en compte en tant que telle, la dimension
indexicale du tmoignage dexprience doit tre prserve : pas de rduction. La pratique
neuro-phnomnologique propose alors une articulation du discours exprientiel, en premire
personne, et du discours scientifique, en troisime personne. Le mental ne sera pas considr
comme une chose ou un ensemble dentits dtermines formant un monde intrieur dont
laccs serait essentiellement priv. Mais le vcu nest pas rien ; lexprience est la source
marquante de toute forme de connaissance. Et cest dans lexprience mme que peut tre
engendre une circulation co-constituante entre le discours en premire personne dcrivant le
vcu phnomnologique et le discours en troisime personne dcrivant lobservation neuronale
dun vnement cognitif.
La deuxime faon selon laquelle la pratique neuro-phnomnologique se rattache la
premire section de la deuxime partie est lie la critique conceptuelle qui y est formule
et plus prcisment la distinction entre cognition et connaissance et la question
corrlative de la relation entre science cognitive et philosophie des sciences. Dans un cadre
reprsentationniste, la connaissance sexplique, elle sexplique au moyen de la modlisation
des processus cognitifs. Cette conception de la connaissance conduit directement la notion
dpistmologie naturalise. Par opposition cette confusion entre cognition et
connaissance, la pratique neuro-phnomnologique met en vidence une distinction
philosophique, grammaticale entre ces deux concepts qui fait rsonner la distinction entre
fait scientifique et objet de ralit : cognition est un concept scientifique, et ce titre la
cognition relve dune explication. Connaissance est un concept ordinaire, dont lusage
relve dune pratique langagire de la justification. Le problme du naturalisme, qui prtend
attribuer la connaissance scientifique la fonction dune base de toute forme de
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connaissance, est doublier ou de passer sous silence le geste pistmologique que constitue
cette attribution elle-mme ; doublier que si la science explique, la valeur pistmique de
cette explication relve dune justification. Ce nest pas parce quelle explique que la
connaissance scientifique peut induire la connaissance de nouvelles ralits mais parce qu
un moment cette explication peut justifier de lintrt quelle reprsente, lintrt du
pouvoir-faire quelle propose.
Lidal naturaliste est lisible aussi bien en science cognitive quen philosophie des
sciences et je voudrais montrer, au sens simplement de faire voir, une sorte de parallle entre
trois moments importants de lhistoire de chacune de ces disciplines. Le parallle porte non
seulement sur certains traits spcifiques de chacune de ces tapes mais aussi sur les critiques
qui sont formules au moment du passage de lune la suivante. En science cognitive, les trois
tapes sont le cognitivisme, le connexionnisme, lnaction. En philosophie des sciences, les
deux premires sont lempirisme logique, lpistmologie kuhnienne. La troisime, qui rpond
la posture non reprsentationniste de la conception nactive et qui revendique une vritable
historicit du processus de co-constitution de lobjet et du sujet de la connaissance, est une
pistmologie base sur les notions dalliances plurielles, de couplages interactifs, et
douverture de pratiques diverses qui situent la connaissance scientifique au sein dun rseau
volutif dacteurs impliqus divers titres dans lorganisation de la vie collective.
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I. LETHIQUE DE LA CONNAISSANCE
Au commencement tait la parole, et la parole tait auprs de Dieu et la parole tait Dieu.
Elle tait au commencement auprs de Dieu.
Tout existe par elle, et rien sans elle nexisterait de ce qui existe7.
Ethique et rationalit
Il est dusage, me semble-t-il, dans les travaux de philosophie des sciences, de situer,
lorsque lon pense que quelque chose doit tre dit ce sujet, les considrations de nature
thique dans un chapitre final, voire une conclusion. Et cela mme lorsquil est dit ce moment
l que lengagement thique prcde la dmonstration rationnelle et quil est vain dessayer de
justifier celui-ci par celle-l : [P]ar rapport aux fonctionnements dune connaissance
objective et rationnelle, lthique ne peut venir dailleurs. [L]thique de toute socit
apparat toujours comme dj l avant que le rflexion philosophique ne sen empare ; elle
nest jamais le rsultat conscient et planifi dune telle rflexion qui na jamais pu sincarner
dans quelque socit que ce soit. [] Elle est l, instituant ses propres valeurs que la
connaissance rationnelle, philosophique ou mythique, peut prendre en compte mais quelle ne
peut pas fonder.8 Je ne crois pas, quen affirmant cela, Henri Atlan veuille dire que la
rationalit elle-mme, en tant que forme dargumentation, serait en quelque sorte pervertie par
lthique, mais que ce au service de quoi est engage largumentation rationnelle est motiv par
une position particulire, une prfrence thique. Il faut ici comprendre thique au sens dune
attribution de valeur : largumentation rationnelle que nous dveloppons en faveur de telle ide
ou de tel projet dpend des valeurs qui nous ont conduit choisir, de faon plus ou moins
lucide, cette ide ou ce projet. Cest une acception que lon pourrait qualifier de neutre, par
contraste avec une autre, que jenvisagerai plus loin, plus affirmative, plus intentionnelle,
servant dsigner un engagement en faveur dune certaine forme de comportement, une
certaine attitude, incarnant une certaine faon de valoriser notre rapport au monde. Dans son
usage neutre la notion dthique contient dj lide dune pluralit de possibles, dune
contingence de la position, dune alternative concevable, et lide dalternative contredit celle
7 F. Qur, Tentative de traduction de lEvangile selon Saint Jean, Descle de Brower, 8 H. Atlan, A tort et raison, Intercritique du mythe et de la science, Seuil, Paris, 1986, pp.300-301.
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de ncessit qui parat essentielle la notion de scientificit. Le choix scientifique exclut
lalternative parce quil repose sur des arguments rationnels : on ne choisit pas les phnomnes
tudier, on ne choisit pas les modles qui les reprsentent, cest la nature ou/et le dispositif
exprimental qui imposent les phnomnes et ce sont les exigences et les procdures
scientifiques qui imposent le modle. Comment dans ces conditions, introduire une dimension
thique en prtendant prserver la rationalit ? Comment un modle peut-il bnficier dune
lgitimit scientifique et relever dune prfrence thique, comment peut-on prtendre produire
une connaissance des phnomnes si ce sur quoi porte notre tude participe dune vise
thique ?
En premier lieu, le fondement thique du choix nexclut pas la justification rationnelle
de ce choix un choix thique nest pas, ou nest pas ncessairement, un choix irrationnel.
Mais dire quil est rationnel ne signifie pas quil est fond par des considrations rationnelles,
cela signifie quil est justifiable par une argumentation rationnelle. Largumentation rationnelle
dpend des valeurs qui nous ont conduit faire le choix en faveur duquel nous argumentons :
dpend cela veut dire que les arguments que nous produisons et que nous articulons ne sont
pas en eux-mmes rationnels, au sens o ils seraient indpendants de ou logiquement antrieurs
la conclusion de largumentation. Il faut donc distinguer dans largumentation rationnelle la
forme de largumentation et les arguments qui sont avancs ; la rationalit de largumentation
en faveur dun choix tient, elle, larticulation des arguments. Dire que largumentation
rationnelle dpend des valeurs du choix en faveur duquel elle est produite signifie donc que le
choix nest pas dtermin par les arguments qui simposeraient deux-mmes dans
largumentation, mais quau contraire, les arguments qui sont produits pour conduire
largumentation sont au service dun choix, que largumentation ne peut que justifier mais pas
fonder. Le choix lui-mme est thique justement partir du moment o il na pas de
fondement, pas dexplication, il est une prfrence porte par un systme de valeurs.
Mais, en second lieu, comment la notion de prfrence peut-elle trouver place dans la
dmarche scientifique, lorsque le choix en question est un modle dun phnomne et que lun
et lautre sont offerts au jugement inter-subjectif. Choisit-on le phnomne que lon veut
tudier, choisit-on le modle que lon va utiliser sur une base thique, est-ce seulement une
question de prfrence ? Une manire relativement simple de concilier thique et rationalit est
de se souvenir que tout ou une trs grande part du talent de la science exprimentale rside
dans une valuation du ngligeable. Le plus grand laboratoire que nous possdons ne pourrait
contenir la plus infime part de la nature cest une impossibilit qui est logique bien plus
quempirique : la nature na pas de part, rien dans la nature na de limite qui forme un lieu
28
-
clos, entirement autonome et insensible ce qui se trouverait en dehors delle ; et a contrario
le laboratoire est un lieu satur de limites et de limitations : lespace disponible, le temps,
comme dure finie dune tude, et comme lieu temporel dtermin, les instruments techniques
ou thoriques La nature ne rentre pas dans le laboratoire, cest le laboratoire qui tente daller
jusqu elle, daller vers elle, vers lexprience ordinaire du monde, toujours ouverte sur un
avant, un aprs, un ct, mais il doit, pour en faire son objet, lisoler, la draciner, la
circonscrire par la slection de certains paramtres, de certaines variables. Autrement dit, la
science ntudie pas un phnomne naturel tel quil est, tel que nous en faisons lexprience,
elle tudie un phnomne de laboratoire qui est cens le reproduire mais pour passer de la
nature au laboratoire, il faut rduire la complexit naturelle, il faut ngliger. Lenvers de la
ngligence est la valorisation, mais celle-ci ne se voit pas, ne se reconnat pas au laboratoire car
il ny a rien sur fond de quoi elle pourrait apparatre, se signaler en tant que telle. Le
phnomne qui est tudi, auquel est confront le modle, est un phnomne part entire, il
ne lui manque rien. Et le modle qui est alors utilis pour dcrire ce phnomne est soumis
lpreuve exprimentale et aux critres normatifs qui rgissent cette preuve. Que le
phnomne tudi, le phnomne modlis, implique une valorisation, ainsi donc que le
modle utilis, apparat lorsque diffrents modles sont en concurrence pour reprsenter
diffrents phnomnes correspondant un mme vnement naturel, une mme exprience
ordinaire. Un des exemples les plus saillants dune telle situation se rencontre dans ltude de
la cognition.
La valeur dun modle
Nous rencontrerons tout au long de ce travail trois grands type de modlisation de la
cognition : symbolique, connexionniste (ou sub-symbolique), dynamique. La prennit de la
coexistence de ces approches tient trs certainement au fait quelles ne cherchent pas
modliser la mme chose. Toutes trois ont pour objet bien sr la cognition ; mais elles
divergent sur la nature du ou plutt de lensemble de phnomnes qui mritent dtre tenus
pour reprsentatifs de la cognition et il est de ce fait difficile, pour ne pas dire impossible,
dimaginer une exprience, ne serait-ce que de pense, qui puisse servir les dpartager. La
cognition est-elle essentiellement la capacit que nous avons de conduire des calculs, de suivre
des rgles, ou est-elle la capacit dapprendre et daccumuler les connaissances, est-elle propre
lhomme, est-elle lie au langage, doit-elle tre considre comme une aptitude purement
intellectuelle ou faut-il intgrer dans lide de la cognition des aptitudes sensori-motrices ? De
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la rponse ces questions et bien dautres dpendent lintrt que prsente un modle et les
critiques que suscitent les autres. Aucun dentre eux nest irrationnel, absurde, ni mme sans
intrt. Nul ne nie que nous avons la capacit de calculer, de suivre des rgles, dapprendre
toute notre vie ou que les capacits sensori-motrices que nous avons puissent tre lies nos
capacits cognitives. Le choix est li ce qui nous apparat comme essentiel et ce que nous
attendons dun modle et, jy reviendrai, ce qui nous apparat comme essentiel et ce que nous
attendons dun modle ne sont pas des choses indpendantes lune de lautre. La valorisation
apparat dans le placement de lessentiel ici ou l. Pour lapproche symbolique, les capacits
sensori-motrices sont un phnomne secondaire qui relve dun problme technique qui devrait
se rsoudre avec le temps et le perfectionnement de la modlisation. Pour lapproche
dynamique, les capacits sensori-motrices sont impliques de faon essentielle, de faon
constitutive, dans les processus cognitifs et doivent tre prises en considration par le modle
ds le premier moment, et pour cela, celui-ci doit tre en mesure de prendre en considration la
dimension temporelle de la cognition compltement nglige par lapproche symbolique.
La critique lie la temporalit avait dj t formule par lapproche connexionniste
relativement au traitement squentiel auquel est contrainte la modlisation symbolique. Etait,
en outre, li cette critique le fait que la modlisation symbolique distingue le programme de
calcul, la fonction, et sa ralisation physique, et se dsintresse des conditions matrielles, de
la nature de la structure qui ralise le traitement cognitif, tandis que lapproche connexionniste
tient pour important de tenter de rendre compte, mme trs approximativement, du contexte
neuronal de ce traitement. Le traitement parallle effectu par un rseau de neurones formels
tente de pallier ces deux ngligences. Il tente aussi, contrairement au prcdent, de rendre
compte des procdures dapprentissages et des capacits de prservation voire de restauration
cognitives que peuvent exhiber les systmes cognitifs vivants suite des lsions locales.
Toutes ces critiques adresses par le connexionnisme au paradigme symbolique, les approches
dynamiques, et la thorie de lnaction, laquelle je vais mintresser plus particulirement, les
partagent. Mais les rponses apportes par lapproche connexionnistes sont nanmoins, du
point de vue de lnaction, encore profondment insatisfaisantes. En explicitant les raisons de
cette insatisfaction, nous verrons en quoi la valorisation qui prside la dfinition dun
phnomne peut tre lie la rponse gnralement implicite la question de savoir ce que
nous attendons dun modle.
La question de savoir ce que nous attendons dun modle peut, je crois, paratre
compltement saugrenue, parce que la rponse semble par trop vidente. Un modle doit
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rendre compte du phnomne que nous dsirons tudier, quand bien mme lide de ce en quoi
consiste ce phnomne serait sous la dpendance dune valorisation. Nous nous en tenons l,
sans doute parce que le paradigme de la dmarche scientifique est la science physique et quen
science physique le phnomne est ce qui est l devant, offert au regard de chacun pour peu
quil ait le savoir permettant de le discerner. Le phnomne de la cognition serait donc l lui
aussi, l devant. Dans lidal, la situation serait proche de celle-ci: un systme cognitif
apprhende le monde qui lui fait face ; devant les yeux du modlisateur, le systme cognitif
exhibe un processus de cognition, que ce soit en termes dapplication de rgles sur des
symboles, de traitement connexionnistes de stimuli formels, voire de performance sensori-
motrice ; l devant, le phnomne tient dans la rencontre entre un monde que le modlisateur
connat bien, et un systme dont la modlisation doit tre telle que la rencontre en question
puisse tre un acte de cognition, c'est--dire que ce systme, tel quil est, soit capable de
connatre ce monde, tel quil est.
Ce schma, disons pistmique, du travail de modlisation est vident et parat
incontournable ; mais cest prcisment cette vidence que les promoteurs de la thorie
nactive mettent en question et rejettent. Modliser un systme capable de produire des tats et
des enchanements dtats dont le modlisateur jugera quils valent pour des situations et des
enchanements de situations, quil reconnat lui-mme comme tant des proprits du monde
dans lequel il est plong, cest modliser un systme capable dimiter le monde que connat le
modlisateur, relativement aux critres pralablement dfinis de ce qui vaut pour. Ce schma
pistmique tenu pour incontournable suppose que la cognition est le rsultat dune rencontre
en quelque sorte russie, la rsolution dun problme dtermin ; cest la production, par un
systme dtermin, de ce qui peut tre considr, par le modlisateur, comme la reprsentation
dobjets et denchanement dobjets constituant le monde, et dtermins eux aussi de faon
compltement indpendantes des caractristiques du systme cognitif. Cette image de ce en
quoi consiste la cognition, et qui conduit la recherche de modles cognitifs capable dimiter,
de reprsenter quelque chose dont les dterminations sont spcifies par le modlisateur, est
un prsuppos fondamental de la rflexion sur la cognition dveloppe par les approches
symboliques qui a t prserv par la critique provenant des approches connexionnistes.
Evoquant le contexte des annes 80 qui ont vu lirruption sur la scne cognitiviste de la critique
connexionniste, Lassgue et Visetti9 peuvent en effet crire :
9 J. Lassgue & Y.M. Visetti, Que reste-t-il de la reprsentation ?, Intellectica, 35, 2002/2, p.15.
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Le dbat fait rage, mais reste interne au reprsentationnalisme, quaucun des
protagonistes en vue ne souhaite menacer. Le concept de reprsentation sadapte donc, et sans
que quiconque, in fine, ny trouve plus de contradiction, se voit considr dans les faits comme
compatible avec, la fois : les approches dveloppementales, une plus grande contextualit
(tche, histoire, situation, architecture), une certaine pluralit de formats (images vs symboles),
un tagement de niveaux (microscopiques vs macroscopiques) qui dstabilise pourtant
lontologie mentale du fonctionnalisme, diverses formes dmergentisme (problmatique de
lancrage du symbolique dans la perception), ect.
Cest cette image de la cognition comme reprsentation, comme reproduction dun
monde pr-dtermin par un systme pr-dfini, commune aux approches symboliques et
connexionnistes, que dnoncent les promoteurs de la thorie nactive : Pour le cognitivisme
comme pour le connexionnisme actuel, le critre dvaluation de la cognition est toujours la
reprsentation adquate dun monde extrieur prdtermin. () Cependant, notre activit
cognitive quotidienne rvle que cette image est par trop incomplte (Varela, 1989, p.91)
Ceux-ci sinscrivent dans le prolongement des rflexions critiques sur la modlisation de
lintelligence vivante nourries de phnomnologie et dhermneutique : notamment, la critique
formule par Dreyfus10, selon laquelle ltre-au-monde est avant tout corps, perception et
action, attitude et projet, situation et contexte, et non catgorisation par type et infrences
logiques , et surtout les analyses de T.Winograd et F. Flores sur les capacits cognitives des
systmes technologiques, lesquels affirment que :
A chaque fois que nous traitons une situation comme dj disponible, en lanalysant en termes dobjets et de leurs proprits, nous crons une ccit. Notre vue est limite ce qui peut
tre exprim dans les termes que nous avons adopts Le programmateur agit lintrieur
dun contexte de langage, de culture et de connaissance, aussi bien commune que personnelle.
Le programme est pour toujours limit fonctionner lintrieur du monde dtermin par
larticulation explicite, propre au programmateur, des objets possibles, leur proprits, les
relations entre eux. Il incarne, ainsi, la ccit qui va avec cette articulation11.
Cognition inventive
10 H.L.Dreyfus, What computers cant do; The limits of Artificial Intelligence, Harper & Row, New-
York, 1972. 11 T.Winograd et F.Flores, Understanding computers and cognition, Addison-Wesley Publishing
Company, 1993, p.97.
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Si maintenant, dans une perspective qui nest plus celle de lobservateur omniscient,
mais qui senracine dans une sensibilit phnomnologique ce quest la situation vcue dun
tre cognitif, et aspire une description hermneutique de cette situation, nous revenons la
question de savoir ce que nous attendons dun modle de la cognition, la rponse ne peut plus
tre celle qui semblait tout lheure vidente et incontournable. Il ne sagit plus dexpliquer
comment le monde que nous connaissons peut tre reprsent par un systme qui, sous les
yeux du programmeur, entrerait en relation avec les objets de ce monde, le monde du
programmeur : il sagit de comprendre comment le monde du programmeur est devenu le
monde du programmeur, comment, de manire plus gnrale, un tre vivant qui est corps,
perception et action, attitude et projet, situation et contexte en arrive tre un tre
connaissant des choses, un tre habitant un monde. Nous nattendons pas, dans cette
perspective l, dune science de la cognition quelle nous indique comment concevoir une
machine capable de suivre les rgles que nous lui imposons et de traiter les informations que
nous lui soumettons, ni mme une machine qui soit capable dapprendre et de reconnatre
certains traits du monde que nous connaissons dune faon que nous pourrions, avec un peu, ou
beaucoup, de bonne volont trouver ressemblante la ntre, en utilisant pour cela des lments
de calcul associs ensemble de telle faon quils forment un rseau que nous pourrions trouver
ressemblant un rseau de neurones. Il y a bien des domaines dans lesquels des systmes
experts peuvent tre labors de manire fructueuse, comme la reconnaissance vocale, la
manipulation dexpressions algbriques, lanalyse de spectrogrammes chimiques, la
reconnaissance danomalies dans un lectrocardiogramme ces systmes ne sont pas pour
autant des systmes cognitifs, des machines intelligentes au sens o nous sommes des tres
intelligents : Lessence de lintelligence est dagir de faon approprie quand il ny a pas de
simple pr-dfinition du problme ou de lespace des tats dans lequel chercher une solution.
(Winograd &Flores, 1993, p. 98)
Ce que nous attendons dun modle de la cognition nest donc pas, dans la perspective
qui est celle de la thorie nactive, dtre un systme capable de reprsenter, dimiter, de
reproduire, de manire statique, discontinue, et dsintresse, un monde fig, le monde qui est
dj le ntre, qui est dj constitu, objectiv, catgoris, mais de nous montrer le moment, ou
plutt, le processus ininterrompu de constitution, dobjectivation, de catgorisation qui donne
naissance un monde, qui fait de nous des tres habitant le monde que nous connaissons.
Laveuglement qui, selon Winograd & Flores, choit au systme technologique nest pas li
une lacune au niveau de la programmation, qui pourrait tre comble ultrieurement, un
dfaut rparable dans le futur ; il est li de faon essentielle la programmation, au fait que le
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programmeur ne peut programmer que des connaissances explicites, tandis que lintelligence
vivante se nourrit en permanence de connaissances qui restent implicites, non verbalises, qui
constituent ce que nous appelons le sens commun et sont la source de linventivit avec
laquelle contraste laveuglement technologique : Nous accusons les gens de manquer de sens
commun prcisment quand une certaine reprsentation de la situation les a rendu aveugles
un espace dactions potentiellement pertinentes. Une thorie de la cognition qui veut
comprendre, dans le double sens de comprhension et dinclusion, linventivit doit tre
ouverte la dimension exprientielle par laquelle continment sexprime, et tout la fois, se
constitue le sens commun, elle doit intgrer cette dimension exprientielle dans lide de la
cognition