koinè, langues communes et dialectes arabes

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Koinè, langues communes et dialectes arabes Author(s): David Cohen Reviewed work(s): Source: Arabica, T. 9, Fasc. 2 (May, 1962), pp. 119-144 Published by: BRILL Stable URL: http://www.jstor.org/stable/4055324 . Accessed: 04/03/2012 03:45 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. BRILL is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Arabica. http://www.jstor.org

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Page 1: Koinè, langues communes et dialectes arabes

Koinè, langues communes et dialectes arabesAuthor(s): David CohenReviewed work(s):Source: Arabica, T. 9, Fasc. 2 (May, 1962), pp. 119-144Published by: BRILLStable URL: http://www.jstor.org/stable/4055324 .Accessed: 04/03/2012 03:45

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Page 2: Koinè, langues communes et dialectes arabes

KOINE, LANGUES COMMUNES ET DIALECTES ARABES

PAR

DAVID COHEN

LE terme de koine, emprunte aux hellenistes, a acquis, depuis longtemps, droit de cite dans le domaine de la linguistique

arabe. Son emploi ne va pas cependant sans quelques inconvenients. Le premier est dans le caractere vague, ((trouble > pour employer l'expression d'Antoine Meillet 1, de la notion meme qu'il nomme. S'agit-il de la grande langue qui envahit l'usage general en sup- plantant les particularismes dialectaux ? S'agit-il simplement d'un instrument second, d'usage occasionnel, superpose pour les besoins de l'intercomprehension aux parlers courants 2? Ou encore d'une creation artificielle, a des fins d'expression litteraire par exemple? La xoQvV grecque, tout en ne s'appliquant pas 'a une notion unique, reliait neanmoins sous le meme vocable, des realites connexes langue litteraire certes, mais qui n'etait qu'une forme epuree, elaboree, d'une langue commune, instrument de communication orale, dont les developpements devaient aboutir aux divers parlers vivants d'aujourd'hui. Mais entre la koine dans laquelle semblent avoir ete ecrits la poesie ancienne et le Coran et la <ekoine arabe)> definie comme langue commune parlee dont procederaient les dialectes 3, il n'y a pas 'a postuler sans autre analyse, une synonymie de fait, tandis qu'un rapport genetique eventuel reste du domaine de la pure hypothese. Et precisement un autre inconvenient du terme, c'est que l'analogie des faits grecs peut induire 'a 6tablir des rapports qui pour l'arabe sont loin d'apparaitre encore en toute clarte.

Pour la koine poetico-coranique, les faits semblent maintenant s'organiser dans une doctrine coherente. On peut admettre qu'il s'agit du developpement, sur la base d'un dialecte de l'Arabie centrale ou orientale, d'une d(langue moyenne >, reservee aux

i. Aper,u d'une histoire de la langue grecque, 2e ed., Paris, I920, P. I82. 2. Pour un tel usage actuel de l'arabe ((litteral >, voir R. BLACHERE, dans

GLECS, VI, PP. 75-6. 3. C. A. FERGUSON, The arabic Koine, dans Language, XXXV (1959),

pp. 6I6-30. On a parle egalement de (< koine militaire >>, de <<vielile koine citadine >>, etc.

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120 D. COHEN [2]

usages proprement litteraires. L'hypothese a paru s'imposer aux termes d'analyses diff6rentes conduites de faSon autonome: celle de Regis Blachere, basee directement sur la confrontation du Coran et de la poesie archalque et celle de Chaim Rabin qui a utilise les mate'riaux concernant les dialectes anciens contenus dans les traites des grammairiens arabes 1.

Mais precisement, s'il en est ainsi, il semble bien que dans la peninsule arabe, et tout au moins avant les grands brassages de la conqufte, une telle koinAe differe fondamentalement de la xowv' grecque, en ce qu'elle ne semble pas avoir ete normalement parle'e. Regis Blachere evoque a son propos diverses analogies: langue speciale de la poesie berbere, melh4in magribin, idiome # composite)) et <( factice )> des poetes de l'Arabie centrale d'aujourd'hui 2. On pourrait y ajouter la langue de la litt6rature judeo-arabe, qui, au moins en Afrique du Nord, est entendue de tous les Juifs, mais dont personne ne se sert dans l'usage courant 3.

Mais alors se pose un probleme d'analogie avec la xotv' grecque. Celle-ci ayant eA6 langue d'usage commun sur un vaste domaine, s'6tait differenciee en dialectes. En fait on pourrait meme la definir comme l'6tat linguistique que permet de reconstruire la comparaison des dialectes neo-helleniques 4. En est-il de meme pour l'arabe? Quel est le rapport entre la koine poetique coranique et les dialectes vivants ?

Jusqu'a ces derniers temps, ce probleme essentiel n'avait pas fait l'objet d'un traitement coherent et approfondi. On le comprend sans peine: sa solution depend des realisations d'une dialecto- logie comparee encore dans l'enfance, et qui risque de ne se deve- lopper qu'avec lenteur tant que des domaines aussi importants que l'Egypte et le 'Iraq par exemple n'auront pas ete soumis a une exploration linguistique systematique. Pour l'instant nous ne dispo-

I. R. BLACHERE, Introduction au Coran, Paris, 1947, PP. 156-69; Chaim RABIN, Ancient West-Arabian, London, 1951, PP. 3-4. Dans son Introduction a' l'dtude des langues semitiques, Paris, 1947, Henri FLEISCH avait reconnu l'identite de la koine poetico-coranique. De son c6t6 Harris BIRKELAND, Altarabische Pausalformen, Oslo, I940, avait soutenu le point de vue selon lequel la cArabiya devait etre consideree comme une sorte de langue arti- ficielle.

2. R. BLACHERE, Histoiye de la litteYature ayabe, I, Paris, 1952, p. 8o, qui fournit les references utiles.

3. Voir David COHEN, Les Juifs de Tunis, Etudes d'Ythnogyaphie traditi- onnelle. Introduction (Sous presse).

4. MEILLET, Aperyu, p. 179.

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[31 KOINt ET LANGUE ARABE I2I

sons, en d6pit des titres parfois fallacieux de quelques grammaires, d'aucune description rigoureusement synchronique d'un parler bien delimite geographiquement de l'une de ces deux regions. Nous ne connaissons d'une maniere precise et detaillee ni le parler du Caire (le parler usuel et commun, et non la langue semi-litteraire des couches cultivees), ni un parler de Bagdad 1.

Neanmoins, des hypotheses, necessaires pour l'avancement des etudes, ont ete faites, parfois d'ailleurs de maniere implicite, souvent de faSon allusive et vague, en dehors de toute analyse linguistique concrete.

On ne soutient guere, du moins pour ce qui concerne les parlers des populations sedentaires, l'idee de filiations directes et exclusives avec les dialectes anciens. Meme pour les parlers de bedouins, des etudes comme celles de Jean Cantineau sur les nomades du desert arabo-syrien, ont montre que parfois les differences linguistiques impliquent un brassage et une redistribution telles qu'il serait probablement vain de rechercher les traces des anciennes divisions dialectales 2.

Les parlers de nomades n'en sont pas moins cependant ceux pour lesquels on postule le plus aisement certaines continuites. Les rapports avec la koine poetique ne poseraient donc pas dans leur cas de problemes nouveaux. Ils sont, compte tenu des evolutions particulieres, ceux-la meme qu'on pense apercevoir pour les dia- lectes anciens. En ce qui concerne les parlers de citadins, s'il est possible, pour des traits precis mais le plus souvent isoles, de soup- conner quelque rapport entre tel parler ou groupe de parlers modernes et tel dialecte ancien dans lequel les grammairiens avaient releve une meme particularite, aucune parente globale n'a pu etre etablie jusqu'ici 3. Au demeurant, les circonstances de l'expansion militaire de l'Islam et de la propagation de l'arabe qui en a ete la consequence, n'autorisent qu'en de tres rares cas a attendre da- vantage de la recherche. Dans l'ensemble, l'integration des tribus

I. Voir a ce sujet les observations de Louis MASSIGNON, dans BIFAO, XI (1912) et celles de J. CANTINEAU, dans BSL, XLIX (I953), 2, P. 142. Sur le Caire, D. COHEN, dans BSL, LV (I960), 2, P. 232.

2. J. CANTINEAU, dans AIEO, III (I937), Pp. 236-7. 3. Voir G.-S. COLIN, dans Cent-cinquantenaire de l'1Ecole des Langues

Orientales vivantes, Paris 1948, p. 96.

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I22 D. COHEN [4

dans les camps militaires fut assez poussee 1 pour justifier que l'on parte, dans l'etude, d'hypotheses unitaires 2.

En fait des le debut des etudes dialectales, on avait releve certains traits caract6ristiques des parlers de sedentaires, dont 1'extension pouvait difficilement etre tenue pour fortuite: realisation sourde du qaf par exemple, par opposition a la realisation sonore qu'on lui connaissait dans les dialectes de bedouins. Ceux-ci etant supposes essentiellement conservateurs, il etait naturel que des faits propres aux sedentaires fussent interpret's dans 1'ensemble comme des innovations communes impliquant un stade commun auquel les parlers de nomades n'avaient pas eu de part 3.

Et c'est ici que s'est impose a nouveau le terme de koine, dans un autre sens.

Les theories concernant cette seconde koine sont diverses. Pour Vollers, la langue classique etait fondee sur un usage

po'tique des dialectes du Nagd et du Yamama. Mais la langue dominante dans le reste de l'Arabie, langue dans laquelle d'abord fut articulee la predication coranique, etait toute differente. C'e'tait une Volkssprache 'a cote de la Schriftssprache des poetes, et d'elle procedent tous les dialectes hadari aujourd'hui en usage 4. I1 s'agit donc au depart de bases independantes.

Une theorie plus repandue cependant met generalement en rapport de filiation directe cette autre koine, celle des dialectes, et la premiere, celle des poetes. En fait l'une serait sortie de l'autre dans les conditions historiques qui auraient prevalu pendant et apres la formation de l'Empire. Pour Harris Birkeland par exemple, si l'arabe classique est une koine litteraire intertribale, c'est peut- etre un stade ulterieur de cette koine' qui forme (( the common

i. Malgre des segregations tribales durables qui ont alimente de nombreux conflits. Voir AL-TABARI, ed. DE GOEJE, II series, Leyde, I88I-89, pp. 6443, 720; egalement J. WELLHAUSEN, Das arabische Reich und sein Sturz, Berlin I902, P. 78. Des renseignements se trouvent dans L. E. KUBBEL', O nekotoryx (ertax voenno; sistemy xalifata Omayyadov, Palestinskij Sbornik, IV (r959), pp. II2-132.

2. En particulier, voir Johann FUCK, cArabfya (trad. C. DENIZEAU), Paris I955, ch. II, et I'article 'Arabiya dans EJ2.

3. A propos de la distinction entre les parlers de nomades et de sedentaires au Magrib, W. MARCAIS ecrit dans Textes arabes de Takrogna: <( ... (Les deux types) demeurent autonomes et ne procedent ni l'un de l'autre, ni d'un prototype maghribin commun?.

4. Volkssprache und Schriftssprache im alten Arabien, Strassburg I906, pp. i82-4.

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[5] KOINE ET LANGUE ARABE I23

starting-point of the dialects # 1. De fa9on analogue, dans son important article sur les debuts de l'arabe classique, C. Rabin observe, tout 'a fait incidemment d'ailleurs, que ((the present-day colloquials after all are derived from classical Arabic or from a Vulgdrarabisch closely related to it , 2.

Sur la formation de cette eventuelle langue commune parlee, 1egerement differente de la koine po6tique, des indications sont donnees par divers auteurs. Mais c'est 'a Johann Fuick qu'on doit la tentative la plus poussee de rendre compte de ce phenomene sur la base de temoignages precis. La construction de FTick place aussi, au point de depart, le brassage general des tribus dans les places militaires, et plus tard les villes, produisant (( une integration des dialectes d'oiu sortit une langue arabe bedouine commune qui fournit la base de la 'Arabiya classique des siecles posterieurs # 3.

Cette 'Arabiya propre 'a la couche aristocratique des dominateurs arabes coexista d'abord avec des sortes de pidgins que les popu- lations indigenes des regions conquises constituaient pour leurs relations avec leurs maltres. Mais peu a peu, par l'accession des muwallads 'a la culture et a la vie sociale arabes, par l'introduction de concubines indigenes dans les maisons des conquerants, par l'extension de l'influence du Coran, l'usage de la 'Arabiya s'etendait, mais non sans subir, au moins dans les classes inferieures, de graves adulterations qui devaient aboutir 'a des varietes locales diverses, et finalement aux dialectes. Dans les classes superieures cependant, en depit des influences dialectales qui s'exer9aient notamment par l'intermediaire des epouses et des meres non arabes, la langue parlee etait pour l'essentiel la koine bedouine, que les grammairiens d'ailleurs n'allaient pas tarder 'a ( standardiser # et 'a fixer avec, pour modele constant, la langue litteraire ancienne de la poesie ar- chaique et du Coran.

Mais le tableau ainsi trace conduit 'a poser une question qui n'a pas toujours ete formulee - bien qu'il y ait ete implicitement r6pondu de fa?ons diverses dans les divers travaux - avec toute la nettete desirable: cette sorte de a moyen arabe # etait-elle fonda- mentalement une? En d'autres termes, n'avons-nous affaire aujourd'hui dans les villes arabes, des cotes de l'Atlantique aux

i. Growth and structure of the Egyp, a.n Arabic dialect, Oslo, 1952, p. 7. 2. << The Beginnings of Classical Arabic >>, dans Studia Islamica, IV, I955,

p. 26.

3- cArab4ya, p. 7.

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I24 D. COHEN [6]

confins de la Mesopotamie qu'aux representants evolues de cet 6tat unique? Ou au contraire, les dialectes actuels de sedentaires n'orienteraient-ils pas vers des etats de langue differents au depart, constitues sur la base des dialectes anciens en des lieux differents, a des periodes diff6rentes, selon des me'langes en proportions diverses ? 1

La reponse dans l'hypothese d'une Volkssprache anterieure 'a l'islamisation, telle qu'elle est postulee par Karl Vollers, est claire: les armees de la Conquete transportaient et propageaient une langue unique. Dans la perspective beaucoup plus seduisante de Johann Flick, bien que faute de documents suffisants et assez nettement localises, cette precision ne nous soit pas fournie, on n'en doit pas moins supposer, semble-t-il, un # moyen-arabe unifie. C'est en tous cas un tel stade commun, sorte de proto-arabe dialectal, que Charles A. Ferguson s'est propose, il y a peu, de definir linguistiquement, 'a partir d'une analyse comparative des dialectes vivants 2

Mais est-il possible de << tester #>, en fonction de criteres purement linguistiques, et non pas de donn6es historiques qui dans leurs de- tails utiles nous echappent en grande partie, la these d'une koine militaire, ancetre unique des dialectes citadins d'aujourd'hui ?

La mise en evidence d'une telle unite implique que l'etude des dialectes modernes permette de faire les constatations suivantes:

i. Les dialectes de citadins doivent presenter des traits communs qui, dans leur ensemble, ne sont pas connus des dialectes de no- mades dont on postule en principe une origine diff6rente. Ceci pour definir une koine' purement citadine.

2. Ces traits communs doivent etre egalement absents de la langue du Coran et de la poesie. Ceci pour definir une langue com- mune diffe'rente de la koine' poetique ancienne.

3. Mais ils doivent aussi ne pas <s resulter des tendances g6nerales de la langue )>. Ceci pour eviter de prendre pour des indices d'une communaute d'origine immediate, ce qui peut etre le fait d'in- novations paralleles 3.

I. C'est la these qui sera soutenue ici. Voir C. PELLAT, Langue et litte'rature arabes, Paris, I952, P. 5I; W. FISCHER, Die demonstrativen Bildungen der neuarabischen Dialekt, 's-Gravenhage, 1959, P. VII.

2. Ci-dessus, p. [i], n. 3. 3. Dans son article precite, et qui sera examine plus longuement dans la

suite, C. A. FERGUSON a degage et enonce les deux derniers points, mais non

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[7] KOINE ET LANGUE ARABE I25

En somme, le seul moyen de caracteriser cette koine comme citadine et differente de l'ancienne langue poetique, c'est d'y mettre en evidence des conservations et des innovations qui lui soient rigoureusement propres et dont la presence ne peut pas etre, pour autant qu'on puisse l'etablir, purement fortuite.

II est bien evident qu'une premiere serie de traits a consid6rer est celle par laquelle on caracterise precisement les dialectes de seden- taires par rapport 'a ceux des nomades. Le traitement du qdf (sur lequel on reviendra plus loin) en est le plus general. Mais d'autres traits ont etW d6gages qui se revelent dans les etudes dialectolo- giques des discriminants utiles 1. Ce sont pour l'essentiel:

- la realisation occlusive des anciennes spirantes interdentales,

- la chute ou l'extreme faiblesse d'articulation apres consonne du -h- des pronoms suffixes de pluriel,

- l'absence de distinction de genre au pluriel dans les pronoms et dans les verbes,

- la forme CCaCvC du pluriel quadrilitere qui est C(v)CdCiC chez les nomades (et dans la langue ancienne),

-le scheme de diminutif a -y- gemine :f(u))'ayya1, - l'utilisation d'une particule verbale avec l'accompli pour l'ex-

pression d'une sorte de present-duratif,

- l'expression analytique du rapport d'annexion au moyen d'une particule de liaison.

Cette liste ne comprend que les traits distinctifs valables en principe pour tous les groupements dialectaux. D'autres discri- minants ne sont significatifs que dans une partie du domaine. Ainsi pour le Magrib, par exemple, la forme 'a finale -iu au pluriel de l'inaccompli des verbes a 3me y, ou la reduction, quand elle a lieu, a i et it (contre j et o chez les nomades) des complexes ay et aw.

le premier, qui d'ailleurs va de soi dans la perspective qu'il s'est donnee. Mais, explicite ou pas, il faut I'avoir present a 1'esprit, dans le choix des criteres. Car, un trait commun a 1'ensemble des dialectes, de citadins et de nomades, me'me s'il est inconnu de la langue ancienne, ne serait pas probant pour 1'etablissement d'une koine proto-dialectale: il ne pourrait montrer eventuellement que l'isolement sur ce point des dialectes qui fondent la hoirn corano-po6tique.

I. W. MARMAIS, Takro72na, pp. xx-xxII; G. S. COLIN, article Maroc, dans El'; J. CANTINEAU, dans BSL, XL (I939), i, pp. 8I-2.

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I26 D. COHEN [8]

Dans ces cas au moins, etant donne les limites d'extension des phenomenes, il ne peut etre question d'attribuer les traits des parlers de sedentaires 'a une origine commune. La differenciation ne peut avoir qu'une signification: c'est que les sedentaires conti- nuent d'innover plus vite que les nomades, et que leurs innovations sont aptes a se propager largement. Si une koine' apparaft, elle n'est pas a placer a l'origine, mais a envisager comme point d'abou- tissement.

Mais le fait essentiel est qu'aucun de ces traits n'est assez general pour etre distinctif isolement. Chacun peut manquer a un parler de sedentaires sans que le caractere de parler de sedentaires puisse etre mis en doute.

Le passage des spirantes interdentales aux dentales correspon- dantes n'est pas realise partout, loin de la. L'hispanique possedait des interdentales. La generalite des parlers tunisiens de sedentaires, sauf des parlers juifs et celui de Mahdiya, connait egalement les interdentales. En Orient, des parlers sedentaires du'Iraq, du Sud du Liban, de Palestine, des parlers de Driuz les ont egalement conserves. I1 ne peut donc s'agir de voir dans le passage aux occlu- sives un fait de << koine citadine )> ancienno, dfu comme il a ete frequem- ment soutenu, au substrat arameen de cette hypothetique koine'.

En fait nous disposons par chance sur ce point, en dehors des observations que l'on peut faire actuellement, d'un certain nombre de documents historiques. Nous savons, sur le temoignage d'al- ;ahiz, qu'au moins dans quelque parler 'iraqien, des le IXe siecle,

la confusion des interdentales et des dentales correspondantes etait chose faite 1, de meme d'ailleurs, semble-t-il, qu'en Syro-Pales- tine 2. Un temoignage de Saadiya Gaon, nous donne sur ce point un termintus a quo pour la Palestine 3. Le Bayan (I, 33, I3) nous apprend que <# le sicilien remplace dal par dal ))4. Mais au XVe siecle encore le grenadin possedait trois interdentales, comme le tunisien moderne 5.

La distinction du genre au pluriel des verbes et des pronoms existe dans divers parlers de sedentaires, dont celui de Kfar cAbida, de meme que le pluriel f'alil 6, et peut manquer dans des parlers de

I. Cite sans reffrence par M. BARBOT, dans Arabica, VIII (I96I), p. I82. 2. J. CANTINEAU, dans BSL, XLVII (I952), 2, P. I22. 3. Commentaire sur le Sefer yesira, ed. MAYER LAMBERT, Paris, I89I, P. 45. 4. J. FtUCK, cArabiya, p. 98. 5. COLIN, dans Hesperis, X (I930), pp. 9I et suiv. 6. FEGHALI, Le parler de Kfar cAbida (Liban-Syrie), Paris, 1919, P. 225.

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[9] KOINE ET LANGUE ARABE I27

type nomade 1. Le scheme de diminutif fEayyal est egalement connu dans certains parlers nomades, comme la hassaniya de Mauritanie par exemple. Le diminutif en tant que formation vivante a d'ailleurs pratiquement disparu au Liban et en Itgypte. Les traces qu'on trouve, dans certains parlers libanais au moins, relevent frequemment de la forme sans getmination du y 2.

Quant 'a l'utilisation d'une particule verbale et d'une particule de liaison nominale, les dialectes nomades ne l'ignorent pas abso- lument.

Tous ces phenomenes laissent en realite apercevoir une ligne d' evolution commune, une tendance de la langue, se realisant, comme on peut s'y attendre, 'a un rythme plus rapide chez les sedentaires que chez les nomades. D'ailleurs le fait que ces traits qui sont des innovations, ne soient pas realises dans l'ensemble des dialectes de sedentaires exclut qu'on puisse les attribuer 'a une koine. En fait, comme l'indique Jean Cantineau: <( Seule la prononciation sourde de qdf a un sens decisif: tous les parlers de sedentaires, et seuls les parlers de sedentaires, ont cette prononciation # 3.

I1 est bien evident qu'un tel critere ne permet pas de tracer une ligne de partage entre les parlers actuellement en usage. En dehors meme de la peninsule arabique qui n'entre pas dans le cadre de ces observations, Tripoli de Lybie 4 par exemple et tout le Sa(ld egyptien 5, villes et campagnes, ont une realisation sonore du qdf, soit exactement g. Mais il s'agit dans tous les cas soit de be- douins sedentarises, soit de populations dont le noyau citadin a ete recouvert par des apports bedouins. Ainsi pour ne prendre qu'un exemple, 'a Tripoli, 'a cotW de l'articulation g, generale chez les Musulmans, les Juifs qui, du fait de la segregation religieuse, n'ont pas e't touches par la bedouinisation, ne connaissent que q. D'ail- leurs, il est frappant de voir ce meme q apparaltre dans les emprunts anciens faits dans cette region par le berbere a l'arabe 6.

Le critere est donc purement historique.

i. A. A. KHALAFALLAH, A descriptive grammar of Sari: di Colloquial Arabic, Austin, (Texas) I96I, p. 83.

2. FEGHALI, Kfar cAb'da, pp. 234-5.

3. BSL, XL (I939), i, p. 8i. 4. H. STUMME, Mdrchen und Gedichte aus der Stadt Tripolis in Nordafrika,

Leipzig, I898, p. I99. 5. A. A. KHALAFALLAH, A descriptive grammar, Austin, pp. 2-3, 22. 6. Antonio CESARo, L'arabo parlato a Tripoli, Milano, 939,P. 24.

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I28 D. COHEN [Io]

Le probleme se pose alors d'en connaitre l'origine. Une these assez couramment admise est que le phoneme arabe commun etait une sonore. Ainsi dans les deux travaux les plus recents concernant la phonologie de I'arabe, ceux de Jean Cantineau 1 et d'Irene Garbell 2, c'est une sonore qui est posee comme representant an- ciennement le qdf. Mais d'oiu proviendrait alors la realisation sourde caracteristique des parlers de sedentaires? Irene Garbell, sans se prononcer nettement, penche cependant vers le point de vue de Cantineau selon lequel il s'agirait d'un fait de substrat arameen. Le systeme des palatales uvulaires qui etait 'a un premier stade 3:

Plain breathed /s/ /k/ unbreathed

'Emphatic' breathed /x/ unbreathed I l /Y/

evolue 'a un second stade 4 vers

Plain breathed /s/ /k/ unbreathed /i/

'Emphatic' breathed /x/ unbreathed /q/ /y/

I1 peut sembler difficile de concilier le passage /g/ >/q/ sous l'influence du substrat avec la realisation /JT/ de gsm au premier stade. En effet l'arameen possedait un /g/ dont on aurait pu attendre sans doute plus facilement -dans l'hypothese d'une action de substrat - qu'il absorbe le /g/. Par contre, si le gtm se trouvait encore represente par /g/, cette assimilation qui aurait entraine une confusion de deux phonemes devenait difficile.

Quoi qu'il en soit pour I. Garbell, l'assourdissement de qdf assigne a son stade no 2, remonterait alors au IXe-Xe siecle. II devient des lors difficile de penser que la realisation sourde, attestee en arabe hispanique, en maltais et parmi toutes les populations sedentaires anciennes du Magrib, ait pu 'tre propagee au moment

i. Esquisse d'une phonologie de l'arabe classique, dans BSL, XLIII (I946), PP. 93-I40, reproduite dans Etudes de linguistique arabe, Paris, I960, pp. 165-204.

2. << Remarks on the Historical Phonology of an East Mediterranean Arabic Dialect >), dans Word, XIV (1958), PP. 303-337.

3. ibid., p. 308. g repr6sente dans ce tableau, selon la notation meme d'I. GARBELL, un g ( emphatique ). Dans le reste du texte, il note, selon les con- ventions de cette publication, la fricative v6laire sonore.

4. ibid., p. 3I0.

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[II] KOINE ET LANGUE ARABE I29

meme de la premiere vague d'arabisation, qui est bien anterieure. Si l'expansion du phenomene devait avoir eu un point d'origine unique en Orient, il faudrait alors supposer qu'il s'agit d'une <( onde )) touchant successivement les cites, mais a des periodes pour lesquel- les ne pourrait plus etre invoqu6e la koine militaire de la Conquete.

La chronologie d'I. Garbell peut naturellement etre r6voqu6e en doute. On pourrait, comme semble le faire J. Cantineau, placer plus tot l'uvularisation et l'assourdissement de ce /l/, et y voir alors un trait de l'hypothetique langue commune. Mais il faudrait d'abord avoir la certitude que la realisation du qdf etait gen6rale- ment sonore, que ((la r6alisation du q dans les parlers de nomades represente l'etat ancien ,' 1.

La base de cette hypothese est dans la description que nous en ont laissee les grammairiens arabes. Sibawaihi et Zamahsarl, en effet, definissent le qdf comme une makhara, donc, au moins selon Henri Fleisch 2, une sonore. Une difficulte provient cependant de la tradition actuelle de la recitation coranique qui est nette sur ce point: elle n'admet que q sourd 3. Faut-il voir la une marque d'in- fluence citadine? II faut avouer qu'il paralt surprenant qu'une innovation sur ce point ait pu triompher de la <( standardisation )> des grammairiens, si elle n'etait solidement fondee sur la tradition ancienne. On comprendrait plus facilement que l'ide'al nomade ait conduit les grammairiens 'a preconiser, en depit de cette tradition, une articulation sonore, a la bedouine.

En fait, en l'absence de documents precis et clairs, aucune hypothese ne peut s'imposer en dehors des donnees comparatives. Or ce que la comparaison des langues s6mitiques semble pouvoir restituer avec le plus de vraisemblance, ce sont, pour le systeme consonantique, des triades, dans lesquelles a une consonne sourde et une consonne sonore, correspond une troisieme consonne, phonologiquement neutre sans doute au point de vue de la voix, mais qui, articulee avec la glotte fermee, ne comportait pas en realite de vibrations glottales 4.

I. J. CANTINEAU, Etudes, p. I 74. 2. MUSJ, XXXV (1938), P. 236. - Sur la d6finition des grammairiens

arabes, voir M. BRAVMANN, Materialen und Untersuchungen zu den phone- tischen Lehren der Araber, Gottingen, 1934, P. 21.

3. C. BROCKELMANN, Grqundriss, I, p. I2I. - Sur une tradition de taewid ancien avec q sonore (et qui represente peut-etre la prononciation du Higaz, voir K. VOLLERS, Ninth Congress of Orientalists, II, p. I38.

4. Voir sur l'organisation en triades, Marcel COHEN, dans Les langues du

ARABICA IX 9

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I30 D. COHEN LI2]

Or en particulier pour ce qui concerne le qdf, la sonorite est un trait particulier a certains dialectes arabes, et ne se retrouve dans aucune langue semitique dont la phonetique soit connue concrete- ment. Ainsi dans les langues semitiques encore vivantes, celles de I'tthiopie et l'aram6en 1, le phoneme correspondant au qaf arabe est egalement sourd, glottalise en ethiopien, velarise en arameen. La tradition de la lecture en hebreu ne connait que la realisation sourde en Europe comme dans le monde arabe. En tous cas, il ne semble pas qu'on ait releve dans quelque langue semitique que ce soit, de traces de sonorisation de consonnes sourdes au contact d'un qdf.

Pour le s6mitique commun, il est donc legitime de poser une triade de palatale: *k, *g, *k'. Comme l'ont montr6 Andre G. Haudricourt et Andre Martinet 2, des phonemes glottalises du type de k', peuvent aboutir a la realisation velaire telle qu'elle est attestee en arameen et en arabe des sedentaires par l'intermediaire d'un stade de pre-glottalisation. Le relachement de l'occlusion laryngale qui, dans la glottalisee, se produit au moment de l'ex- plosion de la consonne, est quelque peu anticipe, et se realise pendant l'implosion sonorisant du meme coup la consonne: k' > 'g. Par la suite, un phenomene de remontee dans l'appareil phonatoire de la marque de l'emphase en fait une velaro-pharyngalisation qui s'accompagne secondairement d'un assourdissement 3. Ainsi l'em- phase du type arabe se serait r6alisee 'a partir de la glottalisation semitique en deux phases successives:

Monde, 2e ed., Paris, I952, p. 9I. - Sur la phonologie du semitique, J. CANTINEAU, dans Semitica, IV (1951-52), PP. 79-94, reproduit dans Etudes, pp. 279-294, et A. MARTINET, dans BSL, XLIX (I953), pp. 67-78.

i. Pour le sudarabique moderne les faits n'ont pas 6t6 suffisamment etudies. La seule information qui ait ete donnee est celle de D. H. MULLER, dans le vol. IV de la Siudarabische Expedition der Kais. Ak. d. Wiss. in Wien p. viii. Elle peut faire penser a une realisation velaire sonore. Mais sur les quelques points oiu il est encore parle, le sudarabique est fortement influence par l'arabe.

2. A. G. HAUDRICOURT, <(La mutation des emphatiques en semitique >>, dans GLECS, V (1950), P. 49; A. MARTINET, art. cit.

3. I1 faut rapprocher de ce point de vue l'indication donnee 6galement par les grammairiens arabes, que le t2' 6tait aussi une maghufra. On aurait alors un autre t6moignage du passage par un stade sonore des emphatiques sourdes actuelles. De plus, il existe des attestations d'un sad sonore dans les dialectes anciens, RABIN, Ancient Westarabian, p. 175.

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[I3] KOINt ET LANGUE ARABE I31

I. *k) > *)g II. 'g > k (~ q)

Cependant on ne peut pas exclure que la realisation sourde de qaf soit au contraire une conservation d'un etat ancien de 1'emphatique avec occlusion glottale. Cette conservation, dans les conditions g6nerales d'evolution supposees ici, n'a rien d'invraisemblable, etant donne la relative facilite avec laquelle se combine l'occlusion glottale et une articulation specifique aussi profonde que l'arti- culation velaire 2. Les grammairiens occidentaux ont d'ailleurs decrit souvent le qdf comme une glottalise e3.

Quoi qu'il en soit, est-il necessaire de poser comme postulat qu'a l'6poque de la conqu6te, tout le domaine arabe en etait au stade de la preglottalisee *'g? Les renseignements que nous ont transmis les grammairiens sur les anciens dialectes de l'Est 4, de meme que les traditions de lecture permettent au contraire de supposer soit la conservation, sous la forme d'une sourde, du *k' semitique, soit le passage a? la 2- phase, au moins en quelques endroits. Or ces tra- ditions pourraient trouver une confirmation dans le fait que les emprunts faits par l'arabe 'a date ancienne, et que le texte coranique atteste deja', repondent par qdf a des phonemes sourds: q de l'ara- meen, c du latin, k du grec. Ainsi lat. castra > qasr-; syr. qant-ra- (lat. centenarius) > ar. qintdr-.

Une hypothese peut alors etre faite qui tiendrait compte des vues traditionnelles sur le caractere de sourde du qdf et de la place qui lui a 6te assignee parmi les maghu:ra. C'est que la koine poetique soit fondee sur des dialectes a realisation sourde du qaf.

On comprendrait alors aisement le q citadin. I1 est normal en effet que dans les endroits oiu s'operaient des melanges interdialectaux, ou naissaient des dialectes '# moyens >, la rivalite g-q se soit termin6e par la victoire de l'articulation qui jouissait du plus grand prestige, celle de la koine' corano-poetique. Dans la Mekke moderne par exemple, la prononciation sonore demeure celle du bas peuple, mais les classes cultivees semblent avoir adopt6 le qdf sourd 5. C'est sans

i. Sur l'autre processus d'6volution du qaf, 'g aboutissant a G > g dans les dialectes de nomades, voir A. MARTINET, (< La palatalisation "spontan6e" de g en arabe #, dans BSL, LIV (I959), I, pp. 96-98.

2. A. MARTINET, art. cit., p. 96. 3. Voir par exemple, W. MARSAIS, Le dialecte arabe des Uldd Brdhim

de Saida, Paris I908, p.12. 4. C. RABIN, Ancient Westayabian, pp. 125-6. 5. C. BROCKELMANN, dans Handbuch der Orientalistik, III (Semitistik),

p. 223.

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I32 D. COHEN [I4]

doute le phenomene qui a dAu se produire partout dans les villes, a un premier stade, puis se generaliser 'a toutes les couches. Mais la situation s'etant presentee de faSon analogue dans tous les foyers d'arabisation, le m6me phenomene se serait reproduit partout, meme si n'6taient pas intervenus les contacts et les influences reciproques entre les diverses populations citadines.

L'existence de ces quelques discriminants gen6raux entre dia- lectes de nomades et de sedentaires, reconnus depuis longtemps, ne contraint donc pas semble-t-il, a poser un proto-dialecte citadin commun.

Mais ces discriminants ne sont pas seuls 'a prendre en consid6- ration. Dans un travail recent, auquel il a ete fait allusion plus haut, C. A. Ferguson a pousse tres loin la comparaison inter- dialectale, afin de d6gager les traits qui leur sont communs et qui sont absents de la langue litteraire. C'est le premier essai 'a notre connaissance, et le seul jusqu'ici, de reconstruction de l'hypo- thetique langue commune. Dans cette perspective, C. A. Ferguson rassemble une serie impressionante de faits relevant aussi bien de la phonologie que de la morphologie, de la syntaxe et du lexique 1. Le plus souvent il s'agit de faits nodaux qui determinent des differenciations d'ordre structural. Mais en conduisent-ils pour autant "a poser une origine commune? Disons en anticipant sur les resultats de l'analyse des faits, qu'il est plus aise d'en conclure a un certain particularisme du classique, au moins sur quelques points.

i. Perte du duel. Le duel apparait partout en regression. Cela n'a rien en soi de remarquable. Antoine Meillet a montre clairement qu'il y a lIa une sorte de loi universelle, et que ( le duel a tendu partout 'a disparaltre lors du developpement de la civilisation > 2.

Mais les conditions dans lesquelles il disparait dans les dialectes arabes m6ritent de retenir l'attention. D'une part les formes qui persistent sont toujours des substantifs ; d'autre part alors que l'accord du pluriel est <( flottant )), se faisant, selon les cas, soit avec un feminin singulier, soit avec un pluriel, le duel commanderait toujours un accord du pluriel.

i. I1 s'agit de faits surtout orientaux, les donn6es magribines pouvant avoir 6t6 fauss6es par l'influence hilalienne. Ici, on tiendra compte, surtout dans la mesure pr6cis6ment oiu elles sont clairement pr6hildliennes des don- nees occidentales. Mais les faits hilaliens eux-memes sont utilis6s i titre d'arguments negatifs.

2. BSL, no 53, p. xcv.

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[I1] KOINE ET LANGUE ARABE I33

L'observation de C. A. Ferguson est subtile et frappante. Il semble cependant que les faits peuvent etre interprte's dans le cadre des tendances gen6rales de la langue. Dire que les dialectes ne con- naissent plus de formes de duel pour les verbes, les adjectifs, et meme les pronoms, c'est dire simplement que les substantifs au duel ne commandent plus d'accord au duel 1. Ce qui peut n'6tre qu'un corollaire normal de l'affaiblissement du duel en tant que categorie grammaticale2.

On ne peut davantage s'6tonner, semble-t-il, que dans les dia- lectes d'Orient, en Syrie, le pluriel kbar < grands # soit obligatoire pour qualifier le duel beten de bit < maison >), alors que byutt qui en est une forme de pluriel interne, peut avoir un accord du feminin singulier: byu7t kbiya < de grandes maisons 3 3. En classique, le duel a, comme le pluriel externe masculin, un accord fixe. Dans l'un comme dans l'autre cas, le singulier est exclu, au moins pour ce qui concerne l'adjectif. Que cette exclusion se retrouve dans les dialectes est un fait remarquable, mais non probant, en faveur de la koine' supposee. Au demeurant, on constate dans de nombreux dialectes une tendance vers une organisation plus nette, du point de vue formel, de l'opposition de nombre. Pour ce qui concerne le duel, il est normal que celui-ci en disparaissant se fonde dans le pluriel et non dans le singulier. Seul un accord generalise au singulier au- rait e'te' significatif.

D'ailleurs dans la vieille koine litteraire, avant la < standardi- sation ) grammaticale, la tendance semble avoir ete deja vers la fusion du duel dans le pluriel. Ainsi apparait-il dans les exemples suivants, cites par R. Blachere: 'inna 'Umma Salma wa-'Umma HabTbata dakaratd kanisatan ra'aynaha (Bukh., III, 28) <(U. S. et U. H. mentionnerent une eglise qu'elles avaient vue >; qdlata 'ataynd ta'i'ina (Cor., XLI, ii) <( toutes deux dirent: Nous sommes venues, obeissantes >. <( I1 est evident, note R. Blachere, que les

i. II convient de signaler d'ailleurs que le phenomene est commun a tous les dialectes arabes, qu'ils soient de nomades ou de sedentaires, et ne semble par consequent pas relever de la koine en question. L'emploi du duel est plus frequent chez les Nomades et apporte ainsi une nouvelle illustration du caractere plus conservateur de leurs dialectes.

2. Des faits de cette sorte semblent apparaitre en divers cas, comparer A. CUNY, Le nombre duel en grec, Paris, I906, PP. 506-7, et La categorie du duel . . ., Bruxelles, I930, P. 32, oii est signal6e la tendance du duel en voie de disparition ?h se r6fugier dans des expressions nominales toutes faites ).

3. FERGUSON, art. cit., p. 62I.

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I34 D. COHEN [i6]

grammainens arabes ont fait fi de cette tendance et ont admis seulement l'opposition sing. /duel/pl. ,> 1.

2. Absence de verbes a 3e radicale w. La remarque en a 'td faite depuis longtemps. Les dialectes ne connaissent pas la distinction des types classiques rama - yarmti / gazd - yagzi. Ils se flechissent tous deux sur le modele du premier. Mais c'est un fait dont on peut penser qu'il va dans le sens de l' evolution normale de la langue, et qu'il n'oriente pas obligatoirement vers une origine unique. Dans l'etat de langue represente par le classique, la flexion comporte des desinences qui ont generalement disparu des dialectes modernes. Or precisement, dans les verbes a 3e radicale -w, seule une desinence assure la distinction de nombre a l'inaccompli pour les 2e et 3e personnes: yagzfi / yagziina. Dans les dialectes du fait de l'absence de cette desinence -na aussi bien dans les formes verbales, que nominales aucune distinction de nombre n'est possible dans ce cas. On contoit des lors le passage du type gazd / yagzii au type voisin, ou cette distinction est assumee par une opposition a / u (mas'a yam?u), a / su et parfois -yu 2 chez les sedentaires magribins (masa / yams?u ou yamsyu). Comme il apparait de facon constante dans la dialectologie historique de l'arabe, les transformations operees a l'inaccompli se repercutent normalement sur l'accompli.

D'ailleurs la categorie des verbes 'a 3e -w n'a pas disparu sans laisser de traces dans les dialectes. Un peu partout sont signales quelques verbes d'usage restreint et un peu particulier: hba/ yahbu

ramper a quatre pattes )>, dba/ yadbu (( trottiner >, kEa/ yakEu ((marcher avec peine #. Nulle part cependant, on n'en a fourni le paradigme complet 3. Les dialectes ont donc connu ce type de verbe '(defectueux ) qui n'aurait pratiquement disparu qu'apres la chute des desinences flexionnelles 4.

3. nisba en -i. Il ne semble pas qu'on puisse davantage s'appuyer sur le traitement du suffixe de nisba en -i. Devant la generalite du fait dans les dialectes, on a pense y reconnaitre un trait relevant de la koine militaire de la conquete. Or il faut bien souligner que la

i. M. GAUDEFROY-DEMOMBYNES et R. BLACHERE, Grammaire de I'arabe classique, 3e ed., Paris, 1952, P. 286, n. 2.

2. Cette derniere forme en -yu est celle qui a ete relevee 'a Tunis-juif. 3. W. MARSAIS, Ulad Brghim, p. 87, avec de nombreuses ref6rences aux

autres dialectes; M. COHEN, Alger, p. 193. 4. Pour la chronologie de la chute des desinences, H. BIRKELAND, Alt-

arabische, passim.

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[I7] KOINt ET LANGUE ARABE I35

correspondance cl. -iyy-/ dial. -, normale du fait de la chute des desinences flexionnelles, ne pourrait etre significative du point de vue qui nous occupe, que dans la mesure oii elle ne constitue pas un ph6nomene general purement phonologique, interessant l'homologue dialectal de tout groupe predesinentiel classique -iyy-, et non pas seulement le suffixe de la nisba en tant que tel. Il semble, d'apres C. A. Ferguson, que certains dialectes connaissent en effet une opposition distinctive i (representant la nisba :-iyy (re- presentant les autres finales anciennes en -iyy-). Le fait est int6- ressant, mais il ne semble pas que ce soit, loin de Ia, le cas general. Dans la plupart des dialectes decrits, il semble bien qu'a -iy- (suivi de la desinence flexionnelle) du classique correspond regulierement -i, de meme qu'a -uww- correspond -i 1. On ne voit pas comment attribuer 'a la koine un fait qui n'aurait qu'une extension des plus limitees dans les dialectes modernes.

Un argument ajoute est que le contraste entre le feminin du type tdnya et celui du type 'arabiyya n'ait pas suffi a menager une distinction tdn : * carabiyy au masculin, analogue a celui que connait le classique. Cela serait un indice que la nisba aurait ete en -4< dans la koine. En fait, il y a un parallelisme frappant dans le traitement des correspondants dialectaux de cl. -iy- et- uww-. Ainsi 'a Tripoli (Liban) par exemple, mais ailleurs aussi, de mme que le duel de j9di est jadya`n contre karsiyyan pour kdysi ou eara- biyyan pour sarabi, le duel de ?adu est eaduwwan contre dalwan pour dalu (El Hajje, p. I52). Le feminin de edu 'a Tunis est eduwwd (edi7wd) comme celui de tunsi est tuinsiyyd (tiZnsiyd).

4. Disparition du ddd. Cependant de tous les traits dont temoigne, contre le classique, la generalite des dialectes, l'absence d'un correspondant specifique du dad est le moins propre 'a fonder l'hypothese d'une origine unique. Le ddd, en effet, n'a pas simple- ment change d'articulation. Dans ce cas, la nouvelle articulation, si elle e'ut ete semblable dans tous les dialectes, aurait pu fournir une indication positive. Mais d'une disparition pure et simple, on ne peut tirer argument que si rien dans le systeme de reference ne pouvait la laisser prevoir. Or il est loin d'en etre ainsi. Tous ceux

i. Voir en particulier les considerations de Richard S. HARRELL, The Phonology of Colloquial Egyptian Arabic, New York, I957, PP. 30-I, sur les g6minees en finale, et pour y en finale, pp. 28, 64-5.

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I36 D. COHEN [i8]

qui ont tente de dessiner l'organisation phonologique du systeme classique ont ete frappe par l'isolement du phoneme 1. En fait, il se trouve en quelque sorte hors systeme. La pression avait toute chance de s'exercer dans le sens de son integration. On ne peut d'ailleurs negliger le fait que de toutes les langues semitiques - et on sait qu'il en est comme I'akkadien ou l'ougaritique dont nous connaissons des etats fort anciens, remontant 'a plusieurs mille- naires - seuls I'arabe et le sudarabique fournissent des attes- tations de ce phoneme. I1 s'agit d'une conservation extraordinaire de ce qui a pu etre I'un des elements d'une triade laterale, dont les deux autres s'etaient detaches, au cours d'une prehistoire hors de notre portee, pour constituer d'autres ordres. En arabe ancien, c'etait donc un fossile dont l'acceleration des processus evolutifs consecutive a la puissante expansion de la langue allait entrainer l'elimination partout, mais, selon toute vraisemblance, 'a des epoques diverses selon les lieux.

L'aspect chronologique du probleme peut-etre considere d'un peu plus pres. dad a disparu par fusion avec un autre phoneme. Ce 'a quoi l'observation des faits actuels peut acceder, c'est 'a la constatation que le representant de dad est d dans les dialectes qui possedent des interdentales, et d dans ceux qui n'en ont pas. On a donc de bonnes raisons de penser que dad a d'u se confondre d'abord avec le phoneme qui lui etait sans doute le plus proche d, avant que celui-ci, dans certains dialectes, ne deviennent d. La disparition du dad en tant que tel a ainsi surement precede partout la fusion des interdentales avec les dentales. Elle doit etre par consequent fort ancienne en Orient 2. Mais elle a sans doute ete realisee bien plus tard en arabe d'Espagne ou une articulation laterale pour ce phoneme est attestee notamment dans des (( ara- bismes ) espagnols ou portugais, comme alcalde, esp. anc. alcalle < ar. al-qadi, port. anc. arrabalde, mod. arrabal < ar. al-rabad, etc. 3.

I. J. CANTINEAU, Etudes, p. i 86 ; A. MARTINET, dans BSL art. cit.,pp. 73-4; I. GARBELL, dans Word, art. cit., p. 308.

2. Voir ci-dessus p. [8]. Comparer J. FUCK, cArabiya, pp. 89-go; egalement FEGHALI, Kfar cAbi'da, p. 56, n. I.

3. G. S. COLIN, dans Hesperis, X, et de nombreux exemples dans A. STEIGER, Contribucion a la fongtica del hispano-drabe y de los arabismos en el Ibero-romanico y el Siciliano, Madrid, I932, ? 21, pp. I60-5. L'arti- culation laterale du dad a vraisemblablement ete celle de l'arabe archaique, comme du semitique, MARTINET, dans BSL, art. cit.; CANTINEAU, Etudes, PP. 54-6. L'affirmation de ce dernier dans AIEO, IV (1938), p. I63, selon laquelle cette articulation n'est plus repr6sentee nulle part, meme dans la

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[19] KOINE ET LANGUE ARABE I37

On peut observer en passant que la realisation sonore de ta' (ci-dessus p. [I2] n. 3) devait etre disparue dans les dialectes avant la confusion des interdentales avec les dentales, faute de quoi ta', d' et dad ayant la meme articulation d, l'assourdissement aurait

touch e egalement les representants des trois phon emes et ils seraient aujourd'hui confondus en t tous les trois. C'est bien en fait ce qui se passe dans certains parlers s6dentaires du Magrib, mais le fait est trop sporadique, et d'autres explications plus vraisemblables pourraient sans doute etre donnees 1.

Les traits examines jusqu'ici, bien que realises dans la plus grande partie des dialectes, et notamment dans tous les dialectes de sedentaires, peuvent donc avoir des origines et des histoires diff&- rentes. Certains autres qui ont ete proposes paraissent beaucoup moins generaux. Ils sont absents en tous cas de nombreux dialectes magribins.

5. Le plzitiel *fuedl. Ainsi il est difficile de se declarer convaincu de l'existence d'un ancien pluriel commun fu'al pour les singuliers en fil 2, alors que le classique ne connait que fi7dl dans ce cas. Mais en fait, dans la plupart des dialectes, la seule forme connue est f'al, sans qu'il soit possible de savoir autrement que par la comparaison avec le classique, quelle voyelle pouvait se trouver dans la premiere syllabe, avant la chute des voyelles breves en cette position. Dans quelques dialectes, fait remarquer C. A. Ferguson, la chute d'un ui laisse des traces que nous pouvons recon- naitre. Malheureusement le seul exemple de formes presentant de telles traces qui soit donne est le pluriel kbdr, kubdr, kbdr oiu la presence de b peut, comme le fait remarquer C. A. Ferguson, suffire 'a expliquer la labialisation. Les exemples (sans doute egyptiens) avec presence nette de i', en dehors de tout contact de labiale, comme qusdr, 'urdd, guddd, sont parfaitement valables 3.

Mais ils ne le sont que pour l'Egypte, et n'autorisent pas a poser le fait comme general 4.

recitation coranique, doit etre nuancee. I1 semble bien qu'elle existe au moins dans certaines traditions de lecture chez les Hassan de Mauritanie, voir D. COHEN, Le dialecte de Mauritanie, Paris, I962, ch. 3

I. CANTINEAU, Etudes, p. 45. 2. FERGUSON, op. cit., p. 627. 3. Voir d'autres exemples dans K. VOLLERS, Grammar of Modern Arabic,

Cambridge, I895, PP. II2-3. 4. Le fait cit6 par H. BLANC (Language, XXXV, p. 627 n. 21) selon lequel

certains dialectes a imaila de 2e ou 3e degre, ont normalement e ou i dans les

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I38 D. COHEN [20]

6. Les noms de nombre. Un autre fait plus subtil concerne la syntaxe des noms de nombre cardinaux de 3 a IO 1. L'accord complique qui est celui de la langue classique n'est plus represent6 dans les dialectes. Dans un parler comme celui de Tripoli du Liban, l'opposition des formes 'a suffixe -e (cl. -at-) et des formes sans suffixe fonctionne de fa9on differente. La forme longue est em- ployee quand le nom de nombre n'est pas suivi de substantifs, tandis que la forme courte accompagne tous les noms quel qu'en soit le genre. De plus, une troisieme serie 'a finale -t s'emploie dans un petit nombre d'expressions figees 'a l'etat construit devant des substantifs au pluriel commen,ant par une voyelle (par exemple hamst artdl) 2.

Une telle organisation du systeme, si elle etait generale, pourrait temoigner d'une unite originelle. Car rien ne semble imposer une telle evolution plutot que n'importe quelle autre, et il est peu vraisemblable qu'elle ait pu se produire independamment dans tous les dialectes. Mais en est-il ainsi? A Kfar 'Ablda, au temoignage de Feghali, la forme longue est reserv6e au denombrement des noms a initiale vocalique, la forme courte 'a celle des noms consonan- tiques 3. Pour l'Igypte, la description la plus recente, celle de T. F. Mitchell qui, il est vrai, sur ce point, n'entre pas dans tout le d6tail, peut faire supposer un etat legerement different 4. Quoi qu'il en soit, un tel usage ne peut etre considere comme general au Magrib, oiu les regles sont parfois diverses et fluides, notamment en Tunisie 5. A Tunis juif par exemple, on peut avoir indifferemment hidms ou hdmsd byf7t. En arabe d'Espagne, ce sont les formes feminines qui semblent avoir ete d'un usage general 6. Quant au suffixe -t, il ne semble pas etre connu des dialectes qui ont ete decrits.

I1 y a sans doute davantage a tirer d'autres faits qui ressortent de la comparaison interdialectale et que C. Ferguson a parfaitement degages.

mots derives d'anciens fical mais a dans les pluriels en question, s'explique sans doute autrement: la r6duction "a du d de smdn, ktar ou mldh aurait entraine la confusion avec le singulier.

I. FERGUSON, ibid., p. 524. 2. EL HAJJE, Le parler arabe de Tripoli, Paris, 1954, PP. i6o-i. 3. Kfar cAbi'da, p. 265. 4. Colloquial Arabic, The living language of Egypt, London, I962. 5. Voir W. MAR9AIS, Tlemcen, p. 158. 6. G. S. COLIN, dans Islamica, IV, p. i68.

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[2I] KOINE ET LANGUE ARABE I39

7. La correspondance cl. a / dial. f. Le phenomene que les gram- mairiens arabes ont nomme la taltala semble avoir une tres grande extension. II s'agit, on le sait, de l'usage dans les pr6fixes d'in- accompli de la voyelle ", alors que pour le classique cette voyelle est toujours a. En fait, pour les dialectes orientaux, il faudrait parler de taltala au sens large, puisqu'elle touche un certain nombre d'autres affixes: le pretfixe ta- du #< reflechi #>, la desinence -at du feminin a l'etat construit, la conjonction wa-, l'article defini apres min 1, le prefixe hamze du pluriel dit de paucite, la pr6formante 'a- des pronoms de 2e personne. Il ne peut s'agir la, en tout etat de cause, ni d'un changement phonetique general, ni d'une evolution conditionnee morphologiquement touchant tous les affixes, puisque d'autres affixes presentent la voyelle a 2. Pour les parlers de citadins du Magrib, il est impossible de trancher la question, l'opposition ad-i n'y fonctionnant plus 3. Mais la generalite du ph6nomene en Orient merite d'etre prise en consideration.

On sait que la taltala est signalee comme un phenomene tres repandu dans les dialectes arabiques anciens. Des auteurs comme Sibawayhi (ed. Derenbourg, II, p. 275), Ibn Hisam (Bandt Su"dd, p. 97), Astarabadi (Commentaire sur la Kdfiya, II, p. 229) restreignent l'usage de la voyelle a dans les prefixes d'inaccompli au seul do- maine higazien. Selon le Lisan al-'arab (XX, p. 283) Abii Zayd consid6rait la taltala comme g6nerale dans les anciens dialectes. La concordance de ces documents avec les donnees que fournissent les dialectes actuels n'autorise des lors qu'une interpretation, mais negative: c'est que tous les dialectes d'Orient au moins ne sont pas bases sur le hiazi 4.

8. La forme du pronom relatif. C'est a une conclusion analogue que peut mener la constatation de la generalite d'un relatif fond6 sur une forme *'illi. Ici encore, les faits orientaux et occidentaux ne

i. Pour les dialectes anciens, voir RABIN, West-arabian, PP. 71-3. 2. En fait, pour ce qui concerne en particulier les themes verbaux derives

par ta-, 1'explication la plus commune est celle qui les fonde sur Ie type coranique a 'it-, BROCKELMANN, Grundriss, I, p. 530; aussi CANTINEAU, Le dialecte arabe de Palmyre, Paris, I935, P. I54.

3. Du moins dans nombre de parlers citadins qui s'ecartent ainsi des faits constates en Orient sur divers points et qui orientent essentiellement vers une confusion i-9. - Voir D. COHEN, dans GLECS, VIII, pp. 83-85.

4. Sur cette forme, voir LANDBERG, Glossaire datinois, pp. I04-5 et 965 RABIN, Ancient Westarabian, pp. I55 et i65. Sur la taltala dans la cAra- biya, voir R. BLACHtkRE, Histoire de la littgrature arabe, I, Paris, I952, P. 79, n. 3.

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sont pas strictement superposables. Dans l'arabe hispanique, le pronom relatif etait surtout allad4 l. G. S. Colin signale a cote de cette forme dominante, quelquefois addi, et une fois semble-t-il, alle 2. A Tlemcen, dlii est employe en concurrence avec qddi.3 Dans la forme litteraire des parlers juifs du Magrib,le relatif est exclusivement aldi. II est possible pour cette derniere forme d'in- voquer une influence de la langue classique, mais il n'est pas exclu qu'on ait la une trace d'une ancienne forme parallele au tlemcenien addi. Par ailleurs, alli n'est pas specifiquement extra-peninsulaire, mais repandu au contraire dans les dialectes arabiques. S'il s'agis- sait d'une forme procedant d'une koine, celle-ci ne serait plus alors celle de la koine des hadaris de l'Empire, mais de tout le domaine arabe. Ici aussi, si on n'admet pas que elli soit une forme evoluee normalement de 'allad 4 qui se serait realisee independamment en plusieurs points ou propagee a partir d'un point 'a l'ensemble du domaine qu'elle n'a pas acheve d'ailleurs de conquerir, il faudrait peut-etre postuler alors que la forme classique etait relativement moins representee dans les dialectes anciens que des formes du type 'illi 5.

9. Le verbe << voir )>. Une remarque enfin est 'a faire sur un element lexical repandu dans les dialectes, tandis qu'il est inconnu de la langue classique: sdf/ is'af < voir #. Le terme n'est pas connu non plus de l'arabe d'Espagne, qui utilise l'homologue du classique rd'a, conjugue 'a toutes les formes 6. Aujourd'hui encore a Malte, c'est le vieux verbe qui est en usage: raita ibintak ( J'ai vu ta fille )) 7. Dans d'autres vieux dialectes, et singulierement les dia- lectes juifs, sdf n'a en aucune fa?on evince rd 'a la forme simple, comme il semble l'avoir fait ailleurs 8. Ainsi est-il vivant avec toute sa conjugaison a Tripoli 9, Tunis 10, dans le parler des Juifs de Tlemcen 11. Ailleurs, rd ne s'est conserve que comme particule

i. Voir Paul DE LAGARDE, Petri His pani de Lingua arabica libri duo, Gottingae, I883, P. 4I: alled', p. 5I falledi, alledina, etc.

2. EJ2, P. 517. 3. W. MARSAIS, Tlemcen, p. 75. 4. C. BROCKELMANN, Grundriss, I, p. 324. 5. Voir sur la distribution des formes du pronom relatif dans les anciens

dialectes, RABIN, Ancient Westarabian, p. I55. 6. Petri Hisp., p. 422: nanl, ereit, ant a cot6 de nandor, nebhet. 7. H. STUMME, Maltesische Studien, Leipzig, p. 24. 8. FERGUSON, ibid., p. 629. 9. STUMME, TG, ? 22.

io. TMG, ? 55. I I. MARSAIS, Tlemcen, p. 72.

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temporelle ou demonstrative, 'a Tanger, par exemple 1. Or il appa- ralt que dans les parlers de nomades, c'est egalement sdf qui predomine. L'hypothese peut donc 'tre faite que ce verbe est d'origine post-hilaienne et que son expansion est encore en cours, de faSon particulierement lente dans les parlers juifs qui sont les moins b6douinises.

D'autres traits enfin, tels que la conjugaison des verbes a 2e et 3e radicales semblables sur le modele des verbes a 3e radicale y (phe nomene absent de l'arabe d'Espagne et de Fes juif) 2, la presence d'un t emphatique dans les noms de nombre de I3 a I9 (phenomene present dans les dialectes des nomades d'Arabie, absent chez les arabophones de San'a ou de l'Ouzbekistan 3), la perte du feminin du comparatif 1, l'emploi de z'ab pour # apporter )>, montrent bien les difficultes qu'il y aurait 'a vouloir faire remonter toutes les formes dialectales 'a des prototypes classiques. Ils ne suffisent pas, surtout si on pense a leur distribution, 'a fonder l'hypothese d'une origine unique.

Des traits qui vont dans le sens de l'evolution normale et atten- due, d'autres qui sont loin d'avoir le caractere de generalite neces- saire, d'autres au contraire qui sont trop generaux et debordent toutes les limites qu'on pourrait supposer a priori pour ce proto- arabe citadin... Les resultats de l'examen paraissent donc bien decevants. Rien, en realite, n'impose veritablement l'hypothese d'une origine unique. I1 est bien evident d'ailleurs que l'hypothese est nee principalement de la maniere dont pouvait etre representee le processus historique de l'islamisation. Or il faut bien admettre que ce processus ne nous est connu qu'imparfaitement 5. Mais pas assez cependant pour qu'il ne nous apparaisse pas comme d'une grande diversite, avec des brassages et des melanges dont les com- posants, les rythmes et les produits sont divers. L'etablissement des troupes islamiques dans les grands centres du Moyen Orient s'est fait a des moments tres voisins les uns des autres. Mais lorsque dans

i. W. FISCHER, Die demonstrativen, pp. I86-93. 2. Le phenom6ne semble d'ailleurs avoir ete connu du classique, voir

N. RHODOKANAKIS, Der Vulgdrabische Dialekt im Dofar, Wien, I9II, p. I76. - Pour Fes, voir L. BRUNOT, dans Hesperis, XXII (I936), pp. I5-i6.

3. Wolfdietrich FISCHER, <(Die Sprache der arabischen Sprachinsel in Uzbekistan *, dans Der Islam, XXXVI (I96I), pp. 246, 262. - E. Rossi, L'Arabo parlato a Sanda', Roma, I939, P. 23.

4. Comparer J. FtCK, cArabiya, p. 79. 5. Voir outre FUCK, op. cit., passim, A. N. POLIAK, <<L'arabisation de

l'Orient semitique *, dans REI, I938, PP. 35-63.

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les premieres annees de l'Hegire, Alep tombait, une population arabe (et arabophone) y etait solidement etablie. Un faubourg etait en- tierement occupe par des Tanukh. Ici comme deja longtemps avant l'Islam dans diverses regions de la Syrie et du cIraq, l'arabisation avait dej'a commence. Ailleurs les grandes villes d'aujourd'hui sont les heritieres de camps militaires specifiquement arabes que fon- daient les troupes de la conquete et dans lesquels elles se canton- naient au debut du moins, sans relations tres intenses avec les popu- lations de l'interieur. A Basra, les tribus dominantes semblent avoir ete orientales. Dans les hums etablis par Mu'cwiya, seuls des Higazis representaient l'Ouest de la Peninsule. A Kuifa, le brassage a-t-il ete plus radical? On signale des elements du Nord et du Sud, du IHigz et du Nagd. Mais al-Fustat etait surtout le fief des tribus m6ridionales: Tugib, (utayf, Hawlan, Macdfir 1*

II n'est naturellement pas possible de se faire une idee precise des peuplements de tous les centres occidentaux. Mais nous apprenons par un renseignement isole donne par Yacqiibi que des Yem6nites sont concentres dans la montagne voisine de Barqa. De meme al-Bakri signale des tribus arabes autour de quelques grandes villes du Maroc: Hawlan pres de Fes et d'Arzila, Quda'a a Basra, Sidf 'a Ceuta, Himyarites 'a Nokour 2.

Pour l'Espagne, al-Idrisi signale que (< la population (de Silves), ainsi que celle des bourgades qui en dependent se composent d'arabes du Yaman et d'ailleurs qui emploient un parler tres pur> 3.

On ne peut exclure dans ces conditions que certains foyers d'arabisation aient ete marques par un dialecte particulier.

Le fait general cependant, c'est le melange. En Ifriqiya, les immigres sont d'origine tres diverses ; il y a des Modarites,

Qaysites et Tamimites, des Yemenites de diverses tribus, des Quraysites, des Ansar, et aussi des elements du gund de Hiura- san" 4.

Ainsi en Espagne, les g'unds, constitues dans les amsdrs orien- taux, pouvaient transporter avec eux des sortes de dialectes me-

i. EI1, p. 836. 2. Voir en particulier, G. S. COLIN,dans Initiation au Maroc, Paris, I945,

pp. 220-4. - Sur le peuplement hispanique, voir E. Levi-Proven9al, L'Es- pagne Musulmane au Xe siecle, Paris I932, Pp. I4 et suiv.

3. AL-IDRISI, ed. i866, P. 217. 4. W. MARMAIS, Articles et Conferences, Paris, I96I, p. I77.

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langes, qui devaient d'ailleurs etre marques plutot par l'amuise- ment, l'effacement des particularites les plus caracteristiques, par une certaine banalisation, que par l'innovation et le trait propre. Ces melanges eux-memes devaient etre differents selon les pro- portions des elements tribaux dont les dialectes s'y trouvaient engages, selon le prestige dont chacun d'eux jouissait, selon aussi les conditions d'existence, d'habitat, d'intermariages, etc.

Est-il necessaire de justifier les grandes ressemblances entre les dialectes citadins sur des points oiu le classique se tient "a part ; cet <(air de famille )> en somme qui recuse en quelque sorte la paternit6 du < classique )>. I1 est vrai que le <( classique)> ne peut pas etre place 'a l'origine. Mais la ressemblance ne prouve rien. Les dia- lectes anciens dej'a ne differaient pas les uns des autres d'une fa,on tres appreciable. Ce que nous en ont rapporte les grammairiens correspondance ' / ', palatalisations diverses, voyelles differentes du prefixe de l'inaccomDli, menus faits de vocabulaire, est en somme relativement secondaire. I1 ne faut donc pas, a priori, attendre des melanges en proportions diverses qui se sont realises dans les arm6es, des differenciations fondamentales. C'est l'evolution ulte- rieure sur le terrain, dans la dispersion de l'immense domaine arabe, sous l'influence des substrats les plus divers: persan, arameen, copte, berbere, qui est responsable des distinctions actuelles. Mais 'a cote des facteurs centrifuges, d'autres facteurs, unificateurs, et tres puissants, se sont exerces: ceux qui sont en d6pendance de la commune religion, de l'influence du Texte Sacre, du sentiment plus ou moins fort selon les epoques, mais jamais entierement eteint, de l'appartenance a une communaute culturelle. Bien des traits qui relient les dialectes citadins presque d'un bout a l'autre du monde arabe, sont apparus peut-etre une fois et en un point. Leur extension est secondaire. Une telle extension, par (( onde #, semble pouvoir etre postulee, avec vraisemblance pour les regles d'accentuation - et la nature meme de l'accent - dans le plus grand nombre de dialectes. On avait reconnu, de ce point de vue, dans le domaine arabe, en dehors de la peninsule proprement dite, deux types de dialectes, l'un comportant un accent de type # expiratoire >, dont la place est conditionnee par la structure syl- labique du mot, l'autre qui ne connait qu'un accent faiblement module, de localisation souvent flottante. L'idee de mettre en rapport les deux sortes d'accent avec ceux que C. Rabin avait re- connus pour l'est-arabique et l'ouest-arabique anciens pouvait

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conduire 'a supposer des relations dialectales particulieres. Or Harris Birkeland vient de proposer une demonstration selon laquelle la structure accentuelle de parlers magribins de premier type est ac- quise 'a date relativement recente 1. Si cette demonstration est recevable, on serait alors contraint de supposer un mouvement d'expansion encore en cours, d'un phenomene originaire de la region syro-libanaise 2,

Peut-etre un autre exemple est-il fourni par la particule d'an- nexion m(i)ta' qui sous diverse formes s'est imposee en Syrie- Liban - Palestine et au Magrib d'oiu elle n'a pas totalement elimine le vieil element di 3.

En somme, on peut bien parler de koines a propos de dialectes mais ce sont celles qui se sont constituees independamment dans divers centres et qui s'etendent encore sous nos yeux dans diverses regions du monde arabe. Ainsi celle du Caire gagne rapidement au moins toute la basse ]tgypte, atteint les grandes villes du Soudan, et penetre en Syrie et au Liban. L'observation de la formation de ces koines - outre son interet pour la linguistique generale- nous apprendrait sans doute beaucoup sur la maniere dont se sont formes les ensembles dialectaux qu'on peut distinguer actuellement.

Mais la recherche, par dessus les groupements dialectaux, des liens particuliers qui peuvent unir des dialectes et, par suite, eclairer des problemes d'origine, implique la determination de faisceaux d'isoglosses, c'est 'a dire l'etablissement des atlas linguis- tiques nombreux et detailles dont nous manquons encore.

i. Stress patterns in Arabic, Oslo, I954, Pp. 27-8. 2. C. RABIN, dans Studia Islamica, IV (I955), P. 36. 3. G. S. COLIN, dans Hesperis, X, p. 173.