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Introduction Frantz Fanon, en équilibre sur la color line par Magali Bessone 1 Je t’énonce FANON Tu rayes le fer Tu rayes le barreau des prisons Tu rayes le regard des bourreaux Guerrier-silex Vomi Par la gueule du serpent de la mangrove. Aimé CéSAIRE, « Par tous mots Guerrier-silex », Moi, laminaire…, Gallimard, Paris, 1982. F RANTZ FANON est né le 20 juillet 1925 à Fort-de- France et mort le 6 décembre 1961 à New York. Il avait trente-six ans. C’était il y a cinquante ans. La simple considé- ration de ces chiffres fait surgir les paradoxes. On est d’abord frappé par l’intensité de cette vie si courte, comme si l’épaisseur en avait compensé la brièveté. Fanon a vécu sur trois continents, Amérique, Europe, Afrique et son œuvre s’inscrit dans trois domaines, psychia- trie, écriture, action politique. Aucune de ces dimensions ne peut se comprendre sans les deux autres : il faut se garder de réduire Fanon à l’évidence de mots d’ordre ou à la familiarité d’un discours fabriqué pour servir d’autres combats. La vie de Fanon est brève, son action tranchante et sa pensée, libre. Les quatre ouvrages réunis ici, Peau noire, masques blancs (1952), L’An V de la révolution algérienne (1959), Les Damnés de la terre (1961) et Pour la révolution africaine. Écrits poli- tiques (posthume, 1964), qui représentent l’œuvre éditée de Fanon, 1. Maître de conférences en philosophie à l’université de Rennes I.

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Introduction

Frantz Fanon, en équilibre sur la color line

par Magali Bessone 1

Je t’énonceFANONTu rayes le ferTu rayes le barreau des prisonsTu rayes le regard des bourreauxGuerrier-silexVomiPar la gueule du serpent de la mangrove.Aimé césAire, « Par tous mots Guerrier-silex », Moi, laminaire…, Gallimard, Paris, 1982.

FrAntz FAnon est né le 20 juillet 1925 à Fort-de-France et mort le 6 décembre 1961 à New York.

Il avait trente-six ans. C’était il y a cinquante ans. La simple considé-ration de ces chiffres fait surgir les paradoxes. On est d’abord frappé par l’intensité de cette vie si courte, comme si l’épaisseur en avait compensé la brièveté. Fanon a vécu sur trois continents, Amérique, Europe, Afrique et son œuvre s’inscrit dans trois domaines, psychia-trie, écriture, action politique. Aucune de ces dimensions ne peut se comprendre sans les deux autres : il faut se garder de réduire Fanon à l’évidence de mots d’ordre ou à la familiarité d’un discours fabriqué pour servir d’autres combats. La vie de Fanon est brève, son action tranchante et sa pensée, libre. Les quatre ouvrages réunis ici, Peau noire, masques blancs (1952), L’An V de la révolution algérienne (1959), Les Damnés de la terre (1961) et Pour la révolution africaine. Écrits poli-tiques (posthume, 1964), qui représentent l’œuvre éditée de Fanon,

1. Maître de conférences en philosophie à l’université de Rennes I.

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témoignent de sa complexité et de l’importance de résister à la tenta-tion réductionniste. Pour comprendre Fanon, il faut refuser la facilité des catégories et des certitudes tranquilles : il prouve qu’on peut être Algérien et Noir ; qu’on peut se battre pour la libération nationale et pour la liberté de tous les hommes ; il démontre que les catégories identitaires sont construites et dénonce leurs effets physiques sur nos existences.

En outre, depuis sa mort et sur tous les continents (en 1985, son œuvre était déjà traduite en dix-neuf langues), Fanon a été tour à tour considéré comme traître, comme héros, oublié, retrouvé, traduit et importé, incompris et reconnu. L’œuvre de Fanon est ainsi recouverte de strates successives de réception, les unes pour l’en-censer, les autres pour la dénoncer, la plupart du temps selon les besoins conjoncturels de la cause qu’elle était censé servir. Il s’agit aujourd’hui de lire Fanon, dans son historicité et dans son actualité, sans enrôler un Fanon contre un autre, l’Antillais contre l’Algérien, le marxiste contre le culturaliste, mais en tâchant de mettre au jour ce qui chez lui a contribué à créer nos questionnements contemporains, depuis ses propres conditions d’énonciation et son contexte histo-rique propre. C’est seulement par une telle démarche généalogique que nous pourrons être fidèles à l’esprit de Fanon et à son engage-ment sans compromis, et que nous pouvons espérer lui restituer en toute justice sa place de figure majeure du xxe siècle.

La vie de Fanon : l’enfant du siècle

Il est impossible de séparer l’histoire de Fanon de celle du xxe siècle. Il est né en Martinique, dans une famille de petite bourgeoisie aisée. Sa vie croise très tôt les grands combats de son temps : en 1939, avec le début de la Seconde Guerre mondiale, quelques navires de la flotte militaire française se replient à Fort-de-France. À la fierté initiale des jeunes Martiniquais pour cette armée prestigieuse, succède le désenchantement lié à l’expérience du racisme brutal des soldats menés par l’amiral Robert, qui se rallie à Vichy. À tout juste dix-huit ans, en 1943, Fanon entre en dissidence et s’engage dans les Forces françaises libres : après quelques mois de classe, il rejoint le « bataillon numéro cinq » composé de volontaires antillais, qui rallie en Afrique du Nord la 2e division blindée. C’est

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là qu’il rencontre pour la première fois l’Algérie, à Bougie, puis à Oran, d’où est lancée la longue campagne de libération qui mène les troupes de Saint-Tropez à Colmar. Pour son courage, notamment lors de la bataille d’Alsace début 1945, il est décoré de la croix de guerre. Pourtant, la désillusion pointe. Engagé contre le nazisme, doctrine prônant la mise en place systématique de politiques de haine raciale, il est confronté aux discriminations raciales permanentes à l’inté-rieur même de son camp. Il écrit à cette période à ses parents une lettre dans laquelle il fait part de ses doutes :

Si je ne retournais pas, si vous appreniez un jour ma mort face à l’ennemi, consolez-vous, mais ne dites jamais : il est mort pour la belle cause […] ; car cette fausse idéologie, bouclier des laïciens et des politiciens imbéciles, ne doit plus nous illuminer. Je me suis trompé ! Rien ici, qui justifie cette subite décision de me faire le défenseur des intérêts du fermier quand lui-même s’en fout. […] Je pars demain volontaire pour une mission périlleuse, je sais que j’y resterai2.

D’emblée sont présents des traits qui ne quitteront pas l’écri-ture de Fanon : le sentiment d’une mort en suspens, la perception aiguë du hiatus entre l’idée, voire l’idéologie, de l’universalisme et la nécessaire particularité de l’action, d’agents pris dans leurs histo-ricités et leurs conditions sociologiques spécifiques qui reproduisent les hiérarchies et les inégalités – et, malgré tout, la foi en l’homme justifiant l’engagement.

Démobilisé en 1945, il rentre à Fort-de-France où il passe le bac, suivant indirectement, par les cours de son frère Joby, l’enseignement

2. Lettre retrouvée après la mort d’Éléonore Fanon, la mère de Frantz Fanon, en 1981, citée dans A. Cherki, Frantz Fanon. Portrait, Seuil, Paris, 2000, p. 25. Ce bel ouvrage d’Alice Cherki est désormais un classique. Une autre biogra-phie intéressante est celle de C. chaulet Achour, Frantz Fanon, l’importun, éd. Chèvre-Feuille étoilée, Montpellier, 2004. Il faut mentionner deux ouvrages en anglais, qui, pour des raisons différentes, permettent d’avoir une bonne vision du champ d’études et de la vie et l’œuvre de Fanon : l’une des toutes premières biographies de Fanon, celle d’I. Gendzier, Frantz Fanon. A Critical Study, Pantheon Books, New York, 1973 (trad. fr. : Frantz Fanon, Seuil, Paris, 1976), édition révisée Evergreen, 1985; et D. Macey, Frantz Fanon, a Life, Granta Books, Londres, 2000 (trad. fr. : Frantz Fanon, une vie, La Découverte, Paris, 2011), qui est sans doute à ce jour la plus exhaustive. Les éléments biographiques de cette introduction s’appuient sur des informations mentionnées dans ces textes.

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d’Aimé Césaire, alors professeur de littérature au lycée Schoelcher. Césaire devient maire de Fort-de-France, puis député et s’engage pour la départementalisation de la Martinique, dans laquelle il voit la seule solution pour redresser la situation économique catastro-phique de l’île, laissée exsangue par le conflit. Fanon s’oppose déjà à cette politique d’« assimilation » qui le décevra à nouveau en 1951 lorsqu’il reviendra brièvement en Martinique après ses études en France métropolitaine et qu’il dénoncera dans « Antillais et Afri-cains », article qui paraîtra dans la revue Esprit en 1955 (voir dans ce volume, p. xxx).

Il part en 1946 faire des études de médecine à Lyon où, parallè-lement, il s’inscrit en faculté de philosophie, suivant notamment les cours de Maurice Merleau-Ponty. En quatrième année, il s’oriente vers la psychiatrie ; il fait son stage à l’hôpital de la Grange-Blanche, séjour qui lui inspire « Le syndrome nord-africain », l’un de ses tout premiers textes, publié dans Esprit en février 1952 (p. xxx). Dans cet article, il dénonce la réduction de la psychiatrie à une pensée organiciste (« La pensée médicale va du symptôme à la lésion ») et s’élève déjà contre le racisme de ce « nous », le « corps médical », à l’égard des Nord-Africains, perçus comme « malades imaginaires » et objectivés, réduits à leur douleur : « C’est une race feignante/sale/dégueulasse/Y a rien à en faire/rien à en tirer/bien sûr, c’est dur pour eux d’être ainsi/d’être comme ça/mais, enfin, admettez que la faute ne vient pas de nous » (PLRA p. 22).

L’incipit et les dernières phrases de ce texte éclairent le célèbre « Mon ultime prière : Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! » de Peau noire, masques blancs, publié la même année. « Le syndrome nord-africain » débute ainsi : « On dit volon-tiers que l’homme est sans cesse en question pour lui-même, […] question qui pourrait se formuler encore : “Ai-je en toute circons-tance réclamé, exigé l’homme qui est en moi ?” » (PLRA p. 11) ; et se termine par : « Si tu n’exiges pas l’homme, si tu ne sacrifies pas l’homme qui est en toi pour que l’homme qui est sur cette terre soit plus qu’un corps, plus qu’un Mohammed, par quel tour de passe-passe faudra-t-il que j’acquière la certitude que, toi aussi, tu es digne de mon amour ? »

Le jeu des interpellations, des appartenances et des désignations fait ainsi passer Fanon d’un membre intégré dans le corps collectif

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des psychiatres, « nous », à un « je » affectivement désigné, exis-tant dans l’intersubjectivité, aimant un « tu » singularisé au nom de l’« homme » – au nom de l’exigence d’un universel non réduit à son corps, pour aboutir à un homme scindé entre son corps et son interrogation. La coupure ontologique se déplace de l’extérieur à l’intérieur de l’individu. C’est à la naissance d’une conscience dédou-blée3 qu’on peut assister dans ces pages – Fanon a vingt-sept ans. C’est aussi, d’emblée, à l’expression d’une inquiétude permanente, du refus des certitudes, le doute comme choix philosophique, auquel seule l’action peut apporter temporairement du répit – sans illusion. Peau noire est le manuscrit présenté pour sa thèse de médecine. Son projet est refusé, remplacé par un sujet plus académique – qui lui vaut d’être docteur en médecine en 1951 – et publié au Seuil avec une préface de Francis Jeanson, alors directeur de collection, lequel trouve aussi à l’ouvrage son titre définitif (une postface, de Jeanson également, sera ajoutée en 1965).

À la lecture en parallèle de ces deux textes, l’on saisit que l’enga-gement de Fanon contre l’aliénation coloniale est aussi une guerre contre l’institution psychiatrique qui déshumanise le malade. C’est le même souci d’émancipation et de lutte pour la non-domina-tion qui est à l’œuvre dans l’action politique et la pratique clinique de Fanon. On retrouvera certaines des thèses évoquées ici dans le chapitre 4 de L’An V de la révolution algérienne, « Médecine et colonia-lisme », publié en 1959 aux Éditions François Maspero. Ses intuitions sont renforcées par le séjour qu’il effectue en 1952-1953 à l’hôpital de Saint-Alban, où François Tosquelles vient d’être nommé médecin-chef du service psychiatrique. Tosquelles est un psychiatre catalan, émigré antifranquiste, et l’un des inventeurs de la psychothérapie institutionnelle. Ce mouvement théorise et met en pratique une critique de l’hôpital comme lieu d’incarcération et des rapports entre soignants et soignés comme reproduisant ceux qui existent dans une prison entre gardiens et détenus : il s’agit au contraire de repenser le rôle de l’institution psychiatrique dans la cure, faisant du lieu où l’on est soigné un lieu par lequel on est soigné, en rendant au malade une

3. L’expression est de W. E. B. Du Bois, qui nomme ainsi dans Les Âmes du peuple noir (La Découverte, Paris, 2007 [1903]) la conscience qu’a l’homme noir de se percevoir constamment par les yeux d’un autre et qui fonde ainsi un trope majeur de la réflexion sur les identités multiples dans les sociétés multiraciales.

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position d’agent, loin de le considérer seulement comme un patient. Conformément à son engagement théorique et pratique pour la désaliénation de l’institution et de l’individu, Fanon postule pour le poste de médecin-chef de l’hôpital de Blida-Joinville, en Algérie. Il y prend ses fonctions le 23 novembre 1953.

Il reste à Blida jusqu’en 1956, trois années cruciales au cours desquelles se noue le conflit en Algérie, où Fanon s’engage dans ce qu’il interprète comme la « révolution algérienne » et au terme desquelles il envoie sa lettre de démission au ministre résident Robert Lacoste (p. xxx), en réponse à laquelle il reçoit un arrêté d’expulsion et part pour Paris, puis pour Tunis, qu’il gagne en 1957.

Le propos, ici, n’est évidemment pas de revenir en détails sur la guerre d’Algérie dont l’histoire et l’historiographie sont extrême-ment complexes 4. Rappelons néanmoins quelques faits marquants qui permettent de saisir la dynamique de l’engagement de Fanon auprès du Front de libération nationale. On date communément le début du conflit en Algérie au 1er novembre 1954, date à laquelle le FLN déclenche l’insurrection armée contre des cibles militaires et civiles françaises, simultanément, dans plusieurs régions du pays. La « Toussaint rouge » est la première apparition publique de ce mouve-ment qui prend progressivement de l’ampleur en ralliant d’autres organisations politiques et syndicales à la lutte armée pour l’indépen-dance. 1956 est l’année du basculement. Les attentats se multiplient, auxquels répondent les exactions françaises. En mars, la France vote les « pouvoirs spéciaux » à l’armée et le contingent de soldats français double en six mois. La répression et la torture se systématisent. De son côté, au Congrès de la Soummam en août 1956, le FLN s’organise sur le plan des structures – les zones de combat sont divisées en six

4. Pour qui cherche des éléments sur la guerre d’Algérie, on peut recommander, parmi les ouvrages généralistes les plus récents en français, et sans prétention à l’exhaustivité : Ch.-R. Ageron (dir.), La Guerre d’Algérie et les Algériens, Armand Colin/IHTP, Paris, 1997 ; R. branche, La Guerre d’Algérie : une histoire apaisée ?, Seuil, Paris, 2005 ; M. Harbi et B. Stora (dir.), La Guerre d’Algérie, 1954-2004. La fin de l’amnésie, Laffont, Paris, 2004 ; G. Pervillé, Pour une histoire de la guerre d’Algérie, 1954-1962, Picard, Paris, 2002 ; S. Thénault, Histoire de la guerre d’indépendance algérienne, Flammarion, Paris, 2005. On lira aussi avec profit P. Bourdieu, Algérie 60. Structures économiques et structures temporelles, Minuit, Paris, 1977 ; A. Dewerpe, Charonne, 8 février 1962 : anthropologie historique d’un massacre d’État, Gallimard, Paris, 2006.

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unités territoriales, les wilayas – et jette les bases du futur État algé-rien : deux instances politiques sont créées, le Conseil national de la révolution algérienne (CNRA), sorte d’assemblée parlementaire, et le Comité de coordination et d’exécution (CCE), organe de direc-tion permanente composé de cinq membres. El Moudjahid, qui peut être d’emblée considéré comme le journal officiel du FLN, paraît dès juin 1956. En septembre 1958, sera annoncée officiellement la création du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) dans la continuité du CCE, pour assurer la mise en place des institutions de l’État algérien et sa reconstruction. C’est avec ce gouvernement provisoire que la France négociera puis signera, le 18 mars 1962, les accords d’Évian mettant fin à la guerre d’Algérie.

L’engagement de Fanon aux côtés du FLN est triple. D’abord, il offre une assistance médicale aux maquisards blessés. Ensuite, il contribue concrètement, par un soutien logistique, à l’organisa-tion de la résistance et est en contact régulier avec des responsables locaux du FLN (wilaya 4, Algérois). Enfin et surtout, il prend posi-tion théoriquement en faveur de la révolution algérienne, ce qui le mènera à participer activement dès 1957 à l’équipe rédactionnelle d’El Moudjahid, déplacé en Tunisie après la bataille d’Alger durant laquelle l’imprimerie clandestine qui avait donné naissance aux premiers numéros est détruite. Les articles reproduits ici dans Pour la révolution africaine sont attribués à Fanon et sont parus dans El Moudjahid entre 1957 et 1960. Il faut néanmoins rappeler que les articles d’El Moudjahid n’étaient jamais signés, qu’ils étaient tenus de refléter une ligne idéologique officielle et que l’équipe rédactionnelle retravaillait collectivement tous les articles. Selon Alice Cherki 5, il est très probable que d’autres articles aient été écrits principalement par Fanon quoiqu’ils ne figurent pas dans la série des textes de Pour la révolution africaine.

Les positions de Fanon sont exprimées dans la conférence qu’il donne en septembre 1956, en Sorbonne, lors du premier Congrès des écrivains et artistes noirs, organisé à l’initiative de la revue et maison d’édition Présence africaine fondée en 1947 par le Sénégalais Alioune Diop. Ce congrès est organisé pour « débattre de la crise de la culture négro-africaine » et réunit des intellectuels venus de différents horizons

5. A. Cherki, op. cit., p. 153 sq.

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politiques et géographiques, Afrique, Europe, Caraïbes et États-Unis. Il s’inscrit dans la lignée des congrès panafricanistes organisés depuis le début du siècle à Londres, New York, Bruxelles et Manchester. Fanon y prononce « Racisme et culture » (p. xxx), un texte dans lequel il définit le racisme comme une disposition visant l’infériori-sation émotionnelle, affective et intellectuelle de certains hommes, correspondant à un système déterminé d’organisation de l’exploi-tation économique et de l’asservissement politique de ces hommes. Le racisme n’est donc pas une attitude individuelle ou une passion irrationnelle, il est systématiquement produit comme l’idéologie correspondant à des rapports économiques inégalitaires. En tant qu’idéologie, il est mise en place et expression de la destruction de la culture des hommes aliénés, qui produit une « momification » de cette culture. Bien plus tard et dans un autre contexte, le philosophe Kwame Anthony Appiah parlera de « syndrome de la Méduse » pour désigner ce type de pétrification des identités culturelles dans un face-à-face stérile 6.

Cette certitude demeurera dans toute l’œuvre ultérieure de Fanon : la « culture » n’est pas un ensemble de traits donnés dans une nature ou dans des traditions transhistoriques, permanentes, non miscibles dans d’autres cultures, chacune d’entre elles formant une entité aux contours et aux contenus bien définis. Fanon refuse l’approche subs-tantialiste et primordialiste de la culture et si racisme et culture sont liés, c’est au nom d’une ethnicisation des rapports économiques et politiques. La culture n’est pas un ensemble de formes symboliques mais d’actes politiques et elle doit se réinventer dans l’action de libé-ration. À ce titre : 1) toute société colonialiste est raciste ; 2) tout raciste dans une société colonialiste est parfaitement adapté à son milieu ; 3) le racisme n’est pas inévitable. Ce dernier point est fonda-mental. Notamment, lorsque le groupe d’hommes asservis se soulève et se libère, est rendue possible la « fin du racisme », libérant ainsi en réalité les deux cultures précédemment essentialisées, rigidifiées, enkystées en face l’une de l’autre : « La culture spasmée et rigide de l’occupant, libérée, s’ouvre enfin à la culture du peuple devenu réellement son frère » (p. 52). Au nom du fait que le racisme est une construction sociopolitique, c’est donc une forme d’universalisme

6. K. A. Appiah, The Ethics of Identity, Princeton University Press, Princeton, 2004.

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que défend in fine Fanon dans ce texte, conformément à son refus des politiques d’identité, déjà annoncé dans « Antillais et Africains » où il opposait la « grande erreur blanche » au « grand mirage noir ».

Ces mêmes positions se retrouvent dans L’An V de la révolution algérienne, rédigé à Tunis au cours de l’année 1959 sur commande de François Maspero et publié en novembre 1959 dans la collection « Cahiers libres » aux éditions Maspero. Le livre paraît d’abord sans l’introduction de Fanon, écrite pourtant en 1959, lorsque Ferhat Abbas, président du GPRA, décline l’offre de rédiger une préface, ce que refusent également Aimé Césaire et Albert Memmi, pressentis par Maspero. Le livre est saisi à sa sortie, puis à nouveau en 1960 lors de sa deuxième édition (qui comporte l’introduction de Fanon), enfin à nouveau en 1961, pour atteinte à la sûreté de l’État. Des réédi-tions ultérieures sont publiées sous le titre Sociologie d’une révolution, choisi par Maspero, mais dont Fanon est mécontent, car lorsqu’il énonce « ce que nous, Algériens, voulons », il ne se perçoit pas en sociologue, en chercheur distancié, mais en témoin direct, offrant le récit ou le constat de la vie quotidienne d’hommes et femmes ordi-naires pris dans la structure de domination de la société coloniale.

Il soutient à nouveau dans ce livre la thèse d’un dynamisme des cultures selon l’évolution des nations, la rupture de l’ordre colonial signifiant simultanément « mort du colonisé et mort du colonisa-teur » (An V p. 14) et naissance d’une nouvelle Algérie. C’est ainsi qu’il ne voit pas dans la guerre d’Algérie seulement une guerre d’indépen-dance, mais bien une révolution : s’il s’agit en effet d’une guerre de libération nationale, le but n’est pas seulement la création d’un État national algérien (nécessaire mais non suffisante), mais également le bouleversement en profondeur d’institutions inégalitaires héritées du colonialisme, visant « une Algérie ouverte à tous, propice à tous les génies » (p. 14). Fanon, psychiatre, étudie dans la « conscience de l’Algérien » l’ampleur des changements pouvant mener à une Algérie démocratique, libre et égale. La mutation est individuelle et collective, privée et publique, le bouleversement se traduit dans les institutions et les traditions parce que l’individu, divisé par l’aliéna-tion coloniale, se redresse et que sa conscience se réunifie. Il montre dans l’ouvrage que les Algériens sont en train de se réapproprier leur voix (chap. 2), leur corps (chap. 1, 3, 4), ce qui ouvre la possibi-lité de mutations radicales dans les institutions (médecine, chap. 4,

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famille, chap. 3) et mène à des relations apaisées avec la « mino-rité européenne » (chap. 5). Le chapitre consacré à l’historicité du voile des femmes algériennes est d’une éclatante modernité et l’on pourrait tracer en écho, aujourd’hui, bien des analyses comparables sur le « mécanisme de résistance » du voile devenant instrument de l’« action révolutionnaire » (p. 45), dans les réactions qui accompa-gnent les récentes lois françaises sur l’interdiction du foulard dans les établissements scolaires, puis du voile intégral dans l’espace public.

C’est le blanc qui crée le nègre. Mais c’est le nègre qui crée la négritude. À l’offensive colonialiste autour du voile, le colonisé oppose le culte du voile. […] Voile enlevé puis remis, voile instru-mentalisé, transformé en technique de camouflage, en moyen de lutte. […] Spontanément et sans mot d’ordre, les femmes algé-riennes dévoilées depuis longtemps reprennent le haïk, affirmant ainsi qu’il n’est pas vrai que la femme se libère sur l’invitation de la France et du général de Gaulle (p. 29, 43, 44).

La révolution algérienne produit une nouvelle Algérie où tout est à réinventer, où l’ordre social nouveau accompagnera de nouvelles valeurs. Fanon ne désire pas dans ce livre se faire prophète, pas plus qu’il ne propose au sens strict une analyse sociologique dont on pourrait aisément montrer les limites factuelles. Il importe de saisir les conditions d’énonciation de ses propos. Ils ont valeur performa-tive, ils relèvent de l’action politique : Fanon s’adresse non seule-ment aux intellectuels français de gauche auxquels il veut rendre sensible la situation en Algérie, mais également, sans doute, aux diri-geants algériens réfugiés à Tunis auxquels il veut offrir une vision de la révolution en cours et de ce que l’Algérie peut devenir. Il veut croire en une Algérie libre et libérée de toutes les oppressions, géné-reuse et réconciliée.

Ce livre est le moins lu de Fanon et il est intéressant qu’il ait été réédité, dès 1960, avec en annexe un texte intitulé « Pourquoi nous employons la violence », discours prononcé à Accra en avril 1960 lors de la Conférence sur la paix et la sécurité en Afrique. Dès 1958, Fanon est souvent le représentant du GPRA dans les pays africains engagés dans la voie de l’indépendance : représentant de la lutte nationale algérienne, il est persuadé de l’importance d’une solida-rité panafricaine dans la lutte pour la décolonisation et, au-delà, de la signification historique d’une union panafricaine non alignée.

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Ajouter ce texte à L’An V, c’est lier encore plus étroitement l’analyse de Fanon sur l’Algérie à sa réflexion sur l’Afrique, conformément à l’espoir qu’il exprime au Ghana que la reconnaissance de l’Algérie en lutte « témoigne que l’Algérie est parmi vous, que vous faites vôtres ses souffrances et ses espoirs et que d’une façon très précise un grand pas est franchi dans la voie de l’unité et de la grandeur africaines » (p. 176). C’est ce à quoi s’emploiera Fanon dans l’été 1960 lorsqu’il recherche une nouvelle voie d’acheminement des armes pour l’Al-gérie, par le Sud, comme en témoignent ses notes de voyage, publiées sous le titre « Cette Afrique à venir » dans Pour la révolution africaine :

Mettre l’Afrique en branle, collaborer à son organisation, à son regroupement, derrière des principes révolutionnaires. Participer au mouvement ordonné d’un continent, c’était cela, en défini-tive, le travail que j’avais choisi. […] Depuis près de trois ans, j’es-saie de faire sortir la fumeuse idée d’Unité africaine des marasmes subjectivistes, voire carrément fantasmatiques de la majorité de ses supporters. L’Unité africaine est un principe à partir duquel on se propose de réaliser les États-Unis d’Afrique sans passer par la phase nationale chauvine bourgeoise avec son cortège de guerres et de deuils (p. 198).

Mais publier « Pourquoi nous employons la violence » avec L’An V, c’est aussi établir une continuité avec ce qui constituera, via la préface de Sartre, le thème perçu comme central dans les Damnés de la Terre : la violence révolutionnaire.

Lorsqu’il rentre de sa mission en Afrique noire, Fanon se découvre atteint d’une forme grave de leucémie. Il se sait condamné à court terme. Le sentiment de l’urgence s’exacerbe. Dans une lettre à Maspero datée du 7 avril 1961, il annonce son intention d’écrire quelque chose, qu’il aimerait voir préfacé par Sartre (dont il avait déjà longuement commenté « L’Orphée noir » et les « Réflexions sur la question juive » dans Peau noire) : « Dites-lui que je pense à lui chaque fois que je me mets à ma table, […] lui qui écrit des choses si importantes pour notre avenir7. » Il remet à Maspero le manuscrit, dicté, fin juillet 1961, choisit définitivement le titre Les Damnés de la terre, seul titre de ses ouvrages publiés qu’il ait choisi lui-même, le 10 août ; Maspero reçoit la préface de Sartre début octobre et

7. Cité par A. cherki, op. cit., p. 230.

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l’ouvrage sort fin novembre. Il est saisi immédiatement à sa sortie pour « atteinte à la sécurité du territoire ». Fanon meurt à l’Institut national de la santé de Bethesda, clinique du gouvernement améri-cain, dans l’État du Maryland, aux États-Unis, le 6 décembre, trois jours après avoir eu en main un exemplaire de l’ouvrage publié ainsi que les premières coupures de presse. Il sera enterré avec des funé-railles nationales, en terre algérienne, conformément à sa demande.

Les circonstances tragiques de sa rédaction ne suffisent pas à elles seules à expliquer le changement de ton entre L’An V et Les Damnés de la Terre. C’est que dans ce dernier, Fanon écrit directement pour les colonisés. Il ne se contente pas de décrire la société coloniale pour des lecteurs qui en ignoreraient tout et d’analyser pour eux l’infé-riorisation intériorisée du colonisé. L’enjeu est tout autre : il offre aux peuples en train de se libérer un diagnostic de leurs faiblesses internes et des risques de ré-aliénation contenus dans le processus de décolonisation en cours, en particulier tant que les masses (notam-ment paysannes) potentiellement révolutionnaires ne sont pas poli-tisées par les élites, tant que le champ est laissé libre aux bourgeoisies nouvellement émancipées de reproduire les conditions d’oppression de l’ancien occupant. Il met en garde contre le piège du nationalisme dont il voit l’ombre s’étendre non seulement sur l’Algérie, mais sur toute l’Afrique. Fanon explore dans Les Damnés l’intuition qu’il avait notée dans son journal un an auparavant :

Pour ma part, plus je pénètre les cultures et les cercles politiques, plus la certitude s’impose à moi que le grand danger qui menace l’Afrique est l’absence d’idéologie. […] Après quelques pas hési-tants dans l’arène internationale, les bourgeoisies nationales ne sentant plus la menace de la puissance coloniale traditionnelle se découvrent soudain de grands appétits. Et comme elles n’ont pas encore la pratique politique, elles entendent mener cette affaire comme leur négoce. […] Il nous faut encore une fois revenir aux schémas marxistes. Les bourgeoisies triomphantes sont les plus impétueuses, les plus entreprenantes, les plus annexionnistes qui soient (p. 207-208).

Son livre s’adresse au peuple et veut faire œuvre d’éducation poli-tique. Le chapitre 4 reprend le texte de la conférence que Fanon avait prononcée en 1959 lors du second Congrès des écrivains et artistes noirs, à Rome, « Sur la culture nationale ». Après avoir réaffirmé qu’il

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faut refuser la racialisation de la culture, qu’il n’existe de culture au sens propre que lorsque les conditions nationales pour l’expression libre de cette culture existent, Fanon lie décisivement la libération du continent africain à l’existence d’une culture africaine. Le travail des élites nationales, politiques, artistes et intellectuelles, c’est d’œuvrer ensemble à la production d’une telle culture ancrée politiquement et d’une politique qui se détache du « négoce ». C’est ainsi qu’il faut comprendre la formule : « Si la culture est la manifestation de la conscience nationale, je n’hésiterai pas à dire, dans le cas qui nous occupe, que la conscience nationale est la forme la plus élaborée de la culture » (p. 234). La culture peut être nationale et panafricaine parce qu’elle est politique et non ethnique ou raciale. C’est seulement ainsi que la libération nationale pourra refonder la société décolonisée sur une base qui refuse le manichéisme, les oppositions immobiles du monde compartimenté du colonialisme (chap. 1). À nouveau, Fanon énonce sa foi dans un processus historique d’égalisation des condi-tions, avec l’énergie désespérée de celui qui a perçu les limites réelles des mutations en cours.

La préface de Sartre, cela a été souvent souligné, radicalise le discours de Fanon et pose la violence comme fin en soi, alors que pour Fanon, elle est un moyen inévitable de désaliénation et de réali-sation d’un humanisme universaliste, un moment historique, pris dans des conditions sociohistoriques tout à fait spécifiques. Elle est contre-violence révolutionnaire engendrée par l’intériorisation de la violence colonialiste. Sartre, contrairement à Fanon, s’adresse aux Européens, les interpelle : « Vous, si libéraux, si humains, qui poussez l’amour de la culture jusqu’à la préciosité, vous faites semblant d’ou-blier que vous avez des colonies et qu’on y massacre en votre nom » (p. 22). Sa préface infléchit le diagnostic pessimiste que pose Fanon sur le processus de libération du continent africain et des pays colo-nisés, en en faisant le texte programmatique d’un plan d’attaque contre le colon blanc. C’est à partir de la lecture de Sartre qu’on interprète Fanon comme l’apôtre de la « violence purificatrice »8 ou cathartique. Ce que dit Fanon est d’une tonalité bien différente.

8. Voir par exemple l’« introduction des éditeurs » N. Kessous, Ch. Margerisson, A. Stafford et G. Dugas, de l’ouvrage Algérie : Vers le cinquantenaire de l’indépen-dance, regards critiques, L’Harmattan, Paris, 2009, p. 6 : « Cette violence purifica-trice (si chère à Frantz Fanon)… »

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Au niveau collectif, la violence est libération, au niveau indi-viduel, elle est « désintoxication », « démystification ». Mais rien dans le texte de Fanon n’en appelle à la « pureté » de la violence : Fanon n’est pas Robespierre. En réalité, la violence se comprend dans la durée et l’on peut distinguer trois temps. Premier moment, le colonialisme est violence, le colonisé vit, depuis toujours, dans une atmosphère de violence larvée ou ouverte, il la respire, il en est constitué. Deuxième moment, « la décolonisation est toujours un phénomène violent », puisqu’il s’agit de changer l’ordre de l’ancien monde pour le remplacer par l’inconnu : un changement d’une telle radicalité est nécessairement une décharge d’une grande violence pour tous ses acteurs. Troisième moment, après la lutte armée en face à face du colon et du colonisé, « on aperçoit que la violence dans les voies bien précises au moment de la lutte de libération ne s’éteint pas magiquement après la cérémonie des couleurs nationales. Elle s’éteint d’autant moins que la construction nationale continue à s’inscrire dans le cadre de la compétition décisive du capitalisme et du socialisme » (p. 73) : la guerre froide, structure historique dans laquelle s’inscrit l’action de décolonisation et la tentative de non-alignement, est violence et cette violence est impérialiste, elle ne demande qu’à s’exercer sur des terrains peu préparés à y résister. Tout l’enjeu du livre est de proposer un autre dénouement.

La préface de Sartre ne fut cependant que la première, quoique sans doute la plus célèbre, d’une longue série de réappropriations, sinon de réinvention, du texte fanonien. Si les pages qui précèdent se sont attardées sur les circonstances historiques de l’écriture des quatre ouvrages publiés ici, c’est qu’il nous semble particulièrement essentiel de replacer leur propos dans la situation d’énonciation qui était celle de Fanon : comprendre Fanon, c’est replacer ses thèses dans ce lieu et ce moment historiques spécifiques qu’a été le colonialisme européen. Il n’écrit pas, il n’a jamais écrit, sub specie aeternitatis. Or au fil des cinquante années écoulées depuis sa mort, intellectuels et militants ont été tentés de l’abstraire de ces conditions pour recons-truire son discours au nom d’autres principes ou d’autres luttes, au prix parfois de la contradiction avec le projet même de Fanon. Si, bien évidemment, l’on ne lit jamais du point de vue de nulle part, si toute réception consiste en une interprétation, certaines lectures en sont pourtant venues au travestissement pur et simple.

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Les réceptions de Fanon : contrastes et déplacements

La réception de l’œuvre de Fanon est extrêmement complexe et varie du tout au tout selon les contextes et les strates historiques dans lesquels elle a été prise. Par manque de place, on dira ici seulement quelques mots de deux grandes sphères géogra-phiques où l’usage de Fanon et le rôle qui lui a été attribué sont particulièrement significatifs de l’évolution ultérieure des problèmes qu’il a magistralement perçus entre 1952 et 1961 : la France et les États-Unis9.

En France, au moment de la parution des Damnés, le livre est abondamment commenté et les réactions sont extrêmement contrastées, selon un clivage gauche/droite mobilisé par la guerre d’Algérie 10, et, au-delà, par l’engagement en faveur de la décoloni-sation. On peut s’arrêter sur la réception de Jean-Marie Domenach, alors directeur de la revue Esprit, qui propose deux notes de lecture des Damnés. De manière significative, la première, parue dans le numéro de mars 1962, s’intitule « Les Damnés de la terre. Sur une préface de Sartre » : s’il y écrit que le livre de Fanon n’a pas besoin de la voix de Sartre pour être entendu, c’est bien d’abord l’interpré-tation sartrienne (« je vole le livre d’un ennemi ») qui retient son attention et oriente le reste de la lecture. La seconde note paraît le mois suivant, en avril 1962, dans le numéro spécial qu’il dirige, « Les Antilles avant qu’il soit trop tard », qui comporte entre autres des articles de Marcel Manville et Édouard Glissant, et dans lequel il propose une chronique « Les Damnés de la terre (II) ». Il y souligne les excès de Fanon : il dénonce la rhétorique du recours à la violence et

9. Il faudrait pouvoir mener une analyse comparée de la réception de Fanon en Algérie, dans le reste de l’Afrique et aux Antilles, aux côtés de celle de la France et des États-Unis. Voir notamment pour une analyse de sa réception en Algérie et en France, Ch. Chaulet Achour, « Frantz Fanon, un classique de la déco-lonisation », in M. Ngalasso-Mwatha (dir.), Littérature, savoirs et enseignement, Presses universitaires de Bordeaux, Pessac, 2007, p. 47-58

10. On trouve une revue de presse très complète dans D. Macey, op. cit. La toute première recension est celle de J. Daniel, « Les Damnés de la terre de Frantz Fanon », L’Express, 30 novembre 1961. Voir pour des positions tranchées F. Maspero, « Pour étouffer un homme libre », Tribune socialiste, 16 décembre 1961 ; G. Comte, « Un Mein Kampf de la décolonisation », La Nation française, 21 mars 1962.

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de la négation de l’Europe, dont il estime qu’à l’époque encore, elle « donne le modèle et le ton » de la « libération de l’humanité ». Il ajoute que si d’un côté Fanon a raison d’attirer l’attention sur le rôle de la paysannerie dans la réflexion sur la révolution algérienne (et ailleurs, dans tous les pays en voie de décolonisation, massivement agraires), d’un autre côté il ne donne pas les clefs théoriques de cette réinterprétation de la lutte des classes et ne montre pas pourquoi la campagne est l’avenir du politique dans un monde en voie d’in-dustrialisation. Bref, l’article de Domenach porte déjà l’essentiel des critiques qui vont être presque systématiquement opposées à Fanon. Mais Domenach a également à cœur d’insister sur la « vérité » de Fanon et les enseignements du livre : l’Europe est toujours l’avenir du monde, certes, mais il faut que cet avenir associe « le meilleur de l’intelligence européenne avec les pauvres et les opprimés 11 ». Il lit un humanisme généreux chez Fanon et cela aussi, paradoxalement, est une constante de la réception de Fanon dans les années 1970.

Puis Fanon est progressivement oublié, jusqu’à la parution de l’essai d’Alice Cherki en 2000, qui marque en France la fin d’une longue période de silence sur l’homme et l’œuvre. Cette mise à l’écart est liée avant tout à l’embarras qui entoure la guerre d’Algérie, guerre qu’on ne sait comment nommer et à laquelle Fanon demeure étroi-tement associé. Lorsqu’il est redécouvert, c’est ainsi pour partie dans un contexte que Mohammed Harbi et Benjamin Stora ont nommé la « fin de l’amnésie » entourant la guerre d’Algérie, où historiens et politiques d’un côté, écrivains et cinéastes de l’autre, se réapproprient l’objet historique et font une place grandissante dans l’espace public aux mémoires et témoignages individuels. La chape de plomb qui se lève (re)découvre aussi Fanon. Ce n’est toutefois pas le seul élément d’explication : Fanon revient en France après un détour anglo-saxon, par le biais du postcolonialisme 12 et des cultural studies. Ce n’est plus l’entrée par la décolonisation, mais celle par le racisme, qui remotive ainsi les nouvelles interprétations.

11. J.-M. Domenach, op. cit., p. 645-646.12. P. Blanchard et N. Bancel (dir.), Culture postcoloniale 1961-2006, Autrement,

Paris, 2005 ; voir aussi Ph. Pierre-Charles, « Actualité de Fanon en Martinique : une actualité de sommation ! », in « Postcolonialisme et immigration », Contre-temps, n° 16, janvier 2006, p. 106-110.

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Aux États-Unis, en effet, l’engouement pour Fanon a été constant, mais son interprétation particulièrement décalée, en deux temps 13. Dans un premier temps, son œuvre est presque immédiatement traduite en anglais, avec des erreurs de traduction grossières 14. L’une des plus significatives concerne le titre du chapitre 5 de Peau noire, en français « L’expérience vécue du Noir », en anglais « The fact of blac-kness », formule transformée en leitmotiv du « fanonisme », mais qui bien évidemment, traduisant une « expérience vécue » en « fait » de couleur, objectivise et réifie l’identité noire, en un contresens majeur sur l’un des points centraux de la pensée de Fanon. Les Damnés de la terre est traduit en 1963 (The Wretched of the Earth, Penguin, puis Grove Press pour les éditions ultérieures), L’An V de la révolution algé-rienne (sous le titre A Dying Colonialism, Grove Press) en 1965, Peau noire, masques blancs (Black Skin, White Masks, Grove Press) et Pour la révolution africaine (Toward the African Revolution, Monthly Review Press, puis Grove Press) en 1967. Les Damnés a l’écho le plus considé-rable à sa sortie : il est réimprimé deux fois avant même d’être dans les librairies et en un an paraissent cinq impressions en format de poche. Ce succès se poursuit dans les années 1970, tandis qu’à partir des années 1980, c’est Peau noire qu’on redécouvre, notamment à partir de l’édition Pluto qui paraît en 1986, avec une préface de Homi Bhabha.

Dès la parution en anglais des Damnés, une quantité considérable d’articles, de notes de lectures et recensions l’accompagnent 15. Les deux premières biographies de Fanon ainsi que les premiers articles académiques paraissent aux États-Unis au tout début des années

13. Voir dans Les Temps modernes, n° 635-636, nov.-déc. 2005/janv. 2006, dans le dossier « Pour Frantz Fanon », les articles d’A.-J. Arnold, « Les lectures de Fanon au prisme américain » (p. 118-135) et A. haddour, « Fanon dans la théorie post-coloniale » (p. 136-158). Voir également H. L. Gates Jr., « Critical fanonism », Critical Inquiry, vol. 17, n° 3, 1992 ; A. Read (dir.)., The Fact of Blackness. Frantz Fanon and Visual Representation, ICA/Bay Press, Londres/Seattle, 1996.

14. David Macey, Frantz Fanon, a Life, op. cit.15. Voir D. Macey pour une revue de presse extrêmement complète. On peut citer

notamment N. Hentoff, « Bursting into History », The New Yorker, 15 janvier 1966 ; F. Bondy, « The Black Rousseau », New York Review of Books, 31 mars 1966 ; W. V. Shannon, « Negro violence vs the American dream », New York Times, 27 juillet 1967.

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197016. C’est le Fanon marxiste et révolutionnaire des Damnés qui retient surtout l’attention des militants socialistes et anarchistes et du combat antiraciste et antiségrégationniste qui fleurit sur les campus nord-américains à la fin des années 1960. Fanon est perçu comme l’un des théoriciens majeurs de la lutte contre la ségrégation raciale, à la fois dans une optique tiers-mondiste et dans celle de la « nation-dans-la-nation » africaine-américaine. Aux Noirs améri-cains, Fanon parle d’eux. Il est notamment cité aux côtés de William E. B. Du Bois, Malcolm X, Mao ou Che Guevara parmi les références centrales des Black Panthers (Parti des Panthères noires pour l’auto-défense), mouvement fondé en 1966 en Californie par Huey Newton et Bobby Seale.

La référence à Fanon nourrit l’idéologie socialiste et internationa-liste du parti. D’emblée, pour les Black Panthers, l’émancipation ne peut être strictement américaine, mais engage une réflexion pana-fricaine. Au fil des années cependant, l’idéologie des Black Panthers se détache du black nationalism, qui prône le « retour » en Afrique et l’unité, l’autodétermination et l’indépendance vis-à-vis de toute influence européenne des nations africaines. Comme Fanon, Huey Newton refuse une lecture strictement raciale des forces en présence et cherche au contraire à mobiliser et unifier tous les « damnés de la terre » contre les bourgeoisies de toutes races. Selon Albert-James Arnold, Newton se méfie des idéologies du type du nationalisme culturel qui ne seraient pas associées à une lecture marxiste ferme des rapports de classe, car elles peuvent être facilement enrôlées pour justifier l’oppression d’un capitalisme noir, voire d’un totalitarisme noir comme celui que « Papa Doc » Duvalier exerce sur les Haïtiens depuis qu’il s’est proclamé président à vie en 1964. Pour le théoricien affiché des Black Panthers, Fanon confirme l’importance de l’analyse et de l’action politiques, justifiant le cas échéant l’alliance avec les marxistes et révolutionnaires blancs.

16. D. Caute, Frantz Fanon, The Viking Press, New York, 1970, publié simultané-ment à Londres, Collins, sous le titre Fanon ; P. Geismar, Fanon, The Dial Press, New York, 1971. Voir aussi par exemple L. A. Jinadu, « Some aspects of the political philosophy of Frantz Fanon », African Studies Review, sept. 1973, p. 255-289.

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Par contraste, dans la lecture de Stokely Carmichael (Kwame Ture) 17, fondateur du Student Nonviolent Coordination Committee (Comité de coordination des étudiants non violents) et militant de la première heure des Black Panthers, Fanon permet de soutenir une idéologie socialiste et panafricaniste, mais également séparatiste. Antillais comme Fanon (il était originaire de Trinidad), Carmichael se sépare des Black Panthers précisément parce qu’il leur reproche leur manque d’engagement en faveur de l’africanité, leur accepta-tion d’un mouvement pluriracial, voire leur appel à l’intégration des Noirs décolonisés auprès des Blancs. Carmichael trouve, lui, chez Fanon, des arguments pour théoriser la révolution africaine en tant que le destin de tous les Noirs s’y retrouve. Il est intéressant de noter que par ailleurs, l’entrée en politique de Carmichael se fait par la non-violence : Fanon n’est pas immédiatement lu comme le chantre de la violence révolutionnaire.

De ce point de vue, l’analyse conduite par Hannah Arendt, dans « Sur la violence », est à double tranchant : d’un côté, elle note très justement, à propos du rôle des Damnés dans l’idéologie de la Nouvelle Gauche américaine des années 1960 : « Je fais état de cet ouvrage du fait de la grande influence qu’il exerce sur les étudiants de la génération actuelle. Fanon lui-même s’est montré beaucoup plus réservé que ses admirateurs quant aux effets de la violence 18. » D’un autre côté, elle déclare un peu plus loin :

Ce mythe [de la violence comme remède à tous nos maux] […] se compare aux pires excès dans la rhétorique de Fanon, selon laquelle « avoir faim dans la dignité est préférable au pain que l’on mange dans l’esclavage ». […] À la lecture de déclarations de ce genre, emphatiques et irresponsables, […] on est tenté de leur dénier toute signification réelle, de n’y voir que la manifestation d’un mouvement d’humeur ou d’ignorance, jointe à la noblesse de sentiments, d’hommes placés devant des événements et des développements sans précédent, dépourvus des moyens d’en prendre mentalement la mesure19.

17. Auteur, avec Ch. V. Hamilton, de Le Black Power. Pour une politique de libération aux États-Unis, Payot, Paris, 2009 [1967].

18. H. Arendt, Du Mensonge à la violence, Calmann-Lévy, Paris, 1972 [1969], p. 117.19. Ibid., p. 123-124.

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L’ironie cinglante d’Arendt sur les formules creuses de Fanon, qu’elle compare à la rhétorique fasciste de Sorel, et qu’elle explique, avec condescendance, par l’incapacité intellectuelle dans laquelle se serait trouvé Fanon de penser le monde qui l’entourait, est un peu malvenue. Plutôt que de leur « dénier toute signification réelle », elle aurait sans doute gagné à lire les « déclarations » de Fanon dans leur intégralité. En effet, qu’écrit Fanon ? « C’est pourquoi encore une fois il ne faut pas perdre son temps à répéter qu’il vaut mieux la faim dans la dignité que le pain dans la servitude. Il faut au contraire se convaincre que le colonialisme est incapable de procurer aux peuples colonisés les conditions matérielles susceptibles de lui faire oublier son souci de dignité 20 » (p. 199). Personne mieux que Fanon n’a compris à quel point il est vain de croire pouvoir séparer pain et dignité. Arendt a oublié (peut-être ne l’a-t-elle jamais su) que Fanon, psychiatre, a chargé son corps de faire de lui un homme qui interroge. Il ne pourrait être plus éloigné de ses convictions révolutionnaires de revendiquer dans l’abstraction un statut moral ou ontologique pour l’« homme » détaché d’un ancrage empirique des situations poli-tiques, historiques et économiques des peuples colonisés. Lorsque donc Arendt voit dans Fanon un apôtre de la violence, il faut se méfier du biais qu’elle imprime au texte lui-même et qui fait presque contresens ; et puisque c’est sa lecture qui, au cours des années 1970, prend de l’ampleur sur les campus américains, on comprend pour-quoi il importe de lire, relire et travailler Fanon en le dégageant des couches sédimentées d’interprétations sous lesquelles il est devenu presque introuvable.

Un dernier mot, pour conclure, sur le second moment de l’ap-propriation états-unienne de Fanon, celle par laquelle il nous revient désormais en France. Comme le souligne Azzedine Haddour 21, la préface à Peau noire de Homi Bhabha, l’un des théoriciens majeurs des études postcoloniales, a tracé en 1986 non seulement une nouvelle appropriation de Fanon, mais également les prémisses du champ du postcolonialisme, aujourd’hui en plein essor. Lisant le psychiatre Fanon à l’aune de la psychanalyse lacanienne et le marxiste Fanon avec les outils du poststructuralisme déconstructionniste derridien,

20. C’est moi qui souligne.21. A. Haddour, « Fanon dans la théorie postcoloniale », loc. cit., p. 137 sq.

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Bhabha propose une interprétation dés-historicisante des analyses de Fanon sur le colonialisme. Il fait du dédoublement observé dans Peau noire un trait constitutif de tout sujet, l’existence se comprenant seulement comme cassure identitaire face à une altérité : le sujet est un soi multiple. Bhabha pose ce diagnostic en termes universels, alors que pour Fanon, l’enjeu est de saisir la spécificité concrète des sujets colonisés, dont précisément l’existence est objectivée, ce qui n’est pas l’expérience vécue des blancs. Quant aux Damnés, Bhabha reproche à Fanon de simplifier dans la dichotomie et l’opposition binaire entre colonisés et colons un monde de micro- et bio-pouvoirs hétérogènes dont il faut au contraire déconstruire les oppositions manichéennes. Mais il ne perçoit pas, ou feint d’ignorer, ce que le texte de Fanon comporte de dimension d’action politique. Ce faisant, il enrôle Fanon, malgré lui, dans des catégories qui ne sont pas les siennes.

De Sartre à Bhabha en passant par Arendt, c’est la force du texte de Fanon de susciter les interprétations passionnées ; c’est la preuve de sa richesse, de son intelligence, de sa fécondité. C’est aussi le signe qu’il faudrait désormais entreprendre de lire vraiment Fanon. C’est à quoi nous convions ici le lecteur.

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