Download - Linguistique Du Texte
-
Linguistique du texte: les rapports Grammaire Texte
en russe moderne
Irina Kor Chahine
To cite this version:
Irina Kor Chahine. Linguistique du texte: les rapports Grammaire Texte en russe moderne.Linguistics. Universite de Provence - Aix-Marseille I, 2009.
HAL Id: tel-00452551
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00452551
Submitted on 2 Feb 2010
HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.
Larchive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinee au depot et a la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publies ou non,emanant des etablissements denseignement et derecherche francais ou etrangers, des laboratoirespublics ou prives.
https://hal.archives-ouvertes.frhttps://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00452551 -
UNIVERSIT DE PROVENCE, AIX-MARSEILLE I UFR ERLAOS
EA 852 quipe sur les Cultures et Humanits Anciennes et Nouvelles Germaniques Et Slaves de lUniversit Aix-Marseille I
29 avenue Robert Schuman, 13621 Aix-en-Provence Cedex 01
Linguistique du texte : Les rapports Grammaire Texte
en russe moderne
Irina KOR CHAHINE
TRAVAIL INDIT PRSENT POUR LOBTENTION DE LHABILITATION DIRIGER DES RECHERCHES
anne universitaire 2008/2009
-
- 2 -
PRFACE
Ce travail indit que je veux prsenter pour une habilitation diriger des recherches est
une rflexion sur les rapports quentretient la grammaire avec le texte. Par le pass, jai eu
loccasion daborder divers points grammaticaux dans diffrents domaines linguistiques
comme la lexicologie, la morphosyntaxe, la syntaxe et la smantique (voir le rapport de
synthse). Le prsent travail permet de sortir du cadre de la grammaire pure et dexplorer
un domaine nouveau.
Le prsent travail a deux objectifs principaux scientifique et pdagogique. Lobjectif
scientifique du travail consiste dans la reconsidration des faits linguistiques du point de
vue textuel la recherche des caractristiques indites. Pour cela, nous nous appuierons sur
les travaux des thoriciens du texte, parus principalement dans des pays francophones et
qui restent pour le moment inconnus en Russie. Lapproche de la linguistique du texte a
bien volu depuis les annes 1970, et nous comptons mettre en pratique ses nouveaux
outils pour ltude des textes russes.
Lobjectif pdagogique du travail consiste, lui, dans une nouvelle approche dans
lanalyse linguistique du texte. Le cadre thorique adopt permet daborder lanalyse du
texte sur une base thorique solide. Dautre part, une analyse textuelle peut facilement tre
largie celle des genres de discours et tablir ainsi des connexions avec les domaines
annexes ayant aussi pour objet le texte.
-
- 3 -
Ce travail constitue le fruit de rflexions des cinq dernires annes. Il a subi de
multiples remaniements et amliorations. Cest pourquoi je voudrais remercier ici mes
anciens professeurs, collgues et amis Mme Marguerite Guiraud-Weber, M. Robert Roudet
et M. Rgis Gayraud pour leurs prcieux conseils et pour leurs encouragements dans la
poursuite de mon travail. Des remerciements particuliers vont Ekaterina V. Rakhilina et
Vladimir A. Plungian : nos conversations ont permis de rviser certaines parties du prsent
ouvrage. Je voudrais aussi remercier tous ceux qui dune manire ou dune autre ont
contribu lamliorer mes collgues linguistes avec qui jai pu avoir des discussions
enrichissantes lors de divers colloques, et mes tudiants des Universits Blaise Pascal et de
Provence, qui ont suivi et continuent suivre mes cours.
SIGLES UTILISS
verbe PF : verbe perfectif
verbe IPF : verbe imperfectif
P1, P2 : premire personne, etc.
P1sg, P2sg : premire personne du singulier, etc.
P1pl, P2pl : premire personne du pluriel, etc.
Sn, Sd, Se, Sa squence narrative, descriptive, explicative, argumentative
Pn1, Pn2, etc. phase narrative 1, phase narrative 2, etc.
-
SOMMAIRE
PRFACE ....................................................................................................................... 2
SOMMAIRE .................................................................................................................... 4
INTRODUCTION ............................................................................................................. 5
1. Aperu historique de la linguistique du texte ...................................................... 5
2. La linguistique du texte et la didactique .............................................................. 7
CHAPITRE 1. PARTICULARITS DUNE ANALYSE LINGUISTIQUE DU TEXTE .................. 11
1. Du discours au texte et inversement .................................................................. 11
2. La prsence du narrateur .................................................................................. 16
CHAPITRE 2. LA NARRATION ...................................................................................... 26
1. Quest-ce quune narration ? ............................................................................ 26
2. Schma narratif .................................................................................................. 29
3. La narration et les genres de discours............................................................... 32
CHAPITRE 3. LA DESCRIPTION .................................................................................... 96
1. Quest-ce quune description ? .......................................................................... 96
2. Schma descriptif ............................................................................................... 97
3. La description et les genres de discours .......................................................... 100
CHAPITRE 4. LARGUMENTATION............................................................................. 114
1. Quest-ce quune argumentation ? .................................................................. 114
2. Schma argumentatif ....................................................................................... 117
3. Constructions argumentatives ......................................................................... 123
4. Largumentation et le texte scientifique ........................................................... 143
CONCLUSION ............................................................................................................. 162
ANNEXE DES TEXTES ................................................................................................. 168
INDEX DES AUTEURS ................................................................................................. 178
BIBLIOGRAPHIE ......................................................................................................... 180
TABLE DES MATIRES ............................................................................................... 188
-
INTRODUCTION
1. APERU HISTORIQUE DE LA LINGUISTIQUE DU TEXTE
Depuis fort longtemps, ltude du texte a t indissociable de la rhtorique, en
commenant par la rhtorique antique, et le texte tait considr comme un terrain
exclusivement littraire. Ce nest quau milieu du XXe sicle, aprs llaboration des
thories smantiques et des recherches sur lnonciation et la pragmatique, que le texte
devient lobjet dtudes linguistiques part entire. Ainsi, compare dautres recherches
linguistiques, ltude du texte reprsente un domaine dinvestigations trs rcent.
Tout commence, semble-t-il, par la recherche des rgles pouvant rendre compte des
comptences textuelles des locuteurs natifs. Cette dmarche a donn naissance ce quon
appelait dans les annes 60-70 la grammaire du texte (T.A. van Dijk, W. Kummer, R.
Harweg, J.S. Petfi, voir Carter-Thomas 2000). En prenant appui sur la grammaire
gnrative de N. Chomsky, les adeptes de cette approche tchaient dexpliquer la
comptence textuelle des locuteurs natifs laide de rgles bien dfinies afin de prvoir les
intentions des locuteurs quant la construction du texte. Cette approche sest vite avre
inefficace du fait que le texte ne pouvait pas tre abord avec les mmes outils que la
phrase, et par consquent, il ne pouvait pas se soumettre aux
rgles de bonne formation qui sappliqueraient en toutes circonstances et dont les violations,
comme cest le cas en syntaxe de phrases, feraient lunanimit. (Charolles 1988 : 52).
Paralllement, en France, un autre courant prend forme et fait de lnonciation un objet
de recherche part entire (D. Maingueneau, A. Culioli, C. Kerbrat-Orecchioni, R. Vion).
Ce courant linguistique sappuiera, dune part, sur les travaux de M. Bakhtine et, de
lautre, sur les travaux de R. Jakobson et E. Benveniste. En sintressant au discours (et
-
INTRODUCTION
- 6 -
notamment son insertion dans un contexte de communication particulier, comme celui du
discours politique), les recherches sur lnonciation se rvlent dune importance majeure
pour ltude du texte de sorte que les frontires entre le discours et le texte deviennent
parfois trs floues.
Le dveloppement de la psychologie cognitive dans les annes 70-80 fait merger
plusieurs thories partielles du texte pour une analyse automatique des rcits (Rumelhart,
Abelson, Schank, Lehnert, Dyer, voir Rastier 1989). Les premires thories restent peu
systmatiques et ont peu de rapport avec les proccupations linguistiques. Mais dans les
annes 1990, avec lapplication linguistique de la thorie des prototypes, des linguistes
cognitivistes ont dcouvert dans le texte une nouvelle matire pour lexploration des
capacits cognitives de lhomme. Ainsi, Jean-Michel Adam (2008) propose de thoriser
lorganisation textuelle en faisant appel la notion de squence.
Il convient de dire que lide de lorganisation squentielle dun texte vient dun travail fondamental en
narratologie Morphologie du conte de Vl. Propp. Parue en 1928 en URSS, cette tude dun ethnologue et
folkloriste russe de lUniversit de Leningrad, traduite en anglais trente ans plus tard1 seulement, a engendr
un regain dintrt envers le texte en tant quobjet de recherche. En tudiant les contes merveilleux, Vl. Propp
aboutit une conclusion quil qualifie lui-mme d inattendue : malgr leur diversit et leur richesse il y
a une uniformit absolue de la structure des contes merveilleux (Propp 1970 : 130). Mais la nouveaut de la
dmarche scientifique de Vl. Propp et son importance majeure dans ltude du texte rside en grande partie
dans le dcoupage des contes en parties constitutives ce qui rendra possible la comparaison des contes non
pas selon leur ressemblance extrieure mais selon leur structure. Et Vl. Propp est pleinement conscient de
limpact que peut produire sa dmarche sur la recherche en gnral : le dcoupage en parties
constitutives est, dune manire gnrale, extrmement important dans toutes les sciences. Nous avons vu
quil na pas t possible jusqu prsent de le faire pour le conte avec toute objectivit requise. Cest donc
un premier rsultat dune grande porte. Mais en outre, on peut comparer ces schmas entre eux, et il est
alors possible de rsoudre toute une srie de problmes (Propp 1970 : 121). Cette dmarche
scientifique ouvrira de nouvelles perspectives dans ltude du texte.
Les squences reprsentent des modles abstraits communment partags par le narrateur
et par le lecteur, elles structurent le texte et sont relativement autonomes. J.-M. Adam
distingue cinq types de squences, savoir les squences narrative, descriptive,
1 Vl. Propp, Morphology of the Folktale, Indiana University Research Center in Anthropology, Folklore and
Linguistics, Publ. 10, Bloomington, 1958; reimprim dans International Journal of American Linguistics,
vol. 24, n4, part 3 ; cit daprs Propp 1970 : 249.
-
INTRODUCTION
- 7 -
argumentative, explicative et dialogale. Chaque squence est compose de macro-
propositions une ou plusieurs propositions syntaxiques jouant une fonction smantique
particulire dans la composition textuelle. Les squences prototypiques se composent dun
nombre limit de macro-propositions, allant de sept pour une squence narrative trois
pour une squence dialogale, qui sont places dans un ordre linaire bien dfini. Comme
dans chaque organisation en termes de prototypes, un modle squentiel est susceptible de
variations, que les cognitivistes appelleraient des ralisations priphriques , avec des
macro-propositions faisant dfaut ou un ordre diffrent dans leur nonciation. Un texte se
dfinit alors comme un ensemble complexe compos de squences. Dailleurs, les
squences textuelles entretiennent des rapports diffrents les unes avec les autres : elles
peuvent senchaner, mais aussi semboter en tablissant des rapports hirarchiques
(squence dominante / squence domine), sentremler ou se superposer. Cette
organisation contribue justement lhtrognit compositionnelle des textes. Dans les
pages qui suivent, nous parlerons plus en dtail de la composition de chaque squence
textuelle ainsi dfinie par J.-M. Adam puisque cest cette approche du texte que nous
adopterons dans ce travail.
2. LA LINGUISTIQUE DU TEXTE ET LA DIDACTIQUE
Ds son apparition, la linguistique textuelle a toujours t troitement lie au domaine
de la didactique et celui de la pdagogie. Destine aux apprenants natifs, mais surtout aux
apprenants trangers, ltude du texte avait pour vocation dclairer certaines questions
difficiles qui sortaient du cadre de la grammaire traditionnelle. Ainsi, avant de constituer
un vritable objet de recherche, la linguistique textuelle est apparue tout dabord en tant
que mthode didactique. Cette double destination de la linguistique du texte perdure
jusqu nos jours.
Les manuels russes danalyse linguistique du texte sont gnralement rattachs une distinction des
diffrents niveaux danalyse linguistique. Jusquaux dernires parutions (Tarlanov 1995, Popovskaja-
Lisoenko 2006), le texte est trait en tant que fond sur lequel se profilent diffrentes formes grammaticales
que les linguistes analysent diffrents niveaux linguistiques : au niveau de la phrase, au niveau lexico-
smantique, morphologique, morphmatique et drivationnel, phonologique, stylistique, diachronique, de la
stylistique historique et enfin au niveau typologique (Tarlanov 1995). Cette prsentation des mthodes
danalyse a peu de choses en commun avec la linguistique du texte proprement dite.
-
INTRODUCTION
- 8 -
Les tudes sur le texte vocation pdagogique refltent diffrentes approches. Trois
angles de vision se profilent en particulier :
- Le texte en tant quobjet de la stylistique
- Le texte en tant quobjet de lnonciation
- Le texte en tant quobjet de la grammaire
Le domaine linguistique le plus ancien qui a trait au texte est sans doute celui de la
stylistique. Mais les approches stylistiques sont multiples et nont pas cess dvoluer, tout
comme la linguistique en gnral. Tout dabord, dans les travaux de Ch. Bally, la
stylistique est conue comme une tude du langage expressif, et ce nest quaprs R.
Jakobson que la stylistique (ou la potique dans la terminologie de R. Jakobson)
sintresse ltude scientifique du style des uvres littraires ce qui a pour consquence
lintrt particulier pour les diffrents styles des crivains. Parmi les linguistes ayant
travaill dans le domaine russe, il convient de citer A.M. Pekovskij, V.V. Vinogradov,
N.D. Arutjunova, E.V. Padueva, I.I. Kovtunova et dautres. Dans ce cadre, un accent
particulier est mis sur les figures de styles (mtaphore, mtonymie, oxymore, etc.) ce qui
fait que les frontires tablies entre analyse linguistique et analyse littraire tendent
sestomper peu peu.
Dun autre ct, la stylistique aborde galement des questions relatives la
construction dun texte dun tel ou tel genre (littraire, scientifique, journalistique, etc.)
(par exemple, OJaNL 1965, Popovskaja-Lisoenko 2006). Toutefois, on peut se demander
si les styles ne se confondraient pas ici avec les genres de discours (rcit, article
scientifique, article journalistique, etc.) dont chacun se caractrise par un niveau de langue
particulier. De ce fait, on peut croire que cette approche des textes a sans doute des
origines beaucoup plus anciennes et remonterait la thorie des trois styles de
M.V. Lomonossov (1757).
Du reste, lapproche nonciative donne un autre clairage du texte, cette fois comme
objet de communication. Ces dernires annes les travaux portant sur tel ou tel aspect de
lnonciation ont t trs nombreux. On citera en particulier Kommunikativnaja
grammatika russkogo jazyka de G.A. Zolotova et de ses adeptes (Zolotova et al. 1998).
Mais cest sans doute louvrage dE.V. Padueva Semantika narrativa (1995) qui constitue
ltude la plus mthodique dun type de texte particulier. Dautre part, conu comme un
manuel destin des tudiants francophones, louvrage Lire les textes russes (2002) de S.
Viellard, poursuit ltude du texte dans la mme optique. Inspir par louvrage dE.V.
-
INTRODUCTION
- 9 -
Padueva, il a lavantage incontestable de considrer non seulement la narration mais
galement la description comme parties indissociables dun rcit littraire. Lauteur
consacre une grande place aux problmes lis lnonciateur (subjectivit, focalisation,
polyphonie), aux cts fonctionnels du langage et la description et au rcit comme objets
de communication. Cest selon leur contribution lanalyse nonciative que des points
plus spcifiquement grammaticaux sont abords (comme lemploi de ladjectif attribut ou
des formes aspecto-temporelles des verbes).
Cest au dbut des annes 1980 que des linguistes commencent se tourner vers le
texte pour expliquer les faits purement grammaticaux. Sans doute, la grammaire la plus
clbre est la Grammaire textuelle du franais dHarald Weinrich (1989) parue en
Allemagne six ans plus tt. Dans cet ouvrage de prs de 700 pages, lauteur aborde toutes
les questions essentielles qui vont de lemploi de larticle celui du discours indirect libre,
en se fondant essentiellement sur leur fonctionnement textuel. A propos du russe, il
convient de citer le livre de Jacqueline Fontaine Grammaire du texte et aspect du verbe en
russe contemporain (1983), inspir des travaux de H. Weinrich, qui traite non seulement
des questions lies laspect du verbe russe, mais qui consacre galement une grande place
aux verbes de mouvement, aux grondifs, aux pronoms indfinis, ainsi quaux rflexifs,
aux dmonstratifs, aux conjonctions a et no et des questions plus spcifiques (ellipses,
discours dautrui, etc.). Toutes ces formes grammaticales reoivent chez cet auteur une
autre interprtation grce lapproche textuelle adopte. Mais, lauteur de ce livre ne prend
pas en compte les donnes pragmatiques et se limite deux types de texte le rcit et
le commentaire premire typologie des textes propose par H. Weinrich dans Le
Temps (1973).
Presque trente ans aprs la parution de ces ouvrages sur la grammaire textuelle, nous
voudrions revenir sur ces questions en prenant en compte des approches nouvelles du texte
et surtout une nouvelle typologie des textes. En nous inscrivant dans le cadre thorique des
recherches cognitives diriges vers le texte, nous lappliquerons au texte russe et tcherons,
dune part, de voir dans quels genres de discours est susceptible dapparatre telle ou telle
squence et, de lautre, de dcrire quelques points grammaticaux du point de vue de leur
fonctionnement dans une squence textuelle en faisant intervenir des donnes
pragmatiques si elles se rvlent pertinentes pour notre explication. Grce ce travail, nous
esprons avant tout attirer lattention des slavistes sur un domaine qui connat actuellement
-
INTRODUCTION
- 10 -
un renouveau substantiel en France. Nous voulons galement donner un nouvel clairage
de certains points de la grammaire russe, abords du point de vue textuel. Enfin, nous
comptons exposer une nouvelle mthode pdagogique permettant daborder la grammaire
russe en gnral et lanalyse du texte en particulier.
-
CHAPITRE 1. PARTICULARITS DUNE ANALYSE LINGUISTIQUE
DU TEXTE
1. DU DISCOURS AU TEXTE ET INVERSEMENT
En abordant des questions lies au texte, on ne peut pas viter de parler du discours.
Toutefois, il nest pas facile de trouver une dfinition adquate de ces deux termes texte
et discours tant leur signification varie aussi bien dans lusage courant que dans lemploi
terminologique. Un historique intressant de ces termes utiliss par les principales langues
europennes a t faite dans (Demjankov 2005). lorigine le mot latin textus tait li au
texte sacr. En franais et en anglais jusquaux XVIIe XVIIIe sicles, les mots texte et
discours, nayant plus de rapport avec le texte sacr, semploient en tant que synonymes
avec une prdominance qui varie selon les priodes. Cest seulement au XXe sicle que le
mot discours commence fonctionner en tant que synonyme de discours spontan
(discourse en anglais / re en russe). Et dans cette acception, la correspondance avec les
termes latins est frappante : en latin, discursus est un nom daction, alors que textus est un
nom dobjet :
- , .
(Demjankov 2005 : 49).
Aussi, selon J.-M. Adam (1990 : 23), la diffrence entre les concepts texte et
discours rside dans lactivation des conditions de production pour le discours. Mais
lacception actuelle du discours semble tre beaucoup plus large. Ainsi, le discours est
dfini comme un objet concret, produit dans une situation dtermine sous leffet dun
rseau de dterminations extralinguistiques (sociales, idologiques) (C. Fuchs, cit dans
Adam 2008 : 15-16). Le discours est toujours rattach un contexte spcifique.
On peut distinguer des domaines discursifs varis qui refltent lactivit langagire de
lhomme. Il peut sagir du domaine littraire, journalistique, politique, religieux, mdical,
-
CHAPITRE 1 : PARTICULARITS DUNE ANALYSE LINGUISTIQUE DU TEXTE
- 12 -
juridique, etc. Chacun de ces domaines est dfini par lensemble des genres de discours
particuliers. Par exemple, dans le domaine littraire, on distinguera des textes proprement
littraires (rcit, nouvelle, roman, pope, feuilleton) ; les mmoires / essais / journaux
intimes ; des lettres ; la posie / chanson ; les scnarios de film ; les pices de thtre ; les
contes ; des histoires drles, etc. Dans le domaine journalistique, on peut parler des faits
divers, des reportages, des ditoriaux, mais aussi des articles de presse et des articles
scientifiques, de la publicit, des petites annonces et autres. Dans le domaine juridique, il
peut sagir dun contrat, dun procs verbal, dun acte de mariage, etc.
A son tour, chaque genre de discours composant le domaine discursif obit certaines
rgles de construction. Et les utilisateurs de la langue savent pertinemment les reconnatre.
Cest ainsi quune lettre ne peut pas tre confondue avec une ordonnance mdicale ou un
conte ne se confond pas avec un contrat de mariage.
A la diffrence du discours, le texte se prsente en tant qu objet abstrait dans lequel
sunissent de faon trs complexe des lments htrognes de sa composition. J.-
M. Adam, en adoptant une perspective pragmatique et textuelle , dfinit le texte comme
une configuration rgle par divers modules ou sous-systmes en constante interaction
(Adam 2008 : 21). En reformulant la pense de J.-M. Adam, on peut dire que le texte est
compos dlments explicites et implicites qui interagissent entre eux. On a, dune part,
une suite de propositions2, et de lautre, des lments pragmatiques. Mais tous ces lments
doivent tre en conformit avec un seul principe suprme qui est la cohrence textuelle :
La cohrence est un principe gnral dinterprtation du discours qui sapplique, comme la
maxime de pertinence de H.P. Grice (1975) dont il nest du reste quune illustration toute squence
dnoncs du moment que ceux-ci sont produits la suite. (Charolles 2005 : 39).
Il convient de distinguer plusieurs plans qui feront quun texte sera peru comme
cohrent dans sa globalit. Il sagit de la pragmatique, de lnonciation, de la smantique et
de la linguistique. On arrive ainsi quatre critres suivants (Adam 2008 : 21-26) qui sont
ncessaires pour la cohrence textuelle :
- La cohrence pragmatique
- Le reprage nonciatif
- La cohsion smantique
- La cohrence linguistique
2 Le terme de proposition est employ dans ce travail au sens linguistique, non logique.
-
CHAPITRE 1 : PARTICULARITS DUNE ANALYSE LINGUISTIQUE DU TEXTE
- 13 -
Ainsi, le texte doit avant tout tre pragmatiquement cohrent. Il sagit dun but explicite
ou non qui agit sur les reprsentations, les croyances, les comportements dun destinataire
(informer, instruire, distraire, plaire, etc.). La cohrence pragmatique nest pas une
proprit linguistique des noncs, mais le produit dune activit interprtative. Cela
implique que le lecteur doit comprendre le but du narrateur quand il prsente tel ou tel type
de texte. Ainsi, si en cours de linguistique de texte, le professeur propose de lire un conte,
sans annoncer explicitement son objectif, ltudiant comprendra forcment quil le fait non
pas pour le distraire, le calmer ou encore pour lendormir, comme ce serait le cas pour un
enfant, mais en poursuivant des buts pdagogiques quil exposera en cours. Ceci nous
amne postuler lexistence de situations particulires dans lesquelles un genre de discours
paratra ncessairement sa place . Un genre de discours aura par consquent un
destinataire privilgi : un conte est destin, sauf mention spciale, un enfant, un contrat
de mariage des jeunes maris, etc. Mais un genre de discours peut aussi bien tre
dtourn de son destinataire privilgi, comme avec la lecture dun conte des tudiants.
Dans ce cas, le destinataire devra fournir un effort supplmentaire dans le dcryptage du
message.
Par ailleurs, le texte contient des indices linguistiques qui fonctionnent en tant que
repres nonciatifs. Il sagit tout dabord de lidentit de lauteur, du destinataire, du lieu et
du temps des vnements qui sont donns soit par la situation (lnonciation loral), soit
linguistiquement ( loral et lcrit). Mais la question sera aussi de savoir quelle
distance se situe le narrateur par rapport lnonciation et comment il se manifeste dans
lnonciation : sil recourt ja avec une identit assume ou sil se cache derrire un
my incluant le narrateur et un ensemble plus ou moins dfini, ou mme sil se confond avec
un ty renvoyant une personne universelle.
Le troisime critre est celui de la cohsion smantique. La cohsion smantique
reprsente le thme global dun nonc : dans un texte, tout doit tre smantiquement li.
Le narrateur doit donner au lecteur tous les indices permettant de bien interprter son
propos. Dans un texte de science-fiction, les indices nonciatifs, notamment ceux qui
renvoient aux repres temporels, permettront au lecteur de comprendre que les vnements
prsents ne peuvent pas tre considrs comme vrais. De mme, en employant des
tournures comme ili-byli mais aussi des phrases conditionnelles irrelles (ou la particule
jakoby) le narrateur introduit des indices indiquant au lecteur le caractre fictionnel (ou il
met des rserves sur la vracit) des vnements.
-
CHAPITRE 1 : PARTICULARITS DUNE ANALYSE LINGUISTIQUE DU TEXTE
- 14 -
Outre ces trois critres, le texte reprsente une suite de propositions lies entre elles.
Nous parlerons dans ce cas-l de la cohrence linguistique3. Cette fonction textuelle est
remplie par des mots connecteurs comme i, a, no, odnako, zatem, etc., mais aussi par des
constructions souvent binaires qui structurent et rythment le texte (sli to/togda ;
kak tak i ; nastolko naskolko ; s odnoj storony, s drugoj ; snaala, zatem,
i nakonec). La langue a labor toute une srie de formes grammaticales qui semblent ne
poursuivre quun but, celui dassurer la cohrence du texte. Parmi ces formes, on peut citer
les lexmes anaphoriques et cataphoriques, les propositions relatives (Vot dom. Etot dom
postroil Dek Vot dom, kotoryj postroil Dek) et dautres. On peut galement citer la
possibilit de reformulation (Per nastojaij drug / Na Pera vsegda mono poloitsja)
ou de substitution des mots (A.A. u sebja Direktor u sebja).
Ceci tant dit, le rle de la smantique dans cette organisation linaire des propositions
ne doit pas non plus tre minimis. A ce propos, on reprendra la clbre phrase de L.V.
cerba Glokaja kuzdra teko budlanula bokra i kurdjait bokrenka dans laquelle tous les
lments sont syntaxiquement bien organiss mais ne crent pas de texte cohrent, par
absence du sens des lments (mme si certains indices smantiques sont tout de mme
reprables). Par ailleurs, la place des lments dans un texte, leur organisation thmo-
rhmatique, reprsente aussi un critre de cohrence linguistique. Cest ainsi que pour
certains substantifs russes la position syntaxique sera dterminante pour la comprhension
de la phrase, comme dans lexemple CSKA razgromil Spartak v mate empionata
Rossii. (www.yandex.ru)4 o est annonce la dfaite de Spartak . Avec une accentuation
particulire sur Spartak , on arrive, en gardant le mme ordre linaire, la dfaite du
CSKA. A lintonation, signe de loral, correspond la ponctuation lcrit. Ainsi, la phrase
Kaznit nelzja pomilovat naura pas les mmes implications, si la virgule se place aprs le
premier mot (kaznit, nel'zja pomilovat'), que si elle se plaait aprs le second (kaznit
nelzja, pomilovat).
Ainsi, la cohrence linguistique repose aussi bien sur les indices lexicaux ou
syntaxiques, que sur la smantique, lintonation ou la ponctuation.
Et enfin, le texte se caractrise par le fait quune suite de propositions sorganise en
squences, types relativement stables dnoncs, qui selon J.-M. Adam peuvent tre
3 A ce propos, J.-M. Adam parle de la connexit textuelle (2008 : 26-28). 4 Le clbre exemple de A.A. Reformatskij Mat ljubit do illustre le mme phnomne.
-
CHAPITRE 1 : PARTICULARITS DUNE ANALYSE LINGUISTIQUE DU TEXTE
- 15 -
rduites aux cinq modles suivants : la narration, la description, largumentation,
lexplication et le dialogue. Ces types de texte lui semblent tre cognitivement pertinents :
En comprhension comme en production, il semble que des schmas squentiels prototypiques
soient progressivement labors par les sujets, au cours de leur dveloppement cognitif. (Adam
2008 : 28).
Nos observations sur le russe vont aussi dans le sens de cette hypothse, mais nous ne
distinguerons que quatre types de texte, faisant exception de lexplication dont le schma
textuel ne nous parat pertinent du point de vue linguistique ( ce propos voir la page 115).
Pour notre part, nous distinguerons les quatre types de texte suivants :
La narration
La description
Largumentation
Le dialogue
Toutefois, dans le cadre de ce travail, nous naborderons que les trois premiers types de
texte, laissant pour le moment le cadre dialogal de ct. La distinction du dialogue comme
type de texte particulier est dune grande importance, car le cadre dialogal permet
daborder certaines questions qui ne peuvent tre approches dans aucun autre type de
texte. Nous pensons tout particulirement lemploi de certains lexmes qui sont souvent
appels mots du discours .
Il existe une vaste bibliographie sur la question, et les mots du discours continuent
gnrer un bon nombre de travaux. En France, les slavistes travaillant sur les mots du
discours les abordent principalement du point de vue dune approche nonciative
dAntoine Culioli. Parmi les travaux parus sur le russe, il convient tout particulirement
citer ceux de D. Paillard et de Ch. Bonnot et de leur groupe de recherche (PERC 1986-
1987, DSRJa 1998, 2003 ; CL 2001-2002), ainsi que louvrage (Baranov et al. 1993).
Dautre part, la squence dialogale, ou plutt le dialogue, permet de revenir sur
certaines valeurs aspecto-temporelles qui se manifestent principalement dans ce type de
discours. Nous pensons tout particulirement aux valeurs spcifiques des formes aspecto-
temporelles (Kor Chahine, Roudet 2003 : 152-154), et notamment aux valeurs de
constatation dun fait du verbe IPF (obobenno-faktieskaja funkcija, Bondarko 2001 :
160-189). Cest en craignant daborder le sujet de manire superficielle que nous
prfrons, dans le cadre de ce travail, nous limiter cette simple constatation des formes
fonctionnant essentiellement dans le discours. Car toute tentative de schmatisation des
sujets aussi importants dans le cadre restreint de notre tude pourrait conduire de graves
-
CHAPITRE 1 : PARTICULARITS DUNE ANALYSE LINGUISTIQUE DU TEXTE
- 16 -
erreurs. Cest donc par simple mesure de bon sens que nous prfrons dlaisser lexamen
minutieux de ce cadre linguistique.
En outre, le texte, comme nous lavons vu, est indissociable du discours dans lequel il
apparat. Il serait de ce fait intressant de voir les particularits linguistiques dun genre de
discours dfini qui pourrait tre pris pour le plus reprsentatif pour la ralisation de telle ou
telle squence textuelle. Cest ainsi que le texte narratif se ralise le plus souvent dans un
rcit littraire, mais galement dans un commentaire sportif ou dans un conte. Le texte
descriptif peut tre la base dune recette de cuisine ou du rcit dun rve. Quant au texte
argumentatif, cest sans doute un texte scientifique qui lillustrera le mieux.
Mais avant de parler des squences textuelles et des genres de discours les plus
reprsentatifs qui les caractrisent, il convient de dire quelques mots du narrateur et en
particulier de la faon dont il peut intervenir dans le texte.
2. LA PRSENCE DU NARRATEUR
Lnonciation est un acte de production du texte par un sujet parlant (DL 2001).
Toute nonciation est par dfinition subjective mais limplication du locuteur est variable
et stale figurativement du point o sa prsence est discrte celui o son nonciation est
pleinement assume5. Lorsque la prsence du locuteur est discrte, celui-ci se positionne
distance et prsente les vnements comme se racontant deux-mmes. Lorsque le
narrateur est impliqu dans le texte, il manifeste sa prsence laide dindices particuliers.
On parle alors de modalisation. Sous le terme de modalisation dun texte nous sous-
entendrons lemploi dindices linguistiques qui transmettent lattitude du narrateur envers
son propos. Les questions des manifestations du narrateur / locuteur dans son propos ont
aussi t au centre de notre travail de synthse Le locuteur et sa parole (lexemple de la
langue russe).
5 La problmatique de la distance du narrateur par rapport la narration a t longuement discute dans les
travaux des narratologues (voir Genette 1972 : 184-186, par exemple). Nous navons pas pour but dexposer
toutes les instances du narrateur dans un texte, et ne parlerons que des positions du narrateur qui se rvlent
linguistiquement pertinentes.
-
CHAPITRE 1 : PARTICULARITS DUNE ANALYSE LINGUISTIQUE DU TEXTE
- 17 -
2.1. Modalisation et modalits
Il faut distinguer la modalisation des modalits qui dfinissent le statut de la phrase
(modalits de phrase). En russe, les modes grammaticaux (linfinitif, lindicatif, limpratif
et le conditionnel) sont principalement dtermins par les modalits de la phrase ainsi que
par la modalisation de lnonc proprement parler :
Assertion (indicatif)
Ordre (impratif)
Interrogation (indicatif)
Souhait (conditionnel)
A la diffrence du russe, en franais les modes assument non seulement les modalits
de la phrase, mais ils expriment aussi une attitude du locuteur / narrateur envers son
propos. Si le locuteur assume son propos et affirme la vracit des vnements, en
labsence de tout autre lment on aura lindicatif (exemple A). Alors que si le locuteur ne
veut pas assumer totalement ou partiellement son propos, cest le conditionnel qui sera
employ (exemple B) :
A. Ils ont renonc ce projet.
B. Ils auraient renonc ce projet.
Il devient sans doute possible de considrer le mode conditionnel franais comme un
indice modalisateur grammaticalis. Il semble quen russe il ny pas de forme verbale
comparable. Cest pourquoi dans les deux cas, A' et B' qui reprsentent des traductions
russes des exemples A et B, on utilisera lindicatif, mais pour transmettre le caractre
incertain de lnonc B, on aura surtout recourt des lments lexicaux comme kak
soobajut, soglasno, jakoby, etc. Ce sont ces lments qui joueront le rle de
modalisateurs :
A'. .
B'. , . / O
.
Cette diffrence entre le fonctionnement les modes en franais et en russe conduit souvent
les tudiants de graves erreurs lors des traductions des textes journalistiques. Le mode
-
CHAPITRE 1 : PARTICULARITS DUNE ANALYSE LINGUISTIQUE DU TEXTE
- 18 -
conditionnel employ dans un texte franais pour transmettre une attitude du narrateur6 ne
peut en aucune manire tre traduit par le conditionnel russe qui, lui, ne semble pas
exprimer une quelconque prise de position envers les vnements. Dans le cas de Oni by
otkazalis ot togo proekta, le conditionnel activera un autre sens, celui de souhait.
Dautre part, les verbes et les prdicatifs modaux, formes grammaticales, vont aussi
transmettre une autre forme de modalit. L, le narrateur considre laction exprime par le
verbe comme possible ou non, ou ncessaire (mono, nelzja, prixoditsja, (ne)vozmono,
dovoditsja ; nado, ponadobitsja, neobxodimo, dolno, nadleit, predstoit, sudeno, stoit,
etc.) (voir Guiraud-Weber 1984).
Il convient donc de ne pas confondre les formes grammaticales de modalits (les modes
de phrases et les verbes modaux) avec les indices de modalisation. Les indices de
modalisation sont grammaticalement varis, et leur reprage est plus dlicat.
2.2. Les marques linguistiques de la modalisation
Les recherches sur la subjectivit dans le langage ont t particulirement fructueuses
ces dernires annes. Il faut dire que cest un sujet privilgi par des adeptes du courant
nonciatif. Parmi les ouvrages de rfrence, on citera les travaux de Catherine Kerbrat-
Orecchioni, et en particulier son livre Lnonciation. De la subjectivit dans le langage
(2002).
A une chelle plus modeste, nous allons attirer lattention sur certains indices
linguistiques qui permettent de modaliser un nonc en russe. Ces indices sont nombreux,
et il parat difficile de les recenser tous. Toutefois, il est possible de les regrouper en
plusieurs classes, selon leur nature linguistique (morphologique, syntaxique, lexicale, etc.).
Dautre part, nous considrons que les indices modalisateurs se caractrisent par
diffrents degrs didentification dans la mesure o les uns sont plus facilement reprables
que dautres. On appellera modalisateurs formels les lexmes dont la fonction
principale est de subjectiver un nonc. Dans le cas contraire, il sagira de modalisateurs
discrets .
6 Ces derniers temps il y a aussi une tendance dappeler cet emploi du conditionnel franais le conditionnel
journalistique .
-
CHAPITRE 1 : PARTICULARITS DUNE ANALYSE LINGUISTIQUE DU TEXTE
- 19 -
2.2.1. LES MODALISATEURS FORMELS
Les modalisateurs formels sont relativement peu nombreux. Il sagit principalement
dincises et de particules. Les incises (adverbes et expressions) sont facilement reprables
dans le texte : elles sont toujours marques par des virgules. Il sagit le plus souvent de
mots qui marquent un degr de certitude comme kaetsja, moet byt, dolno byt,
verojatno, vidimo, gljadi, skoree vsego, vidno, naverno(e), poaluj, v samom dele,
bezuslovno, po pravde govorja, dejstvitelno, etc. Mais parmi ces mots on peut aussi en
trouver qui transmettent une certaine motion comme k sastju, k soaleniju, slava Bogu ;
al, to, etc. Voici quelques exemples :
A. . - . , , -.
. [ . (2001)]
B. -, , . - .
,
. , , . [ .
(1960-1980)]
C. . ... -
. , ... [ . (1983)]
Parmi les modalisateurs formels, il convient galement de ranger les particules qui
transmettent le plus souvent lattitude du locuteur envers son nonc. Les particules sont
trs frquentes dans la langue russe et font souvent lobjet de recherches approfondies.
Parmi les recueils consacrs aux particules russes, il convient de citer PERC 1986-1987,
DSRJa 1998, 2003 ; CL 2001-2002, ainsi que louvrage Baranov et al. 1993. Mais si la
smantique des mots introductifs varie trs peu, en revanche, les particules en russe se
trouvent en constante volution : certaines valeurs peuvent disparaitre au profit de
nouvelles.
Prenons la particule kak by. Ces dernires annes cette particule semble avoir un
grand succs au point de devenir un mot parasite (Kastler 2004 : 73). Comme la
plupart des particules, kak by est polysmique. Elle peut signifier (i) le flou,
lincertitude (Eto knigi kak by o smysle izni), (ii) le flou, lapproximation (on nas
kak by priglasil v kafe), (iii) lattnuation (My kak by ne smogli skazat net), (iv)
lhsitation (menja to kak by ne pugaet). Ce classement de L. Kastler tient surtout
compte des valeurs pragmatiques de cette particule dans un dialogue. Il est intressant
de constater que cette particule aura une valeur diffrente dans un autre type de texte.
-
CHAPITRE 1 : PARTICULARITS DUNE ANALYSE LINGUISTIQUE DU TEXTE
- 20 -
Ainsi, kak by peut aussi apparatra dans un rcit, et l cest surtout sa capacit dmettre
des rserves sur les implications du fait nonc qui sera mise en avant :
D. , , , -, ... , ,
, ... , - ,... , ,
- . [ . (2004)]
Dans ce cas-l, la particule permet dannuler les implications du prdicat : le fait de fumer
ne concerne pas le locuteur qui le prcise explicitement dans le contexte (prosto tak
govorjat).
De mme, la particule bylo qui est souvent traite comme particule fonctionnant
exclusivement dans un rcit, peut aussi se trouver dans un dialogue o elle est susceptible
de transmettre plusieurs valeurs : doute rtrospectif , justification , regret ,
dsaveu , mise en garde , etc. Ces valeurs de bylo dans le cadre du dialogue nont t
mises en vidence que rcemment dans une thse de Tatiana Bottineau-Popova soutenue
lINALCO (Bottineau 2005).
Les particules russes ne sont pas marques par la ponctuation et leur position peut tre
variable : certains dentre elles semploient ct dun prdicat (tak i, -ka, ee, etc.),
dautres peuvent porter sur nimporte quel lment de la phase (i, -to, e, etc.) (Kor
Chahine & Roudet 2003 : 201-205).
La quasi-totalit des particules appartiennent au dialogue, cest pourquoi nous
envoyons notre lecteur aux ouvrages cits. Dans notre travail, nous parlerons seulement de
quelques-unes dentre elles qui sont susceptibles dapparatre dans un autre type de texte.
2.2.2. LES MODALISATEURS DISCRETS
De leur ct, les modalisateurs discrets ne se distinguent grammaticalement en rien
des autres formes textuelles. Mais ces formes contiennent dans leur smantique certains
traits qui dnoteront une attitude particulire du locuteur / narrateur. A ce propos, on peut
parler de diverses formes qui appartiennent aux diffrents niveaux linguistiques. On les
trouve en particulier :
au niveau lexical ;
au niveau morphologique ;
au niveau syntaxique ;
au niveau stylistique.
-
CHAPITRE 1 : PARTICULARITS DUNE ANALYSE LINGUISTIQUE DU TEXTE
- 21 -
Cest avant tout au niveau lexical que lattitude du narrateur se rvle le plus souvent.
Mais le reprage de ces modalisateurs discrets ncessite des efforts particuliers de la part
du lecteur. En effet, la frontire entre une nonciation objective et une nonciation
subjective est trs mince, et selon les contextes, une forme peut tantt se prsenter comme
objective, tantt perdre cette particularit au profit dun jugement de valeur : cf. anglijskij
pasport / anglijskij jumor o le premier renvoie une appartenance territoriale de manire
explicite, alors que le second porte une apprciation plus personnelle, tablissant des
connections implicites avec les connotations actives par cette expression (subtil, mais
aussi au premier degr, etc.). En plus, comme le note C. Kerbrat-Orecchioni, laxe
dopposition objectif / subjectif nest pas dichotomique, mais graduel (2002 : 81), et
certaines formes seront beaucoup plus subjectives que dautres. A titre dexemple, on
peut citer le schma du positionnement de certains adjectifs sur laxe qui va de lobjectif
vers le plus subjectif, qui se prsente ainsi : clibataire > jaune > petit > bon (ibid.).
Au niveau lexical cest surtout le lexique valuatif7 et affectif qui se charge de
transmettre lattitude du narrateur envers les vnements ou objets8. C. Kerbrat-Orecchioni
observe que les adjectifs affectifs (poignant, drle, pathtique) sont moins subjectifs
que les adjectifs exprimant le jugement de valeur (dapprciation ou de dprciation) (bon,
beau, bien) (2002 : 94). Mais outre les adjectifs, des substantifs, des adverbes et des verbes
peuvent galement transmettre une attitude du narrateur envers les vnements.
Considrons deux types dnoncs :
objectif subjectif
. .
. .
. .
Dans la premire colonne, nous avons rang le lexique qui ne porte aucun jugement :
tre ingnieur , tre de nationalit russe ou finir tout temps reprsentent les
donnes objectives. En revanche, tre un imbcile , tre jeune et belle ou faire tout
7 Concernant les adjectifs, le lexique valuatif se divise en deux groupes : non axiologique (grand, loin,
chaud, nombreux) et axiologique (bon, beau, bien) portant un jugement de valeur (Kerbrat-Orecchioni
2002 : 94). 8 C. Kerbrat-Orecchioni parle de subjectivmes affectif et valuatif (2002 : 79).
-
CHAPITRE 1 : PARTICULARITS DUNE ANALYSE LINGUISTIQUE DU TEXTE
- 22 -
mal porteront un jugement de valeur qui nengage que le narrateur. Ce jugement est
toujours contestable : quelquun dautre traiterait Vasja au contraire de type malin et
penserait de Zoja quelle nest pas si jeune, ni si belle.
Dans le texte, le jugement objectif alterne souvent avec un jugement subjectif :
E. , , , -
- . [ .
(1978)]
F. . , , .
. [. . (1984)]
G. , , , ,
, , ,
, ,
,
, . [ . ,
(2002)]
Dans lexemple E, lapprciation du narrateur (molodaja i krasivaja) vient aprs une
prsentation plus objective (en lettres espaces) des qualits de la femme (vysokaja,
ernovolosaja). La qualification objective dans lexemple F semble rduite un seul
adjectif ryij. On observe que dans lexemple G, le qualificatif nemolodaja est prpar
par un modalisateur formel poaluj.
Dans tous ces extraits, le narrateur introduit le lexique qui refltera sa vision des
vnements. Dans lextrait F plus que dans les autres, il portera un jugement affectif envers
son personnage : les deux mots, nadutenkaja et s kosikami, contiennent des suffixes
affectifs . On les trouve galement dans lexemple G (lysovatogo). Cela nous amne
considrer un autre niveau linguistique le niveau morphologique o certains affixes sont
susceptibles de subjectiver le texte. Parmi ces affixes on peut citer :
o les suffixes diminutifs (-nk-, -k-, -ik...) : , , ;
o les affixes augmentatifs (-i-, -r- ; pre-...) : , , ;
o les affixes attnuatifs (-vat-, po-) : , .
Bien videmment, la langue russe ne se limite pas ce classement somme toute assez
sommaire ( propos des suffixes affectifs en russe voir notamment Steriopolo 2008).
Dautre part, la dmarche argumentative rendra aussi lnonc plus subjectif. Cest
pourquoi les constructions complexes comme les phrases concessives, causales,
-
CHAPITRE 1 : PARTICULARITS DUNE ANALYSE LINGUISTIQUE DU TEXTE
- 23 -
oppositives, conditionnelles ou dductives rvleront toujours la prsence du narrateur et
rendront son propos plus subjectif.
Parmi les modalisateurs discrets, nous rangerons galement certaines transformations
syntaxiques comme lemphase, lordre des mots, etc. :
H. , , .
. :
. [ // "", 10", 2004]
Enfin, au niveau stylistique, il convient de noter que le changement de registre peut
aussi constituer un indice de la subjectivation des propos. Le changement de registre
sobserve bien sur le plan lexical. On distingue habituellement des registres soutenu,
neutre, parl, familier, dialectal, argotique, vulgaire, etc. (cf. Ximik 2000 : 6-10) Voici
quelques exemples des mots classs selon leur registre stylistique :
neutre soutenu familier
A titre dexemple de la subjectivation des propos laide de changement de registre, on
peut citer un extrait bien connu de lintervention de Vl. Poutine justifiant lattaque arienne
russe contre les positions tchtchnes. Voici donc cet extrait :
I. .
. . (...)
, , , . [ , 24.09.1999,
cit daprs Camus 2006]
Alors premier ministre, Vl. Poutine utilise dabord un langage qui se veut plus lev
(nanosit udary, iskljuitelno, presledovat), puis il rtrograde vers un parler plus familier
(en gras) pour finir brutalement par du jargon (en italique) (voir le dcryptage dtaill de
cette phrase dans Camus 2006). Cette dviation nonciative est prpare en partie par
lusage dune construction conditionnelle. Cet exemple montre comment le mlange des
-
CHAPITRE 1 : PARTICULARITS DUNE ANALYSE LINGUISTIQUE DU TEXTE
- 24 -
registres sert faire passer le double message : le langage politiquement correct est destin
la presse, alors que le registre criminel, plus subjectif, est destin aux terroristes.
Mme si un tel mlange de styles est trs inhabituel, sinon choquant, pour une intervention publique9, le
langage du monde carcral est peu peu entr dans la langue parle, notamment travers le parler des
jeunes. Il est devenu si courant que les linguistes commencent parler dun lexique particulier kriminonimy
criminonymes (Ximik 2000 : 20). Parmi les criminonymes les plus courants on peut citer ket 1. voleur
inexpriment ; 2. adolescent ; 3. personne de petite taille ; ibzdik personne de petite taille , pana 1.
petit voleur inexpriment ; 2. groupe de jeunes adolescents , stuat dnoncer , smytsja partir ,
sljamzit 1. voler ; 2. prendre , etc. (Grinina et al. 2006, Ivanova 2007 ; propos des sources et du
fonctionnement des kriminonymes voir Ximik 2000).
De mme, grce au registre plus lev, le narrateur peut crer un effet de solennit
particulire, mais si le lexique lev semploie ct dun registre plus parl, le lecteur y
trouvera une pointe dironie. Ce jeu des registres sobserve en particulier dans lexemple
suivant avec vossedaet et patricij dune part, et zakutannyj v odejalo et naduvalsja de
lautre :
J. . .
,
, - .
.
, . -
, , . [ .
(1987)]
En parlant des registres, il convient de dire que certaines constructions syntaxiques
peuvent elles seules relever dun style particulier. Ainsi, les participes russes
caractrisent un langage crit (studenty, izuajuie russkij), alors quune construction
synonyme avec kotoryj, elle, est plus neutre de ce point de vue (studenty, kotorye izuajut
russkij). La situation est comparable pour les tournures comparatives avec un comparatif
analytique et synthtique (bolee nerginyj / nerginee), le premier tant plus livresque
alors que le second est plus parl. A ce titre, on mentionnera galement des constructions
9 Cet exemple nest pas unique dans les interventions publiques de Vl. Poutine de sorte que les journalistes
parlent dsormais de putinizmy (voir Suxockij 2004).
-
CHAPITRE 1 : PARTICULARITS DUNE ANALYSE LINGUISTIQUE DU TEXTE
- 25 -
conditionnelles parmi lesquelles les constructions avec esli restent neutres, les
constructions avec impratif hypothtique et les parataxes seront senties comme plus
parles, et enfin, les constructions avec kaby et eeli relveront dun registre dialectal.
Les marques de modalisation prsentes dans ce bref aperu se retrouvent dans tout
type de texte que nous allons aborder dans les pages qui suivent. Mme si lessentiel a t
dit, nous reviendrons tout de mme sur certaines formes lorsque celles-ci caractriseront un
genre de discours particulier. Cela se produit notamment dans le cadre dune narration
effets auditifs .
-
CHAPITRE 2. LA NARRATION
1. QUEST-CE QUUNE NARRATION ?
Avant de commencer parler de la structure de la squence narrative, il convient de se
demander dans quelles conditions des phrases places cte cte vont former un rcit.
Prenons deux extraits qui prsentent des exemples de ce qu premire vue on pourrait
qualifier de rcit :
Exemple 0 :
, , ,
, , ,
, ,
... [M. , ]
Exemple 1 :
, ; , .
"" , , , -
...
, , , ,
: , , ! , , (
), - ! ,
. , , .
, , ! , , , ,
, , ... : ...
... - . . .
, . -
, . , . ...
[. , ]
-
CHAPITRE 2 : LA NARRATION
- 27 -
Les deux exemples reprsentent un extrait achev de texte. Pour simplifier la
prsentation, rsumons les situations des deux exemples :
1. , , ,
;
2. , , ,
, , , , ,
, , .
En dpit dune ressemblance de surface des deux extraits, seul le second exemple
prsente un texte narratif. Pour quil puisse sagir dune narration comme type de texte, il
ne suffit pas toujours de se limiter au modle narratif de Vl. Propp exploit par les
narratologues, comme G. Genette, par exemple (voir plus bas, page 34). La squence
narrative reprsente seulement un petit bout dun rcit dans son intgralit et les
postulats rhtoriques dun rcit littraire ne sappliquent pas toujours sans problme ce
type de texte. Cest en discutant ces postulats labors en majeure partie par la narratologie
que J.-M. Adam propose six critres auxquels doit rpondre toute squence narrative
(2008 : 46-59) :
(i) la succession temporelle dvnements ;
(ii) lunit thmatique ;
(iii) des prdicats transforms ;
(iv) un procs ;
(v) la causalit narrative dune mise en intrigue ;
(vi) une valuation finale.
En prenant point par point les six rgles de construction dune squence narrative,
voyons quels sont les points de divergence pour chaque extrait. Conservant le premier
point de succession temporelle dvnements, les deux exemples ne sont pas gaux. Dans
le premier, il convient plutt de voir une numration dactions que des actions qui se
succdent. Habituellement les formes du pass PF qui se suivent vont structurer lexpos
dans un ordre chronologique, mais rien nempche que les mmes formes du pass PF
prsentent des actions qui ne se produisent pas lune aprs lautre. Ainsi, dans notre
exemple, les parents ont pu mourir aprs le fils, tout comme le mari et le frre ne sont pas
morts en mme temps. Il sagit ici dun cas de description-numration que nous allons
observer plus loin. Le second exemple, de Dm. Karalis, prsentera, en revanche, des
vnements successifs : passer travers la clture, sentendre interpeller, se cacher dans les
buissons, etc. chaque vnement se produit la suite dun autre.
-
CHAPITRE 2 : LA NARRATION
- 28 -
Le deuxime point veut quil y ait une unit thmatique. Dans le premier extrait, les
vnements prsentent diffrents sujets (les parents, le mari, le frre, le fils), alors que dans
le second, il sagit toujours dun mme sujet le plombier Kokin.
Les trois points suivants ont trait la nature des prdicats. A propos du troisime point,
on peut rappeler que la transformation des prdicats reprsentait lun des traits essentiels
pour la construction textuelle dans la rhtorique antique : le passage du malheur au
bonheur ou du bonheur au malheur travers une srie dvnements enchans (Aristote,
La Potique, cit daprs Adam 2008). Ce changement que lon pourrait appeler radical
est sans doute vrai si lon considre une uvre complte. Toutefois, pour les besoins dune
analyse linguistique, cette rgle doit tre affine, car une analyse squentielle na pour
objet quune partie du texte fini. Pour cela, il suffit de prsenter les phases de la narration10
en soulignant leurs relations et sans impliquer ncessairement linversion des contenus
(Adam 2008 : 48). Si le premier exemple ne rpond pas ce critre, dans le second, en
revanche, Kokin passe dun monde rel un monde ancien.
Le quatrime critre de J.-M. Adam dit : pour quil y ait rcit, il faut une
transformation des prdicats au cours dun procs. La notion de procs permet de prciser
la composante temporelle en abandonnant lide de simple succession temporelle
dvnements. (2008 : 49). Le procs se dcompose en 3 moments (m) proprement dits
plus les deux moments qui lintgrent. En appliquant ce schma lextrait de Karalis, on
obtient :
o m1 = avant le procs Kokin passe travers la clture ;
o m2 = dbut du procs Kokin tombe sur une exprience scientifique ;
o m3 = pendant le procs Kokin subit les dsagrments du transfert
dans le temps ;
o m4 = fin du procs Kokin se rveille dans un autre monde ;
o m5 = aprs le procs Kokin sadapte aux conditions locales.
Cette subdivision de J.-M. Adam est grandement inspire par le dcoupage squentiel
de Vl. Propp (1928). Nous parlerons de la structure narrative plus en dtail dans le chapitre
suivant.
Le cinquime point est li aux prcdents, car outre les notions de transformations et de
procs, il met en valeur une troisime caractristique des prdicats leur causalit. La
10 A propos des phases de la narration voir le chapitre suivant.
-
CHAPITRE 2 : LA NARRATION
- 29 -
causalit des actions constitue le noyau de la squence narrative. Ainsi, Kokin ne serait
pas parti dans un autre monde sil ntait pas pass travers la clture pour aller sacheter
une bire et des cigarettes en pleine matine de travail. Ce qui amne le lecteur un certain
jugement des vnements (comme si Kokin avait t un ouvrier responsable, rien ne lui
serait arriv ). Cette possibilit dune valuation finale qui peut tre explicite ou implicite
constituera pour J.-M. Adam le sixime et dernier point caractrisant une squence
narrative.
Ainsi, la narration peut tre dfinie comme une suite de propositions lies progressant
vers une fin (Adam 2008 : 45).
2. SCHMA NARRATIF
Dans sa Morphologie du conte (1928), Vl. Propp, pour la premire fois, considre les
contes non pas selon leur ressemblance extrieure (ce qui tait jusqualors une dmarche
improductive) mais selon leur structure. En dfinissant un conte comme une squence ,
Vl. Propp dfinit cette dernire comme un dveloppement partant dun mfait ou
dun manque , et passant par les fonctions intermdiaires pour aboutir au mariage
ou dautres fonctions utilises comme dnouement. (Propp 1970 : 112). Ces
fonctions , cest--dire les actions, se prsentent de manire conscutive et peuvent
sadjoindre un autre dveloppement de structure similaire de sorte quun conte contiendra
plusieurs squences. Les travaux de Vl. Propp ont contribu lexpansion dun autre
domaine de recherches littraires qui est la narratologie.
Cest aussi en se fondant en grande partie sur le dcoupage squentiel des contes
merveilleux de Vl. Propp que J.-M. Adam labore un modle de squence propre la
narration. Ce dernier distingue sept suites de propositions quil appellera macro-
propositions 11. Pour notre part, nous prfrerons le terme de phases, limage des phases
dun mouvement, car une squence narrative est surtout une squence linaire. Cette
terminologie est galement adopte dans dautres travaux, notamment dans (Bronckart
1997).
11 Si le texte est une unit constitue de squences, la squence narrative est une unit constitue de macro-
propositions (Pn), elles-mmes constitues de propositions (Adam 2008).
-
CHAPITRE 2 : LA NARRATION
- 30 -
Ainsi, les sept phases de la squence narrative (Sn)12 lentre-prface ou le rsum, la
situation initiale, la complication, les (r)actions ou lvaluation, la rsolution, la situation
finale et la morale (Adam 2008) vhiculent chacune une information particulire.
Lentre-prface, proposition narrative zro (dsormais Pn0) est une phase extrieure
du rcit au sens strict. Elle a pour fonction de prparer le lecteur au rcit. Elle peut aussi
contenir le rsum des vnements narrs. Cest un nonc qui contient des marques de
modalisation.
La situation initiale (Pn1), mise en lumire dj par Vl. Propp, est un expos des
vnements que lon pourrait qualifier d habituels . Dans cette phase, il est courant de
voir des situations statiques avec des passages descriptifs. En plus, cest gnralement l
quest introduit un sujet-thme de la squence.
Les trois phases suivantes formeront le rcit au sens strict. La phase de complication
(Pn2) est une mise en intrigue qui introduit un lment nouveau ouvrant ainsi le rcit au
sens strict. La phase de ractions ou dactions (Pn3) est une rponse la complication. En
gnral, il sagit dune suite dactions appeles remdier lvnement imprvu compris
dans la complication. La rsolution (Pn4) prsente une solution au problme et clt le rcit
au sens strict.
La situation finale (Pn5) introduit les vnements habituels, souvent avec des passages
descriptifs. Enfin, la morale (Pn) est une apprciation, explicite ou implicite, porte sur
les vnements passs. Elle cltura la squence narrative.
Les phases de la squence narrative se prsentent de la faon suivante :
12 Pour plus de commodit, nous reprenons le marquage des parties constitutives de J.-M. Adam.
SQUENCE NARRATIVE
(Adam 2008 : 66)
Situation initiale
Pn1
Complication
Pn2
(R)actions
ou Evaluation
Pn3
Rsolution
Pn4
Situation
finale
Pn5
Morale
Pn
Entre-prface
ou Rsum
Pn0
-
CHAPITRE 2 : LA NARRATION
- 31 -
La structure de la squence narrative est telle que certaines phases du rcit
fonctionneront par paire. Parmi ces phases, on trouve la situation initiale / la situation
finale et surtout la complication / la rsolution qui dlimitent le rcit au sens strict.
Lentre-prface ou le rsum et la morale se prsentent comme phases extrieures mais
leur prsence dans une structure narrative est tout fait lgitime : elles rempliront des
fonctions nonciatives bien dfinies en conduisant le lecteur vers et hors du rcit.
Pour illustrer la structure dune squence narrative telle quelle a t expose, prenons
lexemple du texte narratif qui nous a servi dans le prcdent paragraphe (page 26) :
Exemple 1 :
(Pn0) , ; , .
(Pn1) "" , ,
, - (Pn2) ...
, , , ,
: , , ! , , (
), - ! ,
. , , .
(Pn3) , , ! , ,
, , , , ... : ...
(Pn4) ... - . .
. (Pn5) , .
- , . , .
... [. , ]
Cet extrait du rcit de D. Karalis peut tre dcoup de la manire suivante. Nous nous
trouvons dans un cas de figure o le rcit au sens strict est prcd dune prface (Pn0).
Cette phase introductive au rcit contient des paroles du narrateur et prsente le sujet-
thme de la squence (Kokin), elle rsume aussi les vnements qui vont suivre. Le rcit
proprement parler commence par une situation initiale (Kokin passe travers la clture).
Il convient de dire que la situation initiale na rien dexceptionnel, le dplacement de
Kokin pour aller chercher de la bire au petit matin est prsent comme un vnement
ordinaire ce qui est soutenu par linversion de lordre des mots avec un verbe linitiale
VSO (voir page 58). La situation de complication se produit quand Kokin aperoit une
exprience scientifique et est aspir par le tuyau remonter le temps. A ce moment-l il y a
une mise en intrigue qui se met en place. Cest le point central de la squence. Le moment
suivant, les dsagrments du transfert quil subit reprsentent des actions composant la
-
CHAPITRE 2 : LA NARRATION
- 32 -
phase 3. Enfin, la mise en intrigue trouve sa rsolution dans le paragraphe o Kokin se
rveille dans un autre monde. La squence narrative se termine par lexposition dune
situation finale : aprs le transfert, Kokin sadapte aux conditions locales.
Aprs cet expos des lments thoriques sur lesquels repose la squence narrative telle
quelle est dfinie dans (Adam 2008), ainsi que lillustration que nous en avons faite sur les
textes russes, voyons maintenant comment cette structure narrative se ralise dans
diffrents genres de discours en russe. Pour autant, nous navons pas lintention dpuiser
le sujet concernant les genres de discours susceptibles de contenir une squence de ce type.
Mais comme dans le chapitre prcdent, il nous parat possible dentamer la discussion sur
la typologie des genres de discours, et notamment ceux pour lesquels une squence
narrative reprsente la trame de lnonciation.
3. LA NARRATION ET LES GENRES DE DISCOURS
Mme sil est possible darriver un modle unique de squence narrative, il parat
difficile de rsumer en une formule ses ralisations possibles dans les diffrents genres de
discours.
Aprs lanalyse de divers textes narratifs, nous sommes arrive croire quen russe la
ralisation de la squence narrative dans un discours sappuie en grande partie sur une
situation nonciative. Afin de cerner les particularits des diffrents genres de discours, il
convient de prendre en considration la position du narrateur ainsi que celle du lecteur par
rapport au texte.
Lnonciation crite a beaucoup de traits en commun avec lnonciation orale. Mais
bien que dans un texte, les interactions verbales soient rduites (car il ne peut y avoir de
vritable change verbal), le caractre dialogique ou interactionnel de lnonciation crite
reprsente tout de mme le pivot de lorganisation textuelle. Cest pourquoi lanalyse des
genres de discours ne peut pas se faire sans la prise en considration de la pragmatique.
Il convient de dire que dans lnonciation orale lchange verbal entre les locuteurs
peut aussi tre rduit. Il est mme proscrire en situation de confidence. Les tudes sur ce
type particulier dnonciation ont montr que pour que la confidence ait lieu,
linterlocuteur doit tre le plus discret possible : il suffit quil soit prsent et accepte
-
CHAPITRE 2 : LA NARRATION
- 33 -
dcouter le locuteur13. Ces conditions ncessaires lacte de confidence sont trs proches
de lnonciation crite. Le texte crit est toujours orient vers un lecteur qui accepte de le
lire. Et tout comme le confident qui demande son interlocuteur de faire un effort
dempathie, le narrateur va demander au lecteur de participer indirectement aux
vnements narrs.
En prsentant son texte, lauteur ou le narrateur14 peut adopter plusieurs positions. Tout
dabord, le narrateur peut se distancier de son propos. Nous appellerons ce type de
narration la narration distancie. Dans ce cas, le lecteur est totalement neutre vis--vis des
vnements narrs ; il nest pas pour ainsi dire entran par les vnements.
Dans le second cas, lauteur / narrateur est plus ou moins discret. L, le narrateur
demande au lecteur dadopter une attitude de spectateur, car le rcit quil prsente a pour
objectif de reprsenter laction. Ce type de narration sappuie sur le ct visuel de la
perception ; il sert rendre visibles dans limaginaire du lecteur des vnements qui ont
dj eu lieu ou qui vont se produire. De ce fait, nous appellerons ce type de narration la
narration effets visuels.
Enfin, le narrateur peut se prsenter en tant que conteur. Dans ce dernier cas, il utilise
tous les moyens linguistiques pour sonoriser la narration et faire du lecteur un auditeur
imaginaire. La narration de ce type sappuiera sur le ct sonore de la perception. Pour ces
raisons, nous appellerons ce type de narration la narration effets auditifs.
Ainsi, selon le type de situation nonciative, il convient de distinguer trois grands
groupes qui rsumeront la plupart (sinon la totalit) des contextes discursifs susceptibles de
contenir une squence narrative :
La narration distancie ;
La narration effets visuels ;
La narration effets auditifs.
Chacun de ces groupes se distinguera en particulier par les formes aspecto-temporelles
qui sont susceptibles dapparatre en tant que temps principaux de la narration, ou les
formes darrire-plan (backgrounding de L.Talmy), et ceux du premier plan
(foregrounding). Chaque groupe se caractrisera galement par dautres formes
linguistiques qui lui sont propres et que lon essayera de mettre en vidence.
13 Lintervention de Capucine Brmond Le huis-clos de la confidence lors quun colloque Regards sur le
discours en hommage Robert Vion, qui sest tenu les 20-21 mars 2008 lUniversit de Provence. 14 Dans notre travail, nous ne ferons pas la distinction entre lauteur et le narrateur.
-
CHAPITRE 2 : LA NARRATION
- 34 -
3.1. La narration distancie
Dans ce paragraphe consacr la narration que nous avons intitule traditionnelle, nous
distinguerons deux genres de discours : le rcit littraire et le rcit pique15. Le premier
type se conforme aux normes dcriture des rcits littraires, alors que le second reprsente
un genre de discours particulier qui comprend des bylines, des chroniques et autres textes
quil est de coutume dappeler piques . Le rcit littraire et le rcit pique ne sont pas
compltement trangers lun lautre : le rcit pique peut tre mme vu comme un
prcurseur du rcit littraire. Pour cette raison, nous les tudierons dans le mme
paragraphe. Dun autre ct, ces deux types de rcit se distinguent linguistiquement. A
lheure actuelle, le rcit pique sest form en un genre de discours particulier avec des
traits caractristiques qui lui sont propres.
3.1.1. LE RCIT LITTRAIRE
3.1.1.1. PARTICULARITS DU SCHMA NARRATIF
Dans le cadre dun rcit littraire, le schma type dune squence narrative sept
phases prsent ci-dessus peut subir des modifications. Nous ne relverons ici que deux cas
de figure qui touchent lomission et linversion des phases narratives.
Le cas de lomission des phases est un cas assez courant. Lomission des lments
dpendra en grande partie de leurs statuts dans une squence narrative. En effet, une
analyse attentive rvle que les phases narratives formeront lintrieur de la structure
deux groupes : une partie dlments sera considre comme stable et lautre partie
contiendra des lments variables. Parmi les lments stables, nous compterons la situation
initiale (Pn1), la complication (Pn2), les (r)actions ou lvaluation (Pn3) et la rsolution
(Pn4). Dans ce cas, on peut parler du noyau narratif ; ce noyau a t dailleurs mis en
lumire par Vl. Propp. Il est a priori impossible de perdre un de ces lments : en
labsence de situation initiale, il ne peut y avoir de complication ; en absence de
complication, il ny aurait pas de rcit au sens strict, etc. Toutefois, nous avons observ
15 Notons ce propos une confusion fcheuse dans la terminologie existante, y compris dans celle de J.-M.
Adam. Le terme de rcit est utilis en tant que genre littraire ; il sert aussi lanalyse linguistique o il est
souvent utilis comme synonyme de la narration. Pour viter toute ambigit, nous prfrons adopter
lappellation de narration quand il sagit de type linguistique de texte, et celle de rcit quand il sera question
des genres littraires.
-
CHAPITRE 2 : LA NARRATION
- 35 -
que dans les rcits littraires, la phase de rsolution pouvait rester implicite (voir lanalyse
de lexemple de Tolstoj plus loin).
En revanche, les lments comme lentre-prface (ou le rsum) (Pn0), la situation
finale (Pn5) et la morale (Pn) constituent des lments variables. Bien que la phase de
situation finale paraisse importante, elle peut ne pas se raliser explicitement en laissant
dans limplication les vnements qui dcouleraient de la rsolution de lintrigue. De
mme, lentre-prface (ou le rsum) et la morale, phases extrieures au rcit au sens
strict, ne serviront qu des buts nonciatifs en explicitant les vnements narrs : la
premire prsentant lintroduction, tandis que la seconde introduira une conclusion.
Dautre part, dans le cas de linversion des phases, il sagit dune organisation en
apparence diffrente des lments constitutifs de la squence. Il convient de rappeler que le
schma prototypique prsente la succession linaire des phases narratives. Contrairement
un conte o lordre des phases est immuable, les phases narratives dans une uvre
littraire peuvent sinverser. Cette nouvelle prsentation, avec des phases narratives
inverses, se produit lors dun retour en arrire dans lnonciation. Pour illustrer ce cas de
figure, nous prendrons lexemple de Guerre et paix, cit dans (Viellard 2002 : 152-153).
Cet extrait est dautant plus intressant quil prsente plusieurs squences narratives
enchsses ce qui permet dillustrer la complexit de lorganisation textuelle.
Exemple 2 :
(Sn1 : Pn1) , , , .
, : -, - , .
, ; (Sn2 : Pn5) -, -
. -
.
(Sn2 : Pn1) , , ,
, . , , , ,
, , , , ,
. ... ,
, -
. , (Sn2 : Pn2)
, (Sn2 : Pn3) , , .
, ? .
, ? ,
.
-
CHAPITRE 2 : LA NARRATION
- 36 -
... , , ,
, , , ...
, ,
, . ,
, - , , , ,
, . (Sn3 : Pn0) ,
, , .
(Sn3 : Pn1) , , (Sn3 : Pn2)
.
. (Sn3 : Pn3) , , ,
, , (Sn3 : Pn4) .
, ( ),
. . ... , ,
-, , , . , ,
. ... : , , , ? ,
, , . , ,
. [ . ]
Lextrait commence par louverture dune nouvelle squence narrative qui introduit le
sujet principal Pierre. Mais cette squence narrative restera ouverte (en tout cas, dans cet
extrait), la suite se trouvant en dehors des limites de lexemple. Cet extrait prsente un
intrt particulier du fait quil contient deux squences narratives enchsses dont lune
(Sn1) reste ouverte (voir plus loin) ; mais malgr ce fait lensemble parat cohrent. La
deuxime squence narrative (Sn2) commence par une situation initiale o Pierre revit les
vnements de la soire de la veille : Pierre cherche se rchauffer prs dun feu de camp,
il trouve un feu, mais en entendant la voix de Platon Karataev, il ressent un sentiment
dsagrable. Notons que cette nouvelle situation initiale servira introduire un autre sujet-
thme de la squence Karataev. La phase complication commence quand Pierre se
trouve dans une situation difficile : la prsence de Karataev le gne, mais il doit sy
rsigner, car cest le seul feu auprs duquel il peut se rchauffer. Cest l quil y a une mise
en intrigue : le sujet principal doit faire face une situation inattendue. Sinstaller prs du
feu, entamer une conversation avec Karataev et couter son rcit constituent les actions qui
vont entrer dans la troisime phase narrative comme des actions faisant suite la
complication. Il est noter que la quatrime phase, la rsolution, y fera visiblement dfaut.
On se souvient que la phase 4 fait toujours cho la complication, contenue dans la phase
2 le fait dtre contraint de sassoir prs du feu de Karataev. On peut en toute logique
-
CHAPITRE 2 : LA NARRATION
- 37 -
penser que la rsolution de cette situation serait le dpart de Pierre : cet vnement serait si
peu informatif dans ce cas prcis de rappel (rappelons que nous nous trouvons dans la
deuxime squence o Pierre se remmore les vnements de la veille) que lauteur en fait
lconomie. En revanche, la situation finale, la rflexion qua laisse le rcit de Karataev
est dautant plus centrale quelle assure le lien non seulement entre deux squences mais
galement entre deux plans temporels : le prsent de Pierre et la veille des vnements.
Le rcit de Karataev, lui, sorganise son tour dans une troisime squence narrative.
Compte tenu de la complexit structurelle de lextrait, nous en proposerons un rsum
schmatique :
Squence 1 :
Pn1 : Pierre marche sous la pluie
Squence 2 :
Pn5 : Pierre repense la conversation dhier avec Karataev
Pn1 : Pierre cherche le feu
Pn2 : il ny a pas dautre feu que celui de Karataev
Pn3 : Pierre sinstalle contrecur prs de Karataev
Squence 3 :
Pn0 : lhistoire des deux marchands
Pn1 : le repos des marchands
Pn2 : lassassinat de lun deux
Pn3 : le jugement et la punition de lautre marchand
Pn4 : lenvoi du marchand au bagne
Une analyse squentielle dtaille permet de distinguer plus nettement les diffrents
plans temporels propres chaque squence. Dans la premire squence, il sagit du prsent
de la narration principale16. La deuxime squence renvoie aux vnements de la veille,
qui aboutissent aux rflexions de Pierre dans la narration principale. Malgr linversion
manifeste des phases narratives dans cette deuxime squence (Pn5 vient avant Pn1), la
suite des vnements est parfaitement conforme leur progression temporelle : les
vnements de la veille ont une consquence logique dans la rflexion de Pierre, qui est,
elle, donne au prsent. Dans le cas des deux premires squences, nous sommes amene
16 Il est vrai que le terme de prsent pour dcrire une narration expose au pass peut paratre inadapt. Mais
dans le cas des jeux temporels, ce terme convient plus que le pass, par exemple, car le pass renverra aux
vnements antrieurs, comme cest le cas dans notre extrait.
-
CHAPITRE 2 : LA NARRATION
- 38 -
parler des squences que nous appellerons ouvertes, puisque leurs diffrentes phases
communiquent entre elles. Puis, la troisime squence, une squence ferme, expose le
contenu du rcit de Karataev. Cette squence est situe dans un pass indtermin, qui se
dfinit, lui, par rapport au pass de Karataev.
A ces deux cas de modification de schma squentiel on peut galement ajouter le fait
que la complication (Pn2) peut son tour tre dcompose : elle contiendra des lments
introduisant des actions vaines qui sont interrompues par un autre vnement imprvu. Ce
type dnonciation est bien illustr par lemploi de la particule bylo (voir page 59).
3.1.1.2. TEMPS GRAMMATICAUX
Dans le cadre dune analyse textuelle, il est commode dutiliser le concept de premier
plan / arrire plan (foregrounding / backgrounding) de la psychologie cognitive, introduit
par L. Talmy pour une analyse des faits linguistiques. Ce concept est li plusieurs
notions, et notamment lide que certains vnements sont plus saillants dans une suite
narrative que dautres. Cette ide applique laspectologie se rvle tre particulirement
intressante pour lanalyse des formes aspecto-temporelles dans les textes. Ainsi, en
franais, ce concept a t bien dvelopp notamment dans la Grammaire textuelle du
franais dHarald Weinrich (1989) qui parle de limparfait et du plus-que-parfait comme
temps de larrire-plan et du pass simple et du pass antrieur comme celui du premier
plan du relief temporel (Weinrich 1989 : 129). Cette distinction reposant sur
lopposition focalisation / topicalisation est souvent applique au russe o en arrire-
plan on voit le pass IPF, temps descriptif, et au premier plan le pass PF qui, lui, fera
progresser laction.
Une telle opposition entre le pass PF et le pass IPF comme deux formes aspecto-
temporelles organisant autour delles toute lnonciation ne peut cependant pas tre utilise
dans le cadre de notre travail, puisquelle ne sera valable que dans un rcit comme genre
littraire. Si on se conforme la mthode adopte ici, il convient de distinguer des formes
qui fonctionneraient uniquement dans un texte narratif. Mais avant de parler des formes
susceptibles de se trouver en opposition dans ce type de texte, voyons dabord les
principales caractristiques du pass PF, dont le fonctionnement dans la narration ne peut
tre mis en doute.
Il est vrai que le pass PF est sans aucun doute la forme la plus reprsentative des
temps narratifs. Comme la trs justement remarqu H. Weinrich (1989 : 127-129), le
pass du rcit ne renvoie pas forcment aux vnements passs proprement dits. Les
-
CHAPITRE 2 : LA NARRATION
- 39 -
vnements des rcits littraires sont des vnements de fiction sans aucun rapport au
pass au sens chronologique du terme. Pour preuve, nous citerons lexemple des rcits de
science-fiction situs souvent dans un futur (chronologique) lointain qui font galement
appel aux temps passs, au sens grammatical du terme.
Les formes du pass PF peuvent avoir diverses valeurs dans une narration. Tout
dabord, le pass PF indiquera le plus souvent une action acheve ce qui fait que
lenchanement de plusieurs passs PF est souvent conu comme une suite dvnements
passs17. En labsence de marques grammaticales dantriorit ou de postriorit (comme
cest le cas des temps en franais, par exemple), le russe se sert de lordre des mots pour
disposer les vnements dans un ordre chronologique :
A. , , , ,
. ,
, , , . [.,
]
Mais la smantique y joue le rle primordial. Une suite de passs PF peut aussi bien
sinterprter en dehors de toute succession temporelle, comme ce que nous avons observ
dans lexemple A la page 26 : umerli, pogibli, ix vakuirovali renvoient des vnements
qui ne se sont pas forcment drouls dans cet ordre. Un cas de figure trs proche de ce
point de vue est la ralisation des valeurs du parfait dun verbe PF, comme postarel,
raspolnel i obrjuzg, analys par A.V. Bondarko (2001 : 128). Ces vnements sont
concomitants et fixent ltat du personnage au moment de lnonciation ( propos des
valeurs de parfait dans un texte voir Zolotova 2005). Dans ces cas de figure, nous ne
parlerons pas de passages narratifs mais de passages descriptifs.
Par ailleurs, la narration se fondant uniquement sur des verbes PF qui se suivent de trs
prs dans le temps donne un effet supplmentaire de rapidit :
Limpression de la rapidit dans la succession est cre par la succession des formes perfectives et
ne dcoule pas de la smantique lexicale. En effet, les vnements voqus peuvent exiger un
certain temps, plus ou moins long, pour se raliser ; en outre, leur succession peut tre interrompue
dans la ralit par une priode plus ou moins importante. Ces circonstances relles nont pas
dincidence sur la perception du rythme et