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RÔle des mythèmes
dans la lecture de trois Nouveaux Romans
par
Marie-Élaine Mineau
Mémoire de maîtrise soumis à la
Faculté des études supérieures et de la recherche
en vue de l'obtention du diplôme de
Maîtrise ès Lettres
Département de langue et littérature françaises
Université McGill
Montréal, Québec
Juillet 2000
© Marie-Élaine Mineau, 2000
1+1 National Libratyof Canada
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Bibliothèque nationaledu Canada
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385, rue WeIingIDn0IIfte ON K1A 0N4c..da
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L'auteur conserve la propriété dudroit d'auteur qui protège cette thèse.Ni la thèse ni des extraits substantielsde celle-ci ne doivent être imprimésou autrement reproduits sans sonautorisation.
0·612·70614-1
Canadl
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Abstract
Alain Robbe-Grillet's Les Gommes, Michel Butor's
L'Emploi du temps as weIl as Claude Simon's La Bataille de
Pharsale are aIl New Novels in which Greek and Latin
<anythemes» play various roles in the reception of the text by
its reader. These raIes represent our object of study. As a
result of the possibilities and, more specifically, the Many
difficulties involved in reconstructinq the original
mythological plot, the reader realizes that the mythemes form
a sort of «secondary plot» which both reflects the «first
plot» (the novel's narrative) and determines its complexity .
In this way, the mythemes guarantee a certain balance in the
reader's level of understanding. However, they still bring
out important problems: for example, they contribute to the
redefining of certain familiar classical concepts and to the
production of manifold interpretative choices. It follows
that the mythemes are instrumental in making the reader the
privileged spectator of the reconstruction of the horizon of
expectations .
ii
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Remerciements
Je tiens à remercier le Professeur Gillian Lane-Mercier
pour sa grande efficacité et ses judicieux conseils. Je
remercie également pour leur support infaillible les amis et
la famille qui m'entourent .
iii
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Table des matières
Rés'UItlé .....•.••......•.......•............•..........•.•.•.. i
.Abstract •••........•......•.........••.• ,. ................•. ii
Remerciements ...•...••.....•.......•...•••••••••••••..•.•• iii
Table des matières ........•..............................•. i v
INTRODUCTION ..•.•..•••.......••••........•.....•.•••.....••• 1
CHAPITRE I: POSSIBILITÉS ET PROBLÈMES DE RECONSTRUCTION DU
RÉCIT MYTHOLOGIQUE D'ORIGINE ...•......•••.•.•..••...•.•.•••• 9
Le cas de L'Emploi du temps 10
Le cas des Gommes . .........•............................... 16
Le cas de La Bataille de Pharsale ........................••20
Une lecture laborieuse .........•......•.....•.•............ 23
CHAPITRE II: RÉCIT PREMIER ET RÉCIT SECOND.............•... 25
Fonctions du «réci t second» .........••.....•............... 2 6
Effets du «récit second» sur le schéma actantiel
•
de L'Emploi du temps . ..................•.........•.•....... 28
Récit second et schéma actantiel dans Les Gommes 36
Le cas de La Bataille de Pharsale: une exception .•.......•• 38
Une question d'équilibre .••............•...•.•...•.......•• 39
iv
•
•
•
CHAPITRE III: ÉCLATEMENT DE CONCEPTS CLASSIQUES ••••••...... 45
Remaniement des limites temporelles •..••.•..••...••••••.... 46
Éclatement du concept d'espace ..•.....•••.....•.•••.•..••.. 51
Une fusion: l'espace-temps ...•..•...•••••......•.•..••..... 54
Une confusion utile ..•.•..........•.....•••...••.••........ 56
Remise en question de l'identité individuelle .••••••••...•• 57
Brouillages entre les concepts de profane et de sacré •...•• 60
Une écriture duparadoxe •••..•...•.••.•..••.......•.......• 64
L'étonnement du lecteur .••..•.........•......•............. 66
CHAPITRE IV: PASSAGE À UNE NOUVELLE RÉCEPTION•.....•...•.•. 69
Démultiplication des mondes possibles .•..••.......••....... 70
Prolifération des fils interprétatifs .•..•••....•..•....... 77
Réalisme renouvelé et lecture interactive ..••......•....... a6
Les mises en abyme: des instructions destinées au lecteur •. aa
Le rôle global des mythèmes •.....................••...••... 93
Des «erreurs» salutaires .........•..•...••.........•.•..... 95
Les mythèmes dans le Nouveau Roman: un faux paradoxe 96
Les compétences du lecteur .••..........•....•...•.......... 97
CONCLUSION...•.......••..................•.... ., ...•...•... 101
Bibliographie 109
v
•
•
INTRODUCTION
Quelques années après la parution des Gommes en 1953, la
présence du mythe d'Œdipe dans ce roman - qui se démarquait
justement par des procédés inhabituels et innovateurs
faisait encore couler beaucoup d'encre parmi la critique
littéraire qui continuait à soumettre diverses hypothèses
destinées à expliquer cette présence particulière. Certains
alléguèrent qu'en insérant le mythe d'Œdipe dans son roman,
Alain Robbe-Grillet faisait faux bond à son modernisme en
utilisant une formule rabâchée1 • D'autres y découvrirent
plutôt un récit ironique2 , un anti-Œdipe3 , une version moderne
du mythe 4 ou encore un encombrant procédé de connotations.
John Fletcher, «Alain Robbe-Grillet: Obsessional Objectivity»,Kolokon 2, l, Spring 1967, pp. 34-40. Selon l'avis de ce critique,Robbe-Grillet a suivi une formule en s'inspirant du mythe d'Œdipeet son roman Les Gommes est un demi-échec.
•
2 Olga BernaI, «Les Gommes: roman de liquidation» dans Alain RobbeGrillet: Le roman de l'absence, Paris, Gallimard, 1964, 257 p., p.52.
B. G. Garnham, «The Temptation of Mytholoqy» dans Les Gommes andLe Voyeur, London, Grant& Cutler, 1982, 79 p., pp. 18-24.
Bruce Morrissette, «Œdipe ou le cercle fermé» dans Les romans deRobbe-Grillet, Paris, Éditions de Minuit, 1963, 217 p., p. 53.
«Il me semble (•.• ] que c'est cette disparité entre le contenunouveau et la forme encore partiellement renouvelée qui amèneRobbe-Grillet à rappeler dans toute une série de détailspériphériques ce qu'il a voulu dire. C'est tout le problème desallusions au mythe d'Œdipe que l'auteur multiplie de manière plusou moins extérieure au corps même de l'ouvraqe [ ••• ] pour attirerl'attention du lecteur sur le fait qu'il ne s'aqit pas d'un simple
•
•
•
6
7
2
Bref, la critique s'avisa de comprendre la signification du
mythe dans le roman et de déceler les intentions de l'auteur.
La notoriété d'un tel sujet est compréhensible puisqu'il
soulève le problème épineux de la nouveauté en littérature,
notion étrange, critiquée par certains 6, revendiquée par
d'autres', jamais purement donnée dans quelqu'œuvre que ce
soit.
Malgré tout, l'impact des mythes sur le Nouveau Roman
gagnerait à être examiné sous un angle différent - celui de
la réception - ainsi que dans une plus grande diversité
d'ouvrages. C'est pourquoi notre corpus se compose de trois
œuvres de romanciers différents. Nous envisagerons le
problème de la sorte: il s'agira de définir le rôle des
mythèmes 8 gréco-latins respectivement dans La Bataille de
roman policier de type courant, mais d'un livre dont le contenuessentiel s'apparente à celui de la tragédie antique. Bienentendu, ces allusions auraient été inutiles (et nous neretrouvons plus rien d'analogue dans les ouvrages ultérieurs deRobbe-Grillet) si la forme de l'ouvrage avait été suffisammentadéquate pour mettre en évidence le contenu.» Lucien Goldmann,«Nouveau roman et réalité», Pour une sociologie du roman, Paris,Gallimard (coll. «Idées»), 1964, p. 305, 372 p.
On pense entre autres à Valéry.
C'est le principe même de toutes les avant-gardes •••
Que l'on peut définir comme étant des «unités (minimales]constitutives du discours mythique (qui] n'acquièrent designification que parce qu'elles sont groupées en paquets (,J cespaquets eux-mêmes se [combinant].» Cette citation provient deRoland Barthes, «Introduction à l'analyse structurale des récits»dans Communication, Paris, Éditions du Seuil (coll. «Points»),1966, 1981, 178 p., p. Il. Barthes faisait lui-même référence àClaude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, p. 233.
•
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•
3
Pharsale de Claude Simon, L'Emploi du temps de Michel Butor
et Les Gommes d'Alain Robbe-Grillet, cela par l'entremise de
leur réception par le lecteur. Notre corpus se justifie,
évidemment, par la grande concentration de mythèmes dont les
œuvres qu'il contient font preuve, mais aussi parce que
chacune d'elles représente un aspect bien précis du
traitement des mythèmes dans le Nouveau Roman.
Dans les trois romans étudiés, les mythèmes, que le
lecteur tente de relier en utilisant les compétences acquises
lors de la lecture de textes antérieurs, offrent une
résistance à la reconstitution du récit mythologique dont ils
proviennent. On compte quatre rôles principaux des rnythèmes
qui rejoignent tous un rôle plus global: tout d'abord, ils
entravent la reconstitution du récit mythologique d'origine;
en second lieu, ils réfléchissent l'intrigue et le schéma
actantiel du roman en les complexifiant s'ils sont
relativement simples à saisir, ou encore en les simplifiant
s'ils sont complexes; ensuite, ils introduisent l'éclatement
de certains concepts classiques (le temps, l'espace,
l'identité et le sacré), transformant ainsi le répertoire du
lecteur en y insérant des idées non familières; enfin, ils
démultiplient les prédictions et interprétations possibles du
texte par le lecteur tout en guidant ce dernier dans son
processus de réception par des mises en abyme de l'énoncé et
•
•
•
4
de la réception, ce qui lui permet d'assimiler de nouvelles
compétences. Les échecs successifs du lecteur, dont les
recours intertextuels s'avèrent inefficaces, se situent au
centre de la problématique du Nouveau Roman: afin de
permettre le passage à un nouveau type de lecture, il doit
lui donner l'occasion de mettre à l'épreuve ses anciennes
connaissances, de sorte qu'il puisse mieux comprendre leur
inutilité et redéfinir son approche. Ainsi, le rôle global
des mythèmes, qui offrent une résistance générale à la
lecture, réside dans la transformation du processus de
réception. C'est dans le cadre même de son activité que le
lecteur doit se départir de certaines propriétés qu'il
attribuait aux mythèmes et accepter leurs propriétés
actuelles. La réception se fait alors selon des normes
renouvelées.
Afin de mesurer avec exactitude l'impact des mythèmes,
nous utiliserons certains concepts énoncés par Wolfgang Iser
dans L'acte de lecture, par Hans Robert Jauss dans Pour une
esthétique de la réception et par Umberto Eco dans Lector in
fabula. À la suite d'Iser, nous postulons que l'activité du
lecteur, en constante interaction avec le texte et les
directives qu'il fournit, consiste en un ensemble de
perceptions et d'opérations imaginatives destinées à combler
les zones d' ambiquï. tés (les «blancs») et à échafauder des
• interprétations constamment reformulées en
5
vertu des
•
nouvelles informations lues. De cette façon, les mythèmes
perçus par le lecteur renvoient au répertoire du texte,
composé d'un ensemble de conventions issues de l'intertexte
et des normes socioculturelles en vigueur à son époque. Ces
conventions, extraites de leur contexte originel, sont
transplantées dans le texte où elles se mettent à fonctionner
différemment. Tout en conservant en arrière-plan quelques-
unes de leurs anciennes propriétés, elles acquièrent dans le
texte de fiction de nouvelles fonctions, dont une certaine
capacité relationnelle. Ainsi fonctionneront les mythèmes,
éléments provenant à la fois d'une réalité intertextuelle et
de normes socioculturelles. Le lecteur, en les rencontrant
dans le texte, a tendance à actualiser leurs anciennes
propriétés, tout en s'efforçant de découvrir et de manier
leurs nouvelles fonctions.
Or, afin d'acquérir la compétence nécessaire à
•
l'exploitation de cette nouveauté, il est impératif que le
lecteur modifie ce que Jauss nomme son horizon d'attente,
véritable système de référence qui résulte des «expériences
préalables que le public a du genre dont [l' œuvre lue]
relève, la forme et la thématique d'œuvres antérieures dont
elle présuppose la connaissance9». Au cours de sa lecture, le
Jauss, Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Paris,Gallimard (coll. «Tel»), 1978, 333 p., p. 54.
6
lecteur doit constater la relative inefficacité de son
système de référence: ainsi, la frustration causée par une
lecture qui tente, sans jamais complètement y parvenir, de
relier les segments mythologiques de manière à ce qu'ils
composent un récit cohérent qui fasse sens à l'intérieur du
texte est salutaire. Elle permet au lecteur de prendre
conscience du déplacement de l'horizon d'attente, provoqué
par l'écart esthétique, notion définie par Jauss comme étant
«la distance entre l'horizon d'attente préexistant et l'œuvre
nouvelle dont la réception peut entraîner un «changement
d'horizon» en allant à l'encontre d'expériences familières ou
en faisant que d'autres expériences, exprimées pour la
première fois, accèdent à la conscience10».
Notre recherche croise de nombreux travaux critiques. À
propos du mythe gréco-latin dans Les Gommes, les articles
depuis quinze ans sont assez rares puisque l'on s'intéresse
davantage aux romans ultérieurs de Robbe-Grillet. Toutefois,
nous avons décidé de revenir sur ce suj et quelque peu
délaissé depuis les années soixante en raison de l'impact
considérable des mythèmes sur la réception: leur étude
soulève de nombreux problèmes de réception, tels que les
difficultés concernant les prévisions et les valeurs à
attribuer aux différents éléments du texte. Quant au mythe
•
•
• 10 Ibid., p. 58.
• dans L'Emploi du temps,
7
il a beaucoup occupé la critique
littéraire des dernières années ll , tout comme le mythe qréco-
latin chez Claude Simon qui demeure un sujet choyé par les
critiques; ici encore, l'étude du rôle des mythèmes dans la
réception du texte par le lecteur permet d'aborder des
problèmes particuliers, dont la multiplicité d'avenues
possibles qui se présentent au lecteur, la lecture
•
nécessairement interactive et l'éclatement de certains
concepts classiques. Une autre tendance, concernant cette
fois l'ensemble du Nouveau Roman, a grandement influencé nos
recherches: il s'agit de l'étude des clichés, stéréotypes et
archétypes (ainsi que d'autres éléments conventionnels) .
Entre autres, le numéro spécial de la revue Lettres Modernes12
témoigne de la vigueur du sujet. Il convient de noter que,
parmi les trois romans étudiés, La Bataille de Pharsale est
à la fois le plus récent et celui qui propose la
déconstruction formelle la plus violente. Il va sans dire que
devant des romans qui présentaient autant de différences,
nous avons surtout considéré, dans la détermination des rôles
des mythèmes, leurs ressemblances.
•11
12
La preuve en est la parution relativement récente du recueil de1995, Analyses et réflexions et du livre de Pierre BruneI, Butor:L'Emploi du temps, également sorti en 1995.
Dirigée par Roger-Michel Allemand: «Le "Nouveau Roman" enquestions. L'Archétype» dans La Revue des lettres modernes;1052-1057, Paris, Lettres modernes, 1992.
•
•
•
8
Dans chacun des trois romans, le lecteur, guidé par
certaines stratégies du texte, prend conscience de
l'impossibilité d'une lecture que certains textes modernes
permettent pourtant, comme par exemple les pièces de
Giraudoux, Anouilh, Cocteau et Sartre dont l'intrigue
s'inspire de la mythologie antique et où le mythe fournit sa
structure, ses rebondissements et ses personnages à l'œuvre
nouvelle. Bref, entre la lecture que le lecteur croit pouvoir
faire et ses possibilités réelles, la distance est grande:
c'est dans la prise de conscience de cette distance que
réside toute la dynamique du Nouveau Roman. C'est là le
repoussoir, commun à chacun des textes étudiés, qui permettra
de déplacer l'horizon d'attente .
•
•
CHAPITRE I:
POSSIBILITÉS ET PROBLÈMES DE RECONSTRUCTION DU RÉCIT
MYTHOLOGIQUE D'ORIGINE
S'il est vrai que le lecteur perspicace peut relever
dans L'Emploi du temps, Les Gommes et La Bataille de Pharsale
la présence d'un certain nombre de mythèmes - puisant pour ce
faire dans ses connaissances sur la mythologie gréco-latinell
- il reste qu'il risque de se heurter à de nombreux problèmes
s' il cherche à reconstituer dans l'un de ces trois romans
l'ensemble des récits mythologiques desquels ces mythèmes
sont issus. Par ailleurs, ce problème de réception se
complique, car certains mythèmes donnent justement au lecteur
l'illusion qu'il peut aisément procéder à cette
reconstitution: jamais totalement isolés les uns des autres,
ils semblent favoriser cette lecture et offrent en ce sens
plusieurs prises au lecteur. L'existence de liens explicites
entre les mythèmes, les parallèles que certains mythèmes
entretiennent avec le récit du roman (octroyant à celui-ci le
rôle de remplir les blancs entre les mythèmes) ou, encore,
les références intertextuelles qui transforment une allusion
•11 Qu'elles aient été acquises en lisant de la littérature antique,
les auteurs classiques français, des tragédies du vingtièmesiècle, des manuels de mythologie ou tout autre ouvragesusceptible de contenir des mythes antiques.
•
•
•
10
mythologique autrement obscure en un mythème bien défini sont
autant d'indices donnant l'illusion que la reconstitution du
récit mythologique est possible. Cependant, les facteurs qui
font entrave à cette reconstitution abondent. L'éparpillement
des mythèmes, par exemple, peut contrecarrer le remplissage
des blancs laissés entre eux, blancs tout aussi malaisés à
combler à l'aide du contenu de l'intrigue du roman puisque
celui-ci entretient généralement peu de parallèles avec les
éléments issus du récit mythologique de départ. De plus, la
variété de la provenance des mythèmes et leur mutuelle
incompatibilité peuvent encore freiner l'exercice de
reconstitution tout autant qu'une surabondance de mythèmes
renvoyant à un même récit mythologique (du moment que ces
mythèmes inscrivent de trop nombreuses variantes d'une même
composante du mythe d'origine). Nous analyserons donc
L'Emploi du temps, Les Gommes et La Bataille de Pharsale de
manière à déterminer comment et à quel point ces possibilités
et difficultés de reconstitution du récit mythologique
viennent régir la réception des textes par le lecteur.
Le cas de L'Emploi du temps
Dans L'Emploi du temps, le nombre de mythèmes rattachés
•
•
Il
au mythe de Thésée est considérable, tant et si bien que la
description et l'analyse de ce mythe, dans le journal de
Revel, occupe de nombreuses pages. Le narrateur y procède à
un travail qui dépasse la simple allusion et que l'on
pourrait rapprocher de l'activité du mythographe. Pierre
Brune~12 a d'ailleurs souligné à quel point Butor donne, par
l'entremise de Revel, une version à la fois documentée et
simplifiée du mythe. Malgré ces transformations mineures, les
dix-huit tapisseries du «Bleston Museum of Fine Arts»,
sources d'inspiration pour les digressions mythologiques du
narrateur, représentent l'ensemble des épisodes importants de
la vie du héros athénien:
L'enfance de Thésée, le meurtre de Sinnis, le meurtre deSciron, le meurtre de Cercyon, le meurtre de Procuste,Thésée reconnu par son père, le meurtre des Pallantides,l'enlèvement d'Hélène, l'enlèvement d'Antiope, le départpour la Crète, le meurtre du Minotaure, l'abandond'Ariane, la mort d'Égée, Thésée roi d'Athènes, ladescente aux enfers, Phèdre et Hippolyte, la rencontred'Œdipe, et l'exil de Thésée13 •
Ce mythe, presque entièrement reconstitué dans le roman, même
si la priorité est accordée à certains épisodes, partage
l'imaginaire du narrateur avec d'autres mythes qui, eux, se
trouvent plus succinctement évoqués: aussi, les éléments
•12
13
Pierre BruneI, Butor: L'Emploi du temps, Paris, Pressesuniversitaires de France, 1995, pp. 87-92, 173 p •
Michel Butor, L'Emploi du temps, Paris, Éditions de Minuit,1956, p. 203.
• 12
manquants sont nombreux. Il ne reste du mythe d'Ulysse que
des comparaisons entre Bleston (qui retient Revel) et Circée
(qui emprisonne Ulysse); entre Revel (qui rêve au jour où il
pourra quitter Bleston, «reprenant sa forme humaine14»), et
les compagnons d'Ulysse (transformés en porcs par Circée);
entre Revel voyageur et Ulysse; et, enfin, entre Revel (qui
écrit son journal) et Pénélope (qui tisse le linceul de
Laërte). Plusieurs épisodes majeurs du mythe tels que la
Guerre de Troie, la victoire sur les prétendants et la
plus qu'un très minime ensemble d'éléments: le meurtre de
éludés. Le mythe d'Œdipe, tout aussi tronqué, ne représente
plupart des aventures de voyage avec les compagnons sont
• Laïus (mis en parallèle avec l'accident de Burton1S );
•
15
Ibid., p. 149.
Paul-Laurent Assoun (Assoun, Paul-Laurent, «De l'énigme œdipienneà l'écriture de la ville» dans Analyses et réflexions, Paris,Ellipses,1995,128 p., pp. 86-94.) conclut que Revel, comme Œdipe,tue (symboliquement) «celui auquel il doit son titre», c'est-àdire Burton, l'auteur du Meurtre de Bleston, auquel il doit sontitre d'écrivain. Pour Revel, Burton représente un père spirituelpuisqu'il l'a accueilli, pris sous son aile et, par son livreMeurtre à Bleston, lui a appris à mieux conna1tre l'aspect hostilede Bleston. Toutefois, Revel a l'impression d'être en quelquesorte le meurtrier de ce père spirituel car il se sent responsablede l'accident dont il a été victime (il a été renversé par uneMorris noire) et qui ressemble à un attentat. En effet, Revel aremis en question l'anonymat de l'auteur de Meurtre à Bleston,roman policier injurieux à l'endroit de la ville et de sa NouvelleCathédrale, en disant qu'il le cannait personnellement et enrévélant son nom. Il croit que cette confidence faite aux soeurs aété ébruitée et est à l'origine de la colère qui inspiral'attentat.
• l' aveuglement16;
13
l'épisode de la rencontre entre Thésée et
Œdipe et, enfin, le sentiment de culpabilité d'Œdipe, torturé
par les Érinyes17• Le cas particulier des Érinyes, ces déesses
du remords qui tourmentent les criminels, souligne
•
l'importance des indices fournis par l'intertextualité: ce
sont des mouches qui harcèlent ici Revel. Quant au terme lui-
même d'Érinyes, il n'est mentionné nulle part dans le roman,
de sorte qu'un lien intertextuel s'avère nécessaire pour
reconnaître l'allusion: en effet, dans la pièce Les Mouches
de Jean-Paul Sartre, Oreste est poursuivi par des Érinyes qui
apparaissent sous forme de mouches. C'est d'une façon
similaire que Revel est assailli par une nuée de mouches lors
de sa visite à Burton dans sa chambre d' hôpital lB. En ce qui
concerne le mythe d'Arachné, sa présence est impliquée par
une comparaison faite entre le journal de Revel et une toile
qu'on tisse. Or, tel Arachné prisonnière de sa propre toile19 ,
•
16
17
18
19
Ce terme est repris sans cesse dans la complainte de Revel,désespéré d'avoir donné priorité à la rédaction de son journal, cequi a fait en sorte qu'il a négligé Rose qui s'est ensuite fiancéeà Lucien.
Qui prend, dans la narration de Revel, l'allure de sa culpabilitéenvers Burton, victime d'un attentat.
Michel Butor, qp. cit., p. 231.
Arachné était une jeune femme qui croyait que ses talents detisseuse surpassaient ceux d'Athéna. La déesse, jalouse, lui jetaun sort qui la transforma en araignée. Nous avons emprunté cerapprochement peu évident à Pierre BruneI (qp. cit., pp. 25-26),qui utilise, pour ce faire, les passages suivants: «Je sens, toutautour de moi, les fils de la chaine envahir la trame comme unemarée» (p. 218).
•
•
•
14
Revel est victime de son projet d'écriture qui détourne son
attention de Rose. Stupéfié par la nouvelle des fiançailles
de la jeune femme avec Lucien, chose qu'il n'a pu prévenir en
raison de l'isolement que lui procure l'écriture, Revel,
dorénavant esseulé, se voit réduit à continuer cette
rédaction qui lui a été si nocive. A l'inverse du mythe de
Thésée, donc, certains récits mythologiques sont, dans
L'Emploi du temps, escamotés et transformés de telle manière
qu'ils compliquent le processus de réception du texte par le
lecteur.
Les liens de correspondance établis entre les mythèmes
et le récit du roman renforcent la teneur des mythes et
comblent certains vides. Ainsi, les confidences de Revel (qui
s'identifie à Thésée) à propos de son amour pour Ann
(comparée à Ariane) puis pour Rose (comparée à Phèdre)
apportent des précisions sur l'épisode - plutôt négligé par
les mythèmes - du triangle amoureux entre Thésée, Ariane et
Phèdre. En revanche, ces liens entre mythèmes et récit, qui
parfois se dédoublent, s'entrecroisent et se contredisent,
peuvent tout aussi bien compliquer la réception du texte par
le lecteur et la reconstitution du réci t mythologique. Il
arrive effectivement qu'un même personnage soit
successivement ou simultanément associé à plusieurs figures
mythologiques. Par exemple, Revel est tour à tour comparé à
•
•
•
15
Thésée, Ulysse, Pénélope, Arachné, Œdipe, Pirithoos, Dionysos
et Héphaistos. Certaines de ces comparaisons apparaissent
explicitement dans le texte, énoncées par le narrateur lui
même, tandis que d'autres peuvent être déduites par le
lecteur, mais toutes doivent être intégrées au répertoire du
texte qui, par conséquent, se complexifie.
Une autre complication possible réside, non plus dans le
lien qu'entretiennent les mythèmes avec le monde représenté,
mais dans la valeur que ce monde représenté accorde aux
mythèmes. Les mythes généralement se trouvent à la proximité
des domaines religieux et artistique: ils possèdent un aspect
sacré et le fait qu'ils représentent le monde leur procure
également une vocation esthétique. Tout ceci leur confère une
certaine autorité, une valeur qui commande le respect à leur
égard. Mais qu'advient-il des mythes lorsqu'ils sont
récupérés par la vie quotidienne, lorsqu'ils apparaissent
dans un environnement profane, lorsqu'ils sont moqués,
altérés? Le lecteur doit-il récupérer de tels mythes dans le
schéma interprétatif qu'il élabore? Dans L'Emploi du te~s,
si les mythes conservent un statut honorable, il reste que la
représentation de ces mythes ainsi que leur environnement
(par exemple, leur lieu d'origine) atteste en général une
très faible valeur artistique. Exemple fort significatif, le
«Bleston Museum of Fine Arts» incarne, avec ses colonne
•
•
16
ioniques noircies et sa frise panathéenne en moulages sur un
fond bleu lessive2o , le symbole d'un monde qui singe la Grèce
antique, la travestit et la réduit à quelques clichés (frise,
colonnes). De plus, la valeur artistique des tapisseries que
ce musée contient est particulièrement douteuse. Les
mythèmes, dans ce décor, ne subissent-ils pas, par contagion,
la même dégradation? Bleston n'est-elle qu'une Athènes de
pacotille? Revel est-il un Thésée déchu? Le lecteur doit
considérer ces données, car ces transformations dans la
valeur des mythèmes constituent une nouvelle complication
dans le processus de réception •
Le cas des Gommes
Dans Les Gommes, la présence de mythèmes issus du mythe
d'Œdipe se fait relativement discrète; aussi, le mot «Œdipe»
n'apparaît nulle part. Évidemment, certaines allusions sont
assez facilement intelligibles pour que le lecteur, même avec
un bagage culturel peu considérable, puisse les capter. Bruce
Morrissette, l'un des premiers critiques à voir dans Les
Gommes «une version moderne de la tragédie d' Œdipe21», a
• 20
21
Michel Butor, qp. cit., pp. 86-87.
Bruce Morrissette, qp. cit., p. 53.
•
••
17
d'ailleurs recensé plusieurs des mythèmes que contient le
roman, dont certains sont difficiles à discerner, et il
s'attarde à toutes les allusions au thème de la divination,
relié lui-même au mythème d'Apollon. Ainsi, les allusions
mythologiques dans Les Gommes constituent un corpus assez
important pour qu'il soit possible d'établir des liens de
correspondance entre les personnages, les éléments du roman
et ceux du mythe. Comme c'est le cas dans L'Emploi du temps,
les liens de correspondance entre les schémas actantiels
apparaissent d'abord fort simples à établir: Wallas est
Œdipe, Dupont est Laïus et Évelyne est Jocaste. Mais plus le
lecteur avance dans sa lecture, plus il réfléchit aux
éléments mis en place dans le texte et plus le schéma
actantiel se complexifie. Par exemple, l'ivrogne représente
à la fois le Sphinx (il pose des énigmes) et Tirésias (il
révèle à Wallas son identité d' «enfant trouvé22»); de plus, il
y a plusieurs meurtriers et enquêteurs23• Les rôles éclatent
et les éclaircissements recherchés ne surviennent jamais: le
lecteur s'attend à lire une révélation sur la paternité de
Dupont à la fin du roman, mais rien ne vient confirmer aussi
nettement l'Œdipe. Aussi faut-il noter que le fait d'avoir
•22
23
Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, Paris, Éditions de Minuit, 1953,p. 121, 264 p .
Il sera question de cette complexification du schéma actantielplus en détail dans le chapitre II.
18
détecté la présence du mythe d'Œdipe n'aide nullement le
lecteur à mieux comprendre le roman. En voulant absolument y
lire l'Œdipe et y appliquer son schéma actantiel, le lecteur
pratique une lecture fautive. Il veut faire du roman ce qu'il
n'est pas, c'est-à-dire une reprise d'Œdipe roi. Pour sa
défense, il faut évidemment avouer que la plupart des
épisodes de la vie d'Œdipe se trouvent évoqués, mais ils ne
le sont qu'au prix d'une atténuation radicale du tragique. Le
mariage avec Jocaste, dans la version modifiée, est résumé
dans la réaction de Wallas, séduit par Évelyne. De la même
manière, l'aveuglement et la fuite d'Œdipe ne sont plus pour
Wallas qu'un simple échec professionnel.
Conséquemment, ces épisodes ne sont plus que le
simulacre de ceux de la pièce Œdipe Roi de Sophocle, avec
laquelle le roman entretient effectivement de nombreux liens
intertextuels, sans pourtant aller jusqu'à constituer une
reprise de celui-ci. L'épigraphe, tel que le fait remarquer
Bruce Morrissette24 , est extrai te de la pièce antique. Par
ailleurs, la forme du texte, disposé en cinq chapi tres
encadrés entre un prologue et un épilogue, rappelle celle de
la pièce de Sophocle. Malgré ces similitudes, il reste que le
mythe d'Œdipe dans Les Gommes est considérablement
transformé, non seulement sur le plan de son schéma
•
•
• 24 Bruce Morrissette, qp. cit., p. 53.
• 19
actantiel, mais aussi, tel que l' a souligné Jean Ricardou25,
dans sa structure narrative. Selon Ricardou, le meurtre, dans
Œdipe Roi, est déjà consommé et son rapport avec l'enquête
est extrinsèque puisque celle-ci le dévoile et ce dévoilement
fait passer le protagoniste de l'erreur à la vérité. Dans Les
Gommes, en revanche, le meurtre est en voie de se produire et
son rapport avec l'enquête est intrinsèque puisque celle-ci
l'engendre et cette transformation fait passer le
•protagoniste de la fiction à la réalité.
Ici encore, la déchéance du statut des mythèmes vient
complexifier la réception. Ces unités perdent leur aspect
sacré et esthétique: elles en sont réduites à apparaître sous
la forme d'objets du quotidien, comme par exemple le dessin
qui orne un rideau. Apollon lui-même est ridiculisé par cette
brève description d'une figurine le représentant, victorieux
de Python à Delphes: «un beau lutteur s'apprête à écraser un
lézard26». Malgré tout, le lecteur n'est sans doute pas
répréhensible s'il perçoit, traque et assimile les mythèmes
reliés à l'Œdipe dans Les Gommes, mais c'est certainement une
grave erreur de sa part de vouloir forcer le sens du roman
afin d'attribuer au mythe le même rôle que chez Sophocle.
• 25
2&
Jean Ricardou, «Colncidences pour un Œdipe inversé», dans LeNouveau Roman, Paris, Éditions du Seuil, 1990, pp. 44-50.
Alain Robbe-Grillet, qp. cit., p. 217.
•
".
20
Le cas de La Bataille de Pharsale
Dans La Bataille de Pharsale, la reconstitution du récit
mythologique s'avère presque impossible. Si le lecteur peut
effectivement reconnaître quelques séries de mythèmes, les
problèmes de reconstitution surpassent en nombre les
possibilités. Le roman témoigne d'un grand éparpillement de
mythèmes qui, variés de surcroît, entravent la constitution
de réseaux de liens entre eux. Certains mythèmes, pourtant,
se rattachent à un même récit, comme ces deux passages qui
font référence à l'épisode de la naissance des enfants de
Gaia, sortis directement de la terre: des gens émergent d'une
bouche de métro comme s'ils en naissaient27 et, plus tard, les
éléments d'un paysage semblent aussi issus d'une <cnonumentale
déesse aux multiples mamelles d'argile et de rochers qui
donnait au père dévorant des cailloux enveloppés de langes2B».
Les mythèmes concernant les héros déchus sont également
omniprésents et faciles à relier: Arès, Hercule, Persée et
Achille apparaissent tous sous le même angle et se
confondent. Enfin, plusieurs allusions aux monstres fabuleux
peuvent être groupées en un même ensemble thématique - qu'ils
soient Méduse, Chimère, Gorgone, Minotaure ou une sirène -
• 27
28
Claude Simon, La Bataille de Pharsale, Paris, Éditions de Minuit,1969, p. 14.
Ibid., p. 163.
• 21
mais il ne s'agit ici que de rares instants de répit pour le
lecteur qui tente de rassembler les divers mythèmes que
contient le texte. Cet éparpillement et cette variété des
mythèmes sont typiques du récit simonien de cette époque,
sans réelle unité narrative, mais avec une forte unité dans
les images. Les allusions mythologiques sont parfois
masquées: c'est avec ambiguïté que la description d'une
machine avec les <<mancherons dressés vers le ciel comme des
cornes29» rappelle le Minotaure. D'autre part, il est parfois
difficile de décider si certains passages doivent vraiment
être intégrés dans la catégorie des mythèmes: lorsque le
narrateur désigne un personnage en disant «l' hercule30», ce• mot, tout compte fait, est vidé de sa signification
mythologique, passé au langage courant et devenu un simple
nom commun.
Fréquemment rencontrés par le lecteur dans ce roman
particulier, les mythes dégradés apparaissent selon diverses
modalités. Parfois, ce sont les héros qui déchoient et qui
s'avèrent impuissants, engagés dans un combat absurde,
«géants condamnés à d'impossibles travaux3l». Leur fureur de
vaincre, combinée à l' immensité de leur tâche, les rend
2g Ibid. , p • 95.
• JO Ibid. , p. 69.
Ji Ibid. , p. 64.
• 22
parfois ridicules, comme ce guerrier à la carrure d'Arès qui,
selon la description, est armé d'une épée de carton32 •
Introduits dans la culture populaire, certains mythèmes sont
réduits au statut d'objets de consommation et font le
portrait d'un milieu pour le moins vulgaire: ainsi en est-il
d' Hercule devenu le protagoniste d'une bande dessinée qui
décrit, à l'aide de personnages stéréotypés (le boxeur et la
femme fatale), une sombre histoire de jalousie et de crime33•
Enfin, les mythèmes sont parfois intégrés à la vie
•quotidienne, confondus avec des objets usuels qui sont
généralement perçus comme diamétralement opposés à tout ce
qui est sacré, comme c'est le cas pour le dessin d'une tête
de Gorgone ornant un billet de banque34• Le lecteur, devant
ces mythes dégradés, se demande s'il lui faut conclure à
l'anoblissement du prosaïque et de la culture populaire par
le voisinage des mythes ou s'il doit en déduire que les
mythes sont déchus en raison de leur voisinage avec la
culture populaire et le prosaïque. La hiérarchie entre chaque
élément de l'existence, régie par les catégories du sacré et
du profane, est détruite et les mythèmes se retrouvent sans
aucun moyen de se distinguer des autres composants du roman.
32 Ibid. , p • 19.
• 33 Ibid. , p. 69.
34 Ibid. , p. 258.
•
•
•
23
Une lecture laborieuse
Nous pouvons conclure que le lecteur tente en vain de
relier entre eux des mythèmes souvent trop minimaux, trop
éparpillés dans le texte, sans lien vraiment cohérent avec le
récit du roman ou trop dégradés pour que l'on puisse
reconnaître en eux le récit mythologique d'origine. Butor,
Robbe-Grillet et Simon ne sont pas des mythographes et ils ne
cherchent pas davantage à donner des mythes une version
modifiée selon le goût du jour, où des personnages possèdent
un mode de vie et une conception du monde qui soient
contemporains, et où la structure narrative du mythe demeure
inchangée. Ils n'offrent pas au lecteur ce type de version
que certains dramaturges (comme Sartre, Giraudoux, Anouilh et
Cocteau) de la première moitié du vingtième siècle ont
popularisé. Ici, ce n'est pas seulement la signification du
mythe qui est transformée, mais aussi sa structure.
Déconstruit et fractionné en de multiples mythèmes, le récit
mythologique passe à l'arrière-plan et laisse toute la
prépondérance aux mythèmes individualisés. Le lecteur doit
effectivement prendre conscience, par la difficulté qu'il
éprouve à reconstituer le récit mythologique d'origine, que
chaque mythême joue son propre rôle et peut signifier, dans
le roman, indépendamment des autres mythèmes. Toutefois, les
•
•
•
24
possibilités de reconstruction du récit mythologique
d'origine sont assez considérables pour que le lecteur
persiste longtemps (lors de sa lecture) à croire qu'il peut
relier tous les mythêmes et prendre des libertés dans son
interprétation de l'intrigue du roman afin qu'elle puisse
correspondre au récit mythologique. Il va sans dire que ces
efforts, doublés de nombreux échecs successifs, rendent la
lecture particulièrement laborieuse •
•
•
•
CHAPITRE II: RÉCIT PREMIER ET RÉCIT SECOND
Lire les mythes gréco-latins dans le Nouveau Roman pose,
nous l'avons vu, des problèmes considérables. Mais une fois
perçus, ces mythes, sous forme de rnythèmes, rendent, par les
rôles qu'ils jouent dans le roman, la réception plus ardue
encore. L'un des rôles des rnythèmes dans la réception
constitue le sujet du présent chapitre: comment les mythèmes,
par les comparaisons qu'ils introduisent dans le texte,
influencent-ils la compréhension du texte par le lecteur?
L'ensemble de ces comparaisons forme ce que nous nommerons
«récit second», ce récit parallèle au «récit premier» et qui
en régit la lecture et la compréhension. Les notions de
«récit premier» (le texte, purgé de ses mythèmes) et de
«récit second» (les mythèmes, tels qu'expulsés du texte) ne
sont évidemment pas des absolus puisque ces deux «réci ts»
sont en vérité imbriqués l'un dans l'autre et ne sauraient
exister l'un sans l'autre, mais cette distinction, quoique
frustre, facilitera notre approche du rôle des mythèmes dans
le texte .
• 26
Fonctions du «récit second»
•
•
Les mythèmes, le plus souvent, apparaissent afin d'être
mis en relation de comparaison avec un événement, un
personnage, ou tout autre élément du roman. Cette situation
se retrouve dans les trois romans étudiés, mais elle n'est
évidemment pas commune à toutes les œuvres qui comportent des
mythèmes. Dans Les Mouches de Jean-Paul Sartre, par exemple,
le personnage principal de la pièce n'est pas comparé à
Oreste, il est Oreste. De la même manière, l'intrigue ne fait
pas seulement qu'évoquer les épisodes du mythe d'Oreste, mais
est constituée par les épisodes du mythe d'Oreste. Ainsi dans
cette pièce, le mythe structure l'intrigue et nomme les
personnages: seul le discours tenu par les personnages
diffère, proprement contemporain (plus précisément,
existentialiste) . Dans cette pièce, des éléments
contemporains sont ajoutés au récit mythologique, alors que
dans les romans qui nous occupent, un récit contemporain est
parsemé de rnythèmes gréco-latins. C'est pourquoi les mythèmes
y apparaissent toujours en surplus, comme le dédoublement des
éléments d'un récit «déjà là»: en minorité par rapport au
récit premier, difficiles à relier en un récit mythologique
complet, ils ne constituent pas le cadre du récit, mais
•
•
•
27
plutôt des additions. Bref, c'est à l'aide de ces remarques
préliminaires que nous aborderons les questions suivantes:
quels rapports le récit second entretient-il avec le récit
premier? Quels rôles ces rapports jouent-ils dans la
réception du texte par le lecteur? Enfin, nous tenterons de
déterminer si ces mythèmes qui dédoublent le récit premier
peuvent être considérés comme des mises en abyme.
Illustrée dans le chapitre précédent, la tentative de
reconstituer le récit mythologique d'origine à partir des
mythèmes rencontrés dans les romans étudiés souligne
l'importance des obstacles qui entravent l'établissement de
parallèles entre le récit du roman et les mythèmes, puisque
ceux-ci viennent, par leur multiplicité, complexifier les
schémas interprétatifs constitués par le lecteur durant son
processus de lecLure, notamment en attribuant à un personnage
du roman des caractéristiques l'associant à toute une
panoplie de figures mythologiques différentes et
contradictoires. Or, cette tendance à la démultiplication
n'influence pas seulement la reconstitution par le lecteur du
récit mythologique d'origine, mais entrave également sa
compréhension du roman par la complexification du récit
second qui entraîne, par contagion, la complexification du
récit premier. Ainsi nous permettrons-nous, dans les
prochains paragraphes, de revenir sur certains de ces
exemples.
•
•
•
28
Effets du «récit second» sur le schéma actantiel
de L'Emploi du temps
Dans L'Emploi du temps, on relève plusieurs cas de
complexification du récit premier par le récit second. Dans
ces cas, les mythèmes reprennent des éléments du récit
premier d'une manière éclatée (un même élément pouvant être
associé à plusieurs mythèmes différents à la fois), comme si
la mythologie était un miroir craquelé reflétant un récit
premier qui y apparaîtrait à la fois démultiplié et
déconstruit. De la sorte, un personnage peut tout d'abord
être associé (par le lecteur ou le narrateur) à un mythème
particulier, mais à mesure que la lecture progresse, d'autres
mythèmes interviennent et prennent le relais: ils excluent du
champ de perception du lecteur le mythème précédent pour le
transférer à l'arrière-plan, ou, 5' unissant à ce mythème
«précédent», renouvellent son aspect. En fait, ces mythèmes
associés à un élément du récit et qui se bousculent au gré de
la progression de la lecture, touchent, dans le roman de
Butor, l'ensemble des éléments et personnages principaux. Le
personnage de Revel, acteur pri.ncipal et narrateur du récit,
bénéficie de nombreuses comparaisons avec des éléments
mythologiques. Thésée, tout d'abord, lui est assimilé: c'est
ce que le lecteur conclut lorsque Revel, qui est épris d'Ann
•
•
29
et surtout de Rose, les compare à Ariane et à Phèdre, deux
amours de Thésée. Ce lien est plus tard explicité par le
narrateur qui écrit «j'étais moi-même Thésée35». La figure
d'Ulysse se profile également afin de caractériser Revel, ce
qui semble aller de soi, Revel étant lui aussi un voyageur
retenu loin de chez lui par ses obligations. Mais un indice
encore plus convaincant réside dans la comparaison que fait
le narrateur entre Bleston et Circée36• Nous avons vu comment
la responsabilité que Revel s'attribue concernant l'accident
de Burton, son père spiritue137, engage une série de liens
comparatifs entre le narrateur lui-même et ~pe, parricide.
Or ces liens sont renforcés par un passage du j ourna138 où
Revel, qui s'identifie à Thésée, élabore une série de liens
entre Thésée et Œdipe: les deux ont involontairement tué leur
père (l'un par l'ignorance de l'identité de sa victime et
l'autre par sa négligence, ayant omis de mettre les voiles
blanches à son retour, trop préoccupé par Phèdre, devenu
ainsi «traître et aveugle39»), tué des monstres et résolu des
énigmes.
•
35
31
39
39
Michel Butor, qp. cit., p. 227.
Ibid., p. 149.
Voir la note 14, chapitre I.
Michel Butor, qp. cit., p. 228-229 •
Notons que, justement, c'est en raison de sa volonté d'épater Roseque Revel a révélé le nom de l'auteur du Meurtre à Bleston.
•
•
•
30
Par contre, à un certain moment du roman, c'est plutôt
le personnage de Dionysus que le lecteur peut choisir pour
représenter la situation de Revel qui, ayant échoué à former
un couple avec Rose, songe à récupérer Ann qu'il a
abandonnée, comme Dionysus le fit pour Ariane à Naxos. Ne
pouvant plus incarner Thésée en raison de son échec amoureux
avec Rose, désormais fiancée à Lucien, Revel peut être
associé, par les déductions du lecteur, à Pirithoüs. Ainsi
peut-on souligner ici un phénomène répandu: lorsqu'un
personnage du roman cesse d'être associé à un mythème pour
l'être à un autre, ceux qui étaient présents dans le même
schéma a~tantiel que lui sont également susceptibles d'être
mutés à une autre position. Dans ce cas-ci, Revel, ami de
Lucien, conçoit cette relation d'amitié comme un duo
semblable à celui que formaient Thésée et Pirithoüs. Amoureux
de Rose (qu'il compare à Phèdre), il s'était identifié à
Thésée, laissant le rôle de Pirithoüs à Lucien, incapable de
prévoir ce qui allait éventuellement se produire, soit les
fiançailles de Lucien avec Rose, ce qui permet à Lucien
d'accéder au rôle de Thésée, provoquant ainsi le déclin de
Revel, désormais Pirithoüs.
Tout autant que sa vie amoureuse, le rôle de narrateur
de Revel fournit de nombreuses occasions de comparaisons avec
des personnages mythologiques. Revel écrit: «l'hiver que je
m'étais forcé d'arrimer par cette longue chaîne réticulée de
•
•
31
phrases, dont la forge m'avait épuisé et perdu, cette longue
chaîne de phrase inachevée4Q», ce qui évoque automatiquement
le fameux forgeron Héphaïstos. De plus, les passages où le
journal est comparé à un filet 41 et à une toile42 tissés
supposent soit une allusion à Pénélope, tissant éternellement
le linceul de Laërte, soit à Arachné, tissant la toile qui
lui attire la jalousie d'Athéna qui, aussitôt, transforme la
jeune fille en araignée prisonnière de ses œuvres.
Autre élément d'une importance cruciale dans le roman,
la ville de Bleston est d'abord comparée au labyrinthe en
raison de la difficulté que Revel éprouve pour s'y retrouver,
mais plus tard on lui assimile aussi Circée, les Enfers 43,
Charybde44, la Crête45
, Athènes, puis Thèbes 46• En ce qui
•
40
45
46
Michel Butor, Op. cit., p. 338.
Ibid., p. 351.
Ibid., p. 354.
«Je m'enfonçais de plus en plus sous la terreur léthéenne», Ibid.,p. 347.
«J'échappais ainsi un peu à l'enlisement de Bleston, qui m'auraitenglouti», Ibid., p. 145.
«Les jours enfin de plus en plus souvent presque bleus {mais qu'onest loin encore [ ... l de la Crète», Ibid., p. 148. Lescomparaisons sont nombreuses entre certains événements qui ontlieu à Bleston et ceux que l'on attribue à la Crète. De plus,Bleston est comparée au Labyrinthe, ce qui la met immédiatement enrapport avec l'lle grecque.
Ces deux dernières comparaisons doivent également être attribuéesaux comparaisons nombreuses faites entre les événements de Blestonet ceux d'Athènes (le règne de Thésée) et de Thèbes (le règned'Œdipe) •
• 32
concerne le journal de Revel, il entraîne pour sa part des
associations avec des mythèmes fort contradictoires. Nombreux
sont les liens entre sa rédaction et un parcours
•
labyrinthique: «j'inscrivais dans le coin supérieur droit le
numéro «1», l'entourais d'une enceinte pour le protéger du
désordre des phrases futures 47 .» Le livre est confusion
spatiale comparable à celle du Labyrinthe. Il constitue par
ailleurs un labyrinthe temporel de plus en plus complexe à
mesure que Revel se relit et écrit à propos de ses
relectures, tout en poursuivant son double récit du passé et
du présent. Par contre, quelques pages plus loin, le journal
est devenu fil d'Ariane:
Le cordon de phrases qui se love dans cette pile et quime relie directement à ce moment du 1er mai où j'aicommencé à le tresser, ce cordon de phrases est un fild'Ariane parce que je suis dans un labyrinthe, parce quej'écris pour m'y retrouver, toutes ces lignes étant lesmarques dont je jalonne les trajets déjà reconnus, lelabyrinthe de mes jours à Bleston, incomparablement plusdéroutant que le palais de Crète, puisqu'il augmente àmesure que je le parcoure, puisqu'il se déforme à mesureque je l' explore48
•
Cette minutieuse occupation, qui le distrait et lui voile la
réalité de l'intrigue amoureuse qui se tisse entre Lucien et
Rose, devient alors néfaste: à partir de cet instant, le mot
«aveuglement» s'impose et évoque le mythe d'Œdipe. Revel
écrit: «J'aurais voulu brûler mes yeux qui ne m'avaient servi
• 48
Michel Butor, qp. cit., p. 244-245 •
Ibid., p. 247.
•
•
33
qu' à me leurrer, ces yeux, ce texte, brûler toutes ces
pages 49...... » et comme Œdipe, il veut détruire ses yeux dès
qu'il a compris combien il était aveugle à la réalité, tout
en s'estimant clairvoyant.. Le journal leurre Revel par
l'exigeant travail de rédaction qu'il commande, mais aussi
par ses digressions mythologiques répétées où celui-ci se
représente tel Thésée, assuré par cette identité {dont il
s'est convaincu qu'elle est sienne} que Rose lui est octroyée
d'avanceso .. Ici le journal joue donc le même rôle que, dans
Œdipe Roi, la confiance d'Œdipe en ses propres capacités de
discernement (puisqu'il a vaincu le Sphinx) et sa conviction
d'être le fils du roi de Corinthe: il prodigue une certitude
trompeuse .. Enfin, les deux citations concernant le journal,
«que mon départ aura posé la maille finale de ce long filet
de phrases51» et «cette toile que je tisse52», l'assimilent au
linceul de Laërte que tisse Pénélope ainsi qu'à la toile
d'Arachné ..
Nous avons déjà expliqué que Revel avait relié
l'écrivain Burton au roi Laïos. Or, par déduction, le lecteur
Ibid., p. 334.
•50
51
52
s'il avait été moins assuré de cet état de choses, peut-êtreaurait-il été plus prudent â l'égard de Lucien et plus présentauprès de Rose.
Michel Butor, qp. cit., p. 351 .
Ibid., p. 354.
• 34
peut également associer Burton au personnage d'Égée, tué, lui
aussi, par la négligence de son fils Thésée auquel, nous
l'avons vu, Revel s'identifie aussi. Quant à James, il se
rattache à la fois à Dionysus, car il se fiance à Ann
délaissée, et à Œdipe, en raison de sa relation ambiguë
(selon le point de vue de Revel) avec sa mère. Autre
protagoniste importante dans cette histoire, Rose,
explicitement comparée à Phèdres3 , l'est également à
•
Perséphones4 • Enfin, nous avons déjà démontré comment Lucien
était passé du personnage de PirithoüsS5 à celui de Thésée.
En conséquence de ce foisonnement de mythèmes, les
personnages et le schéma actantiel s'avèrent difficiles à
définir et la compréhension du texte par le lecteur s'en
trouve influencée. Nombreux et reliés, les mythèmes régissent
les éléments du texte qui, multidimensionnels, deviennent,
pour le lecteur, presque impossibles à synthétiser sans
•
53
54
ss
«Les cheveux presque roux de ma Rose, de ma Crétoise, de ma petitePhèdre», Ibid., p. 151.
«Rose, ma Perséphone», Ibid., p. 274.
«que j'étais moi-même Thésée, qu'il était lui-même ce jeune princeque dans le quinzième panneau, la descente aux enfers, je guidaisdans la conquête de l'épouse de Pluton, de la reine de l'empiredes morts, Proserpine», Ibid., p. 227. Il est intéressant de noterque Revel distribue ainsi les rôles en ce mois de mai, selon ceque la réalité lui laisse voir. S'ensuit la description de cetenlèvement dans les enfers, sauf que le nom de Proserpine estremplacé par «cette Phèdre, cette Rose». Revel confond donc lesdeux épisodes. Comme l'épisode de l'enlèvement de Proserpine etcelui de Phèdre sont confondus, les héros Thésée et Pirithoüs lesont aussi, ce qui semble un présage pour ce qu'il adviendra deRevel (comme Pirithoüs, enchalné sur la chaise de l'oubli, Revelsera oublié).
35
rejeter quelques-uns des aspects simultanés ou successifs
qu'ils prennent au cours de sa lecture. Il serait pourtant
important de pouvoir le faire: Revel (par exemple), à la fin
du livre, ne doit pas être uniquement associé à Arachné, la
dernière allusion mythologique le concernant, car son
identité intègre toujours les autres mythèmes auxquels il a
été rattaché, représentatifs de la complexité de sa
personnalité, de son aventure, et faisant en sorte que le
roman de Butor ne puisse être réduit à n'être que aventure
d'un homme qui tisse la toile de son malheur ...
Ceci étant dit, le rôle des mythèmes, loin d'être un fil
d'Ariane aidant à comprendre le récit et à en faire la
synthèse, réside plutôt dans une complexification destinée à
remettre en question les efforts de compréhension du lecteur,
rôle résumé par l'incipit du roman: «Les lueurs se sont
multipliées56». Ces lueurs, dont la compréhension du texte est
tributaire et qui auraient dû souligner en les éclairant
certains éléments du récit, sont tellement multiples que l'on
s' y perd. Dans L'Emploi du temps, le narrateur essaie de
mettre de l'ordre dans sa vie, mais plus il tente de la
comprendre, plus les hypothèses se démultiplient et rendent
le réci t chaotique. Ici, le mythe intervient et si, en
apparence, il semble contribuer à ordonner l'expérience de
•
•
• S6 Ibid . . , p. 9.
•
•
36
Revel, il s'emploie en vérité à déconstruire et morceler la
réalité en divers points de vue et aspects. Or, bien qu'une
véritable complexification ait lieu, il reste qu'elle ne
constitue pas une nuisance, mais qu'elle participe plutôt à
une lecture plus ardue, certes, mais aussi plus aiguë et
révélatrice.
Récit second et schéma actantiel dans Les Gommes
Un phénomène semblable se produit dans Les Gommes: les
mythèmes fournissent au récit premier un miroir déformant,
surtout au niveau du schéma actantiel. En associant les
personnages du récit à ceux du mythe d'Œdipe, le lecteur crée
un réseau complexe d'associations où les rôles du schéma
actantiel d'Œdipe roi sont confondus: l'ivrogne est à la fois
Sphinx (il pose des énigmes57 ) et Tirésias (il «révèle» son
identité d'«enfant trouvé» à Wallas59 ). Les meurtriers sont
nombreux: Garinati, André VS, Wallas et Dupont59• De plus,
•
57
58
5'
«j'ai une devinette pour vous [ ... l. Personne la connait. [ ... lQuel est l'animal qui, le matin •.• ». Alain Robbe-Grillet, qp.cit., p.17.
«On mot qui ressemble à enfant trouvé y revient à plusieursreprises». Ibid., p. 119 .
Ce dernier peut être considéré comme un meurtrier en ce sens qu'ilse suicide - en quelque sorte - en tenant à prendre lui-même sespapiers, trop assuré de sa süreté.
• 37
tous ces meurtriers ont tué (ou tenté de tuer) un Dupont. On
remarque plusieurs figures paternelles puissantes et
imposantes, dont Bona, Fabius60 et Dupont. On retrouve aussi
plusieurs fils: spirituels (Wallas, fils spirituel de Fabius
qu'il admire, et Garinati, fils spirituel de son patron Bona)
et «naturels» (Wallas, de père inconnu, et le fils illégitime
de Dupont). Les enquêteurs prolifèrent: le patron, le
commissaire, Wallas, le jeune enquêteur et Dupont (qui ne
cache pas lui-même une certaine curiosité). De nombreux
se tromper sur le nom de la victime (Antoine), les motifs du
émettent de fausses conjectures sur le crime, allant jusqu'à
meurtrier (Laurent) et les responsables du crime (le jeune•aveugles au sens figuré - parsèment le roman, car tous
enquêteur) 61. Dans cet ordre d'idées, il est certes
intéressant de noter que la difficulté qu'éprouve Wallas à se
rappeler son enfance ainsi que son obsession pour les gommes
peuvent être interprétées comme un aveuglement volontaire, un
besoin d'effacer certains éléments de son existence.
Les rôles éclatent donc, partagés entre plusieurs
personnages, un peu comme dans L'Emploi du temps où l'on
•60
61
Fabius obsède tellement Hallas que ce dernier, à chaque hésitationqu'il éprouve sur son comportement, s'imagine ce que Fabius feraità sa place. Alain Robbe-Grillet, qp. cit., pp. 60 et 108-109.
~ipe roi contient un personnage aveugle au sens propre, maisclairvoyant au sens figuré (Tirésias) et un aveugle au sens figuréqui le devient au sens propre dès qu'il commence à «voir clair» età comprendre sa situation.
•
•
•
38
retrouve plusieurs Thésée. Le mythe qui, finalement,
n'explique rien (à part peut-être avec quelle énergie le
détective, par son acharnement à trouver le meurtrier,
devient le tueur), fait partie de tout un processus de
déconstruction du récit et n'offre apparemment aucune prise
pour une meilleure compréhension du roman.
Le cas de La Bataille de Pharsale: une exception
L'exemple de La Bataille de Pharsale s'avère particulier
puisque contrairement aux deux romans précédemment étudiés,
les mythèmes que le lecteur y retrouve, loin de complexifier
le récit premier, semblent plutôt le simplifier à l'extrême.
Par exemple, lorsque l'un des personnages du roman se voit
associé à un personnage mythique, c'est inévitablement à
l'aspect le plus archétypal de ce dernier et ce lien
comparatif fait de lui une figure unidimensionnelle à
identité minimale. Réduit à n'être que caricatures ou dessins
à gros traits, sans subtilité ni profondeur aucunes, les
personnages prennent ainsi un aspect universel par leur
manque de définition. Par exemple, un fêtard ainsi que les
femmes qui l'accompagnent sont associés à Dionysus et à ses
bachanales; par conséquent, ces personnages apparaissent au
•
•
39
lecteur comme pur délire, sans passé, ni avenir, ni
caractéristiques propres. Il en de même pour la description
d'un couple d'amants surpris où un filet est évoqué,
rappelant l'aventure d'Arès et Aphrodite lesquels Héphaïstos,
cocu, avait capturés en flagrant délit dans un filet de métal
de sa conception. Ce mince épisode mythologique étant évoqué,
le lecteur peut désormais associer le couple aux figures
d'Arès et Aphrodite et le cocu qui les écoute derrière la
porte à Héphaïstos. Mais ces comparaisons ne mettent en
relief qu'un aspect mineur de ces divinités, soit le triangle
amoureux, et aucune autre de leurs caractéristiques n'est
actualisée. Ainsi, contrairement à L'Emploi du temps et Les
Gommes, La Bataille de Pharsale ne multiplie pas les
comparaisons avec de nombreux mythèmes, mais offre plutôt des
comparaisons limitées à des éléments de mythologie fort
minimaux62•
Une Question d'éguilibre
Du reste, puisque, dans La Bataille de Pharsale, les
doit-on abandonner la perspective d'une explication globale
mythèmes ne produisent pas de phénomène de complexification,
• 62 Ainsi en est-il du boxeur associé à Hercule, n'actualisant quel'aspect «force physique» des deux personnages.
•
•
40
du rôle des mythèmes dans la compréhension du roman? Pas
nécessairement, car que le récit second soit trop complexe ou
trop simple en comparaison avec le récit premier, il reste
qu'il Y a dichotomie et déséquilibre entre ces deux récits.
Les mythèmes, qui ne semblent aptes qu'à proposer l'un ou
l'autre des deux extrêmes, soit démultiplier jusqu'au
parasitage complet des informations ou simplifier le récit
jusqu'à une quasi insignifiance, jouent en fait un rôle bien
plus intéressant. Les deux cas où le récit second complique
la réception du récit premier (Les Gommes et L'Emploi du
temps) présentent un récit premier relativement simple. En
effet, dans L'Emploi du temps comme dans Les Gommes,
l'intrigue présente peu d'événements et de personnages63• Par
contre, dans La Bataille de Pharsale, les intrigues que met
en scène le récit premier sont particulièrement difficiles à
reconstituer tant la narration est peu conventionnelle:
rarement chronologique sans toutefois s'avérer
véritablement chaotique - elle mène de front plusieurs récits
dont les segments sont entremêlés au gré d'associations
(assez masquées d'ailleurs) d'idées, de thèmes ou de sémèmes.
Ainsi, il est plausible de croire que la simplicité du récit
second vient parer à la confusion causée chez le lecteur par
• 63 Ce qui ne signifie pas que ces récits premiers sont simplistes,car il reste que leur minutieuse narration â la temporalitécomplexe vient déjà compliquer la lecture.
•
•
41
le récit premier.
Cet effet d'équilibre, mis en place par le texte pour-
réajuster le niveau de compréhension du lecteur, rappelle une
théorie émise par Lucien Dallenbach sur la mise en abyme
comme remplissant les fonctions suivantes:
Structure autonyme par excellence puisqu'elle se définitd'entrée comme un équivalent du récit, la mise en abymeconstitue le signal textuel et l'organe de lisibilité leplus puissant qui soit dans la mesure où elle s'avèretout à la fois capable de repraqmatiser le texte parartifice, d'en suturer directement ou indirectement lespoints de fuite, d'en offrir un condensé qui permet d'enprendre une vue cavalière, et d'en accroîtrel'intelligibilité par redondance et métalangageintégré64
•
Cette «fonction compensatrice et réparatrice65» peut autant
servir à combler les trous d'un récit complexe qu'au forage
de trous dans le cas d'un texte qui n'en comporterait pas
assez: «Pour être lu avec plaisir, tout porte donc à croire
qu'un texte ne doit franchir ni le seuil de tolérance de
l'illisibilité, ni celui de la lisibilité66 .» Ainsi,
«le récit se réfléchissant», s'il est à même de sedésambiguïser par cette autoréflexion, a aussi pouvoirde s'en servir à des fins de forage plutôt que deremplissage de trous et, par ce creusement, deproblématiser sa lecture rendue active en vertu, et nonen dépi t de la mise en abyme 67
•
64 Lucien Dallenbach, «Réflexivité et lecture», dans Revue desSciences humaines, 49: 177, 1980, pp. 23-37, p. 30.
65 Ibid. , p. 31.
• 66 Ibid. , p. 35.
67 Ibid. , p. 35.
•
•
42
Par conséquent,
La leçon de la fable est que seul se prête à la lectureun texte ajouré et que la mise en abyme [ ..• l est cetoutil ambigu qui permet aussi bien de combler les<<blancs» quand ils abondent, de les creuser quand ils seraréfient, ou de les creuser en les comblant [ ... l envue de lui assurer, quant à sa lecture, une manièred' autoréglage68 •
Dallenbach est également l'auteur d'un livre sur les romans
de Michel Butor32 où, à propos de L'Emploi du temps, il écrit
que les tableaux racontant l'histoire de Thésée
ne sauraient être considérées comme mises en abyme. Bienqu'ils constituent eux aussi des miroirs du livre, cesont des miroirs tournés vers l'extérieur, qui neproduisent dans l 'œuvre ni réduplication interne, niapparition d'un «ailleurs» qui serait le propre durécit69
•
Cet argument, effectivement pertinent en ce qui concerne le
mythe de Thésée comme mise en abyme des aventures de Reve170
et celui d'Œdipe comme modèle de l'enquête que mène Wallas71,
puisqu'ils sont sans réelle correspondance avec la réalité
des personnages, ne s'applique pas lorsqu'il s'agit du récit
second dans sa totali té. Dans ces deux romans, le récit
second, par la variété de ses mythèmes, révèle effectivement
•
158
69
70
71
Ibid., p. 37.
Lucien Oallenbach, Le livre et ses miroirs dans l'œuvre romanesquede M1chel Butor, Lettres Modernes, 1972, 119 p., pp. 69-70.
Car ce choix ne sert qu'à leurrer le narrateur et le lecteur quicroient ainsi pouvoir prévoir les suites de l'intrigue alors qu'iln'en est rien •
Car il est également trompeur pour le lecteur de tirer ce genre deconclusion.
•
•
•
43
en la reflétant la complexité des schémas tant événementiels
qu' actantiels. Quant à La Bataille de Pharsale, c'est le
contraire qui se produit: le récit second agit comme une mise
en abyme en bouchant quelques trous dans le récit premier.
Malgré cet équilibre apporté par les mises en abyme, il faut
avouer qu'il n'existe pas vraiment de niveau
d'indétermination idéal commun à tous les styles littéraires.
Or, dans le Nouveau Roman, ce niveau d'indétermination
demeure élevé, par l'effet des mises en abyme, comme dans les
romans de Butor et de Robbe-Grillet, ou par une présence trop
rare des mises en abyme simplificatrices, comme chez Claude
Simon.
Il est donc vrai que la compréhension du texte par le
lecteur se trouve entravée: aussi, le lecteur a du mal à
reconstituer l'intrigue, mais ce mal qu'il se donne est, dans
le Nouveau Roman, justement un aspect constitutif de la
réception. Le lecteur doit accepter, comprendre et apprécier
cette difficulté qu'il éprouve à comprendre le texte
puisqu'en réalité, elle fait partie d'une compréhension
correcte. Bref, le lecteur - même confus - du Nouveau Roman,
ne «rate» rien puisque sa confusion est non seulement prévue,
mais nécessaire de surcroît. Que ce soit de la part du
lecteur ou des personnages, la prise de conscience de la
complexité d'une réalité que l'on croit pourtant simple est
•
•
•
44
l'un des sujets (et objectifs) de prédilection dans le
Nouveau Roman. En ce sens, les mythêmes participent à une
déconstruction72 du récit premier par le récit second, mais
incidemment ici, il le fait pour le bien du lecteur .
Nous constatons combien La Bataille de Pharsale, dans le présentchapitre, offre un exemple marqinal puisque contrairement aux deuxautres romans, les mythèmes y sont utilisés pour simplifierl'intrique. Cependant, ce roman est tout de même concerné parnotre conclusion sur la nécessaire difficulté de la compréhensiondans le Nouveau Roman. Or, dans le cas qui nous occupe, ce ne sontpas les mythèmes qui font prendre conscience de cette difficulté(au contraire, malgré leur nombre limité, leur variété et lemanque de liens entre eux, ils minimisent, par leur effetcaricatural la confusion), mais plutôt le récit premier. Le rôledes mythèmes est donc différent, mais le principe de réception estsimilaire.
•
•
•
CHAPITRE III: ÉCLATEMENT DE CONCEPTS CLASSIQUES
Bien que d'une importance considérable, les innovations
formelles dont fait preuve le Nouveau Roman n'occupent plus
aussi exclusivement la critique littéraire qu'elles ne l'ont
fait durant les années soixante-dix. C'est durant les années
quatre-vingts que les critiques se sont peu à peu intéressés
aux référents des Nouveaux Romans. Dans ce chapitre, nous
traiterons des concepts et reconceptualisations en jeu dans
les trois Nouveaux Romans étudiés. À l'instar de son intérêt
pour les structures complexes et sa méfiance envers les
interprétations univoques, le Nouveau Roman entretient une
prédilection pour l'éclatement de certains concepts qui lui
servent de référents, tels que le temps, l'espace,
l'identité individuelle et le sacré. Directement ou
indirectement inspirés par la philosophie contemporaine qui
découle des maîtres du soupçon, les Nouveaux Romanciers
révèlent, par l'entremise des mythèmes, une vision du monde
particulière, dominée par la défiance à l'égard de la
perception traditionnelle de ces concepts. Que l'on puisse
retrouver dans le Nouveau Roman des redéfinitions du temps,
de l'espace, de l'identité et du sacré ne constitue pas une
véritable innovation, mais il reste que le Nouveau Roman est
•
•
•
46
le premier courant littéraire français qui procède à une
déconstruction systématique de ces notions, d'où
l'incompréhension du lecteur à son égard. Avec cette
technique, le Nouveau Roman réussit encore à se situer aux
limites de la compréhension du lecteur qui se familiarise
mal avec la redéfinition de ce qu'il prend depuis longtemps
pour acquis, c'est-à-dire les notions de temps, d'espace,
d'identité et de sacré. Ces positions philosophiques
adoptées par le Nouveau Roman auront un impact décisif sur
la réception du texte par le lecteur .
Remaniement des limites temporelles
c'est ainsi que par l'intermédiaire des mythèmes,
certains concepts, que l'on distingue normalement les uns
des autres, se confondent en un paradoxe et se trouvent, par
le fait même, transformés: les limites entre eux deviennent
floues. C'est le cas du passé et du présent, deux temps que,
en raison des mythèmes, l'on distingue mal dans les Nouveaux
Romans étudiés. La présence même des mythèmes introduit,
comme en écho, le passé dans le présent. De plus, dans
L'Emploi du temps conune dans Les Gommes, le mythème du
labyrinthe bouleverse aussi bien l'espace que le temps .
• 47
c'est en observant la représentation du mythe de Thésée au
«Bleston Museum of Fine Arts» que Revel comprend la
complexité du temps: il tarde à découvrir que les panneaux
représentent des actions successives et non pas
s imultanées13 • Son journal lui-même fait figure de
•
labyrinthe, un peu comme le roman policier qui
superpose deux serles temporelles: les jours del'enquête qui commencent au crime, et les j ours dudrame qui mènent à lui, ce qui est tout à fait naturelpuisque, dans la réalité, ce travail de l'esprit tournévers le passé s'accomplit dans le temps pendant qued'autres événements s'accumulent74
•
De la même manière, l'avènement des faits ainsi que leur
transcription constituent les deux séries temporelles que
contient le journal de Revel. Toutefois, lorsque ce dernier
relit son journal et y rapporte ses commentaires concernant
sa relecture, on voit apparaître une troisième série
temporelle, ce qui occasionne un profond désordre auquel le
narrateur tente de parer en créant une prolifération de
repères textuels, fils d'Ariane qui se démultiplient et
complexifient le labyrinthe plus qu'ils ne le simplifient.
Certaines phrases sont uniquement destinées à nous situer
dans le temps:
• 73
74
c'était la seule [maison] alors qui me fût ouverte danstoute la ville; je déjeunais presque tous les jours desemaine avec Ann, au Sword, mais je n'avais pas encore
Michel Butor, qp. cit., p. 87
Ibid., p. 225.
48
rencontré Rose, et je n'étais jamais allé chez elles75
D'autres extraits reviennent constamment, comme pour
confirmer un état de choses: «la Morris noire de chez
Matthews and Sons, dont la garde lui est confiée à cause du
garage libre qu'il a dans son immense maison [ .•• ]76». Revel
répète plusieurs fois ces informations précises à propos de
la Morris noire, comme s'il voulait se donner des repères
fixes dans un récit qu'il ne contrôle plus. De plus, le
récit perd sa rigueur temporelle à mesure qu'il progresse:
parfois, en l'espace d'une seule page, trois mois différents
sont traités, de sorte que le livre devient un véritable
labyrinthe temporel. Ainsi, le labyrinthe, présent dans le
texte en tant que mythème, contribue, par la configuration
complexe qu'il évoque, à influencer la perception du texte
par le lecteur de manière à ce qu'il soit plus attentif aux
brouillages dont le temps est victime, c'est-à-dire à la
confusion entre le présent et les divers niveaux de passé,
au refus, dans ce roman, du temps linéaire.
Dans Les Gommes, les temps se superposent en raison de
la forte présence des mythèmes: l'ombre de Thèbes plane sur
la ville, ou inversement, comme le démontrent les deux
différentes descriptions de la vitrine de la papeterie
•
•
• 75
7'
Ibid., p. 218 •
Ibid., p. 175.
49
Victor-Hugo. En effet, on y voit tout d'abord un mannequin
représentant un homme contemporain qui utilise la propriété
de Dupont comme modèle pour peindre les ruines de Thèbes 77•
Plus tard, on rencontre une autre description de cette même
vitrine (cette fois, la description est transmise par
l'intermédiaire de la mémoire de Wallas) où un homme se
tenant parmi les ruines de Thèbes peint la propriété de
Dupont 78• À l'instar de L'Emploi du temps, le mythème du
labyrinthe gère la conception du temps dans Les Gommes mais,
cette fois, la forme qu'il lui confère, bien plus qu'à une
multiplicité d'issues et de culs-de-sac, ressemble plutôt à
un cercle (à l'image du boulevard Circulaire) dans lequel on
se perd. Tout ceci explique pourquoi la balle tirée par
Garinati se perd, alors que 24 heures plus tard, une autre
balle, tirée par Wallas, atteint la cible visée au départ.
Ces deux moments du tir, à la fois différents et semblables,
donnent l'impression que l'intervalle de temps contenue
entre eux ne constitue, finalement, qu'un détour. De la même
manière, passé et présent se rejoignent dans l'activité du
peintre représenté dans la vitrine de la papeterie et
l' Histoire fait figure, elle aussi, de détour. Le temps
linéaire est ici encore écarté au profit du temps
•
•
• 71
Alain Robbe-Grillet, qp. cit., p. 131 •
Ibid., p. 178.
•
•
•
50
circulaire.
Dans La Bataille de Pharsale, le passé et le présent se
confondent avec encore plus de violence: aussi, plusieurs
récits sont menés de front et s'entremêlent allégrement. Or,
ces récits se situent à des époques diverses (temps de
guerre, temps de paix, enfance, âge adulte, etc.) à un point
tel que le lecteur ne peut plus situer chronologiquement ou
historiquement les segments narratifs qu'il lit, de sorte
qu'il se retrouve sans repères temporels. En ce sens, les
mythes constituent de véritables éléments subversifs au sein
de la narration: omniprésents dans la vie quotidienne des
personnages, ces incursions d'un passé lointain dans le
présent ou le passé récent viennent mettre de la confusion
dans les divers concepts rattachés à la temporalité. «On
perçoit donc le passé en filigrane de chaque événement
présent qui devient répétition d'un archétype fabuleux79 .»
Comme le souligne Genin, ces répercussions des mythèmes
dénotent un rejet de l'histoire en ce sens que les récits à
teneur historique chez Claude Simon, souvent riches en
références à la mythologie, suscite une impression de
Jean-Claude Vareille, «À propos de Claude Simon: langage ducosmos, cosmos du langage» dans Fragments d'un imaginairecontemporain (Pinget, Robbe-Grillet, Simon), José Corti, 1989, 142p., pp. 77-111, p. 91.
•
•
51
récurrence et d'éternel retour80•
Éclatement du concept d'espace
L'éclatement du concept d'espace se traduit dans Les
Gommes d'une manière similaire à celui du temps: des lieux
différents se superposent de sorte que la ville où Wallas
enquête semble hybride. En effet, le détective y croise une
rue nommée «Corinthe», quelques colonnes qui évoquent la
Grèce antique dans la maison de Dupont, ainsi que le
labyrinthe que forme le boulevard Circulaire qui évoque la
Crète. La ville inconnue où se déroule l'action permet
d'autant mieux cette cohabitation spatiale qu'elle n'a pas
elle-même d'identité ferme: elle peut se plier à tous les
parallèles et ainsi permettre aux mythèmes d'unir
paradoxalement l'ici et l'ailleurs. Les mythèmes font
vaciller les repères spatiaux du lecteur à un tel point
qu'il ne sait plus trop s'il doit lire le roman comme si
l'intrigue prenait place dans une ville de la France
contemporaine ou dans la Grèce d'Œdipe, et ce, jusqu'à ce
qu'il se résigne à lire comme si Wallas dépendait des deux
•ID Voir Christine Genin, Lre~érience du lecteur dans les romans de
Claude Simon : lecture studieuse et lecture poignante, Paris, H.Champion, 1997, pp. 262-65, 433 p.
• mondes à la fois,
52
se trouvant dans une sorte d'univers
•
intermédiaire ou paradoxal où deux réalités distinctes se
rencontrent.
C'est également le sentiment que le lecteur peut avoir
dans L'Emploi du temps lorsqu'il lit les nombreuses
comparaisons que Revel ébauche entre certaines cités
grecques et la ville de Bleston. Il en va de même lorsqu'il
constate la complexité de la topographie de Bleston, qui
rappelle quelque peu le labyrinthe crétois. Par ailleurs, le
Bleston Museum of Fine Arts représente l'endroit par
excellence où tous les lieux se confondent: la Grèce antique
est représentée sur les tapisseries car on y retrouve les
aventures de Thésée. Par contre, le décor choisi par
l'artiste français rappelle plutôt l' Ile-de-France au XVIIIe
siècle81• Enfin, ces œuvres se retrouvent en plein musée
anglais, lui-même décoré de frises qui rappellent quelque
peu l'Antiquité. Le labyrinthe complexifie l'espace: «ici»
et «là-bas» se confondent, pour l'étranger qu'est Revel
(comme pour Wallas), en un même «ailleurs».
L'autre sortilège de Bleston, est celui de la villetentaculaire: on a beau marcher droit devant soi, ainsique Descartes le conseillait au voyageur égaré dans laforêt, on ne sort jamais de la Cité82
•
• u
Cet exemple fait aussi référence aux superpositions temporelles.Michel Butor, qp. cit., p. 89
Mireille Calle-Gruber, La ville dans L'Emploi du temps de ~chel
Butor, Paris, Nizet, 1995, p. 61, 124 p.
•
•
53
Ainsi, Revel évolue sans jamais aller nulle part.
C'est d'une manière à la fois semblable, mais plus
radicale que, dans La Bataille de Pharsale, les mythèmes
causent un grand dépaysement chez le lecteur en évoquant
partout le monde de la Grèce antique. Un passage en ce sens
est particulièrement significatif:
cortège une fois comme ça une soirée de juin traversantavec superbe entre les voitures sur le boulevardburlesque [ ... l ils reprenaient en choeur les refrainshurlant merde bite trou du cul d'un air pénétréconvaincu l'un d'eux [ ... ] gigantesque barbu rouIantdes yeux terribles soulevant son péplum par-devant avecquelque chose d'énorme pointé comme un manche à balaisous le nez des femmes poussant des cris rianteffarouchées83 •
Dans cet extrait se manifeste le même excès qui préside aux
légendaires bacchanales: on y retrouve même un phallus
disproportionné, attribut habituel du dieu Priape (qui
figure dans le cortège de Dionysus84 ). L'«air pénétré
convaincu» qu'arborent les participants du cortège annonce,
de pair avec le terme même de «cortège», une solennité qui
confère à la fête l'aspect d'un rituel sacré. Le lecteur a
par conséquent l'impression que cette scène, qui semble
directement issue de l'Antiquité grecque, a été
«transplantée» dans une ville moderne (car il y a des
automobiles qui circulent) et il se trouvé dépaysé. Mais
•Il Claude Simon, qp. cit., p. 62
Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine,Paris, P.O.F., 1951, p. 394.
•
•
54
voilà que la scène prend un tout autre aspect:
Ils firent cercle l'un d'eux s'agenouilla au milieu dela chaussée mouillée ( .•. ] le barbu l'avait sorti desous ses jupes c' était plus grand qu'un machin decheval [ ... ] s'en servant comme d'un sceptre ou d'uneépée frappant l'agenouillé [ ... ] in nomine patri etfilii ( ... ] te sacre chevalier taste con [ ..• ] lesfilles retroussaient leur traîne à la grecque souilléesde boue brunâtre par défi ou inconsciemment une montramême ses fesses [ ... ] 85
Juste avant de se retransformer en bacchanale, le cortège
est devenu adoubement, faisant ainsi référence à une
cérémonie du Moyen Âge occidental. Le lecteur subit donc un
deuxième dépaysement. Mais voici que le paragraphe se
termine sur ces mots:
je suis descendu boire un pot ou j'attends chez Mimile[ ••• ] 86
qui font comprendre que toute l'action se déroulait en
France8i•
Une fusion: l'espace-temps
Ainsi donc, les notions d'espace et de temps éclatent
•
15
n
Claude Simon, qp. cit., pp. 62-63.
Ibid., p. 63.
C'est fort probablement le cas étant donné le surnom «Mimile». Deplus, les paroles énoncées par les personnages dans cet extraitsont rapportées en français, ce qui constitue un indice valablepour situer la scène compte tenu du fait que, dans ce roman, lesparoles dites en langues étrangères sont méticuleusementrapportées comme telles et non traduites.
•
•
55
dans La Bataille de Pharsale. On pourrait même dire qu'ils
sont parfois fusionnés:
( ... ] 0 glissant de droite R à gauche l en clignotanto s'enfuyant avec N une inexorable régularité O-R-I-O-Nséparées par les intervalles mouvants de temps etd'espace88
Ce passage s'insère dans la description de ce que peut voir
un voyageur par la fenêtre d'un train qui défile: des
lettres à une distance d'environ une centaine de mètres les
unes des autres, qui bornent la route, se confondent avec le
paysage et y inscrivent «Orion aveugle89». Tout se passe
comme si temps et espace s'unissaient en une même chose: la
vitesse, le mouvement. Cette confusion du temps et de
l'espace se retrouve également dans Les Gommes et L'Emploi
du temps: dans l'un et l'autre de ces romans, le mythème du
labyrinthe explique à la fois la configuration de l'espace
et celle du temps (circulaires dans Les Gommes90 et réseau
complexe de voies dans L'Emploi du te~s).
•
..u
'0
Claude Simon, qp. cit., p. 164 .
Géant rendu aveugle en raison d'un sort jeté par Œnopion, Oriondut marcher vers le soleil levant pour recouvrer la vue. Pour leguider, il reçut l'aide d'un jeune enfant qu'il mit sur sesépaules (Pierre Grimal, qp. cit., p. 331). Ainsi c'est encore unmythème qui se trouve mêlé à l'éclatement des concepts .
«Le «boulevard Circulaire» est l'image du temps dans Les GOmmes.Il s'agit, ici, d'un renversement absolu de l'ordre littéraireclassique des choses.» (Olga BernaI, qp. cit., p. 50.)
•
•
•
56
Une confusion utile
Les Nouveaux Romans effectuent donc une remise en
question de ces concepts, confondant le lecteur qui cherche
pourtant attentivement à savoir si la narration traite du
passé ou du présent et si, par exemple, l'action se situe en
France ou en Grèce. Un survol rapide du contenu de n'importe
quel petit ouvrage de niveau pré-universitaire sur une
oeuvre littéraire suffit pour faire comprendre à quel point
la situation spatio-temporelle de l'action constitue l'un
des points majeurs sur lesquels le lecteur s'appuie afin de
comprendre un roman. Qu'il ne puisse obtenir des
informations fiables lui permettant de reconstruire une
intrigue cohérente et se raccrocher à une époque ou à un
lieu précis comme à une certitude immuable peut lui paraître
agaçant, mais il devra peu à peu se résigner à accepter
cette difficulté. Cette déconstruction et ce dépaysement du
lecteur font, après tout, partie des l'enjeux principaux du
Nouveau Roman. Ensuite et seulement ensuite, il pourra
apprécier sa lecture .
•
•
•
57
Remise en ~uestiQn de l'identité individuelle
Fréquenunent au cours du vingtième siècle, on a vu
vaciller le statut du personnage: de Jarry à Camus, en
passant par Ionesco et Beckett, le personnage littéraire est
devenu de plus en plus mince, sa part d'identité ne relevant
plus que de la caricature et son prénom étant souvent d'un
commun confondant. Si le Nouveau Roman ne fait pas exception
à cette tendance, il use toutefois dans sa réalisation de
techniques qui lui sont spécifiques. Il assigne une valeur
archétypale à ses personnages par l'entremise de mythèmes
qui représentent des situations universelles et
intemporelles, de manière à étouffer chaque personnage dans
une action unique qui le dépasse et qui, loin de le
distinguer du reste de l ' humanité, l' Y noie. Que ce soit
«les trois Espagnols bavards compagnons d'Ulysse conunis
voyageurs ou quoi?» dont la seule caractéristique relevée
est justement le fait d'être voyageurs; l'ivrogne dans Les
Gommes qui pose sans cesse des énigmes, rappelant ainsi le
Sphinx; ou Ann, dans L'Emploi du temps, qui, comme Ariane,
joue le rôle de la femme abandonnée, plusieurs personnages
jouissent d'une personnalité très peu étoffée.
Les procédés destinés à illustrer cette remise en
question de l'identité des personnages sont particulièrement
•
•
58
surprenants dans La Bataille de Pharsale. Encore moins
qu'archétypaux, les personnages sont unidimensionnels: ils
se trouvent parfois véritablement réduits à un seul de leurs
gestes, un unique attribut. L'exemple, fort révélateur, du
couple adultère illustre bien nos propos. «(E]nfermés tels
quels immobilisés dans un filet de métal chiens collés
penauds 91», à l'image d'Aphrodite et Arès, capturés dans les
filets d' Héphaïstos, la raison d'être de cet homme et de
cette femme se résume dans la seule caractéristique d'être
adultère. Ils sont d'ailleurs si confinés à cette unique
identité que la narratian les y «fige»: elle passe de la
description de ce couple de corps vivants à celle d'une
peinture représentant une situation similaire à la leur, et
ce, sans crier gare:
Une grêle de coups résonne contre la porte. Sur lesdeux corps nus et figés la sueur commence à serefroidir, les glaçant. Une teinte d'un brun verdâtre,passée au lavis, ombre le ventre, la poitrine et ledessous des cuisses de l' homme. Sur ses fesses, sondos, ses épaules, le peintre a posé d'épaisses touchesde gouache blanche [ ... ]~.
On passe ainsi d'une scène (le couple surpris par le mari
jaloux qui cogne à la porte) à une autre (un peintre peint
les corps enlacés de deux amants) comme si les personnages
•u
tZ
Claude S~on, qp. cit., p. 24.
Ibid., pp.24, 216, 226. On rencontre aussi ce phénomène durantcertaines descriptions de batailles qui passent souvent d'un récitde querrier en mouvement à un commentaire sur une oeuvre picturaleillustrant une querre, et vice versa.
•
•
•
59
étaient véritablement «fixés» dans leurs actes et devenaient
un tableau.
L'identité individuelle est chose tellement éludée dans
le roman de Claude Simon que le lecteur confond les
personnages: ceux-ci n'étant pas nommés la plupart du temps,
le lecteur tente de se raccrocher le plus possible à
d'autres indices. Or, un indice tel que la rousseur, trait
habituellement distinctif, est invalidé par le fait que la
plupart des personnages de La Bataille de Pharsale le
possède. Dès qu'il y est question de pilosité, la couleur
est presque inévitablement le roux. Cet éclatement de
l'identité se fait d'une toute autre manière chez Robbe
Grillet et Butor: leurs personnages sont effectivement
associés à des archétypes issus de la mythologie grecque,
mais, comme nous l'avons vu dans les chapitres précédents,
les différents archétypes sont souvent tellement nombreux à
se rattacher à un même personnage (Revel est à la fois
Thésée, Œdipe et Pirithous tandis que Wallas est à la fois
Œdipe et Thésée) qu'il en résulte plutôt une mosaïque de
types.
Encore là, le lecteur est confus puisque le personnage
est un élément important (surtout en ce qui concerne le
genre romanesque) sur lequel il s'appuie habituellement:
aussi découvre-t-on que, souvent, le résumé d'un roman
•
•
•
60
coïncide parfaitement avec l'énumération des événements
auxquels le personnage principal prend part. Pourtant, dans
le Nouveau Roman, le personnage possède le même statut que
tout autre élément du récit93 , comme une machine agricole,
une gomme à effacer ou une bague dont le chaton referme une
mouche.
Brouillages entre les concepts de profane et de sacré
Enfin, dans le Nouveau Roman, on retrouve, grâce aux
mythèmes, l'union paradoxale du profane et du sacré. Les
techniques déployées par les trois auteurs étudiés visent à
ridiculiser des éléments généralement considérés sacrés par
l'entremise de formes d'humour variées, ou encore à octroyer
une valeur sacrée à certains éléments profanes94 •
Évidemment, un personnage de roman n'est jamais qu'uneconstruction textuelle: il en va ainsi pour tous les romans. Laparticularité du Nouveau Roman est d'obliger le lecteur àreconna1tre que tout n'est que texte et l'empêcher de s'adonner àl'illusion référentielle. Il plonge ainsi le lecteur dans uneprise de conscience qui peut, pour certains, s'avérer passablementviolente.
Pour faire ces distinctions, nous nous référons à l'ouvrage deMircea Eliade s'intitulant Le sacré et le profane {Paris,Gallimard, (coll. «Idées»), 1965, 181 p.). Alors qu'au sacré serattache la «crainte religieuse» (Eliade, p. 13), «lamanifestation de quelque chose de «tout autre», d'une réalité quin'appartient pas à notre monde [ ••• ]» (Eliade, p. 15), le profanecontient tout le reste - objets, actions, lieux et êtres qui, loind'être touchés d'une grâce surnaturelle et spéciale, font partieintégrante du monde routinier et prosalque. Cependant, il convientde noter qu'il existe un paradoxe du sacré. Ainsi, «pour ceux qui
• 61
Nous avons déjà vu ce passage dans Les Gommes où on
représente Apollon en «athlète écrasant un lézard95». Il y a
lieu d'ajouter à cet exemple certaines réflexions
incongrûment pragmatiques de la part de Wallas devant des
sujets mythologiques (ici c'est le jeune Œdipe nourri par
une chèvre), telles que «ça ne doit pas être très sain de
faire ainsi boire un bébé à la mamelle des brebis: anti-
hygiénique au possible96». De la même manière dans La
Ba taille de Pharsale, l'humour s'attache à certains
•mythèmes: on y voit des héros burlesques et des dieux
déchus, comme ce guerrier nu, arborant un casque de pompier
et tenant une épée de carton, ainsi que cette femme drapée
avec un rideau de fenêtre 97 qui lui tient lieu de péplum. De
nombreux mythèmes dans La Bataille de Pharsale s'insèrent
• "
ont une expérience religieuse, la Nature toute entière estsusceptible de se révéler en tant que sacralité cosmique» (Eliade,p. 16), de telle sorte qu'«en manifestant le sacré, un objetquelconque devient autre chose, sans cesser d'être lui-même, caril continue de participer à son milieu cosmique environnant». Cecivient confirmer que les paradoxes déployés dans La Bataille dePharsale ne sont pas aussi incongrus que nous pourrions le croire.Ils procèdent de l'essence même du sacré qui consiste à octroyerune valeur à un objet, un lieu, une série d'actes ou une personne.Tout peut être sacralisé et acquérir par conséquent une valeurnouvelle. À la défense de la surprise du lecteur face à une bouchede métro ou une usine «mythifiées», nous pouvons toutefoisadmettre que Claude Simon sacralise, dans son roman, des élémentsqui ne reçoivent habituellement pas ce genre de traitement.
Alain Robbe-Grillet, qp. cit., p. 220.
Ibid., p. 108.
Claude Simon, qp. cit., p. 195.
•
•
•
62
dans un contexte vulgaire: on lit, entre autres, cette
description d'un «cortège» dionysiaque où les participants
pratiquent l'outrance et disent des grossièretés avec
superbe et conviction98 • Il en résulte un mélange étrange de
vulgarité et de solennité qui vient brouiller les
distinctions classiques entre le sacré et le profane.
Une autre transfiguration du sacré se produit par le
biais du commerce et de la culture populaire. Dans Les
Gommes, «les rideaux s'ornent d'un sujet allégorique de
grande série: bergers recueillant un enfant abandonné99 .» On
retrouve l'équivalent de cette commercialisation du mythe
par l'insertion dans un secteur d'activités profanes dans
L'Emploi du temps où des films de mauvaise qualité montrent
les ruines des anciennes cités grecques, ce qui donne de
l'ampleur au mythe de Thésée dans l'imaginaire de Revel,
mais le rabaisse au domaine de la culture de masse. Dans La
Bataille de Pharsale, les associations entre mythèmes et
consommation de masse sont nombreuses: on y voit par exemple
des poupées, «crapuleuses et commerciales réincarnations de
Vénus sous forme de petites femmes frisottées moulées par
bataillons et étiquetées, comme les tours Eiffel, selon la
Ibid., pp. 62-63.
Alain Robbe-Grillet, qp. cit., p. 50.
• 63
grandeur [ ..• ] 100», et des dieux figurant sur des billets de
banquel01•
C'est non seulement le secteur du commerce qui côtoie
le mythe gréco-latin, mais aussi ceux de la production, de
la technologie et de l'utilitaire. Ainsi, le métro est
mythifié, qualifié de «jupitérien102» et les gens qui en
sortent émergent «du sein de la terrel03», un peu comme, dans
la mythologie grecque, toute chose sort de Gaïa.
•
L'impression étrange que causent les escaliers roulants
prend une valeur surnaturelle: les passagers remontent,
immobiles, du métro104 , comme s'ils sortaient à la fois de la
terre, mais n'en sortaient pas vraiment puisqu'ils sont
immobiles, de telle sorte que la technologie semble
permettre aux paradoxes de se réaliser. Quant à la terre,
qui est comparée à une (<monumentale déesse10S» (on songe à
Gaia), elle porte des usines munies de leurs cheminées28, de
la même manière que Gaïa porte ses rejetons. Des domaines
habituellement fort profanes de l'activité humaine subissent
100
101
10Z
101
• toc
105
Claude Simon, Op. cit. , p. 139.
Ibid. , pp. 194, 258.
Ibid. , p. 39.
Ibid. , p. 14.
Ibid. , p. 14.
Qui «semblent sortis de terre même». Ibid., p. 161-162.
•
•
64
ainsi un processus de sacralisation.
Une écriture du paradoxe
Une écriture favorisant ces phénomènes pourrait être
qualifiée d'écriture du paradoxe, car on y voit se réaliser
l'inconcevable conciliation des contraires: ce qui est passé
est aussi présent, ce qui est ici est aussi ailleurs, ce qui
est individuel est aussi universel, archétypal, et ce qui
est profane est également sacré. Le paradoxe est au centre
de La Ba taille de Pharsale106 et il constitue un élément
fondamental dans Les Gommes et L'Emploi du t empsl07.
Avec le nivellement des hiérarchies et l'abolition des
dichotomies, le texte subit un processus général de
désémantisation:
le Nouveau Roman n'a rien à dire, au sens sartrien del'expression, mais cherche à dire le rien. Cettecaractéristique est le trait dominant d'une écrituremoderne qui, depuis Mallarmé, s'inscrit dans l'absence
•106
101
Son exerque, «Achille immobile à grands pas», vient d'ailleursappuyer cet argument.
Metka Zupancic le faisait d'ailleurs remarquer (dans l'article«Artiste holistique - Art globalisant: lecture orphique de MichelButor», La création selon Marguerite Bourgeoys: réseaux,frontières, écart, colloque de Queen's University, Nizet, Paris,1991, 326 p., p. 197): il y a chez Butor une tendance orphique àvouloir réconcilier les contraires.
• 65
des choses et des significations préétablies1oa •
Le Nouveau Roman propose un monde insaisissable, fragmenté
et contradictoire. L'indécidabilité qui en résulte
s'explique ainsi:
Par une écriture qui refuse les distinctions classiques
Mais les différents niveaux de signification du langage[ •.. ] ont entre eux des interférences multiples. Et ilest probable que le nouveau réalisme détruira certainesde ces oppositions théoriques. La vie d'aujourd'hui, lascience d'aujourd'hui, réalisent le dépassement debeaucoup d'antinomies catégoriques établies par lerationalisme des siècles passés. Il est normal que leroman, qui, comme tout art, prétend devancer lessystèmes de pensée et non les suivre, soit déjà entrain de fondre en eux les deux termes d'autres couplesde contraires: fond-forme, objectivité-subjectivité,signification-absurdité, construction-déconstruction,mémoire-présent, imagination-réalité, etc109 ..
• entre certains concepts, le Nouveau Roman postule
l'étrangeté
insaisissable:
du monde, contradictoire, relatif et
•lOI
lOt
ce phénomène ne concerne pas uniquement Robbe-Grilletmais trouve ses origines dans un questionnement généralde la réalité qu'on peut faire remonter à la secondemoitié du XIXe siècle, époque fondatrice d'unemoderni té qui oscille constamment entre maîtrise dumatériau et de ses significations, d'une part, etsentiment d'incapacité à exprimer l'essence du monde,d'autre part. Face à une réalité qui se dérobe auxsens, «l'oeuvre doit être la métaphore d'un chaos
Roger-Michel Allemand, Le Nouveau Roman, Paris, Ellipses, 1996,118 p .. , p. 5 •
Alain Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman, Paris, Gallimard(coll. «Idées»), p. 181.
•
•
66
proliférant et tentaculaire11o», dont elle adopte les«systèmes compliqués de séries, de bifurcations, decoupures et de reprises [ ... ] 111.» [ ••• ] l'artiste nepeut prétendre classer, limiter et circonscrire uneréalité diffuse aux ramifications complexes [ ... ] 112.
Le lien avec la réalité, loin de celui de l'illusion
référentielle par la représentation classique, est celui
d'une compréhension et d'une révélation du chaos du monde.
Comme le paradoxe de Zénon qui exprime l'impossibilité de
décrire une réalité concrète sans l'escamoter ou, du moins,
l'altérer lors du passage à l'abstraction, Les Gommes,
L'Emploi du temps et La Ba taille de Pharsale permettent
l'énonciation ainsi que la lecture de l'indicible .
L'étonnement du lecteur
L'introduction de paradoxes revient en grande partie
aux mythèmes et consti tue l'un de leurs impacts sur la
réception du texte par le lecteur. La difficulté principale
du lecteur réside dans le fait que les idées véhiculées par
le Nouveau Roman ne lui sont pas familières puisqu'il y a
•110
lU
112
Allemand cite Vanina Costa, «le fraqment en détail» in Beaux Arts,no 77, mars 1990, p. 74.
Allemand cite Alain Robbe-Grillet, Le miroir qui revient, Paris,Éditions de Minuit, 1984, 231 p., p. 30 •
Roger-Michel Allemand, Alain Robbe-Grillet, Paris, Seuil, 1997,251 p., p. 232.
•
•
67
fort à parier qu'une étude plus poussée de la seconde moitié
du XXe siècle démontrerait qu'elles sont absentes des divers
discours ambiants. Pratiquement inexistant en ce qui
concerne les scènes publique, politique et économique,
l'éclatement des concepts de temps, d'espaces, d'identité et
de sacré ne se retrouve que dans les universités. Les
esprits sont plutôt captivés par les questions d'éthique
soulevées par les événements reliés à la Seconde Guerre
mondiale, l'impératif d'engagement qui caractérise la gauche
française ainsi que la vague pragmatique qui découle de
l'avènement de la modernité et de l'influence mondiale
grandissante de l'Amérique du Nordl13 • Peut-être sommes-nous
confrontés à un phénomène qu'Iser explique ainsi:
La littérature compense les déficits d'orientation parles systèmes dominants de l'époque. [ ... ] La fictiondit quelque chose à propos de ce que les systèmesdominants mettent entre parenthèses et qu'ils nepeuvent par conséquent introduire dans la viequotidienne qu'ils organisent1l4 •
Le Nouveau Roman propose donc au lecteur l'éclatement de
•
lU
114
Deux des notions remises en question par le Nouveau Roman - letemps et l'espace - sont d'ailleurs au centre de cette penséepragmatique: les temps est de plus en plus compté (on ne compteplus seulement les jours, mais aussi les minutes et les secondes)et il en va de même pour l'espace (qui, encore récemment, étaitmesuré avec minutie, territoire par territoire, en raison del'obsession impérialiste issue de la guerre froide). Comment peuton être à la fois citoyen de ce type de société et s'avérercapable d'envisager le temps et l'espace comme des notionsrelatives sans un effort intellectuel considérable?
Wolfgang Iser, L'acte de lecture, Bruxelles, Pierre MardagaÉditeur, 1976, 405 P., p. 135.
•
•
68
concepts qui lui sont familiers et influence les schémas
interprétatifs qu'il élabore en le contraignant à tenir
compte de cet environnement philosophique auquel il est
probablement réticent. Au fil de sa lecture, le lecteur
étonné115 apprend à se méfier des concepts tels que le temps,
l'espace, l'identité et le sacré et doit cesser de se
questionner d'une manière obsessive à propos de la situation
spatio-temporelle du récit, l'identité des personnages et la
valeur (sacrée ou profane) des éléments présentés: il
pénètre ainsi l'univers du Nouveau Roman. De plus, il ajoute
à ses propres connaissances socio-culturelles (et donc à son
répertoire) ces redéfinitions de concepts qui agissent ainsi
non seulement sur les normes esthétiques qu'il connaît, mais
également sur les normes extra-esthétiques qu'il assimile.
•115 «De ce point de vue, la «technique» de Robbe-Grillet a été, à un
certain moment, radicale: lorsque l'auteur pensait qu'il étaitpossible de «tuer» directement le sens, de façon que l'œuvre nelaissât filtrer que l'étonnement fondamental qui la constitue (carécrire, ce n'est pas affirmer, c'est s'étonner).» (Roland Barthes,«Préface» dans Bruce Morrisette, qp. cit., p. 14.) En ce sens,lire aussi, c'est s'étonner.••
•
•
•
CHAPITRE IV: PASSAGE À UNE NOUVELLE RÉCEPTION
En complexifiant le processus de réception du texte par
le lecteur, les mythèmes, dans le Nouveau Roman, visent à
redéfinir les compétences de ce dernier qui, participant à
une expérience de lecture jusque là inusitée pour lui, est
confronté à une multiplicité de possibilités tant au niveau
de ses prédictions concernant les événements à venir (mondes
possibles) qu'à celui des interprétations qu'il échafaude à
partir des rapports effectués entre les divers segments
textuels. Ainsi, la perception de l'acte de lecture s'en
trouve transformée. Quant au texte, dans lequel les mythèmes
contribuent à introduire un réalisme renouvelé en mettant
l'accent sur la complexité et la nature chaotique de la
réalité, il génère également une perception de lui-même en
émettant, par le biais de mises en abyme de la réception, des
informations sur les stratégies qu'il met en place ainsi qu'à
propos du type de réception qu'il commande. Ce faisant, il
offre au lecteur l'occasion de réfléchir à sa propre
activité, tout en préservant son plaisir esthétique. Un
déplacement de l'horizon d'attente résulte de ces facteurs
et, ainsi, la présence des mythèmes gréco-latins, loin de
signifier un refus de la nouveauté, permet de la mettre en
• 70
scène.
Démultiplication des mondes possibles
Afin de parer à la part de non-dit1l6 que contient le
récit, le lecteur utilise son encyclopédiell7• Dans les
Nouveaux Romans qui nous occupent, les mythèmes sont
grandement responsables de l' apparition de non-dits: leur
brutale - provoque une certaine confusion chez le lecteur qui
voit ainsi apparaître un élément de l'Antiquité gréco-latine
dans un récit traitant de l'époque contemporaine. Ces «trous»•insertion dans le récit qui prend souvent une allure
générés par les mythèmes doivent être comblés par la
compétence encyclopédique du lecteur. Cette compétence se
compose de plusieurs spécialités dont l'une, qui nous
intéresse particulièrement, se voit octroyer par Umberto Eco
le nom de «inférence de scénarios intertextuels1l8». Cette
spécialité permet au lecteur d'effectuer des promenades
•116
117
118
Selon Umberto Eco (qp. Cit., p. 62), le non-dit désigne ce quin'est pas manifesté en surface, au niveau de l'expression.
L'encyclopédie (Ibid., p. 95) est constituée par le savoir dulecteur qui per.met d'associer un ter.me à ses connotations dans letexte.
Ibid., p .. 101.
• 71
inférentielles1l9 afin de boucher des trous en faisant le lien
entre les mythèmes et le récit où ils apparaissent. Par
exemple, dans Les Gommes, le lecteur veut déterminer le rôle
des mythèmes dans le récit et comprendre à quel type de roman
il est confronté. Il cherche donc à hiérarchiser selon leur
importance les informations qu'il rencontre120 ainsi qu' à
classer les données qu'il accumule dans son schéma
interprétatif121 • Pour ce faire, il doit mettre a l'œuvre ses
connaissances intertextuelles et c'est ce qui le convainc
inférentielle, aboutit à la composition par le lecteur de
d'utiliser le récit mythologique d'Œdipe comme guide pour sa
«passages fantômes 122» permettant de boucher les trous du récit•lecture. Ce type de choix, issu d'une promenade
•
119
120
121
122
«Ces échappées hors du texte (pour y revenir riche d'un butinintertextuel), nous les appelons les promenades inférentielles.Et, si la métaphore est désinvolte, c'est que l'on veut justementmettre en relief le geste libre et désinvolte avec lequel lelecteur se soustrait à la tyrannie - et au charme - du texte pouraller en trouver les issues possibles dans le répertoire du déjàdit.» Une promenade est toutefois «dirigée et déterminée par letexte [ •.• ]» qui exerce ainsi une certaine pression sur lesprévisions du lecteur. (Ibid., p. 151)
Cette difficulté à distinguer l'essentiel de l'accessoireconstitue en elle-même un élément non dit.
Ce processus est évidemment nécessaire si le lecteur veut arriverà bien suivre l'évolution du récit.
La définition du concept de «passage fantôme» se modèle sur cellede «chapitre fantôme» proposée par Umberto Eco (Qp. Cit., p. 268):«[ ... ] souvent, les fabulae, étant donné une succession a ••• e,introduisent l'état a, et, après quelques atermoiements discursifs(qui peuvent être substitués par des subdivisions textuelles, desintervalles entre chapitres), se mettent à parler de l'état e,étant sous-entendu que, sur la base de ses propres promenadesinférentielles, le lecteur a «écrit» tout seul, comme deschapitres fantômes, tout ce qui concerne les événements b, c et
• 72
(par exemple en postulant un lien entre récit et mythème qui
justifie la présence de ce dernier) et de formuler des
prédictions en déterminant quelques mondes possibles123•
C'est ainsi que dans chacun des trois romans étudiés, de
nombreuses attentes du lecteur s'élaborent à partir des
mythèmes. Dans La Bataille de Pharsale, par exemple,
l'apparition de certains mythèmes en cours de texte entraîne
dans l' esprit du lecteur celle des récits mythologiques
desquels ils sont issus, avec toutes les possibilités que
celui du sens. Ainsi, le lecteur peut s'attendre à ce que le
ceux-ci impliquent, autant sur le plan des événements que sur
(que l'on compare au couple Arès etcouple adultère
entourage;sonréprobation delasubisseAphrodite)•toutefois, cette prédiction suscitée par le recours au
scénario intertextuelU4 avorte: le couple est surpris, mais
n'est soumis à aucune vengeance de la part du mari. Il en va
de même pour tous les autres mythèmes évoqués: ils incitent
l'intervention d'une connaissance encyclopédique concernant
d.»
•
123
124
Ibid., p. 146. Les mondes possibles sont des configurations faitespar le lecteur sur «un cours d'événements possible ou état dechoses possible. [ ••• } [I}l hasarde [donc} des hypothèses sur desstructures de mondes».
Ici, la référence intertextuelle peut renvoyer à l'Odyssée où estracontée l'histoire des amours coupables d'Arès et Aphrodite et oùl'événement qui suit la capture des amants dans les filetsd'Héphalstos est la raillerie générale de la part de tout l'Olympe(Chant VIII) •
• 73
les scénarios intertextuels, ce qui déclenche le surgissement
de nombreux mondes possibles ne s'actualisant jamais. Ici,
les mythèmes n'impliquent qu' eux-mêmes125, et les informations
sur les suites d'événements possibles qu'ils sembleraient
devoir entraîner ne servent finalement qu'à parasiter le
travail de réception effectué par le lecteur, parasitage qui,
pourtant utile à sa manière, ne valide aucune des hypothèses
du lecteur.
De la même manière, le lecteur, en constatant
•l'omniprésence des divinités dans ce roman, peut s'attendre
à Y rencontrer les événements que comportent habituellement
les récits auxquels ce type de personnage participe:
révélations prophétiques, aide apportée au héros, damnation,
tentation, vengeance .•. Bref, le lecteur s'attend à percevoir
une influence durable des dieux sur la vie des mortels, mais
rien de tout cela ne se produit et ces mondes possibles
demeurent en suspens dans l' espri t du lecteur. En résumé,
aucune des décisions du lecteur concernant les suites
d'événements possibles ne s'actualise, car les segments qui
composent le roman ne sont que scènes minimales, figées et
sans suite: le lecteur se retrouve en quelque sorte devant
• 125 Par exemple, on présente volontiers GaYa en mère universelle, maisnon Gala machinant avec Cronos la castration d'Ouranos; Achillecombattant, mais non pas endeuillé auprès de Patrocle •••
• 74
une fabula ouverte126• Selon Eco, on peut dire d'une fabula
qu'elle est ouverte quand plus d'une hypothèse est validée.
Par contre, chez Claude Simon, elles sont toutes invalidées,
ce qui revient presque au même: le lecteur reste déçu, sans
conclusion véritable à se mettre sous la dent.
L'Emploi du temps présente, tant au niveau de
l'élaboration des mondes possibles que de leur actualisation,
des problèmes similaires. Le lecteur, confronté encore ici à
une multiplicité d'options est par ailleurs témoin de
l'actualisation de nombreux mondes possibles qui semblent
diverger entre eux. Nous avons déjà vu comment les
personnages de ce roman supportent successivement ou
parallèlement la comparaison avec des personnages
mythologiques multiples . Revel, par exemple, permet
l'actualisation des mondes possibles fournis par la
«biographie» de Thésée. Or, ce mythe ne génère pas
suffisamment de mondes possibles pour véritablement rendre
justice au personnage de Revel: il est vrai qu'à l'image de
Thésée, ce dernier arrive dans un lieu étranger (Bleston)
pour y démêler un labyrinthe (les artères, sinueuses et
complexes, de la ville) et devenir amoureux de deux soeurs
qui y habitent avant de retourner chez lui. Pourtant, il
échoue à ramener l'une des deux soeurs avec lui (comparable
•
• 126 Omberto Eco, qp. cit., p. 154.
•
•
•
75
en cela à Pirithous qui ne réussit pas à kidnapper Perséphone
et demeure prisonnier des enfers), il est ensorcelé par
Bleston (comme Ulysse le fut par Circée) et il met en danger
la vie de son père spirituel, pour être ensuite aveuglé par
la culpabilité qu'il ressent (devenant alors semblable à
Œdipe). Le lecteur qui, au cours de sa lecture, parvient à un
carrefour où il do:i.t choisir parmi de multiples scénarios
intertextuels afin de formuler des mondes possibles
concernant les événements qui toucheront Revel, voit se
profiler les figures de Thésée, de Pirithous, d'Œdipe et
d'Ulysse, comme autant d'options différentes et
contradictoires. Capturé dans ce dédale de voies à suivre, il
tente de choisir la voie la plus susceptible de lui permettre
de prédire la suite des événements ainsi que le dénouement du
récit, mais il lui aurait fallu suivre toutes ces voies
parallèlement afin de ne pas escamoter une part de la
personnalité complexe de Revel. L'émission de mondes
possibles, trop considérable, provoque par conséquent la
confusion.
Le lecteur, mis en présence d'un phénomène similaire
dans Les Gommes, doit choisir un scénario intertextuel lui
permettant de formuler des prédictions parmi les trois
registres différents engendrés par la présence du récit
mythologie d'Œdipe: soit, en premier lieu, un registre où la
• 76
dimension policière du mythe prédomine sur sa dimension
religieuse et tragique. Dans ce cas-ci, le lecteur émet une
série de prédictions simples à propos de la conclusion du
roman: «Wallas élucidera tous les mystères et sera
•
récompensé» ou «wallas demeurera dans l'ignorance et sera
encore méprisé par ses supérieurs» . Le deuxième registre
consiste à faire prévaloir l'aspect fataliste et tragique du
mythe. Le lecteur élabore ainsi un monde possible où Wallas
tue Dupont qui se révèle être son père, a une aventure avec
Évelyne (sa «belle-mère») et sera affreusement puni pour ses
méfaits involontaires. En troisième lieu, les contextes dans
lesquels apparaissent les allusions à l'Œdipe instaurent un
registre parodique car ils contribuent à la dégradation du
mythe127: ils dénotent une certaine part de dérision et
signalent au lecteur qu'il est probablement plus prudent
d'émettre des prédictions qui tiennent compte de ces
connotations anti-tragiques et d'envisager un dénouement en
cul-de-sac, sans révélation, ni grande catastrophe. S'il peut
sembler à la fin du roman que c'est ce dernier registre qui
prédomine, il reste qu'à l'instar de L'Emploi du temps, les
trois voies entre lesquelles le lecteur s'est cru en devoir
•127 On voit, entre autres, le Sphinx dans des détritus flottant à la
surface de l'eau (p. 37), l'image du jeune Œdipe brodée dans desrideaux (p. 50), le char de La1us dans une sculpture sans valeurartistique aucune et le mot «Œdipe» (p. 32), d'ailleurs incomplet,sur une gomme à effacer (p. aS).
•
•
•
77
de choisir se trouvent validées. Les trois scénarios
possibles - policier, tragique et parodique - s'entremêlent:
certains faits sont élucidés alors que d'autres - les actions
de Bona et de son groupe - demeurent dans l'ombre; Dupont est
véritablement tué par Wallas, mais aucune révélation ne
viendra confirmer qu'il était son père; Wallas n' a aucune
«aventure» avec Évelyne et, enfin, il n'est pas sérieusement
puni pour sa piètre enquête. Le roman contraint ainsi le
lecteur à accepter tous les registres et, par conséquent, à
formuler un grand nombre de mondes possibles. Le lecteur voit
alors les possibilités se démultiplier et, envahi par un
surplus d'informations, il se trouve dans l'impossibilité
d'effectuer un véritable tri parmi elles. Ce «parasitage»,
moins considérable dans cette œuvre-ci que dans les deux
autres, est certainement peu violent en comparaison avec les
romans ultérieurs de Robbe-Grillet, mais il n'empêche que sa
présence complique le processus de réception.
Prolifération des fils interprétatifs
Une même prolifération se produit dans le cas des choix
interprétatifs du lecteur. Par contre, il s'agit cette fois
non pas de monde possibles, mais de fils interprétatifs. Or,
afin de définir cette dernière notion, il faut tout d'abord
•
•
78
traiter de certains gestes que pose le lecteur en cours de
lecture. Selon IserUB , la réception procède d'une interaction
entre le texte et son lecteur. Le lecteur reçoit les
informations véhiculées par le texte, procédant, au gré des
passages, à des corrections au niveau des informations
précédemment reçues à la lumière des informations nouvelles.
Voici donc que l'esprit même du lecteur se scinde en deux.
D'une part, il y a l'arrière-plan:
Ensemble de conventions nécessaires à l'établissementd'une situation, [ ... ] le répertoire contient desconventions dans la mesure où le texte absorbe deséléments connus qui lui sont antérieurs. Ces éléments nese rapportent pas seulement à des textes antérieurs,mais également - sinon bien plus - à des normes socialeset historiques, au contexte socioculturel au sens leplus large d'où le texte est issu, soit à ce que lesstructuralistes de Prague ont désigné comme la réalitéextra-esthétique. [ ... ] [Les éléments du répertoire]forment l'arrière-plan d'où ils sont issus et, dans lenouveau contexte, se trouve libérée leur capacitérelationnelle, alors que dans leur contexte d'origineils étaient liés par leur fonction129
•
De plus, nous pouvons inclure dans cet arrière-plan toutes
les informations recueillies par le lecteur depuis le début
de sa lecture de l'œuvre donnée, dont certaines possibilités
de sens momentanément écartées. D'autre part les nouvelles
informations et interprétations - celles qui sont activées
par le passage que le lecteur est en train de lire - forment
l'avant-plan, en constante interaction avec l'arrière-plan
• 128
129
Wolfgang Iser, qp. cit .
Ibid., pp. 128-129.
• 79
dans lequel il puise les informations qu'il souhaite
réactiver alors que d'autres informations de l'avant-plan
peuvent perdre leur importance immédiate à mesure que la
lecture avance et être reléguées à l'arrière.
Cette manière de concevoir la réception s'applique à la
lecture de n'importe quelle œuvre littéraire. Or, les
Nouveaux Romans sont souvent construits de telle sorte que le
lecteur est constamment obligé de modifier son point de vue
selon le fil 130 interprétatif qui prédomine au moment présent.
Chacun des passages que lit le lecteur valide un ou plusieurs
•
•
130 On pourrait donc définir le fil interprétatif comme une séried'éléments textuels que le lecteur réunit dans un même schémainterprétatif afin de s'expliquer l'un des aspects du texte qu'illit. Notre concept de «fil interprétatif» a beaucoup à voir avecle concept d'isotopie qu'Umberto Eco a emprunté à Greimas afind'en préciser la définition (Umberto Eco, qp. Cit, pp. 117-129).Ainsi, «Iisotopiel se réfère toujours à la constance d'un parcoursde sens qu'un texte exhibe quand on le soumet à des règles decohérence interprétative [ •.. ]» (Ibid., p. 125). Si l'onsemblerait pouvoir dire autant des fils interprétatifs, il resteque certains éléments de la définition d'Eco posent un problème detaille. Tout d'abord, la «constance» qui caractérise le parcoursde sens ne s'applique pas au parcours particulier des filsinterprétatifs qui peuvent disparaître, réapparaltre, faiblir(c'est-à-dire être de moins en moins suscités ou justifiés par lespassages) et être contredits par d'autres fils d'une égaleimportance. De plus, le texte n'est pas vraiment, avec les filsinterprétatifs, soumis à des règles de cohérence mais plutôt à desrègles de classement (il voit ses éléments classés selon diversaspects). Le terme de «cohérence» donnerait trop l'impressionqu'un fil pourrait à lui seul suffire à régir les interprétationsdu lecteur. Or, la notion même des fils interprétatifs insiste surla diversité de ceux-ci dans le tissu du texte. Il faut avouer quel'aspect métaphorique du concept de fil interprétatif y est pourbeaucoup dans la faveur que nous lui accordons au détrimentd' «isotopie». Les images qu'il évoque rendent nos explicationsplus limpides, permettant à notre lecteur de bien se fiqurer leurentrecroisement dans le tissu global du texte (phrase qui nousrappelle un passage de «La mort de l'auteur» de Roland Barthes:«le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de laculture». Le bruissement de la langue, 1984, p. 65)
•
•
•
80
fils interprétatifs de sorte qu'à chaque nouveau passage, le
lecteur doit, dans un double mouvement, reléguer ou conserver
à l'arrière-plan les fils interprétatifs qui furent en
vigueur dans un ou plusieurs des passages antérieurs (mais
qui ne le sont plus dans le nouveau passage qui occupe le
lecteur) et ramener à l'avant-plan ou créer (dans le cas d'un
passage qui lancerait son propre fil interprétatif) le fil
interprétatif qui lui convient. À la différence des
isotopies, il est nécessaire que le lecteur suive le plus
grand nombre possible de ces fils d'Ariane s'il doit faire
signifier chacun des passages et pratiquer une lecture qui
rende bien justice au roman, toile complexe dont on ne peut
pas dire qu'elle soit véritablement lue par un lecteur si
celui-ci se contente de ne suivre qu'un nombre restreint de
fils et de réduire le roman à quelques-uns de ses aspects: il
est de fait impossible, à la lecture d'un Nouveau Roman, de
procéder à une telle réduction sans quelques acrobaties
interprétatives particulièrement malhonnêtes et une large
part d'inattention.
L'un des intérêts fondamentaux des Nouveaux Romans
réside justement dans les entrecroisements, contradictions et
rivalités introduits par les multiples fils interprétatifs
possibles avec lesquels le lecteur «jongle», tous pertinents
et nécessaires à la construction de l'œuvre ainsi qu'à la
mise en place de sa réception. Dans le Nouveau Roman, il y a
•
•
•
81
de nombreux fils possibles qui permettent de grouper
certaines informations recueillies en un même schéma
interprétatif. À la clôture du texte, il résulte de chaque
fil un schéma interprétatif qui tente d'établir le sens
global du roman. Toutefois, aucun de ces schémas n'y parvient
exhaustivement et, d'autre part, il ne saurait être question
d'additionner tous les schémas différents en un même schéma
global et cohérent puisqu'il n'est pas rare que parmi les
différents fils qui s'alternent, plusieurs soient rivaux.
Ainsi, selon certains schémas, l'aventure de Revel à
Bleston se solde par un échec - échec de sa vie amoureuse et
de son projet d'écriture -, alors que pour d'autres, Revel a
réussi ce qui constitue l'épreuve ultime de tout voyageur,
c'est-à-dire qu'il a réussi mieux que Burton et Horace Buck,
Blestoniens de longue date, à entrer en communion avec
Bleston, à capturer dans ses écrits une partie de son esprit
et de son identité, l'étape décisive de cette réussite étant
le moment où il commence à apprécier la Nouvelle Cathédrale
et montre de la sorte qu'il accepte la ville avec toutes ses
contradictions. Il s'ensuit que dans L'Emploi du temps, les
fils sont nombreux et se relaient tout au long de la lecture
(certaines scènes libèrent le fil «amour» et d'autres, le fil
• 82
«labyrinthe») et cohabitent parfois en avant-planI31 • Plusieurs
fils doivent leur origine à un mythème. Le fil «œdipien», par
exemple, conduit le lecteur à émettre l'interprétation
suivante à la fin du récit: la trahison du «père» (Burton) a
provoqué, évidemment, un sentiment de culpabilité indélébile
chez Revel, mais aussi, paradoxalement, la «naissance» du
«père», en ce sens que Burton, grâce à l'indiscrétion de son
ami français, sort de l'anonymat. De l'adoption de ce fil, il
résulte une interprétation de L'Emploi du temps comme étant
Pourtant, le roman de Butor n'est pas que cela: le mythème de
le récit d'un Œdipe optimiste et radicalement transformé.
concurrence. Il Y a deux fils «amour132», deux fils inspirés• Thésée engendre d'autres fils, dont certains se font
par la lutte contre le Minotaure (transposée en lutte contre
Bleston133) et, enfin, quatre fils «labyrinthel34».
•
131
132
133
Par exemple, le fil «amour» et le fil «œdipien» cohabitent dans la«gaffe» de Revel, car si celui-ci commet l'impair de révélerl'identité de Burton, quitte à lui attirer la haine de certainsBlestoniens, c'est d'abord et avant tout pour impressionner Roseet Ann. On peut songer de la sorte à une interaction entre lesdivers fils.
Suivant l'un d'entre eux, le lecteur interprétera L'Emploi dutemps comme le récit d'un homme qui finit par perdre ses deuxamours par négligence; suivant l'autre, le récit devient celuid'un homme qui voit ce qu'il avait prévu se produire, mais paspour lui: il avait échafaudé une configuration correcte (unFrançais épouse Rose et l'emmène loin de Bleston) mais à laquelleil n'a pas su s'intégrer, dans laquelle il n'a pas su «sauter»comme on saute dans un train.
Deux fils, deux conclusions: premièrement, Bleston, culturellementséduisante, conquiert Revel qui, outrepassant la haine qu'il luivouait, finit par apprécier ce qui est le plus blestonien - et ce,sans compromis -, ce qui résiste le plus au regard étranger parce
•
•
83
Les Gommes présente un cas semblable, car les mythèmes
œdipiens donnent lieu à plusieurs fils qui engendrent tous
des schémas interprétatifs différents: le fil de l'identité
révélée135, celui de la fatali té136, celui du parricide137
, celui
qu'elle souligne la dignité de Bleston, soit la NouvelleCathédrale. Deuxièmement, le journal, qui était supposéreprésenter un fil d'Ariane, un rempart contre Bleston est devenulabyrinthe, instrument de confusion, inachevé et lacunaire.Instrument même de la plongée dans Bleston, ce journal lui faitperdre ses amours et comprëndre la complexité de la réalité, seszones d'ombres, ses incendies volontaires ••• Grâce à lui, Revels'identifie quelque peu à Bleston et voit la réalité de Bleston,complexe et sombre, s'imposer à lui ••.
•
134
135
136
137
L'un, temporel, où Revel finit par se perdre dans le temps; ledeuxième, spatial, où Revel apprend peu à peu à se retrouver dansla ville de Bleston; un troisième, littéraire, où Revel, qui tented'écrire un récit de voyage, découvre l'impossibilité de toutrécit exhaustif; et le dernier, littéraire encore, où Revel seperd à mesure qu'il tente d'être plus précis.
Tout d'abord, Wallas retrouve dans les limbes de sa mémoirel'identité du parent qu'il était venu visiter dans la ville alorsqu'il était enfant. Ensuite, Wallas lui-même acquiert une identitéà la fin du récit: il passe d'un statut d'homme fantôme - étrangerdans une ville où il n'a pas été signalé au commissariat, dont levisage ne semble pas correspondre à la photo de sa carted'identité; détective qui semble davantage préoccupé par desdétails insignifiants (comme la fameuse tranche de tomate) que parson enquête et que le commissaire surpasse en perspicacité - à unstatut enfin tangible: il est le meurtrier.
Où une catastrophe ne peut être évitée.
Wallas tue son «père», car malgré que le critique Robert Brock(Lire, enfin, Robbe-Grillet, Peter Lanq, 1991, 134 p., pp. 1-30.)ait prouvé d'une manière convaincante que Dupont ne pouvait êtrele père de Wallas, le lecteur, moins attentif, pourra tout de mêmeen conclure ainsi.
• 84
de l' échec138 et, enfin, le fil mythologique139 • Tous ces fils
amènent des conclusions différentes et soulignent les
multiples dimensions du roman et les nombreux moyens dont le
lecteur dispose pour l'interpréter. Dans La Ba taille de
Pharsale, les fils sont également nombreux et permettent au
lecteur d'élaborer diverses interprétations du roman. Les
fils mnémonique140 , métaphoriquel41 , métaphysique14Z ,
historique143 et narratif144 s'entremêlent afin de complexifier
le travail du lecteur, qui s'efforce de déterminer quelles
roman.
conclusions, quelles significations il peut tirer d'un tel
•
•
138
139
140
141
142
143
lU
En raison de son obsession (plaire à son supérieur, Fabius, qu'iladmire), Hallas commet la pire bévue. Il veut trop bien faire etne s'arrête pas assez pour réfléchir, comme le fait lecommissaire. Il tâtonne, et c'est en tâtonnant qu'il se retrouveavec un pistolet en main, tirant sur Dupont.
Wallas circule parmi des mythèmes dont il ne tire aucuneconclusion, laissant ce soin aux lecteurs qui le feront rondementet s'estimeront abusés par la suite des événements.
L'instant d'un vol d'oiseau suffit au narrateur pour qu'il sesouvienne des moments forts de sa vie, comme si le temps étaitimmobile comme Achille, immobile à grands pas.
Le narrateur compare diverses scènes à l'aid.e de mythèmes quisoulignent la qualité universelle de chaque action despersonnages.
Le réeit se présente eomme une suite d'instants déeisifs,d'expériences limites, et donne l'impression d'un temps sacré,circulaire, où l'existence humaine n'est qu'une séried'archétypes.
Le récit démontre que les humains refont éternellement les mêmesqestes, ce qui fait de l'histoire une sorte de cercle vicieux.
Le récit est l'histoire d'un narrateur incapable de raconter unehistoire: trop en!e~é en elle, il ressasse sans cesse les mêmesmoments forts.
• 85
Le lecteur, utilisant les fils afin de structurer sa
lecture, doit conserver en arrière-plan toutes les
•
configurations successives et concurrentes qu'il a données à
son interprétation du roman. Il doit donc gérer un arrière-
plan qui, tout en ne cessant de prendre de l'ampleur à mesure
que la lecture progresse, demeure en constante interaction
avec l'avant-plan, dans un bougé incessant de toutes les
configurations:
D'une certaine manière, tous les Nouveaux Romans sontdes labyrinthes, puisque le sens et l' histoire,autrement dit les fils conducteurs du récit, y sontsystématiquement refusés au lecteur, retirés après avoirété posés, recouverts et travestis par les artifices dela narration, par le roman du roman, lesquels sontchargés de rappeler le primat du dire sur le dit145 •
Ajoutons à ces refus et travestissements la démultiplication
des fils interprétatifs, qui vient s'ajouter à l'ensemble de
tous ces problèmes constituant eux-mêmes des voies d'accès à
la compréhension du Nouveau Roman, art de l'équivoque, lequel
récuse tout sens univoque146 •
•
145
146
Wolf, Nelly, «L'Emploi du temps et les labyrinthes du NouveauRoman» dans Roman 20/50: Revue d'étude du roman du vingtièmesiècle, no 18, décembre 1994, pp. 139-149, p.141.
Effet que l'on peut relier à l'un des aspects de l'œuvre de RobbeGrillet souligné par Roland Barthes (<<préface», qp. cit., p. 10):«Robbe-Grillet semble alors manier un certain contenu parce qu'iln'y a pas de littérature sans signe et de signe sans signifié;mais tout son art consiste précisément à décevoir le sens dans letemps même qu'il l'ouvre.» De la même manière, dans tous lesromans étudiés, de multiples interprétations peuvent êtreamorcées, mais ne trouvent jamais de confirmation.
•
•
86
Réalisme renouvelé et lecture interactive
En fait, ces caractéristiques formelles constituent en
un sens un réalisme renouvelé, à l'affUt de tous les procédés
capables de rendre justice à la complexité de l'existence, ce
qui explique cette tendance du Nouveau Roman à favoriser
l'indétermination, les démultiplications et le refus des
classifications conceptuelles, toutes des techniques visant
à complexifier le processus de réception. Selon Michel Butor,
il ne faut pas s'étonner de cette participation de la forme
à un réalisme renouvelé:
[I]l est évident que la forme étant un principe de choix( ... ], des formes nouvelles révéleront dans la réalitédes choses nouvelles, des liaisons nouvelles, et ceci,naturellement, d'autant plus que leur cohérence internesera plus affirmée par rapport aux autres formes,d'autant plus qu'elles seront plus rigoureuses.Inversement, à des réalités différentes correspondentdes formes de récit différentes. Or, il est clair que lemonde dans lequel nous vivons se transforme avec unegrande rapidité. [ ... ] Il en résulte un perpétuelmalaise; il nous est impossible d'ordonner dans notreconscience, toutes les informations qui l'assaillent,parce que nous manquons des outils adéquats. [ ... ]L'invention formelle dans le roman, bien loin des'opposer au réalisme comme l'imagine trop souvent unecritique à courte vue, est la condition sine qua nond'un réalisme plus poussé147 •
Ce réalisme renouvelé n'impose aucune signification immuable
au lecteur et lui permet, par sa complexité même, d'interagir
avec l'œuvre qu'il lit et qui, par la part d'indétermination
• 147 Michel Butor, «Le roman comme recherche» dans Répertoire I, Paris,Éditions de Minuit, 1960, 274 p., pp. 7-11, p. 9.
•
•
87
qu'elle contient, lui ménage une place de choix.
Le texte n'est certes plus le dévoilement progressifd'une vérité, mais l'aventure d'une liberté qui, ayanttraversé l' hermétisme du premier abord, se structuredans un rapport interactif où le lecteur doitentreprendre une démarche volontaire et constructive quilui permette d'élaborer les significations possibles del' œuvre de concert avec son auteur148
•
À ces propos, qui résument le rôle du lecteur dans le Nouveau
Roman, s'ajoutent nécessairement d'autres considérations
venant tracer les limites de cette liberté, car si la
compréhension du texte est
une composition, toujours précaire, imposée par lefonctionnement même du texte et qui s'enracine dans lefonctionnement de la remémoration, une restructurationprogressive et continuelle de l'expérience racontée149
[, ]
cette malléabilité de l'œuvre n'exclut pas une certaine
souplesse de la part du lecteur, qui ne doit pas astreindre
le roman à des schémas trop figés. En effet,
[i]l convient de préciser que le lecteur est amené àparticiper lui-même à cet effort de fragmentation, en nesuturant pas trop rapidement et automatiquement lesvides du texte, dans le but, avoué ou non, de le réduirede façon artificielle à un texte classique, d'éviter devoir et de lire la dissémination de la réalité1so •
Ces «vides du texte» que Dâllenbach (après Iser) nomme
•148
149
150
Roger-Michel Allemand, op. cit., p.s.
Christine Genin, Op. cit., p. 291. Genin traite ici des romans deClaude Simon, mais cette citation s'applique également aux autresNouveaux Romanciers.
Ibid., p. 290.
• «leerstellen»151, permettent au lecteur de
88
participer
•
simultanément à la déconstruction et à la construction du
texte, ce qui accroît par ailleurs le plaisir qu'il retire de
sa lecture.
Les mises en abyme: des instructions destinées au lecteur
Le texte cautionne cette participation du lecteur en
même temps qu'il en limite la liberté à l'aide de mises en
abyme de l'énoncé et de la réception. Il guide ains i le
lecteur en lui communiquant des indices sur la manière dont
le texte doit être lu et perçu.
Certains extraits comportent une véritable analyse du
phénomène de réception: dans L'Emploi du temps, par exemple,
on utilise l'expression «dix-huit portes de laine» pour
désigner les tapisseries du musée de Bleston signifiant ainsi
qu'elles donnent accès à d'autres mondes puisqu'elles
assistent Revel dans son exploration de la réalité. Cette
conception de la réception, transmise au lecteur par le biais
•151 «Qu'est-ce qui, dans un texte, autorise et appelle l'activité
productrice du lecteur? [•.. l 1 0 la part d'indétermination de touttexte 1ittéraire et 2 0 ses leerstellen (terme que l'on peuttraduire par places vides ou places libres ou encore [ ... l, parvides, blancs ou ellipses) - vides qui, à l'évidence, procèdent decette indétermination globale en même temps qu'ils contribuent àla provoquer.» Lucien Oallenbach, «Réflexivité et lecture», qp.cit., p. 25.
•
•
89
du personnage de Revel qui visionne des œuvres d'art,
s'applique également à la réception du roman lui-même par le
lecteur152 • Comme Revel, qui se retrouve devant les dix-huit
«portes» un peu à l'image de Thésée dans l'un des carrefours
aux multiples issues du labyrinthe, le lecteur fait face à
plusieurs mondes possibles et plusieurs fils interprétatifs.
Mireille Calle-Gruber écrivait que «l'un des sortilèges de
Bleston consiste à produire une pléthore de significations
et, par suite, la confusion mentale153 .» Il est indéniable que
ce sortilège est aussi celui du roman, qui fournit l'exemple
de Revel afin de signaler au lecteur cette particularité qui
est sienne.
Dans Les Gommes, les mises en abyme ont à peu de choses
près la même fonction: ce roman «which ceases ta point to
existinq meanings and claims instead to designate its own
construction154», déploie plusieurs mises en abymes dont l'une,
la description des ruines de Thèbes, s'avère fort éloquente:
Sur une colline qui domine la ville, un peintre dudimanche a posé son chevalet, à l'ombre des cyprès,entre les tronçons de colonnes épars. Il peint avecapplication, les yeux reportés à chaque instant sur le
•
152
15J
154
Dans une œuvre littéraire, il n'est pas rare qu'un passage de lasorte - où les réactions d'un personnage à l'endroit d'une œuvred'art sont rapportées - constitue une mise en abyme significative.
Mireille Calle-Gruber, qp. Cit., p. 60.
Raylene L. Ramsay, «The Modernity of Myth: From œdipus toAndromeda» dans Robbe-Grillet and Modernity, Science, Sexualityand Subversion, Gainesville, University Press of Florida, 1992,301 p., pp. 83-109, p. 103.
•
•
90
modèle; d'un pinceau très fin il précise maints détailsqu'on remarque à peine à l'oeil nu, mais qui prennent,reproduits sur l'image, une surprenante intensité1S5 •
Cette mise en abyme révèle une conception assez précise du
statut et du rôle des mythèmes dans le roman. On relève les
segments suivants: les «tronçons de colonnes», référence
presque limpide aux mythèmes, ces «fraqments» d'Antiquité:
les <anaints détails qu'on remarque à peine à l'oeil nu»
renvoient également aux mythèmes, fractions minimales de
mythes qui sont si éparpillés dans le texte qu'on ne les
remarque pas toujours aisément; enfin, la «surprenante
intensité» que procurent les détails à l'ensemble de la
peinture, comparable à l'intensité du texte, prodiguée par
les mythèmes et leur influence sur la lecture qui font de ce
roman une œuvre originale. Cette auto-dérision d'un roman où,
comme dans le tableau du peintre du dimanche, des éléments du
passé contribuent à mettre en scène le présent, pourrait
d'ailleurs constituer un avertissement de la part d'un auteur
qui veut signifier qu'il est conscient de la désuétude d'un
tel exercice et que, malgré les apparences, son lien avec le
passé n'est pas de la nature de celui qui prévaut dans toutes
ces œuvres où l'Antiquité est évoquée par pure convention,
•155 Alain Robbe-Grillet, qp. cit., p. 177. Il convient de remarquer
l'ironie dont est imprégnée cette référence à l'Antiquité (commele sont la plupart des mythèmes du roman): ici, le peintre quis'inspire du passé pour peindre le présent est qualifié de«peintre du dimanche», ce qui cantonne ce genre d'exercice dans ledomaine du kitsch.
•
•
91
pour «faire plus noble».
La Bataille de Pharsale contient aussi plusieurs mises
en abyme dont les plus éclairantes, en ce qui nous concerne,
sont fournies par la description de la machine agricole
«MacCormick». Avec ses guidons qui s'élèvent comme des cornes
et ses autres morceaux, dépareillés, provenant d'autres
machines1S6 , formant ainsi un engin fait de pièces recyclées,
la «MacCormick» illustre le statut et le rôle des mythèmes,
éléments empruntés à une culture disparue, réutilisés dans un
texte nouveau, pourvu d'une identité propre. Le mythe
originel se voit dépouillé de certains de ses attributs,
lesquels sont incorporés à un texte qui combine ces matériaux
hétéroclites. Un second passage qui réfléchit le statut des
mythèmes souligne que la répétition abusive du nom «Mac
Cormick» lui fait perdre sa consonance écossaise1S7: d'une même
manière, l'omniprésence des mythèmes dans la culture
occidentale les banalise. Ces mises en abyme transforment le
processus de réception du texte par le lecteur: elles
insistent sur l'ampleur des modifications apportées au statut
et au rôle des mythèmes. De plus, elles indiquent au lecteur
qu'il ne doit pas chercher en vain le récit mythologique
d'origine: ces mythêmes sont des éléments «recyclés». Ainsi,
• 156
157
Claude Simon, qp. cit., p. 149-150.
Ibid., p. 151.
•
•
92
La Bataille de Pharsale fournit au lecteur des directives
concernant ses procédés littéraires et la stratégie de
réception à adopter à l'égard de sa complexité. C'est en ce
sens qu'il est intéressant de remarquer à quel point le
chapitre «0», cette tentatives de rationaliser la narration
en utilisant des formules géométriques, tourne en dérision
l'aspiration du lecteur à une compréhension exhaustive et à
une clarté totale du texte en démontrant qu'il est impossible
de créer un texte complètement limpide et que toute tentative
en ce sens se solde par un accroissement de la confusion du
lecteur.
Cette auto-réflexivité, loin d'alourdir le récit avec
des considérations théoriques qui viendraient briser la
<<magie» de la fiction, vient compenser les difficultés du
texte en guidant le lecteur dans son processus d'acquisition
de compétences nécessaires à l'appréciation du Nouveau Roman.
Le roman se fait donc théorie et s'auto-analyse. Il vient
ainsi combler le surplus d'indétermination du texte1S8 en
donnant quelques instructions au lecteur, préservant ainsi le
plaisir de la lecture. D'autre part, le plaisir esthétique
que confère au texte le procédé auto-réflexif réside
•158 Rappelons ici que Oallenbach (<<Réflexivité et lecture», qp. cit.j
note qu'une part d'indétermination trop considérable dans un mêmetexte fait entrave au plaisir que l'on pourrait retirer de salecture. Selon lui, le rôle de la mise en abyme consiste justementà offrir un «organe de lisibilité» Cp. 30) au lecteur afin deparer à ce problème.
•
•
93
probablement aussi dans le bris des conventions esthétiques:
Texte de jouissance: celui qui met en état de perte,celui qui déconforte <peut-être jusqu'à un certainennui), fait vaciller les assises historiques,culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistancede ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met encrise son rapport au langaqe~9.
La principale convention ici brisée est la frontière entre
création et critique, transgressée par le Nouveau Romancier
qui s'avère aussi critique et théoricien littéraire,
rédigeant une fiction théorique.
Le rÔle global des mythèmes
Les rôles joués par les mythèmes occasionnent une
réception rafraîchissante: leurs effets, qui ne sont pas
seulement immédiats, transforment d'une manière durable
l' activité du lecteur qui, afin de parvenir à faire une
lecture satisfaisante du Nouveau Roman, doit acquérir les
compétences nécessaires à la reconnaissance et à la gestion
des stratégies nouvelles qu'il rencontre. Il faut donc qu'il
modifie ce que Jauss nomme son horizon d'attente, véritable
système de référence qui résulte des «expériences préalables
que le public a du genre dont [l'œuvre lue] relève, (de] la
• 159 Roland Barthes, Le plaisir du texte, Paris, Gallimard (coll.«Points»), p. 23.
• 94
forme et [de] la thématique d'œuvres antérieures dont elle
présuppose la connaissance160». En cours de lecture, il doit
constater l' inefficacité de son système de référence et,
motivé par la frustration résultant des difficultés de
lecture introduites par les mythèmes, il parvient peu à peu
à prendre conscience de l'écart esthétique, élément
•
responsable du déplacement de l' horizon d'attente. L'écart
esthétique se définit comme étant
la distance entre l' horizon d'attente préexistant etl'œuvre nouvelle dont la réception peut entraîner un«changement d'horizon» en allant à l'encontred'expériences familières ou en faisant que d'autresexpériences, exprimées pour la première fois, accèdentà la conscience161
•
L'un des grands chocs occasionnés par le Nouveau Roman réside
dans le fait qu'il ne saurait exister de lecture correcte et
définitive permettant d'expliquer, d'élucider le contenu du
roman. Ceci s'applique certes à toute littérature, même
classique, puisque toute œuvre contient, sans exception, une
part d'indétermination et engendre une multiplicité
d'interprétations possibles. Toutefois, la différence
majeure, l'écart esthétique, consiste en ceci: le Nouveau
Roman ne laisse en aucun cas au lecteur le sentiment de faire
une lecture correcte. Ses procédés, promouvant la confusion,
Ibid., p. 58.
Hans Robert Jauss, qp. cit, p. 54.•la
160
161
complexité inexorable de l' «intrique» et la
•
•
•
95
démultiplication des interprétations et prédictions
possibles, contraignent le lecteur à une réflexion à propos
de ses propres conceptions du texte et de la lecture.
Des «erreurs» salutaires
Incidemment, la démonstration de la caducité d'un
système de référence requiert la présence d'éléments issus de
ce système que l'on tente de surpasser. C'est ainsi que, dans
Les Gommes, les mythèmes sont introduits afin d'encourager le
lecteur à utiliser sans vergogne ses compétences «obsolètes»
pour mieux le plonger dans une lecture «fautive». À mesure
qu' il avance dans le texte, les mythèmes œdipiens
s'accumulent. Que fera-t-il de ces informations s'il ne les
intègre pas dans ses schémas interprétatifs? Que fera-t-il de
sa compétence à faire signifier les mythèmes selon le
scénario intertextuel du mythe d'Œdipe s'il ne s'en sert pas
pour faire un parallèle entre le roman et le mythe? Le
lecteur se lance donc sur cette piste et, constatant
progressivement qu'il s'est enfoncé dans l'erreur, il doit
obligatoirement revoir ses positions. S'il est vrai que Les
Gommes constitue un piège à lecteur, il reste que le roman ne
perd pas sa valeur suite au dévoilement du piège: après le
•
•
96
choc premier, il fait figure, au contraire, d'expérience
esthétique inusitée.
Les mythèmes dans le Nouyeau Romani un faux paradoxe
Ainsi, la présence de l'«ancien» sert à mettre en scène
le «nouveau». Il faut donc comprendre que, dans le cas d'un
lecteur ignorant les mythes gréco-latins, il ne saurait y
avoir de révélation de l'écart esthétique (du moins, sur ce
plan précis): la lecture, dénuée des préj ugés fautifs du
lecteur aguerri de mythes, serait incorrecte en raison de sa
rectitude dans la mesure où elle ne comporterait pas, en son
processus, la découverte, le choc et l'assimilation de la
nouveauté, laquelle n'existe pas en soi, mais exige d'être
confrontée à son contraire afin d'apparaître comme telle. De
plus,
[il] faudrait être de mauvaise foi pour prétendre que leroman d'aujourd'hui peut être nourri d'autre chose quede ceux qui l'ont précédé. La bonne littérature atoujours été éclairée, ouverte sur le passé et partant,sur l' avenir162
•
Par conséquent, l'utilisation des mythèmes dans le Nouveau
Roman ne constitue en rien une contradiction. Il n'existe pas
«d'oppositions manichéennes entre un «ancien» et un «nouveau»
• 162 Roger-Michel Allemand, Le Nouveau Roman, op. cit., p. 38. Allemandcite Robert Pinget (Le Figaro littéraire, 21 novembre 1963).
• qui ne sont
97
[ ..• ] jamais tout à fait séparables ni
radicalement tranchés dans l'évolution des ceuvres163 .»
Les compétences du lecteur
En ce qui concerne les décisions prises par le lecteur
en rapport avec la gestion des mythèmes164, elles proviennent
d'une compétence antérieure, généralement acquise par
•l'entremise du théâtre français de la première moitié du
vingtième siècle165 qui eut une large diffusion, utilisa
beaucoup de récits mythologiques issus de l'Antiquité grecque
et auquel il y a quelques allusions dans nos romans. Aussi,
Les Gommes se réfère deux fois à La Machine infernale: «cette
immense machine se trouve-t-elle arrêtée à cause de lui166,?»,
«cette machine d' enfer167». Une autre allusion probable
rappelle le début d'Antigone, où l'on trouve un commentaire
•
163
165
166
167
Ibid., p. 4.
Nous nous référons évidemment aux compétences acquises avant latransformation de l'horizon d'attente du lecteur par le NouveauRoman.
Les plus célèbres de ces pièces demeurant encore La Machineinfernale de Jean Cocteau, Les Mouches de Jean-Paul Sartre,Antigone d'Anouilh et La guerre de Troie n'aura pas lieu, Électreet Amphitryon 38 de Jean Giraudoux.
Alain Robbe-Grillet, qp. cit., p. 39
Ibid., p. 107
•
•
98
sur l' inéluctabilité de la tragédie et où l'on «révèle»
d'avance la conclusion de la pièce aux spectateurs (<<cette
jeune fille va mourir»), comme si tout était déterminé
d'avance, alors que dans Les Gommes, c'est l'aspect
inévitable et machinal du drame que l'on souligne:
Dans ce décor fixé par la loi, [ ... ] l'acteurbrusquement s' arrête, au milieu d'une phrase... [ •.• ]Autour de lui les autres personnages se figent, le braslevé ou la jambe à demi fléchie. [ l Mais comme chaquesoir, la phrase commencée s'achève [ J. Dans la fosse,l'orchestre joue toujours avec le même entrain168 •
De plus, dans L'Emploi du temps la présence des mouches lors
des scènes où un sentiment de culpabilité irrite Revel
rappelle la pièce de Sartre où Oreste, ressentant de la
culpabilité, est poursuivi par des Érinyes qui prennent
l'aspect de ces insectes inquiétants.
Toutefois, les différences entre le traitement des
rnythèmes dans les pièces et dans les Nouveaux Romans
abondent. Au théâtre, l'écaille, la forme vide des récits
mythologiques fournissait une structure narrative à la fois
intéressante et efficace qui permettait une grande souplesse
au niveau des sujets à aborder. Les mythes, alors vidés de
leurs significations (sociales, religieuses, etc.), se
voyaient attribuer des significations nouvelles souvent
politiques - en accord avec l'époque contemporaine. Dans le
• 168 Ibid., p. 23-24.
•
•
99
cas du Nouveau Roman, l'écaille elle-même vole en éclats
multiples qui sont autant de mythèmes. Ces derniers
participent à un renouvellement de la forme qui célèbre
l'équivoque et le plurivoque. Certains éléments thématiques
(par exemple, le sacré, le temps, etc) ne sont repris que
pour être redéfinis de la manière que nous avons vue au
chapitre III.
En conclusion, le Nouveau Roman procède à la mise en
scène d'un déplacement de l'horizon d'attente et le plaisir
que le lecteur éprouve provient de cette transformation dont
il est témoin et qui constitue l'un des <cnessages» principaux
de ces romans.
Dans un contexte où l'être humain n'est plus la mesurede toute chose, l'œuvre de Robbe-Grillet repose sur uneesthétique du «cataclysme» [ ... J, qui donne à voir lerenversement des certitudes passées et l'écroulement del'illusoire cohérence de l'univers présentée par lamimesis aristotélicienne. Les formes narrativestémoignent de cette catastrophe, qui se posent commeautant d'embryons avortés de démonstrations plus vastes[ .•• J, désormais impossibles. On pense à Barthes:«Écrire par fragments: les fragments sont alors depierre sur le pourtour du cercle: je m'étale en rond:tout mon petit univers en miettes: au centre de quoi?»[Roland Barthes par Roland Barthes, p. 96J. Au centre derien, a-t-on envie de répondre à la place de RobbeGrillet, car il fonde son art sur les ruines de l'ordreancien [ .•. J169
Fragments et ruines recyclés par un texte qui, stratège,
•169 Roger-Michel Allemand, Alain Robbe-Grillet, qp. cit., p. 231.
Cette citation s'applique également à Michel Butor et à ClaudeSimon qui proposent également ce type d'expérience déconcertanteet exceptionnelle.
•
•
•
100
transforme l'activité du lecteur, tel est l'état et le rôle
des mythèmes dans le Nouveau Roman. Lors de ce parcours de
lecture «initiatique», nous avons vu que le lecteur apprend
entre autres qu'un choix entre les multiples possibilités de
prédiction et d'interprétation qui se présentent à lui n'est
pas nécessaire ni même souhaitable car il doit fonctionner
avec l'ensemble des virtualités du roman: le plaisir
esthétique réside justement dans le vertige que provoque
cette multiplicité. Libre d'interagir avec le texte lors de
sa lecture, le lecteur doit toutefois être attentif aux
directives que celui-ci lui transmet, et ce afin de ne pas
réduire le texte à une signification figée. Si le lecteur,
devant des textes si complexes et demandant tant d'efforts,
ne succombe pas au découragement, il est récompensé par
l'acquisition d'une nouvelle compétence, ce qui fait de la
difficulté de lire le Nouveau Roman une «épreuve» stimulante.
Malgré tout, la désaffection d'un certain public à l'égard de
ce genre de roman démontre à quel point changer ses habitudes
de lecture n'est pas chose facile. Les problèmes du lecteur
(qui, au néophyte, peuvent sembler si insurmontables)
provoqués par l'indécidabilité, le chaos et l'éclatement qui
caractérisent les Nouveaux Romans, constituent paradoxalement
les principaux générateurs du plaisir esthétique, qui réside
dans l'étonnement du lecteur et ses efforts afin de trouver
sa voie pour venir à bout de ces labyrinthes.
•
•
CONCLUSION
Par un dosage habile des possibilités et des problèmes
de reconstitution du récit mythologique d'origine, les trois
romans étudiés font en sorte que les mythèmes fournissent des
indices qui guident le lecteur de manière à ce qu'il
enrichisse son répertoire de scénarios intertextuels
susceptibles de remplir les blancs du texte et afin qu'il
comprenne à quel point sa lecture se doit de respecter
l'indépendance dont jouissent les mythèmes. Malgré
l'inférence de scénarios intertextuels, ceux-ci ont une
existence et un rôle individuels, ayant acquis dans le texte
une fonction nouvelle, différente de celle que leur présence
dans le récit mythologique de départ leur avait attribuée.
Formant un récit second qui, confronté au récit premier,
réfléchit ce dernier en équilibrant le degré de difficulté du
roman; projetant un reflet complexifié des romans dont
l'intrigue est relativement simple et un reflet simplifié des
romans dont l'intrique se démarque par sa complexité, les
mythèmes engagent de nombreuses possibilités d'interprétation
de la part du lecteur en offrant aux éléments du texte des
points de comparaison qui soulignent plusieurs de leurs
aspects .
•
•
•
102
Ainsi, les mythèmes enrichissent la lecture et c'est en
ce sens qu'ils la compliquent. De plus, cette complication du
processus de réception, loin d'être gratuite, fait prendre
conscience au lecteur que certains aspects de son activité
peuvent être remis en question et transformés. Le texte, par
ailleurs, s'efforce, à l'aide des mythèmes, de guider le
lecteur à travers toutes les nouveautés qu'il lui propose:
qu'il s'agisse de l'éclatement de concepts familiers, ou de
l'acceptation du plaisir esthétique qui découle de la
démultiplication des interprétations et prédictions
possibles, il met en place une série de stratégies (comme les
mises en abyme et l'insistance sur certains procédés
littéraires inusités et redéfinitions de concepts rej etées
par le discours ambiant) qui font en sorte que ces nouvelles
conventions puissent être intégrées au répertoire du lecteur
et permettre par conséquent le déplacement de l' horizon
d'attente. C'est de cette manière que le lecteur parvient à
se familiariser avec la lecture du Nouveau Roman qui
démontre, par les remaniements auxquels il procède, que ce
n'est que plongé dans l'erreur et la confusion que le lecteur
peut revoir ses positions.
Que le Nouveau Roman permette au lecteur d'être le
témoin d'une redéfinition de l'horizon d'attente n'est pas
surprenant: de nombreuses œuvres ont agi de même auparavant.
Toutefois, en raison de la présence des mythèmes, il donne
•
•
103
lieu à un phénomène remarquable. Il ne s'agit pas ici d'une
simple référence intertextuelle comme on en retrouve dans
pratiquement toutes les œuvres de fiction. Bien au contraire,
en inscrivant, par l'entremise des mythèmes, certains textes
antérieurs à l'intérieur même de son espace, ce type de
roman, puisqu'il se nomme «nouveau», lance un message: il
éveille la suspicion du lecteur et, de cette attitude, naît
alors une curiosité et une lucidité accrues à l'égard des
mythèmes qui deviennent le centre d'attention, ce qui
concourt à la mise en valeur de ce décalage que l'on constate
entre le Nouveau Roman et la littérature qui le précède. Si
ce mouvement ne s'était pas appelé «Nouveau Roman», mais
plutôt «anti-roman» ou «alittérature»17o, l'effet que provoque
la présence des mythèmes à la réception du texte aurait été
moindrel71 • Bref, là réside toute l'importance de la
•
110
171
«Lorsque paraissent les premières œuvres des futurs NouveauxRomanciers, la critique littéraire [ ... ] a d'abord eu quelquedifficulté à caractériser leurs entreprises. [ .•• ] Jean-PaulSartre en fait un «anti-roman» [ ••• ] [i à] propos de RobbeGrillet, Berthes parle dans la revue Critique de «littératureobjective» (1954) et de «littérature littérale» (1955); BernardOort hasarde le terme de «romans blancs» (Cahiers du Sud, avril1956) [ ••• ]; Claude Mauriac [ ••• ] identifie à propos de RobbeGrillet un «roman futur» (Preuves, octobre 1956), avant de forgerla même année le mot alittérature dans un article historique[ ••• ]. Parmi les plus opposés à la nouvelle forme de littérature,François Mauriac parlera de «technique du cageot» (Le Figarolittéraire, 28 juillet 1956). À cette époque, d'autresappellations sont également employées: «roman de la table rase»,«roman nouveau» et même «roman au ras du sol».» (Roger-MichelAllemand, Le Nouveau Roman, Op. cit., p. 19).
«En réalité, il faut attendre le printemps [1957] [ ••• ] pour quel'expression «nouveau roman» apparaisse [ •.. ]. L'auteur de [cetteappellation] [ •.• ] est Émile Henriot, qui [l'utilise] dans un
104
dénomination du Nouveau Roman: il fait du mythème l'élément
ancien par excellence par lequel la nouveauté arrive. Tout
ceci vient d'ailleurs invalider des propos tels que ceux de
Gertrude Stein, qui disait de James Joyce, songeant
•
probablement aux références à la mythologie classique que
contient son roman Ulysses:
You see it is the people who generally smell of themuseums who are accepted and it is the new who are notaccepted. ( ... ] (It] is much easier to have one hand inthe pasto That is why James Joyce was accepted and l wasnot. He leaned toward the past, in my work the newnessand difference is fundamental l72 •
Il n'existe pas de coupure radicale: les mots eux-mêmes sont,
comme les mythèmes, des matériaux qui ont existé par le
passé: est-ce à dire qu'ils appartiennent aux musées?
•172
article du Monde daté du 22 mai 1957, où tournant en dérision LaJalousie de Robbe-Grillet et Tropismes de Nathalie Sarraute [ ..• J,il affirme, de tout le poids de son appartenance à l'Académiefrançaise, la vanité et le désintérêt de ces deux ouvrages. [ .•. J[Le] terme nouveau roman était donc initialement connoté de façonnégative, avant d'être adopté puis revendiqué par les écrivainsqu'il était censé brocarder. Ce sont en effet Jérôme Lindon etAlain Robbe-Grillet qui reprennent le vocable et lui confèrent lesdeux majuscules qui vont lui faire office de lettres de noblesse.[ ..• ] (Cette] appellation triomphe à partir de 1961, date àlaquelle elle est utilisée dans les textes, notamment, de PierreAstier, Jean Bloch-Michel, Bernard Bray, Henry Chapier, Guy Dumur,Roland Gaucher, Gérard Genette, Marko Katanis, André Labarthe,Édouard Lop et André Sauvage, Jean Mistler, Yvon Toussaint etAuguste viatte.» (Roger-Michel Allemand, Le Nouveau Roman, qp.cit., pp. 20-21). Autrement dit, l'étude de l'importance du rôledes mythèmes s'applique à la réception du texte par les lecteursd'après 1961, mais non pas aux intentions d'Alain Robbe-Grillet oude Michel Butor, qui ont écrit leurs romans respectivement en 1953et en 1956.
Cette citation est extraite d'une entrevue de 1946 avec SherwoodAnderson, «A Transatlantic Interview» telle que rapportée dans APrimer for the Gradual Understanding of Gertrude Stein, LosAngeles, Black Sparrow Press, Ed. Robert Bartlett Baas, 1971, 158p., pp. 15-35, p. 21.
• 105
Ainsi, il ne s'agit pas tant «de «gommer», d'effacer cet
héritage devenu hérédité, cette loi, ce livret, ces formes
prescrites dont parle le roman173» que d'en dénoncer «les
conventions littéraires, pour en démasquer l'inanitél7t». Les
ruptures totales, les «tables rases» sont des termes
percutants et intéressants pour les critiques, toujours
avides d'annoncer (ou de dénoncer) les premiers ce qu'il se
plaisent à nommer les «nouvelles écoles». Or, une analyse
plus poussée des phénomènes littéraires vient invalider ce
sensationnalisme de la critique. De telle sorte, rejeter les
mythèmes, comme les archétypes,
•
• 173
174
[ce] serait enfin occulter que les «Nouveaux Romanciers»sont aussi les produits culturels d'archétypes et en ontbesoin pour manifester leur(s) différence(s): peuimporte le traitement qu'ils leur imposent, ce faisant,ils s ' inscrivent dans une tradition. Et le discourscritique de se mordre alors la queue, voué par son soucidiscriminatoire à classer sans cesse et à rattacher àl'originel l'originalité, que par là même il anéantit,la résorbant en une variation d'un thème premier, en ladéclinaison hyponymique d'un hypernyme, qui, dans lemeilleur des cas, ne peut faire figure que decontretype. [ ... ] De ce point de vue, l'utilisationd'archétypes par les écrivains du «Nouveau Roman» nepeut plus être ressentie comme un paradoxe, puisqu'elleest prise en compte d'un ombilic textuel, avec sestraces mnésiques et ses empreintes, moyen d'uneexpression singulière et d'un dialogue avec le lecteur.En fait, ces auteurs ne rejettent pas la dimensionarchétypale de leurs écritures, mais la sclérose, lasolidification lexico-sémantique par la stéréotypie quien découle et son glissement vers la notion de type, decanon transséculaire, quasi éternel, norme atemporelle
Olga Bernal, qp. cit., p. 57 .
Ibid., p. 57.
•
•
106
à respecter qui substitue à l'archétype l'archi-typetotalitaire englobant tous les sens possibles d'unetradition175
•
Par conséquent, l'impact du Nouveau Roman se situe au niveau
d'une «régénération» de notre perception de la littérature et
un renouvellement des compétences de ses lecteurs, ce qui
permet de lire non seulement ces romans eux-mêmes, mais aussi
de relire les œuvres antérieures avec un regard nouveau.
En faisant référence à la littérature qui lui est
antérieure, le Nouveau Roman présente directement au lecteur
son objet de comparaison. Ainsi, non seulement il propose son
propre texte, mais, à l'intérieur même de ce texte, il
représente sa distance par rapport aux textes antérieurs, la
perception de son propre décalage, la mise en scène du
déplacement d'horizon qu'il provoque. Le Nouveau Roman
contient ainsi une auto-critique, ou plutôt un appareil
critique à l'intérieur même de ses textes. Il fait ainsi la
démonstration des transformations qu'il apporte au processus
de réception. Il dépasse les frontières de l'espace «fictif»
pour investir l'espace «critique» et s'y assurer une
mainmise. En ce sens, le Nouveau Roman présente non seulement
un éclatement formel, mais pousse la subversion jusqu'à
commenter cet éclatement. Ces œuvres qui s' auto-
réfléchissent, se représentent également leur passage, le
17S Roqer-Michel Allemand, «Avant-propos» dans La Revue des lettresmodernes; 1052-1057, Paris, Lettres modernes, 1992, pp. 7-8.
• 107
signifient: œuvres de l'étonnement par excellence, les
Nouveaux Romans se regardent eux-mêmes et se positionnent
dans un contexte plus vaste qui est celui de la littérature
en général176•
Plusieurs travaux pourraient évidemment croiser le
nôtre; il serait par exemple intéressant de procéder d'une
manière plus expérimentale et de vérifier quels sont les
points tournant de chaque récit - c'est-à-dire ces moments
privilégiés lors desquels la méfiance du lecteur s'installe
- afin d'observer de plus près la transformation de ses
abstraite et, bien que le lecteur concret soit une chose tout
aussi improbable, il conviendrait probablement d'étudier plus•compétences. Ici, le lecteur fut une notion purement
en détails l'impact d'une première lecture et, surtout, la
richesse des lectures suivantes, alors que les mythèmes ont
joué leur rôle et «initié» le lecteur. Celui-ci peut
désormais s'adonner à une lecture finalement ouverte à tous
les éléments du texte, y compris les mythèmes qui, ne pouvant
plus servir de «passeurs» - le passage étant déjà franchi -
sont libres de signifier, au même titre que les autres
éléments textuels, au sein de ces labyrinthes infinis que
•176 Plusieurs œuvres majeures de la littérature ont d'ailleurs procédé
ainsi, par distanciation (par la parodie ou la critique) enversune forme de récit antérieure, considérée comme caduque: on penseà Don Quichotte ou même à Jacques le fataliste où la narrationdéployait un discours critique envers l'histoire contée.
•1.
Bibliographie
Le corpus littéraire
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•
2. Le corpus critique
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