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Contacts Bulletin bimestriel de l’association des médecins Alumni de l’Université catholique de Louvain Promotion 2014 : discours et photos Élisabeth I re d’Angleterre Interview : Michel Poulain La promotion 2014 Septembre - Octobre 2014 86 Ne paraît pas en juillet-août P901109 Bureau de dépôt Charleroi X

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ContactsContactsContacts

Bulletin bimestriel de l’association des médecins Alumni del’Université catholique de Louvain

Promotion 2014 : discours et photosÉlisabeth Ire d’AngleterreInterview : Michel Poulain

La promotion 2014

Septembre - Octobre 201486Ne paraît pas en juillet-aoûtP901109Bureau de dépôt Charleroi X

2 AMA CONTACTS - octobre 2014

Comité de rédaction :Martin Buysschaert, René Krémer, Dominique Lamy, Dominique Pestiaux, Christine Reynaert et Jean-Louis ScholtesEditeur responsable : René KrémerRue W. Ernst 11/17 - 6000 CharleroiCoordination de l’édition :Coralie Gennuso

Adresse de contact :AMA-UCLTour Vésale, niveau 0Avenue E. Mounier 52, Bte B1.52.151200 BruxellesTél. 02/764 52 71 - Fax 02/764 52 [email protected]://sites-fi nal.uclouvain.be/ama-ucl/

Les articles signés n’engagent que leurs auteurs.

Nous appliquons la nouvelle orthographe, grâce au logiciel Recto-Verso développé par les linguistes informaticiens du Centre de traitement automatique du langage de l’UCL (CENTAL).Graphisme : A.M. Couvreur

Couverture : La chorale des étudiantsReportage promotion 2014 © CUSL / H. Depasse

2 La promotion 2014 Discours des jeunes promus

4 Discours de Bruno Delvaux, Recteur

6 Homélie de l’abbé Claude Lichtert

9 Élisabeth Ire d’Angleterre (1533-1603), la reine céliba-taire

René Krémer

13 Les interviews de l’AMA-UCL Michel Poulain

19 MedUCL : Éruption mysté-rieuse

sommaire

ContactsContacts

N° 86 septembre - octobre 2014

À l’aube de notre commencement en tant que médecin, nous vous proposons de revoir ensemble deux situations cliniques au cours de ce staff multidisciplinaire.

Nous sommes au 11e étage de St-Luc dans le service d’idiopathologie, un étage que vous ne connaissez sans doute pas car il est caché du grand public pour la simple et bonne raison qu’on y loge uniquement les cas mystérieux, ceux que la médecine n’arrive pas réellement à expliquer ; car non, la médecine n’explique pas tout. Nos deux patients, une dame fort âgée et un jeune homme s’y sont rencontrés par ha-sard et y ont partagé une chambre pendant sept années de leur vie.

Commençons ce staff par notre première patiente. Il s’agit de Mme Ursula Caterine Louvere, souvent nommée par ses initiales, née à Leuven en 1425. Bien que nous ayons des doutes sur l’exactitude de cette date de naissance, son âge bien avancé l’expose malgré tout aux fameux « syndromes gériatriques » bien connus du monde médical. Le risque pour cette dame est grand, car ces fragilités peuvent très rapide-ment la mener à un déclin fonctionnel.

Ses troubles de la communication prédominent le tableau clinique. La surdité, symp-tôme fréquent au sein de la population gériatrique, n’a pas épargné notre patiente. Même quand elle écoute, elle n’entend que trop rarement. Ce défi cit auditif a des conséquences graves et peut conduire à un certain isolement social et repli sur soi. Ces problèmes de communication constituent inexorablement un facteur de risque à de mauvaises relations avec les plus jeunes générations.

En deuxième lieu viennent les troubles de la mobilité. Madame marche avec une canne dont elle ne sait pas se passer. Sa lenteur de mouvement exaspère le per-sonnel soignant et sa rigidité d’esprit empêche toute tentative de changement. Ce tableau se complique potentiellement par un syndrome post-chute qui la guette. En effet, ses réactions devant les obstacles sont souvent inappropriées, et son inertie l’empêche de se relever après une chute. La peur d’une nouvelle chute, mêlé à ses problèmes de communication peuvent avoir un effet synergique sur son isolement social, formant une véritable spirale négative particulièrement nocive…

Malgré ses soucis de santé, Mme U.C.L. a de grandes qualités. L’immensité de son sa-voir n’a d’égale que son âge et son désir de transmettre ses connaissances aux plus jeunes. Elle est toujours aussi curieuse que dans ses premières années, et serait ca-pable de trouver une passion au sein de chaque personne présente dans cette salle.

Quel bilan après tant d’années d’hospitalisation ? Que faire face à ces symptômes ?

La promotion 2014

Discours des étudiants

Lu et rédigé par les Délégués de cours,Louise Doyen, Sophie Fastré, Eva Larranaga Lapique et Louis Van Maele.

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Nous appliquons la nouvelle orthographe, grâce au logiciel Recto-Verso développé par les linguistes informaticiens du Centre de traitement automatique du langage de l’UCL (CENTAL).Graphisme : A.M. Couvreur

Couverture : La chorale des étudiantsReportage promotion 2014 © CUSL / H. Depasse

tailles et manifestations, il finit par se faire accepter dans le service d’Idiopathologie. Idiot pourtant, il n’est pas !

Les années passent, et les explications des médecins ne suffisent plus à soulager ses plaintes. Le jeune homme part à la découverte du site, et se permet même quelques escapades en Mémé ou au cours d’anatomie des étudiants en médecine, le décours de l’un facilitant même par moments l’apprentissage de l’autre. À ce stade, Luschka, Scarpa et Oddi sont presque ses meilleurs amis.

De nombreux spécialistes se sont penchés sur son cas, apportant chacun une explication à ses maux. Peu de concertations. Parfois même des contradictions. Pas facile pour notre jeune homme de garder la tête hors de l’eau face à la pile de dossiers qui s’accumule sur son bureau. Au bout de trois ans, une idée se fabrique. Saturé de théorie, il veut gouter à la pratique !

Entre opérations et nouveaux traitements, notre jeune homme construit petit à petit sa vie au sein de l’hôpital. Il s’entend de mieux en mieux avec sa voi-sine de chambre, qui lui fait découvrir le côté positif d’une hospitalisation de longue durée. Les services se remplissent, pour son plus grand bonheur, ce qui lui permet de rencontrer des patients venus des 4 coins de la Belgique et d’ailleurs. Petit à petit, ce jeune homme se sent chez lui…

Du point de vue médical, les choses évoluent. Sa ma-ladie est toujours là, mais il contrôle mieux sa soif d’apprendre. De temps à autre, il s’amuse même à enfiler une blouse qui traine pour jouer au stagiaire. « See one, do one, teach one » qu’il a entendu du coin d’une salle d’op. Pas facile d’appliquer les deux der-niers points, mais sa voisine lui conseille bien. Petit à petit, ce jeune homme dompte sa passion…

Une dernière opération au mois de décembre dernier semble avoir porté ses fruits. Une étape difficile, que certains spécialistes n’hésitaient pas à décrire comme une étape ultime ou incontournable. Un moment ou la présence et le soutien de proches de notre patient fut particulièrement profitable.

Aujourd’hui, il sort de l’hôpital. Sa lettre de sortie ne comporte qu’une seule page… sans doute un sta-giaire pressé. Sa maladie, il l’a toujours, mais il a appris à vivre avec. Il lui a donné une explication et une raison d’être. Il se rend compte que ce ne sont finalement pas uni-quement les réponses des spécialistes qui ont pu l’amener jusque-là, mais aussi ses rencontres, ses ex-périences, et sa vieille voisine de chambre qui l’aura accompagné tout au long de son parcours, parfois sans même qu’il ne s’en rende compte. Sa maladie, il ne peut que la soulager, parce qu’il a réalisé qu’il

La patience semble être notre premier médicament. Une mobilisation active, éventuellement avec le sou-tien de quelques jeunes médecins, permettra sans doute de la remettre en marche. Les mots seront fina-lement le remède à ses maux, le dialogue avec son en-tourage étant la pierre angulaire de son traitement.

Notre deuxième cas concerne un jeune homme de 25 ans, né quelque part entre Mons, Woluwe et Namur.

D’apparence banale, son comportement cache une maladie tout à fait particulière, caractérisée par une sorte de passion inexpliquée et dévorante. En termes médicaux, nous dirions de primes abords qu’il était atteint de « potomanie intellectuelle ». Ses symp-tômes à l’admission étaient principalement dévelop-pés autour d’une soif d’apprendre irrépressible, du moins par les méthodes conventionnelles. Il est pris pour un fou ! Pour sa sécurité et celle de son entou-rage, ne sachant plus quoi faire, il est hospitalisé dès la sortie de ses humanités. À ce jour, les origines de sa maladie n’ont toujours pas été identifiées, malgré les nombreux traitements subis…

Il est à l’hôpital depuis maintenant 7 ans... Nous vous racontons son histoire.

Les premières investigations révèlent que cette curio-sité scientifique démesurée est motivée par la quête d’idéaux et de valeurs honorables, tel le besoin de sauver des vies ou de relever un défi intellectuel. Il semble par ailleurs qu’une exposition précoce aux séries médicales fasse partie des antécédents de cas similaires…

À défaut de mettre un mot sur sa pathologie, les grands professeurs se renvoient la balle. En un an, le patient fait ainsi vite le tour des services de St-Luc. À une période où les lits d’hospitalisation manquaient, on lui montre la porte de sortie qu’il refuse de prendre tant bien que mal. Numerus Clausus qu’ils disaient. Une seule solution, la manifestation ! À coups de ba-

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« Chers amis, n’oubliez jamais ces instants précieux ! … Lorsque vous aurez quitté l’université, les gens ne vont plus jamais –ou si rarement– vous parler ou vous écou-ter comme nous parlons et nous écoutons tous ici, dans cette petite pièce où veille l’esprit. …Je doute que vous vous rendiez compte à quel point il est émouvant de vous entendre parler avec autant de sérieux, de réflexion et d’âme… de solitude, de mala-die, désirs, regrets, souffrance, illusion, espoir, passion, amour, de la vie de l’homme avec lui-même et avec ses proches ». En s’adressant à ses étudiants, le Professeur de désir animé par l’écrivain Philippe Roth nous rap-pelle ces instants si précieux d’élévation de l’esprit qui veille dans les murs de l’Université.

Nous sommes les héritiers d’Erasme, de Mercator, Juste Lipse, Vésale, Minckelers, de Désiré Mercier, Georges Lemaître, Jean Ladrière, Christian de Duve et de tant d’autres qui, depuis près de six siècles, depuis notre fondation en 1425, ont fait notre université ; ce lieu, sans équivalent, où le désir de comprendre, de chercher et de partager, pour agir mieux et au béné-fice de tous, souffle partout, comme dans la salle de cours du livre de Philippe Roth.

La promotion 2014 Discours de Bruno Delvaux, Recteur

vallait mieux ne jamais en guérir. En fait, sa maladie, sa curiosité, fait peut-être même bien sa santé. Il sort, mais il sait à peine quel chemin prendre. C’est à lui de tracer sa voie. Mais il n’est pas le seul à devoir en tracer…

Chers amis, laissez-nous vous féliciter d’être arrivés jusqu’ici, et particulièrement ceux dont le parcours fut plus difficile pour l’une ou l’autre raison. Certains ont peut-être brulé quelques plumes ces dernières an-nées, d’autres seront peut-être brulés dans les années à venir, mais souvenez-vous que le feu est aussi ce qui nous fait voler. Restons critiques, bienveillants, enga-gés et surtout curieux. Curieux de l’autre et de son histoire, curieux de la médecine et de ses avancées. Forts de nos connaissances et fiers de notre diplôme, veillons toujours à appliquer les valeurs transmises par un de nos maitres : les fameuses 3H : humanité, humilité, et honnêteté.

Merci à vous, futurs confrères, pour ces riches années passées ensemble. Notre travail de délégués de ces

4 dernières années était dirigé dans l’objectif de la cohésion, de la création de liens et de la bonne am-biance. Merci de nous l’avoir apporté. Il n’en tient qu’à nous tous de faire de même pour la suite !

Pareil parcours ne s’achève pas seul, et nous tenons ainsi particulièrement à émettre plusieurs remercie-ments : Merci à vous, chers professeurs, pour votre implica-tion et pour l’enseignement que vous nous aurez ap-porté. Merci à vous, chers maitres de stages, soucieux de transmettre votre savoir, pour votre accompagne-ment et engagement dans notre formation. Merci à vous, personnel de l’université et plus parti-culièrement de la faculté, pour l´efficacité de votre travail. Merci à vous, chers parents, amis et proches, pour votre soutient et support infini. Merci à vous, chers futurs confrères et consœurs, pour le partage de ces années, que cette journée marque la suite pour des nouvelles aventures !

Au nom de l’Université catholique de Louvain et en mon nom propre, je vous félicite, vivement et chaleu-reusement. Ensemble, nous fêtons votre succès. Au-jourd’hui est un passage, une étape, tant il est vrai que nous nous formons tout au long de notre vie ; et, surtout, parce que la vie nous enseigne. La vie est le nom que nous donnons à cette somme infinie d’ex-périences, de bonheurs, de réussites, d’embûches et

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d’épreuves, de joies et de doutes, d’amour, de convic-tion, d’engagements, de solidarité qui nous traver-sent, du premier au dernier jour de notre existence terrestre.Vos études ont constitué un maillon important de cette vie qui s’ouvre aujourd’hui vers de nouveaux ho-rizons. En accomplissant vos études, vous avez maîtri-sé des sommes considérables de connaissances. Elles vous ont rendu compétents. La compétence, dans le monde exigeant de la médecine, signifie beaucoup. Chaque personne et la société tout entière comptent sur elles, c’est-à-dire sur vous. Mais vos études ont fait plus encore, car le parcours universitaire engage bien plus que l’assimilation des matières. Tous ceux que vous avez côtoyés, à la faculté et à l’hôpital, ont développé le désir qui vous a conduit vers le premier auditoire, le premier jour de votre belle aventure d’étudiant, désormais couronnée de votre diplôme. Philippe Roth évoque le désir de comprendre, de par-tager, de construire qui unit les professeurs et les étudiants. Françoise Dolto aussi, avec ses mots de médecin, de psychanalyste et de chrétienne : « Jésus, dit-elle, enseigne le désir et nous y entraîne ».Un tel désir illumine tout. Permettez-moi d’en explo-rer quelques facettes issues de nos propres racines universitaires.

Il y a 5 siècles, le 31 décembre 1514, naissait André Vé-sale qui, comme vous, étudia la médecine à Louvain. Moins de trente ans plus tard, en 1543, il publie De humani corporis fabrica qui révolutionne l’étude du corps humain. Froben, à Bâle, en assure l’édition, en même temps que les textes des grands humanistes européens de ce temps, Erasme notamment. Cher à notre cœur, Erasme donna à Louvain le Collège des Trois Langues (Hébreu, Grec et Latin). Vésale suivit les cours de ce haut lieu humaniste qui lui prodigua la plus magnifique leçon : il faut questionner les savoirs existants et les métamorphoser. Tout commença, dans son aventure intellectuelle, par l’étude minu-tieuse des écrits du médecin grec de l’Antiquité, Ga-lien. Grâce à la méthode critique de Laurent de Valla et d’Érasme, le texte du maître de l’Antiquité prit une autre dimension. Il ne pouvait plus s’agir d’une auto-rité. Il devenait une information à critiquer. Interro-geant le texte, Vésale en vint à vouloir interroger aus-si le réel. La lecture critique de Galien se mua en désir de mener une observation directe. Vésale franchit alors le pas décisif de la dissection et de l’autopsie du corps humain, mû par un désir infini de comprendre.

Il y a un siècle, l’été 1914 voit le déclenchement de l’effroyable Première Guerre mondiale. Animés par un désir infini de servir et agir, les diplômés et étu-diants de votre faculté s’engagent résolument dans les services médicaux du front de l’Yser. Nos meilleurs chirurgiens y œuvrent à l’Hôpital de l’Océan à la

Panne pour arracher des griffes de la mort les soldats des deux camps.

Il y a 60 ans, votre Faculté, encore unitaire et bilingue, mue par le désir de mieux prévenir pour guérir, met au point le vaccin contre la poliomyélite sous la di-rection du Pr de Somer. Ce succès est le premier acte d’un nouvel âge pour Louvain. Une nouvelle généra-tion part se former dans le monde et bientôt se lance dans la reconstruction et la greffe des organes. La liste des premières réalisées honore notre Université depuis quarante ans. Elle est indissociable d’autres bonds magnifiques. Je pense, par exemple, à la re-connaissance de tous les acteurs mobilisés par l’ac-cueil, les soins, l’accompagnement, le service. L’UCL veille aux blessures du corps, mais aussi à celles de l’intimité des patients et de leur entourage. Notre installation à Woluwe, en 1974, voit naître le Centre œcuménique, la structure d’accueil du Roseau, l’ins-tance d’aide éthique. Il y a là désir d’animer, accueillir, accompagner, soutenir.

1974, année faste ! Il y a 40 ans, le Professeur Chris-tian de Duve reçoit le prix Nobel de médecine. Sa devise «Mieux comprendre pour mieux guérir» est l’expression même de son désir académique.

Que retenir de tous ces désirs, de savoir, de com-prendre, de chercher et d’agir ? Qu’ils jalonnent les vies humaines évoquées, qu’ils donnent sens quand ils font sens.

Au début de mon discours, j’évoquais le professeur de désir, la veille de l’esprit, la puissance de l’âme. Cela m’amène à conclure par une histoire. Le psychanalyste Carl Jung était en excursion quelque part en Afrique, accompagné de quelques villageois. Il s’étonnait de ce que ceux-ci désirent s’arrêter pour se reposer plus souvent qu’il ne lui semblait néces-saire. Il ne voulait surtout pas tomber dans l’habi-tuel piège de l’ethnocentrisme en concluant qu’ils étaient paresseux. Toutefois, les haltes ne cessaient de se multiplier. À bout de patience, il leur demanda pourquoi ils avaient besoin de se reposer aussi fré-quemment. Leur réponse le laissa pantois : « Lorsque nous marchons sur ces pistes, nous nous arrêtons de temps à autre quand nous nous apercevons que nos âmes n’arrivent plus à nous suivre. Lorsque nous les avons trop distancées, nous attendons un peu, pour leur permettre de nous rattraper. Sans elles, nos idées deviennent confuses, et nous nous perdons. »

Une leçon plus universelle ne se dégage-t-elle pas de cette histoire ? Dans le monde de compétition et de stress dans lequel nous vivons, il serait dommage que nous perdions notre âme. Votre rêve, votre enga-gement, votre action n’ont rien à perdre, mais tout

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La promotion 2014 Homélie de l’abbé Claude Lichtert, aumônier

Partage ton pain avec celui qui a faim, recueille chez toi le malheureux sans abri, couvre celui que tu ver-ras sans vêtement, ne te dérobe pas à ton semblable. Alors ta lumière jaillira comme l’aurore, et tes forces reviendront rapidement. Ta justice marchera devant toi, et la gloire du Seigneur t’accompagnera. Alors, si tu appelles, le Seigneur répondra ; si tu cries, il dira : « Me voici. » ; si tu donnes de bon coeur à celui qui a faim, et si tu combles les désirs du malheureux, ta lumière se

lèvera dans les ténèbres et ton obscurité sera comme la lumière de midi. (1re lecture : Isaïe 58,7-10)Comme les disciples s’étaient rassemblés autour de Jé-sus, sur la montagne, il leur disait : « Vous êtes le sel de la terre. Si le sel se dénature, comment redeviendra-t-il du sel ? Il n’est plus bon à rien : on le jette dehors et les gens le piétinent. Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une montagne ne peut être cachée. Et l’on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau ; on la met sur le lampadaire, et elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison. De même, que votre lumière brille devant les hommes : alors en voyant ce que vous faites de bien, ils rendront gloire à votre Père qui est aux cieux. (Évangile : Matthieu 5,13-16)Les textes que nous venons d’entendre sont extrê-mement clairs. Ils courent cependant le risque d’être interprétés de façon moralisante. En effet, pour re-prendre la 1re lecture d’Isaïe, je ne pense pas que ces mots nous invitent à régler le problème de la pau-vreté pour nous permettre d’apaiser notre conscience ou acquérir un quelconque prestige de héros huma-nitaire qui tente bien des apprentis médecins. Ce genre de texte a une autre portée. Il provient d’un autre regard sur le monde et sur l’humanité. Il nous invite à accueillir la blessure du frère comme un évé-nement qui ébranle notre propre cœur, de la même façon qu’il nous dit qu’elle ébranle aussi le cœur de Dieu. Il nous invite à rêver d’un autre monde, et nous suggère qu’il y a déjà en nous les outils pour com-mencer à le construire. Oui, ces outils, si je puis dire, sont aussi déjà en vous, très chers promus, nous en sommes convaincus.

à gagner d’un profond ancrage dans notre tradition multiséculaire de confiance en la raison dans toutes ses dimensions, y compris celle plus symbolique du sens.

Chers diplômés, ne vous perdez pas. Ne vous laissez pas entraîner dans la course effrénée de l’accomplis-sement individuel. Permettez à votre âme de vous suivre, soyez à votre tour des professeurs de désir. Dé-sir de comprendre, guérir, servir, agir. Désir d’engage-

ment, d’accompagnement… Désir de ‘vivance’. Soyez par là des ambassadeurs de Louvain, votre université multiséculaire qui sera toujours heureuse de vous ac-cueillir.

Je vous souhaite d’être des soignants de la planète et de l’humanité. Elle a besoin de votre intelligence et de votre cœur. Je vous souhaite plein succès. Et surtout, je vous sou-haite beaucoup, beaucoup de bonheur.

Merci !

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La promotion 2014 Homélie de l’abbé Claude Lichtert, aumônier

Si, dans la 1re lecture, le prophète Isaïe met bien de-vant nos yeux la situation dramatique du sans-abri, sans vêtement, qui n’a pas à manger, il ne nous donne pas le mode d’emploi de la réponse humanitaire à donner. Il nous dit simplement : partage, ne te dé-robe pas. Il ne nous dit pas comment on fait cela dans les différents contextes où nous nous trouvons. Il ne dit pas non plus que c’est Dieu qui va nous montrer le chemin et nous expliquer les règles du jeu. Il se contente de provoquer un face-à-face, et nous dit que nous pouvons chercher dans nos propres ressources les réponses à apporter. Dieu ne nous montrera pas le chemin : il y marchera à nos côtés, il nous fait confiance. Désormais, très chers promus, vous avez les moyens d’agir, certes, mais surtout aujourd’hui nous vous déclarons capables de vivre le face à face avec la personne que la vie a mis à mal.La Bible tout entière est préoccupée du plus petit, du plus faible, de celui qui, dans toutes sortes de situa-tions, est systématiquement mis de côté et roulé. Et ce n’est pas seulement une question de compassion qui intervient ici, mais une question de justice. Que veut-on dire par là ? C’est que, bien sûr, le plus faible est certainement celui dont Dieu est le plus préoccu-pé, mais la justice ouvre une autre dimension : celle de la place que ce plus petit a dans le monde où il

grandit, dans la société où il est né. La question de la justice biblique est celle-ci : comment rendre au plus défavorisé, au plus blessé, au plus rejeté une vraie place dans ce monde ? En d’autres termes : tant que ce monde ne sait pas quelle place donner à celui qui n’est pas assez fort pour la prendre, du point de vue de Dieu, cela signifie que ce monde est en échec, sans discussion possible.

La solidarité n’est donc pas simplement une question de bons sentiments. La solidarité qui se révèle dans l’Ecriture procède de la prise de conscience que Dieu a mis en chacun de nous une lumière : sur quels lam-padaires allons-nous les poser pour que toutes ces lumières soient vues et pas seulement les meilleures, les plus puissantes, celles qui éblouissent avec leur plus grande distinction ? La petite bougie n’a-t-elle pas un rayon à donner, elle aussi, avec sa chaleureuse satisfaction ? Dans deux heures, vous serez mis sous les projecteurs de l’Aula Magna, ce moment sera im-portant, pour vous, futurs nouveaux médecins, pour vos familles ; on vous l’a préparé avec cœur, mais si nous commençons cette journée par une célébra-tion, c’est pour affirmer que la véritable lumière est d’abord en vous et nul ne l’éteindra.

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La femme prend sa place

Élisabeth Ire d’Angleterre (1533-1603) La reine célibataire

La princesse Élisabeth, fille d’Anna Boleyn et d’Henry VIII, est baptisée le 10 septembre 1533 alors que sa mère passera à l’échafaud 3 ans plus tard, accusée d’adultère, à tort ou à raison. Henry s’était ainsi dé-barrassé de sa deuxième femme, après avoir répudié Catherine d’Aragon, suscitant la colère de l’Espagne et du Vatican. Jeanne Seymour, la troisième épouse meurt en couche l’année de son couronnement. La reine suivante sera Anna de Clèves, une princesse allemande luthérienne, choisie pour des raisons poli-tiques, sur un portrait flatté d’Holbein le Jeune. Mais ce mariage sera considéré comme non consommé, en réalité parce que son physique ne plaisait pas au Roi et parce qu’elle ne parlait que l’allemand. L’épouse suivante, Catherine Howard, jeune et jolie, sera dé-capitée pour adultère en 1542. Catherine Parr, sera le dernier choix du Roi et lui survivra.

À la mort d’Henry VIII en 1547, Élisabeth a 14 ans. Elle a vécu dans une atmosphère de violence, de crimes, de mensonge et de condition lamentable des femmes, particulièrement l’assassinat de sa mère.

René Krémer

Le carrousel politico-religieux et la guerre sanglante entre catholiques et protestants continuera après la mort d’Henry. Ce fut d’abord Edouard VI, fils de Jeanne Seymour, enfant de neuf ans, qui mourra de tuberculose en 1553, puis Jeanne Grey, nièce d’Henry VIII, protestante austère qui fut considérée comme une usurpatrice, détrônée 9 jours après son couron-nement et exécutée six mois plus tard sous le règne de Mary Tudor. Mary était la demi-sœur d’Élisabeth, fille d’Henry VIII, une héritière légitime, mais une ca-tholique acharnée, « prête à subir le martyre pour ra-mener son peuple à Rome ». Elle expulse les prêtres mariés, restaure la messe en latin et favorise des exé-cutions de martyrs protestants. Elle régnera de 1553 à 1558 : elle portait le surnom de Bloody Mary, qui est de nos jours un célèbre cocktail au jus de tomate.

La veuve d’Henry VIII, Catherine Parr, épousa rapi-dement Thomas Seymour. Le couple obtint la garde d’Élisabeth qui s’installa dans leur résidence. À 17 ans, elle connaissait plusieurs langues et était considérée comme la femme la plus « éduquée » de sa généra-

Henri VIII, par Hans Holbein the Younger, 1497 Élisabeth Ire par un artiste inconnu, vers 1575

tion. Certains historiens considèrent qu’elle affronta une crise émotionnelle qui aurait pu l’affecter jusqu’à la fin de sa vie. Seymour taquinait sans cesse Élisa-beth, alors âgée de 14 ans. Il entrait dans la chambre de l’adolescente pour la chatouiller et « lui tapoter les fesses ». Son épouse Catherine aurait participé à plusieurs reprises à ces facéties : c’est ainsi « qu’elle immobilisa Élisabeth alors que Seymour déchirait sa robe ». Néanmoins, quand elle les trouva enlacés, elle mit un terme à ces activités et Élisabeth fut ren-voyée en mai 1548. Après la mort de son épouse, Tho-mas Seymour continua toutefois à comploter pour contrôler la famille royale et à s’intéresser à Élisabeth avec l’intention de l’épouser. Lorsque les détails de ce comportement furent révélés en 1549, le conseil de régence l’accusa de vouloir renverser le roi et il fut dé-capité le 20 mars 1549. On peut penser qu’Élisabeth a du souffrir du comportement de ce rustre. Elle a eu d’ailleurs à cette époque des épisodes dépressifs.

Au début du règne de Mary Stuart, les deux demi-sœurs semblent réconciliées. Élisabeth laisse croire qu’elle admet les catholiques et parvient à obtenir de Mary la libération de certains protestants. Mais les choses se gâtent rapidement : Élisabeth est exi-lée à Woodstock, où elle tombe malade, avec notam-ment une enflure de la face, des bras et des mains. Le diagnostic biscornu est celui d’humeurs froides et aqueuses. Elle aurait guéri en été, grâce à de co-pieuses saignées.

En 1553, Mary Stuart épouse le futur Philippe II d’Es-pagne, qui devient très temporairement le Roi d’An-gleterre. Cette alliance ne pouvait durer étant don-né le problème religieux. Élisabeth est rappelée à Londres en 1555. Mary a cru être enceinte, mais il se serait avéré que c’était une grossesse nerveuse.

Élisabeth devient reine d’Angleterre et d’Irlande de 1559 jusqu’à sa mort en 1603, un règne de 43 ans qui sera appelé « l’époque élisabéthaine », marquée par une renaissance artistique et culturelle, une période de prospérité, l’influence grandissante de l’Angleterre dans le monde et l’apaisement du conflit religieux. Deux éléments spectaculaires étaient Shakespeare et la victoire chanceuse sur l’invincible armada espa-gnole.

Élisabeth, arrive au poste suprême à une période plus qu’instable et en pleine guère de religion. Elle vient de passer plusieurs années de réflexion entre la mort d’Henri VIII et son propre couronnement. Elle va avoir l’occasion d’améliorer les choses avec prudence, en ménageant les uns et les autres, en se rapprochant

de son peuple tout en mettant l’Angleterre au-des-sus de tout. L’Angleterre d’abord, « On peut mentir, ruser et tuer, pour l’Angleterre », elle priait Dieu « de ne pas devoir verser le sang », mais elle dut le faire assez souvent ; c’était la façon de régner à l’époque. Elle cherchait le compromis à la fois en politique et en religion. Son attitude se durcit lors de la Saint-Bar-thélemy et de l’excommunication des anglicans, par le Pape.

Bataille entre l’Armada espagnole et la flotte anglaise, XVIe siècle, artiste inconnu.

Ophélie, un personnage de William Shakespeare, par John Everett Millais 1851

Un des premiers problèmes qu’elle a dû affronter au début de son règne illustre bien sa façon d’agir. Il concerne le sort réservé à Marie Stuart qui avait été détrônée, enfermée à la Tour de Londres et condam-

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née à mort pour son attitude cruelle vis-à-vis des pro-testants. Élisabeth voulut donner une chance à Mary en la transférant dans un château confortable, mais éloigné. Toutefois, sous la pression de l’entourage et la poursuite de la conspiration avec l’Espagne et Rome, la Reine signa enfin la condamnation à mort pour haute trahison. « C’est elle ou moi » dit-elle.

une allocution adressée à son armée, après la victoire sur l’Armada :

Mon peuple bien-aimé,Des conseillers soucieux de ma sécurité m’ont mise en garde de paraitre devant mes armées, par crainte d’une trahison. Mais, je vous l’assure, je ne veux pas vivre en me méfiant de mon peuple fidèle et bien-aimé. Que les tyrans aient peur ; quant à moi, j’ai toujours placé en Dieu ma plus grande force, et ma sûreté dans les cœurs loyaux et la bienveillance de mes sujets. Ainsi, je ne suis pas venue parmi vous pour ma récréation et mon plai-sir, mais parce que je suis résolue à vivre et à mourir au milieu de vous tous, au cœur et dans la chaleur de la bataille, et, pour mon Dieu, pour mon royaume et pour mon peuple, à coucher mon honneur et mon sang même dans la poussière. Je sais que mon corps est celui d’une faible femme, mais j’ai le cœur et l’estomac d’un roi, et d’un roi d’Angleterre.

On a beaucoup cherché la raison de son refus du mariage, malgré la pression de l’entourage et de son peuple. Certains en ont déduit qu’elle était « la reine vierge ». Pourtant, elle accordait une grande liberté, et des caresses « incomplètes » à de nombreux amis.

Les hypothèses ne manquent pas pour expliquer ce célibat volontaire :- Un amour malheureux avec Robert Dedley,- la peur de ne pas avoir d’enfant ou de se savoir sté-

rile,- le souvenir du harcèlement et peut-être du viol de

Thomas Seymour,- l’homosexualité, peu probable étant donné les

«flirts» nombreux avec prétendants et soupirants.

La raison qui parait la plus plausible est celle qu’elle a donnée : « Régner et s’amuser au lieu de subir l’in-fluence d’un mari, car je suis mariée à l’Angleterre comme les religieuses le sont à Dieu. »

Une raison politique n’est pas exclue, étant donné que sa légitimité pouvait être mise en doute, comme c’était fréquent chez les Tudor.

Pendant la longue période entre son couronnement et la mort d’Henry VIII, elle est restée proche de la Cour sans avoir de pouvoir direct, elle a donc pu ob-server les erreurs et la cruauté des monarques suc-cessifs et décider d’une politique différente si elle devenait reine. Il ne fallait pas qu’un mari prenne de l’autorité sur elle et s’oppose à ce qu’elle voulait pour l’Angleterre et ses habitants. C’est là une preuve d’in-telligence et de bon sens de cette adolescente. Elle a eu le temps et l’expérience pour préparer son règne et s’attacher aux principes qu’elle avait adoptés.

Mary Stuart en captivité, par Nicholas Hilliard, 1578

Bien que protestante convaincue, elle refuse les exé-cutions des prêtres catholiques et tolère les « crypto protestants », en demandant aux catholiques une apparente soumission à l’anglicanisme. Elle rétablit également quelques catholiques.

Elle estime qu’il faut savoir mentir dans certaines circonstances pour le bien de l’Angleterre, qu’il faut désamorcer la violence due à la guerre religieuse tout en donnant l’avantage à l’anglicanisme, respecter le Parlement, mais le conduire, et enfin, tenir compte de ses propres échecs. Elle connaissait bien le jeu et la rivalité des factions du pouvoir : le conseil privé, ses conseillers personnels, les officiers de la maison du roi, etc.

Elle s’efforçait de maintenir sa popularité, d’être proche du peuple et de se faire admettre comme femme. Elle ne craignait pas de se mêler à la popu-lation, de prendre des bains de foule comme nous di-sons aujourd’hui, mais aussi d’entretenir vis-à-vis du petit peuple un « pouvoir surnaturel », notamment la capacité de guérir les écrouelles, comme les rois de France.

Elle se forge une idée de la nation, qui apparait dans

Était-elle vierge comme elle l’aurait dit ? C’est un point sans grand intérêt. Elle considérait peut-être, que le sexe n’a de but que la reproduction.

On peut penser que la période de « stage » a permis à Élisabeth de préparer son règne : notamment les changements prudents, l’importance de la réflexion et du compromis. Elle est l’opposée de Cléopâtre, qui a ajouté aux ca-ractères masculins les plus cruels la ruse et la séduc-tion, les armes de certaines femmes.

Pour terminer, quelques phrases tirées du livre d’An-dré Maurois sur « L’histoire d’Angleterre » :

On peut dire qu’Élisabeth a apporté à l’Angleterre une politique plus humaine, plus réfléchie, plus conciliante, plus efficace, mais tout aussi ferme.Elle n’aimait pas la guerre et utilisait la diplomatie. Grâce à elle, la Grande-Bretagne devint une grande na-tion, prête à s’étendre dans le monde entier.Élisabeth Ire établit une Église qui aida à forger une identité nationale et existe encore aujourd’hui. Ceux qui la présentèrent par la suite comme une héroïne

protestante oublièrent son refus d’abandonner toutes les pratiques d’origine catholique au sein de l’Église d’Angleterre.

ConclusionIl ne faut pas oublier qu’avant le règne d’Élisabeth, les Tudor étaient des monarques belliqueux et cruels, particulièrement son père Henri VIII et sa demi-sœur Mary Stuart. C’est avec une prudente sagesse qu’Élisabeth a adouci le régime, apaisé la querelle re-ligieuse, favorisé la culture, les arts et la réputation mondiale de sa chère Angleterre. On peut sans doute lui reprocher son attitude et celle de son armée vis-à-vis de l’Irlande. À Dublin, de nos jours les guides en parlent encore longuement aux touristes étrangers. Personne n’est parfait. Les Irlandais ne le sont pas non plus.

Parmi les ouvrages consultésMichel Duchein, Élisabeth Ire d’Angleterre et d’Ir-lande, 1992André Maurois, Histoire d’Angleterre, 1963, mis à jour en 2000Internet : notamment Wikipedia

Notre nouveau recteurCe 1er septembre, le recteur Bruno Delvaux a remis les clés de l’université à Vincent Blondel qui en assume désormais la direction.

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René Krémer : Cher Monsieur Poulain, quelques mots de votre jeunesse ?

Michel Poulain : Je suis né à Châtelet, l’une des ‘bonnes villes’ de la principauté de Liège qui a perdu sa prédominance dans la région depuis la naissance de ville de Charleroi devenue le siège d’une forteresse en 1666. J’ai fait mes études chez les Frères des écoles chrétiennes à Châtelet, en section scientifique.

R.K. : Vous aviez une arrière-pensée en faisant ce choix ?

M.P. : Il n’y avait que le choix. Si j’avais voulu faire les gréco-latines, j’aurais dû aller au Collège des jésuites à Charleroi. Ce fut l’objet d’un débat dans la famille, mais le trajet était trop long pour l’époque, car mon père avait été nommé instituteur à Sart-Eustache, un village de 300 habitants à 15 kilomètres de Charleroi. La vie au village était tout à fait différente. Tout le monde se connaissait ce qui tranchait par rapport à la région industrielle de Charleroi, le ‘pays noir’ encore à l’époque.

R.K. : Vous avez dû connaitre Henoch Meunier, un pro-fesseur de médecine interne à l’UCL, à la fois excellent praticien, bon professeur, et très humain, ce qui est loin d’être une qualité secondaire pour un médecin.

M.P. : Je voyais Henoch habituellement à l’occasion de la tournée de toutes les maisons du village que nous faisions, déguisés, le jour du mardi-gras, et en tant qu’enfant de chœur, le lundi de Pâques, pour distri-buer l’eau bénite. Mais je rencontrais également avec beaucoup d’intérêt les aînés du village qui m’expli-quait des heures durant leur jeunesse au village et les circonstances de la Grande Guerre. Cela aura un impact certain sur mes recherches actuelles sur la longévité. J’allais chez eux, j’étais le bienvenu, je les écoutais, je tentais de comprendre comment la so-ciété rurale avait changé en un demi-siècle, une dé-marche qui aurait été plus malaisée en milieu urbain. Bien évidemment cet intérêt pour la vie rurale et toutes les disciplines scientifiques que cela suppose, je le dois à mon père, li ‘maiss di scol’, en wallon. Il fai-sait partie des quatre personnes considérées comme

importantes dans un village : le mayeur, le curé, le garde-champêtre et le maître d’école.

Cette vie m’a ouvert aux sciences humaines. À l’is-sue des études secondaires, mon idée était de pour-suivre des études d’ingénieur technicien en sciences nucléaires, à Bruxelles. Toutefois mon professeur de mathématique m’a conseillé d’aller à l’Université. Il a rendu visite à mes parents pour les convaincre, car il faut savoir que, dans les années soixante, fréquenter l’université n’était pas chose courante au village, le minerval et les frais de séjour étaient couteux…

R.K. : Il y avait des bourses.

M.P. : Certes, mais c’était en outre une aventure in-connue. J’ai été à Liège, parce que l’époque du « wa-len buiten » commençait à Leuven et mes parents pensaient qu’un diplôme de l’état ouvrait à plus de possibilités d’emplois. Mon professeur de mathéma-tique m’a conseillé de faire la physique, plutôt que les mathématiques pures. C’est une formation très efficace, car elle vous oblige à justifier tout argument que l’on avance et elle allie les approches théoriques et expérimentales. On y apprend que toute mesure scientifique est entachée d’un intervalle d’erreur, ce qui ne préoccupe guère les mathématiciens… Pour ma spécialité, en licence, j’ai choisi l’astrophysique, très renommée à Liège.

R.K. : Elle l’est toujours.

M.P. : Pour mon mémoire, j’ai accompagné une équipe de chercheurs qui faisait des expériences sur les aurores boréales à Kiruna, en Laponie. À la fin des études, j’ai été choisi comme chercheur et j’ai travaillé sur un spectromètre qui fût embarqué sur un satel-lite lancé aux USA en 1972. Il s’agissait d’un projet eu-ropéen en collaboration avec des équipes anglaises et françaises ainsi qu’avec la firme ETCA, une filiale des ACEC à Marcinelle, le tout étroitement surveillé par la défense nationale. J’ai assisté à des nombreuses réu-nions, surtout en Angleterre, où j’ai eu l’occasion de perfectionner mon anglais. Toutefois, j’ai rapidement remarqué que ma licence en physique n’était pas idéale pour ce genre de travail. La base technologique

Interview de l’AMA-UCLMichel PoulainLes Blue zones de longue vie

me manquait et les études d’ingénieur physicien au-raient été largement plus appropriées. J’ai donc quit-té la recherche universitaire à Liège pour rejoindre l’enseignement secondaire. De tels changements se répéteront plusieurs fois dans ma carrière. Ayant ob-tenu l’agrégation de professeur dans le secondaire, j’ai été engagé à l’Institut Saint-Berthuin à Malonne pour y enseigner les cours de physique et chimie. J’appréciais le contact très proche avec les étudiants, jusqu’à faire des plaisanteries avec eux, ce qui les dé-sarçonnait et me permettait de ne pas être chahuté. J’osais des choses qui ont marqué mes élèves. Je me rappelle qu’un jour au Collège de Bellevue à Dinant, je voulais leur montrer le cheminement rectiligne de la lumière. Grâce à des miroirs, nous avons projeté un faisceau laser, à travers les couloirs, jusque sur la porte du Préfet… Il fallait imaginer des méthodes qui sortaient de l’ordinaire dans un cours classique afin de maintenir l’attention et l’intérêt des élèves. Certains inspecteurs comprenaient ce mode d’ensei-gnement. L’étude du pendule en est un exemple frap-pant. Je demandais aux étudiants de venir en classe avec une corde et un poids. Chacun essayait de com-prendre la loi qui régulait son pendule. Si sa longueur restait la même, quelle que soit la masse, le pendule oscillait au même rythme. Plutôt que leur enseigner la loi brutalement, on redécouvrait ensemble, étape par étape, cette loi physique du pendule et de la gra-vité. Ils n’allaient sans doute jamais l’oublier.

R.K. : Aux Facultés de Namur, je n’ai jamais compris ce mécanisme. Le Père Lucas qui avait créé les cours pour enfants de bateliers, faisait l’expérience devant nous, à toute vitesse, sans la décrire. J’ai fait la même chose que lui à l’examen sans devoir l’expliquer.

M.P. : Quelques années plus tard, l’inspecteur m’a de-mandé de faire un exposé pour des enseignants pen-dant les recyclages de vacances. J’y ai fait une erreur grossière et je me suis rendu compte que la physique n’était pas l’avenir de ma recherche et que d’autres horizons seraient plus appropriés. Mais pour com-prendre cela, il faut revenir à Sart-Eustache, où nous habitions la maison communale. J’allais souvent dans le grenier consulter les archives de la commune et je trainais souvent dans la salle du conseil. Par la suite, jeune marié, mon épouse qui faisait des études en histoire a dû choisir un thème de mémoire et nous avons convaincu Etienne Hélin, éminent historien de Liège qu’il pourrait concerner la démographie historique de notre village. Nous avions accès aux sources de données et la connaissance du terroir, ce qui est essentiel. J’ai très vite compris que l’histoire ne se limite pas à la lecture des ouvrages rédigés par les autres. Découvrir et écrire l’histoire se fait en rassemblant des informations diverses collectées un

peu partout : l’archéologie, des anciens documents, des témoignages oraux… C’est en recomposant ces éléments que l’on comprend l’histoire et l’évolution séculaire de nos sociétés et de leurs conditions de vie.

R.K. : Il y a aussi des lettres, des journaux intimes et des écrits post-mortem.

M.P. : Je vais vous donner un exemple. En étudiant la toponymie, la science qui s’intéresse aux noms de lieu, les récits des anciens du village, les anciens docu-ments qui mentionnaient l’existence d’une ancienne église dite en ruines en 1701 et en analysant la confi-guration du terrain, je suis arrivé à la conviction que le village de Sart-Eustache était, au Moyen-âge, situé dans la campagne du Blan, à près de 2 kilomètres du centre actuel du village. Mais plus rien n’y subsiste… J’ai confronté toutes ces informations et, un jour de novembre 1978, j’ai pris une bêche et dès le premier coup, j’ai découvert des ossements. J’ai ensuite orga-nisé un week-end de fouilles avec mes élèves et nous avons exhumés 23 cadavres. À cet endroit, il y avait sans doute un cimetière autour d’une église qui avait disparu depuis plus de trois siècles. J’ai envoyé un ti-bia à Bruxelles pour la datation au carbone 14 : on m’a répondu que ces ossements avaient probablement été enterrés pendant la seconde guerre mondiale… La marge d’erreur des mesures physiques est parfois très large. Je n’ai pas poursuivi l’investigation.

R.K. : J’ai vu sur internet que vous aviez publié un livre sur l’histoire de Sart Eustache depuis des temps très anciens.

M.P. : A l’occasion du 20e anniversaire de la Marche St-Roch de Sart-Eustache, j’ai publié un ouvrage sur l’histoire de Sart-Eustache et j’y ai rassemblé tous mes résultats, y compris tous les témoignages des anciens du village. C’était un devoir de mémoire par rapport à tout ce qu’ils m’ont transmis. Pour en reve-nir à la démographie, Etienne Hélin, mon professeur à Liège, donnait également un cours de démographie à Louvain. C’était un cours en sciences politiques et so-ciales, une faculté différente des sciences exactes. À l’occasion d’une journée des rhétos à Dinant en 1972, j’ai découvert qu’il m’était possible de suivre un troi-sième cycle en démographie à l’UCL, car il était ouvert à tout diplômé de second cycle.

À 28 ans, après deux ans de coopération au Rwanda, tout en restant enseignant dans le secondaire, j’ai donc entamé les études en démographie à l’UCL avec les professeurs Guillaume Wunsch et Hubert Gerard qui y avait mis sur pied un Département de Démogra-phique à la demande de Michel Woitrin. Dès 1976, j’ai été engagé à mi-temps comme chercheur en démo-

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graphie. J’ai fait une maitrise et terminé le doctorat en démographie sur des migrations en 1980. Pour-quoi les migrations, parce que les migrations sont réglées par la loi de Ravenstein, proche de la loi sur la gravitation universelle. Dans un premier temps, je suis resté dans une démographie des modèles, tirant profit de ma formation de physicien avant de m’inté-resser plus largement à la collecte des données, ce qui me rapprochait de l’histoire.

R.K. : Quelle était le sujet de votre thèse de doctorat ?

M.P. : « L’analyse de la migration interne en Belgique». Par la suite, j’ai été choisi pour occuper un poste d’as-sistant à titre temporaire à l’Université et, pour cela, j’ai quitté un poste définitif dans l’enseignement se-condaire. C’était un risque, mais c’était mon vœu. Ce n’est qu’en 85 que j’ai obtenu un poste de chercheur permanent au FNRS pour l’étude de migrations in-ternes. Cette année-là, deux chercheurs qualifiés de l’UCL avaient été engagés pour l’ensemble de l’uni-versité, un médecin et moi-même. J’étais le premier chercheur qualifié en sciences humaines de l’UCL. Cet engagement au FNRS, dans le domaine des mi-grations internes en Belgique, puis par la suite sur les migrations internationales en Europe, m’a permis de donner libre cours à mes investigations scientifiques. À cette époque, la CEE ne comptait encore que 12 pays. Dès 1989, je les ai visité un après l’autre pour étudier leur façon de collecter leurs données statistiques sur les migrations internationales et tenter de les harmo-niser à l’échelle Européenne.

Les migrations internationales (aller-retour) entre deux pays différents devraient être identiques au départ et à l’arrivée. Dans la réalité, elles ne le sont que très rarement, et ce pour de multiples raisons. J’ai tenté d’harmoniser ces chiffres d’abord dans les 12 pays, ensuite en Finlande, Norvège, Suède, Islande, puis dans les pays de l’Est, dans lesquels ces données étaient encore collectées par la défense nationale. Nous étions en 1992. Depuis lors, l’Union Européenne s’est élargie, j’ai vi-sité à plusieurs reprises les instituts statistiques et les ministères de l’intérieur de la plupart des pays eu-ropéens… 43 pays différents, tous à l’exception de la Biélorussie. J’ai découvert la diversité et la richesse de l’Europe, des paysages sans doute, mais surtout des peuples, leur langue et leur mode de vie. Depuis 2007, la communauté européenne a imposé des règles strictes en matière statistique dans le domaine des migrations internationales, mais on est encore très loin d’une harmonisation… Et la situation à l’échelle mondiale est encore plus catastrophique.

R.K. : Vous dépendiez toujours de Louvain ?

M.P. : Oui. Il s’agissait d’un ensemble de contrats de recherche établis entre Eurostat et l’UCL.

R.K. : Vous donniez des cours ?

M.P. : Oui, des cours de statistiques descriptive, deux fois par semaine pendant une dizaine d’années, en première candidature ESPO. Dans ces cours, il y a une partie théâtrale parce que vous êtes obligé de convaincre l’auditoire tout en faisant passer l’infor-mation. Cette expérience me fut utile.

R.K. : En médecine dans les années 50, nous avions aussi un cours de statistique, mais nous le considé-rions à tort comme secondaire et comme le prof n’était pas « théâtral » nous n’en avons pas gardé grand-chose. Notre but n’était pas d’approfondir le problème, mais de réussir l’examen.

M.P. : Je dispensais également des cours en démo-graphie, tout en poursuivant les recherches sur les statistiques de migration avec EUROSTAT, les Nations Unies et l’OCDE. Depuis lors, d’autres organismes in-ternationaux viennent frapper à ma porte pour réa-liser des profils migratoires. C’est ainsi que j’ai fait ce travail pour la Moldavie, un pays très intéressant et trop méconnu et, plus récemment dans l’0céan In-dien, à Madagascar, pour l’île Maurice, les Comores et les Seychelles.

R.K. : Une promenade qui n’était pas sans intérêt.

M.P. : Evidemment, mais ce n’est pas du tourisme… Découvrir le monde reste pour moi un intérêt ma-jeur… Comparer et comprendre les différences per-met d’expliquer l’immense richesse de cette terre et la diversité des populations qui la peuplent.

R.K. : Mais tout cela ne nous amène pas encore à la longévité…

M.P. : Ma passion pour la longévité est venue tout à fait par hasard. En 1992, je reçois un message d’un médecin de famille, le docteur Dany Chambre d’Es-taimpuis. Il avait établi une base de données des cen-tenaires en Belgique avec plus de 3000 cas et me de-mandait si cela pouvait être intéressant. Ce médecin était ce qu’on appelle couramment un érudit faisant recherches en dehors du cadre universitaire, par pas-sion, de manière indépendante. Il avait rassemblé des coupures de journaux, des cartes postales anciennes et avait eu des contacts avec le cabinet du Roi qui possède des listes des centenaires auxquels le Roi a adressé ses vœux. Il arrive souvent que ces érudits adoptent des méthodes pertinentes et obtiennent des résultats intéressants.

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Kamato HONGO que j’ai visité alors qu’elle avait 116 ans était la doyenne de l’humanité en 2003. Je lui ai apporté du chocolat belge. (ndlr : Ni Michel, ni nous n’avons été sponsorisés !)

R.K. : Ce ne sont pas tous des collectionneurs de boites d’allumettes ou des photos de Johnny Halliday !

M.P. : Convaincu de la fiabilité de cette base de don-nées, j’ai entamé une collaboration avec ce docteur et, à partir de 1997, j’ai rejoint un groupe international de chercheurs intéressés par la longévité et la survie après 100 ans. J’ai fait un premier travail avec un cher-cheur français sur le rapport entre le daltonisme et la longévité, en recherchant la longévité des aïeuls d’enfants daltoniens.

R.K. : Mais comment en êtes-vous arrivé à vous inté-resser aux centenaires sardes ?

M.P. : En 1999, un médecin sarde, Gianni Pes, fait un exposé à Montpellier dans lequel il présente une région montagneuse de Sardaigne où les hommes âgés sont aussi nombreux que les femmes. Nous, démographes, étions dubitatifs et suspections de fausses déclarations d’âge. Ce genre d’exagération a été découvert dans toutes les régions à longévité ex-ceptionnelle, dans le Caucase et en Equateur, notam-ment. Je fus donc le démographe volontaire désigné pour étudier la question et procéder à la validation scientifique de l’âge de ces centenaires Sardes. J’ai débarqué en Sardaigne en janvier 2000… Les mon-tagnes autour de la Marmora étaient sous la neige. Avec mes collègues Sardes, nous étions invités à une fête en l’honneur de 4 centenaires dans un village de 3000 habitants. Avant d’aller à cette fête, j’ai visité la commune… Les documents d’état civil y étaient très corrects depuis 1866… Je pouvais féliciter les cente-naires sans arrière-pensée. Nous avons ensuite visité 40 villages et pris note de toutes les naissances du 19e siècle pour lesquels la date marginale de décès indiquait qu’ils étaient centenaires. Tous les cen-

tenaires identifiés se sont révélés réels à la grande surprise de mes collègues démographes. J’ai eu de la peine à les convaincre et, fait unique en démographie, ils ont d’ailleurs fait une contre-expertise sans m’en informer immédiatement. Elle fût positive et tout au plus, j’avais identifié moi-même une centenaire déclarée comme décédée à 110 ans alors qu’elle n’en avait que 107… Elle avait été confondue avec sa sœur aînée décédée en bas âge.

Mais nous avons poussé la recherche plus loin. Quand on identifiait un centenaire dans un village, il y en a souvent un, voire plusieurs, dans le village voisin. Il y avait donc une zone d’une quinzaine de villages où la longévité est exceptionnelle et, situation unique, où les hommes y vivaient aussi longtemps que les femmes. Sur la carte de Sardaigne, j’ai délimité cette zone avec un marqueur bleu et lui ai donné le nom de « Blue Zone ». En 2005, ce concept de zone et la déno-mination ‘Blue Zone’ ont été reprise par un journaliste américain, Dan Buettner, et leur a donné une dimen-sion médiatique très large. Il suffit de taper ‘Blue Zone’ sur Google et vous pourrez vous en rendre compte par vous-même. Toutefois, mon nom n’y est pas tou-jours associé, mais les faits sont clairement établis dans l’ouvrage qu’il a rédigé pour National Geogra-phic (http://www.des-livres-pour-changer-de-vie.fr/blue-zones/). À sa demande, j’ai recherché l’existence d’autres Blue Zones de par le monde et nous y avons effectué des ‘longevity expedition’, des séjours large-ment médiatisés au Costa Rica, à Okinawa et à Ikaria (Grèce) nous ont permis de cerner progressivement les déterminants de la longévité exceptionnelle de ces populations. J’ai également produit des d’articles scientifiques sur ces Blue Zones et notamment sur la population du village de Villagrande en Sardaigne qui abrite une population ‘where men live as long as women do’. Un village de 3000 habitants avec 5 cen-tenaires en vie de nos jours (3 hommes et 2 femmes) et 37 centenaires dans le cimetière (19 hommes et 18 femmes). Le village est entré au Guinness Book of Re-cords comme celui présentant la plus forte longévité masculine et, pour services rendus à la commune, je suis devenu citoyen d’honneur de ce petit village sarde.

R.K. : Quels sont les facteurs de longévité ?

M.P. : De nombreux facteurs possibles ont été mis en évidence : l’absence de stress, la qualité de l’eau et de l’air, l’alimentation saine (notamment très peu d’ali-ments venant de l’industrie alimentaire), l’activité physique (il n’est pas rare de voir des bergers ou agri-culteurs poursuivre leurs activités à plus de 80 ans), le soutien familial (les maisons de repos sont rares) et celui de la communauté locale (les aînés sont mis en évidence). Notre démarche scientifique tente de

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rassembler dans une même approche la génétique, l’épidémiologie, l’environnement, les dimensions so-cio-culturelle et économique, la démographie, l’his-toire, la géographie, la sociologie, l’anthropologie. Le seul élément commun est l’être humain qui, à travers les différentes circonstances de la vie et dans un en-vironnement favorable, atteint l’âge vénérable de 90 voire 100 ans.

les Ikariotes prenaient le temps pour mourir, ce qui expliquerait leur longévité exceptionnelle. Il y a bien d’autres facteurs favorables à la longévité mais il est souvent malaisé de justifier leur impact et de décou-vrir le mécanisme causal. Les généticiens ne jurent que par la génétique, les nutritionnistes par l’alimen-tation… Le fameux régime méditerranéen, les psycho-logues par la façon de surpasser les épreuves de la vie, par l’optimisme, la religion…

La Blue Zone de Sardaigne montrant la distribution des centenaires et leur concentration dans la région mon-tagneuse de la Barbagia et de l’Ogliastra (carte publiée en novembre 2004 dans Experimental Gerontology).

R.K. : Vous teniez compte de leurs maladies ?

M.P. : Nous avons dans notre questionnaire une liste des maladies et des médications. Toutefois à ce stade de nos recherches, il est malaisé de tirer des conclu-sions scientifiques car le nombre de personnes impli-quées n’est pas suffisant. Nous sommes néanmoins convaincus que le développement de ces recherches permettra d’arriver à des découvertes convaincantes.

Voici quelques observations faites sur l’île d’Ikaria, en Grèce. Cette île peu touristique fût jadis peuplée de bergers. Elle est le dernier bastion du communisme en Grèce et il n’est pas rare de trouver sur la même tombe la croix orthodoxe qui avoisine le marteau et la faucille. Mais ce qui frappe le plus chez les Ika-riotes âgés, c’est la force de leur poignée de main, l’un des meilleurs indicateurs de la longévité. On note aussi l’absence de stress. Dans ces régions, on prend le temps pour tout. On enregistre des cancers et maladies cardio-vasculaires, mais ces maladies ap-paraissent à des âges plus avancés. C’est comme si

Antonio TODDE de Tiana (Sardaigne), né le 20 janvier 1889 et décédé le 3 janvier 2002 à la veille de ses 113 ans. Je l’ai proclamé comme étant l’homme le plus vieux du monde en juillet 2001 sur la base de nos vérifications scientifiques.

R.K. : Et que vient faire le démographe dans cette ap-proche qui se veut essentiellement interdisciplinaire?

M.P. : Mon rôle est celui de manager scientifique : j’essaie de fédérer tous les efforts, de prendre en compte, de façon équitable, les explications appor-tées par chaque discipline. Réunir des chercheurs ve-nant de disciplines aussi diverses, susciter des discus-sions constructives en suggérant d’oublier le jargon de sa propre discipline et en gardant à l’esprit que les disciplines autres que la sienne peuvent apporter une partie de l’explication, tel est le défi majeur de l’inter-disciplinarité.

R.K. : Vous êtes comme un juge qui ne peut pas tout connaitre mais qui essaie de réconcilier les argu-ments avancés par les protagonistes des différentes disciplines.

M.P. : Prenons l’exemple de la génétique. Les généti-ciens ne juraient que par le gène de la longévité, mais ils sont convaincus aujourd’hui que le gène de la lon-gévité n’existe pas. J’ai participé comme partenaire belge avec l’UCL dans le cadre du projet de recherche européen GEHA (Genetics for Healthy Ageing). Près de 3000 couples de frères et sœurs de 90 ans et plus

ont été concernés dans 19 pays européens, avec pour objectif de trouver le ou les gènes favorables à la lon-gévité. On n’a rien trouvé de significatif. Il reste néan-moins certain qu’il y a une composante familiale de la longévité. Elle pourrait être due au partage d’habi-tudes de vie communes, mais aussi au patrimoine gé-nétique commun, mais cette composante génétique favorable à la longévité reste inconnue à ce jour. Tout récemment nous avons décidé de nous tourner vers l’épigénétique, en considérant que certains gênes fa-vorables à la longévité peuvent être activés ou pas en fonction de facteurs extérieurs, tels le mode de vie, l’environnement et les antécédents familiaux. Dans les villages de Sardaigne où nous étudions la longé-vité, on constate une grande similitude dans le style de vie, l’alimentation et l’environnement partagé. Serait-ce donc par le biais de l’épigénétique que ces gènes encore inconnus contribueraient à la longévité exceptionnelle ? L’épigénétique peut jouer un rôle explicatif très important et celui-ci pourrait plus fa-cilement être mis en évidence dans des populations homogènes vivant dans un même environnement favorable. En Sardaigne, par exemple, la plupart des nonagénaires et centenaires ont des ascendants qui étaient des bergers qui, pendant les longs mois de transhumance, s’alimentaient exclusivement de pro-duits laitiers provenant de leurs chèvres et moutons, menaient une vie calme et avaient une activité phy-sique importante, vu la variation d’altitude. Ces ber-gers eurent une durée de vie significativement plus longue, et c’est le cas aussi pour leurs descendants auxquels ils pourraient avoir transmis des gènes de longévité parfaitement activés. La recherche ne fait que commencer et sa portée est internationale, mais elle peine faute de soutien financier car les analyses épigénétiques sont onéreuses.

R.K. : Je suppose que dans le cadre de vos recherches, les relations humaines avec les populations étudiées sont également importantes.

M.P. : Dans le village de Sardaigne dont les habitants vivent particulièrement vieux, je collabore étroite-ment avec la population locale depuis 14 années. J’ai reconstitué l’arbre généalogique de toutes les fa-milles du village depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à ce jour. Nous faisons des enquêtes et des prises de sang sur toute la population âgée de 80 ans et plus. Il y a une symbiose entre les villageois et les chercheurs et pour nous, c’est en quelque sorte un laboratoire humain en constante évolution. Pour la population locale, le fruit de nos recherches, c’est la mise en évi-dence de leur longévité exceptionnelle et cela fait leur fierté. En 2011, j’ai proposé d’organiser une fête de la longévité et celle-ci se déroulera en juin 2015 pour la troisième fois. Un village en fête, les photos de tous les centenaires dans les rues, des gens heureux… Que rêver de mieux !

En compagnie de Louis Marion (1893-2003), l’homme le plus vieux ayant vécu en Wallonie. Il s’est éteint à l’âge vénérable de 110 ans et était doyen de Belgique à l’époque.

R.K. : Vous avez été admis à la pension depuis deux ans et vous voici Professeur émérite de l’UCL. Cela a-t-il changé quelque chose dans vos recherches ?

M.P. : C’est vainement que j’ai sollicité auprès du FNRS un report de mon admission à la pension. Un scienti-fique qui a de véritables questions de recherche ne saurait les ignorer du jour au lendemain. Lorsque l’on est passionné par la recherche, on ne peut que pour-suivre la quête. C’est ce que je fais actuellement en tant que professeur émérite de l’UCL depuis mon bu-reau bourré de documents et d’archives, au 1er étage de la Maison Georges Lemaître de l’UCL à Charleroi. Mais je suis également ‘senior researcher’ à temps partiel à l’Université de Tallinn en Estonie, ce qui me permet d’encourager dans leur recherche de jeunes démographes, non seulement belges mais aussi es-toniens, et de faire connaître l’Estonian Demographic Institute à l’échelle internationale.

R.K. : Heureux les gens qui aiment leur métier, re-doutent la retraite et s’arrangent pour continuer à travailler sans gêner leur successeur. Nous en faisons partie. Si vous avez des découvertes, ce qui est très

probable, nous serions heureux de les connaitre.Avec Maria Ledent, l’une des supercentaires wallonnes, décédée à Namur en 2010 à l’âge de 110 ans, elle était née au XIXe siècle.18 AMA CONTACTS - octobre 2014

AMA CONTACTS - octobre 2014 19

Discussion MedUCL Eruption mystérieuse

Dans le prochain Ama Contacts :Dans le prochain Ama Contacts :Interview : Michel MeuldersGolda Meir, la 1re Dame de fer

Denis : Patient de 70 ans, polyvasculaire amputé des 2 jambes (membres fantômes), BPCO Gold 1 tabagique (arrêté), ancien alcoolique, diabétique bien équilibré en MRS.

Traitement habituel: Asaflow, Befact F, Depakine, Lo-ramet, Metformax, Neurontin, Oxycodon, Oxynorm, Pantomed, perindopril, Tamsulosine, psyllium. Ajout récent (±1 sem.) de chlorzoxazone pour contractures paravertébrales post-immobilisation dans chaise roulante après intervention chirurgicale pour hernie inguinale.

Il va bien ces jours-ci.

Depuis 5 jours, apparition sur les mains de lésions ec-zématisées non douloureuses + 2 phlyctènes.R/ Fucicort cr. sous pansement

Je le revois ce jour avec des lésions de type pemphi-gus assez importantes, et de petites lésions aux pa-villons des 2 oreilles :

lendemain de l’écouvillon, qui est resté stérile à la culture, et la bio ramène une petite CRP à 2.5Je le revois ce jour 5/06 avec une très nette améliora-tion: par de nouvelles bulles, assèchement des lésions existantes, et cicatrisation bien entamée de toutes les lésions, y compris aux oreilles.

La chlorzoxazone est-elle connue pour donner ce genre de lésions ?

Dominique : Ce cas est certainement difficile pour plusieurs raisons :

Effectivement, le diagnostic de pemphigus est le plus vraisemblable. Mais y a-t-il eu une biopsie avec im-munofluorescence directe ?

Car classiquement, les cas de pemphigus médicamen-teux sont le plus souvent des pemphigus érythro-dermiques et superficiels (ce qui n’est pas le cas ici). L’image clinique me fait plus penser à un pemphigus vulgaire non médicamenteux !

Je n’ai aucune notion du fait que la chlorozoxazone ait été décrite comme pouvant donner du pemphi-gus, par contre ceci pourrait se rencontrer avec le Pe-rindopril (proche du Captopril qui est la molécule la plus classiquement pourvoyeuse de pemphigus mé-dicamenteux tout comme la D Pénicillamine).

Il serait donc judicieux d’éliminer cette molécule et la remplacer par une d’une autre classe médicamen-teuse.

Merci de me tenir au courant de la suite de ce cas «su-perbe» sur le plan iconographique !

Rejoignez la liste de discussion MedUCL ! Plus d’informations sur :

http://sites.uclouvain.be/ama-ucl/meducl.html

Écouvillon et bio demandés demain.

La chlorzoxazone a été arrêtée le 2/06, le Fucicort a été remplacé par du Fucidin après prélèvement le

Intervenants : Denis Botton, Dominique Tennstedt