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    OBSERVATOIRE GOSTRATGIQUE

    DE LINFORMATION

    4 avril 2011

    Facebook, Twitter, Al-Jazeeraet le Printemps arabe

    SOUS LA DIRECTIONDE FRANCOIS-BERNARD HUYGHE

    CHERCHEUR A LIRIS

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    OBSERVATOIRE GOSTRATGIQUE DE LINFORMATIONINSTITUT DE RELATIONS INTERNATIONALES ET STRATGIQUES

    Rvolution 2.0 : du Web au politique

    Aprs l'affaire Wikileaks, voici une justification supplmentaire l'existencede cet observatoire : les rvolutions arabes vite qualifies de Rvolutions 2.0 .

    Au moment o nous crivons, nous sommes sans doute mi-chemin entrela premire surprise, personne n'avait rien vu venir, et des leons plus gnrales.Il faudra les mditer lorsque nous saurons, d'une part ce qu'il en sera du Prin-temps arabe avec le taux de russite, d'chec ou de compromis des mouvementsdmocratiques, et d'autre part quand nous verrons mieux si le modle des r-seaux sociaux se transformant en mouvements de rvolte efficace dure et s'ex-porte. Reste une question de fond : quel rapport entre des forces politiques etsociales, et des outils techniques ? Il est vident qu'Internet change nos faons devivre ensemble et a fortiorisous sa forme que l'on a baptise Web 2.0, reposantsur le principe tous metteurs, tous connects, tous cooprant et sur le par-tage que ce soit des vidos, des expriences quotidiennes ou des indignationsrvolutionnaires.

    Des masses, apparemment sans chef et qui ne sont pas organises sousla forme traditionnelle du parti, s'emparent d'outils de communication et en font desarmes de contestation. Mais en retour, ces outils favorisent des manires de penseren commun, de dcider, de lutter (elles suscitent des stratgies et des contre-stra-tgies de l'adversaire), donc ils transforment ce qu'il faut entendre par engagementou rvolte.

    Dans ce numro qui appellera sans doute une suite, nous avons choisi dene pas jouer au jeu un peu vain qui consisterait attribuer une sorte de coefficientau facteur Internet dans le dclenchement des rvoltes par rapport d'autres queseraient la dmographie, la situation conomique objective, le taux d'alphabtisa-tion ou le courage des vrais gens face la police... Facebook, Twitter et Al-Ja-zeera : quel rapport avec quelle rvolution ? Telle est la question que nous avonspose des tmoins et experts...

    Franois-Bernard Huyghe

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    Tunisie, gypte, Libye : chaque rvolution sa communication

    Entretien avec Mathieu GuidreProfesseur titulaire de la chaire dIslamologie et pense arabe

    lUniversit de Toulouse IIPropos recueillis par Pierre-Yves Castagnac

    IRIS : Quels sont les lments communs de la contestation en Tunisie et en gypte ?

    Mathieu Guidre : Dans ces deux situations, Internet a t massivement utilis de manire subver-sive. Je dis subversive parce quon ne constate pas de grandes diffrences avec le mode defonctionnement observ chez certains groupes radicaux. Dans le cas tunisien, des communautsvirtuelles visant renverser lordre tabli sont apparues du jour au lendemain propos dvnementsponctuels, autour dindividus en particulier, ou bien encore autour dactions spcifiques. Ces com-munauts sont relativement volatiles. Mais la dure na pas dimportance, cest le caractre mobili-

    sateur de laction qui compte : partir du moment o laction est mene, cest termin. On passe autre chose. Dans le cas gyptien, il sest produit le mme phnomne mais diffremment. La p-ntration dInternet tant moins importante, la mobilisation a t surtout mene sur les rseaux so-ciaux. Ils sont relativement ferms, plus difficiles daccs, comme celui des Frres musulmans, cequi nest pas le cas en Tunisie o les internautes taient prsents sur de lInternet ouvert (blog,forum, Facebook).

    IRIS : Comment voluent les individus au sein de ces communauts virtuelles ?

    Mathieu Guidre : Lindividu reste fidle lui-mme : son action subversive suit une certaine coh-

    rence. Une fois que laction ou lvnement nest plus dactualit, le pseudonyme va migrer versdautres groupes, mais ces derniers gardent un lien perceptible avec le mobile dorigine. Un pseudoli un vnement restera li lvnementiel, un pseudo golocalis tel endroit restera li unezone gographique, etc. Il est cependant possible de distinguer deux groupes parmi les rvolu-tionnaires qui, pour autant, ne sexcluent pas. Il y a dun ct, ceux qui protestent et qui contestentvia Internet (les propagandistes), et ceux qui vont plus dans laction de terrain (les activistes). Lesdeux groupes convergent lors des grandes manifestations.

    IRIS : Lgypte a, un moment donn, coup laccs Internet. Pourquoi lavoir fait ? Etquelles ont t les consquences ?

    Mathieu Guidre : Il faut savoir que tous les pays peuvent, un moment ou un autre, couper Inter-net. Cela est possible car le systme est relativement centralis. Une poigne dhommes peut ainsiouvrir ou fermer lInternet. En Tunisie, ce contrle passait par les proches de Ben Ali ; en gypte,par les proches de Moubarak. partir de l, un gouvernement peut fermer le robinet. Le rgime de

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    Ben Ali na pas essay de couper Internet parce quil estimait plus intressant de rcuprer les in-formations personnelles des internautes. Ce rgime tait trs en avance sur ce point car il avait misen place des mouchards qui rcupraient les mots de passe des utilisateurs. En rponse, lessocits de services comme Facebook, Google ou Yahoo ont ragi. Sestimant neutres politique-ment, elles ont rpondu techniquement en dveloppant des solutions qui empchaient le piratagede leur systme.En gypte, cest diffrent. La solution na pas t de rcuprer le contenu des changes, mais pluttde couper le moyen de communication lui-mme. Lgypte avait vu lexprience tunisienne etconstat que cela navait pas march. Les responsables ont donc choisi une solution radicale : cou-per Internet. Ils ont dit quils pouvaient le faire et ils lont fait, du moins pendant un moment. La r-

    volution en gypte a pu se poursuivre car il y avait des soutiens occidentaux qui ont mis en placedes solutions palliatives. Ainsi, Google et Twitter ont mis en place un systme permettant aux gyp-tiens d'envoyer des messages par tlphone, en contournant le blocage d'internet.

    IRIS : Comment ont ragi les Frres musulmans en gypte ces troubles politiques ?

    Mathieu Guidre : Les Frres musulmans sont de grands consommateurs dinternet et utilisateursde rseaux sociaux. Au cours des dernires semaines, des voix se sont leves au sein de cettecommunaut pour critiquer Facebook ou Twitter. Ils estiment que ces rseaux ne sont pas suffisam-ment scuriss. La police ou les services de renseignement peuvent trop facilement les infiltrer et

    les surveiller. Cest pourquoi, ils nont pas conseill leurs membres dutiliser Facebook de manireextensive avec leur vrai profil ou leur vrai nom. Ils les ont, au contraire, incit sinscrire sur IkhwanBook , qui est le Facebook des Frres musulmans. Il permet dchanger en arabe et en toute s-curit. Cela a t possible parce que les Frres musulmans disposent de trs bons informaticiens.

    IRIS : Laccs Internet en Libye est trs faible. Est-ce que cela peut avoir un impact dans lacommunication intra-rvolutionnaire ?

    Mathieu Guidre : Non, je ne crois pas, sauf chez la diaspora libyenne. Et pour une raison toutesimple : la pntration Internet est trs faible car linvestissement dans linfrastructure a t volon-tairement limit. La Libye a, en revanche, un bon rseau de communication tlphonique, mais le

    gouvernement libyen ne peut pas le couper, car lui-mme lutilise. Enfin, il y a surtout le systmetribal de communication qui est beaucoup plus efficace quInternet ou toute autre forme de commu-nication. Quand on prend une tribu comme les Warfalla, qui est la plus grande tribu libyenne avecplus dun million de membres, il suffit que le chef dise un mot pour quil soit diffus dans lensemblede la communaut. On se retrouve donc dans une situation o les gens sont trs bien informssans ncessairement avoir besoin de communication moderne.En rsum, dans chaque pays, la population a rpondu avec les mmes moyens que le pouvoir : in-ternet contre Internet, tlphone contre tlphone ou encore dromadaire contre dromadaire. Cestun peu caricatural, mais vrai. Le peuple dadapte en fonction des armes sa disposition.

    IRIS : Est-ce que les extrmistes sont prsents dans ces rvolutions ?

    Mathieu Guidre : Oui, tout fait. Ils sont peu prsents sur le terrain, mais trs prsents sur la toile.Depuis le dbut de la rvolution tunisienne, il y a eu deux messages du numro 2 dAl-Qada (Za-wahiri) et trois messages du chef dAl-Qada au Maghreb Islamique (Droukdal). Cinq messages en

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    si peu de temps, cest considrable ; sans parler des sous-chefs ou dautres responsables affilisqui ont galement ragi. Il faut rappeler quAl-Qada a toujours t organise mdiatiquement.Chaque branche de lorganisation a sa socit de production pour la diffusion de vidos, lenregis-trement de bandes audio, etc. Pour donner un exemple, la socit de production dAQMI sappelleAl-Andalus, et cest elle qui soccupe de toutes les vidos dotages, des communiqus, des forumsCest elle qui gre, en gros, la propagande du groupe. Les services comm des organisations terro-ristes sont bien rods. Il ne peut en tre autrement car lexistence mme de ces groupes dpend delimpact mdiatique des actions. Pour en revenir Internet et aux rvolutions, il ny a pas aujourdhuide chef islamiste qui se distingue sur la toile ou qui dtienne une position de leadership dans cesvnements.

    IRIS : Comment se positionne Al-Qada vis--vis du Printemps arabe ?

    Mathieu Guidre : Al-Qada soutient de faon claire et nette les vnements en cours tant sur leplan idologique que mdiatique et oprationnel. Le chef dAQMI, par exemple, a dit trs clairementquil ferait tout son possible pour aider la population lutter contre le rgime de Kadhafi. Et je pensequil le fera : il en a la volont et la logistique. Cependant, si Al-Qada ou des groupes radicaux dji-hadistes sont prsents dans ces mouvements rvolutionnaires, ils nen sont ni les initiateurs, ni lesoprateurs en chef. Cette rticence safficher plus ouvertement sexplique par le fait quils ont peurdtre rejets par la population, mais aussi et surtout, dtre utiliss comme prtexte par les rgimesen place pour se maintenir au pouvoir.

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    La rvolution du live

    Par Alice AntheaumeJournaliste et responsable de la prospective et du dveloppement international

    lcole de Journalisme de Science Po Paris

    Dbut 2011, les internautes du monde entier cliquent de faon frntique sur les contenusqui racontent les rvolutions en Tunisie, en gypte et en Libye. Pourtant, ce sont des sujets a prioridifficiles daccs, compliqus, internationaux, aux enjeux diplomatiques, politiques, et gographiquespineux pour le grand public.

    Mais cette fois, sopre un changement de paradigme. Pour suivre lactualit dans les paysarabes, les sites dinfos gnralistes, en Europe et aux tats-Unis, ont mis en place une couverturemdiatique indite, ractualise en permanence via une nouvelle narration. Une narration qui agrgedu texte, des photos, des vidos, des messages sur les rseaux sociaux. Une narration interactivequi volue en temps rel. Les professionnels du numrique appellent cela des .live., ces formatsditoriaux qui permettent de suivre, minute par minute, les derniers dveloppements sur les soul-

    vements ou toute autre actualit linstant T. Chaque macro et micro vnement y est relat, dela dclaration du prsident gyptien Hosni Moubarak, estimant que si (il) par(t), ce sera le chaos.,aux images de Mouammar Kadhafi assurant sous son parapluie quil est bien Tripoli, en passantpar la dpche dune mission humanitaire en Libye.

    Cette narration passe par un outil spcifique, baptis Coveritlive (couvrir en live) ou.Scribblelive (prendre des notes en live), que les journalistes insrent dans les pages de leur sitedinformations. Pas besoin de cliquer pour ractualiser la page. En ligne, les internautes voient lesdernires informations tomber automatiquement, comme dans le flux dactualits de Facebook.

    Vive le networked journalism !

    Cest lune des manifestations de ce que Charlie Beckett, journaliste et directeur du pro-gramme Polis la London School of Economics, appelle le networked journalism , ou journalismeen rseau. Un concept n dun constat : en ligne, lecteurs et journalistes vivent dans le mme mondeet les liens qui se nouent entre eux permettent de construire linformation de faon collaborative..Le networked journalism est un processus et non un produit, dclare Charlie Beckett.

    Un processus de production de linformation, dans lequel professionnels et amateurs chan-gent et partagent de A Z. Les journalistes, pas plus que les lecteurs, ne connaissent la suite aumoment o ils crivent, et pourtant, ces actualits fonctionnent comme des sries tlvises, avecun air de revenez-y, comme sil tait indiqu suivre la fin de chaque pisode. Avec, toujours,cette question en suspens concernant les dirigeants des pays : partiront ? Partiront pas ?

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    Toutes les donnes (volume, dure) le montrent : laudience na jamais autant accroch cette faon de raconter, en ligne, lactualit, au fur et mesure que se droule lhistoire et lHistoire.Et ce, pendant des semaines et des semaines, une dure inhabituellement longue : dhabitude, les live se droulent le temps dun dimanche lectoral ou dun match de foot.

    Sur lefigaro.fr, le 4 fvrier 2011, larticle le plus lu du site sintitule Des millions dgyptiensmanifestent dans le pays .Cest le rcit ractualis en permanence de la journe. Lors des va-cances scolaires de fvrier, lemonde.fr annonce avoir battu des records daudience avec la Libye..Plus de 5 000 personnes se sont connectes en permanence nos directs sur la Libye, avec despointes suprieures 10.000 lors de moments forts, comme le discours de Kadhafi mardi, peut-on

    lire sur le site le 25 fvrier 2011. La rvolte en Libye a mme attir plus d'audience sur lemonde.frque les rvoltes en Tunisie et en Egypte.

    Autre lment dexplication de cet apptit du Web pour les rvoltes du monde arabe : le format live est, quelque soit le sujet, international ou pas, presque toujours lun des contenus les plusvus dun site dinfos. Dabord parce que cest un appt pour les consommateurs dinfos, qui lonpromet de faire vivre lactualit comme sils y taient, ensuite parce que ce type de format, trs mo-bilisateur en termes de ressources dans une rdaction, bnficie dune visibilit importante en tantdispos tout en haut de la page daccueil des sites dinfos. Selon les estimations, un live ,quelquen soit le sujet, concentre au minimum 25 % du trafic gnral du site.

    Rvolution 2.0 : lHistoire en direct

    Les internautes qui suivent notre couverture en temps rel de lgypte en ont conscience :ils assistent, en direct, un vnement historique , estime Nabil Wakim, journaliste au Monde.fr.

    Et les sites dinfos de lHexagone ne sont pas les seuls en bnficier, les rseaux sociauxaussi. Lors des vnements en Tunisie et en gypte, nous avons eu une hausse exceptionnelledu trafic sur Twitter depuis les pays d'Afrique du Nord, explique Othman Laraki, le directeur de lagolocalisation et de la recherche sur Twitter. Dans quelles proportions, on ne le saura pas, les chif-fres n'tant pas publics, mais le pic d'audience a t impressionnant, reprend Othman Laraki..Toute une communaut africaine a dbarqu en masse . Pour ce dirigeant de Twitter, c'est lemme scnario qui se rpte : Dans beaucoup de pays, Twitter n'en est qu' ses dbuts. Et partouto notre croissance a pu dbuter, c'est parce qu'il s'est pass, dans l'actualit, de l'instantan quise raconte en live .

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    Libert place Tahrir

    Entretien avec Mahmoud Hussein*Pseudonyme commun dAdel Rifaat et de Bahgat Elnadi

    Politologues et islamologuesPropos recueillis par Pierre-Yves Castagnac

    IRIS : Comment avez-vous vcu les vnements qui ont secou lgypte ?

    Adel Rifaat : En dix-huit jours, nous avons rajeuni de trente ans. Une des choses qui nous a le plusfrapps, cest laspect inattendu, laspect impens de cette rvolution. Ses acteurs eux-mmestaient merveills, surpris dtre l, ensemble, libres, davoir os faire ce pas et de dcouvrir quelpoint, ils taient proches les uns des autres... Musulmans et chrtiens, croyants et lacs, hommes etfemmes, qui faisaient corps, qui faisaient peuple. Les gens se disaient : nous naurons jamais pluspeur, nous ne serons jamais plus seuls, chacun dans son coin Nous savons maintenant que nousavons les mmes rves .

    Bahgat Elnadi : Pour reprendre un slogan publicitaire qui a fait fureur il y a vingt ans : cette chose,

    nous lavons rve, la jeunesse gyptienne la faite . Depuis les combats que nous avons mens,au cours des annes 1950 et 1960, avec tant dautres qui sont morts depuis, nous continuions derver Mais cette rvolution est alle au-del mme de nos rves.

    IRIS : Pourquoi les rvolutionnaires ont-ils choisi le 25 janvier pour lancer le mouvement ?

    Bahgat Elnadi : Il y a eu dautres tentatives avant cela. Elles ont amorc le mouvement. Le 25janvier commmore un acte hroque de la police gyptienne, qui, en 1952, avait refus de livrerdes fdayins aux forces doccupations britanniques. Il sen tait suivi des combats. Bilan final : unecinquantaine de mort et une centaine de blesss ct gyptien Prs de soixante ans plus tard,les rvolutionnaires ont choisi ce jour, pour souligner le contraste entre la glorieuse police de cetemps-l et celle de Moubarak, dont les agissements criminels taient dsormais condamns partout le monde.

    IRIS : Comment avez-vous suivi les vnements ? Et o, en gypte ou depuis Paris ?

    Bahgat Elnadi : Nous sommes rests Paris. Nous avons pu suivre les vnements, bien sr, travers certains contacts personnels, mais de manire continue, en temps rel, travers Internet etla tl. Ici, coup de chapeau Al-Jazeera, car cette chane dinformation est alle bien au del dujournalisme. Elle a pris fait et cause pour les rvolutions arabes.

    Adel Rifaat : Durant les tout premiers jours de la rvolution, le gouvernement gyptien avait russi plonger les rseaux de mdias personnaliss (Internet, Facebook...) dans un tat quasi-catalep-tique. Al-Jazeera a pris, en quelque sorte, le relais. La communication place Tahrir sest faite, hautevoix, travers elle. Les rvolutionnaires ntaient plus coups les uns des autres et ils restaient encontact avec lensemble de la population.

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    IRIS : qui doit-on attribuer cette rvolution en gypte : Facebook ou Al-Jazeera ?

    Adel Rifaat : Non, la rvolution, cest dabord le dsir de libert du peuple gyptien et la perte totalede lgitimit du pouvoir de Moubarak. Facebook et Twitter ont jou un rle important pour prparerla mise feu, Al-Jazeera est venue complter le dispositif, une fois ltincelle allume Mais il nefaut pas confondre les acteurs politiques et les moyens techniques dont ils disposaient. Si les espritset les curs ntaient pas prts, par millions, rpondre lappel des jeunes blogueurs, rien ne seserait pass.

    IRIS : Vous avez connu la rpression, la prison, lexil. Comment comprenez-vous cette de-mande de libert du peuple ?

    Adel Rifaat: Ce dsir sest exprim bien avant cela, tout au long du XXe sicle, mais il tait assourdi,pig, voire refoul, par les impratifs de la lutte de libration nationale. Celle-ci passait avant lalutte pour les liberts individuelles et civiques. Il tait beaucoup plus difficile de se rvolter contreNasser ou Bourguiba, les Pres de la Nation, que contre Moubarak ou Ben Ali Mais une fois lescarcans briss, le dsir de libert, au sens moderne du terme, sexprime avec force.

    Bahgat Elnadi : Lun des jeunes rvolutionnaires gyptiens, Wael Ghoneim, a dfini ce dsir, peuprs en ces termes : je veux vivre dans une socit o la police, si elle vient marrter, le fait avec

    un mandat darrt dlivr par la justice. Jai un avocat. Ma famille est informe. Avant dtre ven-tuellement reconnu coupable, je suis prsum innocent et je reste libre. Les camps de concentration,o on est maintenu en captivit, sans motif judiciaire, des annes durant, sont une honte CestlHabeas corpus, tout simplement.

    IRIS : Comment expliquer le rle particulier jou par la jeunesse dans ces vnements?

    Adel Rifaat : Au cours des annes Nasser et Sadate, quelque quinze millions dgyptiens sont partistravailler ltranger, notamment en Arabie Saoudite, en Irak, dans les pays du Golfe. Leurs enfantsont pu bnficier de largent ainsi gagn, pour aller dans de grandes universits, pour dcouvrir lOc-

    cident, pour jouir de la libert de penser et de parler Ils se sont retrouvs de plain pied dans lamondialisation. La tl, Internet, les rseaux, cest eux. Lorsque les socits arabes ont commenc sentir quelles touffaient sous la frule de despotes corrompus et dlgitims, les jeunes se sonttrouvs l, au moment o il fallait, pour lancer le cri de ralliement.

    * * *

    * Mahmoud Hussein est le pseudonyme commun de Bahgat Elnadi (n en 1936) et Adel Rifaat (n en 1938), politologueset islamologues dorigine gyptienne. Militants lacs et marxistes ds leur plus jeune ge, ils ont t incarcrs pendantcinq ans sous Nasser, avant de s'installer en France, o ils furent naturaliss en 1983. Ils sont titulaires d'un doctoratd'tat en philosophie politique et auteurs de plusieurs ouvrages qui ont fait date dont La lutte de classes en Egypte(1969), Versant sud de la libert (1988) et Penser le Coran (2009). Membres du secrtariat de lUnesco de 1978 1998,ils ont t pendant dix ans co-directeurs du Courrier de lUnesco , mensuel culturel international publi en 30 langueset diffus dans 120 pays.

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    Lautonomisation des opinions publiques

    Par Mohammed el OifiMatre de confrence lInstitut dtudes Politiques de Paris

    Dans la dernire livraison de la revue amricaine Foreign Affairs , Malcom Gladwell et

    Clay Shirky se sont opposs propos du pouvoir politique des rseaux sociaux et de limpactdInternet, et dune manire plus gnrale sur les rapports de force entre les autorits politiques etles contestataires aussi bien au niveau national quinternational.

    Les enjeux de ce dbat pour la conduite de la politique trangre amricaine vis--vis de laChine ou de lIran sont dautant plus importants quune place de choix est attribue aux mdias etnotamment aux rseaux sociaux dans le dclenchement des rvoltes arabes depuis dcembre 2010.La chute des rgimes tunisien et gyptien et lbranlement spectaculaire des structures du pouvoirdans la quasi-totalit des pays arabes appellent une explication spcifique et transversale.

    Lutopie du pouvoir illimit

    Les interrogations sur les origines de cet vnement quasi magique, ce mystre, participent la construction dun mythe moderne rsum par lexpression : la rvolution Facebook . Cetteutopie puise dans un imaginaire collectif qui attribue un pouvoir illimit aux mdias sur les hommeset espre transformer le rel par le virtuel en faisant lconomie de la violence consubstantielle auxprocessus rvolutionnaires. Pour les protagonistes de ces luttes diplomatico-mdiatiques mais ga-lement commerciales, le rapport de causalit entre les rseaux sociaux et les mobilisations rvolu-tionnaires arabes est incontestable. Dans un ouvrage au titre provocateur, Les Grecs ont-ils cru leurs mythes ? , lhistorien Paul Veyne a voulu bousculer le prjug qui enferme les anciens dansleurs croyances et qui clbre lmancipation des Modernes par rapport toute construction mytho-

    logique.

    cet gard, les vertus libratrices des rseaux sociaux et les marges de manuvres quilsoffrent aux utilisateurs sont contrebalances par la quantit dinformations personnelles quils mettent la disposition aussi bien des polices que des marchands. Lusage ambivalent des rseaux sociauxrappelle lun des acquis de la sociologie des medias : la neutralit des outils technologiques. Lesusages multiples et parfois contradictoires auxquels se prte loutil dpendent moins de sa natureet de ses potentialits que des motivations et des stratgies des usagers.

    Do une certaine fragilit des hypothses dopportunit qui donnent un rle primordial aux

    nouveaux mdias dans les rvolutions arabes. Elle risquent de sous-estimer les transformations so-ciologiques structurelles et surtout les motivations des individus. En ralit, depuis la fin des annes1990, un processus dautonomisation des opinions publiques dans le monde arabe a transform lesrapports quentretiennent les gouverns avec les gouvernants et avec les forces politiques ou ido-logiques dominantes, y compris les islamistes.

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    Urbanisation, alphabtisation et circulation de linformation

    Pour des raisons mthodologiques et politiques, ce phnomne est pass inaperu. Or, laformation, lautonomisation des opinions publiques et leur transformation en acteur collectif efficacesont lies un triple processus de changement social des socits arabes ces dernires dcennies.En effet, lurbanisation et lalphabtisation ont non seulement rendu possible la circulation de linfor-mation mais ont galement facilit les mobilisations sociales.

    Laffrontement des rgimes avec les oppositions notamment islamistes et les stratgies decommunication des deux parties ont favoris la politisation des individus et la prise de conscience

    de leur poids. En outre, la rvolution de linformation dans le monde arabe, initie par la chaine din-formation Al-Jazeera partir du milieu des annes 1990, a fragilis les vrits officielles et a aid recomposer un champ mdiatique arabe devenu pluraliste et concurrentiel, mettant fin ainsi au mo-nopole des tats sur linformation.

    Ces volutions sociologiques structurelles ont particip lmergence et lautonomisation desopinions publiques arabes. Elles commencent exercer une pression graduelle et insoutenable surdes rgimes figs et les poussent ainsi vers la sortie au profit dlites reprsentatives des nouvellesralits. Aprs le rgne des lites nationalistes qui ont plus ou moins ngoci les indpendancesdans linterdpendance avec les anciennes puissances coloniales au Maroc, en Tunisie, en gypte,au Liban, des lites militaires plus intransigeantes avec lOccident et socialisantes ont pris linitiative.

    lites, militaires... et opinions

    Une succession de coups dtat militaires en 1952 (gypte), 1958 (Irak), 1965 (Algrie), 1969(Libye), 1970 (Syrie) ou en 1987 (Tunisie) ont transform les rapports de forces politiques au profitdes armes. Ces rgimes ont t les premiers touchs par une dlgitimation profonde annonantune troisime re : celle de lempire des opinions publiques. Les slogans communs aux manifestantsdans les pays arabes signifient le rejet de leurs dirigeants. Ils montrent que les peuples souhaitentchoisir eux-mme leurs dirigeants. Leur lgitimit nest plus lie aux luttes pour les indpendancesou aux ralisations conomiques et sociales mais aux opinions publiques.

    Ce dplacement des sources de la lgitimit den haut vers le bas (le peuple) annonce lob-solescence des anciens modes de gouvernement et linstallation de nouvelles rgles qui consacrentla primaut des peuples. La tyrannie des nouveaux matres savoir la multitude sera impitoyablepour les dirigeants qui, du Maroc lArabie Saoudite en passant par la Syrie et lAlgrie, nont pascompris la fin du monde dhier, celui de limpunit et des privilges.

    La consquence la plus profonde est la difficult dsormais relle pour les spcialistes de largion de recourir des catgories globales ou des dterminismes pour expliquer les dynamiquespolitiques ou sociales. Dans le monde arabe, comme ailleurs, les opinions publiques sont fragmen-

    tes et volatiles, et soumises une recomposition permanente. Il sera plus difficile dannoncer lafin du monde arabe et celle de lislamisme dans la mesure o ces catgories seront dsormaisce que les opinions publiques arabes en feront, c'est--dire lobjet de ngociations permanentes etde conflits incessants.

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    Nous assistons, titre dexemple, aussi bien en Tunisie quen gypte une normalisation et une lgitimation de lislam politique notamment sa branche lie aux Frres Musulmans .Ceci se fait travers la lgalisation de partis politiques qui sinspirent de cette mouvance. Rien nepermet dannoncer lavnement de socits post-islamistes sur le modle des socits postcommu-nistes aprs leffondrement de lUnion sovitique.

    Lanalyse, sans intermdiaire ni filtre, des discours aussi bien populaire, journalistique quesavant, en langue arabe, laisse entrevoir des ralits sociales denses et complexes dans lesquellesse meuvent des individus informs, rationnels et adroits. Leur rapport autrui ne se construit pas,comme on le prtend si souvent, sur des essentialismes culturels et religieux, mais dans linteractionet la rciprocit.

    Les rvolutions populaires qui secouent le monde arabe ont une dimension internationale in-contestable. Si hier, la recomposition du monde postcolonial sest ralise en grande partie au d-triment des puissances europennes. Les processus rvolutionnaires actuels annoncent unemodification profonde des relations quentretiennent les tats-Unis avec cette rgion.

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    Al-Jazeera, le Printemps arabeet les mdias occidentaux

    Par Tho Corbucci,Journaliste spcialiste des mdias du Proche et Moyen-Orient

    Aprs la rvolution Twitter iranienne, la rvolution Facebook tunisienne, le Printempsarabe marque t-il l'heure de la rvolution Al-Jazeera ? C'est, en tout cas, ce que l'on a lgiti-mement pu penser au vu de l'enthousiasme quasi-unanime de la presse occidentale pour la cou-verture audiovisuelle de la chane qatarie. Destination incontournable pour The Guardian, toutsimplement .impressionnant selon Tlrama, tandis que Salon n'hsite pas affirmer qu'Al-Ja-zeera rend .vidents les checs des chanes d'informations cbles amricaines .

    Mais pourquoi ce soudain succs, alors que la chane met depuis 1996 et a dj couvertdes conflits comme l'Afghanistan, l'Irak ou les affrontements isralo-palestiniens, sans provoquerd'autres ractions que le dnigrement, la mfiance, voire certaines critiques virulentes ?

    Stratgie, innovations, ractivit et prises de risques

    Ce succs mdiatique est avant tout d quatre facteurs endognes : une stratgie de longterme, des innovations, certaines prises de risques et une ractivit face l'vnement.

    Une stratgie de long terme tout d'abord, avec le lancement en 2006 de sa version anglo-phone qui, aprs s'tre impose comme premire chane d'information arabophone au statut quasihgmonique, vise toucher un nouveau public, rparti sur la quasi totalit du globe.

    Des innovations ensuite, que l'on retrouve galement chez certains de ses concurrents,

    comme une interaction accrue entre la rdaction arabophone et anglophone, un usage efficace desrseaux sociaux vise d'une part de collecte (demande de renseignements, de photos) et d'autrepart de partage (promotion d'articles), ou encore la mise disposition du direct sur Internet via strea-ming, ce qui permet aux personnes ne recevant pas la chane de pouvoir quand mme la visionner.

    Des prises de risques galement, avec tout particulirement la mise en place de la licenceCreative Commons sur une partie de ses contenus, permettant ainsi quiconque de reproduire etde diffuser certains reportages et certaines images de la chane sans avoir rien payer, ni mme demander la permission. Mais plus que cela, c'est semble-t-il sa ractivit qui a permis Al-Jazeerade s'imposer, grce la mobilisation de la majeure partie de ses quipes sur cet vnement, propo-

    sant la diffusion d'un vritable flux d'images continues instantanes, des directs quasi-permanentset des informations exclusives. Ce qu'aucune autre chane ne pouvait financirement et humaine-ment se permettre.

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    Contexte, concurrence et censure

    La prise en compte des seuls facteurs internes ne suffit pas expliquer le succs de lachane.: il faut galement tenir compte de la concurrence, du contexte et des rponses apportespar les gouvernements. L'absence notable et critique des principales chanes d'informations inter-nationales, en particulier amricaines, a laiss le champ libre la chane qatarie.Elle en a profitpour attirer internautes et tlspectateurs la recherche d'informations. Le site en anglais a vu sonaudience augmenter de 2 000 %, dont 60 % provenant des Etats-Unis.

    Sur le plan rgional, Al-Jazeera a pu profiter de son statut de chane la plus populaire, sans

    commune mesure avec sa principale rivale, Al-Arabiya (capitaux saoudiens), ou avec d'autreschanes tatiques arabophones comme TRT el-Trkiye (Turquie) ou Al-Alam (Iran). Et ce, sansmme parler de la chane publique amricaine arabophone Al-Hurra. De plus, le fait que le pouvoirgyptien ait dcid d'interdire la chane et de bloquer sa diffusion sur le satellite Nilesat a particip la popularit mdiatique d'Al-Jazeera, probablement plus en Occident que dans le monde arabe.Enfin, notons l'importance du contexte : si la couverture des conflits irakien, afghan ou isralo-pa-lestinien tait une remise en cause directe de la couverture occidentale, de son discours et de samanire de rendre compte de ces conflits, rien de comparable en gypte ou en Tunisie puisque,dans l'ensemble, il existait un certain consensus sur la manire de traiter l'vnement.

    Al-Jazeera dans la cour des grands ?

    Ce n'est pas tant une rvolution Al-Jazeera qui s'est rvle avec ce Printemps arabe.,au mme titre que les mouvements contestataires iraniens de 2009 ne se limitent Twitter, ou lesrvoltes de janvier en Tunisie Facebook. C'est plutt la tardive reconnaissance par ses pairs oc-cidentaux de l'influence et de l'importance de la chane dans le paysage mdiatique mondialis. Elleentre dans le cercle ferm des principales chanes d'informations internationales. Si ce statut taitdj effectif pour de nombreux observateurs et pour les millions de tlspectateurs arabophones, leconsensus devient universel.

    Reste voir si celui-ci se stabilisera ou voluera, et, surtout, si Al-Jazeera russira ne pas

    se faire happer par la circulation circulaire de l'information (Bourdieu) dont elle avait jusqu'icirussi se prserver.

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    La fin de l'aristocratie du Web

    Par Adrien GvaudanConsultant en intelligence conomique

    Les vnements que connat le monde arabe depuis trois mois ont mis en vedette le rle jou

    par les rseaux sociaux, tant dans la communication des personnes que dans la coordination desactions collectives. Cette innovation, encourage par les entreprises et mdias occidentaux et enparallle du rle militant d'Al-Jazeera, dpendait du dveloppement technique du Web. D'abord anar-chique puis aristocratique, il est aujourd'hui aux portes de la dmocratie. Pour autant, tout est-ilparfait dans le monde du Web 2.0 ?

    Il tait une fois un monde cyberntique, archaque et protiforme, il a t a posterioriappel Web 1.0 , et tait majoritairement compos de pages personnelles et autres forums. Mais cet es-pace non-rglement a souffert des initiatives liberticides de quelques entrepreneurs, bien plus qu'iln'a pu jouir de vritables innovations technologiques. Le Web fonctionne de la mme faon qu'au-

    paravant (mme si certains langages ont pris de l'importance) ; ce qui a chang, c'est l'accessibilitcroissante des technologies autrefois restreintes.

    Les communauts du Web 1.0

    Aujourd'hui, les rseaux sociaux se multiplient et constituent le socle du Web 2.0. Gn-ralistes ou spcialiss, ils affirment rapprocher les gens et leur permettre d'changer efficacement.Or, un jeune-vieux de la vieille, comme l'auteur de ces lignes, ne peut manquer d'tre frapp par ladiffrence dans l'usage social du Web tel qu'il tait et du Web tel qu'il est.

    Quiconque a connu l'poque des forums spcialiss, rassemblant de vritables cohortes d'in-

    dividus partageant une passion pour un sujet, quiconque a vcu ces dbats passionns autour d'unpoint de dtail, o des pages et des pages d'interventions s'enchanaient sans que le noeud gordienne soit tranch, quiconque a expriment ce Web esthtiquement moche et philosophiquement beaudoit se dsoler devant l'tat actuel de la scne , car du temps o Mark Zuckerbeg avait encorede l'acn, l'individu ne s'inscrivait que dans le cadre de la communaut. Quelques requtes sur dif-frents moteurs de recherche (oui, il fut un temps o Google ne dominait pas outrageusement lemarch) et l'on tait mis en contact avec d'autres internautes partageant les mmes centres d'intrt.

    La masse d'informations n'avait pas encore atteint un seuil critique. Si quelqu'un rencontraitun problme dont les autres connaissaient la solution, il pouvait recevoir un rapide message expli-

    quant la marche suivre. Au sein du Web 1.0, les communauts taient au centre du cyberespace.Bien souvent, un individu n'tait reconnu que par son appartence un certain courant. Ce systmene permettait pas seulement l'individu de grandir (en comptence technique et en rputation) : lacommunaut grandissait avec lui.

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    Cette dernire, centre sur une thmatique et cherchant l'accumulation de connaissances,passait avant les proccupations individuelles, presque dans un esprit de ruche. Bien entendu, toutn'tait pas rose dans ce Web naissant : impunit, inscurit, cybercriminalit. Cependant, il existaitune forme d'honntet dans la faon dont se constituaient les groupes et les ides. La recherche deconnaissance animait rellement les acteurs de ce Web archaque. L'amoralit, au sens d'manci-pation de tout Diktat (fut-il justifi), tait la norme officieuse. Les rgles existaient pour tre en-freintes, les identits taient multiples et les inimitis foisonnaient. Ensuite vint le Web 2.0.

    La rvolution du Web 2.0

    En soi, ce qui est appel Web 2.0 ne reprsente que le dveloppement de quelques ra-lisations du Web 1.0. Le vrai changement depuis quelques annes est la dmocratisation de ce quitait auparavant un domaine rserv. Chacun peut, aujourd'hui, crer un site internet sans possderde connaissances techniques. Tout le monde peut construire sa propre communaut au travers desfameux rseaux sociaux.Quelques clics suffisent.

    Fondamentalement, l'volution du Web a replac l'individu au coeur du cyberespace. L'mer-gence des rseaux sociaux a favoris l'atomicit des acteurs.Il n'est plus de communaut qui nesoit individuelle. Le je est au centre de ma communaut, de mme qu' la priphrie de ceux quime sont connects. Cette no-rvolution a mis fin l'aristocratie du Web, au sens de gouvernementde la connaissance, pour instaurer une dmocratie sans objet. Plus d'ducation du nophyte parl'expert, du n00b (image du dbutant naf) par l lite (rfrence technique et charismatique).Aujourd'hui, ne demeurent que les striles proccupations autocentres.

    Le rapport l'Internet sest personnalis. Il repose sur l'exhibition du Moi et la contagion desmotions. Ce Web autocentr a tu un certain rapport l'autre pour instaurer la dictature du rseaupersonnel. L'idologie des premires heures, axe autour de la connaissance, s'est efface devantl'motivit narcissique et apolitique.

    Identit numrique ou anonymat authentique

    Les mouvements rvolutionnaires que connat le monde arabe introduisent l'engagement po-litique au sein de comportements sociaux individualiss. L'utilisation des rseaux sociaux, commeTwitter ou Facebook, semble contredire ce qui prcde et laisse prsager une volution du rapport l'Internet. De fin en soi, le rseau peut redevenir moyen d'action. Pourtant, cette utilisation politiquede l'Internet pourrait bien tre touffe dans l'uf.

    Deux idologies se contredisent : l'identit numrique, la Facebook , o tout est (sur le)rseau, et l'anonymat authentique, la 4chan , ou tout est ide. Incarnes par leurs charisma-tiques fondateurs, respectivement Mark Zuckerberg et Christopher Poole, ces idologies pourraients'affronter demain.

    Le premier est convaincu de la ncessit de rglementer le cyberespace, notamment sur leplan de la signature numrique afin qu'il rponde aux mmes codes que le monde rel. Chacun seradans la vraie vie et dans le cyberespace (o il aura le plus grand mal effacer ses traces) et sivous ne faites rien de mal, pourquoi vous cacher ? Le second, crateur du site 4chan.org, forum o

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    tout repose sur l'anonymat de ses utilisateurs, prne le droit au secret de lidentit. Il fait confianceaux processus d'auto-slection dmocratique des meilleures ides. On se doute que l'un ou l'autrechoix aura des consquences sur les capacits qu'auront les services de l'tat de reprer (voiredanticiper ou dinfiltrer) les rseaux activistes.

    Les rvolutions 2.0 nous rappellent que nous approchons d'un embranchement. Nos socitsseront-t-elles des espaces de libert et d'change, o l'Internet jouera le rle de tribune dmocra-tique.? Ou bien va-t-on entrer dans le monde de la surveillance assiste par rseaux sociaux ? Lechoix nest pas moins politique que les revendications des manifestants.

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    Les premires leons des cyber-rvoltes

    Par Franois-Bernard Huyghe, chercheur lIRIS

    Comme l'a montr ce numro, tout interfre : causes traditionnelles (chmage, corruption,manque d'avenir, autocrates sur qui se concentrent les ressentiments) plus amplificateurs (mdiassociaux permettant de savoir la fois ce que ne peut plus cacher l'tat et ce que pensent dj lescitoyens), nouveaux mdias comme mdias traditionnels (dont les TV par satellite) et la rue, vec-

    teur de nouvelles et mots d'ordre, les communauts virtuelles et les foules en chair et en os, parfoiscontre plomb et fer, et enfin ce qui se passe sur place et l'image vue de la plante (dont lespays frres arabes, impatients d'imiter leurs voisins).

    En Libye, du reste, trs peu quipe en numrique, avec la guerre civile, on redcouvrecomme au Kosovo en 1999, que la tlvision sert pour diaboliser, exhiber ses victimes civiles et montrer des pancartes en anglais comme Pourquoi tuez-vous nos femmes et nos enfants ? aux chanes trangres...

    Quelques indices, pourtant, de changements

    Les vieilles structures d'autorit sont menaces. L'tat, le fort ne peut plus rgner ni parcensure, ni par monopole de l'agenda, ni par occupation spectaculaire des mdias traditionnels. Le faible impose sa territorialit (impossible de fermer la Nation aux flux d'information de ou versl'extrieur, impossible de contrler l'intrieur). Il impose sa temporalit : les consignes des dissi-dents vont plus vite que les forces dites de l'ordre. Les foules fonctionnent en essaim , tantt dis-pers, tantt convergent. Expression des ides, contagion des images, imitation des luttes, inventiondes rsistances, imprvisibilit des initiatives... : l'anonyme reprend la main. Il est conscient du rlequ'on jou les vecteurs (blogs, Facebook, Twitter..) ou les terminaux (le tlphone dans la main, la place du pav).

    Car se pose aussi la question de la viabilit des mouvements 2.0 : quelles contre-mesuresprparent les pouvoirs instruits par l'exprience ? N'utiliseront-elles pas leur tour les technologiespour surveiller et perturber les rseaux d'opposants, les tracer, les infiltrer, les surveiller, les punir ?Quel sera le prochain pisode de la lutte de l'pe et du bouclier numriques ?

    Qui dit viabilit dit continuit : des outils utiles pour dnoncer les crimes du pouvoir ou ras-sembler des foules indignes peuvent-ils aider la formation d'un espace public ? Que faire, quand tous ont chass Un ? Aprs avoir vid les banques de la colre (Sloterdjik) commentconstruire un tat de droit? Des mdiations plus traditionnelles partis, clubs de recherche et de r-flexion, syndicats, corps intermdiaires, voire programmes et idologies... sont sans doute nces-

    saires. Reste la question de reprsentativit : les foules intelligentes qui inventent ces actionspar et travers le cyberespace sont une fraction, sans doute jeune, ni la plus pauvre ni la moinsduque, de la population. Pas la volont nationale. Les avant-gardes devront se souvenir que leursmandants vivent dans la vraie vie .

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    Glossaire

    Facebook :Rseau social sur Internet cr en fvrier 2004. Facebook permet chacun de ses utilisateurs

    d'interagir avec ses amis . Il est possible de mettre des photos, des vidos, des liens, des com-mentaires... mais aussi de participer des vnements. Il y aurait actuellement plus de 600 millions

    dutilisateurs travers le monde, soit prs de 10 % de la population mondiale.Site :www.facebook.com

    Twitter :Service de microblogage sur Internet lance en juillet 2006. Twitter permet de bloguer grce

    des messages courts (140 caractres maximum) appels Tweet . Il est possible de suivre descomptes distance et de se tenir au courant de lactivit dune personne. Un individu peut ainsi de-venir un leader dopinion et influencer (in)directement une politique, fusse-t-elle tatique.Site :fr.twitter.com

    Al-Jazeera :Chane dinformation internationale base au Qatar lance en novembre 1996. Al-Jazeera

    est diffuse dans le monde entier sur deux canaux : le premier en arabe, le second en anglais (depuis2006). Al-Jazeera se dfinie comme une chane de tlvision neutre qui encourage la controverseet lchange de points de vue opposs.Site :english.aljazeera.net

    * * *

    LObservatoire Gostratgique de lInformationSous la direction de Franois-Bernard Huyghe et

    dEddy Fougier, cet observatoire a pour but danalyser lim-pact de linformation mondialise sur les relations interna-

    tionales. Comprendre le dveloppement des mdias et delimportance stratgique de la matrise de linformation. Ilanalyse, par exemple les rapports de force entre puis-sances politiques et conomiques et les firmes qui contr-l t l fl d i f ti d l M d

    IRIS - Institut de RelationsInternationales et Stratgiques2 bis, rue Mercoeur75011 Paris - France

    [email protected]

    www.iris-france.orgff i t t i i f

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