guyau – l’art au point de vue sociologique 2

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Jean-Marie Guyau (1887)

Lart au point de vue sociologiqueDeuxime partie :

Les Applications; volution sociologique de lart contemporain.

Un document produit en version numrique par Pierre Tremblay, Collaborateur bnvole Courriel: [email protected] Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection dveloppe par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

Jean-Marie Guyau, Lart au point de vue sociologique : deuxime partie (1887)

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Cette dition lectronique a t ralise par Pierre Tremblay, collaborateur bnvole, [email protected] dans la bibliothque virtuelle Les Classiques des sciences sociales partir de:

Guyau, Jean-Marie (1854-1888) Lart au point de vue sociologique (1887)d. De Saint-Cloud : impr. Belin frres; Paris, libr. Flix Alcan, 1923. Bibliothque de philosophie contemporaine, 13e dition. L-388 p. Une dition lectronique ralise partir du fac-simil de l'dition originale telle que reproduite par la Bibliothque Nationale de France: http://www.gallica.bnf.fr/ Polices de caractres utilises : Pour le texte: Times New Roman, 12 points. Pour les citations : Times New Roman, 10 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points. dition lectronique ralise le 3 septembre 2002 avec le traitement de textes Microsoft Word 1997 sur Windows 98. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter, 8.5 x 11)

Jean-Marie Guyau, Lart au point de vue sociologique : deuxime partie (1887)

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Table des matiresPremier fichier de deux Introduction Prface de lauteur Premire partie : Les Principes; Essence sociologique de lart.

Chapitre I I. II. III. Chapitre II I. II. Chapitre III Chapitre IV I. II. III. Chapitre V I. II. III. IV. V. VI.

La solidarit sociale, principe de lmotion esthtique la plus complexe. La transmission des motions et leur caractre de sociabilit. Lmotion esthtique et son caractre social. Lmotion artistique et son caractre social. Le gnie, comme puissance de sociabilit et cration dun nouveau milieu social. Le gnie comme puissance de sociabilit. Le gnie comme cration dun nouveau milieu social. De la sympathie et de la sociabilit dans la critique. Lexpression de la vie individuelle et sociale dans lart. Lart ne recherche pas seulement la sensation. Les ides, les sentiments et les volonts constituent le fond de l'art. Le but dernier de l'art est de produire la sympathie pour des tres vivants. Le ralisme. Le trivialisme et les moyens dy chapper. Limitation et le ralisme. Distinction du ralisme et du trivialisme. Moyens dchapper au trivial. Dplacement dans lespace et invention des milieux. Influence de la bible et de lorient sur le sentiment de la nature. La description.- Lanimation sympathique de la nature.

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Deuxime partie : Les Applications; volution sociologique de lart contemporain. Chapitre I I. II. III. Chapitre II I. II. III. IV. Chapitre III I. II. III. IV. V. Chapitre IV I. II. III. IV. V. Chapitre V I. II. III. Chapitre VI I. II. III. Le roman psychologique et sociologique de nos jours. Importance sociale prise par le roman psychologique et sociologique. Caractres et rgles du roman psychologique. Le roman sociologique. - Le naturalisme dans le roman. Lintroduction des ides philosophiques et sociales dans la posie contemporaine. Posie, science et philosophie. Lamartine. Vigny. Alfred de Musset. Lintroduction des ides philosophiques et sociales dans la posie contemporaine (suite). Victor Hugo Linconnaissable. Dieu. Finalit et volution dans la nature. Religions et religion. Ides morales et sociales. Lintroduction des ides philosophiques et sociales dans la posie contemporaine (suite). Les successeurs dHugo. Sully-Prudhomme Leconte de Lisle. Coppe. Mme Ackermann. Une parodie de la posie philosophique; les Blasphmes. Le style, comme moyen dexpression et instrument de sympathie. volution de la prose contemporaine. Le style et ses diverses espces. Limage. Le rythme. La littrature des dcadents et des dsquilibrs; son caractre gnralement insociable. Conclusion. Rle moral et social de l'art. La littrature des dsquilibrs. La littrature des dcadents. Son caractre gnralement insociable. Rle moral et social de lart.

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DEUXIME PARTIE___________

LES APPLICATIONSVOLUTION SOCIOLOGIQUE DE L'ART CONTEMPORAIN_________

Table des matire-2

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Deuxime partie: Les applications. volution sociologique de lart contemporain.

CHAPITRE PREMIERLe roman psychologique et sociologique de nos jours.

I. Importance sociale prise par le roman psychologique et sociologique. II. Caractres et rgles du roman psychologique. III. Le roman sociologique. - Le naturalisme dans le roman.

Table des matire-2

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Deuxime partie: chapitre I: Le roman psychologique et sociologique de nos jours.

IImportance sociale prise par le roman psychologique et sociologique.

Table des matire-2

I. - Un fait littraire et social dont l'importance a t souvent signale, c'est le dveloppement du roman moderne; or, c'est un genre essentiellement psychologique et sociologique. Zola, avec Balzac, voit dans le roman une pope sociale : Les uvres crites sont des expressions sociales, pas davantage. La Grce hroque crit des popes; la France du dixneuvime sicle crit des romans : ce sont des phnomnes logiques de production qui se valent. Il n'y a pas de beaut particulire, et cette beaut ne consiste pas aligner des mots dans un certain ordre; il n'y a que des phnomnes humains, venant en leur temps et ayant la beaut de leur temps. En un mot, la vie seule est belle. Tout en faisant ici la part de l'exagration, on ne saurait mconnatre l'importance sociologique du roman. Le roman raconte et analyse des actions dans leurs rapports avec le caractre qui les a produites et le milieu social ou naturel o elles se manifestent; suivant que l'on insiste sur l'action, ou le caractre, ou le milieu, le roman devient donc dramatique (roman d'aventures), psychologique et sociologique, ou paysagiste et pittoresque. Riais, pour peu qu'on approfondisse le roman dramatique, on le voit se transformer en roman psychologique et sociologique, car on s'intresse d'autant mieux une action qu'on l'a vue natre, avant mme qu'elle n'clate, dans le caractre du personnage et dans la socit o il vit. De mme, les paysages intressent davantage quand ils ne font que servir de cadre l'action, qu'ils l'appuient ou lui font repoussoir, qu'ils ne se trouvent pas mis l en dehors et comme ct de l'intrt dramatique. D'autre part, le roman psychologique lui-mme n'est complet que s'il aboutit dans une certaine mesure des gnralisations sociales, quand il se complique, comme dirait Zola, d'intentions symphoniques et humaines . En mme temps, il exige des scnes dramatiques, attendu que l o il n'y a de drame d'aucun ordre, il n'y a rien raconter : une eau dormante ne nous occupe pas longtemps, et la psychologie des esprits que rien n'meut est vite faite. Enfin, parmi tous les sentiments de lme individuelle ou collective qu'il analyse, le romancier doit tenir compte du sentiment qui inspire toute posie, je veux dire : le sentiment de l'harmonie entre l'tre et la nature, la rsonance du monde visible dans l'me humaine. Le roman runit donc en lui tout l'essentiel de la posie et du drame, de la psychologie et de la

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science sociale. Ajoutons-y l'essentiel de l'histoire. Car le vrai roman est de l'histoire et, comme la posie, il est plus vrai que l'histoire mme . D'abord, il tudie en leur principe les ides et les sentiments humains, dont l'histoire n'est que le dveloppement. En second lieu, ce dveloppement des ides et des sentiments humains communs toute une socit, mais personnifis en un caractre individuel, peut tre plus achev dans le roman que dans l'histoire. L'histoire, en effet, renferme une foule d'accidents impossibles prvoir et humainement irrationnels, qui viennent dranger toute la logique des vnements, tuent un grand homme au moment o son action allait devenir prpondrante, font avorter brusquement le dessein le mieux conu, le caractre le mieux tremp. L'histoire est ainsi remplie de penses inacheves, de volonts brises, de caractres tronqus; d'tres humains incomplets et mutils; par l, non seulement elle entrave l'intrt, mais elle perd en vrit humaine et logique ce qu'elle gagne en exactitude scientifique. Le vrai roman est de l'histoire condense et systmatise, dans laquelle on a restreint au strict ncessaire la part des vnements de hasard, aboutissant striliser la volont humaine; c'est de l'histoire humanise en quelque sorte, o l'individu est transplant dans un milieu plus favorable l'essor de ses tendances intrieures. Par cela mme, c'est une exposition simplifie et frappante des lois sociologiques 1.

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Il y a des romans dits historiques, comme Notre-Dame de Paris qui sont bien moins de l'histoire humaine que les romans non historiques de Balzac, par exemple. Victor Hugo n'a aucun souci du rel dans la trame et l'enchainement des vnements; il considre tous les petits vnements de la vie, toutes les vraisemblances des vnements comme des choses sans importance. Son roman et son drame vivent du coup de thtre, que la plupart du temps il ne prend mme pas la peine de mnager, de rendre plus ou moins plausible. Toutefois, ce qui tablit une diffrence considrable entre lui et par exemple Alexandre Dumas, le grand conteur d'aventures, c'est que le coup de thtre n'est pas par lui-mme et lui seul son but : c'est seulement, pour Hugo, le moyen d'amener une situation morale, un cas de conscience. Presque tous ses romans et tous ses drames, depuis Quatre-vingt-treize et les Misrables jusqu' Hernani, viennent aboutir des dilemmes moraux, de grandes penses et de grandes actions; et c'est ainsi, force d'lvation morale, que le pote finit par reconqurir cette ralit qui lui manque tout fait dans lenchainement des vnements et dans la logique habituelle des caractres.

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Deuxime partie: chapitre I: Le roman psychologique et sociologique de nos jours.

IICaractres et rgles du roman psychologique.

Table des matire-2

II. - Le roman embrasse la vie en son entier, la vie psychologique s'entend, laquelle se droule avec plus ou moins de rapidit; - il suit le dveloppement d'un caractre, l'analyse, systmatise les faits pour les ramener toujours un fait central; il reprsente la vie comme une gravitation autour d'actes et de sentiments essentiels, comme un systme plus ou moins semblable aux systmes astronomiques. C'est bien l ce que la vie est philosophiquement, sinon toujours rellement, en raison de toutes les causes perturbatrices qui font que presque aucune vie n'est acheve, n'est ce qu'elle aurait d tre logiquement. L'humanit en son ensemble est un chaos, non encore un systme stellaire.Dans la peinture des hommes, la recherche du caractre dominant , dont parle Taine, n'est autre chose que la recherche de l'individualit, forme essentielle de la vie morale. Les personnalits puissantes ont gnralement un trait distinctif, un caractre dominateur : Napolon, c'est l'ambition; Vincent de Paul, la bont, etc. Si l'art, comme le remarque Taine, s'efforce de mettre en relief le caractre dominateur, c'est qu'il cherche de prfrence reproduire les personnalits puissantes, c'est--dire prcisment la vie dans ce qu'elle a de plus manifeste. Taine a pour ainsi dire vrifi lui-mme sa propre thorie de la prdominance du caractre essentiel : il nous a donn un Napolon dont l'unique ressort est l'ambition. Son Napolon est beau en son genre, mais simplifi comme un mcanisme construit de main d'homme, o tout le mouvement est produit par un seul rouage central : ce n'est l ni la complexit de la vie relle ni celle du grand art. La vie est une dpendance rciproque et un quilibre parfait de toutes les parties; mais laction, qui est la manifestation mme de la vie, est prcisment la rupture de cet quilibre. La vie est ainsi rduite un quilibre essentiellement instable, mouvant, o quelque partie doit toujours prdominer, quelque membre se lever ou s'abaisser, o enfin le sentiment dominant doit tre exprim au dehors et courir sous la chair, comme le sang mme. Toute vie complte, chaque moment de l'action, tend devenir ainsi symbolique, c'est--dire expressive d'une ide ou d'une tendance qui lui imprime son caractre essentiel et distinctif. Mais beaucoup d'auteurs croient que, pour reprsenter un caractre, il suffit de figurer une tendance unique, - passion, vice ou vertu, - aux

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prises avec les vnements varis de la vie. L est l'erreur. En ralit il n'y a pas dans un tre vivant de tendance unique, il n'y a que des tendances dominantes; et le triomphe de la tendance dominante est chaque moment le rsultat d'une lutte entre toutes les forces conscientes et mme inconscientes de l'esprit. C'est la diagonale du paralllogramme des forces, - et il s'agit ici de forces trs diverses et trs complexes. En vous bornant, comme Taine, reprsenter cette diagonale, vous nous reprsentez non un tre vivant, mais une simple ligne gomtrique. C'est un excs dans lequel Balzac lui-mme est souvent tomb. En rgle gnrale, il faut se dfier des thories, car, dans la ralit, si rien n'est abandonn l'aventure, il ne peut tre question davantage d'une systmatisation trop serre : tant de choses se rencontrent la traverse des lignes droites qu'elles se changent vite en lignes brises; le but est atteint quand mme. Aussi bien une manire de voir est dj par elle-mme une thorie : les uns sont attirs presque uniquement par la lumire, les autres considrent l'ombre dont elle est partout suivie; leurs conceptions de la vie et du monde en sont claires ou assombries d'autant. Peut-tre serait-il sage de s'en tenir cette diffrence force, sans l'accentuer encore en la formulant. Ce qu'on reproche aux diffrentes coles littraires, ce n'est pas en soi la diversit de leurs points de vue, - tous existent - mais les exagrations de ces points de vue mmes. Le caractre est toujours rvl pour nous et prcis par l'action : nous ne pouvons nous flatter de bien connatre une personne avec laquelle nous causons habituellement tant que nous ne l'avons pas vue agir, - pas plus d'ailleurs que nous ne pouvons nous flatter de nous connatre nous-mmes tant que nous ne nous sommes point vus l'uvre. C'est pour cela que l'action est si ncessaire dans le roman psychologique. Elle ne l'est pas moins, au fond, que dans le roman d'aventures, mais d'une toute autre manire. Ici ce n'est pas le ct extraordinaire de l'action qu'on recherche, mais son ct expressif, - moral et social. Un accident ou un incident n'est pas une action. Il y a des actions vraiment expressives du caractre constant ou du milieu social, et d'autres plus ou moins accidentelles; les actions expressives sont celles que le romancier doit choisir pour composer son uvre. De mme que chaque fragment d'un miroir bris peut encore rflchir un visage, de mme dans chaque action, fragment dtach d'une vie humaine, doit se peindre en raccourci un caractre tout entier. Il n'est pas ncessaire pour cela qu'il y ait des vnements trs nombreux, trs divers et trs saillants. Vous vous plaignez que les vnements (de mon sujet) ne sont pas varis, rpondait Flaubert un critique, qu'en savez-vous ? il suffit de les regarder de plus prs. Les diffrences entre les choses, en effet, les ressemblances et les contrastes tiennent plus encore au regard qui contemple qu'aux choses mmes ; car tout est diffrent dans la nature un certain point de vue, et tout est le mme un autre. La valeur littraire des vnements est dans leurs consquences psychologiques, morales, sociales, et ce sont ces consquences qu'il s'agit de saisir. Deux gouttes d'eau peuvent devenir pour le savant deux mondes remplis d'intrt, et d'un intrt presque dramatique, tandis que pour l'ignorant deux mondes, deux toiles d'Orion ou de Cassiope, peuvent devenir deux points aussi indiscernables et indiffrents que deux gouttes d'eau. Un roman est plus ou moins un drame, aboutissant un certain nombre de scnes, qui sont comme les points culminants de l'uvre. Dans la ralit, les grandes scnes d'une vie

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humaine sont prpares de longue main par cette vie mme : l'individu des heures sublimes peut se rvler dans les moindres actes : il se fait pressentir tout le moins, car celui qui sera capable ne ft-ce que d'un lan, et dt-il avoir besoin de toute une vie pour le prparer, n'est pas absolument semblable celui qui ne renferme rien en soi. Ainsi en devrait-il tre dans le roman : chaque vnement, tout en intressant par lui-mme (cela est de premire ncessit), serait une prparation, une explication des grands vnements venir. Le roman ne serait qu'une chane ininterrompue d'vnements qui s'embotent troitement les uns dans les autres et viennent tous aboutir l'vnement final. Un des traits caractristiques du roman psychologique ainsi conu, c'est ce qu'on pourrait appeler la catastrophe morale : nous voulons parler de ces scnes o aucun vnement grave ne se passe d'une manire visible, et o pourtant on peut percevoir nettement la dfaillance, le relvement, le dchirement d'une me. Balzac abonde en scnes de ce genre, en situations d'une puissance dramatique extraordinaire, et qui pourtant feraient peu d'effet au thtre, parce que tout ou presque tout s'y passe en dedans : les vnements extrieurs sont des symptmes insignifiants, non pas des causes. Ces vnements constituent de simples moyens empiriques de mesurer la catastrophe intrieure, de calculer la hauteur de la chute ou la profondeur de la blessure qu'ils n'ont provoque qu'indirectement. On peut trouver un exemple de catastrophe purement morale dans la scne culminante de la Cure, - un roman prolixe d'ailleurs et souvent dclamatoire. Tout vient aboutir cette scne; on s'attend donc une action, un vnement, un heurt de forces et d'hommes : il n'y a rien qu'une crise psychologique, La moderne Phdre prend tout coup conscience de la profondeur de sa dgradation. Dnouement plus mouvant dans sa simplicit que tous ceux qu'on pouvait prvoir. Ce dnouement tout moral nous suffit, et la mort de Rene, qui vient plus tard, est presque une superftation : elle tait dj moralement morte. Un des plus remarquables drames de la littrature moderne, - les pages simples dans lesquelles Loti reprsente Gaud attendant son homme le marin, qui tarde revenir, - ne se compose pour ainsi dire que d'vnements psychologiques : des esprances qui tombent l'une aprs l'autre, puis, une nuit, un coup frapp la porte par un voisin. Ces dtails minuscules nous ouvrent pourtant des perspectives immenses sur l'intensit de douleur que peut prouver une me humaine. A vrai dire, le dramatique est l o se trouve l'motion, et la grande supriorit du roman sur la pice de thtre, c'est que toute motion est de son domaine. Au thtre, le dramatique extrieur, grand fracas, est presque le seul possible : sur la scne, penser ne suffit pas, il faut parler; si l'on pleure, c'est gros sanglots. Or, dans la ralit, il est des larmes tout intrieures, et ce ne sont pas les moins poignantes; il est des choses penses, qu'on ne saurait dire, et ce ne sont pas toujours les moins significatives. Le thtre est une sorte de tribunal o l'on est tenu de produire des preuves visibles et tangibles pour tre cru. Le roman, simple et complexe comme la vie, n'exclut rien, accueille tout tmoignage, il peut tout dire et tout contenir. Et, tandis que le plus souvent les hros de thtre sont loigns de nous de toute la longueur de la rampe, nous nous sentons bien prs, parfois, d'un personnage de roman qui se meut comme nous dans la simple clart du jour.

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La forme la moins complique du roman psychologique est celle qui ne s'occupe que d'un seul personnage, suit sa vie tout au long et marque le dveloppement de son caractre. Werther est un roman de ce genre. Un seul personnage raconte, rve, agit : c'est une sorte de monographie. Mais, comme l'individu est en mme temps un type, la porte sociale de l'uvre subsiste. Dans une monographie parfaite, tout vnement qui se produit influence les vnements suivants, et lui-mme est influenc par les vnements prcdents; d'autre part, toute la suite des vnements gravite autour du caractre et l'enveloppe. En d'autres termes, le roman idal, en ce genre, est celui qui fait ressortir les actions et ractions des vnements sur le caractre, du caractre sur les vnements, tout en liant ces vnements entre eux au moyen du caractre; ce qui forme une sorte de triple dterminisme. Un coup de thtre n'intresse pas quand il n'arrive que pour dnouer une situation : il doit la poser tout au contraire. C'est au romancier en dduire par la suite toutes les consquences; le coup de thtre devient la solution ncessaire d'une sorte d'quation mathmatique. Dans la vie relle, le hasard amne des vnements : une situation est constitue, aux caractres de la dnouer; ainsi doit-il en tre dans le roman. Le hasard produit une rencontre entre tel homme et telle femme; ce n'est pas la rencontre en elle-mme qui est intressante : ce sont les consquences de cette rencontre, consquences dtermines par les caractres des hros. Lorsque les vnements et le caractre sont lis ensemble, il y a continuit, mais il faut aussi qu'il y ait progression. Dans la ralit, l'action des vnements sur le caractre produit des effets accumuls : la vie et les expriences le faonnent et le dveloppent; une tendance premire, une manire de sentir ou d'agir vont s'exagrant avec le temps. Un roman doit donc mnager la progression dans toutes les phases de l'action; quant aux vnements divers, ils se trouvent lis par la trame une du caractre. Werther est le modle du dveloppement continu et progressif d'un caractre donn. Nous choisissons cette uvre parce qu'elle est classique, et que personne n'en peut nier aujourd'hui la valeur pas plus que les dfauts. Aux premires pages du livre on trouve Werther contemplatif, avec tendance s'analyser lui-mme. Cette humeur contemplative ne tarde pas amener une lgre teinte de mlancolie : il envie celui qui vit tout doucement au jour le jour et voit tomber les feuilles sans penser rien, sinon que l'hiver approche . A ce moment il rencontre Charlotte, il l'aime, et alors son amour remplit toutes ses penses. Moins que jamais Werther sera dispos mener une vie active : Ma mre voudrait me voir occup, cela me fait rire...; ne suis-je donc point assez actif prsent ? Et dans le fond n'est-il pas indiffrent que je compte des pois ou des lentilles ? Un vnement trs simple se produit, le retour d'Albert,. fianc de Charlotte. Albert est un charmant garon; Werther et lui se lient d'amiti. Un jour qu'ils se promnent ensemble, ils parlent de Charlotte; la tristesse de Werther devient plus profonde, l'ide vague du suicide pntre en lui sous une forme allgorique qui permet de la deviner : Je marche ct de lui, nous parlons d'elle; je cueille des fleurs sur mon passage; j'en fais avec soin un bouquet, puis... je le jette dans la rivire qui coule aux environs, elle m'arrte le voir s'enfoncer insensiblement. Ainsi il a entrevu l'abme final sous la forme de quelques fleurs disparaissant sous l'eau. Dans la chambre d'Albert, la vue de deux pistolets hante Werther dans une discussion philosophique sur le suicide, discussion tout impersonnelle, bien loigne encore de la rsolution qu'il prendra un jour. De cette disposition d'esprit il passe aisment en pleine mtaphysique : il regarde autour de lui, est frapp de la force destructive cache dans le grand tout de la nature, qui n'a rien form qui ne se dtruise soi-mme et ce qui l'avoisine .-

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Ciel, terre, forces diverses qui se meuvent autour de moi, je n'y vois rien qu'un monstre effroyable, toujours dvorant, et toujours affam ! De ces hauteurs nuageuses et toutes gnrales de la mtaphysique, il redescend par degrs jusqu' lui-mme, et cela par l'effet d'incidents trs simples : la rencontre d'une femme qui a perdu son enfant, la vue de deux arbres abattus, une conversation de Charlotte qui parle avec indiffrence de la mort prochaine d'une personne; enfin il rencontre un pauvre fou qui, au milieu de l'hiver, croit cueillir les plus belles fleurs pour sa bien-aime. Une sparation survient, il est ramen par son amour auprs de Charlotte. Et cet amour, quand il s'exaspre, Charlotte commence le partager. Comme je me retirais, hier, elle me tendit la main et me dit : Adieu, cher Werther. Ds lors Werther n'a plus de paix : l'image de Charlotte le suit partout, l'obsde : Comme son image me poursuit ! Que je veille ou que je rve, elle remplit toute mon me. L, quand je ferme les yeux, l dans mon front, o se runit la force visuelle, je trouve ses yeux noirs. L !... je ne puis te l'exprimer... Je n'ai qu' fermer les yeux, les siens sont l, devant moi, comme une mer, comme un abme. Et Werther sera vritablement tu par l'image de Charlotte : c'est cette obsession qui le conduira au suicide. Le romancier a figur grossirement ce suicide moral en faisant remettre par Charlotte elle-mme le pistolet dont Werther se servira pour se tuer. Dsormais, par la force du sentiment qui l'anime, Werther ne peut plus rester dans l'inaction; il lui faut agir, il ira Charlotte et, repouss, il accomplira enfin la grande action ne de toute sa vie contemplative, et l'on peut dire que le roman dans son entier n'est que la prparation du coup de pistolet final 1. Lorsqu'on passe de la simple monographie, comme Werther ou Adolphe, au roman deux personnages saillants, le problme se complique. Les deux personnages doivent tre sans cesse rapprochs, mls l'un l'autre, tout en restant bien distincts l'un de l'autre. La vie doit produire sur chacun d'eux une action particulire, mais non isole, qui retentisse ensuite sur l'autre. Chaque vnement doit, aprs avoir pour ainsi dire travers le premier, arriver au second. L'action totale du drame est une sorte de chane sans fin qui communique chaque personnage des mouvements divers, lis entre eux, quoique individuels, et qui ragissent sur l'ensemble en pressant ou en ralentissant le mouvement gnral. Comme exemple d'un roman deux personnages, nous prendrons une uvre compltement diffrente de Werther, d'une psychologie aussi simple que celle de Gthe est raffine. Cette uvre, qui dans ses petites dimensions est assurment un chef-d'uvre, a eu l'avantage de servir de transition entre Stendhal et Flaubert; nous voulons parler de la Carmen de Mrime 2. C'est l'histoire de la rencontre et de la lutte de deux caractres qui n'ont pour traits communs que l'obstination et l'orgueil.; sous tous les autres rapports ils prsentent les1

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On a souvent blm Gthe d'avoir fait se tuer son hros, au lieu de le laisser arriver une vue plus nette, un sentiment plus calme et une existence tranquille aprs ses chagrins. Le docteur Maudsley remarque avec raison que le suicide tait l'invitable et naturelle terminaison des tristesses maladives d'un tel caractre. C'est l'explosion finale d'une srie d'antcdents qui tous la prparent; un vnement aussi sr et aussi fatal que la mort de la fleur ronge an cur par un insecte. Le suicide ou la folie, voil la fin naturelle d'une nature doue d'une sensibilit morbide et dont la faible volont est incapable de lutter avec les dures preuves de la vie. (Maudsley, le Crime et la Folie, p. 258.) Quoique Carmen date dj de quarante ans, rien n'y a vieilli, sauf l'introduction, assez faible et peu utile. Il ne faut pas d'ailleurs juger le roman par le mauvais libretto d'opra-comique quon en a tir, o le grave don Jos Lizavra-bengoa devient un tourlourou sentimental et Carmen une simple fille de mauvaise vie.

Jean-Marie Guyau, Lart au point de vue sociologique : deuxime partie (1887)

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antagonismes des deux faces les plus opposes, celle du montagnard la tte troite comme ses valles, celle de la bohmienne errant par tout pays, ennemie naturelle des conventions sociales. Lui est Basque et vieux chrtien, il porte le don; c'est un dragon timide et violent entirement dpays hors de sa montagne blanche . - Je pensais toujours au pays, et je ne croyais pas qu'il y et de jolies filles sans jupes bleues et sans nattes tombant sur les paules. - Elle, c'est une effronte, une coquette jusqu' la brutalit; elle s'avanait en se balanant sur ses hanches comme une pouliche du haras de Cordoue. D'abord elle ne lui plait pas; il se sent trop loin avec elle de toutes les choses de son pays; mais elle, suivant l'usage des femmes et des chats qui ne viennent pas quand on les appelle et qui viennent quand on ne les appelle pas, s'arrta devant moi et m'adressa la parole. Ses premires paroles sont des railleries; puis la rencontre de ces volonts dures et frustes toutes deux, hostiles au fond, se rsume dans un geste qui vaut une action : Prenant la fleur de cassie qu'elle avait la bouche, elle me la lana, d'un mouvement du pouce, juste entre les deux yeux. Monsieur, cela me fit l'effet d'une balle qui m'arrivait... Le petit drame commence; ils sont lis l'un l'autre, malgr les instincts de leurs races qui les tirent en sens contraire; tout ce qui arrivera l'un retentira sur l'autre, et tous leurs points de contact avec la vie amneront des points de contact entre leurs deux caractres opposs. La croix de Saint-Andr dessine par Carmen avec un couteau sur la joue d'une camarade de la manufacture n'est pas un incident vulgaire, choisi au hasard pour amener une nouvelle rencontre des deux personnages; il permet de saisir immdiatement le fond de sauvagerie du caractre de Carmen; c'est de la psychologie en action. Cette scne de violence se fond aussitt dans une scne de coquetterie, de sduction par le regard, par l'attitude, par la caresse de la voix, enfin par la caresse mme du langage (elle lui parle basque); notre langue, monsieur, est si belle que, lorsque nous l'entendons en pays tranger, cela nous fait tressaillir. - Elle mentait, monsieur, elle a toujours menti. Je ne sais pas si dans sa vie cette fille-l a jamais dit un mot de vrit; mais, quand elle parlait, je la croyais c'tait plus fort que moi. A partir de ce moment, les vnements trs simples de l'action se suivent avec la rigueur d'une dduction, rapprochant toujours davantage, jusqu' les broyer, les deux individualits antagonistes. C'est d'abord l'vasion de Carmen suivie de l'emprisonnement du dragon : Dans la prison, je ne pouvais m'empcher de penser elle... Ses bas de soie tout trous qu'elle me faisait voir tout entiers en s'enfuyant, je les avais toujours devant les yeux... Et puis, malgr moi, je sentais la fleur de cassie qu'elle m'avait jete, et qui, sche, gardait toujours sa bonne odeur. C'est la dgradation, c'est la faction humiliante comme simple soldat, la porte du colonel, un jour o prcisment Carmen vient danser dans le patio : Parfois j'apercevais sa tte travers la grille quand elle sautait avec son tambour. C'est la journe folle chez Lillas Pastia. Puis les premires infidlits la discipline et enfin la srie de dgradations et de glissements par lesquelles il arrive jusqu'au brigandage. Toute cette premire partie est domine par une scne trs simple, impossible rendre au thtre : nous voulons parler de cette soire o les contrebandiers poursuivis, aprs avoir achev eux-mmes un des leurs, s'arrtent dans un hallier puiss de faim et de fatigue; quelques-uns d'entre eux, tirant un paquet de cartes, jouent la lueur d'un feu qu'ils allument. Pendant ce temps-l, moi, j'tais couch, regardant les toiles, pensant au Remendado (l'homme massacr) et me disant que j'aimerais autant tre sa place. Carmen tait accroupie prs de moi, et de temps en temps elle faisait un roulement de castagnettes en chantonnant. Puis, s'approchant comme pour me parler l'oreille, elle m'embrassa, presque malgr moi, deux ou trois fois. - Tu es le diable, lui

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disais-je. - Oui, me rpondait-elle. Le meurtre de Garcia le borgne, le rom de Carmen, marque un nouveau moment dans le petit drame. On peut croire d'abord que l'introduction du personnage de Garcia rompt l'unit de l'uvre et que sa mort est un pisode inutile. Au contraire, Carmen ne serait pas complte sans son mari, et le combat contre le borgne est le premier acheminement au meurtre de Carmen. Garcia tu, l'tat moral du meurtrier est peint en un mot, indirectement : Nous l'enterrmes, et nous allmes placer notre camp deux cents pas plus loin. Passons sur les autres petits incidents dtermins par la vie de contrebandier, laquelle a t dtermine elle-mme par l'amour exclusif pour la bohmienne; nous arrivons au dnouement, qui est admirable parce qu'il est contenu l'avance dans tous les vnements qui prcdent comme une consquence dans ses prmisses: - Je suis las de tuer tous tes amants; c'est toi que je tuerai. Elle me regarda fixement de son regard sauvage et me dit : J'ai toujours pens que tu me tuerais... - Carmencita, lui demandai-je, est-ce que tu ne m'aimes plus ?... Elle ne rpondit rien. Elle tait assise les jambes croises sur une natte et faisait des traits par terre avec son doigt... - Je ne t'aime plus; toi, tu m'aimes encore et c'est pour cela que tu veux me tuer. Durant toute l'action, l'un des traits distinctifs des deux caractres, c'est que Carmen, plus froide, a toujours su ce qu'elle faisait et fait ou fait faire ce qu'elle voulait; tandis que l'autre ne l'a jamais bien su. La lucidit et l'nergie obstine de Carmen ne pouvait qu'clater davantage dans la surexcitation de la dernire lutte : Elle aurait pu prendre mon cheval et se sauver, mais elle ne voulait pas qu'on pt dire que je lui avais fait peur. Dans la lutte intrieure de quelques heures qui prcde chez tous deux le dnouement, ce qui surnage seul de tous les sentiments bouleverss, ce sont les croyances religieuses ou superstitieuses de l'enfance ; et cela devait tre. Carmen fait de la magie, lui, fait dire une messe; c'est la messe dite qu'il revient vers elle et, aprs une dernire provocation, la tue. Je la frappai deux fois. C'tait le couteau du borgne que j'avais pris, ayant cass le mien. Elle tomba au second coup sans crier. Je crois voir encore son grand il noir me regarder fixement; puis il devint trouble et se ferma. Carmen morte, sa vie est finie, il n'a plus qu' galoper jusqu' Cordoue pour se livrer, et attendre le garrot, privilge des nobles, qui ne sont pas pendus comme les vilains. Auparavant, une dernire contradiction qui rsume toutes les faiblesses et toutes les incertitudes de ce violent. Je me rappelai que Carmen m'avait dit souvent qu'elle aimerait tre enterre dans un bois. Je lui creusai une fosse avec mon couteau, et je l'y dposai. Je cherchai longtemps sa bague, et je la trouvai la fin. Je la mis dans la fosse auprs d'elle, avec une petite croix 1. 1

On voit par cet exemple combien la composition est essentielle au roman, malgr ce qu'en ont dit certains critiques : Le roman est le plus libre des genres et souffre toutes les formes. Il y a les beaux romans et les mchants; il n'y a pas les romans bien composs et les romans mal composs. Une composition serre peut contribuer la beaut d'une uvre; il s'en faut qu'elle la constitue toute seule. On pourrait citer dans l'histoire des littratures des chefs-d'uvre peu prs aussi mal composs que Manette. (Jules Lematre. Etude sur les Goncourt. - Revue bleue, 30 septembre 1882.) Tels romans, qui semblent faire exception aux lois de composition et de dveloppement poses plus haut, en sont an contraire la confirmation quand on les examine plus attentivement. Le Pcheur d'Islande, une des uvres les plus remarquables de notre temps, est absolument conforme la progression et la continuit dans le dveloppement des caractres. Les deux hros principaux nous sont d'abord montrs seulement de profil, comme envelopps, dans les ternels brouillards gris de la Bretagne. Le caractre de Gaud se dessinera le premier. D'abord c'est l'amour simple et instinctif d'une belle jeune fille pour un beau jeune homme. Gaud rve sa fentre, et cela sied la Bretonne; enfin une ide claire et obstine s'implante dans son esprit, c'est qu'elle a droit l'amour de Yann. Un premier vnement psychologique se produit : c'est sa visite la famille des Gaos, -visite qui tire toute son importance de la station que la jeune fille fait chemin

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Il n'y a qu' compliquer ainsi cette tude des actions et ractions entre les caractres, le milieu, l'poque, l'tat social, pour arriver aux grands romans de Stendhal. Ce dernier est, comme on l'a mainte fois remarqu, merveilleux dans l'analyse psychologique; mais sa psychologie porte tout entire sur les ides parfaitement conscientes de ses personnages, non sur les mobiles obscurs du sentiment. D'ailleurs ses hros sont des Italiens, et les Italiens se laissent peu gouverner par le pur sentiment, ils raisonnent toujours et sont froids mme dans la colre ; ils ont un proverbe caractristique : - La vengeance est un plat qui se mange froid.faisant l'glise des Naufrags. L, devant ces plaques rappelant les noms des Gaos morts en mer, son amour devient plus fort, prend jamais racine dans son cur : il prvoit l'au del et il va par del la mort. Puis vient l'attente, des faits trs simples, comme une visite manque; une rencontre prend une importance dmesure a ses yeux. A ce moment l'pisode de Sylvestre intervient. Puis l'intrigue principale se renoue un vnement insignifiant qui amne la dclaration de Yann. Autre phase : c'est l'amour partag. Puis le dpart pour l'Islande, et alors l'attente qui recommence, mais cette fois plus poignante, dmesure. Le caractre de Gaud n'est pour ainsi dire que l'analyse profonde et suivie de l'amour dans l'attente, et la progression est merveilleusement observe. C'est d'abord l'attente douce, presque certaine, dans le rve qui la reporte ce bal o il lui a sembl qu'elle tait aime, puis douloureuse dans l'amour ddaign, et enfin dsespre dans l'absence indfinie du bien-aim; attente, dsespoir qui doivent finir dans la certitude de la mort. Yann nous est reprsent comme beau; mais, derrire son il franc, on ne sait ce qu'il y a. Est-ce obscurcissement d'un esprit hant par les lgendes ? est-ce l'enttement breton ? Il chappe. Il ne se rvle nous que deux fois.lorsqu'il apprend la mort de Sylvestre; et puis lorsque brusquement il pouse Gaud. Tout le reste du temps, c'est le beau mari attirant, mais insaisissable et duquel on ne sait trop que penser. Il parle, agit comme un tre ordinaire, et pourtant il y a quelque chose en lui qui chappe. C'est le type du Breton l'esprit rempli de lgendes, de superstitions dans lequel les ides irrationnelles s'implantent et ne peuvent tre arraches que par une brusque dtermination; comme celle qui dcide Yann demander la main de Gaud; caractre obstin dans une dcision une fois prise, c'est la personnification des choses immobiles que voilent les brouillards gris de la Bretagne. Yann est un personnage symbolique, un peu la manire de quelques hros de Zola, comme Albine, par exemple, symbolisant la terre, et Serge, le prtre. D'un bout lautre; Yann nous demeure mystrieux, mystrieux comme la mer qui a emport nombre des siens, qui le prendra son tour, qui l'empehe, le jour de son mariage, de venir s'agenouiller avec sa femme dans la petite chapelle chre aux pcheurs. Mystrieux il restera jusqu'au bout, dans sa mort laquelle nul n'a assist, mort symbolique qui fait ressortir le ct merveilleux de luvre, - par malheur, un peu lourdement, et en gte lgrement l'effet. Quoi qu'il en soit, ce caractre trange, indfinissable de Yann rejaillira mme sur Gaud, caractre qui pourtant en lui-mme n'a rien d'obscur. Yann est parfaitement peint dans l'abordage de la Reine-Berthe. Ce bateau tout coup prsent sans qu'on l'ait vu venir est comme la projection du vague nuageux de la superstition et du merveilleux contenus dans l'esprit de Yann. La vieille Yvonne est merveilleusement peinte d'un bout l'autre, seulement, au lieu d'tre vue progressivement, elle, la pauvre vieille, c'est au dclin de sa personnalit. Quant Sylvestre, ce n'est qu'une esquisse : un sentiment trs simple l'anime, l'amour de la Bretagne et de la vieille grand mre. Il faut convenir qu'il et t difficile de lui en donner de plus complexe sous peine d'enlever Yann l'intrt. C'est celui qui agit le plus, et, somme toute, le livre ferm, il n'est qu'une esquisse; pourquoi ? parce qu'il n'a pas d'vnement psychologique. Il part pour la guerre; il est bless, il meurt. L'amour de la patrie qu'il ne reversa plus est le seul sentiment en jeu, et cela est bien assez pour nous attacher lui. Aussi avec quel art l'auteur relie Sylvestre ou vivant ou mort ces deux hros pour parer linconvnient de voir lintrt et lmotion se partager ! Sylvestre est le trait dunion entre son frre et sa sur adoptifs. Gaud est prsente par lui aux premires pages du livre, lbas, en Islande, auprs de Yann, Sylvestre mort, test dans sa chaumire, auprs de sa vieille grand mre que s'en vient demeurer Gaud, c'est sous son portrait encadr d'une couronne de perles noires que Yann et Gaud se disent leur amour. Il est en quelque sorte un milieu o se meuvent les deux amants. La forme du romanballade convenait merveille pour peindre la Bretagne et la mer, les Bretons et les brouillards, et, dans une apparence dcousue, l'uvre a une continuit extrme; si l'on semble sauter d'un personnage l'autre, d'un pays l'autre, d'un lieu l'autre, cest que l'auteur et son uvre le veulent ainsi; mais, en ralit, rien n'est plus suivi que ces notes et ces petits sauts.

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- Stendhal analyse donc, et dans la perfection, les motifs conscients des actions, mais il ne fait que de l'analyse, rien que de l'analyse et tout intellectuelle. Il n'arrive pas la synthse de l'intelligence et du sentiment, qui rend seule la vie, exprime l'homme complet dans son fond le plus obscur comme dans son tre le plus conscient. On ne s'explique mme point, dans la Chartreuse de Parme, les deux amours sincres qui gouvernent le rcit : celui de la tante pour le neveu et celui du neveu pour Cllia ; il les pose comme un gomtre pose un thorme qu'on lui accorde et auquel tous ses raisonnements vont s'enchaner. Ces deux amours admis, non expliqus, il va dduisant les actions et leurs mobiles. Stendhal analyse des ides, mais des ides en somme assez simples parce qu'elles sont superficielles. La conception de la vie que se font ses personnages est des plus primitives : superstitions dignes d'un sauvage, diplomaties de coquette, ou prjugs de dvote, scrupules d'tiquette propres l'homme du monde ; le tout reposant sur des sentiments trs nets et dfinis, prcis comme des formules mathmatiques, - ambition, amour, jalousie, - le tout se jouant sur le vieux fond humain le plus primitif. Ce sont des ressorts trs compliqus, mais qui aprs tout ne font mouvoir que des pantins. Une clart, une limpidit parfaite, qui tient souvent ce qu'on ne va pas jusqu'au fond du sentiment dernier et obscur, ou ce qu'il n'y a pas de sentiment, pas de cur, rien que des ides, des motifs purils ou raffins, des surfaces. Cela est trop conscient, ou du moins trop raisonn et trop sec. Stendhal est semblable l'anatomiste qui met nu toutes les fibres nerveuses, si imperceptibles qu'elles soient, mais qui en somme travaille sur des cadavres; la vie lui chappe avec ses phnomnes multiples, sa chimie complexe, son fonds impersonnel; on ne sent pas en ses personnages ce qu'il y a en tout tre de fuyant, d'infini, d'indtermin, de synthtique. Balzac est incomparablement plus complet comme psychologue. On a trouv trange que les naturalistes contemporains se rclamassent de Stendhal. - De Balzac, oui, mais de Stendhal ! ce romancier du grand monde franais ou italien qui ne quitte jamais ses gants, surtout quand il touche la main de certains personnages suspects ; Stendhal est un pur psychologue, et il y a bien autre chose que de la psychologie dans le roman contemporain. - Ces raisons sont bonnes assurment, et pourtant nos naturalistes n'ont pas tort : le dtail psychologique, qui abonde chez Stendhal, y est en effet toujours li la vue nette de la ralit, de chacun de ses personnages, de ses mouvements, de son attitude, d'une fentre qu'il ouvre ou d'une taille qu'il enveloppe discrtement de son bras 1. Ce n'est jamais1

Voici un passage de Stendhal, caractristique, en ce que toute observation psychologique y est attache un dtail de la vie familire, un dtail que les classiques eussent repouss comme trivial, et auquel les romantiques n'eussent pas song dans leur proccupation du romanesque; et remarquez cependant qu'il n'agit dans cette page d'une scne de roman, s'il en fut, d'une escalade de fentre, la nuit, par un jeune sminariste qui n'a pas revu sa maitresse depuis quatorze mois. Le cour tremblant, mais cependant rsolu prir ou la voir, il jeta de petits cailloux contre le volet; point de rponse. Il appuya une chelle cte de la fentre et frappa lui-mme contre le volet, d'abord doucement, puis plus fort. - Quelque obscurit qu'il fasse, on peut me tirer un coup de fusil, pensa Julien. Cette ide rduisit l'entreprise folle une question de bravoure... Il descendit, plaa son chelle contre un des volets, remonta, et, passant la main dans l'ouverture en forme de cur, il eut le bonheur de trouver assez vite le fil de fer attach au crochet qui fermait le volet. Il tira ce fil de fer; ce fut avec une joie inexprimable qu'il sentit que ce volet n'tait plus retenu et cdait son effort. - Il faut ouvrir petit petit et faire reconnaitre ma voix. Il ouvrit le volet assez pour passer la tte, et en rptant voix basse : C'est un ami.

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de la psychologie dans l'abstrait, comme on en trouve d'admirable d'ailleurs dans Adolphe; on est en tel lieu, en tel temps, devant telle machine humaine : on ne dmonte pas seulement les ressorts, on vous les montre. Ajoutez cela une certaine vue pessimiste de la nature humaine et de ses gosmes, comme on en trouve facilement chez toute me de diplomate, et vous comprendrez la parent troite qui relie les visions dj sanglantes de l'auteur de Rouge et Noir aux drames sombres de Zola. Un autre vritable devancier du roman sociologique, comme on l'a remarqu fort justement, c'est George Sand en personne; Indiana, Valentine et Jacques marquent l'introduction des questions sociales dans le roman. Il est vrai que Zola reproche George Sand de ne parler que d'aventures qui ne se sont jamais passes et de personnages qu'on n'a jamais vus ; il est vrai encore que M. Brunetire, aprs avoir protest contre cette assertion, en vient concder que, dans Valentine mme et dans Jacques, les personnages finissent par devenir de purs symboles ; mais enfin il n'en reste pas moins certain que dans les romans de George Sand les personnages ne sont plus comme autrefois enferms dans le cercle de la famille : ils sont en communication perptuelle avec les prjugs, c'est--dire avec la socit qui les entoure, et avec la loi, c'est--dire avec ltat 1 . Plus tard, c'est le riche que le romancier mettra en contact avec le pauvre (Balzac), le patron avec l'ouvrier, le peuple avec la bourgeoisie, pour instituer ce que Zola veut qu'on appelle des expriences. Mais le Meunier d'Augibault, le Compagnon du tour de France posent dj des problmes sociaux : Ce que l'on ne peut pas nier, c'est qu'en devenant la substance mme du roman, ces thses y aient comme introduit ncessairement tout un monde de personnages qu'on n'y avait pas encore vus figurer 2. Le roman n'tait encore que social avec George Sand : roman thses o l'tude de la vie en socit n'est pas le but mme. C'est avec Balzac, selon nous, que le roman devient sociologique. Il y a d'ailleurs longtemps qu'on a remarqu ce caractre de l'uvre de Balzac 3. Il est clair aussi que Balzac est, avec Stendhal, l'anctre du ralisme contemporain. Il a le souci Il s'assura, en prtant l'oreille, que rien ne troublait le silence profond de la chambre. Mais dcidment, il n'y avait.point de veilleuse, mme demi teinte, dans la chemine; c'tait un bien mauvais signe. Gare le coup de fusil ! Il rflchit un peu; puis, avec le doigt, il osa frapper contre ta vitre: pas de rponse; il frappa plus fort. - Quand je devrais casser la vitre, il faut en finir. Comme et frappait trs fort, il crut entrevoir, au milieu de l'obscurit, comme une ombre blanche qui traversait la chambre. Enfin, il n'y eut plus de doute, il vit une ombre qui semblait s'avancer avec une extrme lenteur. Tout coup il vit une joue qui sappuyait la vitre contre laquelle tait son il. Il tressaillit et sloigna un peu Un petit bruit sec se fit entendre. M. Brunitire, le Roman naturaliste, pp. 256, 257, 258. Ibid. Hugo disait sur sa tombe . Tous ses livres ne forment qu'un livre, livre vivant, lumineux, profond, o l'on voit aller et venir, et marcher et se mouvoir, avec je ne sais quoi d'effar et de terrible ml au rel, toute notre civilisation contemporaine; livre merveilleux que le pote a intitul comdie et qu'il aurait intituler histoire , qui prend toutes les formes et tous les styles, qui dpasse Tacite et qui va jusqu' Sutone, qui traverse Beaumarchais et qui va jusqu Rabelais; livre qui est lobservation et qui est limagination; qui prodigue le vrai, lintime, le bourgeois, le trivial, le matriel, et qui par moments, travers toutes les ralits brusquement et largement dchires, laisse tout coup entrevoir le plus sombre et le plus tragique idal. (Littrature et philosophie mles, discours prononc anz funrailles de Balzac, vol. II, p. 318.)

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de la vrit psychologique et sociale, et il la cherche dans le laid comme dans le beau, plus souvent dans le laid que dans le beau. Son but est d'exprimer la vie telle qu'elle est, la socit telle qu'elle est; comme les ralistes, il accumule le dtail et la description, il tombe mme dans le technique. Mais son procd de composition est encore une abstraction et une gnralisation. De plus, Balzac est logicien avant tout : ses caractres sont des thormes vivants, des types qui dveloppent tout ce qu'ils renferment. Il a un procd de simplification puissante qui consiste ramasser tout un homme dans une seule et unique passion : le pre Grandet n'est plus qu'avare, le pre Goriot n'est plus qu'idoltre de ses filles, et ainsi de suite. On a dit avec beaucoup de justesse que, par l, Balzac n'est pas vraiment raliste; il est classique comme les potes dramatiques du dix-septime sicle, avec cette diffrence qu'il l'est beaucoup plus, et que, simplificateur extrme, il n'aurait pas mme admis la clmence d'Auguste, ni les hsitations de Nron, ni fait Harpagon amoureux; il conoit tous ses personnages sur le modle du jeune Horace, de Narcisse ou de Tartufe . Le ralisme vrai consiste, au contraire, ne jamais admettre qu'un homme soit une passion unique incarne dans des organes, mais un jeu et souvent un conflit de passions diverses, qu'il faut prendre chacune avec sa valeur relative 1. Le naturalisme contemporain procde non seulement de Balzac, mais du romantisme de Hugo, par raction et par volution . Hugo, rejetant les rgles arbitraires et les personnages de convention, disait dans la prface de Cromwell: Le pote ne doit prendre conseil que de la nature, de la vrit, et de l'inspiration. En s'essayant au roman historique dans Notre-Dame de Paris, Hugo avait dj peint un tat social et un ensemble de murs, quelque faiblesse qu'il ait montre dans la conception des caractres individuels. Plus tard, dans les Misrables, Hugo fait un roman la fois social et sociologique. L'Assommoir est en germe dans les Misrables. Voici, par exemple, l'original de l'interminable promenade de Gervaise sur le trottoir des boulevards dans la neige :Vers les premiers jours de janvier 1823, un soir qu'l avait neig, une crature rdait en robe de bal et toute dcollete avec des fleurs sur la tte devant la vitre du caf des officiers... Chaque fois que cette femme passait (devant un des lgants de l'endroit), il lui jetait, avec une bouffe de la fume de son cigare, quelque apostrophe qu'il croyait spirituelle et gaie, comme : - Que tu es laide ! - Veux-tu te cacher. - Tu n'as pas de dents ! etc., etc. - Ce monsieur s'appelait M. Bamatabois. La femme, triste spectre par qui allait et venait sur la neige, ne lui rpondait pas, ne le regardait mme pas, et n'en accomplissait pas moins en silence et avec une rgularit sombre sa promenade qui la ramenait de cinq minutes en cinq minutes, sous le sarcasme, comme le soldat condamn qui revient sous les verges... 2.

Voici la familiarit et le langage imag du peuple :Quand on n'a pas mang, c'est trs drle. - Savez-vous, la nuit, quand je marche sur le boulevard, je vois des arbres comme des fourches, je vois des maisons toutes noires grosses comme les tours de Notre-Dame, je me figure que les murs blancs sont la rivire, je me dis : Tiens, il y a de l'eau l ! Les1 2

M. Faguet, Etudes littraires sur le dix-neuvime sicle. Les Misrables.

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toiles sont comme des lampions d'illuminations, on dirait qu'elles fument et que le vent les teint, je suis ahurie, comme si j'avais des chevaux qui me soufflent dans l'oreille; quoique ce soit la nuit, j'entends des orgues de Barbarie et les mcaniques des filatures, est-ce que je sais, moi ? Je crois qu'on me jette des pierres, je me sauve sans savoir, tout tourne, tout tourne 1.

Voici enfin les navets enfantines, prises sur le fait. Jean Valjean porte le seau trop plein de Cosette; la petite marche ses cts, il lui parle :- Tu n'as donc pas de mre ? - Je ne sais pas, rpondit l'enfant. Avant que l'homme et eu le temps de reprendre la parole, elle ajouta : - Je ne crois pas. Les autres en ont. Moi, je n'en ai pas. Et, aprs un silence, elle reprit : - Je crois que je n'en ai jamais eu.

Les deux. petites Thnardier se sont empares d'un jeune chat, elles l'ont emmaillot comme une poupe; l'ane dit sa sur :Vois-tu, ma sur, jouons avec. Ce serait ma petite fille. Je serais une dame. Je viendrais te voir et tu la regarderais. Peu peu tu verrais ses moustaches, et cela t'tonnerait. Et puis tu verrais ses oreilles, et puis tu verrais sa queue et cela t'tonnerait. Et tu me dirais ! Ah ! mon Dieu ! et je te dirais ! Oui, madame, c'est une petite fille que j'ai comme a. Les petites filles sont comme a prsent.

Lisez encore le dialogue de Fantine et de la vieille fille Marguerite. On a dit Fantine que sa petite fille en nourrice tait malade d'une fivre miliaire :- Qu'est-ce que c'est donc que cela, une fivre miliaire ? Savez-vous? - Oui, rpondit la vieille fille, c'est une maladie. - a a donc besoin de beaucoup de drogues ? - Oh ! des drogues terribles. - O cela vous prend-il ? - C'est une maladie qu'on a comme a. - Est-ce qu'on en meurt ? - Trs bien, dit Marguerite.

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Rcit dEspagne. Les Misrables, tome VI, pp. 143-144.

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Voici un fragment tir du rcit du bonhomme Champmathieu que la justice prend pour un ancien forat :Avec a, j'avais ma fille qui tait blanchisseuse la rivire. Elle gagnait un peu de son ct; nous deux, cela allait. Elle avait de la peine aussi. Toute la journe dans un baquet jusqu' mi-corps, la pluie, la neige, avec le vent qui vous coupe la figure; quand il gle, c'est tout de mme, il faut laver; il y a des personnes qui n'ont pas beaucoup de linge et qui attendent aprs; si on ne lavait pas, on perdrait des pratiques. Les planches sont mal jointes et il vous tombe des gouttes d'eau partout. On a ses jupes toutes mouilles, dessus et dessous. a pntre. Elle a aussi travaill au lavoir des Enfants-Rouges, o l'eau arrive par des robinets. On n'est pas dans le baquet. On lave devant soi au robinet et on rince derrire soi dans le bassin. Comme c'est ferm, on a moins froid au corps. Mais il y a une bue d'eau chaude qui est terrible et qui vous perd les yeux. Elle revenait sept heures du soir, et se couchait bien vite; elle tait si fatigue. Son mari la battait... C'tait une brave fille qui n'allait pas au bal, qui tait bien tranquille. Je me rappelle un mardi gras o elle tait couche huit heures...

La descente de police, dans Nana, est en germe dans la fuite effare des filles de Thnardier, qui heurtent Marius : J'ai caval, caval, caval. Le Jeanlin de Germinal est un Gavroche tourn au noir, et sa retraite dans un puits abandonn est le pendant de celle de Gavroche dans le ventre gigantesque de l'lphant de maonnerie 1. Le jardin de la rue Plumet combin avec des souvenirs d'enfance est l'original du jardin du Paradou. Ce jardin ainsi livr lui-mme depuis plus d'un demi-sicle tait extraordinaire et charmant. Les passants d'il y a quarante ans s'arrtaient dans cette rue pour le contempler, sans se douter des secrets qu'il drobait derrire ses paisseurs fraches et vertes... Il y avait un banc de pierre dans un coin, une ou deux statues moisies, quelques treillages dclous par le temps, pourrissant sur le mur, du reste plus d'alles ni de gazon... Les mauvaises herbes abondaient, aventure admirable pour un pauvre coin de terre. La fte des girofles y tait splendide. Rien dans ce jardin ne contrariait l'effort sacr des choses vers la vie... Les arbres s'taient baisss vers les ronces, les ronces taient montes vers les arbres...; ce qui flotte au vent s'tait pench vers ce qui se trane dans la mousse... Ce jardin n'tait plus un jardin, c'tait une broussaille colossale; c'est--dire quelque chose qui est impntrable comme une fort, peupl comme une ville, frissonnant comme un nid, sombre comme une cathdrale, odorant comme un bouquet, solitaire comme une tombe, vivant comme une foule.

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La destine des romanciers, et de tous les crivains, est de prendre beaucoup les uns aux autres; quelquefois ils s'en aperoivent et, de la meilleure foi du monde, s'crient avec Rossini : Vous croyez que cette phrase n'est pas de moi ? Bah ! Paesiello ne mritait pas de l'avoir trouve. - D'autres ne s'en aperoivent mme pas; tous pourraient s'approprier la prire fameuse du paysan normand : Mon Dieu, je ne vous demande pas de bien, donnez-moi seulement un voisin qui en ait.

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En floral, cet norme buisson, libre derrire sa grille et ses quatre murs, dans le sourd travail de la germination universelle, tressaillait au soleil levant presque comme une bte qui sent la sve d'avril monter et bouillonner dans ses veines, et, secouant au vent sa prodigieuse chevelure verte, semait sur la terre humide, sur les statues frustes, sur le perron croulant du pavillon et jusque sur le pav de la rue dserte, les fleurs en toiles, la rose en perles, la fcondit, la beaut, la vie, la joie, les parfums. A midi mille papillons blancs s'y rfugiaient, et c'tait un spectacle divin de voir l tourbillonner en flocons dans l'ombre cette neige vivante de l't... Le soir, une vapeur se dgageait du jardin et l'enveloppait; l'odeur si enivrante des chvrefeuilles et des liserons en sortait de toute part comme un poison exquis et subtil; on entendait les derniers appels des grimpereaux et des bergeronnettes s'assoupissant sous les branchages... C'tait un jardin ferm, mais une nature cre, riche, voluptueuse et adorante.. Quand Cosette y arriva, elle n'tait encore qu'une enfant, Jean Valjean lui livra ce jardin inculte. - Fais-y tout ce que tu voudras, lui disait-il. Cela amusait Cosette ; elle en remuait toutes les touffes et toutes les pierres, elle y cherchait des btes ; elle y jouait, en attendant qu'elle y rvt 1. Flaubert continue le romantisme par son culte de la forme et du style potique ; il annonce le ralisme par les tudes psychologiques et sociales de Madame Bovary et de lducation sentimentale. Dj il applique au roman le systme des petits faits significatifs, soutenu par Taine. Le moi de ses hros n'est qu'une collection de petits faits , une srie de faits mentaux , une association d'ides et d'images qui dfilent dans un certain ordre. Ses romans sont des monographies psychologiques . En outre, il y introduit l'ide chre aux Allemands et aux Anglais de l'volution, du dveloppement (entwickelung), qui consiste, dit Taine, reprsenter toutes les parties d'un groupe comme solidaires et complmentaires, en sorte que chacune d'elles ncessite le reste, et que, toutes runies, elles manifestent par leurs successions et par leurs contrastes la qualit intrieure qui les assemble et les produit . Cette qualit intrieure, Hegel l'appelait lide du groupe; Taine l'appelle un caractre dominateur.1

Chez les romantiques, lidalisme et le ralisme sont encore si peu fondus que, lorsque celui-ci apparat, tout moment il dtonne et fait dissonance; en voici un exemple : Un soir, Cosette songeait; une tristesse la gagnait peu peu, cette tristesse invincible que donne le soir et qui vient peut-tre, qui sait ? du mystre de la tombe entr'ouvert cette heure-l... Cosette se leva, marchant dans l'herbe inonde de rose, et se disant, travers l'espce de somnambulisme mlancolique o elle tait plonge : - II faudrait vraiment des sabots pour le jardin cette heure-ci. On s'enrhume... (Les Misrables, t. VII, p. 360.) Autre exemple d'attente trompe et d'une mauvaise coordination des ides et images : Jamais rien que d'ail n'avait pos le pied l. Ce plateau tait couvert de fientes d'oiseaux. (Les Travailleurs de la mer.) Mais, si l'on trouve maint exemple de ralisme ridicule dans le romantisme, on trouve maint exemple de romantisme manqu chez nos ralistes contemporains. Rappelez-vous l'exhibition que fait la Mouquette dans un dernier flamboiement de soleil . Ce quelle montrait n'avait rien d'obscne, etne faisait pas rire, farouche. Ce sont les procds du plus pur et du p!us mauvais romantisme, c'est leffort pour faire un sublime avec du grotesque. Ces lignes sont videmment de la mme inspiration que le commentaire lyrique du mot de Cambronne dans les Misrables. Une sorte de rvolution a t commence par Boileau, qui demandait qu'on appelt chat un chat, continue par le romantisme de Victor Hugo, qui prescrit d'appeler un cochon par son nom, et acheve, du moins il faut l'esprer, par le naturalisme, qui a appliqu comme qualificatif l'homme le substantif du romantisme.

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Les faits significatifs, prfrs aux faits suggestifs, sont la caractristique de la science; la science pntre donc dans l'art. Le hros romantique, gar en pleine fantaisie, retombe sur terre de tout le poids des faits observs : il se prcise, il cherche personnifier l'homme rel, non plus le rve du pote dans une heure d'enthousiasme. Mais la ralit est chose si fuyante qu'elle peut trouver moyen d'chapper encore cette mthode toute d'exactitude scientifique. Voir de prs, de tout prs mme, est assurment la meilleure condition pour saisir les dtails dans leur plus rigoureuse prcision, mais cela peut tre aussi un excellent moyen de borner sa vue ces seuls dtails : ils grandiront de toute l'attention qui leur sera prte, et leur relation avec l'ensemble pourra en tre altre d'autant. Pour bien saisir les proportions des diffrentes parties d'un tout, 1e plus sr est encore de regarder une certaine distance, la nettet de quelques dtails dt-elle en souffrir. Si de plus on parle de fait dominateur auquel tous les autres ne feront que se relier, il devient de la plus haute importance de ne se point tromper dans la perspective, de voir d'un peu loin, d'un peu haut surtout. Le reproche qu'on pourrait faire Flaubert, un matre pourtant, - et surtout son cole, - c'est de s'tre complu dans l'tude et dans la peinture de la mdiocrit, sous prtexte qu'elle est plus vraie. Plus commune, soit, mais plus vraie ? Est-ce que la ralit la plus haute n'appartient pas toujours aux sentiments capables de nous porter en avant, ne ft-ce qu'un seul instant, d'lever audessus de nos ttes ne ft-ce qu'un seul d'entre nous ? Nous jugeons des poques passes par leurs grands hommes. Jugeons donc un peu la mdiocrit contemporaine prcisment par ce qui en sort. Le pessimisme s'est introduit dans l'art avec cette manire de voir, quoi d'tonnant 1 ? C'est presque un dicton populaire que les hommes paraissent plus mauvais qu'ils ne sont; si donc nous les jugeons uniquement par leurs actes, lesquels sont dtermins par une foule de chocs et de circonstances qui ont fait dvier l'impulsion premire, nous ne pourrons trouver en eux que matire rflexions pessimistes. - Mais que m'importe, dira-ton, l'homme intrieur, si je n'ai affaire qu' l'homme extrieur ? - Il importe plus qu'on ne croit, car, s'il y a rellement dans l'homme deux tendances, presque deux volonts inverses, il y aura aussi lutte pour arriver l'quilibre; cette lutte se manifestera par des actes de gnrosit spontans et inattendus, et aussi par un certain nombre de natures d'exception. C'est au nom de la science que nos romanciers se disent pessimistes, mais la science n'est pessimiste que par les inductions qu'on en tire; et peut-tre bien que l'tude du cur humain est, de toutes, celle qui doit encore le moins porter au pessimisme. As-tu rflchi, crit Flaubert jeune, as-tu rflchi combien nous sommes organiss pour le malheur ?... Et plus tard : - C'est trange comme je suis n avec peu de foi pour le bonheur. J'ai eu, tout jeune, un pressentiment complet de la vie. C'tait comme une odeur de cuisine nausabonde s'chappant par un soupirail. On n'a pas besoin d'en avoir mang pour savoir qu'elle est faire vomir. M. Bourget a remarqu que, quand Salammb s'empare du zamph, de ce manteau de la Desse tout la fois bleutre comme la nuit, jaune comme l'aurore, pourpre comme le soleil, nombreux, diaphane, tincelant, lger... , elle est surprise, comme Emma1

Dans son Voyage en Italie, devant les chefs-d'uvre des sicles anciens, Taine s'crie . Que de ruines et quel cimetire que l'histoire !... Froide et fixe, la Niob se redresse, sans esprance, et, les yeux fixs au ciel, elle contemple avec admiration et avec horreur le nimbe blouissant et mortuaire, les bras tendus, les flches invitables, et l'implacable srnit des dieux... Pour Taine, la raison et la sant sont des accidents heureux ; le meilleur fruit de la science est la rsignation froide, qui, pacifiant et prparant l'me, rduit la souffrance la douleur du corps ... Aprs avoir montr que l'imperfection humaine est dans l'ordre, comme l'irrgularit foncire des facettes dans un cristal. Taine demande : Qui sindignera contre cette gomtrie ? (Voir M. Bourget, Etudes de psychologie contemporaine, pp. 204, 216.)

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entre les bras de Lon, de ne pas prouver ce bonheur qu'elle imaginait autrefois : Elle reste mlancolique dans son rve accompli... L'ermite saint Antoine, sur la montagne de la Thbade, ayant, lui aussi, ralis sa chimre mystique, comprend que la puissance de sentir lui fait dfaut; il cherche avec angoisse la fontaine d'motions pieuses qui jadis s'panchait du ciel dans son cur ; Elle est tarie maintenant, et pourquoi...? Flaubert s'appelait lui-mme ironiquement le R. P. Cruchard, directeur des dames de la Dsillusion. La Tentation de saint Antoine aboutit au dsir de ne plus penser, de ne plus vouloir, de ne plus sentir, de redescendre degr degr l'chelle de la vie, de s'abmer dans la matire, d'tre la matire. J'ai envie de voler, de nager, de beugler, d'aboyer, de hurler. Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une corce, souffler de la fume, porter une trompe, tordre mon corps, me diviser partout, tre en tout, m'maner avec les odeurs, me dvelopper comme les plantes, couler comme l'eau, vibrer comme le son, briller comme la lumire, me blottir sous toutes les formes, pntrer chaque atome, descendre jusqu'au fond de la nature, - tre la matire ! Illusion, dsillusion, eh ! c'est l'ternel sujet de l'ternel pome. Seulement il est des potes qui aiment montrer l'illusion nouvelle surgissant tout aussitt, - car, si nos rves comme les choses nous trompent et passent, le sentiment, qui avait produit notre attente, demeure ; mais notre poque, tout assombrie, tout oppresse de pessimisme, on aime mditer sur le rve qui s'est trouv vide de sens. Enfin, Flaubert tend dj prfrer les analyses de cas pathologiques , prconises par les psychologues, et auxquelles se sont complu les de Goncourt. Tous les lments du naturalisme contemporain sont ainsi runis. Nous arrivons l're des histoires naturelles et sociales 1.

1

Avant d'examiner le roman naturaliste et sociologique, disons quelques mots des murs mondaines, qui, pour quelques-uns, sont un sujet prfre. Tandis qu' notre poque des romanciers ont pris pour objet d'tude la socit populaire ou bourgeoise, et que leurs uvres roulent en partie sur des grossirets, d'autres ont peint avec amour la socit mondaine. C'est sans doute un objet d'tude lgitime comme tous les autres. Malheureusement les uvres de ces romanciers portent trop souvent sur des conventions et sur des niaiseries. La vie mondaine est celle o le cur et la pense ont assurment le moins de part. Restent les sens; mais ils sont tellement appauvris et uss qu'ils ne peuvent qu'tre le principe de sensations maladives, de penchants dtraqus. Tout cela d'ailleurs, le plus souvent, n'aboutit mme pas; les vrais gens du monde ont peine la force d'tre franchement charnels, et vouloir sans pouvoir est le mot de leur existence. Ces marionnettes ont fort peu d'humain en elles; aussi la peinture qu'on en peut faire n'est-elle que l'ombre d'ombres. Le roman mondain, c'est le bibelot et l'tiquette envahissant l'art. Rien n'est mprisable pour l'artiste, soit; mais il y a des choses qui sont vaines et futiles en tout cas, il ne faut point tre dupe de son sujet, et il faut connatre les endroits o il sonne creux. Certaines personnes, n'ayant point de vraie distinction dans la tte on dans le cur, la cherchent dans leur mobilier, dans leurs habits, dans la noble tenue de leurs laquais; les romanciers ne doivent point se laisser prendre cette comdie, ni croire qu'ils ont peint un monde distingu parce qu'ils ont peint un monde o chacun voudrait-l'tre et croit ltre, - y compris les concierges. La plupart des traits d'esprit qui se colportent de salon en salon ressemblent ces mots des enfants, ces petites niaiseries gracieuses que les mres redisent avec complaisance et que nous ne pouvons couter sans ennui. Vouloir faire une uvre de vraie psychologie individuelle et sociale avec la vie des salons, c'est prendre au srieux non pas mme des enfants, - car les enfants sont des tres rels, sympathiques, des germes d'hommes, - mais des enfantillages, c'est--dire rien : de la poussire de mots.

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Deuxime partie: chapitre I: Le roman psychologique et sociologique de nos jours.

IIILe roman sociologique. Le naturalisme dans le roman.

Table des matire-2

III. - Le naturalisme se dfinit lui-mme la science applique la littrature . Il donnepour raison de cette dfinition ambitieuse qu'il a le mme but et les mmes mthodes que la science. Le mme but : la vrit, rien que la vrit; - malheureusement il n'ajoute pas : toute la vrit. La mme mthode : la mthode exprimentale, qui, outre l'observation, comprend l'exprimentation. Le romancier naturaliste doit tre d'abord un observateur : avant d'crire, il fait comme Taine ; il amasse quantit de notes, de petits faits, documents sur documents. Mais ce n'est pas assez, il change son roman mme en une exprimentation . L'observateur donne les faits tels qu'il les a vus, pose le point de dpart, tablit le terrain solide sur lequel vont marcher les personnages, se dvelopper les phnomnes avec leurs lois. Puis, l'exprimentateur parait et institue l'exprience , c'est--dire fait mouvoir les personnages dans une histoire particulire, pour y montrer que la succession des faits y sera telle que l'exige le dterminisme des phnomnes mis l'tude. C'est presque toujours une exprience pour voir , comme l'appelle Claude Bernard. Le romancier part la recherche d'une vrit. Voyez la figure du baron Hulot dans la Cousine Bette, de Balzac. Le fait gnral observ par Balzac est le ravage que le temprament amoureux d'un homme amne chez lui, dans sa famille, dans la socit. Ds que Balzac a eu choisi son sujet, il part des faits observs, puis il institue son exprience, dit Zola, en soumettant Hulot une srie d'preuves, en le faisant passer par certains milieux, pour montrer comment fonctionne le mcanisme de sa passion. Il n'y a plus seulement l observation, en croire les thoriciens du naturalisme; il y a exprimentation, en ce sens que Balzac ne s'en tient pas strictement, en photographe, aux faits recueillis par lui : il intervient d'une faon directe pour placer son personnage dans des conditions dont il reste le matre . Le problme est de savoir ce que telle ou telle passion, agissant dans tel milieu et dans telles circonstances, produira au point de vue de l'individu et de la socit; et un roman exprimental, la Cousine Bette, par exemple, est simplement le procs-verbal de l'exprience que le romancier rpte sous les yeux du public . En somme, toute l'opration consiste prendre les faits dans la nature, puis tudier le mcanisme des

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faits en agissant sur eux par les modifications des circonstances et des milieux, sans jamais s'carter des lois de la nature. Au bout il y a la connaissance de l'homme, la connaissance scientifique, dans son action individuelle et sociale. Le roman exprimental se donne donc comme une consquence de l'volution scientifique du sicle; il continue et complte la physiologie, qui elle-mme s'appuie sur la chimie et la physique; substitu l'tude de l'homme abstrait , de l'homme mtaphysique l'tude de l'homme naturel, soumis aux lois physico-chimiques et dtermin par les influences du milieu ; le roman exprimental, en un mot, est la littrature de notre ge de science comme la littrature classique et romantique correspondait un ge de scolastique et de thologie 1. Il semble qu'on ait tout dit lorsqu'on a qualifi le roman de scientifique. En somme, qu'estce qu'il y a d'immdiatement certain dans la science ? le fait visible, tangible. Admettons que les faits assembls par le romancier soient d'une exactitude rigoureuse - quoique en ralit voir, ce soit dj interprter, par consquent transformer - il reste tirer les conclusions, lesquelles dpendront de la nature d'esprit du romancier, de ses ides prconues, de son gnie enfin. Si, par bonheur, il est dou d'un sens droit, la mesure sera garde; mais il en est beaucoup que leur imagination dborde, et alors ils ont plus d'un rapport avec les romantiques tant dcris par eux. Le reproche fait aux romantiques est avant tout l'exagration : comme ils n'incarnent gure qu'une passion par personnage, ils rduisent ainsi la machine humaine un seul rouage, et, toute la force de la sorte pargne, ils l'emploient pour pousser l'extrme la passion donne. Mais les partisans outrance du fait dominateur, les adeptes du gigantesque et du symbolique ( la faon de Zola) font-ils autre chose ? Les uns et les autres, romantiques et ralistes; dans leur lan, peuvent perdre pied; tous, dans une mme mesure, sont idalistes, quoiqu'ils aillent en sens contraires; idaliser, c'est isoler et grandir une tendance existante pour la faire prdominer : tel est le but par eux tous poursuivi. Seulement les romantiques ont cela de bon qu'ils ne ngligent point le ct gnreux de l'homme, lequel n'est pas le moins rel ni le moins puissant; telle uvre romantique qui, la lecture, a pu nous paratre un tissu d'exagrations et d'invraisemblances, le livre ferm, nous laisse malgr tout un type dans l'esprit. Ce qui marque aux romantiques, c'est moins encore le vrai que le vrai pris sur le fait. Bien autrement difficile serait d'accorder nombre de hros ralistes la valeur de types de l'homme rel. Les romanciers naturalistes estiment que la question d'hrdit a une grande influence dans les manifestations intellectuelles et passionnelles de l'homme. Ils accordent aussi une influence considrable au milieu. L'homme n'est pas seul, il vit dans une socit, dans un milieu social, et ds lors, pour nous, romanciers, ce milieu social modifie sans cesse les phnomnes. Mme notre grande tude est l, dans le travail rciproque de la socit sur l'individu et de l'individu sur la socit. Et c'est prcisment, selon Zola, ce qui constitue le roman exprimental : possder le mcanisme des phnomnes chez l'homme, montrer les rouages des manifestations intellectuelles et sensuelles , telles que la physiologie nous les expliquera sous l'influence de l'hrdit et des circonstances ambiantes : enfin montrer l'homme vivant dans le milieu social qu'il a produit lui-mme, qu'il modifie tous les jours, et au sein duquel il prouve son tour une transformation continue . Ainsi donc, nous1

Le Roman exprimental, pp. 18, 19, 20, 22.

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nous appuyons sur la physiologie, nous prenons l'homme isol des mains du physiologiste, pour continuer la solution du problme et rsoudre scientifiquement la question de savoir comment se comportent les hommes ds qu'ils sont en socit... - Je voudrais, dit encore Zola dans une prface rcente, coucher l'humanit sur une page blanche, toutes les choses, tous les tres, une uvre qui serait l'arche immense. Quelle est la valeur de toute cette thorie du roman exprimental, physiologique et sociologique ? L'pope antique contait la destine des nations. Mais le sentiment patriotique a chang de mesure, le mot nation est trop vaste, trop vague peut-tre pour tenir en un pome. Alors un pote a pens que l'pope devait se transformer et s'appliquer telle ou telle classe d'individus digne d'intrt et de piti,. et Victor Hugo a crit les Misrables. Mais le sujet tait. encore trop vaste et par cela mme l'uvre un peu diffuse. Zola a cru que le rduire, c'tait donner sa vraie forme l'pope moderne; il tudie tel groupe dans les diverses classes de notre socit : l'Assommoir, c'est l'ouvrier parisien; Germinal, c'est le mineur. Malheureusement, une conception juste de la porte sociale que le roman peut avoir est gte par le systme matrialiste que nos romanciers professent, sous prtexte de ralisme ou de naturalisme, si bien qu'au lieu d'hommes ils ne peignent trop souvent que des brutes : c'est le rgne de la littrature brutale . Il est trs vrai encore qu'il y a une ressemblance entre l'exprimentateur et le romancier : tous les deux, au moyen d'une hypothse, conoivent une exprience possible, idale; ils sont tous deux imaginatifs, inventeurs. Mais il ne suffit pas d'imaginer une exprience idale; il faut la raliser objectivement pour vrifier l'ide prconue. Zola a bien soin de n'en souffler mot. Le physicien dit d'abord : - Si la foudre est produite par l'lectricit, imaginons un cerf-volant termin par une pointe et lanc en l'air; j'en devrai tirer des tincelles. - Puis il ralise le cerf-volant, en tire l'tincelle, et vrifie ainsi la loi d'abord hypothtique des relations entre la foudre et l'lectricit. L'exprimentation ne commence qu'avec la ralisation objective et la vrification de l'hypothse. Le romancier, lui, s'en tient l'hypothse, l'ide prconue, l'imagination, qui est prcisment la part de l'idalisme vritable dans la science. Il ne fait donc qu'imaginer et supposer; il n'exprimente pas. - Mais mes documents humains, mes cahiers de notes, mes petits faits significatifs aligns la faon de Taine ! - Ce sont l des observations, exactes ou inexactes, compltes ou incompltes; ce ne sont pas des exprimentations. Dites que vous tes un observateur, nous vous l'accordons, sauf faire nos rserves sur ce que vos observations peuvent avoir d'insuffisant, de born et de systmatique; mais ne vous rigez pas en exprimentateur lorsque vous n'avez pour tout cabinet d'exprience que votre propre tte. La famille des Rougon-Macquart n'est pas une hrdit exprimente, mais une hrdit imagine, entre des pres et des enfants qui sont tous les enfants de votre cerveau. S'ils se ressemblent si bien entre eux et paraissent hriter l'un de l'autre, c'est qu'ils sont sortis du mme moule o on les a jets. La seule exprimentation, ici, est celle dont le romancier lui-mme est le sujet, et qui permet aux lecteurs de dire qu'il a le cerveau fait de telle ou de telle manire, des yeux qui voient de telle ou telle couleur. Il a beau se rclamer de la physiologie, Zola est un psychologue; - ce mot, qui lui semblera peut-tre une injure, est d'ailleurs pour nous un loge. Le psychologue est, lui aussi, un romancier : il imagine des caractres, des passions, des souvenirs, des volonts; il se place par l'imagination dans telle ou telle circonstance; il se demande

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ce qu'il ferait, ce qu'il a fait dans des circonstances analogues, ce qu'il a vu faire. Puis il cherche des lois, des thories. La mthode de nos ralistes, outre ce qu'elle a de psychologique, est encore analogue la mthode dductive des gomtres. tant donnes telles lignes et tels points d'intersection, il en rsultera telle figure, - abstraction faite de toutes les autres circonstances. tant donne (par abstraction) une courtisane qui n'a rien de la femme, elle sera telle et telle, elle sera Nana. C'est toujours la mthode de simplification qui caractrise la dduction gomtrique. Il n'y a plus qu' trouver des courtisanes qui n'aient rien de la femme; et encore, si on en trouve, ce seront de pures exceptions qui ne prouveront rien de gnral. Est-ce dire que nous fassions fi de cette mthode et de ses rsultats ? Nullement. Il est toujours bon d'examiner les consquences d'une hypothse, la condition de ne pas reprsenter cette hypothse abstraite comme le tout de la ralit. Un gomtre ne croit pas que les points, les lignes et les surfaces puisent le monde. Outre qu'il est un gomtre, le raliste par systme est encore un mtaphysicien; - il est mtaphysicien matrialiste et pessimiste, - mais un systme matrialiste et pessimiste est un systme mtaphysique tout comme les autres, qui prtend nous rvler le dernier mot et le dernier fond de notre conscience. Zola a beau rire des scolastiques, avec lesquels il identifie les idalistes : au lieu d'une exprimentation la Claude Bernard , il nous donne des constructions la Kpler (ceci n'est pas pour l'offenser). Kpler disait, avec Aristote : - Tout doit tre beau dans l'uvre de Dieu; la ligne circulaire est la plus belle des lignes; donc les astres doivent dcrire des cercles, mme ceux qui, comme Mars, semblent avoir un trajet si irrgulier. - Seulement Kpler, lui, chercha la confirmation de son hypothse, et il trouva non des cercles, mais des ellipses. A leur tour, nos ralistes disent : - Tout doit tre laid dans l'homme, ou peu prs, car la bte en lui domine; donc toutes les lignes de sa conduite doivent tre tortueuses, sinistres, hideuses. - C'est de l'idalisme retourn. Et o est la preuve du systme ? - Dans mes romans. - Un roman ne sera jamais une preuve. - Dans mes notes de petits faits. - Eh bien, les petits faits eux-mmes ne prouvent nullement ce que Taine veut leur faire prouver. Tout dpend de la manire dont on les aligne. Avec sa collection de notes, Taine a fait un Napolon qui n'est plus qu'un monstre. Avec une autre collection de notes, ou avec la mme, un autre historien en refera un hros. Qui peut se flatter d'avoir la totalit des faits, et, l'et-il, d'avoir la loi ? En somme, dans ses romans, le raliste fait ce beau raisonnement : Si l'homme n'est qu'une brute domine par tous les instincts de la bte et peu prs incapable de tout ce qui est beau et gnreux, il devra agir de telle sorte dans telles circonstances que j'imagine. Puis, il ralise les circonstances, - o ? - dans son imagination; - et il vrifie la bestialit radicale de la nature humaine, - o ? - toujours dans son imagination. Cette faon d'exprimenter est trop commode. Quand Claude Bernard a suppos qu'une piqre telle partie de l'encphale devait produire le diabte, il a rellement piqu le cerveau d'un animal et vrifi le diabte conscutif. Le raliste, lui, nous attribue toutes les maladies morales possibles dans son esprit, et, fort heureusement, il n'en ralise pas la vrification au dehors. En outre, on confond souvent, dans cette question, l'art avec la science. - Le romancier, rpte-t-on, est un naturaliste, qui n'a qu'. observer les hommes et les classer; or, c'est ainsi

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que la science agit l'gard de toute chose : il n'y a rien de vil dans l'art, pas plus que dans la science. Le romancier observe les murs et, en nous les reprsentant, il doit en rendre compte par les sentiments et les sensations qui en sont la cause : jusqu'alors, on a laiss dans l'ombre certains sentiments, certaines sensations; le romancier actuel doit les mettre en scne comme tous les autres, en sa qualit de physiologiste et de psychologue. - Cette thorie, selon nous, est insoutenable. Il est faux que la science et le roman ne fassent qu'un. Et leur effet n'est pas le mme : la science peut tre ennuyeuse, le roman doit tre intressant; jamais un roman ne sera un trait scientifique. Si le romancier fait entrer en scne un chien ou un chat, ce dont il a parfaitement le droit (voyez le chien et le chat du Capitaine Fracasse), il ne se bornera pas reproduire M. de Buffon en le compltant par une anatomie plus exacte du chien et du chat. Non, ce qui est vrai, c'est que le roman, s'il n'est point un trait scientifique, doit tre d'esprit scientifique; le progrs des sciences est tel de nos jours qu'il y a un certain nombre d'ides et de thories dont il faut tenir compte pour difier le roman, pour faire comprendre et accepter ses personnages. Le romancier ne doit pas faire de la science, mais il doit l'employer pour rectifier ses conceptions. Le monde s'est tellement compliqu pour nous, et nous-mmes nous sommes devenus nos propres yeux si complexes. que l'imagination cratrice du romancier doit oprer sur des matriaux toujours plus multiples et plus vastes : aucun dtail ne peut plus tre nglig. L'crivain, pas plus que le peintre, ne tentera aujourd'hui de nous reprsenter des tres qui seraient hors des lois et des classes o nous savons qu'ils sont rangs. Le grand Raphal a peint de certains chameaux si dissemblables aux. chameaux du dsert qu'ils nous font sourire prsent : le chameau n'est plus un animal fantastique que personne ne connaissait. A notre poque, Raphal peignant ses chameaux serait forc de leur donner l'exactitude des lions de Rosa Bonheur. Les sciences et la philosophie ont tellement pntr notre socit moderne, qu'il est juste de dire que nous ne voyons plus le monde et les hommes du mme il que nos grands-pres. La tche du romancier tant prcisment de reprsenter la socit sous le jour o tous la voient, il ne peut se maintenir dans une complte ignorance scientifique, en retard sur ses contemporains : il ne saurait les intresser ce prix; mais d'autre part il ne doit pas se montrer plus savant qu'eux; il ne saurait davantage les intresser. Un roman est un miroir qui reflte ce que nous voyons, non ce que nous ne voyons point encore. Tout, la vrit, offre un intrt scientifique dont le romancier doit savoir profiter; c'est mme parce que toute chose rentre dans la science que les naturalistes ont pu traiter toutes choses dans le roman; mais ils n'ont russi dans leur uvre que toutes les fois qu'ils n'ont pas mis seul en jeu l'intrt scientifique 1. Le rcit pur et simple, c'est--dire purement et simplement scientifique de certaines expriences de Lavoisier; restes clbres, n'aurait certes pas le don de nous intresser esthtiquement; il ne pourrait tre acceptable qu' la condition de prendre, comme sujet principal, Lavoisier lui-mme et non point ses expriences, de faire1

Zola, sous ce rapport, a .quelque ressemblance avec Jules Verne. Elles sont souvent fort ingnieuses et fort jolies, littrairement parlant, les applications des vrits scientifiques dans les romans de Jules Verne. Rappelons la dernire allumette, l'unique grain de bl, le diamant se rduisant en poudre, la glace produisant le feu aprs tre devenue une lentille refltant les rayons du soleil. Zola s'est videmment souvenu de la facon de conter de Jules Verne dans l'pisode du petit Jeanlin descendant dans le puits de mine abandonn, sa chandelle la main.

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