la sainteté chez charles péguy - univ-lorraine.fr
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La sainteteacute chez Charles PeacuteguyMarie Velikanov
To cite this versionMarie Velikanov La sainteteacute chez Charles Peacuteguy Litteacuteratures Universiteacute de Lorraine 2017 FranccedilaisNNT 2017LORR0103 tel-01760205
AVERTISSEMENT
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1
Eacutecole Doctorale Fernand Braudel (ED 411)
THEgraveSE
Preacutesenteacutee le 27062017 agrave Metz En vue de lrsquoobtention du grade acadeacutemique de
DOCTEUR DE LrsquoUNIVERSITEacute DE LORRAINE EN LANGUE ET
LITTEacuteRATURE FRANCcedilAISES
Par MARIE VEacuteLIKANOV
Neacutee le 18 deacutecembre 1982 agrave Boulogne-Billancourt (France)
La sainteteacute chez Charles Peacuteguy
Jury de la thegravese
Mme Tatiana TAIumlMANOVA rapporteur
Professeur agrave lrsquoUniversiteacute drsquoEtat de Saint-Peacutetersbourg chevalier des Arts et des Lettres Mme Carole AUROY rapporteur
Professeur agrave lrsquouniversiteacute drsquoAngers M Denis PERNOT examinateur
Professeur agrave lrsquoUniversiteacute Paris XIII M Elena DI PEDE examinateur
Professeur agrave lrsquouniversiteacute de Lorraine M Jean-Michel WITTMANN directeur
Professeur agrave lrsquoUniversiteacute de Lorraine
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Cette thegravese est deacutedieacutee agrave la meacutemoire de Tatiana OUGRIMOFF (1934-2004) Neacutee en France dans une famille drsquoeacutemigreacutes russes de la premiegravere vague elle est venue en URSS avec ses parents en 1946 a surveacutecu aux reacutepressions par miracle et a consacreacute ensuite toute sa vie agrave la transmission lrsquoenseignement de la culture et de la langue franccedilaise Elle mrsquoa fait deacutecouvrir et aimer Charles Peacuteguy quand jrsquoavais 13 ans Sans elle ce travail nrsquoaurait jamais eu lieu
Remerciements
Je remercie le professeur Jean-Michel WITTMANN qui a accepteacute de diriger
cette thegravese Son attention ses conseils toujours tregraves preacutecis ont eacuteteacute preacutecieux il mrsquoa
guideacutee et aiguilleacutee dans les moments de doutes je suis profondeacutement reconnaissante
pour son accompagnement du preacutesent travail
Je tiens aussi agrave exprimer ma reconnaissance aux directeurs successifs du Centre
de recherche ECRITURES le professeur Jean-Freacutedeacuteric CHEVALIER et le
professeur Pierre HALEN de leur soutien de leur preacutesence mais aussi de leurs
conseils meacutethodologiques et des ideacutees de lectures qui ont nourri ma reacuteflexion
Je remercie eacutegalement tous ceux et celles qui ont accepteacute de relire ma thegravese
Charles Beiss Riwanon Rimlinger Romain Vaissermann Marie-Noeumllle Pane
Je tiens agrave remercier en particulier Romain Vaissermann sa capaciteacute de reacutepondre
du tac au tac par teacuteleacutephone agrave des questions parfois tregraves pointues concernant tel ou
tel emploi de mot chez Peacuteguy mrsquoa beaucoup impressionneacute
Je remercie le pegravere Robert Scholtus qui a geacuteneacutereusement mis agrave ma disponibiliteacute
sa grande bibliothegraveque peacuteguyste je le remercie aussi pour ses encouragements et
nos discussions sur Peacuteguy tregraves enrichissantes
Merci aux doctorantes du centre de recherche ECRITURE qui sont devenues
de vraies amies Riwanon Rimlinger Maria-Vittoria Martino et Safa Morabbi
Merci agrave mon mari Serguey Volyuzhskiy sans lui sans son aide deacutevoueacutee et
aimante je nrsquoaurai jamais pu terminer ce travail Je remercie eacutegalement mon fils
Elie qui a su malgreacute son jeune acircge faire preuve de beaucoup de patience
3
laquo [hellip] dans cette chreacutetienteacute dans ce peuple chreacutetien la sainteteacute poussait pour ainsi
dire toute seule simple et srsquoignorant elle-mecircme non point travailleacutee par des exercices des forcements de serre mais litteacuteralement en pleine terre comme une fleur du pays comme une plante vigoureuse et vivace fille du terroir naturelle en ce sens autant que surnaturelle et qui enfonccedilait dans le sol des racines drsquoune profondeur incroyable [hellip] raquo
Charles Peacuteguy Texte de preacutesentation de lrsquoeacutedition de 1910 du Mystegravere de la Chariteacute de Jeanne drsquoArc
Œuvres poeacutetiques et dramatiques complegravetes Paris Gallimard laquo Bibliothegraveque de la Pleacuteiade raquo 2014 p 623
4
Abreacuteviations
I ndash Œuvres en prose complegravetes TI Paris Gallimard laquo Bibliothegraveque de la
Pleacuteiade raquo 1987
II ndash Œuvres en prose complegravetes TII Paris Gallimard laquo Bibliothegraveque de la
Pleacuteiade raquo 1988
III ndash Œuvres en prose complegravetes TIII Paris Gallimard laquo Bibliothegraveque de la
Pleacuteiade raquo 1992
OPD ndash Œuvres poeacutetiques et dramatiques complegravetes Paris Gallimard
laquo Bibliothegraveque de la Pleacuteiade raquo 2014
Tapisserie ndash La Tapisserie de sainte Geneviegraveve et de Jeanne drsquoArc et vers ineacutedits
Orleacuteans Paradigme 2016
Conventions
Traduction Sauf mention contraire les traductions sont de notre fait
Caractegraveres italiques et majuscules non conventionnelles Les italiques et les
lettres majuscules dans les citations reproduiront systeacutematiquement celles du texte
original
Nous alleacutegeons au maximum les reacutefeacuterences les indications complegravetes se trouvent en
bibliographie
5
INTRODUCTION
Pourquoi Peacuteguy eacutecrit-il tant sur les saints Pourquoi deacutecrit-il des amis des
personnaliteacutes dont il srsquoeacutemerveille agrave la maniegravere drsquoun hagiographe en les laquobeacuteatifiantraquo
en quelque sorte par ses textes La creacuteation des exemples agrave suivre est un acte qursquoon
retrouve souvent dans ses eacutecrits ou les publications qursquoil choisit pour figurer dans
les Cahiers de la quinzaine
En eacutecartant des reacuteponses laquopsychologisantesraquo on peut trouver une reacuteponse dans
les textes de Peacuteguy en commenccedilant par les tout premiers notamment par Marcel ou
le dialogue de la citeacute harmonieuse Crsquoest une utopie certes mais qui nrsquoest pas
seulement fondeacutee sur une future socieacuteteacute imagineacutee penseacutee elle se fonde sur les
personnes qui en font partie qui la construisent la citeacute eacutetant constitueacutee de ses
citoyens Agrave propos des deacutebuts de son engagement socialiste Peacuteguy eacutecrivait laquo Cette
ideacutee simple et vivace eacutetait que nous devons commencer de vivre en socialistes que
nous devons commencer la reacutevolution du monde par la reacutevolution de nous-mecircmes raquo
(I 640) Il nrsquoa jamais renieacute son engagement premier laquo nous ne renierons jamais un
atome de notre passeacute raquo (III 550) Toute son œuvre cherche agrave contribuer agrave la
construction drsquoune socieacuteteacute nouvelle drsquoougrave personne nrsquoest exclu ougrave la morale et la
mystique emportent sur la politique et les systegravemes
Degraves le deacutebut Peacuteguy a compris que pour changer il vaut mieux suivre un
exemple ses premiers textes des Cahiers sont des reacuteflexions sur la neacutecessiteacute ou
pas de laquo faire des personnaliteacutes raquo Il propose des personnaliteacutes exemplaires agrave ses
lecteurs drsquoabord Jauregraves puis Bernard-Lazare1 Il cherche inlassablement toute sa
vie quel est cet homme qui pourra devenir la pierre angulaire drsquoune nouvelle
socieacuteteacute juste ouverte agrave tous Plus tard il en vient agrave lrsquoideacutee que crsquoest Jeacutesus qursquoil faut
imiter agrave lrsquoimage des saints mais il ne srsquoagit pas drsquoune palinodie seulement du
1 Le vrai nom de plume de Lazare Marcus Manasseacute Bernard eacutetait Bernard Lazare sans tiret Peacuteguy lrsquoeacutecrit systeacutematiquement de maniegravere erroneacutee ndash Bernard-Lazare et nous avons choisi drsquoadapter dans la preacutesente thegravese lrsquoorthographe utiliseacutee par Peacuteguy
6
prolongement de la mecircme quecircte
Aude Bonord observe que les eacutecrivains du deacutebut du XXe siegravecle cherchaient agrave
laquo eacutelaborer un modegravele de sainteteacute conforme agrave leurs ideacuteaux existentiels et spirituels
[hellip] Lrsquohagiographe devient alors le creuset drsquoune reacuteflexion sur lrsquoHomme et sur
lrsquoHistoire raquo2
On pourrait dire que Peacuteguy entame la quecircte poursuivie un demi-siegravecle plus
tard par Camus laquo Peut-on ecirctre un saint sans Dieu crsquoest le seul problegraveme concret
que je connaisse aujourdrsquohui3 raquo dit Tarrou dans La Peste Dans le journal de son
voyage en Ameacuterique en 1946 Camus eacutecrit aussi laquo Pouvons-nous refaire une
Eacuteglise laiumlque raquo4 Pour Camus comme pour plusieurs autres auteurs la sainteteacute est
une reacuteponse agrave la demande du siegravecle lrsquoattente drsquoune exemplariteacute personnelle Cette
quecircte reacutepond agrave une question plus large lrsquohomme peut-il rester inchangeacute face aux
grands changements de ce siegravecle ou tout srsquoacceacutelegravere Et si lrsquohomme ne peut plus
rester le mecircme il faut de nouveaux ideacuteaux de nouveaux heacuteros Jacques Derrida cite
une conversation avec Emmanuel Levinas qui lui a dit laquo Vous savez on parle
souvent drsquoeacutethique pour deacutecrire ce que je fais mais ce qui mrsquointeacuteresse au bout du
compte ce nrsquoest pas lrsquoeacutethique pas seulement lrsquoeacutethique crsquoest le saint la sainteteacute du
saint raquo5 Dans un article consacreacute au centenaire de la mort de Peacuteguy le philosophe
de la religion Michaeumll de Saint-Cheacuteron rappelle en se preacutesentant comme un disciple
de Levinas que laquo la sainteteacute nrsquoest pas reacuteserveacutee aux chreacutetiens mais est une tacircche un
devoir deacutevolu agrave tout ecirctre humain par-delagrave toute croyance religieuse raquo6
Certains auteurs y compris en partie Peacuteguy rejettent le monde qui leur est
contemporain et cherchent des exemples des ideacuteaux dans les temps passeacutes surtout
dans le Moyen Age Ce mouvement est anteacuterieur agrave la geacuteneacuteration de Peacuteguy deacutejagrave 2 BONORD Aude Les laquoHagiographes de la main gaucheraquo Variations de la vie de saints au XXe siegravecle Paris Classiques Garnier 2011 p 33 3 CAMUS Albert La Peste Paris Gallimard 2012 p 230 4 CAMUS Albert Journaux de voyages Paris Gallimard 2013 p 34
5 DERRIDA Jacques Adieu agrave Levinas Paris Galileacutee 1997 p 15 6 De SAINT-CHEacuteRON Michaeumll laquo Le Centenaire de la mort de Peacuteguy raquo reacutefeacuterence internet httpwwwhuffingtonpostfrmichael-de-saintcheronle-centenaire-mort-charles-peguy_b_5782216html consulteacute le 5 janvier 2015
7
Verlaine eacutecrivait laquo Crsquoest vers le Moyen Age eacutenorme et deacutelicat Qursquoil faudrait que
mon cœur en panne naviguacirct Loin de nos jours drsquoesprit charnel et de chair triste raquo7
Au temps de Peacuteguy on trouve cet inteacuterecirct pour le Moyen Age chez les auteurs du
renouveau catholique comme Henri Gheacuteon par exemple ou chez les auteurs
deacutecadents comme Joseacutephin Peacuteladan etc
Drsquoautres auteurs ou parfois les mecircmes dans drsquoautres textes tentent de trouver
de nouveaux teacutemoins de nouvelles laquo balises raquo spirituelles philosophiques morales
pour ce monde qui change ougrave les vies de saints connues souvent inspirent peu agrave
cause de la grande distance du contexte actuel les martyrs sont eacuteloigneacutes dans le
temps et il faut de nouveaux repegraveres de nouveaux exemples
Bernanos eacuterige pour sa part le saint en laquo reacuteponse de lrsquoeacutecrivain au chaos de
lrsquoentre-deux-guerres raquo8 Pour lui il est moins un exemple agrave suivre qursquoune figure
drsquoopposition qui repreacutesente la diffeacuterence une autre faccedilon de vivre dans le monde
un teacutemoin drsquoune autre vie possible
Aujourdrsquohui un siegravecle plus tard il est important avec un recul certain
drsquoobserver cette recherche de voir ou elle a abouti de situer ces laquosaintsraquo ces
exemples que Peacuteguy a voulu proposer agrave ses contemporains et agrave ses disciples dans le
contexte du monde dans lequel ils sont neacutes et dans le monde qui a tellement changeacute
aujourdrsquohui Ces exemples ces formes de sainteteacute renouveleacutees nous parlent elles
encore Que disent-elles au monde drsquoaujourdrsquohui en notre temps
Pour Claire Daudin la litteacuterature ne peut pas ecirctre une ideacuteologie encore moins
une religion elle nrsquoest pas soumise agrave un systegraveme de penseacutee ou agrave un dogme Elle est
laquo inseacutereacutee dans la citeacute et tributaire de la morale raquo9 elle a donc une vraie emprise sur
le reacuteel ce qui est particuliegraverement important pour Peacuteguy qui cherche par son
travail de geacuterant des Cahiers et par son eacutecriture agrave construire une citeacute harmonieuse
Claire Daudin en parlant de Peacuteguy eacutecrit laquo Le poegravete et le philosophe srsquoallient sous 7 VERLAINE Paul Œuvres poeacutetiques compegravetes Paris Gallimard coll laquo La Pleacuteiade raquo 1962 p 249 8 DAUDIN Claire Dieu a-t-il besoin de lrsquoeacutecrivain Peacuteguy Bernanos Mauriac Paris Cerf 2002 p157 9 Ibid p 22
8
sa plume pour deacutefinir le preacutesent comme temps de la gracircce et de la liberteacute exprimer
la deacutependance du spirituel agrave lrsquoeacutegard du charnel renouveler agrave travers la ceacuteleacutebration
du lien filial la notion mecircme drsquoamour de Dieu raquo10 Pour transfigurer le preacutesent il
faut agir pour agir sur le monde il faut agir sur soi-mecircme crsquoest une voie de sainteteacute
agissante que Peacuteguy cherche ce sont ces exemples qursquoil trouve chez les saints qursquoil
choisit comme Jeanne drsquoArc Saint Louis Sainte Geneviegraveve ou tout simplement
dans la vie de ses amis Dans Encore de la grippe il eacutecrit laquo Preacuteparons dans le
preacutesent la reacutevolution de la santeacute pour lrsquohumaniteacute preacutesente raquo (I 433) Peacuteguy ne
faisait pas partie du mouvement des eacutecrivains convertis non seulement parce qursquoil
revendiquait le fait de ne pas ecirctre un converti mais aussi parce que tous les
eacutecrivains du renouveau catholique mettaient laquo leur talent agrave la disposition du dogme
et de lrsquoinstitution catholique raquo11 or pour Peacuteguy la reacuteponse agrave la question de la
sainteteacute dans le monde drsquoaujourdrsquohui se trouvait en dehors des murs de lrsquoEacuteglise
Pour lui laquo la religion nrsquoest pas une ideacuteologie ni lrsquoEacuteglise un parti ni la litteacuterature un
instrument au service drsquoune autoriteacute raquo12 Peacuteguy pensait que la reacuteponse offerte par
lrsquoEacuteglise nrsquoeacutetait pas universelle nrsquoapportait rien agrave la citeacute harmonieuse du demain qui
ne devait pas avoir de frontiegravere qui devait ecirctre aussi ouverte aux non-croyants etc
Mais cette reacuteponse a tout aussi besoin drsquoun exemple drsquoun modegravele Il faut donc des
saints hors de lrsquoEacuteglise des saints sans frontiegravere laquo Si la litteacuterature est capable de
sainteteacute contrairement agrave lrsquoopinion somme toute peu reluisante qursquoen ont les
eacutecrivains convertis crsquoest prise dans le courant drsquoune vie raquo13 eacutecrit Claire Daudin
10 Ibid p 13
11 DAUDIN Claire opcit p 28
12 Ibid p 23
13 Ibid p 21
9
Probleacutematique
Si de nombreux auteurs se sont pencheacutes sur le sujet de la religion chez Peacuteguy
peu ont approfondi la question de la sainteteacute Certes pour celui qui eacutetudie Peacuteguy ce
thegraveme est ineacutevitable eacutecrire sur les textes de Peacuteguy sur Jeanne drsquoArc saint Louis ou
bien sainte Geneviegraveve sans eacutevoquer la sainteteacute serait impossible mais le plus
souvent ce sujet nrsquoest abordeacute que de biais Par exemple dans lrsquoun des ouvrages de
reacutefeacuterence sur Peacuteguy La Religion de Peacuteguy de Pie Duployeacute seule une section de
chapitre parle directement de la sainteteacute laquo Une leccedilon drsquohagiographie raquo (p 261 ndash
268)14 Il srsquoagit drsquoune analyse de la poleacutemique entre Charles Peacuteguy et Fernand
Laudet agrave propos de la repreacutesentation de Jeanne drsquoArc comme sainte dans Le
Mystegravere de la chariteacute de Jeanne drsquoArc Certes le thegraveme de la sainteteacute est eacutevoqueacute
ailleurs dans ce livre mais il nrsquoest pas au centre de lrsquoeacutetude pour autant
Lrsquoaspect tregraves novateur de cette thegravese en theacuteologie est de prendre en
consideacuteration la litteacuterature comme sujet theacuteologique et de theacuteoriser la
reconnaissance de la litteacuterature par la theacuteologie Dans lrsquointroduction Pie Duployeacute
eacutecrit laquo On se propose avec le preacutesent travail de proceacuteder agrave la rectification des
frontiegraveres qui dans la mentaliteacute contemporaine seacuteparent le domaine de la theacuteologie
de celui de la litteacuterature raquo15 En quelque sorte mecircme si cinquante-trois ans seacuteparent
notre travail de cette eacutetude le choix audacieux de lrsquoauteur de briser ces frontiegraveres
(suite entre autre aux textes de Hans Urs Von Balthasar sur les styles16 qui porte
notamment sur Peacuteguy) nous a ouvert le chemin en nous engageant agrave faire la
deacutemarche inverse porter un regard litteacuteraire mener une analyse litteacuteraire sur un
sujet qui paraicirct relever de la theacuteologie
14 DUPLOYEacute Pie OP La Religion de Peacuteguy Genegraveve Slatkine Reprints 1978 15 Ibid p 10 16 VON BALTHASAR Hans Urs La Gloire et la Croix Styles (TII) De Jean de la Croix agrave Peacuteguy traduit de lrsquoallemand par Reacuteneacute Givord et Heacutelegravene Bourboulon Aubier Theacuteologie Editions Montaigne 1972
10
Franccedilois-Marie Leacutethel consacre une partie de sa thegravese sur la theacuteologie des
saints agrave lrsquoœuvre de Peacuteguy17 Cette thegravese relegraveve les ideacutees principales de Peacuteguy sur la
sainteteacute lrsquoimitation comme forme drsquoaccomplissement de lrsquoIncarnation (lrsquoauteur
montre notamment comment Peacuteguy preacutesente Jeanne drsquoArc en tant qursquoimitatrice
ideacuteale du Christ) lrsquoimportance de la vie cacheacutee de Jeacutesus et des saints (sujet
principal de la poleacutemique avec Fernand Laudet dans Un nouveau theacuteologien
monsieur Fernand Laudet) le rocircle du saint dans la reacutedemption et dans le salut (le
poids de lrsquointercession des saints pour le salut des hommes) la communion des
saints comme thegraveme de preacutedilection chez Peacuteguy chreacutetien demeureacute socialiste et
enfin le saint comme personne qui lie lrsquohistoire temporelle celle de la terre avec
lrsquoeacuteterniteacute Lrsquoouvrage eacutetudie les textes de Peacuteguy avec une approche purement
theacuteologique tout en preacutevenant le lecteur que Peacuteguy nrsquoest pas un theacuteologien Il srsquoagit
drsquoune thegravese en theacuteologie et lrsquoaspect litteacuteraire en est pratiquement absent
En revanche la thegravese de Laurent-Marie Pocquet du Haut-Jusseacute tout en eacutetant
une thegravese en theacuteologie considegravere de maniegravere tregraves approfondie lrsquoœuvre de Peacuteguy en
tant qursquoœuvre litteacuteraire18 Un chapitre entier y est consacreacute agrave la sainteteacute laquo Gracircce et
sainteteacute raquo (p 459-567) Lrsquoauteur souligne lrsquoimportance de lrsquoaccueil de la gracircce pour
devenir saint et approfondit la notion de la gracircce divine chez Peacuteguy Il eacutetudie aussi
les vertus chez Peacuteguy et analyse comment Peacuteguy deacutecrit lrsquoœuvre de la gracircce et la
pratique des vertus chez ses saints preacutefeacutereacutes saint Louis et Jeanne drsquoArc Il conclut
ce chapitre en questionnant le rocircle des saints dans le laquo monde moderne raquo selon
Peacuteguy
Lrsquoune des particulariteacutes de ces ouvrages comme par ailleurs drsquoun grand
nombre drsquoeacutetudes de lrsquoœuvre de Peacuteguy crsquoest la seacuteparation de sa vie en deux parties ndash
avant et apregraves sa laquo conversion raquo Le plus souvent on classe Peacuteguy parmi la premiegravere
geacuteneacuteration des intellectuels franccedilais convertis ceux qui avaient agrave peu pregraves vingt ans
entre 1880 et 1905 et qui ont choisi le christianisme en tournant le dos au
17 LEacuteTHEL Franccedilois-Marie Connaicirctre lrsquoamour du Christ qui surpasse toute connaissance la theacuteologie des saints Venasque Eacutedition du Carmel 1989 18 POCQUET DU HAUT-JUSSEacute Laurent-Marie Charles Peacuteguy et la moderniteacute Essai drsquointerpreacutetation theacuteologique drsquoune œuvre litteacuteraire Perpignan Artegravege 2010
11
positivisme et au naturalisme19 Jean Roussel dans son livre sur Peacuteguy20 Simone
Fraisse dans son article laquo Peacuteguy et Renan raquo21 et bien drsquoautres auteurs soutiennent
la thegravese de lrsquoatheacuteisme de Peacuteguy dans sa peacuteriode socialiste Pie Duployeacute est formel
il eacutecrit en commentant le ceacutelegravebre aveu de Peacuteguy fait agrave Joseph Lotte le 20 mai 1908
(laquo Jrsquoai retrouveacute ma foihellip je suis catholiquehellip raquo22) laquo Si Peacuteguy deacuteclare qursquoil a
retrouveacute la foi crsquoest qursquoil lrsquoavait perdue raquo23 Il remarque cependant que Peacuteguy nrsquoa
jamais donneacute de preacutecision sur son abandon de la foi chreacutetienne et srsquoil a expliqueacute les
raison de la laquo deacutechristianisation raquo de la France il nrsquoa jamais exposeacute les motifs de
son propre deacutepart de lrsquoEacuteglise
Peacuteguy lui-mecircme semble le dire en eacutecrivant en 1901 dans De la raison laquo nous
sommes atheacutees de tous les dieux raquo (I 836) Cependant le laquo nous raquo dans ce texte ne
correspond pas au laquo nous raquo qui est de mise lors des soutenances de thegraveses ou dans
les articles scientifiques Peacuteguy dit laquo nous raquo parce qursquoil exprime ici lrsquoopinion de son
laquo amitieacute raquo socialiste (nous eacuteviterons le mot laquo groupe raquo agrave cause de lrsquoaversion qursquoil
suscitait chez Peacuteguy) Dans ce texte il fait lrsquoapologie de la raison en eacutevitant
cependant de tomber dans le piegravege qui consiste agrave lrsquoeacuteriger en Dieu comme lrsquoont fait
les positivistes et les naturalistes dont il commence en cette peacuteriode agrave se distancier
Peacuteguy dit laquo je raquo dans ce mecircme texte trois pages plus tard ce laquo nous raquo nrsquoest donc
pas une maniegravere de dire laquo je raquo Et Peacuteguy nrsquoa jamais dit laquo je suis atheacutee raquo Srsquoil disait
son rejet de lrsquoEacuteglise des laquo cureacutes raquo (ce qui nrsquoa pas changeacute apregraves sa laquo conversion raquo)
il nrsquoa jamais eacutevoqueacute le rejet de Dieu En revanche il eacutecrit
Crsquoest par un approfondissement constant de notre cœur dans la mecircme voie ce nrsquoest nullement par une eacutevolution ce nrsquoest nullement par un rebroussement que nous avons trouveacute la voie de chreacutetienteacute Nous ne lrsquoavons pas trouveacute en revenant Nous lrsquoavons trouveacutee au bout Crsquoest pour cela il faut qursquoon le sache bien de part et drsquoautre chez les uns et chez les autres crsquoest pour cela que nous ne renierons jamais un atome de notre passeacute (III 550)
19 Voir HUBY Joseph La Сonversion Paris Beauchesne 1919 p 85-86 20 ROUSSEL Jean Peacuteguy Paris-Bruxelles Editions Universitaires 1952 21 FRAISSE Simone laquo Peacuteguy et Renan raquo Revue drsquoHistoire litteacuteraire de la France 73e Anneacutee No 23 Peacuteguy Mars-Juin 1973 p 264-380 22 PEacuteGUY Charles LOTTE Joseph Lettres et entretiens Paris Editions de Paris 1954 p 57 23 DUPLOYEacute Pie opcit p 13
12
Peacuteguy ne cesse pas drsquoecirctre socialiste en devenant chreacutetien Peacuteguy dit ne pas
avoir trouveacute la laquo voie de chreacutetienteacute raquo laquo en revenant raquo parce que la voie qursquoil entame
nrsquoest pas celle de son enfance Mais peut-on parler de conversion ni de peacuteriode
drsquoatheacuteisme radical srsquoil srsquoagit drsquoun seul chemin laquo au bout raquo duquel se trouve laquo la
voie de chreacutetienteacute raquo
Cependant mecircme Pie Duployeacute qui insiste sur lrsquoatheacuteisme de Peacuteguy agrave ses
deacutebuts cherche quand mecircme les sources de sa penseacutee religieuse dans les textes de
sa peacuteriode dite laquo atheacutee raquo Nous nous placerons donc dans cette mecircme deacutemarche
drsquoune vision entiegravere drsquoune recherche de lrsquouniteacute chez Peacuteguy Notre objectif sera de
distinguer la sainteteacute avant la sainteteacute24 et son eacutevolution vers lrsquoideacutee consciente et
explicite de la sainteteacute dans lrsquoœuvre de Charles Peacuteguy
Parmi les auteurs qui attestent de lrsquouniteacute de lrsquoœuvre de Peacuteguy il y a surtout les
peacuteguystes de la premiegravere heure comme par exemple Alexandre Marc et Bernard
Voyenne qui eacutecrivent que Peacuteguy
nrsquoa pas eacuteteacute socialiste par mode pas plus qursquoil nrsquoa eacuteteacute chreacutetien par snobisme Il nrsquoa jamais appris un cateacutechisme puis un autre cateacutechisme Il nrsquoa jamais connu qursquoun cateacutechisme et qursquoune foi qui est alleacutee en srsquoapprofondissant [hellip] La veacuteriteacute est que Peacuteguy a toujours eacuteteacute socialiste et chreacutetien chreacutetien et socialiste Mais pas socialiste-chreacutetien surtout Ce genre de confusion est ce qui lui faisait le plus horreur Il savait mieux que quiconque distinguer les plans et les genres Il eacutetait socialiste sur le plan temporel chreacutetien sur le plan spirituel et eacuteternel Entre les deux bien sucircr nulle contradiction nulle opposition mais seulement une distinction salutaire avec de lrsquoun agrave lrsquoautre tout un jeu de correspondances de contrepoints25
Ceci dit lrsquoideacutee que le socialisme de Peacuteguy qui pour lrsquoauteur eacutetait lieacute agrave une
mystique est uniquement temporel et que sa foi chreacutetienne nrsquoest que spirituelle et
eacuteternelle contredit le fond de la penseacutee de Peacuteguy pour qui la foi ne peut ecirctre
deacutesincarneacutee et introduit une autre forme de division dans lrsquouniteacute de son œuvre et de
sa penseacutee
Roger Secreacutetain maire drsquoOrleacuteans et peacuteguyste fidegravele va plus loin dans la vision
de lrsquoentiteacute de la vie et de lrsquoœuvre de Peacuteguy 24 Expression du professeur Jean-Freacutedeacuteric Chevalier qui a commenteacute ainsi notre intervention dans le seacuteminaire de lrsquoEacutecole doctorale Fernand Braudel laquo Construire exploiter et commenter un corpus raquo Nous lrsquoavons retenue comme une deacutefinition tregraves juste du travail que nous faisons sur lrsquoœuvre de Peacuteguy 25 MARC Alexandre VOYENNE Bernard laquo Peacuteguy contre la trahison du socialisme raquo La NEF ndeg25 deacutecembre 1946 p 68
13
Vivant preacutesent actuel Il nrsquoy a qursquoun Peacuteguy Et il y a des peacuteguysmes Ainsi revient le problegraveme de lrsquouniteacute dans la multipliciteacute On invoque trois peacuteguysmes essentiels qui se ramifient en quelques autres Peacuteguy socialiste agrave quoi il faut ajouter aussitocirct Peacuteguy anarchiste Peacuteguy chreacutetien qursquoil faut compleacuteter par Peacuteguy anticleacuterical Peacuteguy patriote qursquoon ne peut seacuteparer de Peacuteguy humanitaire Et les rassembler tous les trois sous le signe majeur de la liberteacute Car Peacuteguy vivant crsquoest Peacuteguy libre et mecircme Peacuteguy libertaire Et proclamer lrsquoactualiteacute de Peacuteguy crsquoest proclamer la feacuteconditeacute du preacutesent identifieacutee aux opeacuterations du geacutenie creacuteateur26
Parmi les thegraveses sur Peacuteguy il y a une belle exception une thegravese qui se
concentre pour beaucoup justement sur lrsquouniteacute de la vie et de lrsquoœuvre de Peacuteguy sur
lrsquoabsence de frontiegravere entre Peacuteguy socialiste et Peacuteguy chreacutetien crsquoest la thegravese de 3e
cycle non publieacutee du pegravere Robert Scholtus soutenue en 1979 agrave lrsquouniversiteacute de
Metz laquo A lrsquoeacutecole de la reacutealiteacute raquo recherche sur les fondements de la penseacutee de
Charles Peacuteguy dans ses œuvres en prose27 Voilagrave comment Robert Scholtus dans
lrsquointroduction deacutefinit lui-mecircme lrsquoun des objectifs de son travail laquo Il fallait sortir
du dualisme grossier socialismechristianisme sur lequel srsquoeacutetaient construits tant de
peacuteguysmes et ne pas se fier aux conjectures drsquoune coupure eacutepisteacutemologique 28raquo
Parmi les ouvrages plus reacutecents on peut citer la thegravese de Nicolas Faguer qui insiste
sur lrsquouniteacute de lrsquoœuvre de Peacuteguy en srsquoappuyant sur les analyses du theacuteologien Hans
Urs von Balthasar29
Cette thegravese traitera quant agrave elle deux questions principales qui est le saint
pour Peacuteguy et qursquoest-ce que le saint chez Peacuteguy fait au monde
Dans la premiegravere partie la reacuteflexion sera axeacutee sur les saints (reconnus comme
tels par lrsquoEacuteglise) ainsi que les laquo saints raquo (selon un proceacutedeacute drsquoeacutemerveillement de
mise en relief litteacuteraire propre agrave Peacuteguy) qui apparaissent dans les œuvres de Peacuteguy
26 SECREacuteTAIN Roger laquo Peacuteguy geacutenie poeacutetique de la penseacutee raquo Peacuteguy Vivant Lecce Milella 1977 p 30 27 SCHOLTUS Robert laquo A lrsquoeacutecole de la reacutealiteacute raquo recherche sur les fondements de la penseacutee de Charles Peacuteguy dans ses œuvres en prose thegravese de 3e cycle soutenue agrave lrsquouniversiteacute de Metz UER des lettres et sciences humaines centre de recherches en litteacuterature et spiritualiteacute 1979 28 Ibid p V 29 FAGUER Nicolas Un constant approfondissement du cœur lrsquouniteacute de lrsquoœuvre de Peacuteguy selon Hans Urs von Balthasar Berlin Lit Verlag dr WHopf 2013
14
Nous tacirccherons drsquoy reacutepondre agrave la question qui est saint chez Peacuteguy qursquoest-ce qui
selon cet auteur fait drsquoun homme un saint un Juste
Peacuteguy parle de laquo saints de militation raquo parce que pour lui la nouvelle sainteteacute
ne peut plus exister agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoEacuteglise de sa structure sa hieacuterarchie de ses
dogmes mais le nouveau saint doit se tenir agrave la frontiegravere entre le monde seacuteculaire et
lrsquoEacuteglise en opeacuterant un dialogue incessant en agissant sur le monde en teacutemoignant
Peacuteguy choisit donc de laquo faire des personnaliteacutes raquo agrave lrsquoaide drsquoun proceacutedeacute
drsquoeacutemerveillement qursquoon trouve souvent dans ses pages de dialogues intenses
parfois de conflits qui sont aussi une forme de rencontre qui met la personne en
exergue laquo Lrsquoeacutecriture de Peacuteguy vise tout autant agrave la rencontre fraternelle qursquoagrave la
confrontation raquo30 Dans ses eacutecrits il srsquoeacutemerveille en dialoguant avec ses amis ses
aicircneacutes ses maicirctres des auteurs qursquoil aime les saints Jauregraves Bernard-Lazare Hugo
Corneille saint Louis sainte Geneviegraveve Jeanne drsquoArchellip
Dans ses premiegraveres œuvres Peacuteguy parle plutocirct de laquo personnaliteacutes raquo comme
figures drsquoexemplariteacute mais en mecircme temps il reacutefleacutechit deacutejagrave sur ses formes
possibles lrsquoheacuteroiumlsme la sainteteacute le geacutenie en travaillant sur la trilogie dramatique
Jeanne drsquoArc Comme Corneille eacutetait lrsquoauteur preacutefeacutereacute de Peacuteguy et plus
particuliegraverement Polyeucte son œuvre favorite il est inteacuteressant drsquoobserver
comment les traits des saints et des heacuteros de Corneille se reflegravetent dans le
personnage heacuteroiumlque principal de Peacuteguy Jeanne drsquoArc
Mais ce nrsquoest pas uniquement la recherche drsquoune nouvelle forme drsquoexemplariteacute
qui pousse Peacuteguy agrave eacutecrire sur les saints Il y a aussi lrsquoimpact de son cheminement
vers la foi sur sa philosophie de lrsquohistoire qui megravene Peacuteguy vers un questionnement
sur la sainteteacute mecircme laquo Le chreacutetien se voit dans le passeacute dans le preacutesent dans le
futur Car il se voit dans une veacuteritable une reacuteelle eacuteterniteacute [] Crsquoest mecircme ce que
lrsquoon nomme la communion des saints raquo (III 1123-1124)
Crsquoest pourquoi la deuxiegraveme partie de cette thegravese cherchera la reacuteponse agrave la
question que fait le saint au monde dans le monde pour le monde comment le
30 DAUDIN Claire opcit p 136
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saint chez Peacuteguy change le monde il srsquoagit en somme de cerner le rocircle de la
sainteteacute dans le monde y compris en tant que concept eacutethique renouveleacute revisiteacute
Si Peacuteguy cherche agrave travers ses textes et donc ses heacuteros agrave construire une citeacute
harmonieuse srsquoil dit laquo La reacutevolution sociale sera morale ou elle ne sera pas raquo dans
ses eacutecrits on peut analyser comme lrsquoeacutecrit Sandra Laugier laquo ce pouvoir
drsquoinstruction voire de reacutedemption [hellip] qui fait aussi la valeur et lrsquoimportance drsquoune
œuvre ndash la place qursquoelle a dans nos existence raquo31 sa valeur morale eacutethique Pour
que la reacutevolution soit morale ses acteurs doivent changer se transformer de
lrsquointeacuterieur selon une nouvelle morale qui reacutegirait de lrsquointeacuterieur les relations entre les
hommes et selon une nouvelle responsabiliteacute eacutethique
Nous allons donc reacutefleacutechir sur la sainteteacute et le temps comme lieu de preacutesence
et drsquointervention du saint en consideacuterant lrsquoinfluence de la philosophie drsquoHenri
Bergson sur Peacuteguy et les deacuteveloppements de Peacuteguy lui-mecircme au sujet du temps et
de lrsquohistoire Nous allons aussi nous pencher sur le ou les rocircles que Peacuteguy attribue
au saint dans la socieacuteteacute solitaire parce que diffeacuterent des autres humains solidaire
parce qursquoagissant dans ce monde dans lequel il poursuit lrsquoœuvre de lrsquoIncarnation
Meacutethode
La sainteteacute est un pheacutenomegravene situeacute aux frontiegraveres de disciplines et civilisations
diffeacuterentes car il y a des saints dans des religions des peuples divers la nature et
lrsquoessence de la sainteteacute ne sont pas eacutetudieacutees que drsquoun point de vue theacuteologique
biblique et hagiologique mais aussi du point de vue culturel philosophique
psychologique sociologique etc Dans cette thegravese la sainteteacute sera consideacutereacutee dans
un contexte chreacutetien qui a heacuteriteacute drsquoune compreacutehension judaiumlque de ce pheacutenomegravene
Le mot heacutebreu qodesh traduit normalement comme laquo sainteteacute chose sainte raquo et
qacircdosh laquo saint raquo dans les versions latines de la Bible est rendu par sanctus qui
31 LAUGIER Sandra dir Ethique litteacuterature vie humaine Paris PUF 2006 p 3
16
signifie laquo ce qui est divin raquo ou laquo ce qui srsquooppose au monde du profane raquo Marie
Reacutebeilleacute-Borgella explique
Le plus souvent sanctus traduit qacircdosh ou qodesh La racine sur laquelle ces termes sont formeacutes deacutesigne ce qui est saint consacreacute agrave Dieu ce qui est seacutepareacute du fait de sa conseacutecration agrave Dieu Crsquoest lagrave un point de contact entre ces deux mots et ceux de la famille de sancto et sanctus en latin qui justifie le choix du lexegraveme latin pour traduire lrsquoheacutebreu Quand sanctus traduit un de ces deux termes la traduction grecque du terme traduit par sanctus est le plus souvent ἅγιος ou un terme appartenant agrave la mecircme famille Cet adjectif est formeacute sur la racine de ἅζομαι qui signifie laquo eacuteprouver une crainte respectueuse raquo et laquo deacutesigne lrsquointerdit religieux que lrsquoon respecte) Il se diffeacuterencie drsquoἁγνός formeacute sur la mecircme racine par le fait qursquoil ne srsquoemploie anciennement qursquoen parlant de lieux de choses tandis qursquo ἁγνός est employeacute pour qualifier des diviniteacutes32
La perception de la sainteteacute comme eacuteloignement est justement la cleacute pour une
eacutetude dans un contexte litteacuteraire de lrsquoideacutee de la sainteteacute chez Charles Peacuteguy Dans la
litteacuterature on peut voir des heacuteros qui se deacutetachent du systegraveme de personnages non
par le sujet la forme ou mecircme la logique de leur biographie litteacuteraire mais par leur
personnaliteacute et leur choix Crsquoest par exemple Cordelie Don Quichotte et Sancho
Panza Platon Karatayev (heacuteros secondaire de Guerre et Paix de Leacuteon Tolstoiuml dont
la bonteacute fait un exemple de heacuteros saint et juste de la litteacuterature russe) ou le prince
Mychkine De plus en ce qui concerne Tolstoiuml Dostoiumlevski ou Camus Bernanos
et mecircme Michel Tournier ou Christian Bobin la sainteteacute devient un thegraveme de la
reacuteflexion consciente de lrsquoauteur et elle peut donc ecirctre eacutetudieacutee drsquoun point de vue
litteacuteraire et non pas theacuteologique
Rechercher les ideacutees dans lrsquoart y compris dans la litteacuterature eacutetait dans lrsquoair du
temps Et mecircme si Peacuteguy nrsquoadheacuterait pas loin de lagrave au courant symboliste ou
deacutecadent il appartenait tout de mecircme agrave son temps quand Moreacuteas dans son
manifeste symboliste eacutecrivait Ideacutee avec une majuscule quand Schopenhauer
eacutecrivait laquo Le but de tous les arts est drsquoexciter lrsquohomme agrave reconnaicirctre des Ideacutees raquo33
Lrsquoart de Peacuteguy le fait autrement que les symbolistes non par suggestion mais par
une recherche constante de la formulation exacte qui traduira lrsquoideacutee de la maniegravere la
32 REacuteBEILLEacute-BORGELLA Marie laquo Sanctus et sanctitas dans les Bibles latines raquo Conserveries meacutemorielles [En ligne] 14 | 2013 mis en ligne le 01 juillet 2013 consulteacute le 12 janvier 2015 URL httpcmrevuesorg1721 33 SCHOPENHAUER Arthur Le Monde comme volonteacute et comme repreacutesentation trad A BURDEAU Paris PUF 1966 p 239
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plus preacutecise pour eacuteviter le malentendu Parce que seule une ideacutee exacte peut mener
agrave lrsquoaction agrave la reacuteaction juste agrave lrsquoeacuteveacutenement qui se preacutesente et crsquoest ce qui est au
cœur de la vie et de lrsquoœuvre de Peacuteguy Le roman agrave thegravese invite agrave lrsquoaction Peacuteguy
pour sa part nrsquoeacutecrit pas de romans mais tous ses textes appellent agrave lrsquoaction puisque
crsquoest ainsi qursquoil conccediloit le but de lrsquoeacutecriture Crsquoest le travail drsquoun bacirctisseur drsquoun
artisan de la citeacute harmonieuse
Crsquoest pour cela que lrsquoune des questions centrales que pose son œuvre est celle
de la sainteteacute autrement dit un mode drsquoexistence qui incarne pleinement une ideacutee
18
Premiegravere partie
Le saint chez Peacuteguy
19
INTRODUCTION
La sainteteacute ce nrsquoest pas seulement les traits positifs du personnage sa bonteacute
Par exemple dans les romans de Dickens il y a beaucoup de heacuteros positifs mais
leurs qualiteacutes ne les seacuteparent pas des autres personnages Le personnage litteacuteraire
saint nrsquoest pas obligatoirement seacutepareacute des autres agrave la maniegravere de Don Quichotte Les
personnages de saints sont seacutepareacutes des autres par leur point de vue particulier sur le
monde et les gens qui les entourent et aussi par le point de vue particulier de
lrsquoauteur sur eux La voix du saint qui sonne seacutepareacutement des autres voix humaines
se mecircle neacuteanmoins au chœur des hommes en creacuteant une polyphonie du texte Ainsi
lrsquoimage du saint creacutee un espace litteacuteraire
Aude Bonord eacutecrit agrave propos de la Jeanne drsquoArc de Delteil34 que celui-ci
laquo distinguait pour se deacutefendre art et theacuteologie transposition romanesque et veacuteriteacute
dogmatique Cette mise au point visait agrave seacuteparer les objectifs et donc les critegraveres
drsquoeacutevaluation de lrsquohagiographie traditionnelle et de lrsquohagiographie romanesque raquo35
Ces derniers sont tout aussi applicables aux textes de Peacuteguy consacreacutes aux saints
mecircme si ce ne sont pas des romans laquo Ecrire la vie drsquoun saint srsquoinsegravere avant tout
dans une rencontre intersubjective entre le narrateur qui se confond souvent avec
lrsquoauteur et le personnage ainsi qursquoentre le personnage et le lecteur raquo
En tant que lecteurs nous ne sommes pas habitueacutes agrave inclure le saint dans le
systegraveme des personnages litteacuteraires Cependant si on se penche attentivement sur
les textes ougrave le heacuteros principal crsquoest agrave dire comme eacutecrit Maslovsky une personne
laquoqui existe pleinement dans lrsquoart de la paroleraquo est un saint on deacutecouvre qursquoil
interagit avec les autres personnages entre dans le systegraveme des personnages obtient
34 Voir DELTEIL Joseph Jeanne drsquoArc Paris Grasset 2011 35 BONORD Aude Les laquoHagiographes de la main gaucheraquo Variations de la vie de saints au XXe siegravecle Paris Classiques Garnier 2011 p 33
20
un rocircle dans le systegraveme de lrsquoaction36 Nous nous basons sur la deacutefinition du
personnage agrave travers ses actions (V Propp37 et A Greimas38) plus concregravetement les
relations des heacuteros entre eux et le monde qui les entoure (Tz Todorov39) et
lrsquoinscription de lrsquoaction du personnage dans une continuiteacute successive
drsquointerrelations (Cl Breacutemond40)
Le speacutecialiste de theacuteorie litteacuteraire et de narratologie Natan Tamarchenko donne
cette deacutefinition du systegraveme de personnages laquo Le systegraveme de personnages crsquoest une
correacutelation ayant une finaliteacute estheacutetique entre tous les heacuteros (principaux ainsi que
secondaires) drsquoune œuvre litteacuteraire raquo41 Aristote encore eacutecrivait que le personnage
est secondaire agrave lrsquoaction dramatique ou narrative Henry James renverse ce postulat
en parlant de lrsquoaction comme de lrsquoillustration du personnage mais elle ne saurait
ecirctre lrsquoillustration drsquoun seul personnage42 donc il faut un systegraveme qui donne
naissance agrave un dialogue du principe du dialogue naicirct la dynamique de lrsquoœuvre
(M Bakhtine43) Le saint fait partie de ce systegraveme avec les autres personnages mais
en gardant sa particulariteacute sa position laquo agrave part raquo Nous pouvons aussi remarquer
que certains personnages qui ne sont pas des saints laquo canoniseacutes raquo reconnus comme
tels jouent le mecircme rocircle dans le systegraveme des personnages litteacuteraires et ce rocircle
diffegravere des modes drsquoactions laquo traditionnels raquo du heacuteros principal Un heacuteros de
fantasy ainsi qursquoun personnage drsquoune trageacutedie antique peut occuper dans le
systegraveme des personnages la place drsquoun saint
36 ВИ Масловский laquo Литературный герой raquo dans ВМ Кожевников ПА Николаев Литературный энциклопедический словарь Москва (MASLOVSKY Vladimir laquo Le heacuteros litteacuteraire raquo in V Kogevnikov P Nikolaev (dir) Dictionnaire litteacuteraire encyclopeacutedique Moscou 1987 p 195) 37 PROPP Vladimir Morphologie du conte Paris Seuil 1970 38 GREIMAS Algirdas Julien Seacutemantique structurale Paris Larousse 1966 39 TODOROV Tzvetan Symbolisme et interpreacutetation Paris Seuil 1978 40 BREacuteMOND Claude Logique du reacutecit Paris Seuil 1973 41 НД Тамарченко Литературоведческие термины Материалы к словарю Москва (TAMARCHENKO Nathan Terminologie litteacuteraire mateacuteriaux pour un dictionnaire Moscou 2003 p 36) 42 JAMES Henry LrsquoArt de la fiction Paris Klincksieck 1973 43 BAKHTINE Mikhaiumll La Poeacutetique de Dostoiumlevski Paris Seuil 1970
21
Pour comprendre quelle place occupe le saint dans le systegraveme des personnages
litteacuteraires et la maniegravere dont il lrsquooccupe en placcedilant toutefois Dieu agrave part il faut
comparer ce type de heacuteros avec drsquoautres personnages qui pour une raison ou une
autre se trouvent dans une situation laquoagrave partraquo dans le systegraveme des personnages drsquoune
œuvre litteacuteraire
Nous ne prenons pas en compte les paires de heacuteros ou les triangles amoureux
parce que ce type de systegraveme de personnages est fermeacute le plus souvent il nrsquoy a pas
de heacuteros principal Mais nous nrsquoallons pas analyser non plus les systegravemes ou les
rocircles des personnages sont strictement deacutefinis comme dans la comedia dellrsquoarte
etc
Prenons par exemple le heacuteros antique classique que V Khalisev deacutefinit
comme personnage heacuteroiumlque-aventurier le personnage principal des chansons de
gestes ou du roman de chevalerie comme Achille Hercule ou Alan Breck
drsquoEnleveacute et de Katriona de R Stevenson Ce type de heacuteros se distingue des
autres se rend plus visible sur le fond du systegraveme de personnage gracircce agrave son action
et sa capaciteacute de faire ce que les autres personnages ne font pas Cette action peut
reposer dans nrsquoimporte quel domaine Le systegraveme des personnages est indispensable
agrave ce type de heacuteros il doit ecirctre entoureacute les autres constituant le fond laquopassifraquo qui le
laisse agir mecircme si en reacutealiteacute ils font la mecircme chose que lui Hercule agissait seul
mais Hector et Achille eacutetaient agrave la guerre pourtant seuls leurs exploits nous sont
parvenus Un heacuteros repreacutesente un systegraveme de personnages en se faisant remarquer
sur son fond Le heacuteros peut aussi se sacrifier mais sa voie de sacrifice se termine
apregraves lrsquoexploit accompli En cela il diffegravere du bouc eacutemissaire
Comme lrsquoeacutecrit Khalisev
Le personnage heacuteroiumlque-aventurier est une sorte drsquoeacutelu parfois un peu imposteur plein de force et drsquoeacutenergie qui srsquoaccomplit en atteignant des buts exteacuterieurs visibles (dans un diapason tregraves large allant du service de son peuple de la socieacuteteacute de lrsquohumaniteacute agrave une affirmation de soi eacutegoiumlste parfois lieacutee agrave un crime) 44
44 ВЕ Хализев Ценностные ориентации русской классики Москва (KHALISEV Valentin Les Orientations axiologiques de la litteacuterature classique russe Moscou 2005 p 144)
22
Le geacutenie se distingue des autres par sa capaciteacute agrave creacuteer agrave faire surgir ce que les
autres personnages ne peuvent pas Il est proche drsquoun dieu-creacuteateur mais autrement
que le saint son don fait de ce type de personnage un ideacuteal serviteur potentiel de
Dieu mais aussi un transgresseur (lrsquohybris) Le geacutenie peut exister sans le systegraveme
de personnages il nrsquoen a pas besoin puisqursquoil peut le creacuteer lui-mecircme (crsquoest le cas
par exemple du Maicirctre dans Le Maicirctre et Marguerite de M Boulgakov)
Le heacuteros culturel apporte dans le systegraveme de personnages quelque chose de
nouveau qui vient drsquoailleurs drsquoun autre monde Mais le plus souvent il rompt en
mecircme temps avec cet autre monde en choisissant la terre comme le fait par
exemple Promeacutetheacutee Le systegraveme des personnages lui est indispensable il agit agrave
travers ce systegraveme en faisant souvent un choix fatal
Le heacuteros protestataire comme les heacuteros de Byron ou le Faust de Goethe se
soulegraveve contre le systegraveme des personnages le systegraveme lui est indispensable agrave lui
aussi comme pour un heacuteros antique en tant que fond mais pas pour accomplir un
exploit plutocirct pour deacutetruire ou pour srsquoinsurger
Le heacuteros fripon (trickster) comme le picaro espagnol a besoin du systegraveme de
personnages pour en tirer un profit il nrsquoentre pas en dialogue mais lrsquoutilise comme
un instrument
Le heacuteros martyr qui joue un rocircle de bouc eacutemissaire ne peut pas lui aussi
exister sans le systegraveme des personnages puisque sa fonction est de srsquooffrir en
sacrifice pour ce systegraveme et souvent crsquoest tout ce qursquoil a agrave faire
Le heacuteros du type du heacuteros antique ne construit que tregraves rarement un dialogue
avec les autres personnages mecircme si son exploit les sauve le geacutenie encore moins
Le heacuteros culturel peut ecirctre dans un dialogue intensif avec les autres mais il est
coupeacute du monde auquel il a apporteacute du neuf son don au systegraveme des personnages
la parole principale du heacuteros-martyr crsquoest son sacrifice et non ses mots
Le saint est un ami de Dieu et cependant un homme Ainsi il teacutemoigne aux
autres personnages qursquoun autre monde ndash lrsquoau-delagrave ndash existe Dans la litteacuterature
laquo chreacutetienne raquo qui se preacutesente comme telle dans le cas ougrave lrsquoauteur se deacutefinit comme
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tel ce nrsquoest pas tregraves compliqueacute Le saint teacutemoigne de lrsquoexistence de Dieu devant les
hommes et de lrsquoexistence des hommes face agrave Dieu Parce que Dieu fait partie de
son systegraveme de personnages par une relation une rencontre alors que pour les
hommes qui lrsquoentourent Dieu ne fait pas partie du systegraveme Il peut exister mais il
nrsquoy a pas de dialogue avec Dieu Le saint creacutee un dialogue entre ce monde et lrsquoau-
delagrave Ce dialogue ndash crsquoest le teacutemoignage devant lrsquoautre monde de lrsquoexistence de tout
le systegraveme de personnages (et agrave travers ce systegraveme ndash de toute lrsquohumaniteacute) et le
teacutemoignage devant le systegraveme des personnages de lrsquoexistence drsquoun autre monde
Sergueiuml Averintsev45 propose de diviser la litteacuterature en trois peacuteriodes
principales trois eacutetapes drsquoeacutevolutions qui peuvent se situer agrave des eacutepoques
diffeacuterentes selon le pays la peacuteriode archaiumlque la peacuteriode rheacutetorique et la peacuteriode
de la litteacuterature drsquoauteur La premiegravere peacuteriode que le maicirctre agrave penser drsquoAverintsev
Alexandre Veselovski46 appelait aussi laquo peacuteriode syncreacutetique raquo47 est celle ougrave la vie
et lrsquoart sont encore inseacuteparables lrsquoeacutepoque de lrsquoart rituel La seconde que Averintsev
appelait laquo peacuteriode rheacutetorique raquo (chez Veselovskiy elle est deacutesigneacutee comme
laquo litteacuterature traditionaliste raquo et chez SN Broiumltmann un eacutelegraveve de Bakhtine ndash
laquo litteacuterature eideacutetique raquo48) ndash crsquoest lrsquoeacutepoque ougrave la litteacuterature lrsquoart doivent suivre un
eacutetalon un exemple ideacuteal une tradition La troisiegraveme selon la deacutefinition de
Broiumltmann ndash crsquoest la litteacuterature de la modaliteacute de creacuteation ougrave les traits individuels
de lrsquoœuvre ainsi que son auteur prennent toute leur importance Les vies de saints
le plus souvent appartiennent agrave la litteacuterature de la deuxiegraveme eacutepoque ndash elles suivent
un discours hagiographique strictement deacutefini Plus encore parmi toute la litteacuterature
de la peacuteriode rheacutetorique ndash crsquoest le genre le plus traditionnel Ce qui est lieacute entre
autre agrave la recherche drsquoun chemin spirituel drsquoune maniegravere pratiquement drsquoun
algorithme de la rencontre avec Dieu Dans les vies de saints orientales les plus
45 AVERINTSEV Sergueiuml (1937-2004) historien de la litteacuterature philosophe culturologue et bibliste russe 46 VESELOVSKY Alexandre (1838-1906) theacuteoricien russe de la litteacuterature lrsquoun des creacuteateurs des eacutetudes litteacuteraires compareacutees 47 Веселовский АН Историческая поэтика М 1989 (VESELOVSKY Alexandre Poeacutetique historique Moscou 1989) 48 СН БройтманИсторическая поэтика М 2013 (BROIumlTMAN Samson Poeacutetique historique Moscou 2013)
24
anciennes on peut lire ce qui plus tard en Occident sera propre aux Ars Moriendi
la recherche drsquoun chemin universel qui megravene vers Dieu Cependant dans chaque vie
de saint une personne vivante est repreacutesenteacutee dont le chemin est unique Gueorguy
Fedotov49 dans lrsquointroduction de son livre Les saints de la Russie Ancienne eacutecrit
que dans les saints nous recherchons laquo une reacuteveacutelation sur notre propre chemin
spirituel raquo50
La phrase laquo Ange terrestre homme ceacuteleste raquo qui revient dans plus de la moitieacute
des vies de saint orientales (qui en fait remonte agrave la vie de saint Savva eacutecrite agrave
Byzance) deacutefinit parfaitement la place du saint dans le systegraveme des personnages
Lrsquoange est un teacutemoin et envoyeacute le saint lui se tient au carrefour teacutemoigne agrave la
terre ndash du ciel et au ciel ndash de la terre
Il existe deux faccedilons principales drsquo laquo utiliser raquo lrsquoexemple de la vie drsquoun saint
que ce soit une laquo vie raquo canonique ou un texte plus reacutecent La premiegravere est lrsquoimitation
du saint la perception de la vie du saint dans la diachronie je peux aujourdrsquohui
apporter dans ma vie tel ou tel eacuteleacutement de sa vie de lrsquoeacutepoque drsquoil y a longtemps
pour lrsquoimiter La seconde est la quecircte drsquoune rencontre avec Dieu de son propre
dialogue avec le Christ par la recherche dans la vie du saint drsquoun algorithme pour
un dialogue possible aujourdrsquohui jrsquoentre avec ce saint puisqursquoil est eacuteternel comme
avec un guide dans un dialogue avec Dieu Chez Peacuteguy on peut trouver les deux
approches de lrsquoexemplariteacute du saint
49 FEDOTOV Georges (1886-1951) historien philosophe et theacuteologien russe 50 ГП Федотов Святые древней Руси Москва (FEDOTOV Georges Les Saints de la Russie Ancienne Moscou 2000 p 5)
25
CHAPITRE I EXEMPLARITEacuteS
Agrave lrsquoeacutepoque de Charles Peacuteguy lrsquoexemplariteacute occupait une place importante dans
la culture notamment dans la litteacuterature et la production journalistique La
litteacuterature avait un rocircle eacuteducatif important et lrsquoexemple eacutetait consideacutereacute comme la
meilleure faccedilon drsquoeacuteduquer la litteacuterature en particulier dans les romans srsquoefforccedilait
de creacuteer des personnages exemplaires pour inspirer voire guider le lecteur Dans
son livre consacreacute agrave la responsabiliteacute de lrsquoeacutecrivain Gisegravele Sapiro montre que crsquoest
justement vers la fin du XIXe siegravecle agrave la suite de la reacuteflexion sur lrsquoart de lrsquoeacutepoque
romantique que le rocircle de lrsquoeacutecrivain change Elle eacutecrit
La redeacutefinition de la notion drsquoeacutecrivain au XIXe siegravecle sous lrsquoeffet de la division du travail intellectuel de lrsquoavegravenement drsquoun champ politique et la libeacuteralisation du marcheacute du livre va renforcer lrsquoimage de lrsquoeacutecrivain libre et solitaire consacreacutee par le romantisme consolidant du mecircme coup sa responsabiliteacute subjective51
Concernant lrsquoexemplariteacute les personnages exemplaires sont leacutegion dans les
romans agrave thegravese de lrsquoegravere de la responsabiliteacute comme le remarque Pierre Citti52
Peacuteguy pour sa part en amoureux du reacuteel ne veut pas inventer des personnages
modegraveles il les recherche dans lrsquohistoire (Jeanne drsquoArc Geneviegraveve saint Louis) et
parmi ses contemporains
Le courant structuraliste a longuement insisteacute sur les dangers de la confusion de la personne humaine avec le personnage tentation drsquoune critique psychologique pour laquelle celui-ci est lesteacute drsquoun poids ontologique suffisant pour nrsquoecirctre pas essentiellement diffeacuterent drsquoun individu reacuteelraquo Il y a un risque de laquoconfondre une pure creacuteature verbale avec un ecirctre en chair qui en serait le modegravele et le reacutefeacuterent [hellip] Le personnage cristallise un mode de perception courant celui du lecteur habituel le personnage est le vecteur des affects des croyances du lecteur53
Pour ce laquo lecteur habituel raquo le personnage litteacuteraire peut ecirctre un modegravele un
exemple agrave imiter Et crsquoest bien agrave ce lecteur habituel que srsquoadressent les eacutecrits agrave
51 SAPIRO Gisegravele La Responsabiliteacute de lrsquoeacutecrivain litteacuterature droit et morale en France (XIX-XXI siegravecles) Paris Seuil 2011 p 11 52 CITTI Pierre Contre la deacutecadence Histoire de lrsquoimagination franccedilaise dans le roman 1890-1914 Paris PUF 1987 53 GLAUDES Pierre REUTER Yves (dir) Personnage et histoire litteacuteraire Actes du colloque de Toulouse 16-18 mai 1990 Toulouse Presse Universitaires du Mirail 1991 p 7
26
lrsquoeacutepoque de Peacuteguy mecircme si Peacuteguy veut que son lecteur soit exigeant et se montre
particuliegraverement exigeant envers lui-mecircme Les figures historiques politiques les
saints repreacutesenteacutes deacutecrits par Peacuteguy sont lagrave pour susciter des affects tels que
lrsquoadmiration lrsquoeacutemerveillement voire la veacuteneacuteration un profond respect et une
reconnaissance en vue de faire naicirctre chez les lecteurs le deacutesir de les imiter De la
sorte ces eacutecrits pourront contribuer agrave la reacutevolution morale la seule vraie reacutevolution
agrave laquelle Peacuteguy peut croire Les personnages qui donnent envie de les suivre de les
imiter peuvent servir de pierres angulaires pour la construction de la citeacute
harmonieuse dont Peacuteguy parle dans lrsquoun de ses premiers textes
Victor-Henri Debidour dans sa confeacuterence de preacutesentation du Cercle Charles
Peacuteguy agrave Lyon en janvier 1963 remarque
Lorsqursquoil choisit lui-mecircme ses laquo exemples raquo Jeanne drsquoArc saint Louis Polyeucte Antigone ce nrsquoest pas seulement pour lrsquolaquo inspiration raquo qursquoil trouve aupregraves drsquoeux mais pour lrsquo laquo intercession raquo qursquoil attend drsquoeux en esprit de foi drsquoespeacuterance et drsquoamour Et ceci degraves le temps de sa premiegravere Jeanne drsquoArchellip54
Dans le Dictionnaire de la theacuteologie chreacutetienne le pegravere Yves Congar eacutetablit
une distinction parmi les types drsquoexemplariteacute dans son article laquo Sainteteacute raquo
Lrsquohistoire des ideacutees soucieuse de classer les grandes attitudes morales esquisse traditionnellement un triple portrait le sage le heacuteros le saint
Le sage parvient agrave lrsquoeacutequilibre agrave la maicirctrise de soi en associant pratique et theacuteorie action et reacuteflexion Il cultive surtout les vertus drsquoordre de mesure drsquoharmonie de seacutereacuteniteacute Le heacuteros se met au service drsquoune cause qui le deacutepasse et lrsquoentraicircne agrave se deacutepasser lui-mecircme Il se distingue par la force drsquoacircme crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutenergie du caractegravere mais aussi la grandeur la noblesse dans le choix des viseacutees Le saint tend agrave la perfection moins par recherche de lrsquointeacutegriteacute que par amour de Dieu (au du divin) dans lrsquoardeur drsquoune foi qui passe au deacutevouement total et agrave lrsquooubli de soi raquo [] Est saint ce qui est mis agrave part laquo seacutepareacute raquo du profane ndash laquo reacuteserveacute raquo aux dieux et redoutable agrave lrsquohomme [] En gros la notion de sainteteacute se construit autour des modegraveles spirituels qui deacuterivent drsquoune philosophie implicite et autour de laquo modegraveles raquo ideacuteologiques qui sont le reflet drsquoun type de sainteteacute [] Le saint peut ecirctre conccedilu comme celui qui se deacutepouille se deacutetache se concentre ou comme celui qui accumule les vertus les gracircces les meacuterites Dialectique de suppression de simplification ou dialectique drsquointeacutegration de totalisation [] Dans le domaine de lrsquoideacuteologie le saint peut ecirctre vivant ou mort mais toujours il remplit des fonctions sociales55
54 DEBIDOUR Victor-Henri laquo La Leccedilon de Peacuteguy raquo Le Porche Bulletin de lrsquoAssociation des Amis de Jeanne drsquoArc et Charles Peacuteguy (Russie Pologne Finlande) ndeg 16 juillet 2004 p 39 55 CONGAR Yves laquo Sainteteacute raquo Dictionnaire de la theacuteologie chreacutetienne Paris Encyclopaedia universalis Albin Michel 1998 p 711-726
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Dans ce chapitre parmi de nombreux types de figures exemplaires comme le
sage eacutevoqueacute par Yves Congar ou le sorcier dont parle Max Weber nous avons fait
le choix de porter notre attention sur le geacutenie le heacuteros et le leader politique parce
qursquoils apparaissent agrave plusieurs reprises dans lrsquoœuvre de Peacuteguy qui emprunte la
figure du geacutenie agrave Michelet et celle du heacuteros agrave Corneille en particulier pour les
comparer aux saints
Peacuteguy privileacutegie les personnages qui creacuteent une relation fondeacutee sur la
reacuteciprociteacute avec les hommes et avec le monde qui les entoure que ce soit dans
lrsquoinstant preacutesent ou agrave travers le temps Pour cette raison on ne trouve pas chez
Peacuteguy le sage dont parle Yves Congar qui selon la deacutefinition de Pierre Centilivres
est certes exemplaire mais il nrsquoa pas besoin de disciples par son eacutequilibre inteacuterieur sa liberteacute morale et sa seacutereacuteniteacute il est le sujet de reacutecit didactiques et peacutedagogiques Lrsquoexemplariteacute qursquoil incarne est semble-t-il modeacutereacutee et reacutefleacutechie bien eacuteloigneacutee des pheacutenomegravenes collectifs drsquoadheacutesion passionneacutee ou drsquoincorporation identitaire56
En revanche influenceacute par Michelet Peacuteguy introduit parmi ses personnages
exemplaires le geacutenie qui selon la classification de Pierre Centilivres est une laquo autre
personnification du surhumain autre modegravele ideacuteal qui tout en eacutetant parfois lrsquoobjet
drsquoun culte apparaicirct comme eacutetant par-delagrave le bien et le mal transcendant
lrsquoopposition entre nature et culture raison et deacuteraisonraquo57
On pourrait dire que les types de personnes exemplaires choisis par Peacuteguy ont
tous une caracteacuteristique commune ils sont ouverts au dialogue que ce soit en
synchronie ou en diachronie bref une rencontre avec eux est possible ce qui
rejoint une donneacutee fondamentale de lrsquoexistence et de la penseacutee de Peacuteguy Un
speacutecialiste de lrsquoœuvre de Peacuteguy Theacuteodore Quoniam analyse profondeacutement la
notion de laquo rencontre raquo chez lrsquoauteur
La vie de Peacuteguy srsquoest deacuterouleacutee sous le signe de la laquo rencontre raquo et dans une volonteacute constante de ressourcement aux sources pures Or il ne faut pas meacuteconnaicirctre que la rencontre est un acte qui se fait au niveau de lrsquoecirctre acte qui rend sensible une preacutesence Elle est bien plus qursquoune simple donneacutee de fait eacutetant reacuteponse agrave un appel Crsquoest la rencontre qui nous permet de deacutevoiler une preacutesence virtuelle elle est donc bien supeacuterieure agrave la deacutecouverte drsquoun objet On ne rencontre pas un objet on le
56 CENTILIVRES Pierre (dir) Saints Sainteteacute et Martyre La fabrication de lrsquoexemplariteacute Neuchacirctel Eacuteditions de lrsquoInstitut drsquoethnologie Paris eacuteditions de la Maison des sciences de lrsquohomme 2001 p 9 57 Ibid p 8
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deacutecouvre mais la deacutecouverte drsquoune valeur peut devenir une rencontre Peacuteguy a veacutecu tous les degreacutes de la rencontre et en a assumeacute toutes les eacutepreuves Aussi a-t-il pu srsquoeacutelever progressivement agrave lrsquoexpeacuterience drsquoune preacutesence surnaturelle Les rencontres de Peacuteguy peuvent srsquoexprimer en termes apparemment abstraits mais qui pour lui ont pris des visages bien preacutecis il a rencontreacute la Pauvreteacute lrsquoAmitieacute le Socialisme la Patrie la Tradition le Monde Moderne la Foi et lrsquoEspeacuterance [hellip] La rencontre est ouverte agrave la Gracircce Elle permet de discerner derriegravere des laquo notions abstraites raquo des ecirctres concrets pour ainsi dire charnels sainte Geneviegraveve Saint Louis Jeanne drsquoArc la France la Citeacute la Paroisse Chez Peacuteguy le collectif srsquoindividualise toujours srsquoincarne et permet ainsi le dialogue direct vivant Crsquoest ce qui donne agrave son œuvre une audience sans cesse eacutelargie58
1 Les laquo Meneurs raquo
Comme cela arrive souvent aux jeunes gens souhaitant srsquoengager dans la
socieacuteteacute voire dans la politique le jeune Peacuteguy srsquoeacutemerveille devant certaines
personnes dont il voudrait suivre lrsquoexemple Au deacutebut il srsquoengage agrave leurs cocircteacutes puis
il entame sa propre action Mais cette deacutemarche marque le deacutebut drsquoune longue
reacuteflexion sur lrsquoexemplariteacute qui lrsquoamegravenera agrave penser lrsquoheacuteroiumlsme et la sainteteacute drsquoun
cocircteacute et lrsquoexemplariteacute drsquoun peuple le peuple franccedilais de lrsquoautre
Pourquoi avoir choisi cette notion de laquo meneurs raquo Il aurait pu sembler plus
logique drsquoemployer le terme de laquo grand homme raquo qui deacutecrit mieux ces
personnaliteacutes qui reviennent sans cesse dans les textes de Peacuteguy Depuis le XVIIIe
siegravecle grand homme est un terme geacuteneacuterique pour deacutesigner tous les hommes
ceacutelegravebres ayant accompli des exploits les geacutenies les heacuteros les hommes illustres agrave
lrsquoexclusion cependant des saints Crsquoest peut ecirctre lrsquoune des raisons pour lesquelles
Peacuteguy nrsquoemploie que tregraves rarement ce terme ou lrsquoemploie le plus souvent dans un
sens plutocirct peacutejoratif Ceci srsquoexplique notamment par le fait que le pantheacuteon
personnel de Peacuteguy ne correspond que tregraves partiellement au Pantheacuteon des grands
hommes de la Reacutepublique Son propre laquo pantheacuteon raquo est fait de saints de petites
gens de ses maicirctres drsquoeacutecole de ses amis du peuple franccedilais De plus lrsquoemploi de
ce terme chez Peacuteguy est souvent ironique comme le preacutecise Pauline Bernon
58 QUONIAM Theacuteodore La Penseacutee de Peacuteguy Paris Bordas 1967 p 23-24
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[Bruley] laquo parce qursquoil rabat la grandeur sur lrsquohomme seul et la renvoie au jugement
drsquoune eacutepoque On pourrait dire qursquoil manque de mystique et de misegravere raquo59 Tandis
que dans laquo meneurs raquo il y a une dynamique et une liberteacute offerte drsquoagir autrement
pour le meneacute
Lrsquoexpression laquo meneuse de soldats raquo est tireacutee du premier texte litteacuteraire de
Peacuteguy la trilogie dramatique Jeanne drsquoArc qursquoil a eacutecrite en 1897 apregraves avoir
interrompu dans ce but ses eacutetudes agrave lrsquoEacutecole normale La valeur de cette expression
apparaicirct ambivalente Dans le texte de la piegravece le terme a plutocirct une connotation
neacutegative Jeanne nrsquoest pas un vrai chef de guerre qui commande aux autres parce
qursquoil sait le faire parce qursquoil a lrsquoexpeacuterience de la guerre la force drsquoun guerrier la
vaillance des connaissances en strateacutegie et tactique Jeanne nrsquoest qursquoune meneuse
de soldats que ses capitaines deacutesirant abandonner comparent mecircme agrave un chef de
bande Mais dans le mecircme temps le mot meneur pour Peacuteguy a aussi une reacutesonance
positive en raison de sa signification politique mais aussi en raison de lrsquoallusion agrave
la bergegravere qui megravene son troupeau Pour lui il srsquoagirait drsquoune force inteacuterieure qui
donne le droit de guider les autres cette force vient de ce qursquoil appellera plus tard
vocation mais qursquoil appelle au deacutebut de sa carriegravere le geacutenie en faisant reacutefeacuterence agrave
Michelet Nous reviendrons plus tard dans ce chapitre sur Jeanne drsquoArc qui chez
Peacuteguy est bien plus qursquoune meneuse elle est en effet aussi une heacuteroiumlne une sainte
et un geacutenie dans le sens (incarnation de lrsquoesprit drsquoun peuple) que donnait Peacuteguy agrave
ce mot
Pour commencer nous allons nous inteacuteresser aux contemporains de Peacuteguy
qursquoil consideacuterait comme des exemples agrave suivre donc des meneurs Lrsquoadmiration de
Charles Peacuteguy srsquoest drsquoabord tourneacutee vers les personnes qui se sont engageacutees en
faveur de Dreyfus ceux qui ont combattu en premiegravere ligne pour que justice soit
faite Ils sont nombreux et Peacuteguy est geacuteneacutereux dans sa reconnaissance de leur rocircle
dans lrsquoAffaire Nous avons donc choisi de revenir sur deux cas particuliegraverement
inteacuteressants
59 BERNON [BRULEY] Pauline laquo Le Nom grand homme et ses emplois chez Peacuteguy raquo Lrsquoamitieacute Charles Peacuteguy laquo Peacuteguy les grands hommes et la reacutepublique raquo ndeg 138 avril-juin 2012 p 159
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a) Eacutemile Zola
En premier lieu donc Zola Il est naturel qursquoun jeune homme qui plus est un
jeune normalien deacutejagrave auteur drsquoune trilogie dramatique sur Jeanne drsquoArc choisisse
un eacutecrivain comme porteur principal de ses valeurs et des valeurs de tous les
dreyfusards ndash ou comme disait Peacuteguy dreyfusistes Certes Jrsquoaccuse y est pour
quelque chose mais pas seulement en cette laquo fin de siegravecle raquo les eacutecrivains prennent
conscience de leur(s) responsabiliteacute(s) agrave lrsquoeacutegard de la socieacuteteacute agrave un moment ougrave on
attend drsquoeux en premier lieu qursquoils guident la jeunesse Dans les 20e et 21e
numeacuteros du Mouvement socialiste dateacutes du 1er et du 15 novembre 1899 Peacuteguy
publie un texte sur Les reacutecentes œuvres de Zola Il y analyse sa Lettre au preacutesident
de la Reacutepublique publieacutee dans LrsquoAurore le 13 janvier 1898 apregraves lrsquoacquittement
drsquoEsterhazy sa Lettre agrave M le ministre de la Guerre publieacutee le 22 janvier 1898
dans LrsquoAurore le roman Feacuteconditeacute le premier des Quatre Eacutevangiles eacutecrit en exil
en 1898-1899 lrsquoarticle Justice publieacute dans LrsquoAurore en juin 1899 lrsquoarticle Le
Cinquiegraveme Acte publieacute dans LrsquoAurore en septembre 1899 enfin sa Lettre agrave Mme
Alfred Dreyfus apregraves la gracircce preacutesidentielle publieacutee dans lrsquoAurore le 22 septembre
1899 Mais surtout on trouve dans ce texte le reacutecit de la rencontre entre Peacuteguy et
Zola Peacuteguy raconte comme il rendit visite au romancier apregraves lrsquoacquittement
drsquoEsterhazy le 11 janvier 1898
Lrsquohomme que je trouvais nrsquoeacutetait pas un bourgeois mais un paysan noir vieilli gris aux traits tireacutes et retireacutes vers le dedans un laboureur de livres un aligneur de sillons un solide un robuste un entecircteacute aux eacutepaules rondes et fortes comme une voucircte romaine assez petit et peu volumineux comme les paysans du Centre Crsquoeacutetait un paysan qui eacutetait sorti de sa maison parce qursquoil avait entendu passer le coche Il avait des paysans ce que sans doute ils ont de plus beau cet air eacutegal cette eacutegaliteacute plus invincible que la perpeacutetuiteacute de la terre Il eacutetait trapu Il eacutetait fatigueacute Il avait une assurance coutumiegravere commode Son assurance lui eacutetait familiegravere Il avait une impuissance admirable agrave srsquoeacutetonner de ce qursquoil faisait une extraordinaire fraicirccheur agrave srsquoeacutetonner de ce que lrsquoon faisait de laid de mal de sale [hellip] Je ne lrsquoai plus revu mais je lrsquoai retrouveacute dans ses actes et dans ses œuvres (I 244-245)
Tout ce que Peacuteguy va admirer durant toute sa vie tout ce qui selon lui rend un
homme exemplaire on peut le retrouver dans ce portrait lrsquoamour du travail
lrsquohumiliteacute face au fruit de ses efforts lrsquoinnocence qui rend possible lrsquoespeacuterance
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gracircce agrave un perpeacutetuel eacutetonnement devant le mal de ce monde lrsquoindivisibiliteacute de la
personne de sa vie et de ses actes de son œuvre
b) Jean Jauregraves
On retrouve ces mecircmes traits personnels dans le portrait proposeacute par Peacuteguy
drsquoun autre meneur de cette eacutepoque Jean Jauregraves
Apregraves avoir fondeacute la librairie Georges Bellais agrave lrsquoaide de la dot de sa femme ndash
il vient de se marier en 1899 ndash Peacuteguy entreprend de publier un choix de texte de
Jauregraves dans un recueil intituleacute Action socialiste Dans lrsquoarticle de promotion du
premier volume publieacute dans La petite reacutepublique socialiste le 7 juillet 1899 le ton
est donneacute
Pendant les longs mois que dura la preacuteparation attentive de la premiegravere seacuterie toutes les heures et toutes les forces de Jauregraves eacutetaient prises par la grande bataille donneacutee pour la justice et pour la veacuteriteacute aussi les eacutediteurs durent-ils composer eux-mecircmes cette premiegravere seacuterie sous leur seule responsabiliteacute (I 209)
Jauregraves est drsquoembleacutee preacutesenteacute par Peacuteguy comme un laquo chevalier sans peur et sans
reproche raquo luttant pour la justice et la veacuteriteacute agrave la tecircte drsquoune armeacutee ne pouvant pas
abandonner ses troupes et laissant agrave de jeunes pousses la tacircche secondaire de la
propagande de ses ideacutees Peacuteguy parle de textes ayant une laquo valeur drsquoaction raquo et
mecircme une laquo valeur de conversion [hellip] nous voulions seulement aller chercher
dans le passeacute de lrsquoorateur et de lrsquoeacutecrivain tout ce qui nous peut servir agrave preacuteparer
lrsquoavenir raquo (ibid) Ici Peacuteguy donne agrave Jauregraves une allure de preacutedicateur de guide
presque religieux puisque dans ces quelques lignes il parle de conversion il voit
aussi en lui une sorte de prophegravete puisqursquoil parle de preacuteparation de lrsquoavenir
Puis dans un style reacutepeacutetitif insistant qui annonce deacutejagrave ce qui sera la maniegravere
parfois obseacutedante de Peacuteguy drsquoimposer sa penseacutee avec une preacutecision qui ne laisse
aucune possibiliteacute drsquoeacutequivoque puisqursquoil preacutesente lui-mecircme toutes les
interpreacutetations possibles de son ideacutee initiale Peacuteguy preacutesente Jauregraves comme un
modegravele un homme vivant sincegravere et exemplaire
Qursquoon nous permette drsquoy insister plus encore peut-ecirctre que la souveraine eacuteloquence de certains discours plus que la deacutebordante indignation de certains cris
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plus que la jeune fraicirccheur de certains poegravemes plus que toute la poeacutesie plus que toute la philosophie plus mecircme que lrsquoamour de la vie cette sinceacuteriteacute retiendra le cœur des hommes solides Qursquoon nous entende bien il ne srsquoagit eacutevidemment pas ici de la sinceacuteriteacute ordinaire il est trop eacutevident qursquoelle nrsquoest pas agrave mettre en cause Mais un assez grand nombre drsquohommes qui ne sont sincegraveres que ordinairement ne veulent pas ou ce qui revient presque au mecircme ils ne savent pas voir tout le reacuteel comme il se preacutesente et ils font des systegravemes de poeacutesie ou des systegravemes de philosophie Rare est le vrai poegravete et le vrai philosophe celui qui nrsquoignore pas qui ne meacuteprise pas le reacuteel celui qui srsquoen nourrit qui en nourrit incessamment son œuvre celui qui ne devient pas chef drsquoeacutecole qui ne devient pas chef de parti qui ne devient pas chef de poegravetes ou de philosophes ou de partisans mais qui resteacute homme libre propose agrave des hommes qui restent libres une œuvre drsquoart de poeacutesie de philosophie drsquoaction nourrie incessamment de la vie universelle (I 209)
Cette citation nous en dit long sur le jeune Peacuteguy on y trouve deacutejagrave en germe
tous les traits qui seront caracteacuteristiques de lrsquoauteur Agrave ses yeux lrsquoexemplariteacute de
Jauregraves nrsquoest pas lieacutee au fait qursquoil est un chef drsquoeacutecole ou de parti ce qui nrsquoest
assureacutement pas le plus frappant aux yeux de Peacuteguy son admirateur Jauregraves nrsquoest pas
un chef il est un meneur de par sa nature et donc en raison de sa laquo sinceacuteriteacute raquo
Plus tard Peacuteguy critiquera agrave maintes reprises lrsquoesprit de systegraveme qui lrsquoindigne tant
par exemple dans Heureux les systeacutematiques Ceux qui construisent des systegravemes
sont pour lui des menteurs dans la mesure ougrave quel que soit leur systegraveme celui-ci
exclut toujours une part du reacuteel Une vraie propheacutetie ne parle pas de lrsquoavenir elle
reflegravete le reacuteel ce qui permet drsquoentrevoir lrsquoavenir en srsquoappuyant sur ce reacuteel crsquoest en
cela que Jauregraves constitue aux yeux de Peacuteguy un prophegravete Une vraie action ne peut
ecirctre fondeacutee qursquoagrave la condition de srsquoinspirer du reacuteel les textes drsquoun meneur doivent
nourrir une action la sinceacuteriteacute de Jauregraves eacutetant ce qui reacuteunit sa personnaliteacute agrave sa
perception du reacuteel et rend possible la conception drsquoune action future
Dans un long texte intituleacute La preacuteparation du congregraves socialiste national
publieacute dans le deuxiegraveme et le troisiegraveme cahier de la toute premiegravere seacuterie des Cahiers
de la quinzaine en 1900 Peacuteguy reacutefleacutechit agrave la possibiliteacute de laquo faire des
personnaliteacutes raquo dans un discours politique Il donne deux sens agrave cette expression Le
premier commun est peacutejoratif il renvoie agrave lrsquoallusion deacuteplaisante visant une
personne particuliegravere utiliseacutee comme argument dans un discours Mais Peacuteguy
utilise aussi le sens dans une deuxiegraveme acception qursquoil place drsquoailleurs dans la
bouche drsquoun interlocuteur imaginaire le laquo citoyen docteur socialiste reacutevolutionnaire
moraliste internationaliste raquo (I 339-340) comme il le fera souvent plus tard
33
Dans lrsquoordre de la connaissance continua le docteur faire des personnaliteacutes ne peut avoir qursquoun sens attribuer agrave certaines personnaliteacutes une action donneacutee Je suppose que tel eacuteveacutenement se produise on dira que nous faisons des personnaliteacutes si nous attribuons agrave telle personnaliteacute telle part dans ces eacuteveacutenements (I 344)
On voit gracircce agrave cette explication combien ce sujet eacutetait important pour Peacuteguy
pourquoi il y consacre autant de pages il lui fallait en effet justifier son admiration
pour certaines personnes comme faisant partie de lrsquoaction si lrsquoaction consiste au
moins agrave lrsquoune de ses eacutetapes agrave se mettre dans les pas drsquoun meneur drsquohomme il faut
en laquo faire une personnaliteacute raquo crsquoest-agrave-dire reconnaicirctre sa part dans le reacuteel drsquoun
eacutevegravenement Peacuteguy introduit donc son portrait de Jauregraves par ces mots laquo Puisque
nous pouvons et devons faire des personnaliteacutes dans lrsquoordre de la connaissance
voulez-vous que nous reconnaissions lrsquoaction personnelle de Jauregraves dans les reacutecents
eacuteveacutenements raquo (I 353) Ce portrait de Jauregraves est un paneacutegyrique dans lequel on
trouve plusieurs eacuteleacutements du style de la prose de Peacuteguy non seulement les
reacutepeacutetitions mais aussi les assonances ou encore la multiplication des structures
binaires et ternaires Degraves le deacutebut de ce portrait de Jauregraves Peacuteguy le preacutesente comme
lrsquoexemple possible non drsquoun homme politique drsquoune personnaliteacute laquo en vue raquo mais
drsquoun homme tout court drsquoun homme dont la morale est exemplaire et rend possible
une action inteacuterieure et exteacuterieure exemplaire
Ainsi Jauregraves nrsquoest pas devenu socialiste par un coup de la gracircce par la lecture drsquoun livre par la vue drsquoun homme ou par un eacuteveacutenement particulier Mecircme on peut dire qursquoil nrsquoest pas devenu socialiste Il a toujours eacuteteacute socialiste au sens large de ce mot La culture geacuteneacuterale qursquoil avait reccedilue la philosophie qursquoil enseignait enveloppaient deacutejagrave le socialisme qui nrsquoavait plus qursquoagrave se deacutevelopper et agrave srsquoarmer De mecircme que toute civilisation harmonieuse acheveacutee sincegraverement aboutit agrave lrsquoeacutetablissement de la citeacute socialiste de mecircme toute culture vraiment humaine vraiment harmonieuse acheveacutee sincegraverement aboutit agrave lrsquoeacutetablissement de la penseacutee socialiste dans la conscience individuelle Si bien que la question que lrsquoon doit se poser agrave lrsquoeacutegard de tout homme harmonieusement cultiveacute nrsquoest pas de savoir comment et pourquoi il pourra devenir socialiste mais bien de savoir comment et pourquoi il pourrait bien ne pas devenir socialiste ne pas avoir au moins la penseacutee socialiste Et quand la penseacutee est devenue socialiste la rudesse des eacuteveacutenements lrsquoacircpreteacute des reacutesistances lrsquoinsolence de lrsquoinjustice lrsquoincessante insinuation du mensonge la pourriture des jalousies et la barbarie des haines se chargent bien de donner agrave celui qui a la penseacutee socialiste la vigueur drsquoagir en socialiste (I 354-355)
Le socialisme nrsquoest pas un mouvement politique ni mecircme une maniegravere de
penser il est une faccedilon drsquoecirctre une forme drsquoexistence Jauregraves nrsquoest pas un
laquo guide raquo il megravene les hommes derriegravere soi parce qursquoil incarne cette existence par
une action qui vient de lrsquointeacuterieur
34
La penseacutee de la transmission des geacuteneacuterations futures et donc de
lrsquoenseignement qui sera toujours importante pour Peacuteguy se retrouve au deacutebut de ce
texte sur Jauregraves Peacuteguy parle du discours de Jauregraves agrave la Chambre prononceacute le 21
octobre 1886 dans lequel Jauregraves insiste sur la neacutecessiteacute de ne rien dissimuler au
peuple et sur lrsquoobligation de creacuteer un enseignement sincegravere ougrave le doute soit preacutesenteacute
en tant que doute Quelques mois plus tocirct Peacuteguy parlait de Jauregraves comme drsquoun
homme totalement sincegravere et gracircce agrave cela fidegravele au reacuteel et pouvant incarner le reacuteel
Voilagrave qursquoil le preacutesente maintenant comme celui qui procircne cette sinceacuteriteacute dans
lrsquoenseignement afin de deacutemontrer justement que Jauregraves incarne cet esprit de
sinceacuteriteacute et drsquointeacutegriteacute qui permet drsquoecirctre dans la reacutealiteacute des eacutevegravenements et donc de
pouvoir entrer dans lrsquoaction Pour Peacuteguy lrsquoenseignement mecircme lrsquoenseignement
primaire devrait en effet preacuteparer agrave lrsquoaction
Et par-delagrave les ideacutees il y a lrsquohomme Jauregraves celui qui avait fortement
impressionneacute le jeune Peacuteguy non seulement par sa laquo fonction raquo sa capaciteacute
drsquoharanguer les foules drsquoecirctre celui qui megravene les autres agrave lrsquoaction en allant de
lrsquoavant mais aussi par sa personnaliteacute plus intime Peacuteguy parle ainsi de sa laquo tristesse
inteacuterieure raquo (I 357) Il deacutecrit sa maniegravere de parler agrave la foule et preacutesente Jauregraves
comme un homme entier sans division inteacuterieure ce qui repreacutesente pour Peacuteguy une
vertu indispensable pour ecirctre un meneur pour lui en effet la penseacutee la parole et
lrsquoaction doivent œuvrer ensemble
Puis la lourde et robuste puissance de sa penseacutee commenccedilait agrave se mouvoir dans la force drsquoabord un peu grinccedilante et dans la puissance un peu sourde de sa parole qui prenait aux entrailles [hellip] Et son discours srsquoimposait toujours admirablement composeacute comme une œuvre classique servi par une voix soudain devenue claire et merveilleusement puissante Rien drsquoartificiel rien drsquoappris dans la forme La force de la penseacutee portait la force de la forme Le geste surtout nrsquoavait rien de factice Il nrsquoavait pas les gestes habituels des orateurs mais des gestes drsquoouvrier manuel enfonccedilant les ideacutees dans le bois de la tribune appuyant du pouce pour insister gestes rudes et lourds instinctivement faits par son eacutepaisse carrure de montagnard ceacutevenol [hellip] il avait un sentiment une connaissance exacte et reacutealiste de la reacutealiteacute vivante Crsquoest pour cela qursquoil voulait qursquoen attendant que la reacutevolution sociale fucirct parfaite et justement pour bien faire cette reacutevolution sociale toute lrsquohumaniteacute devicircnt et demeuracirct belle et sainte et digne de sa prochaine fortune (I 358)
Ce texte contient plusieurs des ideacutees-phares de Peacuteguy comme la neacutecessiteacute drsquoun
travail bien fait bien construit et cependant reacutealiseacute avec une grande sinceacuteriteacute et une
sorte de spontaneacuteiteacute Peacuteguy valorise la force de penseacutee traduite par la force de la
35
forme sans le recours agrave aucun mot ou geste factice Notons que Peacuteguy appliquait
cette mecircme exigence agrave ses propres textes crsquoest ainsi que dans ce paneacutegyrique on
peut notamment observer plusieurs fois de nombreuses assonances en r comme
par exemple dans cette phrase laquo srsquoenfoncer dans sa pourriture et preacutecipiter sa
propre ruine raquo Les textes de Peacuteguy qui parfois semblent peu construits le sont en
reacutealiteacute dans les moindres deacutetails y compris dans la maniegravere dont les mots reacutesonnent
Dans ce texte Peacuteguy parle aussi de la grande culture de Jauregraves qui lui
permettait de puiser dans tout lrsquoheacuteritage du passeacute tout en reacutepondant agrave lrsquoappel du
reacuteel Il contient aussi cette ideacutee qursquoon retrouve souvent chez Peacuteguy selon laquelle la
reacutevolution doit drsquoabord se faire dans les acircmes pour que naisse une nouvelle
socieacuteteacute crsquoest lrsquohumaniteacute qui doit changer et crsquoest aussi lrsquohomme qui doit changer
ce qui implique de commencer par soi-mecircme Et pour que chacun puisse changer il
faut des exemples agrave suivre crsquoest pour cette raison que Peacuteguy propose agrave ses lecteurs
ce portrait de Jauregraves eacuterigeacute en exemple
Il eacutetait lui-mecircme un vivant exemple de ce que peut et de ce que vaut un socialisme ainsi vivifieacute ainsi humaniseacute par la consideacuteration respectueuse de lrsquohumaniteacute passeacutee de toute lrsquohumaniteacute preacutesente et future [hellip] Traiteacutees par lui les affaires du socialisme ne cessaient jamais drsquoecirctre les affaires de lrsquohumaniteacute drsquoecirctre des affaires humaines [hellip] Loin que cette largeur et cette universaliteacute affaiblicirct sa force reacutevolutionnaire il y puisait au contraire les eacuteleacutements premiers de sa conviction il y trouvait les puissantes bases de son assurance de sa robustesse de sa soliditeacute vigoureuse montrant ainsi que lrsquoeacutetroitesse de la penseacutee nrsquoest nullement neacutecessaire agrave la vigueur de lrsquoaction que la petitesse des vues nrsquoest pas le gage neacutecessaire de la soliditeacute (I 359)
Pour Peacuteguy les hommes se reacutevegravelent dans la confrontation aux eacuteveacutenements Il
poursuit donc son portrait de Jauregraves qursquoil appelle lui-mecircme laquo essai drsquohistoire
personnelle raquo (I 388) (un essai empli de citations parfois longues de plusieurs
pages) par le reacutecit de la participation de Jauregraves agrave lrsquoaffaire Dreyfus Ce nrsquoest pas un
hasard si Peacuteguy ne parle pas de paneacutegyrique ou de portrait mais bien drsquohistoire Ce
qursquoil fait ce nrsquoest pas seulement un portrait parce que le personnage de Jauregraves est
situeacute dans une peacuteriode historique et a eacuteteacute ameneacute agrave agir en fonction drsquoeacuteveacutenements
dont il nrsquoeacutetait pas le protagoniste Peacuteguy ne deacutecrit donc pas Jauregraves participant agrave
lrsquoaffaire Dreyfus il raconte lrsquohistoire de lrsquoAffaire en montrant quelle part y a pris
Jauregraves quel eacutetait son rocircle mais en preacutecisant bien qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute agrave lrsquoorigine du
36
combat en faveur de Dreyfus Peacuteguy veut en revanche montrer comment lrsquoAffaire a
reacuteveacuteleacute lrsquohomme Jauregraves en mettant en eacutevidence son geacutenie
Lrsquoaffaire Dreyfus qui devait modifier si profondeacutement la situation et lrsquoaspect des partis politiques en France qui devait modifier si profondeacutement les dispositions de tant drsquoesprits et de tant de cœurs dans la France et dans le monde a commenceacute comme il eacutetait naturel par exercer son action preacuteciseacutement sur les hommes qui la firent sur les hommes qui travaillegraverent et combattirent pour la justice et pour la veacuteriteacute La grandeur et la beauteacute de lrsquoœuvre encore inacheveacutee aujourdrsquohui se refleacutetegraverent drsquoabord sur les ouvriers de cette œuvre Il est certain que depuis le commencement de lrsquoaffaire Dreyfus ou plutocirct depuis qursquoils ont commenceacute lrsquoaffaire Dreyfus le colonel Picquard Zola Clemenceau Francis de Pressenseacute tant drsquoautres sont devenus des hommes nouveaux non pas nouveaux en ce sens qursquoils seraient devenus diffeacuterents de ce qursquoils eacutetaient avant mais nouveaux en ce sens que des parties entiegraveres de leur talent de leur geacutenie de leur caractegravere de leur acircme insoupccedilonneacutees jusqursquoalors et qui pouvaient rester insoupccedilonneacutees toujours se sont soudain reacuteveacuteleacutees avec un eacuteclat incomparable Jauregraves fut de ces hommes (I 368)
Crsquoest sans aucun doute lrsquoimage de Jauregraves devenu lrsquoincarnation mecircme du
socialisme qui nourrira plus tard chez Peacuteguy un ressentiment amer et insurmontable
jusqursquoagrave deacuteterminer un rejet total de Jauregraves incarner une forme drsquoexistence et
preacutesenter une ideacutee sont deux choses bien distinctes qui nrsquoont ni la mecircme valeur ni
le mecircme poids Pour Peacuteguy en effet on peut changer drsquoideacutee mais on ne peut pas
cesser drsquoincarner quelque chose crsquoest une trahison agrave ses yeux mecircme si son point
de vue est tregraves subjectif Peacuteguy fait ses adieux agrave son maicirctre en politique dans une
longue digression placeacutee au deacutebut drsquoun texte intituleacute Courrier de Russie dans le
cinquiegraveme Cahier de la septiegraveme seacuterie (19111905) Il y preacutesente son collaborateur
en Russie Etienne Avenard qui est en mecircme temps le correspondant de
LrsquoHumaniteacute le journal de Jauregraves pour mieux le mettre en valeur il compare
Avenard agrave drsquoautres collaborateurs de Jauregraves qursquoil juge moins bons Cela lui fournit
drsquoabord lrsquooccasion drsquoexprimer son amertume quant agrave lrsquoacceptation du combisme par
quelqursquoun qursquoil jugeait exemplaire ndash Peacuteguy bien que violemment anticleacuterical agrave cette
eacutepoque-lagrave nrsquoait jamais eacuteteacute drsquoaccord avec les lois combistes ndash puis de raconter son
amitieacute passeacutee avec Jauregraves Il eacutevoque ainsi laquo une admiration commune et ancienne raquo
(II 75) leurs promenades la lecture des classiques ainsi que leur derniegravere entrevue
peu de temps apregraves la publication dont il srsquoagit ici Peacuteguy cite lui-mecircme les mots de
Jauregraves qui cernent ce qui causera plus tard leur deacutesaccord ou plutocirct le rejet
unilateacuteral de Peacuteguy dans la mesure ougrave Jauregraves a toujours gardeacute de lrsquoestime pour son
jeune ami laquo Vous Peacuteguy vous avez un vice Vous vous repreacutesentez vous avez la
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manie drsquoimaginer la vie de tout le monde autrement que les titulaires eux-mecircmes
nrsquoen disposent Et drsquoen disposer agrave leur place pour eux raquo (II 76)
Dans ce texte de 1905 Peacuteguy se montre plein de tristesse et de regrets Plus
tard ses propos sur Jauregraves deviendront de plus en plus violents Crsquoest que Jauregraves est
pour Peacuteguy non seulement un meneur mais aussi un geacutenie or le geacutenie pour lui
nrsquoest pas celui qui se distingue par un don particulier crsquoest celui qui incarne lrsquoesprit
drsquoun peuple Par sa position pacifiste Jauregraves avait aux yeux de Peacuteguy cesseacute
drsquoincarner le peuple franccedilais trahissant du mecircme coup son pays soi-mecircme et son
geacutenie
2 Le saint et le geacutenie
Les geacutenies chez Peacuteguy sont laquoles heacuteritiers contemporains du royaume de la
gloireraquo ils nrsquoappreacutecient que laquola solitude seuleraquo aiment les laquogrands ancecirctresraquo et laquola
grande posteacuteriteacute les grands descendants les grands heacuteritiersraquo (II 182) mais pas
leurs contemporains Contrairement aux saints qui aiment la communion et la
fraterniteacute les geacutenies veulent ecirctre seuls comme Dieu est seul
Dans sa reacuteflexion sur le geacutenie Peacuteguy srsquoinspire beaucoup de Jules Michelet
Dans Par ce demi-clair matin un texte posthume eacutecrit comme la suite de Notre
Patrie en 1905 dans un contexte de grande anxieacuteteacute par rapport agrave la patrie
confronteacutee agrave lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune guerre imminente et sous le choc de la deacutemission
du ministre des affaires eacutetrangegraveres Delcasseacute suite agrave lrsquoincident de Tanger Peacuteguy
eacutecrit
Le problegraveme de la reacutesidence du geacutenie dans de pauvres hommes est un des problegravemes les plus difficiles qui se soient jamais poseacutes agrave la psychologie agrave lrsquohistoire agrave la morale une solution extrecircme la solution limite par en bas sera naturellement celle ougrave la reacutealiteacute mecircme du geacutenie sera reacuteduite agrave zeacutero et cette solution limite cette solution minima non moins naturellement sera la solution de Michelet (II 210)
Cette question porte deacutejagrave sur lrsquoIncarnation laquo le mystegravere theacuteologique du Dieu
fait homme et demeurant dans lrsquohomme en le mettant agrave lrsquoabri raquo (II 221) comment
38
quelque chose de divin peut-il demeurer dans un simple et pauvre homme un
peacutecheur Drsquoailleurs quelques pages plus tard Peacuteguy lui-mecircme compare ce
questionnement aux interrogations sur la diviniteacute du Christ
Si lrsquoon considegravere la theacuteologie eacutetude ou connaissance de Dieu comme une limite ougrave tend la psychologie et la morale eacutetude ou connaissance de lrsquohomme comme une partie de la meacutetaphysique eacutetude ou connaissance de lrsquoecirctre on peut poser que le problegraveme de la diviniteacute du Fils de lrsquoHomme est comme une limite ougrave tend le problegraveme du geacutenie dans lrsquohomme et que tous deux ensemble ils sont deux aspects particuliers du problegraveme total de la personnaliteacute dans lrsquoecirctre (II 221)
Plus tard crsquoest la personne du saint qui donnera agrave Peacuteguy la reacuteponse agrave cette
question Mais en novembre 1905 Peacuteguy apporte deux reacuteponses Drsquoabord il
compare le mystegravere de la Triniteacute et celui des deux natures du Christ au concept du
deacutedoublement de la personnaliteacute dont on parlait beaucoup agrave cette eacutepoque il pense
que le problegraveme du geacutenie est de mecircme nature le geacutenie manifestant drsquoune part une
preacutesence du divin dans lrsquohumain le plus humble humain et drsquoautre part une forme
de deacutedoublement de personnaliteacute La diffeacuterence entre le saint et le geacutenie est du
domaine de la transformation voire de la transfiguration le geacutenie inspireacute par le
divin produit des œuvres geacuteniales et il teacutemoigne du divin par ces œuvres mais il
peut en mecircme temps rester un homme meacutediocre ce dont Peacuteguy parle dans ce mecircme
texte en eacutevoquant des querelles de geacutenies le mauvais caractegravere de Corneille etc Le
saint pour sa part est un homme qui change lui-mecircme agrave lrsquoapproche du divin il est
donc possible qursquoaucune laquo œuvre raquo ne soit produite par cette rencontre mais crsquoest
bien la personne qui est neacuteanmoins transfigureacutee laquo Le mystegravere est le mecircme du Dieu
fait homme du Dieu fils de lrsquoHomme du Dieu descendu en un homme vivant et
reacutesidant en lui que du geacutenie fait homme du geacutenie neacute vivant mourant dans un
homme et reacutesidant en lui raquo (II 220)
La deuxiegraveme reacuteponse agrave cette question du laquo pauvre homme raquo geacutenial Peacuteguy la
deacuteveloppe en partant du Peuple de Michelet qui eacutecrit laquo Crsquoest un fait remarquable
que la plupart des hommes de geacutenie ont une preacutedilection particuliegravere pour les
enfants et les simples60 raquo Dans la mesure ougrave le geacutenie a plutocirct besoin de ceux qui
60 MICHELET Jules Le peuple Paris Comptoir des eacutediteurs reacuteunis 1846 p 241
39
accueilleront le fruit de son action de sa vie ce sont les enfants les simples qui
auront le cœur le plus ouvert le plus disponible et attentif
Les simples sympathisent agrave la vie et ils ont en reacutecompense ce don magnifique qursquoil leur suffit du moindre signe pour la voir et la preacutevoir Crsquoest lagrave leur parenteacute secregravete avec lrsquohomme de geacutenie Ils atteignent souvent sans effort par simpliciteacute ce qursquoil obtient par la puissance de simplification qui est en lui en sorte que le premier du genre humain et ceux qui semblent les derniers se rencontrent tregraves bien et srsquoentendent Ils srsquoentendent par une chose leur sympathie commune pour la nature pour la vie qui fait qursquoils ne se complaisent que dans lrsquouniteacute vivante (II 244)
On retrouve aussi chez Peacuteguy ce souсi de lrsquouniteacute et de la puissante
simplification dont Peacuteguy fait lrsquoapanage des simples Dans Par ce demi-clair matin
il propose un long passage sur le geacutenie et le peuple Le geacutenie dont parle Peacuteguy ne
simplifie pas mais il apparaicirct lui-mecircme comme un reacutesumeacute une sorte de
laquo simplification raquo lrsquoexpression pure drsquoune race qursquoil repreacutesente et qui nrsquoest pas la
race des geacutenies mais celle de ses parents des ouvriers des paysans celle drsquoougrave il
vient et celle vers laquelle il tend laquo toute lrsquoessence est dans la segraveve qui monte de la
race Tout homme de geacutenie a derriegravere lui un immense peuple un peuple
silencieux raquo (II 186) Michelet disait agrave ce propos
Si le geacutenie agrave travers les divisions les anatomies fictives de la science conserve en lui toujours un simple qui ne consent jamais agrave la vraie division qui tend toujours agrave lrsquouniteacute qui craint de la deacutetruire dans la plus petite existence crsquoest que le propre du geacutenie crsquoest lrsquoamour de la vie mecircme lrsquoamour qui fait qursquoon la conserve et lrsquoamour qui la produit61
En repreacutesentant sa race son peuple ses aiumleux le geacutenie les voue agrave lrsquoeacuteterniteacute de
lrsquohistoire sans lui ils seraient laquo promis agrave la mort ndash agrave la mort de lrsquohistoire sinon agrave la
mort eacuteternelle raquo (II 186)
Dans sa thegravese consacreacutee agrave lrsquohistoire et au mystegravere chez Peacuteguy Teresa Martin
Sanz souligne le rocircle du geacutenie dans la meacutemoire
Mais qursquoest-ce qui diffeacuterencie pour Peacuteguy les œuvres de geacutenie En quoi se distinguent-elles drsquoautres tentatives de repreacutesentation Crsquoest le fait de reacuteussir agrave inscrire en mecircme temps que lrsquoeacuteveacutenement laquo la profondeur raquo lrsquohomme de geacutenie remonte le courant de lrsquoecirctre et en teacutemoigne En lui seul la contrarieacuteteacute fondamentale qui seacutepare ceux qui pensent de ceux qui produisent est abolie62
61 Ibid p 245 62 MARTIN SANZ Teresa Jeanne drsquoArc et Peacuteguy Lrsquohistoire face au mystegravere thegravese de 3e cycle preacutesenteacutee agrave lrsquouniversiteacute de Provence 1987 p 65
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Pour Peacuteguy lrsquohomme de geacutenie possegravede le mecircme pouvoir qursquoun roi antique ou
meacutedieacuteval il a la capaciteacute de repreacutesenter un peuple plus encore que de le gouverner
Le geacutenie nrsquoest ni le meilleur ni le plus singulier des hommes il est celui en qui se
cristallise lrsquoacircme drsquoun peuple et en mecircme temps il est celui qui se nourrit le plus
dans son travail de la meacutemoire du peuple qursquoil repreacutesente Ainsi le geacutenie pour
Peacuteguy crsquoest par excellence lrsquohomme profondeacutement enracineacute dans son eacutepoque
De cet immense peuple monte la segraveve qui refleurira dans ses œuvres et qui dans ses fruits fructifiera de cette immense race monte le sang de ses veines silencieux ils vivent leur vie et meurent leur mort et leur nom mecircme disparaicirct aussitocirct de la meacutemoire de lrsquohumaniteacute ces hommes disparaissent de lrsquohumaniteacute ils en disparaicirctraient totalement deux survivances les sauvent de la mort humaine la survivance du sang transporteacute de geacuteneacuteration en geacuteneacuteration les sauve de la mort dans lrsquoexistence de lrsquohumaniteacute la survivance du geacutenie les sauve de la mort dans la meacutemoire de lrsquohumaniteacute (II 187)
Grande est par conseacutequent la responsabiliteacute du geacutenie aux yeux de Peacuteguy il est
responsable de son peuple en tant que teacutemoin ce qui implique aussi que
laquo supprimant son teacutemoignage il supprime aussi le teacutemoin qursquoil est il se supprime
lui-mecircme il supprime son geacutenie raquo (I 194) La trahison passe selon Peacuteguy par les
laquo mondaniteacutes raquo agrave savoir la freacutequentation des philosophes artistes poegravetes hommes
drsquoaction divers En effet ces freacutequentations relegravevent drsquoune communication
horizontale qui coupe le geacutenie du peuple dont il est issu alors mecircme qursquoil doit
teacutemoigner pour ce peuple en rendant manifestes ses qualiteacutes essentielles Le geacutenie
en tant que teacutemoin ne peut donc pas se permettre une communication horizontale
propre agrave le corrompre agrave le distraire et surtout agrave lui faire perdre la distance par
rapport au preacutesent cette distance qui lui permet preacuteciseacutement drsquoecirctre un teacutemoin Le
geacutenie teacutemoin tel qursquoil est deacutecrit par Peacuteguy est par excellence lrsquoacteur du dialogue et
de la succession Il rassemble en lui la meacutemoire du peuple dont il est issu en
gardant la distance par rapport au preacutesent il est capable aussi de manifester cette
meacutemoire mais surtout comme geacutenie il repreacutesente son peuple il en garde le treacutesor
il le transmet aux geacuteneacuterations futures qui ne se souviendront peut-ecirctre pas du peuple
de leurs ancecirctres mais se souviendront de leurs geacutenies Ce rocircle de lrsquoacteur du
dialogue et de la dureacutee sera celui que Peacuteguy accordera au saint qui en plus de
teacutemoigner devant la posteacuteriteacute teacutemoigne aussi par sa vie de lrsquoIncarnation Dans son
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livre Solitude de Peacuteguy J-P Dubois-Dumeacutee parle de laquo lrsquoinvention raquo terme
bergsonien qui deacutecrit lrsquoune des fonctions du geacutenie dans lrsquohistoire
Lrsquoinspiration des grands geacutenies la gracircce des saints font dans ce qui meurt la relegraveve de la vie remettent un fagot au foyer qui srsquoeacuteteint pour en reacutenover lrsquoardeur Tout en dernier ressort revient agrave lrsquoindividu Selon la conception bergsonienne chegravere agrave Peacuteguy il y a une laquo invention raquo en morale et le progregraves srsquoopegravere par des personnaliteacutes drsquoexception Son action degraves lors est un appel constant aux forces mateacuterielles et spirituelles engageacutees dans la dureacutee63
Michelet rapproche le geacutenie et le saint par une autre voie celle des qualiteacutes
morales il deacutefinit le geacutenie notamment par sa bonteacute Cette caracteacuteristique disparaicirct
de la reacuteflexion de Peacuteguy sur le geacutenie parce qursquoil deacutecrit plutocirct sa fonction dans le
monde que sa personnaliteacute propre Cependant le geacutenie chez Peacuteguy nrsquoest pas
seulement un talent repreacutesentatif drsquoun peuple ou drsquoune eacutepoque car agrave la diffeacuterence
du talent selon la thegravese de Franccediloise Gerbod
le geacutenie ne srsquoappartient pashellip Version peacuteguyste de lrsquoinspiration combien riche et profonde lrsquoinspiration crsquoest la segraveve de la jeunesse non pas de la jeunesse de lrsquoeacutecrivain mais celle toujours jeune du peuple qui le soutient jamais le geacutenie ne se laquo repreacutesente lui-mecircme raquo Sinon il ne serait pas un geacutenie64
Ce qui rassemble encore Jules Michelet et Charles Peacuteguy dans leur reacuteflexion
sur le geacutenie crsquoest lrsquoideacutee du rafraicircchissement du renouvellement qursquoapporte le
geacutenie non seulement il est le repreacutesentant du peuple sa quintessence mais il est
aussi celui qui garantit une espeacuterance une possibiliteacute de nouveau en puisant dans le
passeacute et mecircme en se reacutepeacutetant en eacutetant fidegravele agrave soi Peacuteguy va parler plus tard de la
laquo petite fille espeacuterance raquo comme en eacutecho agrave Michelet qui eacutecrivait laquo Le geacutenie a le
don drsquoenfance comme ne lrsquoa jamais lrsquoenfant raquo65 Selon Franccediloise Gerbod le geacutenie
laquo exprime une reacutealiteacute venant de si loin que tout geacutenie se ressemblant agrave lui-mecircme se
redit drsquoune certaine maniegravere dans toutes ses œuvres comme Monet refait ses
nympheacuteas raquo66
Lrsquoexemple le plus eacutevident du geacutenie chez Peacuteguy crsquoest Victor Hugo son poegravete
preacutefeacutereacute Peacuteguy parle dans plusieurs textes du poegravete dont il connaissait des centaines
63 DUBOIS-DUMEacuteE Jean-Pierre Solitude de Peacuteguy Paris Plon 1946 p 166 64 GERBOD Franccediloise Peacuteguy lecteur de Corneille thegravese soutenue en 1969 agrave lrsquoUniversiteacute de Nanterre p 5 65 MICHELET Jules opcit p 247 66 GERBOD Franccediloise opcit p 10
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de vers par cœur Dans Victor-Marie comte Hugo au deacutebut des Dialogue de
lrsquohistoire et de lrsquoacircme paiumlenne et dans drsquoautres textes Partout il souligne la
diffeacuterence entre lrsquohomme et son œuvre il meacuteprise presque le romantisme de Hugo
non pas drsquoun point de vue estheacutetique mais drsquoun point de vue ideacuteologique il rejette
ses choix politiques et le fait mecircme qursquoil ait fait de la politique laquo Cet antique ce
geacutenie unique ce paiumlen unique cet homme drsquoun geacutenie unique eacutetait ravageacute drsquoau
moins un double politicien un politicien de politique qui le fit deacutemocrate et un
politicien de litteacuterature qui le fit romantique raquo (II 747) Et pourtant Hugo reste un
geacutenie aux yeux de Peacuteguy car son œuvre est celle drsquoun geacutenie qui renouvelle la
langue franccedilaise qui repreacutesente le peuple franccedilais par ses eacutecrits qui en devient le
visage lrsquoincarnation Non seulement il renouvelle la langue mais encore il porte un
regard nouveau sur le monde comparable au regard de Dieu creacuteateur laquo II avait
reccedilu ce don unique entre les hommes il avait reccedilu ce don plus jeune que les
anciens avant les anciens il avait reccedilu ce don de voir la creacuteation comme si elle
sortait ce matin des mains du Creacuteateur raquo (Ibid) Mais selon lrsquoarticle de Pierre
Albouy qui analyse les liens complexes entre Charles Peacuteguy et Victor Hugo pour
Peacuteguy laquo Hugo crsquoest la preacutesence de la vie dans tous les moments de la succession
temporelle Il manque le sens que donne lrsquoassomption dans lrsquoeacuteternel Agrave la pleacutenitude
hugolienne manque lrsquoachegravevement chreacutetien raquo67
Ce qui rapproche le geacutenie selon Jules Michelet des geacutenies saints et heacuteros de
Peacuteguy crsquoest le fait qursquoil agisse et transforme le monde autrement dit crsquoest sa
fonction de bacirctisseur de la nouvelle citeacute laquo Lrsquoacircme de lrsquohomme de geacutenie cette acircme
visiblement divine puisqursquoelle creacutee comme Dieu crsquoest la citeacute inteacuterieure sur laquelle
nous devons modeler la citeacute exteacuterieure afin qursquoelle soit divine aussi raquo68 On retrouve
cette ideacutee dans la premiegravere œuvre litteacuteraire et philosophique de Peacuteguy Marcel ou le
dialogue de la citeacute harmonieuse Plus tard en revenant sur sa jeunesse socialiste
dans Notre jeunesse Peacuteguy eacutevoquera la neacutecessiteacute drsquoopeacuterer drsquoabord une reacutevolution
morale dans son acircme pour passer ensuite agrave une action exteacuterieure et devenir un heacuteros
67 ALBOUY Pierre laquo Peacuteguy et Hugo raquo Revue drsquoHistoire litteacuteraire de la France 73e Anneacutee ndeg 23 Peacuteguy Mars ndash Juin 1973 p 254-263 p 262 68 MICHELET Jules Michelet opcit p 257
43
3 Le saint et le heacuteros
Le heacuteros est toujours exemplaire Au temps de Peacuteguy lrsquoeacuteducation agrave lrsquoeacutecole
primaire met en exergue lrsquoheacuteroiumlsme on valorise le courage le patriotisme on
preacutepare les enfants agrave deacutefendre la Patrie Les heacuteros proposeacutes aux enfants des eacutecoles
primaires sont des exemples au point de vue moral Plus tard dans lrsquoenseignement
secondaire crsquoest Corneille qui se retrouve au centre drsquoune eacuteducation animeacutee par un
eacutelan patriotique et mettant deacutesormais en valeur la volonteacute plus que lrsquohonneur Cette
eacuteducation a marqueacute en profondeur lrsquoeacutelegraveve et le futur eacutecrivain Charles Peacuteguy elle
peut expliquer lrsquoimportance qursquoil donne aux heacuteros et la signification qursquoil donne agrave
cette notion
Pour bien comprendre lrsquooriginaliteacute de la vision du heacuteros propre agrave Peacuteguy il
convient drsquoabord de se reacutefeacuterer au sens que lrsquoon donne ordinairement agrave ce terme Le
Treacutesor de la Langue Franccedilaise Informatiseacute (TLFi) donne plusieurs deacutefinitions du
mot laquo heacuteros raquo
IA Ecirctre fabuleux la plupart du temps drsquoorigine mi-divine mi-humaine diviniseacute apregraves sa mort
IB Personnage leacutegendaire auquel la tradition attribue des exploits prodigieux
IIA 1Homme femme qui incarne dans un certain systegraveme de valeurs un ideacuteal de force drsquoacircme et drsquoeacuteleacutevation morale
Homme femme qui fait preuve dans certaines circonstances drsquoune grande abneacutegation
Combattant(e) remarquable par sa bravoure et son sens du sacrifice
IIA2 Homme femme qui porte un trait de caractegravere agrave son plus haut degreacute
Homme femme qui se distingue dans une activiteacute particuliegravere
IIB 1 Principal personnage masculin ou feacuteminin drsquoune œuvre artistique
Homme femme auxquels arrivent des aventures extraordinaires qui semblent sorties de lrsquoimagination drsquoun romancier
Personnage masculin ou feacuteminin propre agrave un auteur agrave un genre agrave une eacutepoque
IIB2 Homme femme qui joue le rocircle principal (dans un eacuteveacutenement)
Dans le regard que Peacuteguy porte sur le heacuteros et lrsquoheacuteroiumlsme on retrouve plusieurs
de ces significations Ainsi le haut prix du travail pour Peacuteguy donne un sens
particulier agrave la deacutefinition mecircme du heacuteros comme laquo homme femme qui se distingue
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dans une activiteacute particuliegravere raquo puisque cette distinction fait de cet homme ou de
cette femme dans les yeux de Peacuteguy un laquo ecirctre fabuleux raquo incarnant laquo un ideacuteal de
force drsquoacircme et drsquoeacuteleacutevation morale raquo
Jeanne drsquoArc est une heacuteroiumlne classique qui correspond pleinement agrave la premiegravere
deacutefinition du dictionnaire elle a une vie cacheacutee avant de vivre une eacutepiphanie
heacuteroiumlque elle apporte le neufhellip Cependant Peacuteguy ne fait pas de sa trilogie ni de
son Mystegravere de la chariteacute un classique reacutecit heacuteroiumlque il montre lrsquoenfance la vie
cacheacutee de Jeannette le lieu et le temps ougrave srsquoenracine le heacuteros
Dans le Dialogue de lrsquohistoire et de lrsquoacircme charnelle Peacuteguy parle aussi des
heacuteros antiques des demi-dieux Ce qui reacuteunit chez Peacuteguy le heacuteros le saint et le
geacutenie crsquoest en effet le fait qursquoils deacutetiennent leur force drsquoailleurs dans la mesure ougrave
ils puisent dans la meacutemoire et dans la race Comme lrsquoexplique Franccediloise Gerbod
La voix de la meacutemoire engloutie reacuteveilleacutee par lrsquoeacutevegravenement suggegravere agrave lrsquohomme en de certains moments critiques des actes qui viennent drsquoun au-delagrave de lui-mecircme et par lagrave le rattachent agrave travers les geacuteneacuterations agrave tout une famille spirituelle une communauteacute humaine69
Cette voix selon Franccediloise Gerbod a aussi le pouvoir de reacuteunir les saints les
geacutenies et les heacuteros entre eux par une forme de communion La litteacuterature fabrique en
quelque sorte les heacuteros gracircce agrave diffeacuterents proceacutedeacutes lrsquoagrandissement et le
merveilleux eacutepique la deacuteification et la recircverie heacuteroiumlque De la sorte le heacuteros laquo nrsquoest
pas un homme-dieu mais un homme divin raquo70 suivant la deacutefinition de Philippe
Sellier Pour Peacuteguy crsquoest plutocirct lrsquoadmiration qui megravene agrave lrsquoimitation du personnage
heacuteroiumlque et exemplaire lrsquoincarnation drsquoune force la distinction par les actes Agrave
propos du heacuteros chez Peacuteguy Pauline Bernon[-Bruley] eacutecrit
Lrsquoestime de Peacuteguy va aux heacuteros ou aux voix qui fondent ou repreacutesentent une civilisation et reacutesonneront toujours conjurant la mort temporelle Antigone Hypatie les dreyfusards disqualifieacutes Bernard-Lazare Polyeucte mecircme le Cid et Seacutevegravere Jeanne drsquoArc saint Louis croiseacute anachronique donnent agrave Peacuteguy la repreacutesentation tragique Ces figures repreacutesentent le peuple lrsquohumaniteacute dans un theacuteacirctre de veacuteriteacute aux valeurs universelles Lrsquoattention que Peacuteguy porte agrave ses piegraveces preacutefeacutereacutees ne donne donc pas lieu agrave des commentaires sur la psychologie des personnages mais agrave la puissance de reacuteveacutelation de leurs choix
69 GERBOD Franccediloise op cit p 66-67 70 SELLIER Philippe Le Mythe du heacuteros Paris-Bruxelles-Montreacuteal Univers des lettres Bordas 1970 p 24
45
La critique de Peacuteguy eacutepouse alors la forme drsquoun parallegravele fileacute dans une architecture de reacutefeacuterences ougrave textes et hommes entretiennent des relations drsquoimitation71
Ses lectures assidues de Jules Michelet offrent un cadre et donnent une
direction agrave la penseacutee de Peacuteguy sur lrsquoheacuteroiumlsme On trouve chez Michelet ces mots
La faculteacute du deacutevouement la puissance du sacrifice crsquoest je lrsquoavoue ma mesure pour classer les hommes Celui qui lrsquoa au plus haut degreacute est plus pregraves de lrsquoheacuteroiumlsme Les supeacuterioriteacutes de lrsquoesprit qui reacutesultent en partie de la culture ne peuvent jamais entrer en balance avec cette faculteacute souveraine72
Peacuteguy emprunte agrave Michelet cette ideacutee que le heacuteros crsquoest non seulement celui
qui accomplit des exploits remarquables mais aussi celui qui se deacutevoue et se
sacrifie en ce sens il se rapproche du saint qui srsquooublie et se donne Dans son
eacutetude Peacuteguy Lrsquoaxe de deacutetresse le philosophe Jean-Noeumll Dumont observe agrave ce
sujet
Le heacuteros nrsquoest tel que par son acte et son acte est toujours singulier saisissant une circonstance unique de lui seul aperccedilue On nrsquoest pas heacuteros par disposition ni agrave temps plein mais parce que telle situation dans sa contingence fait entendre un appel Certes cet appel le heacuteros comme Jeanne drsquoArc srsquoest preacutepareacute agrave lrsquoentendre en cultivant sa vie inteacuterieure en rejetant les geacuteneacuteraliteacutes Le systeacutematique obseacutedeacute par les lois geacuteneacuterales est reacutesigneacute avant tout eacuteveacutenement Le heacuteros ne se soumet pas parce qursquoil est ce singulier en tacircche drsquoune mission singuliegravere73
De ces reacuteflexions deacutecoulera laquo cette conception de la sainteteacute militante qui
marquera ainsi tout le christianisme du XXe siegravecle raquo74 dans la mesure ougrave pour
Peacuteguy comme pour le heacuteros corneacutelien le salut peut se trouver dans lrsquoacte qui nous
engage entiegraverement qui reacutegeacutenegravere tout notre ecirctre faisant de chacun de nous un
homme nouveau
a) Polyeucte
Finalement la frontiegravere entre le heacuteros et le saint chez Peacuteguy apparaicirct comme
tregraves fine Peacuteguy aime les saints militants qui agissent et les heacuteros qui se sacrifient
71 BERNON [BRULEY] Pauline laquo Peacuteguy critique lrsquoenvers du tragique raquo Revue drsquohistoire litteacuteraire de la France ndeg 3 2005 (vol105) p 573-586 (p 573) 72 MICHELET Jules opcit p 18 73 DUMONT Jean-Noeumll Peacuteguy Lrsquoaxe de deacutetresse Michalon Paris 2005 p 69 74 SELLIER Philippe op cit p 171
46
La diffeacuterence entre les deux reacuteside sans doute surtout dans leur rapport au monde
au travail pour un saint laquo lrsquoexploit raquo peut aussi bien ecirctre accompli dans le travail
quotidien que dans un contexte proprement heacuteroiumlque drsquoautre part le saint creacutee un
lien une possibiliteacute de dialogue avec lrsquoAutre qui ne fait pas partie du rocircle du
personnage heacuteroiumlque Le personnage principal de la trageacutedie de Corneille Polyeucte
ainsi que Jeanne drsquoArc se trouvent au centre du travail de Peacuteguy car ils preacutesentent
tous deux la particulariteacute drsquoecirctre agrave la fois heacuteros et saints
Peacuteguy juge que tous les personnages de Corneille sont toucheacutes par la gracircce et
se trouvent agrave la limite entre le heacuteros et le saint Dans Victor-Marie comte Hugo il
eacutecrit
Ainsi tout le romain de Polyeucte est deacutejagrave en germe en origine dans Horace et le chreacutetien y est deacutejagrave doublement triplement annonceacute promis par lrsquoheacuteroiumlsme par le civique par une sorte de sainteteacute anteacuterieure par une rigueur par une rudesse (qui se retrouvera srsquoentendre dans Polyeucte et qui est deacutejagrave si tendre en reacutealiteacute dans Horace et surtout dans le vieil Horace) (III 310)
La preacutefeacuterence de Peacuteguy pour Corneille et ses reacuteticences agrave lrsquoeacutegard de Racine
trouvent leurs origines justement dans le souci drsquoexemplariteacute preacutesent chez lrsquoauteur
de Polyeucte Peacuteguy choisit Corneille justement parce que contrairement agrave Racine
il ne deacutecrit pas les hommes comme ils sont mais comme ils devraient ecirctre il donne
vraiment lrsquoexemple un exemple stoiumlcien et chreacutetien
Dans un texte intituleacute De la situation faite au parti intellectuel dans le monde
moderne devant les accidents de la gloire temporelle Peacuteguy reacutefleacutechit longuement
sur le heacuteros et sur le saint Ce texte a eacuteteacute publieacute dans le premier Сahier de la
neuviegraveme seacuterie le 6 octobre 1907 il fait partie drsquoune seacuterie de textes consacreacutes agrave
lrsquohistoire au monde moderne et agrave un deacutebut drsquoune reacuteflexion sur la sainteteacute Peacuteguy
pense que le heacuteros comme le geacutenie qui drsquoapregraves Michelet repreacutesente son peuple
repreacutesente toute sa race il laquo y puise ineacutepuisablement une force ineacutepuisable de
joie raquo (II 761) Ses forces ne tarissent point Un peu plus tocirct dans un texte eacutecrit en
reacuteponse agrave la critique par Georges Sorel du roman Jean Coste publieacute dans les
Cahiers de la quinzaine De Jean Coste Peacuteguy en parlant des repreacutesentations de
lrsquoheacuteroiumlsme dans la litteacuterature va mecircme plus loin il va en effet jusqursquoagrave affirmer
47
Toutes les misegraveres humaines exigent du courage et je ne serais pas eacutetonneacute que dans la penseacutee des grands poegravetes classiques les grands personnages fussent les repreacutesentants eacuteminents de toute lrsquohumaniteacute [hellip] Ils ne sont pas drsquoune classe eacuteminente mais ils sont toute lrsquohumaniteacute consideacutereacutee sur un plan eacuteminent comme le roi repreacutesentait le royaume (I 900-901)
Ce texte date du 13 feacutevrier 1902 En 1902 Peacuteguy tendait agrave attribuer au heacuteros
lrsquoune des qualiteacutes qursquoil attribuera plus tard au saint agrave savoir la laquo sainteteacute
anteacuterieure raquo comme il le deacutefinira plus tard dans Victor-Marie comte Hugo Au
centre de la preacuteoccupation de Peacuteguy agrave cette eacutepoque se trouvait la misegravere ce que lrsquoon
appelle souvent aujourdrsquohui lrsquoexclusion La pauvreteacute selon Peacuteguy peut ecirctre digne
mais non la misegravere Crsquoeacutetait la raison pour laquelle il tenait tant agrave publier ce roman
drsquoAntonin Lavergne Jean Coste ou lrsquoinstituteur du village histoire drsquoun instituteur
provincial acculeacute au suicide par sa misegravere75
Lagrave encore il trouve matiegravere agrave reacuteflexion dans lrsquoœuvre de Corneille
concregravetement dans Polyeucte comme cela arrive souvent agrave Peacuteguy lorsqursquoil aborde
un sujet important pour lui
Franccediloise Gerbod auteur drsquoune thegravese sur Peacuteguy et Corneille analyse de faccedilon
deacutetailleacutee la maniegravere dont la lecture de Corneille reacutevegravele le deacuteveloppement de la
maniegravere dont Peacuteguy pense la sainteteacute et lrsquoheacuteroiumlsme
Si Corneille est au cœur des meacuteditations de Peacuteguy sur lrsquoheacuteroiumlsme deacutejagrave en 1901 il srsquoagit drsquoun heacuteroiumlsme ougrave la part du deacutetachement des choses de ce monde est plus grande que celle de la conquecircte mecircme de celle de sa propre grandeur [hellip] Deacutejagrave agrave cette eacutepoque la sainteteacute sous un aspect symbolique qui nrsquoa pas encore reacuteveacuteleacute son nom laquo briser les images des faux-dieux par manifestation de la vie nouvelle raquo est preacutefeacutereacute agrave un heacuteroiumlsme conqueacuterant et personnel Il nous semble donc faux de soutenir que Peacuteguy lecteur de Corneille a drsquoabord aimeacute choisi lrsquoheacuteroiumlsme et qursquoil a ensuite eacutevolueacute vers la sainteteacute Car visiblement si toutes les richesses symboliques dont le personnage de Polyeucte est chargeacute ne sont pas encore tregraves claires agrave ses yeux Peacuteguy est obseacutedeacute par Polyeucte et par Polyeucte seul Les autres personnages de Corneille
75 Le roman Jean Coste ou lrsquoInstituteur du village a eacuteteacute lrsquoune des raisons de la brouille entre Peacuteguy et la Socieacuteteacute nouvelle de librairie et drsquoeacutedition qui a repris la librairie Georges Bellais creacuteeacutee par Peacuteguy apregraves sa faillite Peacuteguy avait proposeacute de publier ce roman dans la librairie au moment ougrave il nrsquoy eacutetait plus que laquo deacuteleacutegueacute agrave lrsquoeacutedition raquo mais Leacuteon Blum Lucien Herr et leurs collegravegues ont jugeacute que lrsquoauteur exageacuterait et ils ont refuseacute la publication drsquoun texte jugeacute doloriste et non actuel sur le plan politique Crsquoeacutetait peut-ecirctre la derniegravere goutte pour Peacuteguy pour qui la lutte contre lrsquoexclusion la misegravere devait ecirctre au centre de toute action socialiste Agrave la fin de 1899 Peacuteguy propose agrave la CNLE de creacuteer un nouveau peacuteriodique qui donnera lrsquoinformation de la quinzaine mais ayant encore une fois essuyeacute un refus il se lance dans la creacuteation des Cahiers de la quinzaine Le premier cahier parait le 5 janvier 1900 Peacuteguy publiera le roman de Lavergne en 1901
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pour lui ne sont que des eacutebauches imparfaites de ce heacuteros ideacuteal ndash ce qursquoil explicitera seulement par la suite76
Franccediloise Gerbod souligne lrsquouniteacute la coheacuterence de lrsquoœuvre de Peacuteguy qui
contrairement aux ideacutees reccedilues nrsquoa pas veacutecu de changement radical de sa vision de
lrsquohumain crsquoest la sainteteacute qui lrsquointeacuteresse en 1901 comme en 1914 mais en 1901 il
lui donne parfois drsquoautres noms
Dans sa reacuteponse agrave Sorel agrave propos de Jean Coste en 1902 Peacuteguy preacutesente les
stoiumlciens et les reacutevolteacutes comme ceux qui repreacutesentent les modestes et les humbles
dans cette perspective Jean Coste apparaicirct comme le repreacutesentant de tous les
miseacuterables et Polyeucte comme le heacuteros qui repreacutesente tous les martyrs
laquo obscurs raquo inconnus Il nrsquoest donc pas seulement un heacuteros il est aussi un martyr et
un saint ce qui donne une autre dimension agrave ses actes heacuteroiumlques Le heacuteros
repreacutesente une race ou mecircme lrsquohumaniteacute entiegravere mais le saint intercegravede pour
lrsquohumaniteacute devant Dieu et teacutemoigne de Dieu devant les hommes il teacutemoigne par
lrsquoincarnation dans sa vie des gracircces reccedilues en deacutefiant le temps lrsquoespace en restant
pleinement homme au contact de lrsquoautre afin de creacuteer un dialogue et de rendre
possible une Rencontre Dans ce petit texte eacutecrit dans une peacuteriode ougrave Peacuteguy eacutetait
totalement anticleacuterical on entrevoit toutefois ce qui sera plus tard le fondement de
sa penseacutee sur la sainteteacute Il eacutecrit agrave propos du personnage de Polyeucte laquo Polyeucte
a briseacute les images des faux dieux par manifestation de vie nouvelle non pour
tragiquer sa mort raquo (I 901) Cette laquo manifestation de la vie nouvelle raquo teacutemoigne de
la gracircce reccedilue et de la possibiliteacute drsquoune vie nouvelle au moment de la mort et au-
delagrave de la mort Franccediloise Gerbod montre dans sa thegravese comment le personnage de
Polyeucte dans les diffeacuterentes peacuteriodes de la vie de Peacuteguy devient le repreacutesentant de
la cause qui anime lrsquoauteur au deacutebut Polyeucte est un anarchiste qui brise les
idoles plus tard il est en premier lieu un heacuteros antique puis crsquoest son intercession
pour Pauline qui devient centrale pour Peacuteguy
Lrsquoacte individuel de Polyeucte se reacuteinscrit ainsi dans une vision collective Il nrsquoest plus lrsquoanarchiste le reacutevolteacute individualiste mais le repreacutesentant de tous les martyrs obscurs de ceux qui teacutemoignent de la force de la veacuteriteacute et qui malgreacute leur apparent eacutechec reacutegeacutenegraverent le monde en transformant sa conscience ndash Antigone ndash Jeanne drsquoArc ndash Jeacutesus
76 GERBOD Franccediloise op cit p 61- 62
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En un sens Polyeucte peut signifier aux yeux de Peacuteguy agrave cette eacutepoque le militant socialiste La vie nouvelle qui se manifeste en lui nrsquoest pas apparemment le christianisme mais son dynamisme le pousse deacutejagrave agrave deacutetruire les images des faux-dieux les idoles qui viennent remplacer le Dieu que les socialistes ont refuseacute [hellip] Polyeucte apparaicirct en effet dans lrsquoœuvre de Peacuteguy agrave cette eacutepoque agrave travers la violence mecircme de son geste le bris des idoles Plus tard drsquoautres attitudes retiendront davantage son apologiste Celle-ci correspond particuliegraverement bien agrave son eacutetat drsquoesprit entre 1900 et 190877
Cinq ans plus tard dans De la situationhellip Peacuteguy eacutetablit une claire distinction
entre le heacuteros et le saint Le heacuteros repreacutesente la race et srsquoinscrit dans une histoire et
une eacutepoque donneacutee alors que le saint repreacutesente la gracircce et srsquoinscrit dans lrsquoeacuteterniteacute
Il y a neacuteanmoins entre eux une relation de figuration le heacuteros figure le saint et
lrsquoeacuteternel dans le temporel Franccediloise Gerbod explique que la notion de figure chez
Peacuteguy est de provenance biblique parce que dans la Bible laquo les eacuteveacutenements se
figurent les uns les autres raquo les naissances drsquoenfants chez les femmes consideacutereacutees
comme steacuteriles figurent la naissance de Jeacutesus le passage de la mer Rouge par les
juifs fuyants lrsquoEacutegypte figure la reacutesurrection du Christ etc laquoLa figure est toujours un
eacutevegravenement reacuteel concret plein en lui-mecircmehellip mais signifiant plus que lui-mecircme
introduisant agrave une veacuteriteacute non encore pleinement reacuteveacuteleacuteeraquo explique Franccediloise
Gerbod Peacuteguy semble-t-il est influenceacute par Pascal dans lrsquoemploi de ce mot qursquoil
utilise pour deacutecrire le lien entre la vie concregravete des hommes et sa signification
biblique et plus largement ndash son sens spirituel Peacuteguy emploie souvent le mot
laquo figure raquo quand il parle de lrsquoIncarnation Dans lrsquoœuvre de Peacuteguy Franccediloise Gerbod
interpregravete Le Cid comme une figure de Polyeucte et lrsquoheacuteroiumlsme comme une figure
de la sainteteacute Dans De la Situation lrsquoideacutee de figure
est nettement appliqueacutee agrave la forme mecircme de lrsquoœuvre corneacutelienne le paralleacutelisme des stances du Cid et de celles de Polyeucte est reconnu Mais la figuration donne aussi un sens agrave lrsquoœuvre puisque le sang de sa race ougrave le heacuteros puise sa force est mis en parallegravele avec le sang de la gracircce qui est la communion de saints que la joie du heacuteros humain figure celle du heacuteros chreacutetien ndash du Saint78
En parlant des franccedilais qui ont fait la Reacutevolution dont il eacutevoque lrsquoheacuteroiumlsme
Peacuteguy dit qursquoen deacutepit de leurs souffrances ils eacutetaient heureux parce qursquoils
participaient agrave lrsquoeacutevegravenement laquo Leur pied nu a obtenu de lrsquoinstrument monde une
reacutesonance un retentissement que nul nrsquoen a tireacute depuis raquo (II 752) La participation agrave 77 GERBOD Franccediloise op cit p 59 78 Ibid p 130
50
un eacutevegravenement creacutee en effet pour lui la possibiliteacute de demeurer dans la meacutemoire
donc de rester eacuteternel dans le temps elle permet laquo que le bruit des pas que lrsquoon a
faits sur cette route ne puisse plus srsquoeffacer de la meacutemoire des peuples raquo (ibid) De
plus Peacuteguy est persuadeacute que celui qui participe agrave un eacutevegravenement propre agrave changer le
cours de lrsquohistoire en est totalement conscient
Des hommes un peuple une nation une race un homme qui obtient drsquoavoir de la puissance temporelle une fortune temporelle une histoire temporelle srsquoen aperccediloit aussitocirct voyons Ces gars-lagrave nrsquoeacutetaient pas si becirctes Ils savaient tregraves bien il savaient parfaitement quand ils posaient au moment mecircme qursquoils posaient leur pied dans la poussiegravere ou dans la boue des routes que nulle poussiegravere jamais nrsquoeffacerait que nulle boue jamais ne deacutetremperait que nul autre souvenir que nulle autre trace jamais nrsquoabolirait la trace de leur pas qursquoils creacuteaient une trace indeacuteleacutebile que le bruits de leur pas srsquoentendrait toujours dans lrsquohistoire des bruits de lrsquohistoire que le traceacute se lirait toujours que la trace de leurs pas se verrait temporellement toujours dans la meacutemoire du monde (II 756-757)
Le heacuteros chez Peacuteguy se deacutefinit donc par son rapport au temps au preacutesent agrave
lrsquohistoire Le heacuteros nrsquoest pas vraiment celui qui accomplit un exploit ou qui diffegravere
particuliegraverement des autres devient tel celui qui a pu discerner dans le cours de
lrsquohistoire lrsquoeacutevegravenement et y participer dans la mesure ougrave laquo ecirctre heacuteroiumlque crsquoest
accueillir lrsquoeacutevegravenement crsquoest faire face raquo79 Le prophegravete discerne les eacuteveacutenements
dans le temps mais il nrsquoagit pas forceacutement le saint vit chaque instant comme
lrsquoavegravenement de Dieu et donc comme un eacuteveacutenement le heacuteros est reacuteveacuteleacute par
lrsquoeacuteveacutenement Dans De la situation Peacuteguy donne cette deacutefinition de lrsquoheacuteroiumlsme
Or lrsquoheacuteroiumlsme est essentiellement une vertu un eacutetat lrsquoaction heacuteroiumlque est essentiellement une opeacuteration de santeacute de bonne humeur de joie mecircme de gaiteacute presque de blague une action une opeacuteration drsquoaisance de largesse de faciliteacute de commoditeacute de feacuteconditeacute de bien allant de maicirctrise et de possession de soi drsquohabitude presque pour ainsi dire et comme drsquousage de bon usage De feacuteconditeacute inteacuterieure de force comme drsquoune belle eau de source de force puiseacutee dans le sang de la race et dans le propre sang de lrsquohomme un trop-plein de segraveve et de sang (II 759)
Dans ce fragment Peacuteguy souligne visiblement le caractegravere presque anodin des
actes du heacuteros ce nrsquoest pas un homme qui est exceptionnel gracircce agrave ce qursquoil fait
mais il se maicirctrise et se possegravede pour entrer dans lrsquoeacuteveacutenement il puise sa force
dans sa race dans le passeacute ce qui permet de participer aux eacuteveacutenements dans le
preacutesent cependant que sa feacuteconditeacute inteacuterieure permet agrave lrsquoeacuteveacutenement de srsquoouvrir vers
le futur lrsquoeacuteterniteacute
79 GERBOD Franccediloise op cit p 65
51
Le heacuteros chez Peacuteguy joue crsquoest lrsquoune des sources de sa joie En srsquoinspirant de
Bergson Peacuteguy semble en effet concevoir le jeu comme une forme particuliegravere de
rapport au preacutesent qui rend possible et organise la rupture creacuteeacutee par le comique le
heacuteros qui se reacutevegravele dans lrsquoeacuteveacutenement joue en agissant le saint pour sa part qui se
reacutevegravele dans la dureacutee ne joue pas La source de sa joie est diffeacuterente
Comme le heacuteros temporel puise dans la force de sa race une force ineacutepuisable de joie ainsi dans un ordre autre dans un ordre infiniment supeacuterieur le saint le vrai saint puise dans lrsquoopeacuteration de la gracircce dans la force de lrsquoopeacuteration de la gracircce une force ineacutepuisable de joie Il nrsquoy a pas plus de saint grognons qursquoil nrsquoy a de heacuteros grognons (II 761)
Le heacuteros selon Peacuteguy est une sorte de figuration du saint La figuration peut
ecirctre comprise comme une sorte de jeu au sens ougrave un acteur joue et ougrave lrsquoon parle de
jeu theacuteacirctral crsquoest une repreacutesentation une mise en situation dans un eacuteveacutenement
eacutetant consideacutereacute que selon la deacutefinition de Colas Duflo dans son eacutetude de la
signification philosophique du jeu laquo lrsquoespace du jeu est relationnel et le temps du
jeu est seacutequentiel 80raquo Ainsi lrsquoheacuteroiumlsme devient une reacuteponse directe agrave lrsquoappel de
lrsquoeacuteveacutenement agrave travers une reconnaissance de sa veacuteriteacute inteacuterieure et si on parle de la
sainteteacute crsquoest principalement dans la reacuteponse agrave la vocation que se reacutevegravele la
perception de lrsquoeacuteveacutenement en tant qursquoordre appel et signe Robert Scholtus
approfondit le rocircle du jeu chez Peacuteguy sa fonction dans la reacuteception de lrsquoeacuteveacutenement
par le heacuteros et le saint dans un article publieacute dans le Bulletin de lrsquoAmitieacute Charles
Peacuteguy
Etre joueur crsquoest consentir au possible qui fait irruption dans lrsquoimpreacutevisibiliteacute de lrsquoeacuteveacutenement Le joueur se rebelle contre la neacutecessiteacute et la fataliteacute sans pour autant srsquoabandonner agrave la loi du hasard Entre hasard et neacutecessiteacute il se soumet humblement agrave laquo la souveraineteacute de lrsquoeacuteveacutenement raquo de laquelle participe le deacuteveloppement de lrsquohistoire de la penseacutee et de tous les pheacutenomegravenes culturels Jouer crsquoest consentir agrave la contingence radicale de ce qui aurait pu ne pas advenir et agrave la preacutecariteacute de ce qui est Les faits culturels ne sont pas des pions indistincts qursquoon ferait laquo progresser raquo sur le grand eacutechiquier de lrsquoaventure humaine La reacutealiteacute nrsquoeacutevolue pas elle advient dans la varieacuteteacute des pheacutenomegravenes et dans la fortuiteacute de lrsquoeacuteveacutenement81
Franccediloise Gerbod explore aussi la notion du jeu chez Peacuteguy mais elle
lrsquointerpregravete plutocirct comme un jeu du risque et du hasard dans le sens ougrave le heacuteros 80 DUFLO Colas Le Jeu une approche philosophique BIGREL Franccedilois La Performance humaine art de jouer art de vivre Les eacuteditions du CREPS Aquitaine 2006 p 61-76 81 SCHOLTUS Robert laquo Une Partie drsquoun enjeu infini raquo Peacuteguy poegravete du jeu Lrsquoamitieacute Charles Peacuteguy Ndeg61 janvier-mars 1993 p 19
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joue sa vie dans lrsquoeacuteveacutenement en la risquant Dieu joue sa vie en srsquoincarnant et le
saint en lrsquoimitant
Lagrave est la vraie parenteacute entre le christianisme de Peacuteguy et lrsquoheacuteroiumlsme corneacutelien le risque est neacutecessaire au saint comme au heacuteros Nrsquoest pas chreacutetien dit Peacuteguy celui qui est assureacute du pain quotidien Nrsquoest pas heacuteroiumlque dirait Corneille celui qui ne risque pas ce qursquoil a de plus cher dans un eacutelan de tout son ecirctre Toutes choses posseacutedeacutees sont immeacutediatement risqueacutees Risqueacute lrsquoamour du Cid pour Chimegravene risqueacutes lrsquoamitieacute et lrsquoamour drsquoHorace risqueacute immeacutediatement lrsquoamour si profond de Polyeucte pour Pauline Ce risque rupture inhabitude est agrave la fois exercice de notre liberteacute et possibiliteacute offerte agrave la gracircce maintien de notre aptitude agrave faire toutes choses nouvelles et accueil agrave la force creacuteatrice de Dieu Mais une ouverture spirituelle aussi constante aussi totale resterait un recircve utopique si la vie secregravete de la laquo race raquo ne la soutenait comme la communion soutient le chreacutetien82
La diffeacuterence entre le saint et le heacuteros reacuteside dans le fait que le saint se situe et
agit dans la dureacutee et dans lrsquoeacuteterniteacute Lrsquoaction du heacuteros est unique et reste graveacutee
dans la meacutemoire elle peut changer le cours de lrsquohistoire mais elle demeure inscrite
dans son temps Lrsquoaction du saint pour sa part agit dans la dureacutee dans lrsquoeacuteterniteacute et
dans la communion Elle peut avoir moins de reacutepercussion sur les contemporains
mais elle agit dans le futur et dans le passeacute par la reacuteversibiliteacute Le heacuteros reacuteagit agrave
lrsquoeacutevegravenement preacutesent alors que le saint peut agir suite agrave un eacutevegravenement cacheacute passeacute
futur sans savoir mecircme agrave quoi il reacuteagit juste parce qursquoil ressent lrsquoinquieacutetude drsquoun
appel
Le heacuteros repreacutesente la force de la race devant les hommes dans la mesure ougrave il
agit pleinement au cœur de lrsquoeacuteveacutenement avec lrsquoaide de ce que Peacuteguy deacutefinit parfois
comme une laquo repreacutesentation raquo Teresa Martin Sanz analyse dans sa thegravese la
signification de ce terme chez Peacuteguy
La notion de laquo repreacutesentation raquo est tregraves riche de sens dans lrsquounivers mental de Peacuteguy Bien souvent elle deacutesigne lrsquoactiviteacute mentale par laquelle on se met quelque chose devant lrsquoesprit au moyen drsquoune image drsquoune figure drsquoun concept ou drsquoun autre signe Mais parfois il srsquoagit tregraves preacuteciseacutement de laquo repreacutesentation historique raquo Alors le mot est agrave prendre dans son sens le plus litteacuteral rendre le passeacute preacutesent agrave nouveau Pour cela le theacuteacirctre dispose de deux atouts incomparables la force de lrsquoimage et la force de la vie83
Le saint accueille le don de la gracircce il repreacutesente donc Dieu par la force de
lrsquoIncarnation et il repreacutesente les hommes devant Dieu par la force de lrsquointercession
82 GERBOD Franccediloise op cit p 169-170 83 MARTIN SANZ Teresa op cit p 137
53
Lrsquoacte heacuteroiumlque bien qursquoinscrit dans un eacuteveacutenement concret drsquoune eacutepoque
deacutefinie peut aussi ecirctre propheacutetique et porteur drsquoespeacuterance dans la mesure ougrave il peut
rendre possible lrsquoavegravenement du nouveau Peacuteguy observe pour sa part au sujet de
Polyeucte que laquo crsquoest le fond de deacuteceptions de peines et drsquoeacutecœurements qui est le
moteur mecircme de son heacuteroiumlsme raquo84 Dans Notre jeunesse Peacuteguy deacuteclare que
laquo lrsquoheacuteroiumlsme et la sainteteacute avec lesquels moyennant lesquels on obtient des
reacutesultats deacuterisoires temporellement deacuterisoires crsquoest tout ce qursquoil y a de plus grand
de plus sacreacute au monde raquo (III 20) Dans ce texte encore une fois Peacuteguy semble
donc faire lrsquoamalgame entre lrsquoheacuteroiumlsme et la sainteteacute Mais en revenant agrave Polyeucte
on peut voir la diffeacuterence Le but du heacuteros est drsquoaccomplir une action au cœur de
lrsquoeacuteveacutenement Si le heacuteros apprend que son action va eacutechouer qursquoelle est deacuterisoire
qursquoelle nrsquoa ni sens ni espoir il nrsquoagit pas Le saint agit envers et contre tout parce
que son but nrsquoest pas drsquoaccomplir une action aussi salvatrice soit-elle mais drsquoimiter
Jeacutesus et de marcher dans les pas de Dieu Cependant pour le heacuteros crsquoest lrsquoacte
mecircme lrsquoexploit qui rompt le deacutesespoir Le heacuteros aspire agrave la gloire temporelle agrave la
gloire terrestre Crsquoest dans lrsquoattente de cette gloire mecircme posthume qursquoil accomplit
ses exploits Le saint aspire agrave la gloire eacuteternelle qui peut-ecirctre restera invisible aux
yeux des hommes il existe en effet des saints cacheacutes Dans le personnage de
Jeanne drsquoArc et dans celui de Polyeucte Peacuteguy deacutecouvre les deux forces celle de la
race et celle de la gracircce Il parle de Corneille comme drsquoun poegravete de la race et de la
gracircce qui a fait sa propre figuration
Toute une figuration tout un peuple de figures de heacuteros heacuteros de lrsquoamour (humain) heacuteros de la guerre heacuteros de la chevalerie heacuteros de la fideacuteliteacute heacuteros de la race heacuteros de la famille heacuteros de la patrie heacuteros de la citeacute heacuteros du courage heacuteros de lrsquoheacuteroiumlsme toutes sortes de heacuteros tous heacuteros de lrsquohonneur (humain temporel) Puis tout agrave coup tout drsquoun coup apregraves toute cette figuration temporelle passant lui-mecircme drsquoun bond du seul bond de cet ordre qursquoil y ait dans lrsquohistoire des litteacuteratures de la figure au figureacute [hellip] drsquoun seul trait poeacutetique drsquoun seul trait dramatique drsquoun seul trait il fit ce Polyeucte (et cette Pauline) agrave qui agrave quoi rien nrsquoest comparable dans lrsquohistoire du monde et qui est une histoire elle-mecircme une gracircce comme il nrsquoen est tombeacute sur la tecircte drsquoaucun homme dans lrsquohistoire du monde (II 763-764)
Ce texte date drsquooctobre 1907 La ceacutelegravebre confidence de Peacuteguy faite agrave son ami
Joseph Lotte ndash laquo Je ne trsquoai pas tout dithellip Jrsquoai retrouveacute ma foihellip Je suis
84 GERBOD Franccediloise op cit p 54
54
catholique raquo85 ndash date de deacutecembre 1908 un an plus tard Pour autant Peacuteguy nrsquoest
pas un converti si on trouve jusque dans ces textes anticleacutericaux de petits indices
qui montrent qursquoen srsquoeacuteloignant de lrsquoEacuteglise il nrsquoavait jamais rejeteacute Dieu les pages
qursquoil consacre agrave Polyeucte reacutevegravelent que celui-ci nrsquoest pas un simple personnage
litteacuteraire pour lrsquoauteur mais une sorte de compagnon de route
Nous retrouvons ce laquo compagnon raquo dans Victor-Marie comte Hugo publieacute agrave la
fin de 1910 lrsquoanneacutee mecircme de la parution du Mystegravere de la chariteacute de Jeanne drsquoArc
lrsquoœuvre qui a reacuteveacuteleacute aux lecteurs le retour de Peacuteguy au christianisme Ce texte fait
partie drsquoun long dialogue Daniel Haleacutevy a publieacute dans les Cahiers de la quinzaine
agrave la demande de Peacuteguy un texte sur lrsquoaffaire Dreyfus Apologie pour notre passeacute ougrave
Peacuteguy a vu une attitude de vaincus qui srsquoexcusent qui lrsquoa indigneacutee Pour y
reacutepondre Peacuteguy publia dans les Cahiers deux numeacuteros plus tard Notre jeunesse
qui agrave son tour blessa Haleacutevy Crsquoest pour srsquoexcuser publiquement devant son ami et
pour lui reacutepondre que Peacuteguy reacutedige ce texte qui est une sorte de dialogue
imaginaire entre deux amis presque une confession et une reacuteveacutelation de tout ce qui
est le plus preacutecieux pour lrsquoauteur
Cependant Victor Marie comte Hugo nrsquoest pas seulement une reacuteponse agrave un
ami cher que Peacuteguy ne veut pas perdre Ce texte est reacutedigeacute pour calmer la douleur
par le travail de maniegravere presque freacuteneacutetique en tregraves peu de temps Peacuteguy le reacutedige
en effet juste apregraves le mariage de Blanche Raphaeumll la femme qursquoil aimait sa
tentation Dans le deacutesespoir crsquoest la gracircce qui attire le plus lrsquoattention de Peacuteguy et
lrsquounivers de Corneille est pour lui celui mecircme de la gracircce la maniegravere dont
Polyeucte vit le temps accueille lrsquoeacuteveacutenement est pour Peacuteguy remplie de gracircce La
notion de laquo gracircce raquo chez Peacuteguy est complexe Voilagrave comment lrsquoexplique Franccediloise
Gerbod
Il ne srsquoagit pas en effet au deacutepart drsquoune cateacutegorie theacuteologique mais bien drsquoune attitude existentielle agrave la fois spirituelle et incarneacutee Elle est lieacutee agrave une certaine maniegravere de vivre le preacutesent qui la rattache directement au bergsonisme philosophie du temps et paraicirct aussi agrave Peacuteguy srsquoexprimer en pleacutenitude dans le mystegravere de lrsquoincarnation Crsquoest un des points sur lesquels Seacutevegravere-Bergson a reacuteveacuteleacute le christianisme agrave Peacuteguy-Polyeucte crsquoest lagrave que se deacutecegravele la parenteacute profonde entre lrsquoheacuteroiumlsme et la sainteteacute
85 PEacuteGUY Charles LOTTE Joseph Lettres et entretiens Eacuteditions de Paris 1954 p 57
55
Pour le heacuteros comme pour le saint le temps au lieu drsquoentraicircner la mort par habitude devient le lieu mecircme du salut Le heacuteros et le saint sont ceux qui disent laquo nous nrsquoavons qursquoun temps raquo qui reconnaissent que ce qui fait le prix de la vie humaine crsquoest nrsquoavoir laquo qursquoun temps chacun une fois dans un seul sens raquo (II 257)86
Apregraves des pages sur Hugo Racine Corneille et en particulier une analyse des
rimes de Corneille Peacuteguy revient sur le sujet du heacuteros et du saint Ce qui lrsquointeacuteresse
maintenant crsquoest de comprendre et drsquoexpliquer comment Polyeucte le heacuteros est
toucheacute par la gracircce bref comment il devient un saint
Un tel heacuteroiumlsme de sainteteacute ne se produit peut-ecirctre que dans un monde naturellement heacuteroiumlque dans le monde corneacutelien il y a lagrave encore une insertion du spirituel dans le temporel du surnaturel dans le naturel de la sainteteacute dans lrsquoheacuteroiumlsme une nourriture temporelle du spirituel par le temporel dans le temporel une nourriture une prise de deacutepart de la sainteteacute par et dans lrsquoheacuteroiumlsme de lagrave ce faicircte unique de sainteteacute heacuteroiumlque (III 223)
Crsquoest en srsquoappuyant sur Polyeucte que Peacuteguy avance lrsquoune de ses ideacutees
centrales celle du spirituel et du surnaturel ancreacute dans le temporel le naturel le
charnel Lrsquoeacuteveacutenement est creacuteeacute par Corneille celui-ci invente la situation de sa
trageacutedie pour que de lrsquoheacuteroiumlsme propre au personnage central drsquoune trageacutedie
classique naisse le saint pour qursquoagrave la race du heacuteros se joigne la gracircce de Dieu
laquo Jrsquoattends tout de sa gracircce et rien de ma faiblesse raquo87 dit Polyeucte agrave Neacutearque
avant drsquoaller au temple ougrave il brisera les idoles Finalement Peacuteguy montre que pour
le heacuteros qui trouve son ecirctre profond dans lrsquoeacuteveacutenement crsquoest lagrave dans lrsquoeacuteveacutenement
qui fait de lui un homme nouveau que se trouve la gracircce
Peacuteguy dit que laquo Corneille nrsquoa jamais pu faire que des ecirctres gracieux raquo
(III 277) Crsquoest en observant les heacuteros de Corneille qursquoil peut donc observer
eacutetudier peacuteneacutetrer ce mystegravere de la gracircce qui fait saint Ce rapport au personnage de
trageacutedie confine plus agrave une forme drsquoadmiration voire de veacuteneacuteration drsquoun heacuteros ou
drsquoun saint qursquoelle ne traduit la perception du personnage litteacuteraire Srsquoagissant de
Polyeucte chez Peacuteguy il faut savoir qursquoil srsquoagit drsquoune reacutealiteacute qui se vit agrave travers
lrsquoœuvre litteacuteraire Polyeucte quitte aux yeux de Peacuteguy les pages du livre pour
venir habiter parmi les saints Jeanne drsquoArc (en particulier celles qursquoon deacutecouvre
dans les Procegraves) Saint Louis (surtout celui de Joinville) Jeacutesus des Eacutevangiles
86 GERBOD Franccediloise op cit p 163 87 CORNEILLE Pierre Œuvres complegravetes T1 Imprimeurs de lrsquoInstitut de France Paris 1843 p 339
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Corneille se fait pour Peacuteguy un chroniqueur Et puisque Polyeucte nrsquoest plus pour
Peacuteguy un personnage drsquoune trageacutedie de Corneille mais aussi un saint Peacuteguy veut
lrsquoimiter Et pour imiter il faut trouver un acte un comportement une attitude qursquoil
sera possible de reproduire il ne srsquoagit pas de chercher un martyre volontaire Crsquoest
un mouvement preacutecis qui dans Polyeucte a tellement frappeacute Peacuteguy qursquoil a deacutesireacute
inteacuterieurement de lrsquoimiter en donnant ainsi vie agrave celui qursquoil imitait Polyeucte en
lrsquoincarnant par son deacutesir drsquoimitation en rendant saint un personnage Il srsquoagit de
lrsquointercession
Tous les vers de lrsquointercession que nous avons marqueacutes que nous avons retenus dans Polyeucte qui annoncent qui introduisent qui repreacutesentent qui manifestent qui deacuteclarent qui proclament publiquement qui deacutefinissent pour ainsi dire techniquement lrsquointervention lrsquointercession de saints intercession geacuteneacuterale des saints pour les peacutecheurs applications pour ainsi dire intercessions particuliegraveres de Neacutearque pour Polyeucte et de Polyeucte pour Feacutelix et de Neacutearque et Polyeucte ensemble pour Pauline et les autres srsquoil y en a ne font qursquointroduire que preacutesenter quand mecircme ils sont apregraves cette grande priegravere de Polyeucte pour Pauline en preacutesence de Pauline qui est deacutejagrave proprement une priegravere drsquointercession (III 297)
Peacuteguy comme cela se voit dans son style aime cataloguer et faire voir tous les
deacutetours que sa penseacutee a pris afin que son lecteur non seulement connaisse le fond
de ses penseacutees mais aussi suive leur cheminement Autrement dit il appelle son
lecteur agrave le suivre et pas seulement agrave connaicirctre sa penseacutee Il en va de mecircme pour
lrsquoauteur il est heureux en effet de trouver dans Polyeucte une sorte de catalogue
drsquointercession qui lui permet drsquoimiter et drsquoapprendre Benoicirct Vermander en
commentant la lecture de Polyeucte que Peacuteguy fait toute sa vie eacutecrit que chez
Peacuteguy la gracircce corneacutelienne se manifeste par lrsquointercession
Crsquoest dire qursquoelle nrsquoest pas un eacuteleacutement surajouteacute une sorte de deus ex machina mais qursquoelle participe de cette attitude de pardon de cette absence geacuteneacuterale de maligniteacute qui caracteacuterisent les personnages corneacuteliens Elle srsquoinfiltre par leur innocence quels que soient leurs dires et leurs actes Lrsquointercession culmine dans la grande priegravere de Polyeucte pour Pauline mais elle est preacutepareacutee par les intercessions particuliegraveres de Neacutearque pour Polyeucte de Polyeucte pour Feacutelix de Neacutearque et Polyeucte ensemble pour ceux qui les entourent Cette preacutesence de lrsquointercession donne un caractegravere hieacuteratique agrave la piegravece elle en fait une piegravece de figuration - la repreacutesentation de la priegravere est la figuration par excellence ndash et ainsi proprement une trageacutedie sacreacutee88
La gracircce srsquointroduit par lrsquointercession parce que lrsquointercession donne place agrave
un autre dans lrsquointercession il y a drsquoune part lrsquohomme qui prie drsquoautre part Dieu agrave 88 VERMANDER Benoit laquo Peacuteguy lecteur de Corneille raquo France-Forum octobre-deacutecembre 1990 p 40-43
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qui il srsquoadresse et enfin celui pour qui on intercegravede La gracircce ne peut pas ecirctre
contenue dans un vase clos crsquoest un don qui doit ecirctre transmis la priegravere
drsquointercession permet au don de la gracircce de porter fruit de laquo circuler raquo le heacuteros
peut devenir saint agrave lrsquoaide de la priegravere drsquointercession Lrsquointercession de Polyeucte
pour Pauline crsquoest laquo la sainteteacute qui reprend et assume toutes les noblesses de la
terre et elle les agrandit agrave lrsquoinfini 89raquo Crsquoest aussi la forme de priegravere qui eacutevoque le
plus la communion des saints sujet sur lequel nous reviendrons dans le dernier
chapitre de cette thegravese
Comme tous ceux qui sont partis comme tous ceux qui sont arriveacutes prient pour tous ceux qui sont resteacutes Voilagrave ce qui donne agrave cette priegravere son plein cette pleacutenitude cette avance tant drsquoexactitude une totale exactitude et ensemble cette eacuteternelle avanceacutee Crsquoest deacutejagrave crsquoest dedans crsquoest drsquoavance une priegravere une intercession rituelle Crsquoest lrsquooffice de saint Polyeucte Crsquoest deacutejagrave lrsquoEacuteglise triomphante Comme toute lrsquoEacuteglise triomphante prie pour toute lrsquoEacuteglise militante Et pour lrsquoEacuteglise souffrante Et tant de force et tant de beauteacute vient de ce que crsquoest partout dedans de ce que ce nrsquoest dit nulle part (III 302)
De plus Peacuteguy trouve dans Polyeucte la formule preacutecise qui deacutecrit comment
lrsquohomme est toucheacute par la gracircce il trouve dans cette trageacutedie lrsquoexplication en une
phrase du meacutecanisme de la gracircce
laquo Ce Dieu touche les cœurs lorsque moins on y pense raquo90 telle est la formule de
Polyeucte Crsquoest la formule mecircme de la morsure crsquoest la formule de lrsquoattaque de
lrsquoatteinte de la peacuteneacutetration de la gracircce [hellip] [Ce vers] est une proposition de lrsquohistoire
ou plutocirct de la chronique de la gracircce (III 1314)
Peacuteguy deacutemontre comment Corneille repreacutesente lrsquoaction de la gracircce sur un
homme Les heacuteros de Corneille vivent deacutejagrave selon la morale chevaleresque La
maniegravere dont Corneille perccediloit lrsquoamour provient de la mecircme source que sa
conception de lrsquohonneur toutes deux sont issues de la tradition noble Franccediloise
Gerbod eacutecrit que dans Polyeucte
Le jeune heacuteroiumlsme la chevalerie du Cid sont promus dans Polyeucte en laquo chevalerie de sainteteacute raquo lrsquoheacuteroiumlsme de la citeacute du vieil Horace sainteteacute romaine sainteteacute sauvage est promu dans Polyeucte en heacuteroiumlsme de la citeacute ceacuteleste La grandeur temporelle de Rome le paganisme philosophique poseacutes une premiegravere fois dans Cinna sont aussi precircts pour Polyeucte91
89 GERBOD Franccediloise op cit p 146 90 CORNEILLE Pierre opcit p 349 91 GERBOD Franccediloise op cit p 136
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La gracircce dans cette trageacutedie fait ainsi du laquo chevalier raquo et du heacuteros antique
Polyeucte un saint
Dans un texte eacutecrit en mecircme temps que Le Mystegravere des saints innocents crsquoest-
agrave-dire au cœur de la reacuteflexion de Peacuteguy sur lrsquoincarnation ce dernier eacutevoque les
heacuteros antiques en soulignant leur humaniteacute pour lui ce sont bien des demi-dieux
mais crsquoest leur part humaine qui compte le plus pour lrsquoauteur parce qursquoil y voit
aussi une figuration celle de Jeacutesus Fils de Dieu qui srsquoest fait homme
Ils sont des hommes agrandis doubleacutes exalteacutes Ils ne sont nullement des dieux diminueacutes deacutedoubleacutes Heureusement pour eux heureusement pour nous heureusement pour le monde antique Heureusement pour les dieux mecircmes dont tout le sang ainsi nrsquoest point contamineacute Leur demi-sang de dieux ne leur confegravere par exemple aucune immortaliteacute ni en somme aucune diviniteacute Crsquoest pour cela qursquoils sont si grands Ils partagent le sort de lrsquohomme la mort de lrsquohomme Crsquoest ce qui les fait grands[hellip] Eux-mecircmes les heacuteros ils ne sont nullement contamineacutes de leur demi-fortune ils nrsquoont reccedilu aucune contamination de leur demi-sang Crsquoest pour cela que de tout ce que nous avons ils sont demeureacutes les plus parfaits exemplaires de lrsquoheacuteroiumlsme antique [hellip] Jeacutesus est du dernier des peacutecheurs et le dernier des peacutecheurs est de Jeacutesus Crsquoest le mecircme monde Eux leurs dieux ne sont pas drsquoeux et ils ne sont pas de leurs dieux (III 1162)
Le lien de parenteacute qui existe entre ces heacuteros antiques et les dieux de lrsquoOlympe
ne fait pas de ces hommes des dieux encore moins lrsquoinverse Drsquoailleurs Peacuteguy fait
dire agrave Clio que mecircme pour les Grecs du temps drsquoHomegravere lrsquoOlympe semble deacutejagrave
ecirctre une mythologie et laquo Jeacutesus nrsquoest jamais un ecirctre de mythologie raquo car mecircme pour
les non-chreacutetiens il reste malgreacute tout un personnage historique En revanche vivant
une vie terrestre mais ayant en eux agrave moitieacute le sang divin ils jouent le rocircle de
figuration pour le Dieu fait homme Jeacutesus ce qui les conduit agrave jouer de fait un rocircle
propheacutetique Ainsi pour Peacuteguy toute lrsquoantiquiteacute est une propheacutetie une anticipation
autant de la nouvelle Citeacute socialiste que du christianisme notamment du mystegravere de
lrsquoIncarnation Il le montre bien dans son dernier texte la Note conjointe sur M
Descartes et la philosophie carteacutesienne Sur lrsquoexemple de son œuvre preacutefeacutereacutee
Polyeucte il preacutesente le lien entre le monde antique le siegravecle des classiques et son
temps
Crsquoest tout lrsquohomme et crsquoest toute la Ville Lrsquohomme et Rome Le monde et la citeacute Lrsquoorbe et lrsquourbe Toute la deacutetresse et toute le triomphe Et crsquoest aussi toute la philosophie antique Toute la sagesse aux prises avec toute la gracircce (et comme il a bien montreacute qursquoen effet de tout ce qursquoil y a dans le monde crsquoest l sagesse qui est la
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plus impeacuteneacutetrable agrave la gracircce) Et aussi tout le secret de la leacutegation du monde antique Car il manque bien de respect aux faux dieux mais il ne manque pas de respect agrave celui qui respecte les faux dieux il ne manque pas de respect agrave celui qui adore les faux dieux et qui a eacuteteacute nourri de la sagesse antique Ainsi le monde chreacutetien allait rejeter Jupiter mais nrsquoallait point rejeter Virgile Ainsi le monde chreacutetien allait rejeter Zeus mais nrsquoallait pas rejeter Platon ni Homegravere ni peut-ecirctre mecircme Aristote (III 1312-1314)
Peacuteguy veut ici montrer le fait que le monde chreacutetien succegravede au monde antique
mais aussi que ce monde est loin de Dieu afin de rendre plus visible lrsquoaction de la
gracircce dans Polyeucte Cette trageacutedie est pour lui une œuvre sur la gracircce parce
qursquoelle montre lrsquoaction de la gracircce dans un monde paiumlen et la transformation drsquoun
heacuteros antique en un saint chreacutetien Mais surtout Polyeucte deacutemontre le contraste
avec le monde en son temps ainsi qursquoau temps de Peacuteguy un monde chreacutetien
habitueacute et impermeacuteable agrave la gracircce Imiter Polyeucte voudrait dire srsquoouvrir agrave la
nouveauteacute agrave la surprise agrave lrsquoespeacuterance Selon Peacuteguy Corneille laquo srsquoeacutetait donneacute le
monde romain inhabitueacute agrave Dieu et les immenses et les incroyables ravages de la
gracircce dans un monde inhabitueacute Il nous a laisseacute un monde habitueacute agrave Dieu et les
incroyables manques de prise de la gracircce dans un monde habitueacute raquo (III 1334)
Peacuteguy voit en Corneille un remegravede possible agrave cette habitude mortifegravere
puisqursquoil montre le deacutebut la possibiliteacute drsquoun avenir donc drsquoun avenir peut-ecirctre
diffeacuterend Le chemin de Polyeucte est radical il est un heacuteros antique un heacuteros
classique en lui germe le saint et il choisit aussitocirct le martyre crsquoest-agrave-dire que la
seule relation admissible pour lui avec le monde qui lrsquoentoure devient le teacutemoignage
et lrsquointercession autrement dit des formes de relation impliquant toujours trois
participants Dieu le teacutemoin (lrsquointercesseur) et le monde Ainsi Corneille
srsquoest donneacute le bourgeonnement et le germe cette ramification vivante cette immense germination de Dieu dans le monde romain Il nous a laisseacute ce qui devait arriver ensuite Il nous a laisseacute ce qui allait arriver plus tard Il nous a laisseacute ce qui allait arriver plus tard Il nous a laisseacute le bois mort et lrsquoacircme morte [hellip] Disons-le il a pris les faciliteacutes du martyre (III 1336)
Plus haut il a eacuteteacute question du heacuteros classique Effectivement en parlant de
Polyeucte Peacuteguy ne passe pas directement de lrsquoantiquiteacute au christianisme qui lui est
contemporain il situe bien Polyeucte dans le contexte de lrsquoeacutepoque de Corneille Les
regravegles morales qui sont celles de Polyeucte et plus encore celles de Seacutevegravere ne sont
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pas laquo antiques raquo celles des stoiumlciens par exemple appartiennent plutocirct au code de
la noblesse et renvoient aux regravegles du duel Crsquoest dans cette structure morale
qursquointervient la gracircce pour la renouveler dans une morale diffeacuterente de celle de
lrsquoantiquiteacute laquo Ce nrsquoest pas seulement le systegraveme de la loyauteacute Crsquoest le systegraveme de
lrsquoheacuteroiumlsme Et crsquoest le systegraveme de lrsquohonneur raquo (III 1341) Ce systegraveme est celui des
trageacutedies de Corneille comme le Cid Horace Cinna selon Peacuteguy la gracircce
intervient dans Polyeucte pour peacuteneacutetrer ce systegraveme-lagrave Theacuteodore Quoniam eacutecrit agrave ce
propos laquo Le Heacuteros est une incarnation de la Valeur Noblesse car il est par
destination au service de la Justice Crsquoest avant tout lrsquohomme neacute pour le combat
loyal Il ne doit donc pecirccher ni par faiblesse de cœur ni par dureteacute de cœur mesure
difficile agrave tenir raquo92
Pour Peacuteguy lrsquoheacuteroiumlsme lrsquohonneur la loyauteacute des heacuteros de Corneille ne sont
pas exceptionnels Crsquoest bien la sainteteacute qui naicirct de la rencontre entre la gracircce et le
laquo systegraveme de la chevalerie raquo (III 1342) qui est exceptionnelle et devient une sorte
de chevalerie de la sainteteacute La source de ce systegraveme crsquoest le duel Le heacuteros se bat
le heacuteros doit combattre quelque chose laquo Dans le systegraveme chevaleresque il srsquoagit de
mesurer des valeurs raquo (III 1345) Si le heacuteros est toucheacute par la gracircce et devient saint
il ne cesse pas de se battre mais la nature de son combat change La guerre qui
deacutecoule du duel vise la bataille mais non la victoire parce qursquoelle vise lrsquohonneur et
non la domination Cette guerre peut mener agrave la sainteteacute par le deacutepassement notion
importante de Peacuteguy approfondie par Theacuteodore Quoniam
Le heacuteros et plus encore le saint portent en eux une exigence de deacutepassement leur conscience nrsquoest pas fermeacutee sur une limite agrave chaque niveau supeacuterieur qursquoils atteignent un appel retentit en eux les portant agrave pousser plus loin agrave srsquoengager toujours davantage agrave assumer le risque Le propre du christianisme nrsquoest-il point drsquoavoir trouveacute leur destination agrave la triple grandeur de lrsquohomme la mort la misegravere le risque 93
Polyeucte est un chreacutetien converti un martyr et donc un saint Mais la
description que Peacuteguy fait de Seacutevegravere dans la Note conjointe est particuliegraverement
admirative
92 QUONIAM Theacuteodore La Penseacutee de Peacuteguy Paris Bordas 1967 p 107 93 Ibid p 108
61
Crsquoest un des plus beaux Romains que nous ayons Lui aussi il est preacutesenteacute dans son exactitude et dans son plein Seacuterieux honnecircte et honnecircte homme grave et comme acheveacute cultiveacute nullement curieux humain et comme consommeacute bon deacutesabuseacute noble grave et drsquoune ingueacuterissable meacutelancolie il est lagrave pour nous rappeler ce que les imbeacuteciles seuls ignorent que lrsquoAntiquiteacute Paiumlenne que lrsquohumaniteacute antique et paiumlenne a eacuteteacute elle-mecircme un temple de pureteacute Et qursquoelle nrsquoa pas eu les dieux qursquoelle meacuteritait Crsquoest agrave dire qursquoelle nrsquoa pas eu ses dieux Crsquoest le contraire de nous qui avons le Dieu que nous ne meacuteritons pas (III 1370)
La figuration que Peacuteguy eacutevoque souvent en parlant des heacuteros ainsi que de
Corneille fonctionne aussi agrave lrsquointeacuterieur de la trageacutedie Polyeucte Seacutevegravere est en
quelque sorte une figuration de Polyeucte il est pleinement heacuteros mais il nrsquoest pas
saint Peacuteguy deacutecrit Seacutevegravere comme un stoiumlcien et Polyeucte qui lrsquoadmire eacutegalement
comme tel
Polyeucte mesure Seacutevegravere Car sa propre sainteteacute est fondeacutee sur le deacutepassement et non sur lrsquoignorance de lrsquoheacuteroiumlsme antique Et son propre martyre est fondeacute sur le deacutepassement et non sur lrsquoignorance de lrsquoantique martyre Et son Dieu est fondeacute sur le deacutepassement et non sur lrsquoignorance et sur un certain meacutepris du monde (III 1373)
En se servant de ce personnage de Seacutevegravere Peacuteguy exprime dans son dernier
texte ce qui a eacuteteacute le fondement de sa penseacutee durant toute sa vie drsquohomme de lettres
Mecircme la naissance de Jeacutesus mecircme le mystegravere drsquoIncarnation ne permettent pas
drsquoexclure quiconque de la communion Le monde antique participe agrave la communion
en tant que figuration du monde chreacutetien laquo il est certain que dans cette figuration et
ce paralleacutelisme crsquoest le stoiumlcisme qui a donneacute et qui seul a pu donner dans le
registre du monde antique ce qui seul correspond aux saints et aux martyrs ce qui
seul figure les saints et les martyrs les heacuteros et peut-ecirctre faut-il dire les martyrs raquo
(III 1371)
Le monde antique ne peut pas ecirctre exclu parce qursquoil nrsquoa pas connu le Christ
Les heacuteros antiques ceux qui ressemblent plus agrave des saints qursquoagrave des heacuteros ne
meacuteritent pas drsquoecirctre consideacutereacutes de faccedilon trop eacutetroite et placeacutes dans les marges de
lrsquoheacuteroiumlsme Ils figurent les saints comme Promeacutetheacutee figure le Christ Peacuteguy utilise
donc une formule qursquoil dit lui-mecircme ne pas aimer en parlant de laquo saints laiumlcs raquo
Mais Polyeucte pour Peacuteguy est plus qursquoun exemple de vie chreacutetienne Il est aussi
pour lui un exemple de chreacutetien en dialogue avec un monde profane et un exemple
de chreacutetien en marge de sa communauteacute Cette situation reflegravete celle de Peacuteguy lui-
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mecircme sa famille est atheacutee ainsi que bon nombre de ses amis sa bien-aimeacutee est
juive ainsi que plusieurs personnes dans son entourage
Peacuteguy pense que cette relation doit se construire sur les regravegles du duel de la
courtoisie car laquo crsquoest le systegraveme de penseacutee de la juste guerre du combat loyal de la
comparaison agrave eacutegaliteacute raquo (III 1375) Le chreacutetien selon Peacuteguy doit ecirctre vainqueur
non seulement devant Dieu et devant soi mais aussi laquo dans le systegraveme de lrsquoautre raquo
(III 1376) Crsquoest preacuteciseacutement ce que fait Polyeucte en proposant agrave Seacutevegravere drsquoeacutepouser
Pauline
b) Jeanne drsquoArc
Dans Polyeucte Peacuteguy trouve lrsquoexemple de la pure action de la gracircce qui a le
pouvoir de transfigurer un homme il voit la gracircce qui srsquoaccomplit dans
lrsquoeacutevegravenement que constituent les derniers choix et la mort de Polyeucte Dans la
figure de Jeanne drsquoArc il admire le travail commun de la gracircce et de la volonteacute
humaine le long chemin du choix la gracircce qui agit dans la dureacutee drsquoune vie
Dans la premiegravere Jeanne drsquoArc la trilogie dramatique premiegravere œuvre
litteacuteraire de Peacuteguy Jeanne est une heacuteroiumlne qui incarne la petite Franccedilaise par
excellence le meilleur de ce qursquoon peut trouver dans le peuple franccedilais Le deacutebat
autour de Jeanne drsquoArc la sainte et Jeanne drsquoArc lrsquoheacuteroiumlne des livres drsquohistoire eacutetait
intense agrave la fin des anneacutees 1890 au moment ougrave Peacuteguy entreprend de reacutefleacutechir sur ce
sujet Degraves lrsquoenfance de Peacuteguy drsquoailleurs Jeanne eacutetait pour lui un sujet drsquoeacutecriture
comme en teacutemoignent ses travaux drsquoeacutecolier et plus tard ses reacutedactions Au moment
ougrave Peacuteguy jeune normalien entreprend drsquointerrompre ses eacutetudes pour eacutecrire une
monographie sur son heacuteroiumlne preacutefeacutereacutee la libeacuteratrice de sa ville natale ndash Orleacuteans ndash
est au centre de grands deacutebats politiques et religieux En 1890 Lucien Herr
socialiste bibliotheacutecaire de lrsquoEacutecole Normale et futur mentor puis encore plus tard
adversaire de Peacuteguy eacutecrit un article dans Parti Ouvrier intituleacute laquo Notre Jeanne
drsquoArc raquo Lrsquoarchevecircque drsquoAix-en-Provence lui reacutepond laquo Ioanna nostra est On ne
laiumlcise pas les saints raquo Jeanne nrsquoest pas encore beacuteatifieacutee En 1892 Eacutemile Antoine
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reacutepublicain eacutecrit dans Le Culte civique de Jeanne drsquoArc et sa laiumlciteacute neacutecessaire
laquo Le culte de Jeanne drsquoArc est professeacute en France par deux religions irreacuteductibles
lrsquoune civique lrsquoautre catholique raquo94 Catulle Mendegraves dans Lrsquoart au theacuteacirctre va
mecircme plus loin que lrsquoArchevecircque drsquoAix-en-Provence laquo Jeanne drsquoArc plus encore
que Jeacutesus doit demeurer hors de lrsquoatteinte de lrsquoart humain raquo95 Cependant parmi les
socialistes on trouve aussi ceux qui rejettent Jeanne en tant que monarchiste et
catholique Jauregraves lrsquoeacutevoque vaguement dans un article de 1893 mais il srsquooppose agrave la
proposition de Barregraves drsquoinstaurer une fecircte nationale en lrsquohonneur de la sainte
Dans la trilogie Jeanne drsquoArc Peacuteguy reacuteunit la tradition du theacuteacirctre antique et
celle des mystegraveres meacutedieacutevaux notamment par lrsquoalternance de la prose et de la
poeacutesie qui rappelle non seulement la trageacutedie antique mais aussi la chantefable
meacutedieacutevale tout en livrant un teacutemoignage voileacute sur lrsquoaffaire Dreyfus notamment
dans la troisiegraveme partie Rouen qui deacutecrit le procegraves de Jeanne Quant agrave lrsquoantiquiteacute
Peacuteguy lui-mecircme montre le lien de sa Jeanne avec la trageacutedie grecque dans un petit
article paru dans la Revue Blanche en aoucirct 1899 laquo La Crise du parti socialiste et
lrsquoaffaire Dreyfus raquo laquo par sa ferme deacutefense des citoyens elle avait la simple beauteacute
harmonieuse de la trageacutedie antique raquo (I 225) Les 11 et 12 aoucirct 1894 Peacuteguy qui a
assisteacute aux repreacutesentations drsquoAntigone et drsquoŒdipe-roi de Sophocle aux Choreacutegies
drsquoOrange est particuliegraverement impressionneacute par Antigone Romain Vaissermann
dans sa notice de la nouvelle eacutedition des Œuvres poeacutetiques complegravetes de Peacuteguy dans
la collection de la Pleacuteiade observe
Jeanne confronteacutee agrave lrsquoideacutee de la damnation eacuteternelle ressemble agrave la vierge theacutebaine risquant sa vie pour sauver lrsquoombre de Polynice drsquoun exil eacuteternel la plainte finale de Jeanne est fille des lamentations drsquoAntigone marchant agrave la mort il nrsquoy a pas jusqursquoaux propos familiers des soldats anglais qui ne soient un souvenir de cette scegravene du gardien qui avait choqueacute chez Sophocle Peacuteguy ne parle-t-il pas mecircme dans Les Suppliants parallegraveles de laquo la vocation drsquoAntigone raquo (II 353) La comparaison entre Antigone et Jeanne nrsquoest pas nouvelle mais chez Peacuteguy si la forte impression laisseacutee par le spectacle drsquoAntigone qursquoil avait deacutejagrave lu en traduction pour son plaisir personnel srsquoest associeacutee agrave son travail drsquohistorien autour de la pucelle drsquoOrleacuteans crsquoest que pouvait en ecirctre reacutesolue la question de lrsquoenfer dont nous avons deacutejagrave vu qursquoelle
94 LANEacuteRY DrsquoARC Pierre Le Livre drsquoor de Jeanne drsquoArc Bibliographie raisonneacutee et analytique des ouvrages relatifs agrave Jeanne drsquoArc catalogue meacutethodique descriptif et critique des principales eacutetudes historiques litteacuteraires et artistiques consacreacutees agrave la Pucelle drsquoOrleacuteans depuis le XVe siegravecle jusqursquoagrave nos jours Paris Leclerc et Corman 1894 p 610 95 MENDEacuteS Catulle LrsquoArt au theacuteacirctre E Fasquelle 2e anneacutee 1896 p 272
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heurtait lrsquoesprit du jeune Peacuteguy La Jeanne de Peacuteguy tient drsquoailleurs agrave la fois de lrsquoAntigone incarneacutee par Bartet et de lrsquoŒdipe interpreacuteteacute par Mounet-Sully Jeanne drsquoArc est par lrsquoentremise drsquoOrange agrave lrsquoimage des trilogies du theacuteacirctre grec antique Qursquoon imagine Orange le deacutecor antique drsquoun theacuteacirctre eacuteclaireacute agrave la lumiegravere eacutelectrique sous le ciel de Provence la foule acclamant les membres de la troupe du Theacuteacirctre-Franccedilaishellip La foule Le peuple (OPD 1556-1557)
Jauregraves dans sa confeacuterence du 26 juillet 1900 Le theacuteacirctre social et Romain
Rolland dans Le theacuteacirctre du peuple et le Drame du peuple ont theacuteoriseacute
posteacuterieurement ce que Peacuteguy essaye de faire dans sa premiegravere Jeanne drsquoArc un
theacuteacirctre du peuple un theacuteacirctre socialiste qui fera parler le peuple mais qui aussi
donnera un exemple agrave suivre un heacuteros agrave admirer et agrave imiter Drsquoailleurs Peacuteguy
deacutedicace sa trilogie son laquo poegraveme raquo laquo Agrave toutes celles et agrave tous ceux qui auront veacutecu
leur vie humaine Agrave toutes celles et agrave tous ceux qui seront morts de leur mort
humaine pour lrsquoeacutetablissement de la Reacutepublique socialiste raquo (OPD 3-4)
Dans sa premiegravere Jeanne drsquoArc Peacuteguy donne plusieurs exemples possibles agrave
suivre dans la mesure ougrave il nrsquooppose pas ses personnages les uns aux autres
Hauviette lrsquoamie de Jeannette agrave Domreacutemy repreacutesente une sagesse et une pieacuteteacute
paysanne qui peuvent tregraves bien ecirctre aussi une voie de sainteteacute mais sans heacuteroiumlsme
Pour que le bon Dieu beacutenisse les moissons Jeannette il faut drsquoabord que nous ayons fait les semailles crsquoest pour cela que nous commenccedilons par les faire tous les ans Puis quand la terre est bien ensemenceacutee nous faisons nos priegraveres pour que le bleacute nouveau naisse et pousse en moisson Nous crsquoest tout ce que nous pouvons faire crsquoest tout ce que nous avons agrave faire le reste au bon Dieu il est le maicirctre il nous exauce agrave sa volonteacute (OPD 11-12)
Crsquoest un exemple drsquohumiliteacute de sagesse de confiance en Dieu et drsquoune vie de
labeur veacuteritable vertu pour Peacuteguy qui est donneacute par la petite villageoise Hauviette
Madame Gervaise elle repreacutesente un exemple de sainteteacute contemplative Agrave la
grande question de Jeannette qui est aussi celle de Peacuteguy laquo qui donc faut-il
sauver Comment faut-il sauver raquo Madame Gervaise reacutepond laquo En imitant
Jeacutesus en eacutecoutant Jeacutesus raquo (OPD 18) La voie contemplative propose comme
meilleure forme drsquoimitation le fait drsquoecirctre agrave lrsquoeacutecoute de Dieu Simone Fraisse eacutecrit agrave
ce propos que crsquoest une reacuteponse laquo qui nrsquoest simple qursquoen apparence lrsquoimitation de
Jeacutesus conduit-elle agrave la reacutesignation ou agrave lrsquoinsurrection raquo96 Lrsquoimitation telle que
Peacuteguy la voyait en 1897 ne suffit plus agrave Jeannette pas plus qursquoelle ne suffit agrave 96 FRAISSE Simone Peacuteguy et le Moyen Age Honoreacute Champion 1978 p 12
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Peacuteguy Au moment drsquoeacutecrire sa premiegravere Jeanne drsquoArc il ne cherche pas agrave sauver les
acircmes puisqursquoil nrsquoadmet pas lrsquoexistence de lrsquoenfer mais il cherche agrave sauver le
monde en le transformant en creacuteant une Citeacute Harmonieuse et ce en se
transformant soi-mecircme Or pour cette transformation il avait besoin de personnages
exemplaires de heacuteros agrave admirer et agrave imiter Crsquoest dans ce contexte que Peacuteguy eacuterige
Jeanne drsquoArc en exemple Celle-ci nrsquoest pas seulement une bonne travailleuse elle
nrsquoest pas seulement une heacuteroiumlne dans son milieu habituel Elle transgresse une loi
tacite mais inviolable de son temps et en Europe on ne passe pas drsquoun ordre social
agrave un autre Les trois ordines sont en effet quelque chose drsquoimmuable dans la socieacuteteacute
occidentale meacutedieacutevale Jeanne quitte lrsquoordre de ceux qui travaillent les fermiers
aratores pour traverser la barriegravere infranchissable qui la seacutepare de lrsquoordre de ceux
qui combattent les pugnatores ou bellatores Ce qui est possible parce
qursquointeacuterieurement mystiquement elle appartient agrave lrsquoordre de ceux qui prient les
oratores sans appartenir agrave un ordre religieux ce qui suscite une colegravere particuliegravere
chez ses juges eccleacutesiaux
Pourtant la Jeanne drsquoArc de Peacuteguy reste fidegravele agrave ses origines crsquoest la
condition pour qursquoelle soit une heacuteroiumlne dans la mesure ougrave le heacuteros repreacutesente son
peuple son milieu sa famille Elle parle de la bataille comme drsquoune nouvelle tacircche
agrave accomplir parmi drsquoautres tacircches
Si je travaille mal en bataille ou victoire
Et si lrsquoœuvre est mal faite ougrave jrsquoai voulu servir
Ocirc mon Dieu pardonnez agrave la pauvre servante (OPD 49)
Deacutejagrave dans la trilogie agrave lrsquoeacutepoque ougrave Peacuteguy tenait des propos tregraves vifs contre
lrsquoEacuteglise il ne repreacutesente pas Jeanne drsquoArc ndash qui nrsquoest pas encore beacuteatifieacutee ndash
uniquement comme une heacuteroiumlne mais aussi comme une sainte une sainte drsquoun
nouveau type drsquoune sainteteacute militante agissante qui peut appartenir en mecircme
temps agrave lrsquoordre des travailleurs agrave celui des combattants et agrave celui des priants Et
deacutejagrave dans ce premier texte sur Jeanne Peacuteguy precircte une importance particuliegravere agrave la
naissance de sa vocation Ainsi Louis Perche eacutecrit
Sceacuteniquement parlant Aacute Domreacutemy est la piegravece essentielle Et lorsqursquoon connaicirct Peacuteguy lrsquoon srsquoaperccediloit qursquoelle lrsquoest avec intention Elle signifie lrsquoimportance que
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preacutesente pour lrsquoauteur la vocation de Jeanne drsquoArc Il la considegravere dans sa complexiteacute et dans son eacutetendue puis dans ses effets mais il ne cesse drsquoinsister sur la preacuteparation constante drsquoun destin Il est inteacuteresseacute par la genegravese de lrsquoœuvre semble-t-il plus que par lrsquoœuvre elle-mecircme Srsquoil srsquoattache agrave cette gamine de treize ans crsquoest qursquoil la voit deacutechireacutee par lrsquoangoisse du mal Il sent lagrave une hantise qui reacutepond agrave ses propres sentiments97
Si Peacuteguy nrsquoeacutetait pas encore agrave la fin des anneacutees 1890 un grand lecteur de
Lrsquoimitation de Jeacutesus Christ il eacutetait deacutejagrave un lecteur assidu de Michelet et lrsquoHistoire
de France de ce dernier eacutetait lrsquoun de ses livres de chevet Or le ceacutelegravebre chapitre sur
Jeanne drsquoArc est preacuteceacutedeacute de tout un chapitre sur Lrsquoimitation de Jeacutesus Christ en
raison de la tregraves grande valeur que lui accordait Michelet Jeanne veut sauver la
France en chassant les Anglais mais aussi en sauvant les acircmes et pour sauver il
faut comme dit Madame Gervaise imiter le Christ Dans cette perspective Romain
Vaissermann eacutecrit laquo Le plan mecircme de lrsquoœuvre formeacutee de trois piegraveces ndash Agrave
Domremy Les Batailles Rouen ndash rappelle directement la vie cacheacutee la vie publique
et la Passion du Christ raquo (OPD 1552) Drsquoailleurs en structurant ainsi sa trilogie
Peacuteguy srsquoinspire du chapitre de lrsquoHistoire de France de Michelet consacreacute agrave Jeanne
drsquoArc
Jeanne drsquoArc dans Les Batailles est une heacuteroiumlne dans les yeux des Franccedilais
mais elle ne se perccediloit pas comme un heacuteros qui repreacutesente son peuple Elle voit dans
sa gloire un teacutemoignage de la gloire de Dieu Et pour Peacuteguy le saint est justement
cet intermeacutediaire qui peut teacutemoigner de Dieu aux hommes et interceacuteder pour les
hommes devant Dieu Jeanne repreacutesente la France et les Franccedilais pour les Anglais
pour les Franccedilais aussi mais elle-mecircme voit les choses ainsi
Mon Dieu la bonne ville ocirc Dieu les bonnes gens
Et comme il eacutetait bon drsquoavancer dans la foule
Votre gloire passait dans la foule agrave pas lents
Votre gloire eacutetait vaste ainsi qursquoun flot qui roule
Votre gloire a passeacute dans la ville du siegravege
Et les Orleacuteanais debout au seuil des portes
Acclamaient la bonteacute de Celui qui protegravege
Et chantaient votre gloire au chant de leurs voix fortes
97 PERCHE Louis Charles Peacuteguy (1957) Paris eacuteditions Seghers 1969 p 26-27
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Ils chantaient votre gloire au chant des voix humaines
Ils la faisaient sonner aux trompettes sonnants
Ils chantaient votre gloire au chant des voix humaines
Et la faisaient chanter au chant des cloches lentes
Votre gloire emplissait la vaste catheacutedrale
Et montait comme un flot jusqursquoau ciel ougrave vous ecirctes
Les precirctres et la foule agrave genoux sur la dalle
Chantaient les chants latins des triomphantes fecirctes
Et pendent que montait votre gloire ocirc mon Dieu
La vaillance croissait au cœur de la servante
Et les chants qursquoon chantait pour le maicirctre ocirc mon Dieu
Reacutesonnaient en vaillance au cœur de la suivante (OPD 87-88)
Et le peuple franccedilais dans Les Batailles ne voit pas en Jeanne seulement celle
qui va chasser les Anglais de France mais celle qui le preacutesente lui-mecircme agrave Dieu
Maicirctre Jean le couleuvrinier apprend drsquoun prisonnier anglais que les Anglais prient
toute la journeacutee avant de se battre ce qui nrsquoest pas le cas des Franccedilais il demande
alors agrave Jeanne de prier pour les Franccedilais
Puisqursquoil faut ocirc mon Dieu qursquoon fasse la bataille
Nous vous prions pour ceux qui seront morts demain
Mon Dieu sauvez leur acircme et donnez-leur agrave tous
Donnez-leur le repos de la paix eacuteternelle (OPD 113)
La position qursquooccupe Jeanne dans la trilogie est deacutejagrave celle que Peacuteguy donne agrave
tous les personnages qursquoil considegravere comme des saints le saint est le protagoniste
du dialogue entre Dieu et lrsquohumaniteacute entre lrsquohumaniteacute et Dieu
Une autre preuve du fait que degraves le deacutebut Peacuteguy voit en Jeanne drsquoArc plus
qursquoune heacuteroiumlne reacuteside dans ses failles et ses faiblesses un heacuteros nrsquoa pas de failles
crsquoest en quelque sorte un surhomme lrsquohistoire oublie les faiblesses des heacuteros dont
elle se souvient Cependant Jeanne dans la deuxiegraveme partie des Batailles est une
femme vulneacuterable pleine de doute blesseacutee non seulement par un trait drsquoarbalegravete
mais aussi dans son acircme par des paroles et par des actes de son entourage Peacuteguy
choisit de souligner cette faiblesse en rajoutant un eacuteleacutement du sujet absent des
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documents historiques sur Jeanne qursquoil suit pourtant fidegravelement dans le reste du
texte En somme la trilogie comporte des personnages inventeacutes quelques deacutetails
ajouteacutes mais elle ne diffegravere de ce qursquoon sait sur Jeanne drsquoArc que sur un seul point
important lrsquoeacutepisode ougrave on peut comprendre que Jeanne prise par le doute
nrsquoentend plus ses voix Agrave la question de Reignauld de Chartres qui voudrait savoir
si Jeanne agit encore en suivant le conseil de ses voix Raoul de Gaucourt reacutepond
laquo Elle en parle un peu moins souvent raquo (OPD 134) Et quand le mecircme Reignauld de
Chartres avant la bataille de Paris demande si Jeanne commande encore en suivant
le conseil de ses voix Jeanne lui reacutepond laquo Monseigneur je vous assure que mes
voix mrsquoont non pas conseilleacute mais commandeacute de chasser lrsquoAnglais hors de toute
France [hellip] Paris est en France monseigneur raquo (OPD 140-141)
Jeanne confie agrave son ami maicirctre Jean le couleuvrinier qui vient comme elle
de Lorraine son incapaciteacute de prier Il lui reacutepond qursquoelle a sucircrement le mal du pays
Elle-mecircme parle dans un monologue poeacutetique ougrave elle se trouve seule sur scegravene de
son sentiment drsquoecirctre salie par les propos de Gilles de Rais qui lui a parleacute des
pillages commis par les Franccedilais laquo Des mots qursquoil a dits lagrave me laverez-vous
lrsquoacircme raquo (OPD 138)
Raoul de Gaucourt explique que Jeanne nrsquoa tout simplement pas reacuteussi agrave
srsquohabituer agrave la guerre elle continue en effet agrave pleurer sur les blesseacutes et les morts ce
qui ne correspond pas agrave une conduite heacuteroiumlque Elle est simplement humaine Quant
agrave la large place que Peacuteguy accorde agrave cet eacutepisode de doute de peur de deacutetresse de
Jeanne elle signifie lrsquoimportance que lrsquoeacutecrivain attribue au fait de montrer sa
faiblesse humaine La Jeanne de Peacuteguy est briseacutee par sa deacutefaite agrave Paris elle dit
ainsi agrave Maicirctre Jean laquo mon acircme jamais ne se relegravevera de la deacutefaite raquo Parce que cette
deacutefaite lrsquoa laisseacutee seule les capitaines ne la suivent plus le roi la trahithellip Mais elle
explique aussi agrave son ami que ce sont les paroles de Gilles de Rais qui ont causeacute sa
deacutefaite que crsquoest de cette saleteacute que son laquo acircme ne [se] relegravevera pas raquo (OPD 182)
Jeanne veut sauver la France en combattant les Anglais mais elle veut aussi sauver
les acircmes en imitant et en eacutecoutant Dieu notamment en obeacuteissant agrave ses voix sans
ecirctre sucircre de reacuteussir Crsquoest ce qursquoelle reacutepond quand le fregravere Vincent Claudet
lrsquointerpelle deacutesireux de la sauver et lui conseille de srsquoarrecircter de se reposer puisque
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le roi ne veux plus continuer la guerre certes les voix lui ont commandeacute de
chasser les Anglais mais
Mes voix ne mrsquoont pas dit que je reacuteussirai [hellip] Mon pegravere tant que Dieu ne mrsquoaura pas deacutecommandeacute ce qursquoil mrsquoa commandeacute tant qursquoil ne mrsquoaura pas deacutesœuvreacutee de lrsquoœuvre tant que mes voix ne mrsquoauront pas dit le nom de mon successeur je mrsquoefforcerai agrave faire la bataille [hellip] La victoire mon pegravere elle est agrave Dieu (OPD 176-177)
Cependant crsquoest lrsquoheacuteroiumlne plutocirct que la sainte qui revient quand Peacuteguy deacutecrit
le deacutepart de Jeanne qui veut poursuivre la bataille contre la volonteacute du roi et sans le
conseil de ses voix
Dans Rouen Peacuteguy parle aussi clairement des doutes que Jeanne a traverseacutes
lors de son procegraves effrayeacutee par la torture affaiblie par les mauvais traitements
hellip Quand je pense ocirc Madame Gervaise
Que je me suis damneacutee agrave ne sauver personne
Et que je fus damneuse agrave ne sauver personnehellip
Jrsquoirai dans cet enfer ougrave la chariteacute blanche
Est sale agrave tout jamais ocirc foliehellip (OPD 285)
Mais les derniers mots de la trilogie crsquoest la priegravere de Jeanne pour tous les
humains elle reprend donc dans ce texte de Peacuteguy sa place drsquointercesseur pour
lrsquohumaniteacute devant Dieu laquo Pourtant mon Dieu tacircchez donc de nous sauver tous
mon Dieu Jeacutesus sauvez-nous tous agrave la vie eacuteternelle raquo (OPD 299)
La premiegravere reacuteeacutecriture de la premiegravere partie de la trilogie ougrave Jeanne drsquoArc est
une fillette et srsquoappelle Jeannette peut aussi ecirctre consideacutereacutee comme un premier
brouillon du Mystegravere de la chariteacute de Jeanne drsquoArc qui lui aussi ne parle que de
Jeanne enfant Ce texte qui nrsquoa pas eacuteteacute publieacute du vivant de Peacuteguy peut ecirctre dateacute de
1902 ou 1903 Le manuscrit ne portait pas de titre dans la premiegravere eacutedition en
1953 donc bien apregraves la mort de Peacuteguy tombeacute au champ drsquohonneur en 1914 il a
reccedilu le titre Variation ancienne sur le deacutebut du drame de Jeanne drsquoArc dans la
deuxiegraveme en 1954 Jeanne et Hauviette Les eacuteditions de la Pleacuteiade ne donnent pas
de titre restant fidegravele au manuscrit Ce fragment repreacutesente un dialogue entre
Jeannette et Hauviette notamment sur les jeux Hauviette demande agrave Jeannette
pourquoi elle ne joue jamais agrave la bataille en lui vantant toutes les joies de ces jeux
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et en srsquoeacutetonnant du fait que Jeannette ne se bat jamais bien qursquoelle soit forte
Jeannette est grave mais pas heacuteroiumlque du tout laquo Forte comme je parais je ne me
suis jamais battue raquo (OPD 311)
Peacuteguy visiblement veut souligner ce laquo parais raquo Jeanne ne se considegravere pas
comme forte elle ne lrsquoest sucircrement pas en revanche Dieu la rendra forte quand il
le faudra De lrsquoenfance des heacuteros normalement on ne sait que ce qui annonce leurs
futurs exploits de mecircme de lrsquoenfance des saints dans les hagiographies
traditionnelles qursquoon pouvait lire du temps de Peacuteguy on ne sait que ce qui annonce
leur future sainteteacute Peacuteguy montre dans le caractegravere de la Jeannette de Aacute Domreacutemy
son angoisse son inquieacutetude sa sensibiliteacute qui la diffeacuterencient des autres et la font
souffrir ainsi que son sentiment de responsabiliteacute agrave lrsquoeacutegard de son pays Crsquoest une
attitude ce ne sont pas des actes Dans ce petit fragment de 1902-1903 Jeannette
apparaicirct particuliegraverement seacuterieuse grave Lagrave encore il srsquoagit drsquoune attitude voire
drsquoun trait de caractegravere mais non drsquoactes comme ce serait sucircrement le cas dans une
hagiographie classique
Ces traits sont accentueacutes deacuteveloppeacutes et approfondis dans le Mystegravere de la
chariteacute de Jeanne drsquoArc Le premier manuscrit du Mystegravere de la chariteacute de Jeanne
drsquoArc est termineacute en novembre 1909 et porte le titre Mystegravere de la vocation de
Jeanne drsquoArc Ce titre le suggegravere fortement on nrsquoa pas la vocation drsquoecirctre heacuteros
Dans lrsquohistoire un homme une femme reacuteagissent agrave un eacutevegravenement un jour y
reacutepondent par un acte et deviennent un heacuteros ou une heacuteroiumlne Dans la mythologie
on est heacuteros par la naissance parce que lrsquoon est neacute drsquoune femme et drsquoun dieu quant
aux premiers actes heacuteroiumlques ils sont poseacutes degraves le plus jeune acircge En revanche
devenir saint suppose une vocation il srsquoagit drsquoun appel auquel on peut choisir de
reacutepondre ou non Crsquoest justement ce moment de la reacuteception de lrsquoappel lrsquoeacutecoute
puis le choix et la reacuteponse de Jeannette que Peacuteguy deacutecrit dans son premier mystegravere
Quand le mystegravere est publieacute en janvier 1910 Peacuteguy srsquoest livreacute agrave un travail de
reacuteeacutecriture et de correction consideacuterable au dernier moment lors de la relecture des
eacutepreuves il change le titre qui du Mystegravere de la vocation devient Mystegravere de la
chariteacute de Jeanne drsquoArc Il ajoute par ailleurs dans le reacutecit de la Passion un long
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texte sur Marie au pied de la Croix et il coupe le texte agrave la scegravene ougrave Jeanne dit
brusquement adieu agrave Madame Gervaise au moment ougrave elle srsquooppose fortement agrave
son amie aicircneacutee
4 Le Mystegravere de la chariteacute de Jeanne drsquoArc trois exemples de
sainteteacute
Jeanne nrsquoest pas le seul exemple de sainteteacute que Peacuteguy preacutesente dans ce
mystegravere En deacuteveloppant lrsquoideacutee prononceacutee par Madame Gervaise qui dans la
trilogie explique que crsquoest en imitant Jeacutesus qursquoon peut sauver les acircmes Peacuteguy
trouve dans lrsquoImitation de Jeacutesus Christ de Thomas agrave Kempis la deacutefinition de la
sainteteacute comme imitation du Christ Mais il existe des formes diffeacuterentes drsquoimitation
et aussi de dialogue avec Dieu ce dialogue est au cœur de la sainteteacute chez Peacuteguy
Dans le Priegravere drsquoinseacuterer du Mystegravere de la chariteacute de Jeanne drsquoArc Peacuteguy eacutecrit
laquo dans ce peuple chreacutetien la sainteteacute poussait pour ainsi dire tout seule simple et
srsquoignorant elle-mecircme raquo98 il parle ici des trois personnages du Mystegravere
Jean Onimus dans La route de Charles Peacuteguy en comparant Gervaise et
Hauviette eacutecrit
Gervaise Hauviette ineacutepuisable parallegravele Saintes toutes deux saintes par leur foi absolue leur absolue confiance malgreacute ce qursquoelles ont chaque jour sous les yeux Lrsquoangoisse les traverse mais elles en sortent lrsquoune par la simpliciteacute drsquoun cœur drsquoenfant incapable de douter de Dieu lrsquoautre plus douloureusement eacutetant plus acircgeacutee mucircrie par la souffrance et par sa luciditeacute plus proche de Jeanne Mais au fait en sort-elle Gervaise peut-elle gueacuterir son angoisse Tout ce qursquoelle peut faire telle Job crsquoest un acte de foi pur et simple crsquoest-agrave-dire plier le genou et se taire crsquoest tout ce qui la seacutepare de Jeanne Jeanne elle ne peut pas se taire et si elle plie le genou crsquoest en freacutemissant99
Les trois personnages de ce premier Mystegravere sont eacutetrangement statiques ils ne
changent pas drsquoopinion en parlant entre eux Leur cheminement est inteacuterieur et
lrsquointeraction ne les transforme pas crsquoest au demeurant lrsquoune des raisons de la 98 PEacuteGUY Charles LOTTE Joseph Lettres et entretiens Editions de Paris 1954 p 65 99 ONIMUS Jean La Route de Charles Peacuteguy Plon 1962 p 28
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difficulteacute de mettre en scegravene une telle piegravece comme le souligne Anna Vladimirova
dans son eacutetude de la structure de ce mystegravere
Quand les trois personnages du Mystegravere prononcent leurs tirades agrave qui sont-elles adresseacutees Est-ce seulement agrave lrsquointerlocuteur apparent Le Mystegravere a un sens sacral non seulement parce que crsquoest une discussion sur la foi mais parce que chaque mot chaque reacuteplique chaque monologue est adresseacute agrave un autre personnage que lrsquoon ne voit pas Les paroles sont dirigeacutees verticalement vers le ciel100
Jeannette dans la trilogie eacutetait une reacutevolteacutee une sorte de reacutevolutionnaire
socialiste avant lrsquoheure sa reacutevolte la rendait precircte agrave faire un choix deacutecisif dans la
mesure ougrave la reacutevolte pousse agrave rejeter lrsquoeacutetat actuel des choses ce qui deacutetermine une
possibiliteacute de renouvellement Dans le Mystegravere de la chariteacute de Jeanne drsquoArc
Jeannette reste certes reacutevolutionnaire mais elle est aussi plongeacutee dans le doute le
plus affreux dans un deacutesert spirituel elle exprime des doutes et formule la
possibiliteacute de souffrances vaines de priegraveres vaines elle dit mecircme dans sa premiegravere
priegravere que le fils de Dieu est peut-ecirctre mort en vainhellip Or le doute contrairement agrave
la reacutevolte complique le choix et retarde la prise de deacutecision Il nrsquoen reste pas moins
que par ce doute profond Peacuteguy rapproche sa Jeannette des mystiques ayant
traverseacute la laquo nuit spirituelle raquo le laquo deacutesert spirituel raquo Sa nouvelle Jeannette est une
mystique ce que confirme Madame Gervaise lorsqursquoelle affirme que drsquoautres sont
passeacutes par lagrave Crsquoest la confrontation la rencontre avec un autre ou une autre ndash
comme Madame Gervaise ndash qui permet agrave Jeanne de passer du doute agrave la reacutevolte et
de srsquoacheminer vers ce qui sera plus tard une deacutecision cette phrase non explicite
mais ougrave lrsquoon peut entendre son action future laquo Orleacuteans qui ecirctes au pays de la
Loire raquo (OPD 559)
La Jeannette de Peacuteguy nrsquoest pas une sainte laquo surnaturelle raquo au contraire elle
est profondeacutement humaine elle est une femme de son pays une fille du village
appartenant agrave sa paroisse crsquoest de lagrave qursquoelle reacutepond agrave sa vocation et lrsquoaccomplit
Peacuteguy eacutecrit en reacutepondant aux critiques du Mystegravere dans Un nouveau theacuteologien
monsieur Fernand Laudet
Elle exeacutecuta un ordre divin par des moyens strictement humains [hellip] 100 VLADIMIROVA Anna laquo La structure du Mystegravere de la chariteacute de Jeanne drsquoArc de Charles Peacuteguy raquo Le Porche Bulletin de lrsquoAssociation des Amis de Jeanne drsquoArc et Charles Peacuteguy (Russie Pologne Finlande) ndeg 32 mars 2010 p 47
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[hellip] Car si lrsquoon veut elle est de la race des saints et si lrsquoon veut elle est de la race des heacuteros Venant de Dieu et retournant agrave Dieu et recevant constamment assistance de conseil de ses voix par tout son ecirctre elle est une sainte Elle est de la race des saints Mais dans cette dure humaniteacute du quinziegraveme siegravecle et de tous les siegravecles accomplissant par des moyens purement humains un tel ramassement drsquoexploits purement humains drsquoune guerre purement humaine de toute une action purement humaine par toute son action comme exteacuterieure par tout son engagement corps et acircme dans lrsquoaction militaire dans tout une action de guerre par toute sa condition par tout son ecirctre drsquoaction elle est un heacuteros elle est de la race des heacuteros [hellip] Et ainsi elle est agrave un point drsquointersection unique dans lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute En elle se joignent deux races qui ne se joignent nulle part ailleurs Par un recoupement unique de ces deux races par une eacutelection par une vocation unique dans lrsquohistoire du monde elle est agrave la fois sainte entre tous les heacuteros heacuteroiumlque entre toutes les saintes (III 567-569) Le Notre Pegravere de Jeannette qui ouvre le mystegravere porte deacutejagrave les traces de ses
doutes et mecircme drsquoun deacutesespoir laquo Si on voyait seulement se lever le soleil de votre
regravegne Mais rien jamais rien raquo (OPD 403) Elle nrsquoest pas loin de perdre la foi
laquo Faudra-t-il que vous ayez envoyeacute votre fils en vain et sera-t-il dit que Jeacutesus sera
mort en vain votre fils qui est mort pour nous raquo (OPD 432)
Jeannette est humaine elle est donc une peacutecheresse comme les autres elle
pecircche par le deacutesespoir par une tristesse mortifegravere proche du laquo peacutecheacute des moines raquo ndash
lrsquoaceacutedie qursquoelle eacutevoque en parlant des naufrageacutes de la guerre laquo Celui qui manque
trop du pain quotidien nrsquoa plus aucun goucirct au pain eacuteternel au pain de Jeacutesus-Christ raquo
(OPD 416) De plus elle a manqueacute sa premiegravere communion et elle se montre tecirctue
comme le sont souvent les adolescentes de treize ans souvent sermonneacutees par une
aicircneacutee de qui elles attendent de lrsquoaide Cet entecirctement est si bien traduit dans le
dialogue avec Madame Gervaise ougrave Jeannette lui reacutepond peut-ecirctre sans trop
lrsquoeacutecouter en reacutepeacutetant une seule phrase beaucoup de fois comme un refrain Mais
malgreacute tout cela elle accueille la gracircce la gracircce de Dieu fait drsquoelle une sainte tout
comme la gracircce de Dieu lui permet aussi de devenir une sainte agissante et de
reacutepondre en heacuteroiumlne aux eacutevegravenements preacutesents conformeacutement agrave ce qursquoeacutecrit Jean-
Noeumll Dumont au sujet du heacuteros et de lrsquoeacuteveacutenement laquo Le heacuteros est lrsquohomme de
lrsquoeacuteveacutenement Il nrsquoest pas celui qui fait lrsquoeacuteveacutenement agrave la maniegravere drsquoun coup de force
de sa volonteacute lrsquoeacuteveacutenement nrsquoest pas son œuvre Le heacuteros est plutocirct celui qui est lagrave
et coiumlncide avec lrsquoeacuteveacutenement raquo101
101 DUMONT Jean-Noeumll op cit p 89
74
La gracircce reccedilue et accueillie par Jeannette se traduit par sa priegravere incessante
dont teacutemoigne son amie Hauviette laquo Jamais les croix des chemins nrsquoavaient tant
servihellip raquo (OPD 407) cette derniegravere dit aussi laquo Tu veux ecirctre comme les autres Tu
veux ecirctre comme tout le monde Tu ne veux pas te faire remarquer Tu as beau faire
Tu nrsquoy arriveras jamais raquo (OPD 409) Oui Jeannette est diffeacuterente laquo mise agrave part
pour Dieu raquo (qadosh) Elle voit autrement le reacuteel elle perccediloit les choses de Dieu
dans le quotidien qui lrsquoentoure par exemple elle voit dans les eacutepis et la vigne le
pain et le vin de lrsquoEucharistie
Sacreacutes bleacutes sacreacutes bleacutes qui faites le pain froment eacutepi grain de lrsquoeacutepi de bleacute Moisson du bleacute des champs Pain qui fucirctes servi sur la table de Notre-Seigneur Bleacute pain qui fucirctes mangeacute par Notre-Seigneur mecircme qui un jour entre tous les jours fucirctes mangeacute Bleacutes sacreacutes bleacutes qui devicircntes le corps de Jeacutesus-Christ un jour entre tous les jours et qui tous les jours ecirctes mangeacute nrsquoeacutetant plus vous-mecircme mais eacutetant le corps de Jeacutesus-Christ (Ibid 417)
Sa perception aigueuml de la communion des saints de lrsquouniteacute du royaume de
France de lrsquounion entre tous les hommes la fait souffrir atrocement de
comportements qursquoelle ressent comme une forme de lacirccheteacute (travailler aux champs
par exemple au lieu de combattre pour sauver la France) parce qursquoelle se sent
complice Crsquoest la gracircce qui nourrit sa reacutevolte puisque lrsquoeacuteveacutenement que repreacutesente
la guerre agrave son eacutepoque suscite sa reacutevolte Mais cette reacutevolte va plus loin Non
seulement elle voudrait laquo tuer la guerre raquo (OPD 450) mais elle voudrait aller en
enfer laquo pour sauver de lrsquoAbsence eacuteternelle Les acircmes des damneacutes srsquoaffolant de
lrsquoAbsence raquo (OPD 458) Crsquoest cette reacutevolte profonde bouleversante qui pousse
Jeanne vers sa vocation de sainte militante active cette reacutevolte lui donne lrsquoaudace
de dire laquo Je crois que si jrsquoavais eacuteteacute lagrave je ne lrsquoaurais pas abandonneacute raquo (OPD 526)
Jeannette est impatiente Dans lrsquoune des pages retrancheacutees de la version
publieacutee mais qui figure sur le manuscrit et qui devait faire partie du deuxiegraveme acte
du mystegravere qui portait encore le titre Mystegravere de la vocation de Jeanne drsquoArc elle
dit agrave Dieu dans la priegravere (elle prie alors devant son village ravageacute et lrsquoEacuteglise de
Domreacutemy brucircleacutee par les Bourguignons) laquo Votre patience est effrayante Et on ne
sait jamais si votre patience est plus effrayante pour vos amis ou si votre patience
est plus effrayante pour vos ennemis raquo (OPD 562) Et de sa reacutevolte contre Dieu
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mecircme contre sa patience une reacutevolte amegravere qui la pousse agrave dire agrave Dieu laquo Votre
main gauche reprend ce que nous a donneacute votre main droite raquo (Ibid) ainsi que de sa
honte de sa famille des paysans qui nrsquoont pas deacutefendu leur Eacuteglise qui ont fui
laquo portant nos lacirccheteacutes comme des sacs de bleacute raquo (OPD 564) naicirct sa priegravere pour le
laquo chef de guerre raquo et sa vocation laquo Que pour les reacuteveiller vienne le chef de guerre
Double chreacutetien pour des temps doublement tombeacutes raquo (OPD 567)
laquo Lrsquoaudace est lrsquoespeacuterance reacutealiseacutee dans lrsquoaction raquo eacutecrit Jean-Noeumll Dumont102
crsquoest donc par cette reacutevolte impatiente et audacieuse que Jeannette deacutepasse son
deacutesespoir Elle est peut-ecirctre deacutesespeacutereacutee dans ses propos mais elle reacutealise
lrsquoespeacuterance dans ses actes qui germent dans les derniegraveres paroles du Mystegravere de la
Chariteacute de Jeanne drsquoArc laquo Orleacuteans qui ecirctes au pays de Loire raquo (OPD 559)
Peacuteguy deacutecrit Jeannette en vision une sorte de vision jalouse de ceux qui ont
veacutecu au temps de Jeacutesus laquo Vous avez vu la couleur de ses yeux vous avez entendu
le son de ses paroles raquo (OPD 443) Crsquoest aussi en vision qursquoelle rencontre Madame
Gervaise qui lrsquoimite dans sa jalousie en insistant sur la preacutesence de Jeacutesus dans le
preacutesent aujourdrsquohui
Madame Gervaise degraves sa premiegravere apparition dans le Mystegravere est preacutesenteacutee
comme mystique Ses premiers mots se joignent agrave la vision de Jeanne une
didascalie les introduit qui preacutecise laquo En vision agrave elles deux raquo (OPD 444) Par ses
premiers mots elle se place dans lrsquoaujourdrsquohui de Dieu dans une vision mystique
qui efface le temps et lrsquoespace laquo Il est lagrave Il est lagrave comme au premier jour raquo (Ibid)
Madame Gervaise est docile et precircte agrave accomplir la volonteacute de Dieu elle nrsquoa pas
peur du deacutesert spirituel et des souffrances dont lui parle Jeannette qursquoelle a toutes
devineacutees gracircce agrave sa compassion et parce qursquoelle est elle-mecircme passeacutee par lagrave
Madame Gervaise est aussi pleine drsquoespeacuterance la plus grande vertu selon Peacuteguy
car elle nrsquoa pas peur de recommencer agrave zeacutero de reprendre un grand travail qui a eacuteteacute
deacutetruit Cette absence de crainte devant un travail peut-ecirctre insenseacute parce qursquoil doit
sans cesse ecirctre renouveleacute constitue pour Peacuteguy le plus grand signe de lrsquoespeacuterance 102 DUMONT Jean-Noeumll op cit p 96
76
laquo Ils deacutemolissent les Eacuteglises Nous en rebacirctirons toujours Nous rebacirctirons toujours
des Eacuteglises de pierre raquo (OPD 449)
Madame Gervaise a un amour absolu pour lrsquoEacuteglise qui est le Corps du Christ
pour elle crsquoest agrave travers lrsquoEacuteglise qursquo laquo Il est lagrave raquo LrsquoEacuteglise est pour elle par
excellence ce qui est vivant laquo Il nrsquoy a point drsquoEacuteglise morte raquo (OPD 462) Et puis
sous la plume de Peacuteguy elle parle comme quelqursquoun qui connaicirct Dieu et pas
seulement comme quelqursquoun qui a bien appris son cateacutechisme ou mecircme bien lu
Lrsquoimitation de Jeacutesus Christ ou les Saintes Eacutecritures Elle parle comme quelqursquoun
qui connaicirct Dieu personnellement Elle parle drsquoune expeacuterience veacutecue de la
rencontre Crsquoest Madame Gervaise qui dans le Mystegravere de la Chariteacute de Jeanne
drsquoArc commente la passion de Jeacutesus elle en parle comme un teacutemoin
Et son flanc qui lui brucirclait
Son flanc perceacute
Son cœur perceacute
Et son cœur qui lui brucirclait
Son cœur consumeacute drsquoamour
Son cœur deacutevoreacute drsquoamour (OPD 472-473)
Au demeurant crsquoest aussi par la bouche de Madame Gervaise que Dieu parle
dans les deux Mystegraveres suivants que Peacuteguy dans sa correspondance appelait laquo les
Jeannes drsquoArc raquo Le Porche du mystegravere de la deuxiegraveme vertu et Le Mystegravere des
saints Innocents Crsquoest Madame Gervaise qui reacutepond agrave la plus grande question de
Jeanne et lui indique sans le savoir son chemin laquo Qui donc faut-il sauver
Comment faut-il sauver raquo La reacuteponse et la question sont les mecircmes que dans la
premiegravere Jeanne drsquoArc laquo En imitant Jeacutesus En eacutecoutant Jeacutesus raquo (OPD 523-524)
Madame Gervaise se place dans une ligneacutee de saints elle srsquoinscrit dans un heacuteritage
en disant que tous nous avons pris la suite des apocirctres des premiers chreacutetiens et
que nous sommes leurs laquo fils spirituels et successeurs spirituels raquo (OPD 530)
Madame Gervaise fait preuve drsquohumiliteacute dans sa reacuteponse agrave Jeanne qui essaye de la
persuader que les saints franccedilais saint Franccedilois ou sainte Claire nrsquoauraient pas
abandonneacute Jeacutesus lors de sa Passion laquo Tu profites de ce que moi je ne suis qursquoune
pauvre femme une pauvre peacutecheresse heacutelas comme tout le monde Une peacutecheresse
77
Une pauvre Une pauvresse de gracircce raquo (OPD 540) Mais Jeannette la met encore agrave
lrsquoeacutepreuve et Peacuteguy dans les didascalies souligne lrsquoeffort drsquohumiliteacute que fait
Madame Gervaise en lui reacutepondant
JEANNETTE [hellip] Vous Madame Gervaise vous nrsquoauriez pas laisseacute faire ccedila
MADAME GERVAISE Chancelant soudain sous cette pousseacutee sous cette invasion sous cette attaque directe sous cette reacuteveacutelation de la penseacutee la plus secregravete Elle tremble Elle rougit brusquement Un eacuteclair dans les yeux Puis elle parle pour se rassurer Elle eacuteteint lentement modestement tout cela
Mon enfant mon enfant meacutenage-moi
Il est venu la nuit comme un larron et il a tout deacuterobeacute
Balbutiant bafouillant se reprenant peu agrave peu
Je ne suis pas venue au monde dans ce temps-lagrave mon enfant
JEANNETTE implacable Vous vous ne lrsquoauriez pas renonceacute
MADAME GERVAISE Dans un effort incroyable dans un effort terrible drsquohumiliteacute volontaire de volonteacute drsquohumiliteacute comme traqueacutee dans un freacutemissement dans un frissonnement fermant les yeux humblement elle achegravevera drsquoune voix grise
Mon enfant je suis comme tout le monde
Je ne vaux pas mieux que les autres
Je ne suis pas venue au monde dans ce temps-lagrave Dieu nous fait venir au monde quand il veut Il a toujours raison Dieu fait bien ce qursquoil fait
Il est venu la nuit comme un voleur et il a tout emporteacute (OPD 546-547)
Madame Gervaise a confiance dans la gracircce de Dieu
Il y a dans le ciel dans le ciel et sur la terre dans le ciel et de lagrave sur la terre il y a dans le ciel un treacutesor de la gracircce un treacutesor des gracircces une source eacuteternelle de la gracircce elle coule toujours et elle est toujours aussi pleine elle coule eacuteternellement et elle est eacuteternellement pleine voilagrave ce que les docteurs de la terre nrsquoont pas compris (OPD 553)
Ensuite elle parle pareillement du treacutesor infini des souffrances du Christ du
treacutesor infiniment plein des meacuterites et du treacutesor des promesses La confiance est
aussi pour Peacuteguy un trait essentiel drsquoun saint drsquoune sainte Mais elle a aussi un
trait surprenant qui semblerait-il ne correspond pas agrave son image de personnage qui
repreacutesente la tradition de lrsquoEacuteglise la doctrine elle exprime en effet presque une
reacutevolte en affirmant qursquoil y a quelque chose que laquo les docteurs de la terre nrsquoont pas
comprisraquo (OPD 553) Pour Charles Peacuteguy un saint ne peut pas ecirctre parfaitement
drsquoaccord avec lrsquoordre existant des choses Mecircme la religieuse pleinement fidegravele agrave
lrsquoEacuteglise trouve quand mecircme agrave redire chez les docteurs en theacuteologie Un saint doit
apporter quelque chose de nouveau crsquoest ce qui lrsquoapparente au geacutenie sauf que le
78
geacutenie veut rester seul alors que le saint aspire agrave la communion Les paroles que
prononce Madame Gervaise agrave la fin du mystegravere paroles qui attestent de son infinie
confiance agrave Dieu sont aussi celles qursquoHauviette a prononceacutees au deacutebut laquo Nous
sommes dans la main de Dieu raquo (OPD 559)
Mecircme la petite Hauviette qui nrsquoest preacutesente qursquoau deacutebut du Mystegravere incarne
une forme de sainteteacute Hauviette qui dans la premiegravere piegravece sur Jeanne drsquoArc Aacute
Domreacutemy faisait preuve de pieacuteteacute traditionnelle et de beaucoup de bon sens donne
ici lrsquoexemple de la sanctification par le travail elle teacutemoigne de la vertu du travail
dont nous parlerons dans le chapitre suivant Hauviette dit au deacutebut de la piegravece
laquo Travailler crsquoest prier raquo (OPD 407) En tout cas ses propos sont tout aussi graves
et peu vraisemblables chez une fillette de dix ans que ceux de son amie Jeannette
acircgeacutee de treize ans
Hauviette fait preuve drsquoune infaillible confiance en Dieu qui est le socle de
lrsquoespeacuterance la vertu la plus importante pour Peacuteguy Sa troisiegraveme phrase dans le
mystegravere est une reacuteponse agrave Jeannette qui parle du manque laquo Le bon Dieu sait bien
ce qursquoil nous faut le bon Dieu sait bien ce qui nous manque raquo (OPD 406)
Son attention aux autres sa capaciteacute de comprendre ses proches son eacutecoute
sont aussi hors du commun Elle comprend que Jeannette est diffeacuterente et qursquoelle a
une autre relation avec Dieu laquo ce que nous savons nous autres tu le vois [hellip] et ta
priegravere tu ne la fais pas tu ne la fais pas seulement tu la vois raquo (OPD 407-408) Elle
comprend aussi la profonde tristesse de Jeannette bien que Jeannette ne se soit
encore confieacutee agrave personne Elle est en colegravere contre Madame Gervaise parce que
celle-ci est partie au couvent en laissant sa megravere sans aide en parlant de la megravere de
Madame Gervaise Hauviette fait preuve de beaucoup de compassion laquo Crsquoeacutetait
affreux crsquoeacutetait affreux On en pleurait raquo (OPD 424) Au demeurant Jeannette le
sait et le dit bien qursquoHauviette refuse drsquoadmettre ses sentiments laquo Je ne suis peut-
ecirctre pas la seule Madame qui ne peut pas supporter les cris des enfants raquo
(OPD 412)
79
Hauviette est humble Agrave propos de la singulariteacute de Jeanne qui prie plus que
les autres elle dit
Je suis dans la main du bon Dieu Nous sommes dans la main du bon Dieu tous et la terre entiegravere est dans la main du bon Dieu Il faut de tout pour faire un monde Il faut des creacuteatures de toute sorte pour faire une creacuteation Il faut des paroissiens de toute sorte pour faire une paroisse Il faut des chreacutetiens de toute sorte pour faire une chreacutetienteacute (OPD 409)
Hauviette parle ainsi de la communion des saints dont elle sait humblement
qursquoelle fait partie parce qursquoelle appartient agrave la chreacutetienteacute et parce qursquoil faut aussi
des chreacutetiens comme elle pas seulement des chreacutetiens comme Jeanne ou Madame
Gervaise Plus loin en reacutepondant agrave Jeannette qui parle de lrsquoexclusiviteacute du lien de
Madame Gervaise avec le Seigneur lieacutee agrave son statut de religieuse Hauviette montre
encore plus de profondeur
Il nrsquoy a point de reacuteveacutelations particuliegraveres Il nrsquoy a qursquoune reacuteveacutelation pour tout le monde et crsquoest la reacuteveacutelation de Dieu et de Notre Seigneur-Jeacutesus-Christ [] Le bon Dieu a appeleacute tout le monde il a convoqueacute tout le monde il a nommeacute tout le monde [] Il conduit tout le monde par la main Il nous a toutes deacutesigneacutees Nous sommes toutes entreacutees au couvent de chreacutetienteacute [hellip] Il nous a toutes appeleacutees par notre nom qui est notre nom de baptecircme [hellip] Toute parole drsquohomme et de femme du pegravere de la megravere et des enfants arrive directement aux oreilles de Dieu toute priegravere humaine toute priegravere chreacutetienne arrive monte directement agrave lrsquooreille de Dieu (OPD 420-421)
Elle se preacutesente donc elle-mecircme comme appeleacutee par Dieu deacutesigneacutee et precircte agrave
reacutepondre agrave lrsquoappel Hauviette a un sens aigu de la paroisse de la communauteacute de
lrsquoEacuteglise et surtout de la communion des saints En continuant de signifier agrave
Jeannette sa colegravere envers Madame Gervaise elle dit laquo Il faut se sauver ensemble
Il faut arriver ensemble chez le bon Dieu raquo (OPD 424) Hauviette reacutepegravete plusieurs
fois qursquoelle laquo voit clair raquo ce qui est plus qursquoun simple bon sens Le lecteur le
deacutecouvre quand Hauviette sans le savoir propheacutetise sur Jeanne Peacuteguy souligne
alors son innocence en rajoutant une didascalie qui dit qursquoHauviette rit en
prononccedilant ces mots
hellippour tuer la guerre il faut un chef de guerre [hellip] et ce nrsquoest pas nous Nrsquoest-ce pas Qui ferons la guerre Ce nrsquoest pas nous qui serons jamais des chefs de guerre Alors nous en attendant qursquoon ait tueacute la guerre il nous faut travailler nous chacun de son cocircteacute chacun de son mieux agrave garder sauf tout ce qui nrsquoest pas encore gacircteacuteraquo (OPD 425-426)
Peacuteguy pour souligner que Hauviette est aussi une sainte dans ses yeux place
dans sa bouche un reacutecit qui vient de la vie de saint Louis de Gonzague
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Si jrsquoeacutetais agrave la maison occupeacutee agrave filer mon peson de laine ou ccedila revient au mecircme si jrsquoeacutetais agrave jouer aux boquillons parce que ce serait lrsquoheure de jouer et si on venait me dire si quelqursquoun accourait Hauviette Hauviette crsquoest lrsquoheure du jugement lrsquoheure du jugement dernier dans une demi-heure lrsquoange va commencer agrave sonner de la trompettehellip [hellip]
Je continuerais agrave filer ma laine et ccedila revient au mecircme je continuerais agrave jouer aux boquillonshellip [hellip]
Parce que le jeu des creacuteatures est agreacuteable agrave Dieu Lrsquoamusement des petites filles lrsquoinnocence des petites filles est agreacuteable agrave Dieu [hellip] Tout est agrave Dieu tout regarde Dieu tout se fait sous le regard de Dieu toute la journeacutee est agrave Dieu Toute la priegravere est agrave Dieu tout le travail est agrave Dieu tout le jeu aussi est agrave Dieu quand crsquoest lrsquoheure de jouer Je suis une petite Franccedilaise je nrsquoai pas peur de Dieu parce qursquoil est notre pegravere (OPD 427-428)
Crsquoest une sainte du peuple une sainte de la paroisse elle nrsquoest pas une sainte
pour toute la France comme le deviendra Jeannette elle nrsquoest pas une sainte pour
toute lrsquoEacuteglise comme Madame Gervaise qui au couvent prie pour le salut de tous
mais elle est une sainte dans sa paroisse et pour sa paroisse Hauviette est donc
sainte parce que lrsquoenfance est sainte parce que lrsquoinnocence est sainte et parce que la
confiance et lrsquoespeacuterance sont saintes
En commenccedilant par des personnaliteacutes politiques ou litteacuteraires qui sont des
exemples agrave suivre en tant qursquoauteurs ou bien en tant que membres drsquoun groupe
politique comme Jauregraves pour les socialistes Peacuteguy arrive aux heacuteros et aux saints
Degraves lors il ne srsquoagit plus seulement de suivre de mettre ses pas dans ceux de
lrsquoexemple choisi mais aussi de lrsquoimiter Les heacuteros ont ceci de particulier que leurs
actes sont inimitables par leur essence mecircme sinon tout le monde pourrait ecirctre un
heacuteros En revanche chaque chreacutetien est appeleacute agrave imiter le Christ donc agrave devenir
saint Ainsi les saints deviennent des exemples agrave imiter Maurice Barregraves dans
LrsquoEcho de Paris du 28 feacutevrier 1910 eacutecrit agrave propos du Mystegravere de la chariteacute de
Jeanne drsquoArc
O stupeur Aux yeux de ce jeune normalien de grande culture classique tregraves meacuteditatif entecircteacute nullement un faiseur de paradoxes frivoles Jeanne drsquoArc est un modegravele Et pas drsquoeacutequivoque Il ne srsquoagit pas drsquoun modegravele drsquoapregraves lequel modeler sculpter eacutecrire Non un modegravele drsquoapregraves lequel vivre
81
CHAPITRE II LES VERTUS SELON PEacuteGUY
Si Peacuteguy se fait lrsquoapocirctre des vertus theacuteologales la foi la chariteacute et lrsquoespeacuterance
on ne lrsquoentend pas souvent parler des quatre vertus cardinales la tempeacuterance la
force la prudencehellip Seule la justice trouve gracircce agrave ses yeux En revanche si lrsquoon
considegravere qursquoune vie selon les vertus est ce qui fait drsquoun homme un saint Peacuteguy en
a sa propre laquo liste raquo
Certaines vertus vraisemblablement ne sont pas issues de son cateacutechisme ni de
sa foi chreacutetienne plus approfondie Elles pourraient ecirctre qualifieacutees de vertus
socialistes celles qui rendent un homme digne drsquoecirctre citoyen de la laquo citeacute
harmonieuse raquo deacutecrite par Peacuteguy en 1897 Sans doute elles sont issues de la culture
judeacuteo-chreacutetienne et ne srsquoen deacutemarquent pas mais il se peut que ce soit justement la
reacuteflexion sur le citoyen parfait qui ait finalement ameneacute Peacuteguy agrave penser la sainteteacute
Mais drsquoautres vertus ne sont-elles pas agrave recenser issues de sa freacutequentation des
juifs et de ses notions du judaiumlsme acquises agrave leur contact Le saint de Peacuteguy
serait-il un tzadik
Une question se pose en contrepoint des nombreuses vertus que Peacuteguy
mentionne et admire dans ses textes peut-on parler de vices Visiblement pour
Peacuteguy il nrsquoexiste que deux vices veacuteritables la reacutepeacutetition et la politique La
reacutepeacutetition est contraire au renouvellement agrave la possibiliteacute du nouveau incarneacutee
reacutealiseacutee dans la vertu de lrsquoespeacuterance
Quant agrave la politique en utilisant ce mot Peacuteguy ne parle pas uniquement de
lrsquoaction politique de lrsquoacte de diriger la France ou drsquoinfluencer drsquoune maniegravere ou
drsquoune autre le cours de son histoire Peacuteguy le militant chantre de saints agissants
ne saurait srsquoopposer agrave aucune action qui puisse contribuer agrave la construction de la
citeacute harmonieuse lrsquoaction dans et pour la socieacuteteacute est indispensable Mais chez
Peacuteguy laquo la politique raquo est ce qui est contraire agrave la vertu qursquoil honore le plus celle
de la justice (et de la justesse) La justice ne peut srsquoopeacuterer que dans une pleine
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reconnaissance du reacuteel pour pouvoir agir au cœur de lrsquoeacuteveacutenement La politique peut
reacutecupeacuterer pour utiliser dans un but mecircme beau mais exteacuterieur agrave lrsquoeacuteveacutenement
preacutesent nrsquoimporte quelle veacuteriteacute reacutealiteacute situation actuelle preacutesente elle peut donc
la deacutenaturer en la deacuteracinant de son milieu originaire et originel La justice et
surtout la laquo justesse raquo dont Peacuteguy parle dans son œuvre poeacutetique est contraire agrave
cela La justesse suppose une volonteacute de tendre vers lrsquoharmonie le deacutesir de
srsquoaccorder avec les autres pour que lrsquoensemble sonne juste crsquoest lrsquoeacutecoute de soi de
lrsquoautre et de lrsquoeacuteveacutenement qui devient la pierre angulaire de la citeacute harmonieuse
1 Les vertus socialistes
De Platon agrave Peacuteguy comme le deacuteplore lrsquoarticle laquo vertu raquo du Dictionnaire de
spiritualiteacute le mot laquo vertu raquo a subi une laquo inflation verbale raquo103 Et la penseacutee de
Peacuteguy suit finalement tous les meacuteandres du chemin que le sens du mot laquo vertu raquo a
pu emprunter
En tentant de deacutecrire une citeacute harmonieuse constitueacutee de citoyens parfaits
Peacuteguy ne peut certainement pas se passer de la Reacutepublique de Platon qui le
premier avait systeacutematiseacute les vertus indispensables agrave lrsquoEacutetat celles qui plus tard
seront appeleacutees cardinales laquo car elles correspondent agrave la constitution naturelle de
lrsquohomme dont elles expriment lrsquoharmonie et la santeacute morale raquo104 Le jeune Peacuteguy est
tregraves platonicien les vertus chez les citoyens de sa citeacute harmonieuse sont inneacutees
autrement la citeacute ne serait pas harmonieuse Alain Thomasset explique laquo Pour
Platon la vertu est une forme de connaissance de ce qui est vraiment bon pour
lrsquohomme et qui le rend capable drsquoagir comme il faut raquo105 Les citoyens de sa citeacute
103 Dictionnaire de spiritualiteacute asceacutetique et mystique doctrine et histoire TXVI Paris Beauchesne 1994 p 490 104 Op cit Dictionnaire de spiritualiteacute p 485 105 THOMASSET Alain sj Interpreacuteter et agir jalons pour une eacutethique chreacutetienne Paris Cerf 2011 p 302
83
harmonieuse sont presque des anges ils sont parfaits et le jeune Peacuteguy nrsquoeacutecrit pas
ce qursquoil faut faire pour devenir digne de cette citeacute Mais cela constituera la
recherche de toute sa vie
En revanche la sainte bien que pas encore canoniseacutee agrave lrsquoeacutepoque que Peacuteguy
deacutecrit minutieusement Jeanne drsquoArc ne semble pas aussi parfaite dans la trilogie
de 1897 Jeanne drsquoArc comme dans sa reacuteeacutecriture dix ans plus tard dans le Mystegravere
de la chariteacute de Jeanne drsquoArc elle blasphegraveme elle se reacutevolte elle ment agrave ses
parents elle deacutesobeacuteit au nom de la justice pour que justice soit faite pour que
veacuteriteacute soit faite la veacuteriteacute de la France qui est aux Franccedilais et doit ecirctre gouverneacutee par
le Roi de France parce que Dieu le veut ainsi On deacutecouvre alors que la justice est
une vertu chez Peacuteguy une vertu qui peut sembler chevaleresque mais tout son
combat socialiste est une sorte drsquoaventure chevaleresque avec des laquo tournois raquo dans
les couloirs de la Sorbonne au deacutebut dans les pages poleacutemiques voire pamphleacutetaires
des Cahiers par la suite
a) Peacuteguy ndash preux chevalier du socialisme
En grand connaisseur et amateur du Moyen Age Peacuteguy se fabriqua drsquoune
certaine maniegravere surtout dans les premiegraveres anneacutees de lrsquoexistence des Cahiers de la
quinzaine une sorte de code des vertus chevaleresques du socialisme Il deacutefendait
avec une vaillance de guerrier le socialisme tel qursquoil le voyait la veacuteriteacute et la justice
avec ses poings et avec ses mots sa parole eacutetait une parole de veacuteriteacute et il y tenait
jusqursquoagrave la deacutemesure (laquo Dire la veacuteriteacute toute la veacuteriteacute rien que la veacuteriteacute dire
becirctement la veacuteriteacute becircte ennuyeusement la veacuteriteacute ennuyeuse tristement la veacuteriteacute
triste raquo (I 291-292)) il se voyait en deacutefenseur de tous les opprimeacutes et de tous les
perseacutecuteacutes il deacutepensait tout son argent pour sa cause sans penser agrave soi (et parfois
aussi sans penser vraiment agrave sa famillehellip) en chevalier sans peur et sans reproche
qui se bat pour la reacutevolution mystique et morale Don Quichotte du XXe siegravecle
Pocquet-du-Haut-Jusseacute eacutecrit laquo A vrai dire il est un peu artificiel de seacuteparer chez
Peacuteguy le combat pour la justice de celui pour la veacuteriteacute surtout dans le cadre de
84
lrsquoAffaire Il est bien clair en effet que reacutetablir la veacuteriteacute agrave propos de Dreyfus crsquoest du
mecircme coup lui rendre justice raquo106
La justice et la veacuteriteacute semblent tellement centrales chez Peacuteguy que Roula Helou
va jusqursquoagrave dire qursquoil suffit qursquoun homme deacutefende ardemment ces valeurs pour que
Peacuteguy le considegravere comme saint107
Dix ans plus tard il garde encore sa fierteacute chevaleresque dans Notre Jeunesse
sa reacuteponse agrave Haleacutevy qui lrsquoa brouilleacute au moins pour un certain temps avec cet ami
fidegravele est pleine de fierteacute et drsquoindignation parce qursquoil trouve que Haleacutevy a donneacute
aux dreyfusards un air de laquo chiens battus raquo
Je ne me sens nullement ce poil de chien battu Je consens drsquoavoir eacuteteacute vainqueur je consens (ce qui est mon jugement propre) drsquoavoir eacuteteacute vaincu (ccedila deacutepend du point de vue auquel on se place) je ne consens point drsquoavoir eacuteteacute battu Je consens drsquoavoir eacuteteacute ruineacute (dans le temporel et fort exposeacute dans lrsquointemporel) je consens drsquoavoir eacuteteacute trompeacute je consens drsquoavoir eacuteteacute berneacute Je ne consens point drsquoavoir eacuteteacute mouilleacute Je ne me sens point ce poil de chien mouilleacute Je ne me reconnais point dans ce portrait Nous eacutetions autrement fiers autrement droits autrement orgueilleux infiniment fiers portant haut la tecircte infiniment pleins infiniment gonfleacutes des vertus militaires (III 41)
Peacuteguy eacutecrit plus loin que lrsquohumiliteacute et la peacutenitence ont leur place parmi les
vertus chreacutetiennes mais qursquoen tant que civil laiumlc il veut laquo ecirctre bourreacute drsquoorgueil raquo
(III 42) Parce qursquoun chevalier mecircme vaincu qui a perdu sa fierteacute son orgueil de
combattant en se repentant de ses actes guerriers nrsquoest plus un fier vaincu mais un
laquo chien battu raquo Ensuite Peacuteguy eacutenumegravere les vertus qursquoil deacutefinit comme
laquo franccedilaises raquo et qui constituent eacutegalement une sorte de code chevaleresque en
concluant que ces qualiteacutes ces vertus deacutefinissent lrsquoheacuteroiumlsme lrsquoheacuteroiumlsme franccedilais
la vaillance claire la rapiditeacute la bonne humeur la constance la fermeteacute un courage opiniacirctre mais de bon ton de belle tenue de bonne tenue fanatique agrave la fois et mesureacute forceneacute ensemble et pleinement senseacute une tristesse gaie qui est le propre du Franccedilais un propos deacutelibeacutereacute une reacutesolution chaude et froide une aisance un renseignement constant une dociliteacute et ensemble une reacutevolte constante agrave lrsquoeacuteveacutenement une impossibiliteacute organique agrave consentir agrave lrsquoinjustice agrave prendre son parti de rien Un deacutelieacute une finesse de lame Une acuiteacute de pointe (III 87)
Souvent quand Peacuteguy deacutecrit la France et les Franccedilais il procegravede par des
contrastes des oppositions des contradictions apparentes qui en veacuteriteacute ne sont pas 106 POQUET DU HAUT-JUSSEacute Laurent-Marie Charles Peacuteguy et la moderniteacute essai drsquointerpreacutetation theacuteologique drsquoune œuvre litteacuteraire Perpignan Artegravege 2010 p 48 107 HELOU Roula Les Images dans les mystegraveres de Charles Peacuteguy Villeneuve drsquoAscq Presses universitaires du Septentrion 2002 p 183
85
aussi contradictoires Toutes les qualiteacutes toutes les vertus eacutenumeacutereacutees dans cette liste
supposent une fideacuteliteacute agrave la veacuteriteacute et agrave la justice notamment par une reconnaissance
active de la reacutealiteacute Ecirctre vaillant mais sans ecirctre aveugleacute par la rage ecirctre vaillant de
maniegravere lucide laquo claire raquo Ecirctre rapide pour pouvoir reacutepondre agrave lrsquoeacuteveacutenement sans
tarder Ecirctre constant ce mot revient plusieurs fois dans cette liste ecirctre constant
donc ecirctre fidegravele agrave soi-mecircme demeurer soi Fanatique et forceneacute et cependant tout
mesureacute et senseacute voilagrave une belle description drsquoun heacuteros ou drsquoune heacuteroiumlne comme
Jeanne drsquoArc qui eacutetait fanatique et forceneacutee dans la fideacuteliteacute agrave sa vocation ceacuteleste
mais pleine de bon sens non seulement dans le portrait que Peacuteguy en fait mais dans
les textes de son procegraves dans son action sur terre laquo Une tristesse gaie raquo parce que
consciente de la reacutealiteacute pas toujours joyeuse mais refusant de srsquoappuyer
uniquement sur lrsquoexpeacuterience neacutegative du passeacute pleine drsquoespeacuterance laquo Une
reacutesolution chaude et froide raquo chaude parce que rapide reacuteactive par rapport au
preacutesent reacuteel agrave lrsquoeacuteveacutenement mais pourtant froide reacutefleacutechie Et laquo une acuiteacute raquo qui
rend possible la laquo justesse raquo
Dans le texte intituleacute par ses eacutediteurs Le Mystegravere de la vocation de Jeanne
drsquoArc (ce qui eacutetait drsquoailleurs le premier titre du mystegravere que Peacuteguy a changeacute au
dernier moment) retrancheacute par son auteur du manuscrit du Mystegravere de la chariteacute de
Jeanne drsquoArc Jeannette prie pour que Dieu donne agrave la France un chef de guerre et
deacutecrit les vertus qui doivent le caracteacuteriser il doit avoir une laquo vaillance neuve raquo
crsquoest-agrave-dire pleine drsquoespeacuterance confiante dans le futur puisque le mot laquo neuf raquo chez
Peacuteguy est presque un synonyme de lrsquoespeacuterance il doit pourvoir enseigner
laquo lrsquoefficace priegravere Et qui relegraveve droit les acircmes affaisseacutees raquo (OPD 555-556) il doit
donc guider les autres aussi dans sa relation agrave Dieu
Un capitaine dur pour les batailles dures
Un vainqueur pitoyable aux hommes apaiseacutes
Toujours precirct agrave braver les cuisantes morsures
Du fer et toujours precirct agrave lrsquoappel des blesseacutes (OPD 566)
Suit une longue meacuteditation sur les vainqueurs qui le plus souvent ne sont pas
charitables et sur laquo ceux qui sont charitables [et] ne sont pas vainqueurs raquo
(OPD 467) mais pour sauver la France il faut un chef qui saura vaincre en priant
86
et en eacutetant charitable qui saura guider les soldats dans la vaillance et dans la priegravere
et dans la chariteacute un chef pour qui la chariteacute ne srsquoopposera pas agrave lrsquoaction mais
pour qui lrsquoaction dans le monde y compris lrsquoacte de guerre celui de laquo tuer la
guerre raquo sera un fruit de la priegravere Et dans son dernier texte la Note conjointe sur
M Descartes et la philosophie carteacutesienne Peacuteguy parle de lrsquoaudace qui est laquo seule
est grande raquo (III 1279) Parce qursquoun audacieux ose et que le neuf devient possible
Jeannette exige la mecircme vaillance charitable de ses soldats elle voudrait
qursquolaquo ils fassent leur tacircche comme on fait un meacutetier raquo (OPD 574) sans colegravere sans
haine juste comme nrsquoimporte quel travail paisiblement elle voudrait que ses
soldats se battent contre leurs ennemis mais sans leur en vouloir pour de bon Et agrave
la fin de ce monologue elle dit elle-mecircme que cela est impossible Et crsquoest pour
cette raison finalement que crsquoest elle qui est choisie parce que crsquoest possible pour
elle Peacuteguy donne agrave son heacuteroiumlne sa propre exigence sans borne Il est exigeant avec
lui-mecircme Son combat pour la veacuteriteacute est exigeant pour ceux qui sont avec lui et
violent envers ses adversaires Peacuteguy fait peur agrave certains notamment agrave Romain
Rolland et agrave drsquoautres Jean Onimus eacutecrit que laquo Son rocircle au service de la veacuteriteacute
nrsquoest pas de faire plaisir mais plutocirct de blesser sans cesse Sa vocation profonde est
drsquoecirctre une conscience le sel qui corrode mais qui purifie et qui conserve raquo108
Dans la lettre de Peacuteguy agrave Eacutemile Zola publieacutee dans lrsquoAurore du 23 janvier 1898
le mot laquo justice raquo se retrouve cinq fois en deux alineacuteas
Les socialistes sous peine de deacutecheacuteance doivent marcher pour toutes les justices qui sont agrave reacutealiser Ils nrsquoont pas agrave consideacuterer agrave qui servent les justices reacutealiseacutees car ils sont deacutesinteacuteresseacutes ou ils ne sont pas Ils nrsquoont pas non plus agrave preacutetexter les injustices passeacutees pour se refuser agrave la justice preacutesente pare que crsquoest lagrave de la vengeance et du talion non pas de la justice Pour ces raisons nous saluons comme les futurs citoyens de la citeacute socialiste les hommes du meacutetier les ouvriers manuels et intellectuels en particulier les universitaires qui ont quitteacute leurs travaux ordinaires pour travailler agrave lrsquoentier recouvrement de la justice (I 45)
Un peu plus loin dans la mecircme bregraveve lettre Peacuteguy fustige seacutevegraverement ceux qui
ont laquo faibli raquo
108 ONIMUS Jean La route de Charles Peacuteguy Paris Plon 1962 p 41
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b) La justice la liberteacute et la veacuteriteacute
La justice deacutesinteacuteresseacutee sert lrsquoeacutegaliteacute si la justice est reacutealiseacutee uniquement dans
le preacutesent sans consideacuterer envers qui elle est rendue rien ne fait obstacle agrave une
eacutegaliteacute telle que Peacuteguy la voyait en ce moment plus tard il doutera de la possibiliteacute
de concilier fraterniteacute et eacutegaliteacute et il choisira la fraterniteacute
Feacutelicien Challaye109 cite un carnet de notes ou il avait recueilli les indications
de Peacuteguy pour le laquo Journal vrai raquo ce journal socialiste que Peacuteguy voulait creacuteer avec
ses condisciples agrave lrsquoEacutecole Normale il y exigeait que les journalistes qui
contribueraient travaillent agrave cocircteacute pour vivre laquo non de lrsquoaction comme les
politiciens mais pour lrsquoaction raquo (lettre citeacutee dans I CXXVI)
En eacutevoluant la penseacutee de Peacuteguy devient plus aristoteacutelicienne les vertus sont
deacutesormais non inneacutees mais acquises or comme lrsquoexplique lrsquoarticle laquo Vertus raquo du
Dictionnaire de spiritualiteacute les vertus naissent gracircce agrave laquo des actes eacutemanant de la
liberteacute humaine dont ils expriment la maicirctrise et la stabiliteacute dans ses choix raquo110 La
vertu se fait ainsi une expression de la perfection drsquoun ecirctre humain laquo Lrsquoeacutethique
aristoteacutelicienne vise le bonheur comme finaliteacute propre de lrsquohomme et lrsquoaction est le
moyen de lrsquoatteindre la pratique concregravete des vertus morales megravene agrave
lrsquoaccomplissement de la nature humaine raquo111 Mais surtout chez Aristote les vertus
profitent agrave la fois au bonheur de lrsquohomme par son accomplissement et au bonheur
de la citeacute elles unifient et construisent la communauteacute
Agrave lrsquoEacutecole normale Peacuteguy devient un fidegravele disciple de Kant Geacuteraldi Leroy
eacutecrit de Marcel ou le dialogue de la citeacute harmonieuse laquo La citeacute harmonieuse veut
reacutealiser le Kantisme raquo112 et Jean-Noeumll Dumont le confirme en eacutecrivant que Peacuteguy
cherche et trouve chez Kant laquo lrsquoaspiration agrave une justice universelle raquo113
109 CHALLAYE Feacutelicien Peacuteguy socialiste Paris Amiot-Dumont 1954 110 Op cit Dictionnaire de spiritualiteacute p 486 111 THOMASSET Alain opcit p 302 112 LEROY Geacuteraldi Peacuteguy entre lrsquoordre et la reacutevolution Paris Presse de la Fondation Nationale des Sciences Politiques 1981 p 82 113 DUMONT Jean-Noeumll Peacuteguy Lrsquoaxe de deacutetresse Paris Michalon 2005 p 40
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Cependant la justice la liberteacute et la veacuteriteacute ne sont pas chez Peacuteguy des vertus
qursquoon peut pratiquer mais plutocirct des reacutealiteacutes qursquoon reconnaicirct ou pas auxquelles on
adhegravere ou pas Mecircme dans la peacuteriode de sa vie ougrave Peacuteguy semblait ecirctre loin du
religieux la veacuteriteacute la liberteacute et la justice eacutetaient pour lui des sortes de vertus
theacuteologales suppleacutementaires crsquoest-agrave-dire des qualiteacutes de Dieu que lrsquohomme peut
reconnaicirctre auxquelles il peut adheacuterer et qursquoil peut accueillir comme une gracircce
cette gracircce le poussera agrave lrsquoaction qui sera alors juste et vraie En teacutemoignent ces
mots issus drsquoun petit article dans la Revue blanche du 1er avril 1899 sur lrsquoaffaire
Dreyfus intituleacute laquo Lrsquoopinion publique raquo
Nous ne croyons pas du tout que tant drsquoadheacutesions consideacuterables aient authentiqueacute la veacuteriteacute aient justifieacute la justice la veacuteriteacute nrsquoavait pas besoin drsquoecirctre authentiqueacutee puisque elle eacutetait authentique la justice nrsquoavait pas besoin drsquoecirctre justifieacutee puisqursquoelle eacutetait la justice mais nous sommes heureux de ce qursquoun grand nombre de nos concitoyens ont reconnu la justice et reconnu la veacuteriteacute (I 198)
Quand elle est accueillie inteacutegreacutee et servie la veacuteriteacute pousse agrave lrsquoaction et
devient alors une vertu qursquoon peut aussi mettre en pratique Peacuteguy en teacutemoigne dans
sa Lettre du Provincial dans le premier Cahier de la quinzaine en parlant de
lrsquoaffaire Dreyfus laquo Nous fucircmes les chercheurs et les serviteurs de la veacuteriteacute Telle
eacutetait en nous la force de la veacuteriteacute que nous lrsquoaurions proclameacutee envers et contre
nous Telle fut hors de nous la force de la veacuteriteacute qursquoelle nous donna la victoire raquo
(I 295) La veacuteriteacute est ici deacutefinie comme une gracircce qui descend sur les hommes et
les transforme en les poussant agrave la proclamer et en leur donnant une force visible
apparente aux yeux de tous une force de teacutemoignage Dans Le Mystegravere des saints
Innocents la veacuteriteacute est la vertu par excellence qui rapproche lrsquohomme de Dieu
Comme leur liberteacute a eacuteteacute creacuteeacutee agrave lrsquoimage et agrave la ressemblance de ma liberteacute dit Dieu comme leur liberteacute est le reflet de ma liberteacute Ainsi jrsquoaime agrave trouver en eux comme une certaine gratuiteacute qui soit comme un reflet de la gratuiteacute de ma gracircce qui soit comme creacuteeacutee agrave lrsquoimage et agrave la ressemblance de la gratuiteacute de ma gracircce (OPD 822)
Peacuteguy deacutecrit un cercle vertueux la gracircce de Dieu accorde agrave lrsquohomme la liberteacute
qui le rend semblable agrave Dieu et en priant dans la gratuiteacute lrsquohomme se rend
disponible agrave la gracircce de Dieu qui le rend libre
Selon Peacuteguy on ne peut pas pratiquer les vertus de la liberteacute et de la justice
temporairement ou les pratiquer dans un domaine de sa vie plutocirct que dans un
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autre On peut les servir et les accueillir comme les vertus theacuteologales chreacutetiennes
qui sont theacuteologales parce qursquoelles caracteacuterisent Dieu Dans Un poegravete lrsquoa dit Peacuteguy
affirme laquo la liberteacute ne srsquoapprend pas raquo (II 818) Que caracteacuterisent donc ces trois
vertus la veacuteriteacute la liberteacute la justice Apparemment ce que Peacuteguy dans un texte
de 1904 consacreacute au Discours pour la liberteacute de Clemenceau appelle laquo la pleine
autoriteacute morale raquo qui change lrsquohomme et lrsquohumaniteacute pour rendre possible la
reacutevolution morale et lrsquoavegravenement de la citeacute harmonieuse
Ni la justice ni la veacuteriteacute ni la liberteacute ne sont intermittentes elles ne sont pas intermittentes selon le temps elles ne varient pas avec les anneacutees elles ne sont pas intermittentes selon le lieu elles ne varient pas avec les pays elles ne varient pas avec les anneacutees politiques elles ne varient pas avec les pays avec les partis politiques en ce sens elles sont universelles comme elles sont eacuteternelles immuables on ne peut les servir un temps les trahir un autre les servie quelque part les trahir ailleurs celui qui les sert autant qursquoil peut partout et toujours a seul qualiteacute pour parler en leur nom (I 1359)
Peacuteguy dans ce texte insiste sur lrsquoune de ses thegraveses favorites ce ne sont pas les
politiques ni la politique qui peuvent effectuer une reacutevolution sociale crsquoest la
mystique qui suppose un changement inteacuterieur seuls une transformation morale un
changement de lrsquohomme qui vient de lrsquointeacuterieur peuvent ecirctre universels Un peu
plus loin Peacuteguy eacutecrit qursquoon ne doit pas ecirctre fidegraveles agrave des hommes qui sont tantocirct
libres et justes tantocirct non mais agrave la liberteacute la justice et la veacuteriteacute mecircme Pour lui ce
ne sont pas des chemins pour atteindre un but mais le but mecircme laquo des fins
eacuteternelles drsquoaction de penseacutee qursquoon les doit invoquer et poursuivre eacutegalement dans
la victoire et dans la deacutefaite [hellip] elles sont une regravegle de vie eacuteternelle sans
exception sans vieillissement et sans commutateur raquo (I 1502)
Tout en deacutecrivant les vertus de veacuteriteacute justice et liberteacute comme des dons qursquoon
peut accueillir mais qursquoon ne sait pas toujours comment mettre en pratique Peacuteguy
la mecircme anneacutee dans Zangwill propose un chemin pour suivre la veacuteriteacute pour y
adheacuterer pleinement le reacuteel laquo Eacutepuiser lrsquoimmensiteacute lrsquoindeacutefiniteacute lrsquoinfiniteacute du deacutetail
pour obtenir la connaissance de tout le reacuteel telle est la surhumaine ambition de la
meacutethode discursive (I 1415)raquo eacutecrit-il et mecircme si cela reacutesonne encore une fois
comme une forme de sacerdoce drsquoeffort surhumain il srsquoagit bien de la meacutethode de
travail de lrsquohistorien et du journaliste que Peacuteguy voit comme un sacerdoce au
service du divin reacuteel Il approfondit ce sujet dans un texte de 1905 non publieacute de son
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vivant Heureux les systeacutematiques qui est un hymne agrave la reacutealiteacute Se mettre au
service du don de la veacuteriteacute crsquoest adheacuterer agrave la reacutealiteacute tout entiegravere dans sa complexiteacute
et sa contradiction parfois
Quand le theacuteoricien quand le raisonneur se trouve en preacutesence drsquoune reacutealiteacute complexe non point seulement compliqueacutee de complications mais complexe de complexiteacute particuliegraverement quand il se trouve en preacutesence drsquoune reacutealiteacute double son premier mouvement ougrave il se tient parce que crsquoest le mauvais est de ne retenir qursquoune partie de cette reacutealiteacute complexe particuliegraverement une des deux parties dans les reacutealiteacutes doubles il eacutelimine instinctivement automatiquement tout le reste ce qui le gecircne particuliegraverement lrsquoautre des deux parties dans nulle inquieacutetude au contraire il srsquoen sait bon greacute il srsquoen estime drsquoautant il se mesure agrave cela il se trouve tregraves fort il serait inquiet au contraire srsquoil fardait beaucoup de reacutealiteacute srsquoil respectait la reacutealiteacute il serait anxieux srsquoil gardait toute la reacutealiteacute il ne se reconnaicirctrait pas ainsi naissent les systegravemes (II 223)
Dans ce texte posthume Peacuteguy fustige laquo les systeacutematiques raquo crsquoest-agrave-dire ceux
qui confronteacutes agrave la contradiction du reacuteel en font un systegraveme qui permet de concilier
les diffeacuterentes facettes qui semblent srsquoexclure les unes les autres et ne pas pouvoir
srsquoharmoniser Lrsquoharmonie de la veacuteriteacute nrsquoest pas celle qui efface les diffeacuterences et les
contradictions celui qui sert la veacuteriteacute se tient au cœur des contradictions du reacuteel
Il existe tout de mecircme deux formes drsquoexercice de la veacuteriteacute deux possibiliteacutes de
la pratiquer et non seulement de lrsquoaccueillir la premiegravere crsquoest celle de la dire tout
simplement crsquoest celle que Peacuteguy choisit comme vocation premiegravere des Cahiers de
la quinzaine la seconde crsquoest de ne jamais se trahir Le reacuteel auquel on est
confronteacute de la maniegravere la plus serreacutee et ineacutevitable crsquoest soi-mecircme et Peacuteguy le sait
bien quand il eacutevoque dans le ceacutelegravebre portrait de Bernard-Lazare au cœur de Notre
Jeunesse laquo cette fideacuteliteacute agrave soi-mecircme qui est tout de mecircme lrsquoessentiel raquo (III 61) La
fideacuteliteacute agrave soi-mecircme suppose une connaissance de soi loin de la fausse humiliteacute
Peacuteguy dit dans ce mecircme texte sur Bernard-Lazare qursquoil laquo se sentait fort raquo et laquo avait
confiance en soi Comme tous les veacuteritables forts raquo (III 75) Bernard-Lazare eacutetait
pour Peacuteguy une sorte de preux chevalier deacutefenseur des juifs et protecteur des
opprimeacutes
Se sentir fort et avoir confiance en soi cela fait partie de lrsquohonneur drsquoun
chevalierhellip ou drsquoun saint Dans Victor-Marie comte Hugo Peacuteguy en parlant des
heacuteros de Corneille de Polyeucte et du Cid Peacuteguy dit que laquo Cet honneur de sainteteacute
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venu proceacutedant par promotion de lrsquohonneur chevaleresque raquo (III 310) crsquoest le
mecircme honneur qui peut eacutelever un heacuteros vers la sainteteacute
La laquo vertu raquo chez Peacuteguy est aussi la laquo vertu reacutepublicaine raquo une sorte
drsquoauthenticiteacute loueacutee encore par Robespierre et qui finalement se reacutesume en
liberteacute eacutegaliteacute et fraterniteacute Cependant deacutejagrave dans Marcelhellip Peacuteguy rejette lrsquoeacutegaliteacute
en tant que valeur bourgeoise parce qursquoelle supposerait un calcul or les valeurs
dont Peacuteguy parle dans ce texte ne sont pas deacutenombrables Il y a aussi des vertus
bourgeoises auxquelles Peacuteguy adhegravere sans heacutesiter celles du travail de lrsquoeacuteconomie
de lrsquoobeacuteissance de lrsquoordre que Peacuteguy a apprises aupregraves de sa megravere et de sa grand-
megravere et qui sont resteacutees essentielles pour lui jusqursquoagrave sa mort
En revanche dans ce texte Peacuteguy eacutecrit aussi que les citoyens de la citeacute
harmonieuse nrsquoont pas besoin de justice pour la mecircme raison lrsquoimpossibiliteacute du
calcul et de la comparaison des valeurs il refuse aussi la notion de chariteacute laquo parce
que toute chariteacute suppose des manques et que la citeacute harmonieuse ne laisse manquer
de rien les citoyens raquo (I 61) La seule loi qui reacutegit cette citeacute est celle de lrsquoharmonie
Parler de vertus dans la citeacute harmonieuse est deacutelicat puisque la vertu
srsquoapplique le plus souvent agrave un individu ce qui rend possible la comparaison le
jugement drsquoune personne comme plus vertueuse qursquoune autre or toute comparaison
est contraire agrave lrsquoideacutee que Peacuteguy a de lrsquoharmonie Cependant Peacuteguy mentionne les
sentiments laquo sains raquo des citoyens de la citeacute qui rendent possible leur cohabitation
harmonieuse laquo Les citoyens de la citeacute nrsquoont aucun des sentiments que nous
nommons dans la socieacuteteacute non harmonieuse les sentiments malsains crsquoest-agrave-dire
aucun des sentiments qui deacuteforment les acircmes et souvent ainsi les corps raquo (I 71)
Parmi les sentiments les plus contraires agrave lrsquoharmonie Peacuteguy cite la haine qui laquo est
tueuse de lrsquoamour raquo et la jalousie qui est laquo la malfaccedilon de lrsquoamour raquo Il dresse
ensuite tout une liste de sentiments malsains
Ainsi les citoyens de la citeacute harmonieuse nrsquoont pas les sentiments que nous nommons les sentiments de lrsquoeacutemulation de la rivaliteacute de la concurrence les sentiments de la guerre civile de la guerre eacutetrangegravere de la guerre eacuteconomique de la guerre militaire de la guerre priveacutee de la guerre publique les sentiments de lrsquoambition publique de lrsquoambition priveacutee lrsquoanimositeacute la colegravere la vengeance la rancune lrsquoenvie la meacutechanceteacute Ils ne savent pas ce que crsquoest que le mensonge (I 71)
92
Les citoyens de la citeacute harmonieuse ne peuvent pas pratiquer de vertu puisque
cela supposerait lrsquoexistence drsquoun comportement non vertueux ce qui est impossible
au sein de la citeacute harmonieuse Degraves lors Peacuteguy dresse une sorte de liste apophatique
de vertus Il y a aussi les vertus supposeacutees de ceux qui ont construit la citeacute et que la
citeacute a oublieacutes parce qursquoelle nrsquoa mecircme pas le souvenir de la possibiliteacute des
sentiments malsains Le travail devient ainsi une vertu non en tant qursquoeacuteleacutement
obligatoire de la vie de la citeacute mais en tant qursquoabsence de paresse la liberteacute en tant
que vertu pratiqueacutee devient plutocirct absence de domination
En revanche en dressant le portrait utopique drsquoune laquo acircme individuelle raquo
citoyenne de la citeacute harmonieuse Peacuteguy deacutecrit le reacutesultat drsquoune vie de vertu le fruit
drsquoune humaniteacute laquo assainie raquo par une reacutevolution morale ougrave les hommes libres ne
sont mus que par des
volitions [hellip] indeacutependantes et libres de tout parce qursquoil ne convient pas que les volitions soient commandeacutees par ce qui pourrait deacuteformer les acircmes en particulier par ce qui pourrait deacuteformer les volitions en particulier il ne convient pas que les volitions des acircmes individuelles soient commandeacutees par la citeacute par un peuple par un individu Rien drsquoexteacuterieur aux acircmes harmonieuses ne commande les volitions de ces acircmes [hellip] Les vouloirs des citoyens dans la citeacute harmonieuse en vont qursquoagrave des fins harmonieuses (I 82-83)
On y parvient en pratiquant les vertus Peacuteguy commence par la description de
la fin du chemin et srsquoemploiera toute sa vie agrave le baliser
c) Le travail
Le travail est la vertu dont le jeune Peacuteguy parle le plus apregraves la justice une
vertu tant socialiste que bourgeoise mais aussi chreacutetienne Dans sa thegravese sur Le sens
du travail dans la penseacutee de Charles Peacuteguy Marc Gaucherand eacutecrit que Peacuteguy
pense le travail dans sa relation avec la reacuteveacutelation du christianisme agrave la relation
entre le travailleur et le monde travailleacute srsquoajoute Dieu qui a lui-mecircme eacuteteacute travailleur
et qui pose son regard sur celui qui travaille Marc Gaucherand voit chez Peacuteguy une
veacuteritable theacuteologie du travail dans la mesure ougrave il le considegravere comme connaissance
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du travail de Dieu (la Creacuteation et la Reacutedemption) cependant qursquoil considegravere le
travail des hommes comme imitation du travail de Dieu Chez Peacuteguy
le travail se preacutesente moins comme un concept que comme une reacutealiteacute veacutecue [hellip] le couple expeacuterience ndash concept peut ecirctre compris comme un rapport drsquoengendrement au sens ougrave les diffeacuterentes analyses approfondies et drsquoun apport incontestable proviennent moins drsquoune reacuteflexion exclusivement conceptuelle que drsquoune expeacuterience personnelle114
Tout travail qui pourrait devenir un obstacle dans la relation entre Dieu et
lrsquohomme est rejeteacute par Peacuteguy parce que le but de nrsquoimporte quel travail est la
participation agrave lrsquoœuvre divine de la Creacuteation et de la Reacutedemption Ce travail doit
ecirctre confiant libeacutereacute du souci mecircme reacutepeacutetitif il ne doit jamais devenir une
habitude un obstacle agrave la gracircce mais ecirctre plein de lrsquoeacuteternel renouvellement de
lrsquoespeacuterance
Lrsquoouvrage de Jeacutesus dans lrsquoatelier de Nazareth tient une grande place dans lrsquoœuvre de Peacuteguy puisqursquoil repreacutesente lrsquoorigine mecircme de la reacutenovation du travail qui confegravere agrave ce dernier une finaliteacute nouvelle Depuis Jeacutesus le chreacutetien travaille pour participer agrave lrsquoœuvre divine de la Creacuteation Il nrsquoexiste pourtant pas de veacuteritable rupture entre le travail drsquoavant et la nouvelle finaliteacute crsquoest le sens mecircme de lrsquoIncarnation veacuteritable reacutepeacutetition reprise des conditions humaines La reacutenovation du travail culmine dans le sacrement de lrsquoEucharistie qui sanctifie lrsquoouvrage en lrsquointeacutegrant au mystegravere du don de soi que Dieu fait aux hommes Par lrsquoEucharistie lrsquohomme ne participe plus uniquement agrave lrsquoœuvre de Creacuteation mais aussi au projet de Reacutedemption115
Dans la citeacute harmonieuse le but du travail est drsquoassurer simplement la vie
corporelle et de laisser aux citoyens la possibiliteacute de srsquoadonner agrave des loisirs
Pierre Commencement drsquoune vie bourgeoise ndash les souvenirs drsquoenfance de
Peacuteguy ndash sont un veacuteritable hymne au travail agrave lrsquoobeacuteissance Peacuteguy y dresse une liste
de ce qui est bien et de ce qui est mal conformeacutement agrave ce que sa megravere et sa grand-
megravere lui ont enseigneacute Il y parle des enfants sages travailleurs et obeacuteissants et des
bons ouvriers qui laquo sont ceux qui travaillent bien qui travaillent vite qui travaillent
beaucoup qui sont actifs intelligents qui ne sont pas becirctes qui sont patients qui
ont du courage qui ne sont pas paresseux qui nrsquoont pas peur de leur peine qui ne
sont pas mauvaise tecircte raquo (I 154) Le style reacutepeacutetitif de Peacuteguy est deacutejagrave preacutesent dans ce
texte toutes les variations du sens sont exposeacutees pour insister sur lrsquoimportance du
114 GAUCHERAND Marc Le Sens du travail dans la penseacutee de Charles Peacuteguy thegravese de doctorat en philosophie preacutesenteacutee agrave lrsquouniversiteacute de Paris IV ndash Sorbonne en 1987 p 1-2 115 GAUCHERAND Marc Opcit p 179
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propos qui semble central un homme bon est un bon travailleur patient et
intelligent Et un bon peuple crsquoest comme Peacuteguy le dira bien plus tard dans Notre
Jeunesse ce peuple laquoqui tout entier aimait le travail tout entier raquo (III 8)
Dans Encore de la grippe Peacuteguy dit sa haine des romantiques franccedilais qui
selon lui ont fait croire agrave leurs lecteurs et admirateurs qursquoil ne fallait pas travailler
que seule lrsquoinspiration eacutetait neacutecessaire Ce qui le met en colegravere crsquoest non seulement
la deacutevalorisation du travail tellement preacutecieux pour lui mais le mensonge parce
que certainement eux aussi ils travaillaient Il eacutecrit
plus je vais citoyen moins je crois agrave lrsquoefficaciteacute des soudaines illuminations qui ne seraient pas accompagneacutees ou soutenues par un travail seacuterieux moins je crois agrave lrsquoefficaciteacute des conversions extraordinaires soudaines et merveilleuses agrave lrsquoefficaciteacute des passions soudaines ndash et plus je crois agrave lrsquoefficaciteacute du travail modeste lent moleacuteculaire deacutefinitif (I 419)
Dans la vie de Peacuteguy ainsi que dans ses textes chez les saints et les amis qursquoil
admire lrsquoinspiration les coups de chance lrsquoexpeacuterience mystique ou la passion
amoureuse porteront toujours le mecircme fruit beaucoup de travail il en va de mecircme
pour Jeanne que ses voix poussent agrave une lourde tacircche
Dans un petit texte de 1904 publieacute dans le XIIe cahier de la Ve seacuterie Orleacuteans
vu de Montargis ougrave il deacutecrit un enterrement agrave Orleacuteans et la maniegravere dont il est traiteacute
dans la presse locale Peacuteguy compare le cureacute et le meacutedecin de campagne les
reliques et les instruments de travail Ce texte est anticleacuterical antiparlementaire
antipolitique Crsquoest un pamphlet qui se moque des ceacutereacutemonies religieuses ou non y
compris les mariages et les pompes funegravebres Il srsquoagit dans cet article de
lrsquoenterrement du meacutedecin et de la preacutesence dans le cortegravege de sa voiture qui pour
le meacutedecin de campagne est un instrument de travail important Dans le Progregraves du
Loiret a eacuteteacute publieacute le compte rendu des laquo obsegraveques du docteur Gebauumler raquo ou il eacutetait
eacutecrit que sa voiture avait suivi la procession Peacuteguy srsquoindigne en disant que
contrairement agrave des reliques miraculeuses la voiture nrsquoest qursquoun simple instrument
de travail qui ne peut rien sans celui qui lrsquoavait conduit et qursquoon doit laisser se
reposer les instruments quand lrsquohomme qui travaillait avec ne travaille plus Peacuteguy
eacutecrit aussi laquo je ne connais rien de plus respectable et de plus honorable qursquoun
instrument de travail aucune ceacutereacutemonie cultuelle ne me paraicirct plus respectable et
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plus honorable que le simple travail humain raquo (I 1323) Dans cette phrase le travail
est eacuterigeacute en sacerdoce nrsquoimporte quel travail pas seulement le travail du meacutedecin
qui de fait a eacuteteacute souvent compareacute agrave un sacerdoce Un instrument de travail devient
alors plus respectable et plus honorable qursquoune relique mais Peacuteguy avec son
eacuteternel bon sens et son amour de la reacutealiteacute refuse de lrsquohonorer comme une relique
preacutefeacuterant lui donner du repos comme reacutecompense apregraves un dur travail
Jeanne drsquoArc chez Peacuteguy appelle la garde des moutons ainsi que la bataille
laquo besogne raquo dans la seconde piegravece de la trilogie Jeanne drsquoArc Les Batailles eacutecrite
en 1897 elle dit laquo quand on viendra me trouver pour la besogne il ne faudra pas
avoir peur de me deacuteranger mecircme dans la priegravere parce que voyez-vous travailler agrave
la bonne besogne crsquoest encore de la priegravere raquo (OPD 89) Peacuteguy va plus loin que la
fameuse devise beacuteneacutedictine ora et lavora il la paraphrase en faisant dire agrave
Hauviette laquo travailler ndash crsquoest prier raquo (OPD 407) Ces mots preacutefigurent la future
sainteteacute agissante de Jeanne puisque comme le souligne le commentaire de Claire
Daudin agrave ces mots laquo crsquoest une revalorisation de lrsquoactiviteacute humaine raquo (OPD 1632)
Au fur et agrave mesure de sa reacuteflexion continue sur les vertus Peacuteguy finit par
remplacer certaines des vertus cardinales par ce qursquoil perccediloit comme plus vertueux
un plus haut signe de perfection pour un homme ainsi lrsquoinquieacutetude remplace
visiblement la prudence en tant que vertu visant lrsquoaction La vertu de sagesse chez
Platon remplaceacutee par la prudence chez Aristote est selon le Dictionnaire de
spiritualiteacute une vertu qui vise laquo lrsquouniteacute de lrsquoecirctre humain et de sa destineacutee raquo et
laquo exige lrsquounification de son agir raquo116 Lrsquoinquieacutetude en tant que capaciteacute drsquoecirctre mucirc
par les eacutevegravenements du preacutesent suppose aussi une uniteacute de lrsquoecirctre dans lrsquoaction mecircme
si elle semble contraire agrave la vertu traditionnelle de prudence On pourrait dire que la
souffrance remplace la force drsquoacircme Il semble cependant difficile de deacutefinir quelle
est la vertu peacuteguyste qui remplacerait la tempeacuterance qui est sucircrement une vertu
chez Peacuteguy mais qursquoil preacutefegravere observer en silence dans sa pudeur il parle
beaucoup de la justice qui reacutegit les relations avec autrui mais pas de la tempeacuterance
116 Dictionnaire de spiritualiteacute p 491
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ou de la magnanimiteacute qui reacutegissent les relations avec soi-mecircme Selon Aristote la
justice laquo est une vertu parfaite au plus haut point car elle est lrsquoexercice de la vertu
complegravete Et elle est parfaite car celui qui la possegravede peut lrsquoexercer en vue drsquoautrui
et non seulement en vue de lui-mecircme raquo117 Crsquoest pour cela peut-ecirctre qursquoen parlant
de son maicirctre agrave penser Bernard-Lazare dans Notre Jeunesse Peacuteguy preacutecise laquo Il ne
voulait pas rendre preacuteciseacutement le bien pour le mal mais tregraves certainement le juste
pour lrsquoinjuste raquo (III 75) Le bien et le mal sont trop subjectifs et personnels puisque
personne ne peut se vanter de deacutetenir la connaissance parfaite de ce qui est le bien et
de ce qui est le mal La justice est une vertu collective En eacutetant juste on se reacutefegravere agrave
un ensemble agrave une veacuteriteacute qui appartient agrave un groupe qui deacuteclare que telle chose est
juste et telle autre ne lrsquoest pas Et la vertu parfaite aux yeux de Peacuteguy de Bernard-
Lazare consistait en cette pratique de la justice en reacuteponse agrave lrsquoinjustice
Crsquoest dans le socialisme teinteacute degraves le deacutebut de son engagement de mystique
que Peacuteguy trouve lrsquoaccomplissement de ses aspirations chreacutetiennes qui srsquoorientent
autrement sans se tarir pour autant Deacutejagrave dans sa correspondance avec un ami du
lyceacutee Lakanal Paul Collier en 1895 avant la publication de la brochure De la citeacute
socialiste (1897) de la premiegravere Jeanne drsquoArc (1897) et du Dialogue de la citeacute
harmonieuse (1898) Peacuteguy eacutevoquait un laquo ideacuteal de lrsquohumaniteacute raquo (I p CXXIV) ougrave
tous les hommes prendraient part agrave une tregraves haute œuvre commune
En ceci Peacuteguy rejoint Jauregraves qui procircnait aussi un socialisme mystique voire
religieux Comme lrsquoeacutecrit Vincent Peillon
Le socialisme reacutepublicain de Jauregraves propose bien une reacutevolution religieuse mais agrave travers celle-ci il ne srsquoagit pas drsquoun eacutechange de rocircles ou de places entre la creacuteature et le creacuteateur il ne srsquoagit pas ce qui sera justement aux yeux mecircmes de Jauregraves la faiblesse principale du marxisme de remplacer une religion par une autre avec dogmes rites preacutelats et clergeacute mais drsquoeacutedifier sur les ruines drsquoune religion qui nrsquoeacutetait pas conforme agrave lrsquoessence du religieux la religion vraie crsquoest-agrave-dire drsquoaccomplir lrsquoessence du religieux selon la veacuteriteacute et agrave partir de cette derniegravere de fonder la socieacuteteacute juste la Reacutepublique sociale118
117 Aristote Eacutethique agrave Nicomaque preacutesentation et notes de Richard Bodeacuteuumls Paris Flammarion 2004 129b30 118 PEILLON Vincent Jean Jauregraves et la religion du socialisme Paris Grasset amp Fasquelles 2000 p 26
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Crsquoest agrave partir de ces mecircmes ideacutees que Peacuteguy combat les marxistes franccedilais
comme Jules Guesde Il aspire aussi agrave construire la Reacutepublique selon la veacuteriteacute et la
justice
En deacutecrivant les vertus chez Peacuteguy il est essentiel de souligner comme preuve
du fait que Peacuteguy ne divisait pas sa vie son œuvre en eacutetapes (avant et apregraves sa
laquo conversion raquo) mais la voyait et la preacutesentait comme un ensemble que dans Notre
Jeunesse il exprimait clairement que son engagement dans lrsquoaffaire Dreyfus eacutetait
chreacutetien Mecircme si agrave lrsquoeacutepoque il eacutetait anticleacuterical mecircme srsquoil ne se disait pas
croyant Mais il a toujours eacuteteacute fidegravele agrave lui-mecircme
Jrsquoajoute que pour nous chez nous en nous ce mouvement religieux eacutetait drsquoessence chreacutetienne drsquoorigine chreacutetienne qursquoil poussait de souche chreacutetienne qursquoil coulait de lrsquoantique source Nous pouvons aujourdrsquohui nous rendre ce teacutemoignage La Justice et la Veacuteriteacute que nous avons tant aimeacutees agrave qui nous avons donneacute tout notre jeunesse tout agrave qui nous nous sommes donneacutes tout entiers pendant tout le temps de notre jeunesse nrsquoeacutetaient point des veacuteriteacutes et des justices de concept elles nrsquoeacutetaient point des justices et des veacuteriteacutes mortes [hellip] mais elles eacutetaient organiques elles eacutetaient chreacutetiennes elles nrsquoeacutetaient nullement modernes elles eacutetaient eacuteternelles et non point temporelles seulement elles eacutetaient des Justices et des Veacuteriteacutes une Justice et une Veacuteriteacute vivantes Et de tous les sentiments qui ensemble nous poussegraverent dans un tremblement dans cette crise unique aujourdrsquohui nous pouvons avouer que de toutes les passions qui nous poussegraverent dans cette ardeur et dans ce bouillonnement dans ce gonflement et dans ce tumulte une vertu eacutetait au cœur et que crsquoeacutetait la vertu de chariteacute (III 84)
Crsquoest que pour Peacuteguy il nrsquoy a qursquoune seule Justice et qursquoune seule Veacuteriteacute
qursquoelles soient antiques ou juives socialistes ou chreacutetiennes
De son socialisme du temps de lrsquoAffaire le Peacuteguy de 1910 eacutecrira laquo Il eacutetait
essentiellement une religion de la pauvreteacute temporelle raquo (III 85) Et il conclut en
parlant cette fois de sa propre vocation
Nous avons reccedilu degraves lors une telle vocation de la pauvreteacute de la misegravere mecircme si profonde si inteacuterieure et en mecircme temps si historique si eacuteventuelle si eacuteveacutenementaire que depuis nous nrsquoavons jamais pu nous en tirer que je commence agrave croire que nous ne pourrons nous en tirer jamais Crsquoest une sorte de vocation Une destination (III 85)
Crsquoest pour cela que Peacuteguy parle de teacutemoignage il se positionne au cœur de
lrsquoeacuteveacutenement au cœur de lrsquohistoire dans la position du pauvre qui a donc le droit de
teacutemoigner sur la Justice et lrsquoinjustice
98
Finalement on peut dire que Peacuteguy prend le mecircme chemin que les auteurs de
lrsquoantiquiteacute chreacutetienne qui en voulant se deacutemarquer de lrsquoheacuteritage paiumlen voulaient
toutefois en commenccedilant par Origegravene garder ce qursquoil y avait de bon et de
compatible avec le christianisme ainsi que lrsquounir agrave lrsquoheacuteritage juif
2 Les vertus juives
Par une lettre de Jules Isaac envoyeacutee agrave la demande de Lazare Prajs pour lrsquoaider
agrave la reacutedaction de son livre Peacuteguy et les juifs119 nous savons que Peacuteguy connaissait
bien le judaiumlsme Il aimait entendre prier ses amis juifs il avait lu le Pirke Aboth
lrsquoun des livres de la Michna La Michna est un livre de commentaires des lois mais
parmi les livres dont elle est composeacutee se trouve le Pirke Aboth un recueil
drsquoaphorisme des anciens Selon le teacutemoignage de Jules Isaac que Peacuteguy appelait
laquo mon chapelain juif raquo Peacuteguy a aussi lu le Berahot le livre le plus ancien du
Talmud qui parle de la priegravere et des regravegles des beacuteneacutedictions
a) Le salut la meacutemoire et le charnel
Lrsquoune des ideacutees principales du judaiumlsme sur la sainteteacute le salut et la vertu se
reflegravete beaucoup dans lrsquoœuvre de Peacuteguy le salut dans le judaiumlsme nrsquoest pas
individuel il ne srsquoagit pas de sauver son acircme mais drsquoecirctre sauveacute en tant que peuple
en tant que communauteacute explique Emil Fackenheim120 Ce postulat minimise la
pratique individuelle de la vertu au profit de la responsabiliteacute des uns envers les
autres qui soude la communauteacute dans une attente commune de la venue du Messie
et du salut du peuple juif Dans Encore de la grippe Peacuteguy eacutecrit
119 PRAJS Lazare Peacuteguy et Israeumll Paris A-G Nizet 1970 120 Эмиль Факенгейм Что такое иудаизм Современная интерпретация Москва-Иерусалим ДААТ-Знание 2002 (FACKENHEIM Emil Qursquoest-ce que crsquoest que le judaiumlsme Interpreacutetation contemporaine Moscou-Jeacuterusalem DAAT-Znanie 2002) p 18
99
Le souci que jrsquoavais de lrsquoimmortaliteacute individuelle et qui selon les eacuteveacutenements de ma vie a beaucoup varieacute me reste Mais lrsquoattention que je donnais agrave ce souci a beaucoup diminueacute depuis que le souci de la mortaliteacute de la survivance et de lrsquoimmortaliteacute sociale a grandi en moi Pour lrsquoimmortaliteacute aussi je suis devenu collectiviste (I 420)
A cette eacutepoque Peacuteguy ne peut envisager qursquoune seule forme de salut le salut
collectif universel La vertu doit donc ecirctre collective et la vertu collective crsquoest
une socieacuteteacute morale harmonieuse Dans ce mecircme texte Peacuteguy eacutevoque la conversion
au socialisme comme on se convertirait agrave une religion parce que crsquoest le socialisme
qui selon Peacuteguy repreacutesente cette vertu collective qui peut mener la socieacuteteacute au salut
agrave lrsquoimmortaliteacute
Quelques anneacutees plus tard dans son premier texte ouvertement chreacutetien qui
par moments se rapproche drsquoun traiteacute de theacuteologie Le Mystegravere de la chariteacute de
Jeanne drsquoArc Peacuteguy par la bouche drsquoHauviette lrsquoamie de Jeannette insiste sur
cette mecircme ideacutee que crsquoest ensemble qursquoon œuvre pour le salut que crsquoest ensemble
qursquoon vit une vie chreacutetienne non pas seul mais dans la paroisse et dans la
laquo chreacutetienteacute raquo Hauviette reacutepond avec verve agrave Jeannette qui lui parlait de la
vocation monastique
Il nrsquoy a point de reacuteveacutelations particuliegraveres Il nrsquoy a qursquoune reacuteveacutelation pour tout le monde et crsquoest la reacuteveacutelation de Dieu et de Notre-Seigneur-Jeacutesus-Christ [hellip] Quand on sonne quand on bat le ban de la vendange on le bat pour tout le monde pour tous les vendangeurs Et apregraves la vendange quand on bat le ban de grappillage on le bat pour toutes les pauvres bonnes femmes qui vont grappiller pour toutes les vieilles bonnes femmes qui vont ramasser ce qui reste sur le bois et qui nrsquoeacutetait pas encore bien mucircr au temps de la vendange Tout ce qui eacutetait encore un peu vert un peu verduret Or il y a quatorze siegravecles que lrsquoon a fait battre le ban du salut Pour toutes les paroisses Crsquoest la reacuteveacutelation commune La reacuteveacutelation chreacutetienne La reacuteveacutelation paroissiale Le bon Dieu a appeleacute tout le monde il a convoqueacute tout le monde il a nommeacute tout le monde [hellip] Il conduit tout le monde par la main Il nous a toutes deacutesigneacutees (OPD 420-421)
Lrsquoune des laquo vertus collective raquo demandeacutee agrave la communauteacute juive eacutetait de
transmettre les valeurs du judaiumlsme La meacutemoire qui permet la transmission et une
forme de laquo sauvetage raquo du passeacute et du preacutesent ont donc une grande importance
dans le judaiumlsme toute la liturgie est centreacutee sur le souvenir de ce que Dieu a fait
pour son peuple en particulier de lrsquoExode Et cette valeur de la meacutemoire on la
retrouve aussi chez Peacuteguy Dans un texte posthume de 1906 Brunetiegravere qui fait
partie drsquoune longue seacuterie de textes consacreacutes agrave Renan et au monde moderne Peacuteguy
100
fustige rageusement les deacutefauts de ce dernier en disant laquo Vaniteacute infinie infinie
frivoliteacute du monde moderne Ignorance insouciance oubli meacuteconnaissance
amneacutesie de lrsquoeacuteternel Indigne successeur du grand monde helleacutenique Indigne
successeur du grand monde chreacutetien Mais indigne preacutedeacutecesseur de quel monde raquo
(II 581) Comme souvent chez Peacuteguy il faut passer par une sorte de deacutefinition
apophatique de ce qursquoil voudrait louer Il jugerait digne une reconnaissance de ce
qui est eacuteternel et doit ecirctre gardeacute par la meacutemoire il faut savoir reconnaicirctre dans le
monde helleacutenique et le monde chreacutetien ce qui est eacuteternel ce dont il faut assumer
lrsquoheacuteritage savoir en quoi il faut srsquoenraciner agrave lrsquoaide de la meacutemoire par laquelle se
transmet lrsquoheacuteritage Peacuteguy continue en utilisant la meacutetaphore de lrsquoarbre auquel il
compare lrsquohumaniteacute La meacutemoire est agrave lrsquohumaniteacute ce que la segraveve et lrsquoeau sont agrave
lrsquoarbre ce que lrsquoarbre puise dans la terre par ses racines permet au nouveau
bourgeon drsquoeacuteclore
Agrave part le salut du peuple la sainteteacute juive suppose une vie charnelle ce qui est
aussi une penseacutee chegravere agrave Peacuteguy surtout dans ses œuvres tardives Comme le peuple
entier est appeleacute agrave la sainteteacute il ne peut pas y avoir un chemin particulier
exceptionnel comme la solitude drsquoun ermite ou une ascegravese seacutevegravere Un rabbin doit
ecirctre marieacute la vie de famille est sainte La vie quotidienne est beacutenie par
lrsquoobservation des lois qui la reacutegissent surtout depuis la destruction du temple
puisque chaque maison se fait temple de la loi Baal Shem Tov le fondateur du
hassidisme de son vrai nom Rabbi Israeumll ben Eliezer dit qursquoon doit servir Dieu
avec les moyens qursquoon possegravede maintenant et que laquo Tu seras simple avec lrsquoEternel
ton Dieu raquo (Deut 1813) Le chemin de sainteteacute pour les juifs doit ecirctre accessible agrave
tous ce qui ne le rend pas facile pour autant Vivre en tenant compte de la chair fait
partie du chemin de la sainteteacute dans le judaiumlsme La via contemplativa chreacutetienne
qui dans le catholicisme occupait au temps de Peacuteguy une place privileacutegieacutee dans la
hieacuterarchie des formes de vie religieuse nrsquooccupe pas la mecircme place que celle de la
vie consacreacutee agrave lrsquoeacutetude de la Tora dans le judaiumlsme celui qui applique la Tora dans
la vie de tous les jours celui qui la met en pratique est eacutegal ou mecircme supeacuterieur agrave
celui qui consacre sa vie agrave sa lecture On retrouve clairement ces ideacutees chez Peacuteguy
pour lui laquo le surnaturel est lui-mecircme charnel raquo (OPD 1275) et le chemin de sainteteacute
101
peut se trouver dans la confection drsquoun pied de chaise Le fait est que le chemin vers
la sainteteacute chez Peacuteguy comme dans le judaiumlsme srsquoeffectue agrave travers le corps et avec
le corps que le respect et le soin du corps sont de mise lrsquoasceacutetisme est preacutesent dans
le travail acharneacute mais pas au deacutetriment de la raison parce que pour Peacuteguy ecirctre
saint crsquoest aussi ecirctre sain Degraves la premiegravere seacuterie des Cahiers on trouve dans De la
grippe lrsquoeacutevocation de la Priegravere pour demander agrave Dieu le bon usage des maladies de
Pascal que Peacuteguy admire et qursquoil lit et relit lors de sa maladie tout en se disant
atheacutee Mais lrsquoadmiration porteacutee agrave cette priegravere teacutemoigne du fait que pour lui la santeacute
morale et la santeacute physique ne font qursquoun drsquoautant plus que le citoyen docteur qui
vient le voir affirme laquo Le moraliste nrsquoa jamais la grippe ndash agrave condition bien
entendu qursquoil regravegle ponctuellement sa conduite sur les enseignements de sa
morale raquo (I 401) Dans le texte de Peacuteguy il nrsquoy a aucune reacuteaction agrave cette phrase en
revanche en parlant de la priegravere de Pascal Peacuteguy eacutevoque son admiration pour
cette foi passionneacutement geacuteomeacutetrique geacuteomeacutetriquement passionneacutee si absolument exacte si absolument propre si absolument ponctuelle si parfaite si infiniment finie si bien faite si bien close et reacuteguliegraverement douloureuse et consoleacutee enfin si utilement fidegravele et si pratiquement confiante si eacutetrangegravere agrave nous (I 403-404)
Comme souvent quand Peacuteguy veut exprimer un sentiment fort qui lrsquohabite
jusqursquoen profondeur que ce soit lrsquoindignation ou lrsquoadmiration il use de beaucoup
de reacutepeacutetitions de tous les synonymes possibles Il admire dans cette priegravere ce qui lui
plaira toujours une forme de discipline drsquoobeacuteissance agrave un rythme une
laquo geacuteomeacutetrie raquo et une laquo reacutegulariteacute raquo Il admire aussi le cocircteacute utile et pratique qui
unifie le corps et lrsquoesprit pour les rendre plus sains et donc aussi plus saints Pour
conclure il dit aussi qursquoelle est laquo eacutetrangegravere raquo ce que le docteur nrsquoapprouve pas Et
le dialogue qui suivra va prouver que dans le socialisme auquel Peacuteguy appartient la
morale est en mecircme temps saine et sainte
b) Lrsquoinquieacutetude juive
Les amis juifs de Peacuteguy ont exerceacute une forte influence sur lrsquoauteur Lazare
Prajs eacutecrit agrave propos de la Note conjointe sur monsieur Descartes et la philosophie
carteacutesienne ougrave Peacuteguy deacutecrit son amitieacute avec Jules Benda laquo Il retrouve chez le Juif
102
une tendresse anxieuse un certain fatalisme oriental un optimisme consolateur un
incurable souci apporteacute par lrsquoOrient en heacuteritage au christianisme raquo121 Crsquoest une
liste de traits de caractegravere dont certains selon Peacuteguy sont plutocirct des deacutefauts
drsquoautres des qualiteacutes drsquoautres encore sont eacuterigeacutes en vertus laquo Il fallait lrsquoopeacuteration
de cette greffe unique pour que lrsquounique inquieacutetude judaiumlque devicircnt lrsquounique
inquieacutetude chreacutetienne et la royale tristesse du roi Salomon devicircnt la tragique et plus
que royale tristesse drsquoun Pascal raquo (III 1319)
Lrsquolaquo inquieacutetude raquo juive dont parle Peacuteguy suppose non seulement le choix
drsquoassumer lrsquoabsence de confiance dans un avenir sucircr lieacute tout simplement agrave lrsquohistoire
du peuple juif agrave ses errances et agrave sa souffrance Crsquoest aussi une sorte de refus de
srsquoappuyer sur un laquo credo raquo une foi immuable mais plutocirct un appel agrave une attente qui
srsquoexprime dans une quecircte perpeacutetuelle
Le premier texte qui pourrait srsquoapparenter agrave un laquo Credo raquo juif apparaicirct chez
Maiumlmonide un savant juif rabbin rationaliste qui avait essayeacute dans ses eacutecrits de
reacuteconcilier la foi et la science comme Averroegraves lrsquoavait fait pour lrsquoIslam agrave la mecircme
eacutepoque agrave la fin du XIIe siegravecle Reste que ce texte est neacute probablement sous
lrsquoinfluence chreacutetienne Mecircme le mot laquo judaiumlsme raquo apparaicirct dans la Bible en grec
seulement dans le second livre des Maccabeacutees (120-110 avant JC) Crsquoest-agrave-dire
que jusqursquoau IIe s avant JC Israeumll ne donnait mecircme pas de nom agrave sa religion et
jusqursquoau XIIe s se passait de dogmes Dans la foi comme dans lrsquohistoire un juif
ne srsquoarrecircte pas Lrsquoexpression de la foi traditionnelle dans le judaiumlsme les textes qui
transmettent cette tradition les midrashim montrent que le doute est meilleur
qursquoune foi immuable que le manque de souplesse rend fragile Dans le Talmud
Rabbi Hiya dit que le meilleur eacutelegraveve crsquoest celui qui doute le plus qui ne laisse pas
un mot de la Tora sans question (Traiteacute Bava Metzia 85b) Crsquoest peut-ecirctre ce qui
attire le plus Peacuteguy dans le judaiumlsme Bernard-Lazare eacutecrivait que le juif quand il a
abandonneacute le rite laquo ne se souvient que drsquoune chose crsquoest que les docteurs du
judaiumlsme lui ont donneacute un preacutecepte invariable exercer sa raison et toujours faire
appel agrave elle Une religion dont les rabbins ont refuseacute mecircme agrave leur Dieu le droit de
121 PRAJS Lazare op cit p 126
103
leur imposer une veacuteriteacute non controcircleacutee ne peut pas ecirctre irreacutemeacutediablement
dangereuse raquo122 Lrsquoimmutabiliteacute du dogme chreacutetien blesse et deacuteccediloit Charles Peacuteguy Il
eacutecrit agrave Joseph Lotte le 30 avril 1910 laquo Les catholiques sont vraiment
insupportables dans leur seacutecuriteacute mystique Le propre de la mystique est au
contraire une inquieacutetude invincible Srsquoils croient que les saints eacutetaient des messieurs
tranquilles ils se trompent raquo123 Dans Notre Jeunesse Peacuteguy eacutevoque ce mecircme
Bernard-Lazare en eacutecrivant laquo Lrsquoexcellence des Juifs eacutetait selon lui venait de ce
qursquoils eacutetaient comme drsquoavance les plus libres penseurs raquo (III 64) Les leacutegendes et
paraboles qursquoon lit dans les midrashim veacutehiculent parfois jusqursquoagrave un agnosticisme
libre et humble permettant drsquoeacuteviter un deacuteterminisme rigoureux qui amegravene agrave voir
dans chaque eacuteveacutenement douloureux une punition divine124 Le catholicisme agrave
lrsquoeacutepoque de Peacuteguy eacutetait une religion qui donnait des reacuteponses et supportait
douloureusement lrsquoexistence de questions qui nrsquoen ont pas
Peacuteguy meacutedite longuement sur lrsquoinquieacutetude juive et sur lrsquoinquieacutetude chreacutetienne
dans la Note conjointe sur M Descartes et la philosophie carteacutesienne Il y deacutecrit un
dialogue entre lui et son ami juif Julien Benda et parle de lrsquoinquieacutetude et de la
patience Selon lui lrsquoinquieacutetude chreacutetienne peut amener le chreacutetien agrave perdre la paix
agrave se reacutevolter infructueusement mais non lrsquoinquieacutetude juive parce qursquoelle est
enracineacutee dans la patience laquo Les inquieacutetudes du Juif sont devenues agrave base de
patience raquo (III 1293) Neacuteanmoins il ne srsquoagit pas drsquoune patience qui servirait agrave
eacuteviter la souffrance et qui dans ce cas serait une forme de lacirccheteacute ou une forme de
paresse crsquoest une patience dans la dureacutee
Philippe Grosos dans un essai tregraves profond sur lrsquoinquieacutetude et la patience
commente les textes de Peacuteguy sur la vertu de lrsquoinquieacutetude laquo Agrave suivre le
questionnement de Peacuteguy on comprend vite que le motif de lrsquoinquieacutetude drsquoune
122 BERNARD LAZARE (Lazare Marcus Manasseacute BERNARD) laquo Lrsquooppression des Juifs dans lrsquoEurope orientale Les Juifs de Roumanie raquo in Cahiers de la Quinzaine Huitiegraveme cahier de la troisiegraveme seacuterie Paris feacutevrier 1902 p 92 123 PEacuteGUY Charles LOTTE Joseph Lettres et entretiens p72 124 FACKENHEIM Emil op cit p 5
104
inquieacutetude consentie est deacutecisif Crsquoest elle en effet qui nous permet de distinguer
entre fausse et vraie patience patience anestheacutesique et patience querelleacutee raquo125
laquo Le juif lit depuis toujours raquo eacutecrit Peacuteguy (III 1297) Lire eacutevidemment ne
signifie pas savoir deacutechiffrer lrsquoalphabet coller les lettres et les syllabes les unes aux
autres Par la lecture il deacutesigne la capaciteacute de lire de maniegravere critique de lire un
texte non comme un dogme mais comme une source de connaissance qursquoon
accueille tout en utilisant notre raisonnement Avant Luther la critique biblique
nrsquoeacutetait que tregraves rarement admise dans le christianisme elle est arriveacutee dans le
catholicisme sous lrsquoinfluence du protestantisme Dans le judaiumlsme la critique
biblique faisait partie de lrsquoeacuteducation de la formation on ne lisait pas le texte
comme un objet immuable la Tora est vivante pour les juifs
Deacutejagrave Rachi dans son commentaire du Talmud au XIe siegravecle deacutebute chaque
commentaire par une veacuteritable analyse philologique qui suppose la comparaison de
traductions diffeacuterentes Et au XIIe siegravecle Ibn Ezra eacutemet le premier un doute sur le
fait que Moiumlse soit lrsquoauteur de toute la Tora en pointant Deut 33 (Moiumlse nrsquoaurait
pas pu eacutecrire qursquoon va plus tard oublier lrsquoemplacement de sa tombe ) Plus encore
le principe mecircme du Talmud est de conserver dans le texte toutes les voix du
dialogue Le Talmud dans certains cas a conserveacute pour les geacuteneacuterations futures
jusqursquoagrave lrsquoexeacutegegravese qui eacutetait consideacutereacutee par le reacutedacteur comme erroneacutee Lrsquoeacutelegraveve
deacutecouvre ainsi comment ses maicirctres pensaient et non qui entre eux avait raison
Crsquoest le principe de la preacuteservation de la liberteacute humaine mais crsquoest aussi une
source drsquoinquieacutetude constante on srsquoappuie plus facilement sur le socle immuable
du dogme mecircme le plus restrictif alors que lire la Tora suppose une relation avec le
texte ce qui est toujours un risque celui de changer de douter de ne pas
comprendre voire de se tromper Lrsquoinquieacutetude juive agrave laquelle Peacuteguy se reacutefegravere
relegraveve de la vie du texte dans un peuple dans une tradition dans une religion Crsquoest
donc une inquieacutetude veacutecue ensemble
125 GROSOS Philippe Lrsquoinquiegravete patience essai sur le temps requis Chatou Les eacuteditions de la Transparence 2004 p 105
105
c) Le Ticcoun Olam
La ceacuteleacutebration du Shabbat rappelle toutes les semaines agrave un juif pratiquant que
le monde a besoin drsquoecirctre sauveacute les priegraveres les psaumes parlent de la creacuteation qui
attend le salut Dans lrsquoœuvre de Peacuteguy le salut universel est une preacuteoccupation
premiegravere agrave commencer par la trilogie Jeanne drsquoArc ougrave Jeanne se reacutevolte contre la
damnation des acircmes jusqursquoagrave Egraveve qui est une histoire du salut selon la deacutefinition de
Peacuteguy lui-mecircme Peacuteguy heacutesite entre la pratique des vertus et la dociliteacute agrave la gracircce
comme chemin du salut Dans ses premiers textes il preacutecise souvent que crsquoest la
pratique rigoureuse de la morale qui rendra possible la reacutevolution universelle et la
construction drsquoune citeacute harmonieuse Crsquoest un chemin de pratique des vertus tregraves
janseacuteniste au fond Peacuteguy est deacutejagrave agrave cette peacuteriode-lagrave un grand lecteur de Pascal
Encore un point commun entre la religion de Peacuteguy et le judaiumlsme le jour du
Yom Kippour le peuple juif se tient devant Dieu en disant laquo nous nrsquoavons pas de
meacuterites raquo en attendant la miseacutericorde et la gracircce de Dieu Dans la tradition
catholique les meacuterites surtout au temps de Peacuteguy comptent les laquo bonnes actions raquo
servent agrave racheter les mauvaises mais Peacuteguy mecircme en parlant de la reacuteversibiliteacute
qui chez Joseph de Maistre se rapporte aux meacuterites et aux fautes renverse tout en
parlant de la reacuteversibiliteacute des souffrances et des gracircces La notion mecircme de la
reacuteversibiliteacute reprise par Peacuteguy ressemble beaucoup agrave lrsquoun des principes
fondamentaux du judaiumlsme kabbalistique le Ticcoun Olam (laquo reacuteparation du
monde raquo) qui preacutesente la conception juive de la justice sociale Ce principe
correspond totalement agrave lrsquoideacutee de Peacuteguy suivant laquelle crsquoest la perfection morale
individuelle des acteurs de la reacutevolution socialiste qui rendra possible un jour la
creacuteation drsquoune citeacute harmonieuse Dans Encore de la grippe Peacuteguy eacutecrit laquo Il me
paraicirct que lrsquohumaniteacute preacutesente a besoin de tous les soins de tous les hommes raquo (I
432) Selon le Ticcoun Olam le monde change gracircce agrave lrsquoobservation des lois par les
membres de la communauteacute et une personne qui observe la loi rapproche la venue
du Messie pour tout le peuple juif Dans la kabbale le Ticcoun Olam est la derniegravere
eacutetape de la creacuteation du monde puisque en multipliant les actes drsquoobservance de la
loi les juifs creacuteent un monde plus juste plus accueillant pour le Messie Selon Isaac
106
Louria les juifs sont appeleacutes agrave reacuteparer le monde Crsquoeacutetait aussi lrsquoideacutee de deacutepart de
Peacuteguy Dieu travaille il creacutee un monde charnel Ce monde est abimeacute par le peacutecheacute de
lrsquohomme et lrsquohomme est appeleacute agrave reacuteparer le monde agrave faire le Ticcoun olam
Les premiers agrave œuvrer pour la reacuteparation du monde sont les professeurs
Fackenheim dans son livre eacutecrit de tregraves belles pages sur le rocircle des parents et des
maicirctres drsquoeacutecole dans lrsquoeacuteducation qui fera des enfants des hommes capables
drsquoœuvrer pour la reacuteparation le Ticcoun Olam Peacuteguy degraves le tout premier Cahier de
la quinzaine paru le 5 janvier 1900 dans sa Lettre du provincial preacutesenteacutee comme
eacutecrite par un enseignant de province mais en reacutealiteacute creacuteeacute par Peacuteguy professe
Nous sommes les maccedilons de la citeacute prochaine les tailleurs de pierre et les gacirccheurs de mortier Attacheacutes agrave la glegravebe ainsi qursquoau temps passeacute attacheacutes au travail agrave lrsquoatelier agrave la classe nous ne serons pas plus deacuteleacutegueacutes socialistes aux Parlements socialistes que nous nrsquoavons eacuteteacute deacuteputeacutes socialistes aux Parlements bourgeois Nous preacuteparons la matiegravere dont sont faites les renommeacutees et les gloires publiques (I 290)
Encore un point qui fait de Peacuteguy un heacuteritier du judaiumlsme comme il le disait
drsquoailleurs dans Louis de Gonzague (II 378-379) selon lrsquoun des midrashim le juif
laquo crsquoest celui qui teacutemoigne contre les idoles raquo Lrsquoœuvre qui selon Peacuteguy couronne la
litteacuterature franccedilaise celle qursquoil aimait le plus crsquoest Polyeucte de Corneille
Polyeucte devenu chreacutetien brise les idoles Il faut preacuteciser que briser les idoles
nrsquoeacutetait pas speacutecialement conseilleacute aux chreacutetiens du temps de Polyeucte mecircme au
sein de la communauteacute chreacutetienne Crsquoest un geste qui le distingue qui souligne sa
conversion radicale son inteacutegriteacute Crsquoest ce geste qui inspirait tellement Peacuteguy Mais
il faut se rappeler aussi du fait que crsquoest souvent par opposition aux laquo idoles raquo que
se construisaient les nouveaux juifs qui devenaient pratiquants en reacuteponse agrave
lrsquoantiseacutemitisme ambiant crsquoest souvent lrsquoexemple des chreacutetiens perseacutecuteacutes qui
amenait leur entourage agrave la conversion et crsquoeacutetait aussi drsquoune certaine maniegravere le cas
de Peacuteguy qui srsquoest tourneacute consciemment vers le christianisme lors de la peacuteriode du
combisme Ses pamphlets sa virulente poleacutemique avec Fernand Laudet avec ceux
qursquoil consideacuterait comme laquo le parti intellectuel raquo avec Jauregraves Maritain et les
thomistes et tant drsquoautres sont une faccedilon de combattre ce qursquoil consideacuterait comme
lrsquoidolacirctrie la forme la plus eacutevidente du mensonge Crsquoeacutetait donc un combat pour la
veacuteriteacute Effectivement dans le judaiumlsme lrsquoidolacirctrie crsquoest bien plus que la confection
107
drsquoidoles qui repreacutesenteraient des faux dieux ou des fausses images de Dieu Crsquoest le
choix de se mettre au service de quelqursquoun ou de quelque chose au deacutetriment de
Dieu agrave la suite de quoi Dieu perd la premiegravere place Jauregraves devenait ainsi idolacirctre
en instrumentalisant lrsquoaffaire Dreyfus Et toute lrsquoentreprise ou lrsquoideacutee mecircme des
Cahiers de la quinzaine est de laquo dire la veacuteriteacute raquo (I 292) donc de combattre les
idoles
La vision de lrsquohistoire lrsquohistoire humaine et lrsquohistoire sainte lrsquohistoire
surnaturelle et lrsquohistoire charnelle est aussi un point de convergence entre le
judaiumlsme et la philosophie de lrsquohistoire peacuteguyste Fackenheim eacutecrit que le juif laquo se
voit dans lrsquohistoire qui advient entre la Reacuteveacutelation et la Reacutedemption et teacutemoigne
lui-mecircme de ce qui se passe dans cet intervalle et de la Reacutedemption future Ce
teacutemoignage crsquoest son rocircle personnel dans lrsquohistoire sainte raquo126 Pour Peacuteguy le
teacutemoin est celui qui vit pour dire la veacuteriteacute le teacutemoignage est un acte de justice et de
reacuteparation du Ticcoun Olam
d) La souffrance
La vie de souffrance et de douleur la souffrance comme fait historique
identifiant un peuple le fait drsquoecirctre victime drsquoinjustice en tant que repreacutesentant du
peuple juif tout cela a fortement impressionneacutee Peacuteguy Comme lrsquoeacutecrit W Rabi laquo la
premiegravere raison la raison immeacutediate de la sensibilisation de Peacuteguy au fait juif
reacuteside donc dans la vocation de douleur du peuple juif Israeumll lui apparaicirct vraiment
comme lrsquohomme souffrant depuis des siegravecles de lrsquoinjustice du monde raquo127 La
vocation exprime un appel de Dieu Lrsquoun des mots heacutebreux deacutesignant la sainteteacute
qadosh eacutevoque la mise agrave lrsquoeacutecart drsquoune personne ou de tout un peuple pour le
rapprocher de Dieu Par rapport au peuple juif dans lrsquohistoire crsquoest la souffrance la
douleur qui le rend diffeacuterent et creacutee une distinction une mise agrave lrsquoeacutecart propre agrave le
rendre disponible agrave lrsquoappel de Dieu agrave la vocation Et aussi une forme
126 FACKENHEIM Emil op cit p 110 127 RABI Wladimir laquo Israeumll raquo Esprit aoucirct-sept 1964 p 336
108
drsquoenracinement dans son histoire sa tradition et sa religion qui constituent la seule
reacuteponse possible agrave lrsquoabsence drsquoune terre drsquoun pays mais qui font que les juifs sont
eacutetrangers partout ougrave ils sont Peacuteguy dans Notre Jeunesse deacutecrit le peuple juif qui
obeacuteit agrave la souffrance et au deacuteracinement charnel au chemin perpeacutetuel parce qursquoil y
voit la marque de Dieu le signe drsquoune vocation ougrave laquo ils saluent enfin le maicirctre de la
plus rigoureuse servitude raquo (III 54-55)
Peacuteguy est loin du dolorisme une ascegravese excessive et choisie ne lrsquoinspire pas
plus mais la souffrance est pour lui un signe de vocation degraves le deacutebut de sa carriegravere
litteacuteraire Cependant dans Un nouveau theacuteologien Monsieur Fernand Laudet
Peacuteguy accuse ce dernier de rejeter toutes les vertus laquo priveacutees raquo qui se pratiquent
dans la solitude et donc ne laisser que les saints martyrs ou missionnaires tandis
que la souffrance cacheacutee priveacutee de la maladie selon Peacuteguy est une laquo fabrique
portative de martyre [hellip] la maladie fait partie si inteacutegrante du meacutecanisme de la
sainteteacute que lrsquoon ne sait pas si les saints malades ne sont pas les plus grands drsquoentre
les saints raquo (III 449) Peacuteguy donne ensuite lrsquoexemple de saint Louis que son
chroniqueur Joinville voulait faire martyr et non seulement confesseur en
srsquoappuyant sur lrsquousage que le roi fit de sa maladie sa maniegravere de la vivre en
chreacutetien
Dans le portrait de Bernard-Lazare dans Notre Jeunesse Peacuteguy en le deacutecrivant
comme un saint eacutevoque certes sa bonteacute sa douceur et sa tendresse ainsi que son
laquo eacutegaliteacute drsquohumeur raquo mais il parle surtout de son laquo expeacuterience de lrsquoamertume et de
lrsquoingratitude une digestion parfaite de lrsquoamertume et de lrsquoingratitude raquo et il
souligne aussi sa mort laquo dans le silence et dans lrsquooubli dans un silence fait Dans
un oubli concerteacute raquo (III 57) Le saint est selon Peacuteguy un habitueacute de la souffrance
il obeacuteit agrave la souffrance non dans un esprit de flagellant meacutedieacuteval qui parfois
pensait acceacuteder agrave la sainteteacute en srsquoinfligeant des souffrances volontairement mais
dans une humble dociliteacute lrsquoacceptation de souffrir puisque cela fait partie du
chemin choisi de la fideacuteliteacute agrave sa vocation
Dans la trilogie Jeanne drsquoArc le deacutebut de la premiegravere piegravece est consacreacute agrave la
souffrance de la petite Jeannette qui fait venir du couvent une ancienne habitante de
109
Domreacutemy Madame Gervaise Jeannette demande agrave la voir parce qursquoelle a laquo de la
tristesse dans lrsquoacircme raquo (OPD 8) que son acircme est laquo douloureuse agrave mort raquo (OPD 15)
Ce qui distingue Jeannette crsquoest qursquoelle fait sienne la souffrance des affameacutes la
souffrance de la France en guerre la souffrance des peacutecheurs damneacutes la souffrance
du Christ Elle nrsquoest pas une grande ascegravete elle nrsquoaccomplit pas de miracles elle
nrsquoest pas encore une mystique visionnaire elle nrsquoest pas encore guerriegravere elle nrsquoest
qursquoune petite fille ordinaire qui prie et qui souffre plus que les autres le texte de
Peacuteguy ne nous dit pas si elle souffre plus parce que la priegravere lrsquoa rendue plus
sensible ou si elle prie autant parce que la souffrance la pousse dans la priegravere Mais
crsquoest la souffrance qui la rend seule et diffeacuterente qadosh Dans Le Mystegravere de la
chariteacute de Jeanne drsquoArc Hauviette dit agrave Jeannette laquo On dirait que tu as consommeacute
toute la tristesse de la terre raquo (OPD 411) parce que la souffrance de Jeanne nrsquoest
pas une souffrance laquo priveacutee raquo elle srsquoeacutelargit au monde entier parce qursquoune sainte
nrsquoest plus seulement une personne charitable dans sa paroisse son village sa
sainteteacute est universelle Jeannette ne pourra pas non plus aller prier pour le salut de
la France dans un couvent parce que sa souffrance la pousse agrave lrsquoaction celle de
sauver la France une forme de Ticcoun Olam pour Peacuteguy pour qui un monde
harmonieux est celui ougrave la terre appartient au peuple qui la travaille ougrave laquo chassez
les anglais hors de la France raquo constitue une action qui reacutepare le monde Et puisque
le crime pour Jeannette pour Peacuteguy est commun et englobe tout un peuple parce
que laquo Complice complice crsquoest comme auteur raquohellip ou quelques lignes plus bas
laquo Complice complice crsquoest pire qursquoauteur infiniment pire raquo (OPD 451) la reacuteponse
au crime ne peut ecirctre que collective aussi la pratique de la vertu qui reacutepare le crime
(dans ce cas-lagrave il srsquoagit de la lacirccheteacute) doit ecirctre commune pour cette raison donner
son pain au pauvre ne suffit pas il faut tuer la guerre crsquoest la seule reacuteponse
possible
Pour Peacuteguy lrsquoune des confirmations apregraves dix ans de lrsquoexistence des Cahiers
de la quinzaine qursquoil ne srsquoeacutetait pas trompeacute de mission de vocation crsquoeacutetait son
eacutechec financier sa solitude les deacutesabonnements lrsquoadversiteacute etc Lrsquoeacutechec prouvait
la gratuiteacute totale de lrsquoaction et ainsi confirmait la vocation veacuteritable Il le dit dans
un texte drsquoune immense amertume A nos amis agrave nos abonneacutes
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Nous sommes des vaincus Le monde est contre nous Et on ne peut plus savoir aujourdrsquohui pour combien drsquoanneacutees Tout ce que nous avons soutenu tout ce que nous avons deacutefendu les mœurs et les lois le seacuterieux et la seacuteveacuteriteacute les principes et les ideacutees les reacutealiteacutes et le beau langage ma propreteacute la probiteacute de langage la probiteacute de penseacutee la justice et lrsquoharmonie la justesse une certaine tenue lrsquointelligence et le bon franccedilais la reacutevolution et notre ancien socialisme la veacuteriteacute le droit la simple entente le bon travail le bel ouvrage tout ce que nous avons soutenu tout ce que nous avons deacutefendu recule de jour en jour devant une barbarie devant une inculture croissantes devant lrsquoenvahissement de la corruption politique et sociale (II 1273)
e) La sainteteacute juive
Il existe une particulariteacute du judaiumlsme dont le christianisme assume lrsquoheacuteritage
qui est peut-ecirctre la plus importante pour Peacuteguy la laquo bonne action raquo lrsquoobservation
de la loi consistent en premier lieu agrave agir selon la miseacutericorde et la chariteacute le hesed
Anna Schmaiumln-Veacutelikanov dans son ouvrage consacreacute au livre de Ruth fait une
analyse tregraves deacutetailleacutee du rocircle du hesed dans la Bible et dans lrsquoheacuteritage biblique Ce
mot difficilement traduisible signifie en mecircme temps la chariteacute et la miseacutericorde
lrsquoamour la gracircce la fideacuteliteacute et la teacutenaciteacute Le plus souvent il est utiliseacute dans
lrsquoAncien Testament agrave propos de lrsquoattitude de Dieu pour lrsquohomme ce que Dieu
ressent et ce qursquoil fait agrave lrsquohomme pour lrsquohomme Anna Shmaiumln-Veacutelikanov preacutecise
que le hesed deacutefinit Dieu dans sa creacuteation son attitude est toujours supeacuterieure agrave
celle de lrsquohomme elle est donc toujours un don Il y a aussi beaucoup de cas dans la
Bible ougrave le hesed exprime lrsquoattitude que Dieu attend de lrsquohomme la maniegravere dont
lrsquohomme doit se conduire avec son prochain Parfois le hesed signifie mecircme une
exigence sociale par exemple la gracircce accordeacutee agrave un condamneacute agrave mort Dans le
judaiumlsme il y a trois mots qui deacutefinissent le saint qadosh tsaddiq et hasid Le
premier deacutecrit la diffeacuterence entre celui qui a eacuteteacute choisi par Dieu et les autres le
second veut dire laquo juste raquo le troisiegraveme srsquoapplique agrave celui qui effectue le hesed qui
imite Dieu dans son attitude miseacutericordieuse envers les autres laquo qui agit comme
Dieu raquo Dans lrsquoAncien Testament le mot qadosh peut ecirctre appliqueacute agrave tout le peuple
juif parce que crsquoest la relation avec Dieu qui distingue les juifs des autres peuples
Le mot hasid est principalement utiliseacute dans les psaumes dans la Vulgate il est
traduit comme sanctus pareillement agrave qadosh Dans lrsquoAncien Testament il nrsquoy a ce
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terme nrsquoest que tregraves rarement employeacute pour qualifier une action humaine non dans
un psaume crsquoest lrsquoamour hesed du prophegravete Oseacutee pour sa femme infidegravele celui de
Jonathan pour David et celui de Ruth pour Noeacutemie128 Les dieux des autres peuples
des temps bibliques aimaient les heacuteros les rois et les puissants Le Dieu drsquoIsraeumll
aime la veuve lrsquoorphelin et lrsquoeacutetranger Ceci est la base de lrsquoeacutethique juive celui qui
aime lrsquoorphelin la veuve et lrsquoeacutetranger est un juste (tsaddiq) un saint (qadosh) un
hasid
Au temps de ses eacutetudes agrave lrsquoEacutecole Normale Peacuteguy eacutetait beacuteneacutevole agrave laquo La mie de
pain raquo et preacutesident drsquoune laquo Confeacuterence saint Vincent de Paul raquo Sa Jeanne drsquoArc est
aussi charitable qursquoheacuteroiumlque La premiegravere Jeanne drsquoArc deacutebute par le dialogue entre
Jeannette et Hauviette sur les orphelins que Jeannette a nourris Les exploits de
Jeanne nrsquoapparaissent que dans la deuxiegraveme piegravece Les Batailles et crsquoest surtout la
chariteacute de Jeanne qui est souligneacutee sa pitieacute pour les morts et les blesseacutes son refus
de souhaiter le mal mecircme pour ses ennemis Dans la deuxiegraveme Jeanne le Mystegravere
de la chariteacute de Jeanne drsquoArc la chariteacute devient veacuteritablement le sujet principal
Dans LrsquoArgent suite Peacuteguy deacuteclare avec force laquo Je ne reconnais qursquoune chariteacute
chreacutetienne mon jeune camarade et crsquoest celle qui procegravede directement de Jeacutesus
(Eacutevangiles passim ou plutocirct ubique) crsquoest la constante communion et spirituelle
et temporelle avec le pauvre avec le faible avec lrsquoopprimeacute raquo (III 886)
Dans Toujours de la grippe Peacuteguy fait le lien entre la chariteacute chreacutetienne et la
solidariteacute socialiste laquo Ainsi entendue ainsi aimeacutee ainsi voulue ainsi connue ainsi
exerceacutee ainsi profonde et libre la solidariteacute socialiste jaillit freacutequemment au cœur
des humbles et des pauvres au cœur des ignorants raquo (I 457) Lrsquoaccent mis sur
lrsquoignorance nrsquoest pas anodin il souligne le fait que Peacuteguy introduit tregraves tocirct la
mystique au sein de son socialisme militant il deacutecrit la solidariteacute comme une gracircce
qui est offerte aux pauvres et aux ignorants non comme une vertu qui se pratique
par lrsquoeffort la force de volonteacute Il srsquoagit de la sainteteacute drsquoailleurs le laquo citoyen
docteur raquo qui est lrsquointerlocuteur de Peacuteguy dans ce dialogue le dit tout de suite
128 АИ Шмаина-Великанова Книга Руфи как символическая повесть М Институт св Фомы 2010 (SCHMAIumlN-VELIKANOV Anna Le livre de Ruth comme reacutecit symbolique Moscou Institut saint Thomas 2010 p 7-13)
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laquo crsquoest bien ce que jrsquoentendais nous avons nos saints et nous avons nos docteurs raquo
(ibid)
Imiter le Dieu des Juifs crsquoest ecirctre charitable envers les petits les pauvres les
malheureux les insignifiants les perdants les derniers Et crsquoeacutetait la plus grande
cause de Peacuteguy se battre sans relacircche pour les innocents les boucs eacutemissaires les
perseacutecuteacutes
3 Les vertus chreacutetiennes
Peacuteguy en suivant Saint Augustin distingue les trois vertus theacuteologales des
vertus cardinales Saint Augustin eacutelegraveve drsquoAmbroise de Milan qui fut un fidegravele
lecteur de Ciceacuteron et de son traiteacute De officiis souligne la gratuiteacute des vertus
theacuteologales venant de Dieu Plus tard Greacutegoire le Grand et Thomas drsquoAquin
reacuteunissent dans un systegraveme de sept vertus chreacutetiennes les quatre vertus morales
(cardinales) et les trois vertus theacuteologales La foi est la capaciteacute de lrsquohomme de
comprendre et de mettre en œuvre la volonteacute de Dieu lrsquoespeacuterance creacutee une attente
confiante et ouvre pour lrsquohomme un chemin vers la beacuteatitude la chariteacute unit
lrsquohomme agrave lrsquoamour de Dieu Selon saint Thomas drsquoAquin la prudence harmonise
lrsquointelligence et le cœur dans la prise de deacutecision et fait le lien entre les autres
vertus la justice est responsable des relations dans la socieacuteteacute la tempeacuterance
cherche le juste milieu entre les deacutesirs divers drsquoun ecirctre humain quant agrave la force
elle donne lrsquoeacutelan aux deacutecisions prises et permet agrave lrsquohomme drsquoecirctre perseacuteveacuterant Les
vertus antiques font ainsi partie des vertus chreacutetiennes et ce lien avec lrsquoheacuteritage
antique doit sucircrement ecirctre cher agrave Peacuteguy Mais il nrsquoaccepte pas la theacuteorie thomiste
des vertus qui suppose lrsquoacquisition de la vertu par la reacutepeacutetition qui creacutee un habitus
une habitude Or rien nrsquoest pire que lrsquohabitude pour Peacuteguy crsquoest ce qui tue la dureacutee
ferme la porte agrave la gracircce rend impossible lrsquoespeacuterance qui se traduit par un eacuteternel
renouvellement Recommencer sans cesse chaque jour chaque heure agrave nouveau est
113
contraire agrave la reacutepeacutetition de ce qui a eacuteteacute fait par le passeacute Cependant pour Alain
Thomasset Peacuteguy est moins loin de saint Thomas drsquoAquin qursquoil ne le croyait laquo la
vertu preacutesente un caractegravere paradoxal car elle est agrave la fois du cocircteacute de la reacutepeacutetition et
donc de la mecircmeteacute et en mecircme temps du cocircteacute de la nouveauteacute et de lrsquoalteacuteriteacute car
elle rend bon celui qui la possegravede Une reacutepeacutetition peut donc ouvrir agrave la nouveauteacute
une stabiliteacute faciliter le mouvement raquo129 Il est possible que la reacuteaction de Peacuteguy agrave la
theacuteologie thomiste soit plutocirct une suite agrave sa controverse avec le thomiste Maritain
qursquoun veacuteritable deacutesaccord theacuteologique
a) La Ballade du cœur qui a tant battu
Les vertus theacuteologales qui restent supeacuterieures dans une sorte de hieacuterarchie
parce que ce sont les vertus qui deacutecrivent la maniegravere dont Dieu agit envers les
hommes selon Peacuteguy ce sont les vertus qui appartiennent agrave Dieu que lrsquohomme ne
peut pas atteindre sans accueillir la gracircce par le seul effort de lrsquoimitation de Jeacutesus
Pour ce qui concerne les vertus theacuteologales seule la gracircce accueillie dans la
confiance peut rendre possible lrsquoimitation de Dieu qui espegravere en lrsquohomme qui croit
en lrsquohomme et qui aime lrsquohomme laquo Ce que nous devons faire pour Dieu crsquoest
Dieu qui prend les devants qui commence de le faire pour nous raquo Crsquoest une ideacutee
absolument novatrice que personne avant lui nrsquoa oseacute exprimer parce que selon la
theacuteologie de Peacuteguy Dieu ainsi se fait vulneacuterable jusqursquoagrave devenir deacutependant de
lrsquohomme laquo Dieu a besoin de nous Dieu a besoin de sa creacuteature raquo (OPD 715)
Dans les Ballades du cœur qui a tant battu lrsquoun des rares textes ougrave Peacuteguy dit
vraiment laquo je raquo ougrave il se preacutesente comme sujet de son œuvre il y a une longue
comparaison entre les vertus cardinales et les vertus theacuteologales La premiegravere fois
que Peacuteguy les mentionne les sept vertus sont preacutesenteacutees comme celles qui marchent
dans une procession
Dans les processions
O blanc vecirctu
129 THOMASSET Alain Thomasset opcit p 304
114
Les intercessions
Des sept Vertus (OPD 963)
Elles eacutevoquent donc tout de suite un chemin un mouvement avec Dieu et vers
Dieu Et elles intercegravedent en jouant le rocircle drsquoun pont qui relie lrsquohomme agrave Dieu
laquo Les quatre Cardinales naissent paiumlennes raquo (Ibid) et deviennent chreacutetiennes par le
travail et lrsquoeffort mais les trois Theacuteologales naissent de la gracircce par le don Il est
compreacutehensible que dans cette peacuteriode de lutte acharneacutee contre lui-mecircme contre sa
passion dont il laisse entendre plusieurs eacutechos dans ces Ballades les vertus
cardinales qui selon Peacuteguy laquo sont des gendarmes raquo (OPD 963) cegravedent le pas au
vertus Theacuteologales pleines de gracircce donneacutees provenant de la gracircce de Dieu Julie
Sabiani dans son commentaire des Ballades observe laquo La longue seacutequence qui
oppose Theacuteologales et Cardinales ne tend pas seulement agrave condamner le moralisme
vertueux mais aussi toute dogmatique religieuse raquo130 La gracircce seule suffit Cette
gracircce est leacutegegravere crsquoest un don pas un lourd fardeau Peacuteguy va jusqursquoagrave la deacutecrire
comme une ronde une danse laquo Mais les Theacuteologales Dansent en rond raquo (OPD
1014) elles laquo font carnaval raquo (OPD 1017) elles laquo sont des luronnes raquo (OPD 1031)
laquo megravenent la fecircte raquo (OPD 1032) laquo megravenent la danse raquo (OPD 1045) elles laquo jouent
aux billes raquo (OPD 1052) et vont jusqursquoagrave faire des batailles de boules de neige Elles
sont pleines de gratuiteacute incarneacutees par un esprit drsquoenfance Peacuteguy parle drsquohospitaliteacute
qui permet drsquoaccueillir la gracircce il nomme les laquo trois Theacuteologales hospitaliegraveres raquo
(OPD 1020) Mecircme si cette gracircce est accueillie dans la douleur dans la peine dans
lrsquohumiliteacute elles sont reccedilues comme un baume sur une blessure profonde laquo Au
trois Theacuteologales ndash notre souffrance raquo Les vertus Theacuteologales ne naissent pas de
cette certitude que Peacuteguy exeacutecrait mais de lrsquoinquieacutetude mystique qursquoil appreacuteciait
tant dans la tradition juive
Aux quatre Cardinales
La certitude
Mais aux Theacuteologales
Lrsquoinquieacutetude (OPD 1027)
130 SABIANI Julie La Ballade du cœur Paris Klincksieck 1973 p 125
115
Le chemin agrave la suite des quatre vertus Cardinales emmegravene celui qui le suit vers
un but deacutefini mais celui qui suit les trois theacuteologales avance sur un chemin
drsquoabandon total ougrave il reste un eacuteternel disciple Peacuteguy eacutecrit que laquo les Theacuteologales
sont eacutecoliegraveres raquo (Ibid)
Elles ne naissent pas de lrsquoabondance mais du manque de la pauvreteacute et de la
simpliciteacute
Aux quatre Cardinales
Porte-flambeaux
Les trois Theacuteologales
Vont en sabots (OPD 1032)
b) La Chariteacute
Ce sont les trois mystegraveres qui eacuteclairent la penseacutee de Peacuteguy sur les vertus
theacuteologales En changeant le titre sur eacutepreuves Peacuteguy transforme le Mystegravere de la
vocation de Jeanne drsquoArc en Mystegravere de la chariteacute de Jeanne drsquoArc Il eacutecrit ensuite
Le Porche du mystegravere de la deuxiegraveme vertu lrsquoespeacuterance et conclut avec Le Mystegravere
des saints Innocents qui ne contient pas le mot laquo foi raquo dans le titre
La chariteacute premiegravere des vertus theacuteologales la plus grande et celle qui se
rapproche le plus de la vertu juive par excellence le Hesed est au centre du premier
mystegravere de Peacuteguy Le Mystegravere de la chariteacute de Jeanne drsquoArc La chariteacute de Jeanne
est bien loin de la chariteacute traditionnelle des saintes meacutedieacutevales une chariteacute
personnelle individuelle faite drsquolaquo œuvres de chariteacute raquo la Jeannette de Peacuteguy ne se
contente pas de cela Le fait que les enfants affameacutes auxquels elle a donneacute tout son
pain auront de nouveau faim le lendemain lrsquoindigne et la pousse agrave agir sur les
racines du mal Il ne suffit pas de donner son pain aux pauvres il faut eacuteradiquer ce
qui les rend pauvres la guerre Peacuteguy fait de Jeannette une sainte militante une
sainte qui agit au tout deacutebut du mystegravere dans sa premiegravere priegravere elle dit laquo Enfin
ce qursquoil nous faudrait mon Dieu il faudrait nous envoyer une saintehellip qui
reacuteussisse raquo (OPD 405) Lrsquoaction de Jeanne nrsquoest pas une action priveacutee dans sa
paroisse son village sa famille Agir sur la racine crsquoest agir sur la socieacuteteacute Ainsi
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Jeanne devient une laquo meneuse drsquohommes raquo qui pense qursquoon ne peut pas laquo tuer la
guerre raquo en priant dans un couvent
c) LrsquoEspeacuterance
La deuxiegraveme vertu lrsquoespeacuterance chez Peacuteguy est eacutetroitement lieacutee agrave lrsquoenfance
Seule la premiegravere piegravece de la trilogie est consacreacutee agrave lrsquoenfance de Jeanne Et le
Mystegravere de la chariteacute de Jeanne drsquoArc se concentre totalement sur quelques heures
de la vie de Jeannette enfant acircgeacutee de treize ans Le lecteur la rencontre ainsi que sa
famille ses amies fait connaissance de son acircme de ses penseacutees de ses attentes Et
tout ce qui lui arrivera plus tard y est deacutejagrave les germes de son action future On peut
voir deacutejagrave dans la petite Jeannette comme dans une semence la possibiliteacute de
reacutepondre on non agrave lrsquoappel de la vocation la possibiliteacute de devenir un chef de
guerre Crsquoest cette possibiliteacute qui est gage drsquoespeacuterance chez Peacuteguy
Dans Le Porche du mystegravere de la deuxiegraveme vertu Peacuteguy exprime cette ideacutee de
maniegravere presque choquante Dieu en srsquoadressant aux enfants prononce laquoVous
ecirctes des enfants Jeacutesusraquo (OPD 653)Pour lui chaque enfant crsquoest lrsquoespeacuterance pure
parce que lrsquoenfant contient une promesse de lrsquoimitation du Christ dans la mesure ougrave
lrsquohomme est fait agrave son image lrsquoenfant qui nrsquoest pas encore corrompu par le peacutecheacute
contient en lui un reflet une image presque parfaite Dans Egraveve Peacuteguy parle de
lrsquoenfant Jeacutesus qui contient en lui seul la possibiliteacute du salut de toute la terre du
regravegne sur tout le monde Ainsi lrsquoenfance lrsquoenfant deviennent chez Peacuteguy une sorte
de contenant merveilleux en qui toutes les possibiliteacutes germent et attendent
lrsquoincarnation et ainsi portent lrsquoespeacuterance Dans le Mystegravere des saints Innocents
Peacuteguy fait dire agrave Dieu ces paroles laquoMon fils avait eacuteteacute un tendre enfant laiteux une
enfance un bourgeonnement une promesse un engagement un essai une origine
un commencement de reacutedempteur une espeacuterance du salut une espeacuterance de
reacutedemptionraquo (OPD 784)
Le Mystegravere de la vocation de Jeanne drsquoArc srsquoachegraveve au moment ougrave Jeanne
acircgeacutee maintenant de seize ans apprend par ses voix que ce chef de guerre pour qui
117
elle a prieacute durant trois ans celui qui sauvera la France crsquoest elle Mais Charles
Peacuteguy nrsquoa jamais publieacute ce texte il lrsquoa retrancheacute sur eacutepreuves et donneacute un autre
titre au mystegravere Il a choisi Jeannette dans laquelle se concentre toute lrsquoespeacuterance
comme possibiliteacute du salut des hommes Elle peut reacutepondre ou ne pas reacutepondre agrave sa
vocation Entendre ou ne pas entendre lrsquoappel
Dans le Mystegravere de la chariteacute de Jeanne drsquoArc le poegravete montre ce tournant de
lrsquoenfance agrave lrsquoacircge adulte ce moment de croissance qui se traduit selon Peacuteguy dans
le surpassement du deacutesespoir Jeannette est tellement deacutesespeacutereacutee qursquoelle doute
mecircme du sens de la reacutedemption des hommes par le sacrifice du Christ elle se
demande mecircme srsquoil nrsquoest pas mort pour rienhellip et de ce surpassement du deacutesespoir
naicirct son deacutesir drsquoentendre la volonteacute de Dieu et de lrsquoaccomplir
Lrsquoenfant nrsquoa pas drsquoexpeacuterience ou tregraves peu mais surtout lrsquoexpeacuterience nrsquoa pas
encore drsquoinfluence sur lui sur sa maniegravere drsquoagir Lrsquoenfant va agir sans srsquoappuyer sur
une expeacuterience qui dit que si telle chose srsquoest mal passeacutee crsquoest comme ccedila que cela
va se passer dans le futur Lrsquoenfant nrsquoa pas peur que le mal se reproduise il peut
alors sans douter et sans prendre peur tout recommencer agrave nouveau en participant
avec le Creacuteateur dans lrsquoeacuteternel renouvellement laquoVoici je fais lrsquounivers nouveauraquo
(Ap 21 5)
Dans le Mystegravere de la chariteacute de Jeanne drsquoArc la petite Jeannette trouve une
source drsquoespeacuterance dans le refus de srsquoappuyer sur lrsquoexpeacuterience de prononcer ces
paroles tellement laquo adultes raquo laquo ce nrsquoest pas possible raquo Jeannette choisit drsquoattendre
le nouveau Au tout deacutebut du Mystegravere elle dit agrave Dieu
Il nous faudrait peut-ecirctre quelque chose de nouveau quelque chose qursquoon nrsquoaurait encore jamais vu Quelque chose qursquoon nrsquoaurait encore jamais fait Mais qui oserait dire mon Dieu qursquoil puisse y avoir du nouveau apregraves quatorze siegravecles de chreacutetienteacute apregraves tant de saintes et tant de saints apregraves tous vos martyrs apregraves la passion et la mort de votre fils (OPD 404)
Pour le moment Jeannette ne sait pas tregraves bien ce qui est possible et ce qui ne
lrsquoest pas elle peut donc croire que tout est possible et fonder son espeacuterance sur cette
possibiliteacute Hauviette son amie est diffeacuterente Elle est plus jeune mais chez Peacuteguy
elle incarne la tradition et elle srsquoappuie sur lrsquoexpeacuterience des geacuteneacuterations qui lrsquoont
preacuteceacutedeacutee sur celle du cateacutechisme de ce que ses parents lui ont appris agrave la maison
118
Pourtant lrsquoexpeacuterience ne deacutetruit pas son espeacuterance parce qursquoelle a une confiance
absolue en Dieu Pour Peacuteguy crsquoest lrsquoune des principales sources de lrsquoespeacuterance en
particulier de lrsquoespeacuterance du salut
Peacuteguy montre au lecteur le tournant de Jeannette du deacutesespoir agrave lrsquoespeacuterance
son choix de garder son esprit drsquoenfant qui est confiante et qui espegravere Jeannette agrave
treize ans nrsquoest plus tout agrave fait une enfant mais pas encore une adulte elle peut
choisir sa voie inteacuterieure Jeannette choisit de ne pas srsquoappuyer sur lrsquoideacutee que son
travail et ses priegraveres sont vaines
Et si elle choisit de srsquoappuyer sur lrsquoexpeacuterience de la joie de la reconnaissance drsquoune confiance absolue en Dieu et lrsquoattente du nouveau elle pourrait croire dans lrsquoincroyable commencer lrsquoimpossible ecirctre attentive agrave lrsquoappel et y reacutepondre devenir Jeanne drsquoArc Et ce deacutebut Peacuteguy le deacutecrit par une seule petite phrase la derniegravere du mystegravere qui semble ne pas ecirctre lieacutee avec le texte qui la preacutecegravede laquoOrleacuteans qui ecirctes au pays de Loireraquo (OPD 559)131
Le deuxiegraveme mystegravere de Peacuteguy Le Porche du mystegravere de la deuxiegraveme vertu
paru en octobre 1911 est entiegraverement consacreacute agrave la vertu theacuteologale de lrsquoespeacuterance
Peacuteguy le deacutefinit ainsi que le mystegravere suivant Le Mystegravere des saints Innocents
comme encore une laquo Jeanne drsquoArc raquo ce qui peut paraicirctre eacutetrange les sujets nrsquoeacutetant
pas lieacutes excepteacute le fait que le texte soit placeacute dans la bouche de Mme Gervaise
lrsquointerlocutrice de Jeannette dans le Mystegravere de la chariteacute cependant que Jeanne est
preacutesente comme celle qui eacutecoute En revanche la forme novatrice du Porche du
mystegravere de la deuxiegraveme vertu et du Mystegravere des saints Innocents entre la prose et
poeacutesie theacuteacirctre et traiteacute theacuteologique rejoint visiblement celle du reacutecit de la Passion
dans le Mystegravere de la chariteacute Dans la notice pour Le Porche de la reacutecente eacutedition agrave
la Pleacuteiade de lrsquoœuvre poeacutetique de Peacuteguy Claire Daudin eacutecrit que ce nrsquoest pas laquo une
suite chronologique mais une suite poeacutetique raquo (OPD 1647) Crsquoest aussi une suite
au Nouveau theacuteologien monsieur Fernand Laudet parce que crsquoest une suite agrave la
poleacutemique theacuteologique autour du Mystegravere de la chariteacute Dans Le Porche Peacuteguy
reacutepond en quelque sorte agrave Jacques Maritain qui lui a eacutecrit un grand nombre de
131 VEacuteLIKANOV Marie laquo Lrsquoenfance graine de lrsquoespeacuterance dans la poeacutesie de Peacuteguy raquo Le Porche Bulletin des Amis de Jeanne drsquoArc et de Charles Peacuteguy (Russie Pologne Finlande Estonie) Ndeg 36-37 deacutecembre 2012 p 90
119
lettres ainsi qursquoau pegravere Louis Baillet accusant le premier mystegravere drsquoheacutereacutesie132 Ce
texte est eacutecrit agrave la peacuteriode peut-ecirctre la plus dure de la vie de Peacuteguy un amour
impossible des problegravemes financiers les problegravemes de santeacute de ses enfants la
reacuteaction violente agrave son premier mystegravere le refus du prix de lrsquoAcadeacutemie auquel il
aspirait Cet hymne agrave lrsquoespeacuterance est eacutecrit du fond du deacutesespoir il le dit dans le
mystegravere cette vertu laquo est assureacutement la plus difficile raquo (OPD 635) La foi et mecircme
la chariteacute pour Peacuteguy vont de soi mais pas lrsquoespeacuterance Lrsquoespeacuterance est impossible
pour lui sans lrsquoaide sans la gracircce de Dieu
Peacuteguy choisit une petite fille neacutee agrave Noeumll une enfant qui joue avec une cregraveche
en bois pour incarner lrsquoespeacuterance dans son mystegravere Il explique ce choix laquo par
lrsquoabsence chez lrsquoenfant de lrsquoexpeacuterience du peacutecheacute ou de toute autre expeacuterience
neacutegative menant au deacutesespoir raquo Il met dans la bouche de Dieu ces mots laquoCar les
enfants sont plus mes creacuteatures que les hommes Ils nrsquoont pas encore eacuteteacute deacutefaits par
la vie de la terreraquo (OPD 632) Peacuteguy parle de lrsquoeacutetonnement de Dieu devant les
hommes qui suivent cette petite fille et laquovoient comme tout ccedila se passe et qursquoils
croient que demain ccedila ira mieuxraquo (OPD 632) Contrairement agrave lrsquoinnocence la foi
chez Peacuteguy est pratiquement opposeacutee agrave lrsquoespeacuterance parce qursquoelle srsquoappuie sur
lrsquoexpeacuterience sur laquo les histoires de lrsquoancien temps raquo (OPD 637) Chez Peacuteguy
lrsquoespeacuterance est une attente intense et concentreacutee du nouveau qui rend le miracle
possible
Au centre du Porche du mystegravere de la deuxiegraveme vertu se trouve la phrase
laquoPour espeacuterer mon enfant il faut ecirctre bien heureux il faut avoir obtenu reccedilu une
grande gracircceraquo (OPD 636) Crsquoest le don totalement gratuit de la joie qui devient
source de lrsquoespeacuterance Il deacutecrit cette joie enfantine en peignant une procession du
Saint Sacrement ougrave la petite fille Espeacuterance avance en dansant infatigablement
sans compter ses forces entre ses deux grandes sœurs les vertus de la Foi et de la
Chariteacute La petite fille Espeacuterance agrave cette fecircte est infatigable dans sa joie elle voit le
preacutesent tel qursquoil est en veacuteriteacute parce qursquoelle est tourneacutee vers le futur Elle ne
srsquoinquiegravete pas du passeacute et ne se deacutesole pas des fleurs qui vont faner Elle sait que de
132 MARITAIN Jacques BAILLET Louis Peacuteguy au porche de lrsquoEacuteglise Paris Cerf 1997
120
nouvelles fleurs naicirctront Il y a encore une raison pour laquelle Peacuteguy choisit une
enfant pour repreacutesenter lrsquoespeacuterance pour lui lrsquoespeacuterance ne pose pas de but crsquoest
la dureacutee qui est importante lrsquoeacuteveacutenement preacutesent comme pour les enfants pour qui
le jeu trouve sa valeur dans son processus mecircme et ils ne se lassent pas de
recommencer des dizaines de fois le mecircme Sans ecirctre conscient de lrsquoeacuteterniteacute
lrsquoenfant peut vivre comme srsquoil eacutetait eacuteternel ainsi chez Peacuteguy fait lrsquoespeacuterance
Elle croit elle compte que nous sommes comme elle Elle ne meacutenage point nos peines Et nos travails Elle compte que nous avons toute la vie devant nous Comme elle se trompe Comme elle a raison Car nrsquoavons-nous point toute la Vie devant nous La seule qui compte Toute la vie Eternelleraquo (OPD 748)
La petite fille Espeacuterance pousse les adultes agrave travailler ne travaillant pourtant
pas elle-mecircme tout simplement parce que les adultes travaillent souvent pour leurs
enfants qui repreacutesentent leur futur la promesse du lendemain ce nrsquoest pas le but
mais le sens du travail Pour Peacuteguy les enfants laquocrsquoest le futur dans le preacutesent nous
œuvrons pour eux aujourdrsquohui pas pour un but lointain mdash et crsquoest justement ce
travail qursquoaccomplit eacuteternellement la petite fille Espeacuterance raquo133 Lrsquoespeacuterance pousse
agrave recommencer non par goucirct de reacutepeacutetition mais au contraire par le souci du
renouvellement qui pour elle est toujours possible
Car crsquoest vingt fois qursquoelle nous fait faire le mecircme chemin sur terre pour la sagesse humaine ce sont vingt fois qui se redoublent qui se recommencent qui sont la mecircme qui sont vingt fois vaines qui se superposent Parce qursquoelles conduisaient par le mecircme chemin au mecircme endroit parce que crsquoeacutetait le mecircme chemin Mais pour la sagesse de Dieu rien nrsquoest jamais rien Tout est nouveau Tout est autre Tout est diffeacuterent Au regard de Dieu rien ne recommence (OPD 750)
Peacuteguy eacutecrit que le chemin de lrsquoespeacuterance naicirct dans le sacrement du baptecircme
dans lequel se deacutevoile lrsquoespeacuterance de Dieu en lrsquohomme laquoEt le baptecircme est le
sacrement le plus neuf Et le baptecircme est le sacrement qui commence [] Or la
petite espeacuterance est celle qui toujours commence Cette naissance perpeacutetuelle Cette
enfance perpeacutetuelleraquo (OPD 649)
La joie le refus de ne srsquoappuyer que sur lrsquoexpeacuterience et lrsquoattitude de
recommencer tout le temps agrave nouveau ne sont pas les seules conditions de
lrsquoespeacuterance chez Peacuteguy qui parle aussi de la confiance et de la peacutenitence Faire
peacutenitence pour Peacuteguy signifie un renouvellement dans lrsquoespeacuterance crsquoest ce qui de 133 VEacuteLIKANOV Marie opcit p 92
121
nouveau fait de nous des enfants ce qui creacutee un nouveau commencement laquoLa
force de vie la promesse la vie la force de vie et de promesse qui source au cœur
de lrsquoespeacuterance et qui rejaillit dans la peacutenitence mecircme dans la basse peacutenitenceraquo
(OPD 710) Pour ce qui concerne la confiance Peacuteguy la deacutecrit par une image celle
du sommeil enfantin qui exprime une confiance absolue en Dieu et permet agrave
lrsquoenfant de renouveler ses forces et de commencer chaque jour comme un jour
vraiment nouveau laquoVoilagrave le secret drsquoecirctre infatigable Infatigable comme les
enfants Infatigable comme lrsquoenfant Espeacuterance Et de recommencer toujours le
lendemainraquo (OPD 757)
Dans Le Mystegravere des saints Innocents (1912) Peacuteguy dit que lrsquoespeacuterance
comme une graine qui contient la promesse de la vie de lrsquoarbre recegravele la possibiliteacute
drsquoune nouvelle naissance laquoMais le tendre bourgeon nrsquoest fait que pour la naissance
et il nrsquoest chargeacute que de faire naicirctreraquo (OPD 783)
d) La foi et lrsquoinnocence
Dans un de ses textes Peacuteguy parle directement de la vertu theacuteologale de la foi
Un nouveau theacuteologien Monsieur Fernand Laudet Selon Peacuteguy la foi se
deacutecompose en deux autres vertus laquo qui seraient la creacuteance ou foi propre et la
fideacuteliteacute raquo (III 458) Autrement dit croire crsquoest choisir de consideacuterer ce que disent
les eacutecritures et lrsquoEacuteglise comme vrai et demeurer dans cette laquo creacuteance raquo confiante y
ecirctre fidegravele Quelques pages plus loin Peacuteguy parle aussi de laquo constance raquo et utilise
aussi un mot de lrsquoancien franccedilais laquo feacutealiteacute raquo (III 461) qui eacutevoque la fideacuteliteacute drsquoun
vassal agrave son seigneur et deacutesigne non seulement une fideacuteliteacute mais une forme
drsquoappartenance La fideacuteliteacute est ce que Peacuteguy retient en premier lieu dans la vertu
theacuteologale de la foi au deacutebut du Mystegravere des saints Innocents il eacutecrit laquo La Foi est
une eacutepouse fidegravele raquo (OPD 780) La foi rend possible la continuiteacute la dureacutee et
lrsquoespeacuterance apporte le renouvellement et la promesse
122
Dans Le Porche du mystegravere de la deuxiegraveme vertu Peacuteguy dit que la foi va de
soi laquo elle est toute naturelle tout allante tout simple toute venante raquo (OPD 636)
et ne semble pas demander drsquoeffort drsquoaction de combat
Souvent Peacuteguy ose remplacer lrsquoune des trois vertus theacuteologales la foi par
lrsquoinnocence Cela apparaicirct bien quand on voit le Mystegravere des saints Innocents
suivre les mystegraveres consacreacutes agrave la chariteacute et agrave lrsquoespeacuterance Lrsquoinnocence devient lrsquoune
des trois vertus theacuteologales chez Peacuteguy En parlant de la vertu theacuteologale de la foi
dans Un nouveau theacuteologien Monsieur Fernand Laudet il eacutecrit laquo Crsquoest une
question une question eacuteternelle de savoir si lrsquoignorance est plus pregraves de Dieu ou si
crsquoest lrsquoexpeacuterience si lrsquoignorance est plus agreacuteable agrave Dieu ou si crsquoest lrsquoexpeacuterience raquo
(III 461)
Le sens du mot laquo innocence raquo chez lui est complexe Deacutejagrave dans un texte de
1899 avant la creacuteation des Cahiers de la quinzaine dans lrsquoarticle laquo Lrsquoaffaire
Dreyfus et la Crise du parti socialiste raquo publieacute dans la Revue Blanche Peacuteguy dit de
Dreyfus qursquoil est un laquo juste raquo (I 233) agrave cause de son innocence Le fait drsquoecirctre
innocent fait de lui un homme qui adhegravere agrave la justice Dans Victor-Marie comte
Hugo en comparant Corneille agrave Racine Peacuteguy dit aussi que Corneille ne connaicirct pas
le mal laquo cette grande ignorance du mal de Corneille cette grande inexpeacuterience
cette grande incompeacutetence cette souveraine maladresse raquo (III 281) Apparemment
pour Peacuteguy cette innocente ignorance du mal est loin drsquoecirctre passive Elle suppose le
refus de srsquoappuyer sur lrsquoexpeacuterience passeacutee mais le choix drsquoecirctre totalement ouvert agrave
lrsquoeacuteveacutenement preacutesent et drsquoy reacutepondre entiegraverement Ainsi lrsquoinnocence est ce terrain
sur lequel peut croitre lrsquoespeacuterance qui est chez Peacuteguy une foi dans la possibiliteacute du
nouveau Cette innocence est aussi ce qui rend possible le pardon quand on est
innocent jusqursquoagrave ignorer le mal qursquoon nous a fait le pardon est plus facile
laquo Corneille est gonfleacute drsquoun perpeacutetuel pardon Ils se pardonnent drsquoavance par nature
tout ce qursquoils se feront raquo (III 283) On distingue aussi cette ideacutee dans Notre
Jeunesse ougrave dans le portrait de Bernard-Lazare Peacuteguy eacutevoque le fait que Bernard-
Lazare nrsquoavait aucun ressentiment pour ceux qui avaient eacuteteacute ingrats avec lui il
eacutecrivait avoir laquo une innocence deacutesarmante raquo et refusait de croire que la politique
emporte sur la mystique de lrsquoaffaire Dreyfus sur la mystique de lrsquoamitieacute (III 60)
123
Cette interpreacutetation de lrsquoinnocence comme vertu nrsquoest pas neuve elle nrsquoest pas
propre agrave Peacuteguy elle est de Platon mecircme si elle nrsquoa pas eacuteteacute beaucoup exploiteacutee
apparemment Chez Platon il y a une interpreacutetation veacuteneacuteneuse de la pratique niaise
des vertus cardinales mais on trouve aussi chez lui lrsquoeacuteloge de la naiumlveteacute pure une
sorte de candeur134 Peacuteguy deacutecrit cette candeur dans un texte de 1907 De la
situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de
la gloire temporelle Il y deacutecrit le pauvre homme qui a laquo la probiteacute dans la peau raquo
qui est loin des grandeurs non par humiliteacute consciente pratiqueacutee avec efforts mais
parce qursquoil ne sait mecircme pas comment agir diffeacuteremment qui sait qursquoil nrsquoaura toute
sa vie que des meacutetiers modestes non valorisants mais qui aime ce travail laquo Mais il
aime cela cet homme Il est si becircte qursquoil ne pense mecircme pas agrave nommer cela probiteacute
honnecircteteacute goucirct et passion de la liberteacute Il exegravecre le mot mecircme de pureteacute Parce que
de tous les seacutepulcres les seacutepulcres blanchis sont encore ceux qui lui paraissent le
plus cimetiegraveres raquo (II 681-682) Pour Peacuteguy lrsquoinnocence inconsciente de par son
essence mecircme est paradoxalement plus grande que la pureteacute pratiqueacutee gagneacutee au
prix de grands efforts
Dans Encore de la grippe Peacuteguy donne agrave son interlocuteur imaginaire
lrsquoexemple de la mort chreacutetienne drsquoune vieille femme qursquoil a connue dans son
enfance il parle drsquoabord de sa foi puis en citant les laquo femmes qui allaient laver la
lessive raquo il dit qursquoelle est innocente et il continue de lrsquoeacutevoquer en ces termes
(I 435-436) Apparemment pour lui lrsquoinnocence est le refus de croire agrave autre chose
que Dieu le refus de savoir autre chose autrement dit la foi agrave lrsquoeacutetat pur
e) Le courage lrsquoobeacuteissance et lrsquohumiliteacute
Peacuteguy ne parle pas tellement des vertus cardinales mais dans le premier texte
ougrave il parle directement de la sainteteacute un texte de 1905 Louis de Gonzague il
eacutevoque justement la vertu de courage (qui semble remplacer celle de la force) qui
134 Voir GAUDIN Claude EYHΘEIA La theacuteorie platonicienne de lrsquoinnocence raquo Revue Philosophique De La France Et De LrsquoEacutetranger 171 ndeg 2 1981 p 145-68
124
est en fait tregraves lieacutee agrave celle de la veacuteriteacute comme reconnaissance du reacuteel puisque pour
Peacuteguy le courage consiste laquo agrave savoir tregraves exactement et tregraves exactement agrave nrsquoavoir
point peur et agrave continuer tregraves exactement raquo (II 380) Crsquoest cette vertu tregraves
particuliegravere tregraves peacuteguyste de lrsquoexactitude qui rend courageux ceux qui la
pratiquent Il srsquoagit drsquoune forme drsquoobeacuteissance non aux hommes mais au reacuteel agrave
lrsquoeacutevegravenement cela implique de le reconnaicirctre dans toute sa veacuteriteacute et toute sa
contradiction de ne pas fuir cette reacutealiteacute de ne pas en choisir une part en rejetant
lrsquoautre mais drsquoagir en fonction de la seule reacutealiteacute non eacutedulcoreacutee non systeacutematiseacutee
Un peu plus loin Peacuteguy eacutecrit laquo Il ne deacutepend pas de nous que lrsquoeacuteveacutenement se
deacuteclenche mais il deacutepend de nous drsquoy faire face raquo (II 383)
Chez Peacuteguy on trouve une vertu traditionnellement chreacutetienne qui est bien
mise en valeur et assez surprenante chez un homme tellement loin des conventions
reacutevolutionnaire et hors de tous les moules la vertu de lrsquoobeacuteissance Deacutejagrave dans
Pierre commencement de la vie bourgeoise il deacutecrit en srsquoeacutemerveillant la marche en
rang agrave lrsquoeacutecole le chant en chœur tout ce qui eacutetait ordre rangement reacutegulariteacute lui
procurait une joie profonde tout comme lrsquoobeacuteissance mecircme difficile Lrsquoordre le
son de la cloche la reacutegulariteacute appellent agrave lrsquoobeacuteissance au temps Pour Peacuteguy crsquoeacutetait
une sorte de regravegle de vie Dans ces mecircmes souvenirs drsquoenfance Peacuteguy deacutecrit son
apprentissage de lrsquoeacutecriture qui fut tregraves dur pour lui laquo pour la premiegravere fois de ma
vie je connus lrsquoarriegravere-goucirct amegraverement bon de lrsquoobeacuteissance peacutenible voulue raquo
(I 163) Cette vie drsquoobeacuteissance peacutenible agrave lrsquoordre et aux maicirctres pourtant voulue
ressemble eacutetrangement agrave celle deacutecrite par les moines et les pegraveres de lrsquoEacuteglise celle
qui devient eacutecole drsquohumiliteacute et lrsquoune des vertus chreacutetiennes par excellence
Dans Un nouveau theacuteologien Monsieur Fernand Laudet Peacuteguy en parlant de
Jeanne drsquoArc la deacutecrit comme un exemple drsquoobeacuteissance agrave sa vocation agrave la voix de
Dieu et drsquohumiliteacute devant les blessures les eacutechecs la peur et la mort Il souligne
plusieurs fois que Jeanne nrsquoavait pas de protection particuliegravere qursquoelle nrsquoa jamais
eacuteteacute garantie contre les blessures la captiviteacute ni rien qursquoelle ne faisait pas de
miracles
Appeleacutee par une vocation divine en terre humaine envoyeacutee en mission divine en terre humaine non seulement elle nrsquoopeacutera jamais mais elle ne demanda jamais
125
drsquoopeacuterer elle ne pria jamais drsquoopeacuterer que par des moyens humains Vivant dans ce miracle perpeacutetuel drsquoecirctre assisteacutee par des voix propres de recevoir constamment une assistance propre de conseil de voix qui lui eacutetaient pour ainsi dire particuliegraverement et proprement attacheacutees personnellement affecteacutees elle ne demanda jamais un secours si lrsquoon peut dire surnaturel physique surnaturel direct surnaturel directement militaire (III 566)
Crsquoest pourquoi Jeanne drsquoArc est pour Peacuteguy la meilleure imitatrice de Jeacutesus
de son incarnation Elle non plus nrsquoa pas demandeacute laquo douze leacutegions drsquoanges raquo
Dans Les Tapisseries de sainte Geneviegraveve et de Jeanne drsquoArc Peacuteguy dans la
description eacutepique des armes de Jeacutesus qui ornent lrsquoeacutetendard de Jeanne et
combattent les armes de Satan fait la liste de toutes les vertus qui selon sa foi
caracteacuterisent un chreacutetien quelqursquoun qui voudrait imiter Jeacutesus Il parle de laquo sa face
maigrie raquo laquo ce frecircle roseau raquo laquo le plus malheureux raquo laquo la paille et lrsquoeacutetable raquo et dit
que les armes de Jeacutesus laquo crsquoest lrsquoeacuteternelle peine assise au creux du lit de toute race
humaine raquo mais aussi que laquo crsquoest la faim assouvie crsquoest le corps glorieux ce nrsquoest
pas la survie crsquoest lrsquoeacuteternelle table abondamment servie raquo Crsquoest laquo la source de
gracircce raquo laquo la deacutetresse humaine raquo laquo la rugueuse route incessamment gravie raquo laquo la
fidegravele route obscureacutement suivie raquo mais aussi laquo le solide ancrage raquo Crsquoest laquo la beauteacute
du plus pur du juste dans son fort raquo mais aussi laquo le secret raquo drsquoune priegravere crsquoest laquo la
mort heacuteroiumlque raquo mais aussi la laquo vertu prosaiumlque raquo Peacuteguy eacutenumegravere aussi la dociliteacute
la fideacuteliteacute la fragiliteacute la liberteacute la pauvreteacute la simpliciteacute la sagaciteacute la mendiciteacute
(OPD 1087-1114) Mais en somme on voit malgreacute le fait que ce sont des armes
brodeacutees sur un eacutetendard eacuteleveacute dans la bataille que crsquoest lrsquohumiliteacute et la pauvreteacute que
Peacuteguy met en avant
f) La sainte mort
Comme il a deacutejagrave eacuteteacute eacutevoqueacute plus tocirct en parlant de Notre jeunesse et du portrait
de Bernard-Lazare Peacuteguy voyait lrsquoacceptation de la souffrance lrsquohumiliteacute devant
les souffrances comme une forme drsquoobeacuteissance agrave Dieu et de fideacuteliteacute agrave sa vocation
Tout jeune il voyait deacutejagrave ainsi la sainte mort la mort exemplaire Toutefois elle
lrsquoeffrayait peut-ecirctre le jeune Peacuteguy voyait-il mecircme dans la mort lrsquoune des formes
drsquoinjustice En tout cas le premier exemple drsquoune mort sainte qursquoil donne dans un
126
de ses textes Encore de la grippe en 1900 premiegravere anneacutee de lrsquoexistence des
Cahiers de la quinzaine il le donne en reacuteponse agrave son interlocuteur imaginaire le
fameux laquo docteur moraliste reacutevolutionnaire raquo suite agrave un dialogue sur La priegravere pour
demander agrave Dieu le bon usage des maladies de Blaise Pascal Le docteur lui pose
cette question laquo Connaissez-vous des gens qui nrsquoaient pas pour la mort les
sentiments que vous avez eus raquo (I 434) Peacuteguy lui reacutepond en donnant lrsquoexemple
drsquoun ami mort de la tuberculose135 qui a longtemps eacuteteacute malade qui eacutetait tregraves bon
doux qui
eacutetait tregraves bon envers la vie et envers la mort sans croyance religieuse et tout deacutevecirctu drsquoespeacuterance meacutetaphysique ou religieuse A peine srsquoil disait qursquoil retournerait dans la nature qursquoil se disperserait en nature Il est mort jeune embaumeacute de seacutereacuteniteacute comme un vieillard qui a parfait son acircge (I 434)
Pour Peacuteguy semble-t-il crsquoest son absence de reacutevolte et une forme drsquohumiliteacute
qui le rendaient eacutegal agrave un vieillard devant la mort et qui donnaient agrave sa mort une
odeur de sainteteacute Quelques lignes plus tard laquo le docteur raquo tente de faire la
distinction entre lrsquoadmirable laquo soumission patiente raquo drsquoun stoiumlcien car crsquoest parmi
les stoiumlciens qursquoil range lrsquoami de Peacuteguy et la laquo soumission fidegravele raquo des chreacutetiens
qursquoil voudrait meacutepriser parce qursquoelle vient de lrsquoobeacuteissance et non drsquoun choix libre et
conscient Mais Peacuteguy conclut en laquo reacutepondant raquo agrave son interlocuteur imaginaire qursquoil
ne veut pas srsquoattarder sur ces nuances Crsquoest lrsquoabsence de reacutevolte devant la mort qui
la rend sainte
Le laquo docteur raquo continue de questionner Peacuteguy qui donne alors un autre
exemple celui drsquoune vieille dame pieuse qursquoil a connue dans son enfance agrave Orleacuteans
Cette reacuteponse laisse deacutejagrave pressentir lrsquoambiguumliteacute du jeune Peacuteguy de 1900 envers la
foi chreacutetienne puisqursquoil eacutecrit avec un certain humour laquo La malheureuse eacutetait
tombeacutee dans la deacutevotion quand je dis tombeacutee je cegravede agrave lrsquohabitude car je ne sais
nullement si elle en fut remonteacutee ou descendue raquo (I 435) Ce qui attire
particuliegraverement lrsquoattention dans ce passage crsquoest la phrase laquo cette croyance eacutetant
donneacutee elle y avait sa consolation raquo (I 436) Cette notion de don preacutepare toute la
reacuteflexion ulteacuterieure de Peacuteguy sur la gracircce la croyance donneacutee apporte la
consolation agrave celle qui reccediloit le don et la gracircce apporte la joie agrave celui qui lrsquoaccueille 135 Il srsquoagit de Leacuteon Gutzwiller un ami de Peacuteguy au lyceacutee Lakanal mort de tuberculose en 1896
127
avec gratitude Peacuteguy deacutecrit la vie et la maladie de cette dame comme un accueil
chaleureux de la mort en tant que rencontre avec Dieu Il parle presque de deacutesir de
mort en concluant laquo que les chreacutetiens peuvent avoir une soif religieuse et faire un
commencement drsquoexeacutecution de cette mort que nous redoutons raquo (I 436)
Cependant le jeune Peacuteguy se juge seacutevegraverement et par la bouche de son interlocuteur
imaginaire il reacuteplique laquo Vous avez tellement peur de la mort que ceux qui nrsquoen ont
point cette peur vous paraissent en avoir le deacutesir raquo (I 437) Cela situe donc la mort
dans une dureacutee de foi dans une continuiteacute qui commence dans lrsquoacte de foi et se
prolonge par une rencontre avec Dieu la mort nrsquoest alors qursquoun passage sans
qursquoelle en devienne pour autant objet de deacutesir puisque il srsquoagit uniquement drsquoun
seuil agrave franchir
Dix ans plus tard dans Notre Jeunesse en parlant de la mort de Bernard-
Lazare Peacuteguy semble tout aussi partageacute entre lrsquoideacutee de la mort comme acte
heacuteroiumlque et celle de la mort qursquoon accueille avec humiliteacute qursquoon subit dans la
souffrance et qui vient toujours comme une violence laquo On meurt toujours de
quelque(s) atteinte(s) raquo (III 57) En parlant de Bernard-Lazare Peacuteguy dit de
maniegravere tout agrave fait explicite qursquoil est tombeacute mortellement malade agrave cause du
surmenage physique psychique et spirituel causeacute par son engagement sans bornes
pour Dreyfus et qursquoil est mort non seulement dans lrsquooubli mais parce qursquoil a eacuteteacute
oublieacute par celui et par ceux qursquoil avait ardemment deacutefendus Peacuteguy parle de
Bernard-Lazare comme drsquoun saint interpreacuteteacutee ainsi sa sainte mort est une forme
de sacrifice ougrave le rocircle du mourant srsquoapparente agrave celui du bouc eacutemissaire Peacuteguy va
mecircme jusqursquoagrave dire laquo Il veacutecut et mourut pour eux comme un martyr raquo (ibid) La
vraie mort la forme extrecircme de lrsquoexclusion pour Peacuteguy crsquoest lrsquooubli Lrsquohomme ne
finit pas avec sa mort mais srsquoil est oublieacute tout est fini Le but principal lrsquoobjectif
absolument utopique des Cahiers de la quinzaine eacutetaient de lutter contre lrsquooubli de
toutes les situations dans le monde ougrave un groupe drsquohommes eacutetait par exemple
victime drsquoune extermination qui visait non seulement la mort mais aussi lrsquooubli
Crsquoeacutetait selon Peacuteguy le but du laquo journaliste raquo qui pour lui eacutetait plutocirct un historien
du temps preacutesent Dans Notre jeunesse Peacuteguy dit de Bernard-Lazare qursquoil eacutetait mort
avant drsquoecirctre mort parce qursquoil avait eacuteteacute oublieacute Le but du portrait de Bernard-Lazare
128
placeacute au centre de ce texte est justement de lui rendre la meacutemoire de la restituer de
lutter contre son oubli sa mort avant sa mort Peacuteguy eacutecrit que laquo Dans la mort mecircme
tout le poids de son peuple lui pesait aux eacutepaules raquo (III 78) Il va jusqursquoagrave dire que sa
mort arrangeait certains parce que Bernard-Lazare teacutemoignait drsquoune justice et
portait une responsabiliteacute qui eacutetait trop lourde pour les autres en jouant un rocircle de
bouc eacutemissaire (sans ecirctre litteacuteralement tueacute certes juste oublieacutehellip) et de martyr Aux
yeux de Peacuteguy mourir oublieacute de tous dans la solitude est une forme de sacrifice
qui fait du mort un martyr
Ces trois morts celle du camarade de Lakanal de la vieille dame du faubourg
Bourgogne et celle de Bernard-Lazare eacutetaient agrave ses yeux des morts silencieuses et
secregravetes Lrsquoultime œuvre poeacutetique de Peacuteguy Egraveve se termine par la description de
deux morts laquo parallegraveles raquo publiques visibles des morts de saintes la mort de
Jeanne drsquoArc et celle de sainte Geneviegraveve de Paris Elles sont unies par un regard
tourneacute vers la Croix et surtout par lrsquoattitude propre au guetteur biblique de celles
qui attendent non la mort mais la rencontre
Ces yeux qui tant avaient guetteacute les hirondelles
Ne guettegraverent plus rien que les dons de lrsquoEsprit
Ces yeux qui tant avaient guetteacute les hirondelles
Ne guettegraverent plus rien que de voir Jeacutesus-Christ
Mais crsquoest aussi curieusement le regard des autres Crsquoest une mort exemplaire
et tellement diffeacuterente Sainte Geneviegraveve donne lrsquoexemple drsquoune mort paisible et
sereine drsquoun simple passage qui megravene vers Dieu Jeanne drsquoArc donne lrsquoexemple de
la mort drsquoun martyr
Pour conclure ce chapitre il convient de rappeler que pour Peacuteguy apregraves 1907
ce qui fait principalement drsquoun homme un saint ce nrsquoest pas vraiment la pratique
des vertus mais la gracircce de Dieu Neacuteanmoins on ne peut pas dire lagrave non plus qursquoil
y ait eu une laquo conversion raquo et un changement radical drsquoideacutees de positions La
maniegravere dont Peacuteguy deacutecrit lrsquoaction de la gracircce sur un homme est tregraves proche de sa
description du geacutenie et du heacuteros qui ont un rapport particulier au temps et agrave
lrsquoeacuteveacutenement qui sont ce qursquoils sont parce qursquoils ont pu deacuteceler lrsquoeacuteveacutenement et y
129
reacutepondre promptement sans tarder La gracircce permet cela elle ouvre lrsquohomme au
reacuteel qursquoil soit en employant les termes de Peacuteguy charnel ou spirituel Mais aussi
elle rend heureux mecircme dans le malheur Peacuteguy en parle longuement dans ses
pages sur Corneille dans Victor-Marie comte Hugo
La conclusion de Louis de Gonzague un texte publieacute quelques anneacutees plus tocirct
que la laquo conversion officielle raquo de Peacuteguy est lrsquoun des rares textes ougrave il parle
directement de la vertu Ce texte est une preacutesentation drsquoun recueil de poegraveme du
sioniste Andreacute Spire intituleacute Et vous riez recueil plein de poegravemes aussi gais
qursquoamers reacuteagissant agrave la reacutealiteacute des eacuteveacutenements mais aussi agrave la reacutealiteacute de la vie
inteacuterieure du poegravete Peacuteguy y relate lrsquohistoire de saint Louis de Gonzague qui a dit agrave
ses camarades qursquoil continuerait de jouer agrave la balle mecircme si on lui disait que le
Jugement dernier adviendrait dans un quart drsquoheure Peacuteguy aimait cette histoire
puisqursquoil lrsquoutilisait aussi dans le Mystegravere de la chariteacute de Jeanne drsquoArc Dans ce
texte cette histoire donne lrsquoexemple drsquoune reacuteponse agrave lrsquoeacuteveacutenement qui prend en
compte lrsquoeacuteveacutenement mais de maniegravere non conventionnelle en consideacuterant les deux
reacutealiteacutes la reacutealiteacute charnelle et la reacutealiteacute mystique
Voilagrave comment Peacuteguy conclut ce texte en post scriptum apregraves la signature
laquo Surtout gardons ce treacutesor des humbles cette sorte de joie entendue qui est la fleur
de la vie cette sorte de sainte gaieteacute qui est la vertu mecircme et plus vertueuse que la
vertu mecircme raquo (II 388)
130
CHAPITRE III LES SAINTS PATRONS
Le saint patron est en quelque sorte patron de laquo lrsquoecirctre raquo de celui dont il est le
patron de ce qursquoil fait et de ses actions Il est aussi certes patron du lieu
drsquoenracinement du sujet de celui dont il est le patron patron drsquoun lieu et donc des
gens qui lrsquohabitent ougrave qui y viennent patron drsquoun meacutetier et donc des personnes qui
lrsquoexercent patron de ceux qui passent par la mecircme eacutepreuve (voyage maladie)
patron de la personne qui porte le mecircme nom Peacuteguy explique de maniegravere tregraves claire
ce qursquoest un saint patron dans Le Porche du mystegravere de la deuxiegraveme vertu ougrave en
parlant de saint Pierre patron de son fils Pierre Peacuteguy il dit que laquo pour celui qui
veut entrer au Paradis crsquoest bien le plus grand patron que lrsquoon puisse inventer Car il
est agrave la porte et il a la porte et il est le portier et il a les clefs raquo (OPD 666) Dans les
textes de Peacuteguy le saint patron fait eacuteternellement le travail que Dieu lui a confieacute de
son vivant son travail eacuteternel correspond souvent agrave son iconographie traditionnelle
et aux repreacutesentations populaires du saint
Chez Peacuteguy on trouve tous ces cas sainte Geneviegraveve est patronne de Paris
saint Louis est celui de la France et Peacuteguy mentionne aussi saint Aignan patron de
sa premiegravere paroisse Il deacutecrit aussi Bernard-Lazare comme le laquo patron raquo des
Cahiers de la quinzaine dans la mesure ougrave il exerccedilait ce mecircme meacutetier de journaliste
de maniegravere exemplaire Jeanne drsquoArc repreacutesente un cas agrave part pour Peacuteguy elle est
plus qursquoune sainte patronne mais il semble qursquoen tant que patronne elle assume le
patronage de ceux qui osent lrsquoaction en puisant la force dans la gracircce comme les
saints et dans la laquo race raquo comme les heacuteros
En parlant de lrsquoimportance des saints patrons pour Peacuteguy Dom Charles Poulet
eacutecrit laquo Pour sa part Peacuteguy vit en si profonde intimiteacute avec les saints qursquoil eacutecrit
parfois agrave des amis agrave seule fin de leur rappeler la fecircte de lrsquoun ou lrsquoautre de ses
131
patrons Cela lui constitue une telle atmosphegravere de surnaturel qursquoil est comme un
homme circulant parmi ses amis allant de groupe en groupe raquo136
Effectivement dans la correspondance de Peacuteguy notamment avec son ami
Joseph Lotte on trouve bon nombre de lettres qui contiennent seulement ces mots
laquo aujourdrsquohui fecircte drsquountel Peacuteguy raquo
1 Le saint patron comme acteur de lrsquoenracinement
Lrsquoenracinement constitue lrsquoun des concepts-cleacutes de lrsquoœuvre de Peacuteguy
Lrsquoenracinement comme processus comme action indispensable pour la construction
de la citeacute harmonieuse consiste pour Peacuteguy agrave vivre comme un arbre ayant toujours
la conscience de ses racines de sa race profonde Crsquoest dans la race qursquoon trouve la
force pour agir Cette race ce sont les ancecirctres le peuple la paroisse le pays et le
travail commun le travail des pegraveres qui reste le mecircme qursquoaujourdrsquohui
Peacuteguy a toujours eacutevoqueacute ses origines paysannes ses ancecirctres travaillaient la
vigne et il se disait donc paysan ou plus souvent bucirccheron il parlait de ses liens
tregraves profonds presque physiques avec la terre mais bien qursquoil ait eacuteteacute en fait eacuteleveacute
par une grand-megravere illettreacutee et une megravere rempailleuse de chaises en reacutealiteacute Peacuteguy
nrsquoa jamais eacuteteacute un paysan En allant au lyceacutee et plus tard en entrant agrave lrsquoEacutecole
Normale Peacuteguy a de fait rompu avec ses racines Mais toute sa vie tout son
heacuteritage est drsquoabord une prise de conscience et une reacuteflexion sur ses racines
propres puis sur lrsquoenracinement en geacuteneacuteral enracinement de lrsquohomme de la
nation du socium dans sa terre sa culture son histoire sa foi Il eacutecrit laquo Ma peau
sera une eacutecorce [] Puisseacute-je eacutecrire comme ils accolaient la vigne raquo (I 671-673)
Peacuteguy nrsquoa pratiquement jamais voyageacute les deux voyages qursquoon lui connaicirct agrave
part le pegravelerinage agrave Chartres nrsquoont pas eacuteteacute accomplis dans le but de voir du pays
136 POULET Charles (Dom) La Sainteteacute franccedilaise contemporaine Convertis Paris Beauchesne et ses fils 1952 p 236
132
mais dans lrsquoesprit des pegravelerinages il est alleacute agrave Orange du temps de ses eacutetudes agrave
lrsquoEacutecole Normale pour voir Mounet-Sully dans Œdipe-roi au theacuteacirctre antique agrave la
mecircme eacutepoque il est alleacute agrave Domreacutemy pour pouvoir deacutecrire les lieux dans sa premiegravere
Jeanne drsquoArc Son amour pour la France nrsquoest pas lrsquoamour drsquoun pays qursquoon aurait
arpenteacute qursquoon connaicirct de bout-en-bout et dont on admire la beauteacute Andreacute Rousseau
explique bien cet amour pour la France dans son livre Le Prophegravete Peacuteguy
Son culte de la France se concentre pour y ecirctre pratiqueacute agrave plein au cœur mecircme exact rigoureux de la terre franccedilaise Son royaume est celui des premiers Capeacutetiens qui sans sortir drsquoentre Orleacuteans et Paris faisaient deacutejagrave valoir dans lrsquounivers chreacutetien une France agrave qui rien ne manquait virtuellement de toutes ses grandeurs Crsquoest dans ce corps essentiel de la France qursquoil en atteint lrsquoesprit ou pour mieux dire lrsquoacircme Et non pas par quelque opeacuteration de spiritualisme poeacutetique qui exhalerait des sillons de la Beauce les nueacutees drsquoune idole vaporeuse Mais par lrsquoacte religieux par lrsquoacte chreacutetien qui accorde agrave cette terre centrale lrsquoacircme des franccedilais et des chreacutetiens qui y naissent et qui y meurent lrsquoacircme des hommes qui en ont fait sortir les catheacutedrales de Chartres et de Paris Non pas par une deacutesincarnation de lrsquoIle de France comme on lrsquoobserve chez Nerval quand il recircve dans le Valois Mais par cette perpeacutetuelle incarnation qui eacutetant lrsquoarticulation de toute la chreacutetienteacute doit articuler agrave plus forte raison la vie de la France reine de la chreacutetienteacute137
Descendant de cultivateurs Peacuteguy a beaucoup eacutecrit sur les travaux saisonniers
de la terre se reacutepeacutetant drsquoanneacutee en anneacutee de siegravecle en siegravecle ils unifient le temps
dont ils font un tout si bien que Jeanne drsquoArc sa sainte preacutefeacutereacutee apparaicirct presque
comme notre contemporaine Par lagrave-mecircme le lien avec la terre nous enracine dans
le temps Les saints qui ont veacutecu sur cette terre lrsquoont sanctifieacutee par leur preacutesence ils
la protegravegent rendent ses racines encore plus solides car elles plongent deacutejagrave dans
lrsquoeacuteterniteacute Jeanne gardait les moutons dans les champs de Lorraine ougrave aujourdrsquohui
encore on garde les moutons Le saint pour Peacuteguy crsquoest celui qui accomplit le
plus exactement sa tacircche sur la terre et continue agrave proteacuteger les travailleurs celui
qui par la reacutealisation exacte et obeacuteissante de ce agrave quoi il est affecteacute srsquoest enracineacute
dans ce monde
Peacuteguy deacutecrit de maniegravere tregraves explicite le rocircle du saint dans lrsquoenracinement dans
sa Priegravere drsquoinseacuterer du laquo Mystegravere de la chariteacute de Jeanne drsquoArc raquo
dans ce peuple chreacutetien la sainteteacute poussait pour ainsi dire toute seule simple et srsquoignorant elle-mecircme non point travailleacutee par des exercices par des forcement de terre mais litteacuteralement en pleine serre comme une fleur du pays comme une plante
137 ROUSSEAU Andreacute Le Prophegravete Peacuteguy Edition de la Baconniegravere Neuchatel 1954 p 182-183
133
vigoureuse et vivace fille du terroir naturelle en ce sens autant que surnaturelle et qui enfonccedilait dans le sol des racines drsquoune profondeur incroyable138
Ainsi la sainteteacute est agrave la fois le fruit de lrsquoenracinement drsquoun peuple dans sa
terre son histoire son passeacute sa foi dans la chreacutetienteacute et ce qui rend les racines
encore plus profondes elle est en mecircme temps la raison et la cause de
lrsquoenracinement
Pour Peacuteguy la terre crsquoest toujours la patrie la terre qui passe de pegravere en fils la
terre du peuple Ce peuple que Peacuteguy le plus souvent appelle la race mais la race
dans sa conception nrsquoa aucun rapport avec le sang lrsquoheacutereacutediteacute etc Le sens du
mot laquo race raquo chez Peacuteguy correspond agrave la deacutefinition qursquoen donne le dictionnaire
Littreacute laquo Tous ceux qui viennent drsquoune mecircme famille raquo avec cette preacutecision laquo La
race est la famille consideacutereacutee dans la dureacutee raquo De cette faccedilon la race pour Peacuteguy ce
sont les racines historiques humaines qui remontent des profondeurs ce dans quoi
plonge la meacutemoire ce sont les geacuteneacuterations qui se suivent les unes apregraves les autres
qui installent chaque homme dans le temps et font de chaque homme ou de chaque
groupe drsquohommes des heacuteritiers du passeacute Lrsquoheacuteritage des peuples juif grec et romain
se prolonge dans le peuple franccedilais la race franccedilaise La race se forme par lrsquoaction
de lrsquohomme dans lrsquohistoire Dans sa poeacutesie Peacuteguy joue souvent sur le fait qursquoen
franccedilais les mots laquo race raquo et laquo racine raquo sont phoneacutetiquement proches
Pierre Citti eacutecrit ainsi laquo La race fait allusion agrave une autre ideacutee du temps agrave la
persistance drsquoun passeacute inteacuterioriseacute dans la meacutemoire inconsciente des peuples mecircme
si nul chroniqueur nrsquoen a recueilli lrsquointeacutegraliteacute raquo139
Aujourdrsquohui au XXIe siegravecle ce mot est controverseacute mais pour Peacuteguy qui
deacutetestait toutes les formes drsquoexclusion il ne renvoyait en aucune maniegravere agrave lrsquoideacutee de
laquo pureteacute raciale raquo
Bondir agrave chaque rencontre du mot race crsquoest donc mal comprendre lrsquoaffectiviteacute de cette eacutepoque recircve drsquoeacutenergie appliqueacute aux ressources humaines drsquoune collectiviteacute lrsquoimagination de la race en est une composante geacuteneacuterale et nrsquoengendre pas
138 PEacuteGUY Charles LOTTE Joseph Lettres et entretiens Paris Editions de Paris 1954 p 65 139 CITTI Pierre opcit p 159
134
automatiquement des theacuteories laquoracistesraquo pas plus qursquoen proscrivant cette notion on nrsquoabolit les comportements xeacutenophobes140
La race pour lui crsquoest la forme parfaite de lrsquoheacuteritage de la transmission
laquo verticale raquo qui ne srsquoimpose pas mais vient de lrsquointeacuterieur la race est lieacutee aux
racines Si Peacuteguy nrsquoutilise pas le mot laquo enracinement raquo qui est entreacute dans le langage
philosophique franccedilais avec Simone Weil celui barreacutesien de deacuteracinement eacutetant
plutocirct utiliseacute du temps de Peacuteguy il eacutecrit tout de mecircme dans le Dialogue de
lrsquohistoire et de lrsquoacircme charnelle laquo La racination le racinement de lrsquoeacuteternel par la
race et dans le peuple Dans le temps Lrsquoacircge temporel de lrsquoeacuteternel heacutebreu Lrsquoacircge
temporel de lrsquoeacuteternel chreacutetien raquo (III 624)
Dans son livre Le Meacutecontemporain Peacuteguy lecteur du monde moderne Alain
Finkielkraut eacutecrit qursquoen 1905 apregraves la visite qursquoeffectue agrave Tanger Guillaume II141
Peacuteguy prit conscience du fait que la personnaliteacute de chaque homme est conditionneacutee
par lrsquoeacuteveacutenement historique et geacuteographique La liberteacute ce nrsquoest donc pas seulement
un principe mais aussi la terre qursquoil faut deacutefendre laquo Lrsquoideacutee prend les contours du
lieu le lieu apparaicirct comme le reacuteceptacle ou le point drsquoappui de lrsquoideacutee [] Loin
donc de choisir la soliditeacute de la terre contre lrsquoeacutether de la liberteacute Peacuteguy voit la liberteacute
atterrir et crsquoest cette deacutecouverte qui le conduit agrave se mettre au service de la
nation142 raquo
Pour Peacuteguy lrsquohomme est inseacuteparable de la terre sur laquelle il vit Son
nationalisme nrsquoexclut personne Si quelqursquoun grandit sur la terre de France il est
sans aucun doute Franccedilais Peacuteguy est nationaliste par amour pour son pays et non
par haine des autres pays Ce nrsquoest pas une question drsquoorigine ou drsquoappartenance
mais une question de geacuteographie et de maturation de lien de lrsquohomme avec le
temps Le pays connaicirct celui qui grandit en lui il a vu comment il est neacute Mais
lrsquohomme par son travail rend agrave la terre le devoir de maturation on laboure la terre 140 Ibid p 167 141 Le 31 mars 1905 lrsquoempereur Guillaume II fit une visite agrave Tanger et au cours de cette rencontre solennelle organiseacutee par les autoriteacutes marocaines il condamna publiquement lrsquoaccord anglo-franccedilais sur le Maroc de 1904 selon lequel la France devait jouer un rocircle de premier plan au Maroc lrsquoAllemagne ne jouant qursquoun rocircle sans importance Cette deacuteclaration fut la cause de la premiegravere crise marocaine 142 FINKIELKRAUT Alain Le Meacutecontemporain Peacuteguy lecteur du monde moderne Paris Gallimard 1992 p 89
135
sans penser aux autres terres notre pays est proportionneacute au champ que nous
sommes capables de cultiver La terre est geacuteneacutereuse elle est feacuteconde nous apporte
aussi le fruit de lrsquohistoire des hommes qui vivent sur cette terre bien que le poegravete
parle drsquoune laquo tragique histoire (OPD 1150) raquo Dans la Preacutesentation de la Beauce agrave
Notre Dame de Chartre Peacuteguy eacutecrit
Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre
Un reacuteservoir sans fin pour les acircges nouveaux (OPD 1140)
Lrsquoenracinement est possible par la fideacuteliteacute et la pleine preacutesence attentive Pour
Peacuteguy lrsquoamitieacute avait une immense importance tout comme la fideacuteliteacute aux amis
Lrsquoenracinement dans les relations horizontales synchroniques ici et maintenant est
enracinement dans la Rencontre Les amis se reconnaissent de la mecircme laquo race raquo ils
ont des racines communes car lrsquoamitieacute ne peut exister sans profondeur commune
au cœur mecircme de lrsquoamitieacute il y a la fideacuteliteacute (II 183) Pourtant lrsquoenracinement dans
lrsquoamitieacute lrsquoenracinement dans lrsquoautre rend lrsquohomme tregraves fragile car il nrsquoest plus seul
agrave cultiver et agrave arroser les racines la communauteacute de racines exige une
responsabiliteacute commune et la rencontre peut devenir un pas vers le sacrifice
Les saints patrons chez Peacuteguy sont des acteurs de lrsquoenracinement Le saint
patron drsquoun lieu permet aux personnes qui lrsquohabitent mecircme agrave celles qui viennent
drsquoarriver de srsquoenraciner puisque tous ceux qui vivent dans le lieu qursquoil protegravege
deviennent membre de sa famille et partagent un mecircme ancecirctre Ainsi pour Peacuteguy
les personnes qui vivent sous le mecircme patronage sont de la mecircme race Jean
Delaporte le dit bien dans son livre Connaissance de Peacuteguy
Les saints au long de leur eacuteterniteacute demeurent mecircleacutes agrave la vie quotidienne de leurs fregraveres les hommes pour les sauver Comme le sang de lrsquoartegravere et le sang de la veine irriguent le corps entier selon les pulsations drsquoun mecircme cœur une double circulation de gracircce nourrit lrsquoEacuteglise militante et lrsquoEacuteglise triomphante Un courant remonte de la terre vers le ciel et crsquoest lrsquointercession un courant redescend des saints vers les hommes et crsquoest le patronage143
143 DELAPORTE Jean Connaissance de Peacuteguy II Paris Plon 1959 p 219
136
a) Les saints patrons et leur travail
En devenant patrons drsquoun meacutetier les saints creacuteent un lien dans le temps une
dureacutee qui prend source dans le saint travailleur et continue dans chaque personne
qui exerce ce meacutetier Non seulement elles sont unies par le mecircme travail mais aussi
par le mecircme patron la mecircme personne exemplaire agrave qui elles peuvent se reacutefeacuterer
qursquoelles peuvent imiter et agrave qui elles peuvent demander sa protection En quelque
sorte le saint continue tout simplement apregraves sa mort le mecircme travail qursquoil faisait
sur terre Or ceux qui font le mecircme travail srsquoenracinent dans la dureacutee dans
lrsquoimitation dans la continuiteacute du labeur Le chapitre preacuteceacutedent se terminait par
lrsquoinsistance de Peacuteguy sur la vertu de la joie laquo Lrsquoeacutethique aristoteacutelicienne vise le
bonheur comme finaliteacute propre de lrsquohomme et lrsquoaction est le moyen de lrsquoatteindre
la pratique concregravete des vertus morales megravene agrave lrsquoaccomplissement de la nature
humaine raquo eacutecrit ainsi Alain Thomasset144 Et Peacuteguy est tregraves proche drsquoAristote dans
sa perception de la joie et de la vertu
Marc Gaucherand auteur drsquoune thegravese sur Le sens du travail dans la penseacutee de
Charles Peacuteguy observe pour sa part
La caracteacuteristique de la participation des saints agrave lrsquoœuvre du Salut crsquoest lrsquoadeacutequation de leur mission et du travail temporel Sainte Jeanne drsquoArc et Sainte Geneviegraveve de mecircme que Jeacutesus ont drsquoabord eacuteteacute de laquo petites gens raquo dont les travaux de jeunesse ne furent pas uniquement des exercices mais de veacuteritables engagements La sainteteacute ne srsquoeacutedifie pas en rupture avec la vie simple du charpentier ou de la bergegravere puisque ceux-ci eacutetaient deacutejagrave des saints priveacutes145
En effet dans Un nouveau theacuteologien M Fernand Laudet Peacuteguy parle de
deux formes de sainteteacute la sainteteacute priveacutee et la sainteteacute publique la seconde
constitue un travail en soi parce qursquoelle fait partie de la Reacutedemption ou du Ticcoun
Olam Pour Peacuteguy le travail perccedilu comme vocation sanctifie la personne et
contribue agrave sa sainteteacute mais aussi le saint sanctifie le travail qursquoil effectue en le
transformant en service pour Dieu En eacutelargissant ainsi lrsquoideacutee du travail contribuant
agrave lrsquoœuvre de la Reacutedemption Peacuteguy reste fidegravele agrave la mystique juive selon laquelle il
nrsquoy a pas de forme de vie religieuse exceptionnelle mais nrsquoimporte quelle vie 144 THOMASSET Alain Opcit p 308 145 GAUCHERAND Marc opcit p 196
137
qursquoelle soit publique ou priveacutee et nrsquoimporte quel travail bien fait qursquoil soit public
ou priveacute peut contribuer agrave reacuteparer le monde agrave participer au Ticcoun Olam
Il se peut aussi qursquoune personne qui a meneacute une vie priveacutee cacheacutee soit
canoniseacutee sa vie devient alors publique Dans ce cas comme lrsquoeacutecrit Marc
Gaucherand laquo Agrave lrsquoimage du Christ [hellip] la vie publique des saints reprend
lrsquoessentiel de leur vie priveacutee Cette reprise porte plus preacuteciseacutement sur le travail
puisque celui-ci se trouve au centre des autres valeurs raquo146 Il poursuit en expliquant
que Peacuteguy distingue dans son œuvre la participation agrave lrsquoœuvre de la Reacutedemption
tacircche des saints publics et la participation agrave lrsquoœuvre de la Creacuteation tacircche des saints
priveacutes
Ainsi tout chreacutetien se voit appeleacute agrave lrsquoœuvre du Salut Dans une vision tregraves communautaire caracteacuteriseacutee par sa conception de la paroisse et de lrsquoEacuteglise comme peuple de Dieu Peacuteguy affirme que le Salut individuel ne doit pas se faire contre les autres mais avec eux Aimer dieu nrsquoest pas exclusif de lrsquoamour des autres Bien au contraire comme nous le reacutevegravelent les Eacutevangiles les deux commandements sont indissociables Il srsquoagit du travail comme redevance drsquoamour147
Dans la mesure ougrave nrsquoimporte quel travail contribue agrave lrsquoœuvre du Salut mecircme le
travail quotidien le plus humble et banal peut ecirctre une forme drsquoimitation de Jeacutesus
le travail de tous les jours devient un travail pour les autres pour la communauteacute
une contribution agrave la construction de la citeacute harmonieuse
b) Saint Louis
Parmi les saints patrons eacutevoqueacutes par Peacuteguy le saint roi Louis occupe une place
importante Peacuteguy mentionne souvent la chronique de Joinville si son attention se
porte souvent sur le chroniqueur le teacutemoin la vocation eacutetant importante pour lui le
personnage principal de cette chronique est aussi tregraves preacutesent dans son œuvre
Saint Louis eacutetait lrsquoun des patrons secondaires de la France sous la monarchie
franccedilaise mais il nrsquoy a pas eu drsquoautorisation officielle du Saint Siegravege concernant le
saint roi Selon les autorisations de patronage deacutelivreacutee par le Vatican jusqursquoagrave la 146 Ibid p 198 147 Ibid p 199
138
canonisation de Jeanne drsquoArc la seule patronne de la France eacutetait la Vierge Marie
Cependant dans le culte des saints patrons la tradition a toujours eacuteteacute plus forte que
lrsquoautoriteacute officielle ainsi Peacuteguy reconnaissait Saint Louis comme lrsquoun des patrons
de la France dans la mesure ougrave il a eacuteteacute son roi Comme il a eacuteteacute dit plus haut pour
Peacuteguy le saint continue apregraves la mort la tacircche qui lui a eacuteteacute confieacutee durant sa vie
ainsi la tacircche du roi de France eacutetait drsquoecirctre le patron de la France Il reacuteunit donc les
deux formes de patronage possibles il est patron de la France parce qursquoil lrsquoa
habiteacutee et parce que de son vivant la France lui a eacuteteacute confieacutee
Pierre Suire montre dans son livre Le tourment de Peacuteguy comment le saint roi
Louis personne publique par excellence devient chez Peacuteguy un exemple des vertus
priveacutees tellement importantes pour lrsquoauteur
La vie de saint Louis fut marqueacutee de vertus priveacutees projeteacutees dans la vie publique et cela attire Peacuteguy Comme roi comme croiseacute et comme malade il faisait appel aux mecircmes disciplines [hellip] Pour lui le gouvernement de la France devait ecirctre imiteacute de celui de Nazareth Le respect des vertus domestiques donne des secrets qui deacutebordent le cadre familial [hellip] Il deacutesirait que chacun de la cour eucirct la mecircme devise Il avait la passion profonde des devoirs de sa charge le goucirct de lrsquoautoriteacute le sentiment des responsabiliteacutes et un amour sans deacutefaillance pour ses sujets Il a laisseacute rappelle Peacuteguy un deacutecalogue des rois qui enseigne en toutes circonstances de respecter le peuple et de ne pas lrsquoaccabler Il eacutetait de lrsquoordre de la chevalerie il eacutetait homme de la courtoisie [hellip] La royauteacute de saint Louis eacutetait invincible et eacuteternelle elle eacutetait grande et impeacuterissable parce qursquoelle eacutetait dans lrsquoordre de la mesure et de la force148
Saint Louis pour Peacuteguy incarne la justice et la liberteacute Quand Peacuteguy est lui-
mecircme parti agrave la guerre les mots drsquoadieu qursquoil avait adresseacutes agrave Geneviegraveve Favre (laquo je
pars soldat de la Reacutepublique pour le deacutesarmement geacuteneacuteral et la derniegravere des
guerres raquo149) eacutetaient en quelque sorte une suite de sa phrase dans la Note conjointe agrave
propos de Saint Louis laquo Telle est la guerre chreacutetienne puisqursquoil faut bien que ces
deux mots aillent ensemble Une juste guerre agrave deacutefaut drsquoune juste paix et pour
preacuteparer une juste paix Et la croisade elle-mecircme est une juste guerre raquo (III 1354)
Il voyait deacutejagrave des guerres pour la paix dans les guerres meneacutees par le saint roi Louis
Quand Peacuteguy part agrave la guerre il srsquoenracine dans cet heacuteritage des justes guerres de
saint Louis qursquoil compare dans la Note Conjointe aux injustes guerres et traiteacutes de 148 Pierre SUIRE Le tourment de Peacuteguy Paris Robert Laffont 1956 p 180-181 149 Citeacute par Daniel Haleacutevy Peacuteguy Paris Pluriel 1979 p 380
139
son petit-fils Philippe le Bel Crsquoest deacutejagrave la comparaison entre la mystique et la
politique la politique moderne dans le sens peacutejoratif que lui donne Peacuteguy ougrave laquo la
guerre est voulue profitable raquo (ibid) Pour Peacuteguy la royauteacute telle qursquoelle fut au
temps de saint Louis aurait pu ecirctre eacuteternelle et invincible si elle eacutetait resteacutee fidegravele
enracineacutee dans la tradition ou plutocirct le mythe du roi chreacutetien du roi oint par Dieu
laquo Si elle fucirct demeureacutee dans lrsquoordre de la mesure elle eacutetait la plus grande Si elle fucirct
demeureacutee dans lrsquoordre de sa force elle eacutetait impeacuterissable raquo (III 1355)
Andreacute Rousseaux commente ainsi ce que Peacuteguy eacutecrit sur saint Louis
La politique inteacuterieure qui est fidegravele au noble jeu se reconnaicirct elle aussi agrave cette eacuteleacutevation Le chef que cette politique eacutetablit quand il srsquoappelle saint Louis roi de France ne tient pas son autoriteacute de lrsquoesprit de domination mais de cet esprit de noble deacutepassement Et crsquoest lagrave le principe inestimable de son autoriteacute un principe que Peacuteguy tiendrait volontiers pour sacreacute Car il lie lrsquoautoriteacute royale agrave ce noble jeu de la liberteacute et de lrsquohonneur qui est le jeu mecircme de lrsquohomme avec la gracircce de Dieu150
Crsquoest dans un passage sur saint Louis dans Un nouveau theacuteologien M Fernand
Laudet que Peacuteguy deacutefinit le saint patron il est laquo le maicirctre et le modegravele raquo (III 574)
Saint Louis explique justement Peacuteguy constitue laquo le maicirctre et le modegravele de
Jeanne drsquoArc raquo
c) Jeanne drsquoArc patronne de France
Il faudrait preacuteciser que du temps de Peacuteguy Jeanne drsquoArc nrsquoeacutetait pas encore
canoniseacutee elle nrsquoeacutetait donc pas encore reconnue comme la patronne secondaire de
la France Elle a eacuteteacute beacuteatifieacutee en 1901 soit deux ans avant la parution du Laudet
Exactement comme saint Louis eacutetait le modegravele et le maicirctre de Jeanne parce
qursquoil eacutetait roi de France donc de ce royaume que Jeanne voulait servir celle-ci
veut lrsquoimiter lui qui proteacutegeait son royaume et crsquoest ainsi qursquoelle devient selon
Peacuteguy le modegravele et la maicirctresse de la France et des Franccedilais elle deacutefend sa patrie
comme tout Franccedilais devrait le faire et elle continue de la proteacuteger eacuteternellement
comme elle lrsquoavait fait de son vivant Elle est la patronne de Domreacutemy parce
150 Andreacute Rousseau opcit p 211
140
qursquoelle y a travailleacute prieacute et reccedilu sa vocation Elle est la patronne de la France parce
qursquoelle y a travailleacute au labeur de la guerre parce qursquoelle y a accompli sa vocation de
sainte protectrice de la France parce qursquoelle y est morte en martyr Dans Le Mystegravere
de la chariteacute de Jeanne drsquoArc Hauviette dit en parlant de la priegravere de Jeannette
laquo Jamais les croix des chemins nrsquoavaient tant servihellip raquo (OPD 407) Crsquoest ainsi que
Jeannette commenccedilait son travail de patronne drsquoun lieu de son village de naissance
par la priegravere aupregraves de toutes les croix des chemins La trilogie Jeanne drsquoArc se
termine par la priegravere de Jeanne qui intercegravede pour tous laquo Jeacutesus sauvez-nous tous agrave
la vie eacuteternelle raquo (OPD 299) Ces derniegraveres paroles pour Peacuteguy sont le deacutebut de
son travail eacuteternel Dans Le Mystegravere de la Chariteacute Madame Gervaise deacutecrit le
travail du salut comme un travail humain manuel une tacircche lourde et eacutepuisante
elle dit en parlant de Jeacutesus qursquoil a gagneacute les acircmes des justes
Сomme un pauvre journalier qui travaille dans les fermes
Comme un pauvre ouvrier qui se deacutepecircche de travailler
Tout ce qursquoil avait amasseacute
Tout ce qursquoil avait pu ramasser drsquoacircmes en travaillant bien
Une pleine brasseacutee
Tout ce qursquoil pouvait tenir dans ses deux mains
[hellip]
Tout ce qursquoil pouvait tenir dans ses bras
Dans ses bras eacuteternels
Les acircmes de justes qursquoil avait parfumeacutees de ses vertus (OPD 466)
Tout comme Jeacutesus avait parfumeacute de ses vertus les acircmes des justes ces justes
pouvaient agrave leur tour sauver drsquoautres acircmes ce parfum de vertu faisait des justes des
saints patrons qui alors devenaient maicirctres et modegraveles pour drsquoautres saints Crsquoest la
communion des saints qui creacutee ainsi lrsquoenracinement dans la vertu la sainteteacute la
gracircce
La Jeannette de Peacuteguy lie directement lrsquoheacuteritage de la sainteteacute agrave la force de
lrsquoenracinement dans une terre devenue sainte
Jamais les hommes de ce pays-ci jamais des saints de ce pays-ci jamais des simples chreacutetiens mecircme de nos pays ne lrsquoauraient abandonneacute Jamais de chevaliers franccedilais jamais des paysans franccedilais jamais des simples paroissiens des paroisses franccedilaises Jamais les hommes des croisades ne lrsquoauraient abandonneacute Jamais ces hommes-lagrave ne lrsquoauraient renieacute On leur aurait plutocirct arracheacute la tecircte
141
Des gens du pays lorrain Des gens du pays franccedilais (OPD 533)
Les hommes des croisades nrsquoauraient pas trahi Jeacutesus pense Jeannette parce
qursquoils venaient de la sainte terre de France comme le saint roi Louis qui les guidait
Un peu plus loin Jeannette eacutevoque les saints patrons ceux qui deviendront patrons
pour elle quand elle deviendra Jeanne la meneuse drsquohommes sainte Geneviegraveve
saint Aignan saint Loup saint Martin qui eacutetaient soldats ou qui laquo nrsquoont pas eu peur
drsquoaller au-devant des armeacutees paiumlennes raquo (OPD 535) Elle eacutevoque aussi saint
Bernard qui avait precirccheacute la deuxiegraveme croisade Quelques lignes plus loin elle dit
que laquo Crsquoeacutetaient des pasteurs ccedila raquo Voilagrave encore une deacutefinition du saint patron il est
le maicirctre qui dirige il est le modegravele qursquoil faut imiter et il est le pasteur qui garde et
qui protegravege Jeannette place sa paroisse ses proches et ses amies dans cette ligneacutee
dans cette race dans cet heacuteritage elle dit que son oncle son parrain et sa marraine
ses fregraveres sa sœur et son cureacute nrsquoauraient pas renonceacute agrave Jeacutesus lors de sa passion
parce que laquo Nos saints eacutetaient des saints qui nrsquoavaient pas peur des coups raquo (OPD
546) Elle nomme ses amies et Madame Gervaise elle-mecircme et elle nrsquoy voit pas
drsquoorgueil parce que ce nrsquoest pas de sa force et de son courage qursquoelle parle mais de
la force de la race la force de la terre celle que portent en soi les saints patrons et
qursquoils donnent agrave leur troupeau Jeannette se place elle-mecircme dans cette ligneacutee Elle
nrsquoest pas meilleure que les apocirctres mais elle est de cette terre de ce pays et de ces
gens-lagrave laquo Moi je suis sucircre que je ne lrsquoaurais pas abandonneacute Dieu mrsquoest teacutemoin que
je ne lrsquoaurais pas abandonneacute raquo (OPD 547) Sa vocation est neacutee Elle est neacutee de
lrsquoimitation du modegravele donneacute par ses saints patrons les saints de France
d) Bernard-Lazare saint patron des laquo Cahiers de la quinzaine raquo
Dans un texte de 1905 Louis de Gonzague Peacuteguy parlant de lrsquoheacuteritage
notamment de lrsquoheacuteritage juif eacutecrit laquo Et je place ce paragraphe sous lrsquoinvocation de
la meacutemoire que nous avons gardeacutee du grand Bernard-Lazare raquo (II 379) Il parle
drsquoinvocation donc drsquoune forme de meacutemoire particuliegravere la meacutemoire drsquoun saint qui
le rend preacutesent permet de lrsquoinvoquer de srsquoadresser agrave lui Pauline Bernon [Bruley]
eacutecrit dans son article laquo Le portrait de Bernard-Lazare dans Notre Jeunesse raquo que la
142
construction litteacuteraire de la figure de Bernard-Lazare dans Notre Jeunesse relegraveve
entre autres de lrsquohagiographie laquo Axe de la justice qursquoil incarne et pour laquelle il
meurt Bernard-Lazare agonisant ressemble agrave la Veacuteriteacute crucifieacutee Enfin la
mysteacuterieuse bonteacute de Bernard-Lazare se rapproche de la reacuteponse eacutevangeacutelique au
mal raquo151
En quoi est-il saint patron Et de quoi de qui est-il le patron pour Peacuteguy
Pour qui est-il maicirctre modegravele et pasteur Pour les juifs Non Parce que la relation
entre un saint patron et son troupeau est reacuteciproque Ceux qui se trouvent sous la
protection drsquoun patron lrsquoaiment lrsquoinvoquent tentent de lui ressembler Pour les
juifs Peacuteguy le dit maintes fois Bernard-Lazare eacutetait un prophegravete mecircme si on ne
lrsquoentendait pas comme il advient souvent aux prophegravetes Peacuteguy donne lrsquoeacutebauche
drsquoune reacuteponse agrave cette question dans un texte de 1907 qui nrsquoa jamais eacuteteacute publieacute de
son vivant Un poegravete lrsquoa dit ougrave il dit de Bernard-Lazare laquo nous fucircmes lrsquoœuvre ougrave il
apportacirct tout ce qui lui restait drsquoamitieacute de foi de propheacutetie de force et drsquoaction et
de vigueur vivante raquo (II 873) laquo Nous raquo laquo lrsquoœuvre raquo en question ce sont les
Cahiers de la quinzaine auxquels Peacuteguy srsquoidentifie ici en tant que creacuteateur geacuterant
et auteur Crsquoest une œuvre agrave laquelle il a beaucoup travailleacute dans laquelle il a mis
beaucoup drsquoefforts de temps Un saint patron doit en effet donner un exemple de
travail comparable au travail de ceux qursquoil va proteacuteger apregraves sa mort Peacuteguy
continue laquo Il y entra tout entier comme il eacutetait entreacute dans lrsquoaffaire Dreyfus drsquoun
seul corps ce qui eacutetait son rythme bien qursquoil nrsquoeucirct aucune raideur tout entier drsquoun
seul acte corps et cœur acircme et tout raquo (II 875) Il raconte ensuite comment Bernard-
Lazare est venu aux Cahiers justement dans la peacuteriode la plus difficile quand les
ex-collaborateurs aicircneacutes de Peacuteguy Leacuteon Blum Lucien Herr et drsquoautres se sont
opposeacutes violemment agrave son entreprise et comment en restant un ami Bernard-
Lazare a pu la conseiller le guider en tant qursquoaicircneacute plus expeacuterimenteacute comment il a
aideacute les Cahiers de la quinzaine agrave traverser lrsquoeacutepreuve
151 BERNON [Bruley] Pauline laquo Le Portrait de Bernard-Lazare raquo Notre jeunesse Lrsquoamitieacute Charles Peacuteguy ndeg126 2009 p 251
143
Pour Peacuteguy Bernard-Lazare est le saint patron des Cahiers et celui des
dreyfusards Il transmet lrsquoheacuteritage de lrsquoAffaire sur la terre de France il donne
lrsquoexemple drsquoune lutte pour la veacuteriteacute et la justice un modegravele de journalisme qui est
plus que journalisme qui est une vocation de veacuteriteacute et de justice il est le maicirctre
parce qursquoil est lrsquoaicircneacute il est le modegravele parce qursquoil srsquoest donneacute entiegraverement agrave son
travail Et il est pasteur parce que Peacuteguy le reconnaicirct en tant que tel
Peacuteguy commence le portrait de Bernard-Lazare dans Notre Jeunesse par ces
mots
Il avait indeacuteniablement des parties de saint de sainteteacute Et quand je parle de saint je ne suis pas suspect de parler par meacutetaphore Il avait une douceur une bonteacute une tendresse mystique une eacutegaliteacute drsquohumeur une expeacuterience de lrsquoamertume et de lrsquoingratitude une digestion parfaite de lrsquoamertume et de lrsquoingratitude une sorte de bonteacute agrave qui on nrsquoen remontrait point une sorte de bonteacute parfaitement renseigneacutee et parfaitement apprise drsquoune profondeur incroyable (III 57)
En deacutecrivant le caractegravere doux tendre et bon de Bernard-Lazare sa profondeur
son expeacuterience du malheur sa paix Peacuteguy donne lrsquoimage drsquoun saint comme on est
habitueacute agrave lrsquoimaginer Ce portrait de saint qui se voudrait presque conventionnel
preacutepare le terrain agrave une description qui est bien moins conventionnelle ougrave Peacuteguy
par exemple eacutevoque sa teacutenaciteacute son entecirctement mecircme dans la deacutefense de Dreyfus
Peacuteguy srsquoexclame laquo Si on lrsquoavait suivi si on avait au moins suivi son enseignement
et son exemple raquo (III 76) en deacuteplorant ce que le dreyfusisme est devenu il
preacutesente donc clairement Bernard-Lazare comme un pasteur que son troupeau
nrsquoaurait pas suivi
On trouve dans Notre Jeunesse ces mots surprenants en parlant des Cahiers de
la quinzaine Peacuteguy dit que Bernard-Lazare eacutetait laquo lrsquoami inteacuterieur lrsquoinspirateur
secret je dirai tregraves volontiers et tregraves exactement le patron raquo (III 58)
e) La vierge Marie ndash megravere de tous les humains patronne de la France
Agrave propos de la Vierge la question qui se pose est en quelque sorte la mecircme
que pour Bernard-Lazare est-il leacutegitime de la placer parmi les saints et saintes que
Peacuteguy considegravere comme saints patrons Peut-elle ecirctre consideacutereacutee dans lrsquoœuvre de
144
Peacuteguy comme maicirctresse modegravele et bergegravere Ou est-elle un ideacuteal lointain et
inaccessible
Ideacuteal ndash oui certes Peacuteguy deacutecrit la vierge Marie dans Le Porche du mystegravere
de la deuxiegraveme vertu comme infiniment pure douce noble courtoise accueillante
dans une sorte de litanie
A celle qui est infiniment riche
Parce qursquoaussi elle est infiniment pauvre
A celle qui est infiniment haute
Parce qursquoaussi elle est infiniment descendante
A celle qui est infiniment grande
Parce qursquoaussi elle est infiniment petite
Infiniment humble
Une jeune megravere
A celle qui est infiniment droite
Parce qursquoaussi elle est infiniment pencheacutee
A celle qui est infiniment joyeuse
Parce qursquoaussi elle est infiniment douloureuse
Septante et sept fois septante fois douloureuse
A celle qui est infiniment touchante
Parce qursquoaussi elle est infiniment toucheacutee (OPD 667)
Inaccessible ndash non car elle est laquo toucheacutee raquo par la douleur humaine elle est
humaine elle-mecircme mecircme si dans la Preacutesentation de la Beauce agrave Notre Dame de
Chartres Peacuteguy lrsquoappelle laquo inaccessible Reine raquo (OPD 1140) car crsquoest plutocirct de la
flegraveche de la catheacutedrale de Chartres qursquoil srsquoagit et non de la vierge Marie elle-mecircme
De plus dans un entretien avec Joseph Lotte Peacuteguy dit que dans la peacuteriode de sa
lutte contre lrsquoamour impossible interdit pour Blanche Raphaeumll quand il ne pouvait
pas dire le Notre Pegravere ne pouvant pas prononcer laquo que votre volonteacute soit faite raquo il
priait Marie
145
Les priegraveres agrave Marie sont des priegraveres de reacuteserve Crsquoest ccedila des priegraveres de reacuteserve Il nrsquoy en a pas une dans toute la liturgie pas une tu entends pas une que le plus lamentable peacutecheur ne puisse dire vraiment Dans le meacutecanisme du salut lrsquoAve Maria est le dernier secours Avec lui on ne peut ecirctre perdu152
Peacuteguy a eacuteteacute accuseacute par les critiques du Mystegravere de la chariteacute agrave cause de sa
description trop humaine de la douleur de la Vierge
Elle pleurait elle pleurait elle eacutetait devenue si laide
En trois jours
Elle eacutetait devenue affreuse
Affreuse agrave voir
Si laide si affreuse
Qursquoon se serait moqueacute drsquoelle
Sucircrement
Si elle nrsquoavait pas eacuteteacute la megravere du condamneacute (OPD 495-496)
La megravere de Dieu laide jusqursquoagrave susciter des moqueries et proteacutegeacutee non par la
splendeur de son Fils mais par sa deacutefaite quel scandale
Dans ce mecircme texte qui parle de la Vierge sur le chemin de Croix Peacuteguy dit
qursquoelle demandait laquo la chariteacute de la pitieacute Drsquoune pieacuteteacute Drsquoune certaine pieacuteteacute Pietas raquo
(OPD 484) Il fait ainsi un rapprochement surprenant voire reacutevoltant pour ses
contemporains entre la pitieacute qursquoon pourrait avoir drsquoune femme qui pleure son fils
qui va vers sa mort et la pieacuteteacute la deacutevotion la veacuteneacuteration On ne srsquoapitoie pas sur
une sainte sur la megravere de Dieu Et pourtant crsquoest bien ce sentiment lagrave que Peacuteguy
voudrait faire ressentir visiblement agrave ses lecteurs La Vierge dans ces strophes
suscite la pitieacute ce qui pour Peacuteguy srsquoagissant de la megravere de Dieu devient synonyme
de pieacuteteacute parce qursquoelle est une femme la megravere de tous les hommes or on peut avoir
pitieacute de sa propre megravere qui souffre Jean Onimus eacutecrit sur la Vierge Marie dans
lrsquoœuvre de Peacuteguy laquo Elle accomplit modestement sa tacircche terrestre jusqursquoau bout
se placcedilant ainsi au nombre de ces petites gens de ces innombrables megraveres dont la
vie fut un long sacrifice raquo153 elle devient ainsi le modegravele de toutes les femmes
dans la mesure ougrave son laquo travail raquo de sainte agrave imiter est agrave la fois le plus simple ecirctre
femme au foyer ecirctre megravere et le plus extraordinaire ecirctre megravere de Dieu Peacuteguy 152 PEacuteGUY Charles LOTTE Joseph Lettres et entretiens p 174-175 153 ONIMUS Jean La route de Charles Peacuteguy Paris Plon 1962 p 167
146
deacutecrit une femme humaine qui souffre Lrsquohumaniteacute entiegravere chaque homme chaque
femme peut srsquoenraciner dans cette souffrance dans cette vie car chaque humain est
de la mecircme racine race que la megravere de Dieu par le mystegravere de lrsquoIncarnation Il
eacutecrit qursquoelle laquo ne sentait seulement pas qursquoelle marchait Elle ne sentait seulement
pas ses pieds qui la portaient Elle ne sentait pas ses jambes sous elle [hellip] Une
pauvresse en deacutetresse Une espegravece de mendiante de pitieacute raquo (OPD 485) Est-ce
qursquoune pauvre et simple femme souffrante peut ecirctre maicirctresse modegravele et bergegravere
Pour Peacuteguy oui dans la mesure ougrave elle est la maicirctresse de ceux et celles qui sont
dans la souffrance le modegravele des pauvres la bergegravere des mendiants et de ceux qui
en ont pitieacute Pour Peacuteguy sa souffrance fait drsquoelle un modegravele parce qursquoelle-mecircme
dans sa douleur a son fils comme modegravele
Elle pleurait elle eacutetait devenue affreuse
Les cils colleacutes
Les deux paupiegraveres celle du dessus et celle du dessous
Gonfleacutees meurtries sanguinolentes
Les joues ravageacutees
Les joues ravineacutees
Les joues ravaudeacutees
Ses larmes lui avaient comme laboureacute les joues
Les larmes de chaque cocircteacute lui avaient creuseacute un sillon dans les joues
Les yeux lui cuisaient lui brucirclaient
Jamais on nrsquoavait autant pleureacute
Et pourtant ce lui eacutetait un soulagement de pleurer
La peau lui cuisait lui brucirclait
Et lui pendant ce temps sur la croix les Cinq Plaies lui brucirclaient
Et il avait la fiegravevre
Et elle avait la fiegravevre
Et elle eacutetait ainsi associeacutee agrave sa Passion (OPD 496-497)
Crsquoest par la douleur que la vierge Marie imite son fils crsquoest par la douleur
humaine qursquoelle srsquoassocie agrave la souffrance humaine de Dieu qui alors fait drsquoelle la
sainte patronne la megravere de tous les hommes Peacuteguy va jusqursquoagrave dire laquo Que lrsquoon
aurait ri certainement Et que lrsquoon se serait moqueacute drsquoelle Certainement Si elle
nrsquoavait pas eacuteteacute la megravere du condamneacute raquo (OPD 497) Plus loin Peacuteguy eacutecrit laquo Elle
147
sentait son corps comme le sien raquo (OPD 510) en poursuivant par une description
tregraves physiologique de la souffrance du Christ sur la Croix que sa Megravere ressentait
comme lui dans son propre corps Il eacutelargit ainsi la souffrance qursquoune megravere eacuteprouve
face agrave la maladie de son enfant agrave lrsquoimitation du Christ chemin de sainteteacute Dans ce
texte la Vierge nrsquoest pas choisie pour ecirctre megravere de Dieu agrave cause de sa sainteteacute mais
crsquoest Dieu qui la sanctifie par son incarnation par son humaniteacute Elle ne peut pas ne
pas lrsquoimiter dans sa Passion tout simplement parce qursquoelle est sa megravere elle est unie
agrave son enfant dans sa souffrance par sa Passion La megravere de Dieu devient ainsi le
modegravele de ceux dont on rit dont on se moque parce qursquoelle les rejoint Crsquoest la
souffrance qui a fait drsquoelle la sainte patronne des souffrants des pauvres des
mendiants le modegravele de ceux qui veulent souffrir dignement leur consolatrice
Car elle avait vieilli drsquoune eacuteterniteacute
Elle avait vieilli de son eacuteterniteacute
Qui est la premiegravere eacuteterniteacute apregraves lrsquoeacuteterniteacute de Dieu
Car elle avait vieilli de son eacuteterniteacute
Elle eacutetait devenue Reine
Elle eacutetait devenue la Reine des sept Douleurs (OPD 495)
Agrave propos de la possibiliteacute de voir dans la Megravere de Dieu dans lrsquoœuvre de Peacuteguy
un modegravele agrave imiter Heacutelegravene Chaput observe dans sa thegravese
Parce que personne nrsquoa jamais veacutecu aussi pleinement le moment preacutesent que Marie agrave lrsquoheure de son Fiat jamais non plus le divin ne srsquoest autant inseacutereacute dans lrsquohumain Crsquoest en elle qua eacuteteacute reacuteussie [hellip] la parfaite incarnation celle du Verbe aussi reste-t-elle le modegravele agrave imiter par tous ceux qui veulent vivre cette spiritualiteacute de lrsquoincarnation154
Comme par ses souffrances de megravere la Vierge Marie devient la patronne des
souffrants et tout particuliegraverement des parents Dans Le Porche du mystegravere de la
deuxiegraveme vertu Peacuteguy raconte sa propre expeacuterience de pegravere quand il a confieacute ses
enfants souffrants agrave Marie laquo Par la priegravere il vous les avait mis Tout tranquillement
dans les bras de celle qui est chargeacutee de toutes les douleurs du monde Et qui a deacutejagrave
les bras si chargeacutes Car le Fils a pris tous les peacutecheacutes Mais la Megravere a pris toutes les
douleurs raquo (OPD 657)
154 CHAPUT Heacutelegravene Le thegraveme de la vierge dans lrsquoœuvre de Peacuteguy thegravese preacutesenteacutee pour obtenir le doctorat drsquouniversiteacute agrave lrsquoUniversiteacute de Paris 1968 p 366
148
Un peu plus loin dans ce mecircme texte Peacuteguy preacutecise que la Vierge est pour lui
plus grande que les saints patrons qursquoil eacutenumegravere pourtant avec un grand amour il
nomme les saints patrons de ses enfants saint Germain sainte Germaine saint
Marcel saint Pierre Peacuteguy dit lui avoir confieacute ses enfants parce qursquolaquo Il y a des jours
dans lrsquoexistence ougrave on sent qursquoon ne peut plus se contenter des saints patrons raquo
(OPD 662) il faut alors srsquoadresser agrave celle qui est le modegravele de tous les saints
patrons la patronne de tous les hommes par excellence parce qursquoelle est laquo celle qui
intercegravede La seule qui puisse parler avec lrsquoautoriteacute drsquoune megravere raquo (OPD 667)
Dans La Tapisserie de Notre Dame Peacuteguy srsquoadresse agrave la Vierge comme agrave la
protectrice la patronne de Paris en lui offrant Paris et ses habitants La Vierge est
preacutesente dans ces poegravemes par le regard qursquoelle porte sur Paris sur la Beauce sur les
hommes le mecircme dans la dureacutee des siegravecles sa gracircce transfigure les lieux mecircmes
qui lui sont offerts laquo Mille ans de votre gracircce ont fait de ces travaux Un reposoir
sans fin pour lrsquoacircme solitaire raquo (OPD 1140) Dans ce poegraveme et dans ceux qui
suivent crsquoest la force de transfiguration sous le regard aimant et maternel de la
Vierge que Peacuteguy souligne constamment par exemple dans la Priegravere de la
reacutesidence des Quatre Priegraveres dans la catheacutedrale de Chartres on trouve dans un
long enchaicircnement de comparaisons entre Chartres et les autres endroits de ce
monde ces mots laquo Ce qui partout ailleurs est un accablement Nrsquoest ici que lrsquoeffet
de pauvre obeacuteissance raquo (OPD 1154) Cette force de transfiguration par la gracircce
accordeacutee par le regard aimant de la megravere de Dieu prend source dans la possibiliteacute du
renouvellement du nouveau laquo Voici le lieu du monde ougrave tout devient novice raquo
(OPD 1154) eacutecrit Peacuteguy La seule demande formuleacutee par Peacuteguy dans ces
Tapisseries preacuteciseacutement dans la Priegravere de demande est celle de pouvoir imiter le
Fiat de la Vierge Marie sa fideacuteliteacute
Nous ne demandons rien dans ces amendements
Reine que de garder sous vos commandements
Une fideacuteliteacute plus forte que la mort (OPD 1158)
149
2 Sainte Geneviegraveve patronne de Paris
On pourrait dire que Jeanne drsquoArc est lrsquoalter ego de Peacuteguy agrave travers ses
paroles il parle de lui-mecircme et exprime sa position drsquoauteur Crsquoest entre autres ce
qui lui permet drsquoeacutecrire une piegravece sur Jeanne dans la peacuteriode ougrave il est loin de lrsquoEacuteglise
Son rapport agrave sainte Geneviegraveve est diffeacuterent il srsquoadresse agrave elle comme agrave une sainte
dans la priegravere Cela transparaicirct aussi au niveau de la poeacutetique la poeacutesie de Peacuteguy
contenant des ideacutees philosophiques meacutetaphysiques mais sans destinataire direct
est toujours eacutecrite en vers libres Agrave lrsquoinverse tous ses poegravemes-priegraveres sont eacutecrits en
alexandrins Or tous les textes de Peacuteguy consacreacutes agrave Geneviegraveve ainsi que les textes
deacutedieacutes agrave la Vierge sont eacutecrits en alexandrins Geneviegraveve est pour Peacuteguy la sainte
patronne par excellence apregraves la Vierge Marie Dans Le Porche du mystegravere de la
deuxiegraveme vertu Peacuteguy eacutecrit laquo Geneviegraveve mon enfant eacutetait une simple bergegravere
Jeacutesus aussi eacutetait un simple berger Mais quel berger mon enfant Berger de quel
troupeau Pasteur de quelles brebis En quel pays du monde raquo (OPD 669) On voit
ici lrsquoessence de ce qursquoest le saint patron chez Peacuteguy il garde les brebis du troupeau
des hommes en imitant Jeacutesus le Pasteur Pour comprendre ce que repreacutesente le saint
patron pour Peacuteguy une analyse deacutetailleacutee des textes de Peacuteguy consacreacutes agrave sainte
Geneviegraveve srsquoimpose
Les poegravemes consacreacutes agrave sainte Geneviegraveve ndash Les tapisseries de sainte Geneviegraveve
et de Jeanne drsquoArc (janvier 1913) Sainte Geneviegraveve patronne de Paris (eacuteteacute 1913)
et la fin de la derniegravere œuvre termineacutee de Peacuteguy Egraveve ndash sont tous eacutecrits dans les
derniegraveres anneacutees de sa vie
a) Les tapisseries de sainte Geneviegraveve et de Jeanne drsquoArc
LrsquoEacuteglise fecircte sainte Geneviegraveve le 3 janvier crsquoest donc le premier jour de la
neuvaine qui lui est consacreacutee et crsquoest aussi la date du premier poegraveme des
Tapisseries Ces tapisseries sont en effet des priegraveres composeacutees pour chaque jour
de la neuvaine Peacuteguy lui-mecircme disait que ses Tapisseries sont liturgiques crsquoest-agrave-
150
dire qursquoil ne srsquoagit pas seulement drsquoune poeacutesie religieuse mais drsquoune poeacutesie ougrave
lrsquoauteur fait reacutefeacuterence agrave la tradition liturgique de lrsquoEacuteglise
Cependant Peacuteguy nrsquoaurait pas su rester longuement dans les marges eacutetroites de
la forme du sonnet Seuls les premiers poegravemes des tapisseries sont des sonnets
classiques Le cycle Les tapisseries de sainte Geneviegraveve et de Jeanne drsquoArc est
composeacute de neuf parties qui correspondent aux neuf jours drsquoune neuvaine
Le choix du titre Tapisseries est tregraves signifiant Pour Peacuteguy le meacutetier du
tisserand symbolise lrsquohistoire la meacutemoire le destin tisseacute par les Parques
Comme dans une tapisserie les fils passent disparaissent reparaissent et le fil ne suit pas seulement les rimes au sens que lrsquoon a toujours donneacute agrave ce mot de la technique du vers mais ce sont drsquoinnombrables assonances inteacuterieures rythmes et articulations de consonnes tout un immense appareil aussi parfaitement reacutegleacute que lrsquoappareil drsquoun tisserandraquo155
Les reacutepeacutetitions de strophes agrave peine modifieacutees qui se retrouvent dans plusieurs
poegravemes du cycle tissent les laquo sonnets raquo en les rassemblant dans une tapisserie unie
La priegravere pour le premier jour de la neuvaine est un sonnet classique qui
observe toutes les regravegles de composition
Premier jour
Pour le vendredi 3 janvier 1913
Fecircte de sainte Geneviegraveve
Quatorze cent uniegraveme anniversaire de sa mort
Comme elle avait gardeacute les moutons agrave Nanterre
On la mit а garder un bien autre troupeau
La plus eacutenorme horde ougrave le loup et lrsquoagneau
Aient jamais confondu leur commune misegravere
Et comme elle veillait tous les soirs solitaire
Dans la cour de la ferme ou sur le bord de lrsquoeau
Du pied du mecircme saule et du mecircme bouleau
Elle veille aujourdrsquohui sur ce monstre de pierre
Et quand le soir viendra qui fermera le jour
Crsquoest elle la caduque et lrsquoantique bergegravere
155 Citeacute dans Albert Beacuteguin Lrsquo laquo rsquoEgraveve raquo de Peacuteguy Paris Cahiers de lrsquoamitieacute Charles Peacuteguy 1948 p 219
151
Qui ramassant Paris et tout son alentour
Conduira drsquoun pas ferme et drsquoune main leacutegegravere
Pour la derniegravere fois dans la derniegravere cour
Le troupeau le plus vaste а la droite du pegravere (OPD 1081)
Peacuteguy reste dans la tradition qui voit sainte Geneviegraveve comme une bergegravere156
mais il semble deacuterouler agrave lrsquoenvers la chaicircne drsquoalleacutegories qui amegravene agrave la naissance de
ce mythe Dans ce sonnet on voit deacutejagrave le regard particulier compatissant que
Peacuteguy porte sur lrsquohistoire il dit que dans le troupeau confieacute agrave la sainte loups et
agneaux partagent laquo leurs commune misegravereraquo Le poegravete semble regarder ce troupeau
avec les yeux de la sainte qui protegravege les loups ainsi que les agneaux elle est
preacutesenteacutee non comme une simple bergegravere mais comme une imitatrice du Bon
Pasteur Par ailleurs la penseacutee de Peacuteguy reprend les donneacutees hagiographiques sur la
sainte Sa Vie parle drsquoune vision du Paradis que sainte Geneviegraveve a eue durant une
maladie Peacuteguy eacutecrit qursquoelle amegravenera laquo le troupeau le plus vaste agrave la droite du
156 Lrsquoimage de sainte Geneviegraveve ndash bergegravere assimileacute par Peacuteguy est assez eacutetonnante puisque selon sa Vita et drsquoautres documents historiographiques la sainte provenait drsquoune grande et riche famille
La premiegravere hypothegravese des raisons de cette eacutetrange transformation est lieacutee aux arts plastiques Lrsquoattribut traditionnel de sainte Geneviegraveve ndash crsquoest un cierge qursquoun deacutemon tente drsquoeacuteteindre et un ange protegravege Les auteurs de cette hypothegravese expliquent que le cierge pouvait ecirctre pris pour une houlette Mais cette hypothegravese semble douteuse parce que non seulement dans une mecircme eacutepoque mais mecircme dans une seul livre ou manuscrit la sainte eacutetaient repreacutesenteacute en bergegravere ou en grande dame avec une houlette dans une main et un cierge dans lrsquoautre ou sans houlette mais toujours avec un cierge
La seconde suppose que la transformation de lrsquohistoire de sainte Geneviegraveve est due agrave la mode pastorale mais on peut eacutegalement en douter comme la litteacuterature pastorale est plus tardive que les enluminures repreacutesentant sainte Geneviegraveve en habit de bergegravere (les premiegraveres repreacutesentations datent du deacutebut du XV s)
La troisiegraveme hypothegravese parait plus convaincante Elle appartient agrave Dom Jacques Dubois auteur du livre Sainte Geneviegraveve de Paris la vie le culte lrsquoart (Paris Beauchesne 1982) En 1450 un moine anonyme de lrsquoabbaye sainte Geneviegraveve a eacutecrit un mystegravere sur sainte Geneviegraveve mais dans ce mystegravere il srsquoagissait plutocirct de Jeanne drsquoArc Les principaux thegravemes du mystegravere eacutetant le salut de la France les monologues de Geneviegraveve rappellent ceux du procegraves de Jeanne plus encore ndash le mystegravere parle drsquoune eacutepreuve de feu que sainte Geneviegraveve a subit et dans sa Vita il nrsquoen est pas question La sainte nrsquoest pas encore nommeacutee bergegravere mais lrsquoauteur du mystegravere visiblement cherche agrave meacutelanger lrsquoimage des deux saintes Dubois propose plusieurs versions du but de cette assimilation de sujet et de personnages La Sorbonne et ceux qui lrsquoentouraient y compris lrsquoordre des Geacutenoveacutefains se sont vivement opposeacute agrave la canonisation et au culte de Jeanne drsquoArc Lrsquoabbaye de sainte Geneviegraveve avait peur de perdre les fidegraveles comme Jeanne drsquoArc devenait la sainte preacutefeacutereacutee des franccedilais les moines avait peur que sainte Geneviegraveve et leur abbaye soit oublieacutee donc reacuteunir ces deux saintes dans une image de sainte protectrice de France simple bergegravere leurs eacutetait fort utile Cette hypothegravese srsquoappuie sur le fait que Pierre le Pont auteur drsquoune eacutepopeacutee sur sainte Geneviegraveve eacutecrite en 1513 ou la sainte est bergegravere du deacutebut jusqursquoagrave la fin du reacutecit a deacutedieacute son œuvre agrave lrsquoabbeacute du monastegravere Sainte Geneviegraveve
152
Pegravereraquo Il lui donne donc le droit de guider puisqursquoelle connaicirct lrsquo laquo espace raquo du
Paradis Les saints ce sont ceux qui ont veacutecu une rencontre avec Dieu dans leur vie
terrestre et connaissent deacutejagrave ce chemin ils peuvent mener tout le troupeau au lieu
de la Rencontre rendre le salut et la Rencontre possible pour chaque homme Dans
ce sonnet on trouve aussi lrsquoune des ideacutees principales pour toute lrsquoœuvre de Peacuteguy
lrsquoideacutee de la damnation eacuteternelle lui eacutetait insupportable et cette conviction srsquoexprime
maintes fois dans sa trilogie dramatique sur Jeanne drsquoArc ainsi que dans Le Mystegravere
de la chariteacute de Jeanne drsquoArc Dans le poegraveme du premier jour de la neuvaine Peacuteguy
souligne plusieurs fois que dans le vaste troupeau du peuple de Paris le loup et
lrsquoagneau partagent le mecircme destin et qursquoau dernier jour sainte Geneviegraveve
laquo conduira drsquoun pas ferme et drsquoune main leacutegegravere le troupeau le plus vaste agrave la droite
du Pegravere raquo
Dans la priegravere du deuxiegraveme jour de la neuvaine Peacuteguy commence agrave
transgresser les regravegles de composition du sonnet les rimes ne srsquointercalent plus
elles sont toutes feacuteminines Peacuteguy laisse la premiegravere strophe sans changement et
change un seul mot dans la derniegravere en remplaccedilant laquo vaste raquo par laquo sage raquo
Deuxiegraveme jour
Pour le samedi 14 janvier 1913
Comme elle avait gardeacute les moutons agrave Nanterre
Et qursquoon eacutetait content de son exactitude
On mit sous sa houlette et son inquieacutetude
Le plus mouvant troupeau mais le plus volontaire
Et comme elle veillait devant le presbytegravere
Dans les soirs et les soirs drsquoune longue habitude
Elle veille aujourdrsquohui sur cette ingratitude
Sur cette auberge eacutenorme et sur ce phalanstegravere
Et quand le soir viendra de toute pleacutenitude
Crsquoest elle la savante et lrsquoantique bergegravere
Qui ramassant Paris dans sa sollicitude
Conduira drsquoun pas ferme et drsquoune main leacutegegravere
153
Dans la cour de justice et de beacuteatitude
Le troupeau le plus sage agrave la droite du pegravere (OPD 1081-1082)
Dans le premier quatrain Peacuteguy souligne une ideacutee importante pour lui sainte
Geneviegraveve se voit confier la tacircche de mener Paris dans le royaume ceacuteleste justement
parce qursquoelle eacutetait une bonne bergegravere pour Peacuteguy chaque travail est en effet un
engagement et une vocation voire un ministegravere Le plus important pour lui crsquoest de
bien travailler de faire ce que lrsquoon doit faire ce que lrsquoon attend de vous quelle que
soit la tacircche que lrsquoon soit berger ou chef de guerre Sainte Geneviegraveve eacutetait une
bergegravere excellente crsquoest pour cette raison qursquoelle fait paicirctre eacuteternellement le
troupeau de la ville de Paris et de ses alentours elle est responsable pour toujours
devant Dieu pour ses pacircturages Sainte Geneviegraveve conduisait les troupeaux
avec laquo exactituderaquo Le choix du mot est preacutecis crsquoest bien lrsquoexactitude qui creacutee un
lien propheacutetique entre Dieu et les hommes Le prophegravete ce nrsquoest pas celui qui
annonce le futur mais celui qui eacutecoute et entend Dieu en transmettant aux
hommes laquo avec exactitude raquo ce qursquoil entend du passeacute du preacutesent du futur157 Il peut
expliquer le passeacute commenter le preacutesent annoncer le futur Sainte Geneviegraveve
menait son troupeau avec laquo exactitude raquo elle entendait ce que Dieu voulait dire agrave
ses brebis et transmettait son message de maniegravere preacutecise agrave ceux et celles qui lui
eacutetaient confieacutes
Un autre mot important pour Peacuteguy se trouve dans la troisiegraveme strophe du
deuxiegraveme sonnet laquo inquieacutetuderaquo Peacuteguy enrichit le sens de ce mot par sa
connaissance et sa perception du monde juif ougrave lrsquoinquieacutetude signifie le refus de
srsquoappuyer sur des certitudes en demeurant dans une quecircte constante de la veacuteriteacute
Dans le contexte des Tapisseries il srsquoagit aussi drsquoune inquieacutetude pour les autres
pour le troupeau confieacute agrave la sainte Une sollicitude inquiegravete parce qursquoactive
agissante parce que le troupeau mecircme le peuple de Paris est actif agissant
Il est remarquable que Peacuteguy bien que son expeacuterience dans la versification
classique soit agrave ce moment-lagrave pauvre se montre drsquoores et deacutejagrave extrecircmement
attentif agrave la forme mecircme dans ses premiers sonnets il aspire agrave minimiser 157 Voir Гриц И Внимая голосу пророков М 2007 (GRITZ Ilya Ecoutant la voix des prophegravetes Moscou 2007)
154
lrsquoaleacuteatoire mecircme au niveau du rythme et de lrsquoeuphonie Le poegravete veut lier tous les
eacuteleacutements du texte avec sa seacutemantique deacutejagrave dans ses premiers essais de
composition de sonnet il arrive agrave une haute perfection technique Comme exemple
on peut observer le second quatrain du deuxiegraveme sonnet
Et comme elle veillait devant le presbytegravere
Dans les soirs et les soirs drsquoune longue habitude
Elle veille aujourdrsquohui sur cette ingratitude
Sur cette auberge eacutenorme et sur ce phalanstegravere (OPD 1081)
Le calme des longues soireacutees dans le village est souligneacute par une grande
quantiteacute de voyelles la reacutepeacutetition du mot laquo soir raquo des accents chantants Dans la
troisiegraveme et la quatriegraveme strophe Peacuteguy parle de lrsquoingratitude de la ville envers sa
bergegravere de la difficulteacute de sa tacircche eacuteternelle Il y a plus de consonnes beaucoup de
r ces deux strophes ont une sonoriteacute dure fatiguent lrsquoouiumle en montrant que le
travail de lrsquointercession nrsquoest pas plus facile que celui drsquoune bergegravere de village
La priegravere pour le troisiegraveme jour de la neuvaine commence comme un sonnet
classique mais Peacuteguy ajoute une strophe au dernier tercet Il suit son principe favori
de reacutepeacutetition cette strophe diffegravere drsquoun seul mot des deux sonnets preacuteceacutedents elle
annonce que sainte Geneviegraveve megravenera laquo le troupeau tout entier agrave la droite du Pegravere raquo
Peacuteguy rappelle encore une fois agrave son lecteur agrave quel point le salut universel est
important pour lui
Troisiegraveme jour
Pour le dimanche 5 janvier 1913
Elle avait jusqursquoau fond du plus secret hameau
La reacuteputation dans toute Seine et Oise
Que jamais ni le loup ni le chercheur de noise
Nrsquoavaient pu lui ravir le plus cheacutetif agneau
Tout le monde savait de Limours agrave Pontoise
Et les vieux bateliers contaient au fil de lrsquoeau
Qursquoassise au pied du saule et du mecircme bouleau
Nul nrsquoavait pu jouer cette humble villageoise
Sainte qui rameniez tous les soirs au bercail
155
Le troupeau tout entier diligente bergegravere
Quand le monde et Paris viendront agrave fin de bail
Puissiez-vous drsquoun pas ferme et drsquoune main leacutegegravere
Dans la derniegravere cour par le dernier portail
Ramener par la voucircte et le double vantail
Le troupeau tout entier а la droite du pegravere (OPD 1082)
Le poegravete continue de comparer le travail de la bergegravere agrave celui de la sainte qui se
porte responsable au Dernier Jugement pour les acircmes humaines Il utilise une sorte
de laquo geacuteographie poeacutetique raquo un proceacutedeacute poeacutetique aimeacute par Peacuteguy dans sa poeacutesie
les noms geacuteographiques sont toujours bien choisis et occupent une place importante
reacutefleacutechie Les villes qui sont nommeacutes dans ce sonnet ont apparemment appartenu agrave
la sainte historique mais lrsquoimage populaire traditionnelle de la sainte dit que ce
sont les lieux ougrave elle faisait paicirctre ses troupeaux Le second quatrain fait allusion agrave
la leacutegende hagiographique qui dit que sainte Geneviegraveve eacutetait clairvoyante donc
certainement nul nrsquoaurait pu se laquo jouerraquo drsquoelle La preacutesence des laquo bateliers raquo fait
aussi eacutecho agrave lrsquohagiographie la vie de la sainte raconte que crsquoest par la riviegravere que
sainte Geneviegraveve est alleacutee chercher des vivres pour Paris assieacutegeacutee Bien que
visiblement Peacuteguy nrsquoait pas lu la Vie de la sainte ces deux eacuteleacutements du sujet sont
au cœur de la leacutegende populaire de sainte Geneviegraveve que Peacuteguy semble bien
connaicirctre
Dans le troisiegraveme sonnet on lit de nouveau leacutegegraverement modifieacutee une strophe
venant du premier sonnet laquo assise au pied du saule et du mecircme bouleau raquo De
nouveau Peacuteguy souligne la constance de la sainte la fideacuteliteacute avec laquelle elle
veille sur sa ville comme un bon pasteur sur son troupeau notamment par la
reacutepeacutetition du mot laquo mecircmeraquo Dans ce sonnet un changement-cleacute srsquoopegravere dans le
premier tercet la narration srsquoachegraveve et lrsquoauteur srsquoadresse directement agrave la sainte le
recueil de sonnets devient Neuvaine le cycle poeacutetique se transforme en priegravere
Dans le poegraveme-priegravere pour le quatriegraveme jour de la neuvaine un tercet en plus
srsquoajoute au sonnet classique Il nrsquoy a plus de strophes qui le nouent aux poegravemes
156
preacuteceacutedents du cycle Dans ce sonnet apparaicirct la sainte favorite de Peacuteguy Jeanne
drsquoArc
Quatriegraveme jour
pour le lundi 6 janvier 1913
jour des rois
cinq cent uniegraveme anniversaire de la naissance de Jeanne drsquoArc
Comme la vieille aiumleule au plus fort de son acircge
Se reacutejouit de voir le tendre nourrisson
Lrsquoenfant agrave la mamelle et le dernier besson
Recommencer la vie ainsi qursquoun heacuteritage
Elle en fait par avance un tregraves grand personnage
Le plus hardi faucheur au temps de la moisson
Le plus hardi chanteur au temps de la chanson
Qursquoon aura jamais vu dans cet humble village
Telle la vieille sainte eacuteternellement sage
Connut ce que serait lrsquohonneur de sa maison
Quand elle vit venir habilleacutee en garccedilon
Bien prise en sa cuirasse et droite sur lrsquoarccedilon
Priant sur le pommeau de son estramaccedilon
Apregraves neuf cent vingt ans la fille au dur corsage
Et qursquoelle vit monter de dessus lrsquohorizon
Souple sur le cheval et le caparaccedilon
La plus grande beauteacute de tout son parentage (OPD 1083)
Peacuteguy deacutecrit sainte Geneviegraveve comme lrsquoaicircneacutee drsquoune grande famille dans
laquelle Jeanne serait la derniegravere-neacutee Comme lrsquoaicircneacutee de la famille se reacutejouit agrave la
venue drsquoun nouveau-neacute Sainte Geneviegraveve aurait attendu 920 ans la naissance drsquoune
sainte agrave laquelle on peut eacutegalement confier un troupeau formeacute non seulement des
habitants de Paris et de ses alentours mais de toute la France Un speacutecialiste de
Peacuteguy Reneacute Avice dans son livre Peacuteguy pegravelerin de lrsquoespeacuterance eacutecrit que Dieu
157
donne aux saints des signes drsquoespeacuterance158 Egraveve pouvait donc mourir en paix parce
qursquoelle savait que de Dieu viendrait la Vierge Marie la Nouvelle Egraveve pour mettre
au monde le Reacutedempteur du peacutecheacute commis par Egraveve Sainte Geneviegraveve pouvait
mourir en paix parce qursquoelle savait que Dieu enverrait Jeanne pour sauver la
France Pour Peacuteguy il nrsquoest pas important que des centaines drsquoanneacutees seacuteparent ces
deux saintes Lrsquoespeacuterance lrsquoun des thegravemes preacutefeacutereacutes du poegravete est presque toujours
une action inteacuterieure ou exteacuterieure elle nrsquoest pas passive Dans ce poegraveme crsquoest
lrsquoespeacuterance de sainte Geneviegraveve qui segraveme la segraveve et travaille la terre sur laquelle
pourra naicirctre Jeanne drsquoArc Crsquoest ce que dit le deuxiegraveme quatrain comme lrsquoaicircneacute de
la famille voit deacutejagrave dans le nourrisson le meilleur chanteur ou le meilleur
moissonneur sainte Geneviegraveve a reconnu dans la laquo fille au dur corsage raquo la plus
grande sainte de France Le saint prie et espegravere la naissance drsquoun autre saint de
cette maniegravere il approche la Parousie Cette reconnaissance cette vision
propheacutetique vision par les yeux de lrsquoespeacuterance constituent le don de Dieu agrave ses
saints agrave ceux qui sont pour lui agrave lrsquoeacutecart du monde Cette reconnaissance cette
rencontre dans et par lrsquoespeacuterance rend possible pour Peacuteguy la transformation drsquoune
simple bergegravere en Jeanne la guerriegravere Agrave la fin du poegraveme Peacuteguy dit de Jeanne
qursquoelle est de laquo la plus grande beauteacuteraquo Pour Peacuteguy la beauteacute exteacuterieure est
indissociable de la beauteacute inteacuterieure spirituelle lrsquoune est impossible sans lrsquoautre
car lrsquoesprit emplit et transfigure la matiegravere il en parlera beaucoup dans Egraveve
Dans le poegraveme du cinquiegraveme jour de la neuvaine Peacuteguy garde la forme du
sonnet mais comme dans le deuxiegraveme sonnet les rimes ne sont que feacuteminines
Peacuteguy deacuteveloppe la mecircme ideacutee que dans le poegraveme preacuteceacutedent non seulement Jeanne
drsquoArc continue lrsquoœuvre de sainte Geneviegraveve sur terre mais elle est son heacuteritiegravere
Cinquiegraveme jour
Pour le mardi 7 janvier 1913
Comme la vieille aiumleule au fin fond de son acircge
Se plaicirct а regarder sa plus arriegravere fille
Naissante а lrsquoautre bout de la longue famille
Recommencer la vie ainsi qursquoun heacuteritage
158 AVICE Reacuteneacute Peacuteguy pegravelerin drsquoespeacuterance Bruges Beyaert 1952 р 180-183
158
Elle en fait par avance un tregraves grand personnage
Fileuse moissonneuse agrave la pleine faucille
Le plus preste fuseau la plus savante aiguille
Qursquoon aura jamais vu dans ce simple village
Telle la vieille sainte eacuteternellement sage
Du bord de la montagne et de la double berge
Regardait srsquoavancer dans tout son eacutequipage
Dans un encadrement de cierge et de flamberge
Et le casque remis aux mains du petit page
La fille la plus sainte apregraves la sainte Vierge (OPD 1083-1084)
Sainte Geneviegraveve voit comment Jeanne commence la vie laquo ainsi qursquoun
heacuteritage raquo Les saints ont une vie commune en communion puisqursquoils ont une
œuvre commune le salut des peacutecheurs Geneviegraveve et Jeanne ont une œuvre
commune le salut de la France159
Dans le poegraveme pour le sixiegraveme jour de la neuvaine il y a quatre quatrains un
tercet et encore une strophe agrave part en revanche les rimes sont celles drsquoun sonnet
classique
Sixiegraveme jour
Pour le mercredi 8 janvier 1913
Comme Dieu ne fait rien que par miseacutericordes
Il fallut qursquoelle vicirct le royaume en lambeaux
Et sa filleule ville embraseacutee aux flambeaux
Et ravageacutee aux mains des plus sinistres hordes
Et les cœurs deacutevoreacutes des plus basses discordes
Et les morts poursuivis jusque dans les tombeaux
Et cent mille Innocents exposeacutes aux corbeaux
Et les pendus tirant la langue au bout des cordes
Pour qursquoelle vоicirct fleurir la plus grande merveille
159 laquo Œuvre commune raquo ndash traduction du mot grec laquo liturgie raquo
159
Que jamais Dieu le pegravere en sa simpliciteacute
Aux jardins de sa gracircce et de sa volonteacute
Ait fait jaillir par force et par neacutecessiteacute
Apregraves neuf cent vingt ans de priegravere et de veille
Quand elle vit venir vers lrsquoantique citeacute
Gardant son cœur intact en pleine adversiteacute
Masquant sous sa visiegravere une efficaciteacute
Tenant tout un royaume en sa teacutenaciteacute
Vivant en plein mystegravere avec sagaciteacute
Mourant en plein martyre avec vivaciteacute
La fille de Lorraine agrave nulle autre pareille (OPD 1084)
Un nouveau thegraveme que Peacuteguy continuera de deacutevelopper jusqursquoagrave la fin de la
neuvaine apparaicirct celui de la miseacutericorde divine mais aussi celui des saints
Innocents Ce thegraveme occupe une place importante dans toute son œuvre et eacuteclaire
lrsquoune des facettes de sa perception de la sainteteacute Dans ce poegraveme il ne srsquoagit pas des
saints Innocents de Bethleacuteem mais de toutes les personnes qui sont mortes
innocemment agrave Bethleacuteem comme agrave Paris en France dans le monde entier Dans
ses cours de litteacuterature pour les eacutetudiants ameacutericains Andreacute Maurois eacutecrit que lrsquoideacutee
du salut par le sacrifice eacutetait eacutetrangegravere agrave Peacuteguy160 Il faudrait preacuteciser que Maurois
ne voulait sucircrement pas dire que Peacuteguy nrsquoaccepte pas le sacrifice reacutedempteur du
Christ Peacuteguy srsquoinsurgeait contre le culte de la souffrance expiatrice en soi qui eacutetait
propre agrave la spiritualiteacute catholique de son eacutepoque Une mort de martyr comme le
sacrifice de Jeanne drsquoArc sacrifice pour la France martyre pour une œuvre
commune est un sacrifice qui agit Mais lrsquoideacutee que lrsquoEacuteglise catholique fecircte les
saints Innocents tout simplement parce qursquoils sont morts innocemment est
insupportable pour Peacuteguy Pour lui ce nrsquoest pas la souffrance qui sauve le monde
mais ce pour quoi lrsquohomme souffre La vie dans une voie passive est inacceptable
pour lui mais un sacrifice pour Dieu pour le peuple pour un pays constitue un
geste actif une œuvre de salut de reacutedemption Pour comprendre la conception de la 160 MAUROIS Andreacute Etudes litteacuteraire I Paris 1947 р 219-248
160
sainteteacute chez Peacuteguy il faudrait aussi precircter attention agrave la premiegravere strophe du
quatriegraveme quatrain laquo Apregraves neuf cent vingt ans de priegravere et de veilleraquo Le travail du
saint crsquoest lrsquoattente patiente et la priegravere intense pour la naissance sur terre drsquoun
autre saint parce que la terre vit par les priegraveres des saints Chaque saint est un
preacutecurseur Le saint œuvre sur terre et prie pour la terre dans les deux cas il srsquoagit
drsquoun travail de laboureur qui cultive la terre et participe agrave lrsquoœuvre creacuteatrice
Le saint continue le laquo travail raquo de Jeacutesus Christ en maintenant le lien entre la
terre et le ciel Pour Peacuteguy lrsquoIncarnation eacutetait le dogme le plus important dans la foi
chreacutetienne Le saint dans le monde de Peacuteguy est comme lrsquoarbre qui enfonce ses
racines dans la terre et tend ses branches vers le ciel
Le septiegraveme poegraveme de la neuvaine comme le deuxiegraveme est un sonnet de forme
classique mais les rimes de nouveau ne sont que feacuteminines
Septiegraveme jour
Pour le jeudi 9 janvier 1913
Comme Dieu ne fait rien que par simple bergegravere
Il fallut qursquoelle vicirct la discorde civile
Secouer son flambeau sur les toits de la ville
Et joindre sa fureur а la guerre eacutetrangegravere
Il fallut qursquoelle vicirct lrsquohorrible harengegravere
Haranguer le bas peuple et la tourbe servile
Et de la halle au bleacute jusqursquoа lrsquohocirctel de ville
Refluer le hoquet de lrsquoodieuse meacutegegravere
Pour qursquoelle vicirct venir merveilleuse et leacutegegravere
Par les chemins de ronce et de frecircle fougegravere
Pliant ses beaux drapeaux comme une humble lingegravere
Gouvernant sa bataille en bonne meacutenagegravere
Traicircnant les trois Vertus dans quelque fourragegravere
Vers lrsquoantique vaisseau la jeune passagegravere (OPD 1085)
La premiegravere strophe du sonnet nrsquoest pas seulement une allusion au Bon Pasteur
mais aussi aux mots de saint Paul laquo ce qursquoil y a de fou dans le monde voilagrave ce que
161
Dieu a choisi pour confondre les sages ce qursquoil y a de faible dans le monde voilagrave
ce que Dieu a choisi pour confondre ce qui est fort raquo (1 Co 1 27) Pour Peacuteguy il
est extrecircmement important que Dieu ne choisisse pas les grands de ce monde pour
faire sa volonteacute mais ceux qui travaillent ceux qui œuvrent sans reacutefleacutechir et sans
faire reacutesistance pour srsquoacquitter du devoir le plus humble qui soit Ainsi sainte
Geneviegraveve dans lrsquoœuvre de Peacuteguy prie pour Paris et attend qursquoune autre simple
bergegravere arrive qui soit habile agrave la tacircche humble et capable de suivre le Christ et
drsquoentendre sa volonteacute
Dans la priegravere pour le huitiegraveme jour de la neuvaine Peacuteguy fait entrer
pleinement en scegravene son heacuteroiumlne preacutefeacutereacutee Jeanne drsquoArc rien ne peut le retenir
Apregraves deux quatrains corrects suit une longue couleacutee de tercets qui compare les
armes du Christ aux armes de Satan Nous nrsquoen citerons que le premier quatrain
Huitiegraveme jour
Pour le vendredi 10 janvier 1913
Comme Dieu ne fait rien que par pauvre misegravere
Il fallut qursquoelle vicirct sa ville endolorie
Et les peuples fouleacutes et sa race fleacutetrie
Lrsquoeacutemeute suppurant comme un secret ulcegravere (OPD 1085)
La misegravere pauvreteacute et souffrance est un mot lourd en signification pour
Peacuteguy Dieu parle aux hommes agrave travers la souffrance et agit sur terre agrave travers les
pauvres
La priegravere pour le dernier jour de la neuvaine ne rappelle que de loin un sonnet
Crsquoest une longue chaicircne de quatrains qui se termine par deux tercets Peacuteguy
preacutesente agrave sainte Geneviegraveve toute la France son passeacute son preacutesent et son futur
La premiegravere strophe dit laquo Comme Dieu ne fait rien que par compagnonnage raquo
On y voit mieux comment Peacuteguy voit le rocircle de Dieu et de lrsquohomme dans lrsquohistoire
Dieu se trouve des amis les saints et il agit par eux Mais il ne les laisse pas seuls
il leur trouve un soutien des amis drsquoautres saints comme Jeanne drsquoArc qui devient
sous sa plume une amie et une aide pour sainte Geneviegraveve
Il fallut qursquoelle vicirct dans cet appareillage
Srsquoavancer la galegravere ougrave captifs nous geignons
162
Et qursquoelle vicirct la nef lourde ougrave nous nous plaignons
Geacutemir dans ses haubans et ses bois drsquoassemblage
[]
Il fallut qursquoelle vicirct dans le mecircme mouillage
Sombrer le deacutesespoir que seul nous eacutetreignons
Et qursquoelle vicirct cet ordre ougrave nous nous astreignons
Perdre ses bancs de rame et son amarinage
[hellip]
Il fallut qursquoelle vicirct par un jeu de mirage
Reculer le but fixe et que nous atteignons
Et qursquoelle vicirct le terme ougrave nous nous rejoignons
Se deacuterober а nous en plein atterrissage
Il fallut qursquoelle vicirct en plein cœur de lrsquoorage
Brucircler la chegravere flamme et que nous eacuteteignons
Et qursquoelle vicirct les maux que nous nous adjoignons
Se coucher contre nous pour un noble servage
[]
Pour qursquoelle vicirct venir du fond de la campagne
Au milieu de ses clercs au milieu de ses pages
Vers lrsquoaregravene romaine et la roide montagne
Traicircnant les trois Vertus au train des eacutequipages
Sa plus fine et plus ferme et plus douce compagne
Et la plus belle enfant de ses longs patronages (OPD 1116-1117)
On peut diviser le dernier poegraveme des Tapisseries en deux parties Il contient 31
quatrains qui agrave partir du dix-huitiegraveme deacuteveloppent lrsquoimage complexe du navire
naviguant sur une mer orageuse Sainte Geneviegraveve est tout agrave la fois son capitaine
une femme qui attend au rivage lrsquoancre du salut et plus encore le teacutemoin de la
mort des enfants des brebis des vaisseaux Bien sucircr Peacuteguy nrsquoest pas seulement en
train de rappeler la vie de la sainte qui avait apporteacute la nourriture dans un Paris
affameacute par la voie fluviale Ce navire crsquoest aussi la vie humaine toute lrsquohumaniteacute
qui voyage vers son dernier jour sur les vagues de lrsquoexistence et Paris avec tous ses
habitants qui naviguent sur les vagues de lrsquohistoire Ainsi Jeanne drsquoArc armeacutee des
trois vertus devient un phare pour le navire en naufrage
163
b) Sainte Geneviegraveve patronne de Paris
Le poegraveme Sainte Geneviegraveve patronne de Paris composeacute le 17 juillet 1912 a
eacuteteacute publieacute dans le Figaro le 16 aoucirct 1913 Composeacute en vers alexandrins si chers agrave
Peacuteguy le poegraveme commence par un quatrain suivi par des dizains et encore six
quatrains pour finir Peacuteguy qui aime par-dessus tout le classicisme franccedilais reste
fidegravele aux vers classiques dans toute sa poeacutesie agrave lrsquoexception de la Ballade du cœur
qui a tant battu Lrsquoauteur preacutefeacutereacute de Peacuteguy Corneille choisit la mecircme forme
poeacutetique pour la traduction en franccedilais des hymnes liturgiques consacreacutes agrave sainte
Geneviegraveve Mecircme si Peacuteguy ne cite pas ce texte on peut supposer qursquoil lrsquoa lu et qursquoil
srsquoest appuyeacute sur lui pour composer Sainte Geneviegraveve patronne de Paris Agrave part la
forme ses deux œuvres ont aussi une proximiteacute theacutematique la plupart des hymnes
liturgiques traduits par Corneille ainsi que le texte de Peacuteguy parlent de la leacutegende
selon laquelle sainte Geneviegraveve aurait proteacutegeacute Paris de la peste
Ce texte de Peacuteguy nrsquoa pratiquement pas eacuteteacute eacutetudieacute mecircme dans la litteacuterature
consacreacute agrave ses vers alexandrins Le poegraveme parle des malheurs subis par la ville de
Paris dont sainte Geneviegraveve a eacuteteacute le teacutemoin compatissant et salvateur consolant et
gueacuterissant Le regard attentif concentreacute et bienveillant de la sainte sur la ville qui
lui est confieacutee traverse ce texte
Il y srsquoagit peu de la sainte crsquoest la ville que le poegravete ceacutelegravebre parce qursquoelle est
offerte avec toute sa vie et tous ses habitants agrave Geneviegraveve La sainte est preacutesente
dans le poegraveme de maniegravere implicite comme le saint peut agir dans une priegravere qui lui
est adresseacutee il nrsquoest pas deacutecrit il est nommeacute le texte drsquoune priegravere en effet ne
deacutecrit pas le saint mais il lui est adresseacute
Lrsquoanalyse de ce texte peut montrer agrave quel point Peacuteguy manie la technique
poeacutetique comment en restant dans le cadre de la composition classique en usant de
rimes et de rythmes traditionnels il souligne la seacutemantique du vers au niveau
euphonique Certains auteurs disent que pour Peacuteguy le sens seul importait qursquoil
utilisait des rangeacutees innombrables de synonymes pour concreacutetiser sa penseacutee
Effectivement la question du sens du texte eacutetait la plus importante pour lui mais agrave
164
travers lrsquoexemple de ce poegraveme on voit que Peacuteguy domine parfaitement le langage
poeacutetique en utilisant sans difficulteacute toute les possibiliteacutes que lui offre lrsquoart litteacuteraire
pour mieux traduire sa penseacutee
Bergegravere qui gardiez les moutons agrave Nanterre
Et guettiez au printemps la premiegravere hirondelle
Vous seule vous savez combien elle est fidegravele
La ville vagabonde et pourtant seacutedentaire (OPD 1169)
Lrsquoimage du guetteur est pleine de connotations bibliques le guetteur peut ecirctre
un prophegravete celui qui eacutecoute Dieu et attend sa parole Le guetteur du printemps de
la premiegravere hirondelle crsquoest une image eschatologique le printemps deacutesigne
souvent le deuxiegraveme avegravenement du Christ alors que lrsquohirondelle au printemps
annonce la fin du monde comme la colombe annonccedila agrave Noeacute la fin du Deacuteluge Le
guetteur qui se tient agrave son poste de garde qui veille sans relacircche sur la ville et voit
tout ce qui srsquoy passe est lui aussi un teacutemoin fidegravele Cette image du gardien fidegravele
de la bergegravere qui veille eacuteternellement sur ses troupeaux est souligneacutee
rythmiquement et phoneacutetiquement les clausules sont feacuteminines et il y a beaucoup
de voyelles Lrsquoamour du classicisme amegravene Peacuteguy agrave refuser jusqursquoaux nouveauteacutes
rajouteacutees agrave lrsquoalexandrin par les romantiques comme la division du deacutecasyllabe en
trois parties de trois syllabes au lieu de deux parties de six syllabes avec une ceacutesure
au milieu Il adoucit neacuteanmoins la ceacutesure dans les deux premiegraveres strophes du
premier quatrain de ce poegraveme afin drsquoapporter plus de fluiditeacute Des ceacutesures plus
dures apparaissent seulement quand le centre du reacutecit se deacuteplace de sainte
Geneviegraveve agrave son pacircturage spirituel la ville de Paris Le passeacute temps historique
temps hagiographique nrsquoapparaicirct que dans les deux premiegraveres strophes ougrave il srsquoagit
du deacutebut de la vie de sainte Geneviegraveve et de son enfance agrave Nanterre Le reste du
texte est au preacutesent parce que Geneviegraveve est un guetteur eacuteternel un teacutemoin drsquohier
drsquoaujourdrsquohui et de demain La description de Paris est pleine de la subjectiviteacute
propre agrave Peacuteguy il ne parle pas du Paris geacuteographique mais du
Paris laquo autobiographique raquo qui a joueacute un rocircle complexe dans sa destineacutee le Paris de
ses joies et de ses peines Crsquoest pour cela que la description est marqueacutee par les
antinomies la ville pouvant ecirctre laquo vagabonde et pourtant seacutedentaire raquo Chez Peacuteguy
165
le chronotope161 de Paris a de multiples facettes Il est changeant laquo la ville
vagabonde raquo est cependant fidegravele Peacuteguy ne parle jamais du Paris de son temps
contemporain il voit la ville avec toute son histoire agrave travers lrsquoeacutepaisseur des
siegravecles Pour ce qui concerne lrsquoespace Peacuteguy ne parle que tregraves rarement des
quartiers concrets de Paris La ville pour lui est un personnage il la perccediloit de
maniegravere entiegravere personnelle meacutetaphysique si lrsquoon peut dire il nrsquoy a pratiquement
pas de descriptions de lieux de rues de maisons reacuteelles mais une vision de la vie
drsquoune ville sur fond de lrsquohistoire mondiale Franccediloise Gerbod eacutecrit dans son article
Peacuteguy philosophe de lrsquohistoire laquo Les villes reacutevegravelent la richesse des eacuteveacutenements
historiques qui les ont faccedilonneacutees elles sont des treacutesors de meacutemoire permettant de
saisir lrsquohistoire dans une plongeacutee en profondeurraquo162 Degraves sa premiegravere apparition
dans le texte la ville de Paris est personnifieacutee Peacuteguy lrsquoappelle laquo ville vagabonde raquo
meacutetaphore eacutetrange car il est difficile de srsquoimaginer une ville qui se meut dans
lrsquoespace Cependant Peacuteguy eacutevoque ici un vagabondage spirituel la faccedilon dont
Paris avait quitteacute puis retrouveacute ses racines la ville qui avait perdu la foi srsquoeacutetant
convertie de nouveau Peacuteguy eacutevoque aussi ici les changements temporels
Lrsquooxymore laquo la ville vagabonde et pourtant seacutedentaire raquo deacutefinit briegravevement et
pleinement le chronotope parisien de Peacuteguy qui va se deacutevoiler tout au long du
poegraveme Paris est immobile et immuable son espace est un pacircturage sucircr et
cependant Paris est un vagabond comme le peuple juif dans la Bible trahissant son
Dieu avant de retourner agrave la foi convertie par une bergegravere sainte fidegravele qui
protegravege son troupeau
Vous qui la connaissez dans ses embrassements
Et dans sa turpitude et dans ses peacutenitences
Et dans sa rectitude et dans ses inconstances
Et dans le feu sacreacute de ses embrasements
Vous qui la connaissez dans ses deacutebordements
Et dans le maigre jeu de ses incompeacutetences
161 Le chronotope est une notion proposeacutee par Michail Bakhtine qui deacutecrit lrsquouniteacute la solidariteacute des eacuteleacutements spatiotemporels dans un reacutecit fictionnel ou non
162 GERBOD Franccediloise laquo Peacuteguy philosophe de lrsquohistoire raquo Mil neuf cent Revue drsquohistoire intellectuelle 12002 (ndeg 20) p 29
166
Et dans le battement de ses intermittences
Et dans lrsquoanxieacuteteacute de ses longs meuglements
Vous seule vous savez comme elle est peu rebelle
La ville indeacutependante et pourtant tributaire (OPD 1169)
Tous les dizains de ce long poegraveme commencent par une adresse agrave sainte
Geneviegraveve au preacutesent laquo Vous qui la connaissez dans ses embrassementsraquo Lrsquoimage
drsquoune ville qui embrasse correspond agrave un proceacutedeacute de personnification tregraves fort qui
donne tout de suite une dimension pleine drsquoeacutemotion agrave lrsquoimage de Paris et montre la
force et la soliditeacute du lien de la ville avec sa sainte patronne Lrsquoimage est renforceacutee
par lrsquousage que Peacuteguy fait de la forme interne du mot163 en faisant
rimer laquo embrassement raquo et laquo embrasement raquo il parle drsquoembrassement chaleureux
drsquoune ville qui a une acircme vivante Le changement drsquohumeur est surtout exprimeacute au
niveau de lrsquoeuphonie il y a une majoriteacute du son - ɑ qui est reacutepeacuteteacute 24 fois dont 10
dans des syllabes accentueacutees ce qui creacutee lrsquoimpression drsquoun mouvement plus rapide
La consonne laquo s raquo qui revient aussi plusieurs fois dans le premier dizain ainsi que
le double laquo t raquo dans la strophe laquo Et dans le battement de ses
intermittences raquo apportent une dynamique encore plus intense en donnant une
impression de danse Le rythme montre la mecircme chose il y a peu de syllabes
accentueacutees ce qui apporte une grande leacutegegravereteacute Ce dizain prolonge la chaicircne des
images qui soulignent la preacutesentation de Paris comme personnage la ville beacutegaye
drsquoangoisse au greacute des intermittences de son cœur
La description de la ville qui suit est construite sur les contrastes tant aimeacutes par
Peacuteguy la nature contradictoire de lrsquoauteur lui-mecircme son angoisse trouvent une
expression dans sa technique poeacutetique
La description que Peacuteguy fait de Paris dans ce premier dizain permet de
comprendre quelles qualiteacutes avaient pour lui le plus de valeur ces qualiteacutes eacutetaient
lrsquoapanage de sainte Geneviegraveve comme de la ville qui lui eacutetait confieacutee rectitude
163 Alexandre Potebnia linguiste russe (1835-1891) est lrsquoauteur de la notion de forme inteacuterieure du mot selon laquelle le contenu objectif du mot relegraveverait de lrsquoordre de la langue par opposition au contenu subjectif qui relegraveve de lrsquoordre du discours Cette notion explique entre autre dans la poeacutesie le rapprochement du sens une sorte de contamination par le sens de mots qui nrsquoont pas de liens eacutetymologiques entre eux mais sont rimeacutes ou placeacute dans la mecircme position meacutetrique comme crsquoest le cas ici
167
indeacutependance Paris brucirclante drsquoun feu sacreacute mais inconstante indeacutependante mais
tributaire est traverseacutee par les contradictions comme lrsquoauteur du poegraveme
Le deuxiegraveme dizain parle de lrsquohistoire difficile de Paris la pesanteur de ce
thegraveme est souligneacutee par lrsquoabsence presque totale de rimes feacuteminines elles
nrsquoapparaissent que dans les deux derniegraveres strophes ougrave il srsquoagit de la jeunesse et de
la beauteacute de la ville
Vous qui la connaissez dans le sang des martyrs
Et la reconnaissez dans le sang des bourreaux
Vous qui lrsquoavez connue au fond des tombereaux
Et la reconnaissez dans ses beaux repentirs
Et dans lrsquointimiteacute de ses chers souvenirs
Et dans ses fils plus durs que les durs hobereaux
Et dans lrsquoabsurditeacute de ces godelureaux
Qui marchaient agrave la mort comme on ferait ses tirs
Vous seule vous savez comme elle est jeune et belle
La ville intoleacuterante et pourtant libertaire (OPD 1169)
La personnification de Paris permet agrave Peacuteguy drsquoexprimer des ideacutees importantes
pour lui sur le bien et le mal dans lrsquohistoire et dans la personne humaine Le poegravete
porte sur la ville le mecircme regard de compassion universelle que sainte Geneviegraveve
Les contrastes sur lesquels lrsquoimage de la ville se construit sont souligneacutes au niveau
euphonique il y a une majoriteacute de sonoriteacutes claires ndash eacute i mais dans les clausules
apparaissent des voyelles plus sombres comme laquo eau raquo La cinquiegraveme mdash et centrale
mdash strophe de ce dizain parle de souvenirs laquo Et dans lrsquointimiteacute de ses chers
souvenirs raquo La meacutemoire constitue lrsquoun des thegravemes les plus importants pour Peacuteguy
la ville qui a une histoire a aussi une meacutemoire dont cette histoire est impreacutegneacutee La
meacutemoire joue le rocircle de teacutemoin qui contera lrsquohistoire aux heacuteritiers cependant que la
meacutemoire unit le temps
Dans le troisiegraveme dizain les contrastes sont agrave la limite de lrsquoabsurde mais cette
absurditeacute est consciente et preacutemeacutediteacutee par lrsquoauteur Ce nrsquoest pas un hasard si la
derniegravere strophe de ce dizain parle de lrsquo laquo incoheacuterence raquo de Paris
ville laquo deacutesarmeacutee raquo qui pourtant laquo mugit raquo Les descriptions si contradictoires
qursquoelles vont jusqursquoagrave lrsquooxymore rappellent la Ballade du concours de Blois de
168
Villon laquo lrsquohumiliteacute de ses omnipotences raquo Dans ce dizain Peacuteguy creacutee une
harmonie imitative gracircce agrave une alliteacuteration en laquo r raquo laquo Et dans le creux secret de
ses tressaillements raquo
Dans le quatriegraveme dizain Peacuteguy parle de plusieurs thegravemes important pour lui
la richesse et la pauvreteacute la force et la faiblesse la position active et la position
passive
Vous qui la connaissez dans le luxe de Tyr
Et la reconnaissez dans la force de Rome
Vous qui la retrouvez dans le cœur du pauvre homme
Et la froide eacutequiteacute de la pierre agrave bacirctir
Et dans la pauvreteacute de la chair agrave pacirctir
Sous la dent qui la mort et le poing qui lrsquoassomme
Et lrsquoeacutecrit qui la fixe et le nom qui la nomme
Et lrsquoargent qui la paye et veut lrsquoassujettir
Vous seule vous savez combien elle est pucelle
La ville exubeacuterante et pourtant censitaire (OPD 1170)
Lrsquoopposition entre la force et la faiblesse est exprimeacutee au niveau sonore les
syllabes accentueacutees tombent sur des diphtongues et des triphtongues ce qui leur
donne une pesanteur suppleacutementaire Autant la ville eacutetait active dans son expression
de sentiments dans le dizain preacuteceacutedant autant elle est en position extrecircmement
passive dans ce dizain ougrave Paris est assujettie agrave lrsquoargent Mais la strophe preacuteceacutedente
attire encore plus drsquoattention laquo lrsquoeacutecrit qui la fixe et le nom qui la nomme raquo Eacutecrire
et nommer crsquoest bien cela qui selon Peacuteguy arrecircte le moment dans lrsquohistoire et
accomplit le destin drsquoune ville dans le temps
Dans le cinquiegraveme dizain en parlant des potences Peacuteguy oppose le silence au
bruit de la foule
Vous qui la connaissez dans ses vieilles potences
Et la reconnaissez dans ses eacutegarements
Et dans la profondeur de ses recueillements
Et dans ses eacutechafauds et dans ses pestilences
Et la solenniteacute de ses graves silences
Et dans lrsquoordre secret de ses fourmillements
Et dans la nuditeacute de ses deacutepouillements
169
Et dans son ignorance et dans ses innocences
Vous seule vous savez comme elle est pastourelle
La ville assourdissante et pourtant solitaire (OPD 1170)
Lrsquoeacutechafaud crsquoest la rencontre drsquoune solitude extrecircme celle de la mort et de son
silence avec une foule qui hurle dans une laquo ville assourdissante et pourtant
solitaire raquo
On trouve encore une opposition importante pour Peacuteguy dans le sixiegraveme dizain
celle du peuple et de la foule
Vous qui la connaissez dans ses guerres civiles
Et la reconnaissez dans ses eacutegorgements
Dans son courage unique et dans ses tremblements
Dans son peuple sans peur et ses foules serviles
Dans son gouvernement des hordes et des villes
Et dans la loyauteacute de ses enseignements
Dans la fataliteacute de ses eacuteloignements
Dans lrsquohonneur de sa face et dans ses tourbes viles
Vous seule vous savez comme elle est colonelle
La ville turbulente et pourtant militaire (OPD 1170-1171)
Crsquoest le peuple qui creacutee lrsquohistoire crsquoest du peuple que viennent les saints
gardiens de lrsquohistoire qui voient et qui entendent La foule bruyante qui ne laisse
rien eacutecouter est assourdissante mais muette elle brouille la vue mais est aveugle
elle-mecircme Peacuteguy tente mecircme de nous faire entendre sa rumeur gracircce agrave des
alliteacuterations en laquo r raquo Dans la foule lrsquoindividualiteacute le regard personnel sur le monde
et lrsquohistoire disparaissent La foule crsquoest lrsquoincarnation de tout ce que Peacuteguy
nrsquoadmettait pas dans ce monde
Le septiegraveme dizain introduit le thegraveme du temps Peacuteguy parle de la dureacutee les
amours et les erreurs de Paris sont laquo longues raquo et ses fureurs lentes La ville est
appeleacutee maternelle or le temps ne peut rien contre lrsquoamour drsquoune megravere La ville
est laquo salutaire raquo comme si lrsquoimage de sainte Geneviegraveve et celle de la ville
srsquounissaient dans le symbole drsquoune megravere aimante et fidegravele
Dans le huitiegraveme dizain partie centrale de ce poegraveme il est dit que Paris est la
ville de sainte Geneviegraveve
170
Vous qui la connaissez dans le secret des cœurs
Et le sanglot secret de ses rugissements
Dans la fideacuteliteacute de ses attachements
Et dans lrsquohumiliteacute de ses plus grands vainqueurs
Dans le sourd tremblement des plus ardents piqueurs
Et la foi qui reacutegit ses accompagnements
Et lrsquohonneur qui reacutegit tous ses engagements
Et lrsquohumeur qui reacutegit ses plus grossiers moqueurs
Vous seule vous savez comme elle est ponctuelle
Votre ville servante et pourtant reacutefractaire (OPD 1171)
Le plus important se livre dans un secret la ville se livre agrave sa sainte Paris est
ici doteacutee de traits qui pour Peacuteguy constituent autant de critegraveres de la sainteteacute
fideacuteliteacute humiliteacute foi honneur ponctualiteacute liberteacute
Le neuviegraveme dizain continue le thegraveme du secret de lrsquohumiliteacute et de la fideacuteliteacute
Au milieu se trouve une strophe qui semble eacutetrange laquo Et dans le lent recul de ses
longs avenirs raquo Crsquoest ainsi que Peacuteguy deacutecrit la preacutesence du saint dans le temps
historique Comme eacutecrit W Fowlie il srsquoagit ici de laquo lrsquoenracinement de lrsquoeacuteternel
dans le temporel raquo164 Le rocircle du saint dans ce temps pour Peacuteguy crsquoest la preacutesence
de lrsquoeacuteternel dans le temporel le teacutemoignage du temporel devant lrsquoeacuteterniteacute et la
vision de lrsquoeacuteternel dans le temps
Le dixiegraveme dizain parle de sang un symbole important puisqursquoil srsquoagit en
mecircme temps du sang royal et du sang qui a couleacute sur les barricades
Vous qui la connaissez dans le sang de ses rois
Et dans le vieux paveacute des saintes barricades
Et dans ses mardis-gras et dans ses cavalcades
Et dans tous ses autels et dans toutes ses croix
Vous qui la connaissez dans son paveacute de bois
Teint du mecircme carnage et dans ses embuscades
Et dans ses quais de Seine et dans ses estacades
Et dans ses dures mœurs et son respect des lois
Vous seule vous savez comme elle est fraternelle
164 FOWLIE Wallace De Villon agrave Peacuteguy grandeur de la penseacutee franccedilaise Montreacuteal Edition de lrsquoarbre 1944 p 91
171
La ville deacutecevante et pourtant signataire (OPD 1171)
Crsquoest la premiegravere fois qursquoon trouve une description de la ville les mateacuteriaux de
construction srsquoaccordent alors avec le contenu des eacutevegravenements raconteacutes le bois
docile de la ville fraternelle srsquooppose aux durs quais de pierres
Dans le onziegraveme dizain Peacuteguy semble revenir un peu en arriegravere en quittant
une description un peu floue en croquis pour un lent reacutecit de lrsquohistoire de Paris agrave
lrsquoaide de paralleacutelismes et oppositions
Dans le douziegraveme dizain neacuteanmoins il revient agrave la description et encore une
fois revient lrsquoimage de Paris comme laquo caravelle raquo commandeacutee par sainte
Geneviegraveve que Peacuteguy a deacutejagrave utiliseacutee dans les Tapisseries laquo Vous seule commandez
la haute caravelle La ville menaccedilante et la destinataire raquo (OPD 1172)
Dans le treiziegraveme dizain on entend comme une intonation de compassion
envers une ville vielle et fatigueacutee
Dans la sourde rumeur de ses assemblements
Dans la porte et le mur de ses vieilles prisons
Vous seule connaissez la flamme et lrsquoeacutetincelle
La ville intelligente et pourtant volontaire (OPD 1172)
Mais dans cette vieille ville habite une flamme une eacutetincelle gardeacutee animeacutee
par sa sainte patronne
Dans le quatorziegraveme dizain on deacutecouvre la vie secregravete de la ville Sainte
Geneviegraveve est le seul vrai teacutemoin de toute la vie de Paris de laquo ses vices patents raquo et
de laquo ses vertus latentesraquo Paris apparaicirct comme une ville tellement contradictoire
qursquoelle est comme le dit le dernier dizain laquo eacuteblouissante et pourtant grabataire raquo
(OPD 1173)
Peacuteguy parle directement de sainte Geneviegraveve seulement dans les derniers
quatrains Il revient drsquoabord agrave lrsquoimage de lrsquohirondelle et de la fin du monde appeleacutee
printemps
Et quand aura voleacute la derniegravere hirondelle
Et quand il srsquoagira drsquoun bien autre printemps
Vous entrerez premiegravere et par les deux battants
172
Dans la cour de justice et dans la citadelle
On vous regardera comme eacutetant la plus belle
Le monde entier dira Crsquoest celle de Paris
On ne verra que vous au ceacuteleste pourpris
Et vous rendrez alors vos comptes de tutelle
Les galopins diront Crsquoest une vieille femme
Et les savants diront Elle est de lrsquoancien temps
Voici sa lourde ville et tous ses habitants
Et voici sa houlette et le soin de son acircme
Vous vous avancerez dans votre antiquiteacute
On vous eacutecoutera comme eacutetant la doyenne
Et la plus villageoise et la plus citoyenne
Et comme ayant reccedilu la plus grande citeacute
Seule vous parlerez lorsque tout se taira
Et Dieu qui nrsquoa jamais interloqueacute ses saints
Ni fausseacute sa parole et masqueacute ses desseins
Vous nommera sa fille et vous exaucera
Car vous lui parlerez comme sa mandataire
Pour votre patronage et votre clientegravele
Et seule vous direz comme elle eacutetait fidegravele
La ville deacutemocrate et pourtant feudataire (OPD 1173)
La sainte est deacutecrite drsquoune maniegravere touchante et presque drocircle comme une
princesse de conte de feacutee que tout le monde regarde parce qursquoelle est la plus belle et
cependant la plus vieille Elle connaicirct la ville et le village la jeunesse et la
vieillesse la richesse et la pauvreteacute ce qui fait de sainte Geneviegraveve le teacutemoin par
excellence
Et crsquoest de la fideacuteliteacute de Paris qursquoelle teacutemoignera devant Dieu qui lrsquoeacutecoutera
parce que lui aussi est eacuteternellement fidegravele
173
c) Egraveve
Le dernier texte poeacutetique que Peacuteguy a pu terminer date du 28 deacutecembre 1913
Le poegraveme monumental Egraveve est constitueacute de presque deux-mille quatrains eacutecrits dans
ses alexandrins habituels Crsquoest pratiquement la somme theacuteologique de lrsquoauteur
mais aussi la quintessence de sa maniegravere poeacutetique reacutepeacutetitions spirales sans bornes
synonymes aligneacutes Parfois le poegravete ne change qursquoun seul mot de quatrain en
quatrain Dans son proceacutedeacute de deacuteveloppement poeacutetique il suit le principe de la
Lectio Divina propre aux contemplatifs il srsquoagit de meacutediter sur une image un
texte biblique en srsquoimmergeant en precirctant attention agrave un seul mot un petit deacutetail
en posant longuement son regard sur quelque chose de nouveau en goucirctant chaque
mot chaque nuance de sens Le poegraveme est consacreacute agrave Egraveve mais il couvre toute la
Bible et presque toutes les eacutepoques historiques en se terminant par la comparaison
entre deux morts celle de Jeanne drsquoArc et celle de sainte Geneviegraveve
Au deacutebut Peacuteguy revient agrave son image preacutefeacutereacutee celle de Geneviegraveve et de Jeanne
qui megravenent Paris et toute la France aux portes du Royaume
Et nous serons conduits par une autre houlette
Et nos bergers seront de bien autres bergegraveres
Et nous nous deacutelierons drsquoune autre bandelette
Et nous serons meneacutes par de mains plus leacutegegraveres
Et nous seront conduits par une autre houlette
Et nos bergers seront deux antiques bergegraveres
Et nous serons lieacutes drsquoune autre bandelette
Et nous serons lieacutes par de mains plus leacutegegraveres
[]
Et nos bergers seront deux uniques bergegraveres
Et nous filerons doux par devant ses houlettes
Et nous serons meneacutes par des mains plus leacutegegraveres
Et nous eacutecarterons nos pacircles bandelettes (OPD 1382-1383)
Agrave lrsquoexemple du mot laquo bandelette raquo on voit comment Peacuteguy utilise la
polyseacutemie il laisse une partie de texte sans la changer mais gracircce agrave cette reacutepeacutetition
meacuteditative les multiples sens du mot que le poegravete voudrait souligner srsquoeacuteclaircissent
174
Il procegravede comme un savant qui pose une expeacuterience scientifique laquo poeacutetiqueraquo pour
que lrsquoimmersion intense dans le sens du mot megravene le lecteur sur la voie de la
connaissance Ici il pose une expeacuterience sur le mot laquo bandeletteraquo Crsquoest le peacutecheacute qui
lie lrsquohomme les mains des bergegraveres libegraverent le peuple franccedilais et elles conduisent
leur troupeau tendrement avec la corde jusqursquoau Royaume ceacuteleste le voile est celui
dans lequel eacutetait enveloppeacute Lazare que Jeacutesus ressuscita le voile de la mort On
pourrait aussi srsquoarrecircter sur lrsquoexpression laquo nous filerons doux raquo Crsquoest lrsquoideacutee de la
damnation eacuteternelle qui avait dans sa jeunesse eacuteloigneacute Peacuteguy de lrsquoEacuteglise Dans son
œuvre ultime il insiste sur le salut pour tous sainte Geneviegraveve et Jeanne presque
en cachette afin que laquo les cureacutes raquo ne les voient pas laquo filent doux raquo pour emmener
tout le troupeau qui leur est confieacute jusqursquoau Royaume de Dieu
Peacuteguy deacutecrit la mort de sainte Geneviegraveve et de Jeanne drsquoArc en montrant ce qui
est commun Les deux sont mortes connues et aux yeux drsquoune foule parce que les
deux guidaient le peuple franccedilais le troupeau doit voir son berger
Les yeux leveacutes au ciel sans hacircte et sans angoisse
Lrsquoune est morte au milieu drsquoun peuple convoqueacute
Les yeux leveacutes au ciel non-sens un peu drsquoangoisse
Lrsquoautre est morte au milieu drsquoun peuple convoqueacute
[]
Drsquoun cœur sans deacutefaillance et drsquoun cœur indompteacute
Lrsquoune est morte au milieu de la race chreacutetienne
Drsquoun cœur sans deacutefaillance et drsquoun cœur indompteacute
Lrsquoautre est morte au milieu de la race chreacutetienne (OPD 1384-1385)
Pour Peacuteguy qui a toujours donneacute pratiquement le mecircme poids agrave la sainteteacute et agrave
lrsquoheacuteroiumlsme mecircme sainte Geneviegraveve acquiert certains traits propres aux heacuteros elle
meurt laquo sans hacircte et sans angoisse raquo avec un cœur laquo sans
deacutefaillance raquo et laquo indompteacute raquo Cette description nrsquoa rien drsquoeacutetrange srsquoagissant de
Jeanne mais dans la mesure ougrave jamais Peacuteguy ne parle de la rencontre de sainte
Geneviegraveve avec Attila et eacutevoque agrave peine son voyage peacuterilleux avec des vivres pour
Paris lrsquoheacuteroiumlsme attribueacute dans ces strophes agrave sainte Geneviegraveve surprend Pour
Peacuteguy ce qui compte vraiment ce ne sont cependant pas les faits biographiques
Peacuteguy en eacutelegraveve fidegravele de Corneille unit les figures du heacuteros et du saint
175
Ensuite Peacuteguy parle de la terre celle sur laquelle les deux bergegraveres ont grandi
mais aussi la terre qui comme une megravere pour lrsquoauteur symbolise Egraveve la premiegravere
femme Il dit que la terre deacutefinit notre acircge et notre histoire La terre crsquoest la
meacutemoire et la gardienne de lrsquohistoire
Au milieu des bourgeois des manants et des precirctres
Lrsquoune est morte au milieu drsquoun peuple nouveau-neacute
Au milieu des soldats des bourreaux et des precirctres
Lrsquoautre est morte au milieu drsquoun peuple abandonneacute (OPD 1385)
Le contexte historique reste important pour Peacuteguy dans son aspect
synchronique (le monde qui entoure les saintes le peuple les soldats et les
bourreaux le monde dont les saintes sont eacutecarteacutees pour Dieu par leurs actes en
tant que saintes) comme dans son aspect diachronique (le peuple de France
nouveau-neacute ou abandonneacute)
Et lrsquoune dans le ciel a lrsquoacircge que Dieu veut
Fillette ou jeune femme ou diligente aiumleule
Comme un roi qui choisit dans une immense meule
Une gerbe de bleacute fine comme un cheveu
Mais lrsquoautre dans le ciel ne peut avoir qursquoun acircge
Et quand Dieu le voudrait il nrsquoy pourrait rien faire
Et quand Dieu le voudrait ce nrsquoest pas son affaire
Elle est monteacutee au ciel degraves son apprentissage
Elle est monteacutee au ciel ensemble jeune et sage
A peine parvenue au bord de son printemps
Au bord de sa tendresse et de son jeune temps
A peine au deacutebarqueacute de son premier village (OPD 1394)
Ces strophes peuvent paraicirctre absolument heacutereacutetiques drsquoun point de vue
theacuteologique puisque dans le Royaume de Dieu seule la volonteacute divine agit La
penseacutee de Peacuteguy sur sainte Geneviegraveve est claire la mort lrsquoa seacutepareacute de la terre qui
deacutefinit lrsquoacircge dans la vieillesse deacutesormais son acircge deacutepend de Dieu Mais ce que
Peacuteguy dit de Jeanne drsquoArc est troublant comment est-ce que Jeanne au ciel ne sera
que jeune laquo Et quand Dieu le voudrait il nrsquoy pourrait rien faire raquo Cette ideacutee de
176
Peacuteguy est lieacutee aux thegravemes principaux de tout le poegraveme Egraveve la creacuteation et
lrsquoIncarnation Dieu a creacuteeacute cette terre et les lois de la nature Dans la mesure ougrave Dieu
a creacuteeacute des lois il ne va pas les transgresser En srsquoincarnant Dieu lui-mecircme obeacuteit aux
lois qursquoil a creacuteeacutees il accepte de naicirctre de vivre de mourir Or si lrsquohomme
ressuscite avec son corps et Jeanne est morte agrave dix-neuf ans elle ne peut pas en
avoir plus au ciel Lrsquoexistence au Paradis nrsquoest pas un prolongement de lrsquoexistence
sur terre mais une autre existence
Et lrsquoune est morte un soir et le trois de janvier
Tout un peuple assembleacute la regardait mourir
Le bourgeois le manant le pacirctre et le bouvier
Pleuraient et se taisaient et la voyaient partir
Lrsquoeacuteblouissant manteau drsquoune seacutevegravere neige
Couvrait les beaux vallons de pays parisis
Lrsquoamour de tout un peuple eacutetait tout son cortegravege
Et ce peuple crsquoeacutetait le peuple de Paris
Lrsquoeacuteblouissant manteau drsquoune prudente neige
Couvrait les beaux recreux de la naissante France
Lrsquoamour de tout un peuple eacutetait son espeacuterance
Lrsquoamour de tout un peuple eacutetait tout son cortegravege
Et par la France jrsquoentends le pays parisis
Et la neige eacuteclatait tunique grave et blanche
On avait fabriqueacute comme une estrade en planche
Et lrsquoantique Lutegravece eacutetait deacutejagrave Paris
La neige deacuteroulait un immense tapis
Lrsquohistoire deacuteroulait un immense discours
La gloire encommenccedilait un immense parcours
Deacutejagrave lrsquohumble Lutegravece eacutetait le grand Paris
La neige deacutecoupait un immense parvis
Lrsquohistoire preacuteparait un immense destin
La gloire se levait dans un jeune matin
Et la jeune Lutegravece eacutetait le vieux Paris (OPD 1396-1397)
177
Peacuteguy ouvre le dernier eacutepisode du poegraveme par une date concregravete celle qui dans
lrsquoEacuteglise catholique ceacutelegravebre la mort de sainte Geneviegraveve de Paris Qursquoimporte si
cette date est bien la date historique de sa mort ou non Ce qui est important crsquoest
que Peacuteguy place la vie de la sainte dans lrsquohistoire de maniegravere preacutecise et concregravete
Il neige rarement agrave Paris mais la description de la mort de sainte Geneviegraveve est
une description de Paris sous la neige Certains adjectifs utiliseacutes par Peacuteguy pour
qualifier cette neige sont aussi ses eacutepithegravetes preacutefeacutereacutees pour parler des saints qursquoil
aime la sainte est prudente seacutevegravere grave eacuteblouissante Dans les textes de Peacuteguy
il y a peu de couleurs mais le blanc apparaicirct comme symbole de sainteteacute de pureteacute
Ici en revanche la neige ne parle pas que de pureteacute de mort et de froid Cette
description nrsquoest pas patheacutetique La neige couvre Paris et ses alentours pour
souligner son relief pour mieux preacutesenter les terres que la sainte aimait
Peacuteguy parle aussi de lrsquohistoire parce que pour lui lrsquohistoire et la gloire drsquoune
ville commencent avec le saint qui agit dans lrsquohistoire
laquoLrsquoamour de tout un peuple eacutetait son espeacuteranceraquo Non seulement la priegravere de
sainte Geneviegraveve pour Paris protegravege Paris et rend possible la naissance de Jeanne
drsquoArc mais aussi la priegravere des habitants de Paris agrave leur sainte patronne rend possible
la naissance drsquoune nouvelle sainte qui continue son travail La communion des
saints passe aussi par les fidegraveles qui les prient
Lrsquoautre est morte un matin et le trente de mai
Dans lrsquoheacutesitation et la stupeur publiques
Une forecirct drsquohorreur de haches et de piques
La tenaient circonscrite en un cercle fermeacute
Et lrsquoune est morte ainsi drsquoune mort solennelle
Sur ses quatre-vingt-dix ou quatre-vingt-douze ans
Et les durs villageois et les durs paysans
La regardant vieillir lrsquoavaient crue eacuteternelle
Et lrsquoautre est morte ainsi drsquoune mort solennelle
Elle nrsquoavait pas passeacute ses humbles dix-neuf ans
Que de quatre ou cinq mois et sa cendre charnelle
178
Fut disperseacutee aux vents (OPD 1397)
La mort des saints repreacutesentent une sorte de halte dans lrsquohistoire Jeanne drsquoArc
et Geneviegraveve sont les preacutecurseurs du Jugement dernier les deux bergegraveres apregraves
leur mort guideront la France agrave la droite du Pegravere bien que des siegravecles les seacuteparent
leur mort devient une derniegravere limite de lrsquohistoire
Pour conclure ce chapitre on peut voir ainsi que le saint patron est un saint qui
imite Jeacutesus le bon pasteur et la Vierge Marie dans sa materniteacute laquo Parce qursquoaussi
elle est la megravere du Bon Pasteur de lrsquoHomme qui a espeacutereacute raquo (OPD 671) Rien ne
reacutesiste agrave la supplication drsquoune megravere ou de ceux qui lrsquoimitent dans sa materniteacute
Peacuteguy le dit dans un entretien avec Joseph Lotte de maniegravere peut-ecirctre exageacutereacutee
mais qui explique parfaitement la place cruciale que les saints patrons tiennent dans
sa vie et aussi dans son œuvre
hellip Il ne faut pas voir les choses en noir Notre race a des ressources ineacutepuisables La geacuteneacuteration qui vient est admirable Quand on entend les idiots comme le vieux Leacuteon Blum nous annoncer que Paris doit srsquoeacutecrouler sous une pluie de feu par punition de ses crimes crsquoest agrave hausser les eacutepaules Comme si sainte Geneviegraveve saint Louis Jeanne drsquoArc devaient abandonner leur ville Il ne comprend rien au patronage le pauvre homme Litteacuteralement les saint commandent la volonteacute de Dieu et la dirigent165
165 PEacuteGUY Charles LOTTE Joseph Lettres et entretiens p 144
179
CONCLUSION
Dans lrsquoœuvre de Peacuteguy le personnage exemplaire eacutevolue en mecircme temps que
lrsquoauteur lui-mecircme en partant du rocircle des meneurs des chefs de file il passe par le
personnage agrave imiter pour en arriver au saint patron intercesseur
Le saint est un homme de dialogue il se tient donc au carrefour et il peut ecirctre
le suppliant le patron protecteur lrsquointercesseur lrsquoexemple agrave imiter non seulement
en visant la perfection morales des actes mais aussi pour pouvoir en imitant ses
faits et les gestes acceacuteder agrave lrsquointimiteacute de Dieu
Les saints chez Peacuteguy sont laquo fabriqueacutes raquo par Peacuteguy et par Dieu Peacuteguy
laquo fabrique raquo ses saints agrave lrsquoaide drsquoun proceacutedeacute drsquoeacutemerveillement qui lui est propre
fondeacute sur un meacutelange drsquoadmiration et de deacutesir drsquoimiter les actes toutefois sans
lrsquointervention de la gracircce divine ils ne pourraient qursquoacceacuteder aux vertus terrestres et
agrave la perfection mais pas agrave la sainteteacute
Peacuteguy creacutee des personnages saints qui sont terrestres et ceacutelestes charnels et
eacuteternels ils sont les heacuteritiers drsquoune race ils habitent une terre et ils y travaillent ils
vivent dans notre monde et dans notre histoire ils sont peacutecheurs mais ils se laissent
travailler par la gracircce pour pouvoir pratiquer des vertus et deviennent ainsi un
exemple agrave imiter pour leurs contemporains
Ils eacutetaient drsquoabord des heacuteros mais ils deviennent des saints ainsi que laquo tout ce
qui est de la citeacute de Rome devient tout ce qui est de la citeacute de Dieu raquo (III 310)
180
Deuxiegraveme partie
Une sainteteacute pour le temps preacutesent
181
INTRODUCTION
Pour Peacuteguy les saints ne sont pas seulement des figures historiques mais des
acteurs dans le preacutesent ils unifient le passeacute le preacutesent et le futur en creacuteant une
eacuteternelle reacutealiteacute Peacuteguy refuse absolument de faire la distinction entre la vie priveacutee
et la vie publique des saints justement parce qursquoil veut eacuteviter drsquoeacuteriger le saint en
simple figure exemplaire Crsquoest dans ce but par exemple que Peacuteguy disserte tant
sur les grands peacutecheurs devenus saints ces saints qui sont laquo comme nous raquo Il se fait
le laquo chroniqueur raquo des saints comme il lrsquoexplique dans le Laudet et dans la Note
conjointe parce que laquo Le chroniqueur parachegraveve ce que lrsquoIncarnation accomplit
non seulement Dieu srsquoest fait homme ais il a confieacute la meacutemoire de son incarnation
au verbe humain raquo166 Le saint certes srsquoapparente au heacuteros et il reste une figure
exemplaire mais Peacuteguy veut aussi le rapprocher de lui-mecircme de ses amis de nous
ses lecteurs et ses laquo heacuteritiers raquo pour rendre possible un dialogue
Ce thegraveme de lrsquoIncarnation de Dieu si proche des hommes est la marque drsquoune
eacutepoque Voilagrave ce dont Peacuteguy ose parler pour sa part dans ses textes par exemple il
commence Le Porche du mystegravere de la deuxiegraveme vertu par les mots laquo La foi que
jrsquoaime le mieux dit Dieu crsquoest lrsquoespeacuterance raquo (OPD 629) En mecircme temps que
Peacuteguy par exemple le philosophe russe Nicolas Berdiaev167 travaille sur le mystegravere
de lrsquoIncarnation et lrsquohistoire sur ce choix qui creacutee le mouvement dans lrsquohistoire et
donne une dimension eschatologique agrave chaque vie ce choix par lequel les saints
peuvent imiter Dieu quand leur choix les place dans Ses pas Cette nouvelle
perception de lrsquoincarnation creacutee un nouveau regard sur la sainteteacute une sainteteacute pour
notre temps
166DAUDIN Claire Daudin Dieu a-t-il besoin de lrsquoeacutecrivain opcit p 156 167 Nicolas Berdiaev (1874-1948) est un philosophe chreacutetien existentialiste qui a eacutecrit en franccedilais et en russe Comme Peacuteguy il a beaucoup travailleacute sur la philosophie de lrsquohistoire et mis la liberteacute au centre de sa reacuteflexion
182
Quelques anneacutees plus tard les Russes eacutemigreacutes en France deacutecouvriront Peacuteguy et
approuveront la proximiteacute entre sa penseacutee et la philosophie religieuse russe du deacutebut
du XXe siegravecle Avant les grands eacuteveacutenements du deacutebut du XX siegravecle qui ont changeacute
le monde le saint avait deux rocircles interceacuteder et servir drsquoexemple par lrsquoimitation de
Dieu Peacuteguy agrave lrsquoimage de lrsquohistorien et philosophe russe Georges Fedotov qui a
beaucoup eacutetudieacute la sainteteacute attribuent au saint et agrave la sainteteacute un nouveau rocircle celui
drsquoecirctre un acteur dans la socieacuteteacute Tous deux cherchent des exemples dans les vies de
saints dont un choix changeait la socieacuteteacute et non seulement une situation sainte
Geneviegraveve aux portes de Paris Jeanne drsquoArc et la France Boris et Gleb les
premiers saints Russes et Dreyfus pour Peacuteguy apparaissent ainsi comme des
saints en raison de leur innocence
La position du saint comme celle du heacuteros et du geacutenie dans la socieacuteteacute est
particuliegravere il srsquooppose agrave la laquo foule raquo au laquo groupe raquo tant deacutetesteacute par Peacuteguy il agit
dans le monde et fait partie drsquoune laquo communion raquo il est donc en mecircme temps
solitaire et solidaire Aussi la sainteteacute se voit-elle attribuer un rocircle capital dans la
nouvelle socieacuteteacute qursquoimagine Peacuteguy unissant la mystique et la politique
En parlant de la socieacuteteacute qursquoil voudrait construire Peacuteguy parle drsquoune forme
particuliegravere drsquounion entre les humains ougrave toute exclusion est impossible cette
forme correspond agrave la description de lrsquoEacuteglise comme laquo communion des saints raquo
Lrsquoamitieacute et la communion constituent le ciment de la citeacute Peacuteguy deacutecrit sainte
Geneviegraveve et Jeanne drsquoArc comme des amies bien qursquoelles soient seacutepareacutees par
plusieurs siegravecles Peacuteguy donne agrave lrsquoamitieacute non seulement la valeur drsquoune vertu mais
aussi celle drsquoune laquo communion des saints raquo lrsquoEacuteglise apparaicirct comme le produit de
lrsquoamitieacute des saints agrave travers les siegravecles
183
CHAPITRE IV LE TEMPS DE LA SAINTETE
La question du temps plus concregravetement celle des relations entre lrsquohistoire et la
meacutemoire est lrsquoune des mieux eacutelaboreacutees et des plus deacutetailleacutees dans lrsquoœuvre de
Peacuteguy Or le thegraveme de la sainteteacute tient un rocircle important dans cette reacuteflexion
Les influences de Peacuteguy dans ce domaine de penseacutee sont multiples Pour ce qui
concerne lrsquohistoire crsquoest au deacutepart surtout Jules Michelet ainsi que Taine et Renan
mecircme si Peacuteguy perccediloit ces auteurs de maniegravere tregraves ambigueuml Plus tard Peacuteguy rejette
deacutefinitivement Taine qui agrave son avis installe le scientifique et lrsquohistorien agrave la place
de Dieu mais il reste moins seacutevegravere envers Renan agrave cause de certains traits
laquo mystiques raquo (dans le sens peacuteguyste du mot) dans son œuvre Jean Delaporte
explique que laquo Renan aux yeux de Peacuteguy incarne ensemble le mythe drsquoun
messianisme de lrsquohumaniteacute et une certaine collusion du spirituel au temporel raquo168
Lrsquoinfluence majeure subie par Peacuteguy crsquoest indiscutablement celle drsquoHenri Bergson
son principal maicirctre agrave penser En novembre 1897 Bergson donne un cours sur la
philosophie de Plotin au Collegravege de France en feacutevrier 1898 il est nommeacute maicirctre de
confeacuterences agrave lrsquoEacutecole Normale supeacuterieure Peacuteguy nrsquoest alors plus officiellement
eacutelegraveve de lrsquoEacutecole Normale il lrsquoa quitteacutee en 1897 mais il preacutepare lrsquoagreacutegation de
philosophie et assiste agrave certains cours dont ceux de Bergson
Lrsquoinfluence de Bergson sur Peacuteguy est tregraves importante Le philosophe change
son approche du travail intellectuel mais aussi toute sa perception du monde La
future theacuteorie de Peacuteguy sur la mystique et la politique naicirct de cette influence agrave
commencer par lrsquoattention aux mystegraveres de la vie spirituelle agrave la seacuteparation dans la
vision de la vie entre ce qui relegraveve du spirituel et ce qui relegraveve du mateacuteriel Ce que
Peacuteguy va puiser chez Bergson explique Paul Cimon laquo crsquoest bien lrsquoessence mecircme
de la philosophie bergsonienne crsquoest avant tout le sens de la dureacutee universelle le
sens de cette dureacutee qui est de lrsquoecirctre et auquel se rattache une exigence immeacutediate de
168 DELAPORTE Jean Connaissance de Peacuteguy TI Paris Plon 1959 p 105
184
participation effective raquo169 Bergson a pousseacute Peacuteguy agrave se libeacuterer des seuls scheacutemas
et concepts qui priveraient le reacuteel de sa dimension spirituelle Dans sa thegravese sur la
philosophie de lrsquohistoire chez Charles Peacuteguy la speacutecialiste russe de lrsquoauteur Tatiana
Taiumlmanova eacutecrit agrave propos de lrsquoinfluence de Bergson sur Peacuteguy
Gracircce agrave lui Peacuteguy srsquoest rendu compte du danger drsquoune approche purement quantitative du reacuteel incapable de percevoir ses changements qualitatifs La philosophie de Bergson soutient lrsquoaspiration de Peacuteguy ndash sortir du cercle vicieux drsquoune existence meacutecanique deacutepasser le deacuteterminisme social et naturel par lrsquoesprit creacuteateur170
Dans le contexte de cette thegravese et concregravetement de ce chapitre consacreacute agrave
lrsquoeacutetude du lien entre la sainteteacute le temps lrsquohistoire et la meacutemoire dans lrsquoœuvre de
Peacuteguy crsquoest la maniegravere dont Peacuteguy a inteacutegreacute les ideacutees de Bergson sur le temps et la
meacutemoire qui requiert particuliegraverement notre attention Apregraves avoir lu Matiegravere et
meacutemoire ouvrage que Peacuteguy appreacutecie tellement qursquoil lrsquooffre agrave Charlotte Baudoin en
1896 en guise de cadeau de fianccedilailles Peacuteguy cesse de percevoir le temps comme
un processus lineacuteaire qursquoon pourrait mesurer dans lrsquoespace Bergson souligne en
effet dans ses travaux lrsquoimpossibiliteacute drsquoappliquer au temps les mecircmes moyens de
mesure et drsquoeacutetude qursquoagrave lrsquoespace Peacuteguy choisit degraves lors agrave la suite de son maicirctre de
consideacuterer le temps celui de la vie inteacuterieure tel qursquoil est veacutecu par le sujet comme
une dureacutee ininterrompue Ce qui est sujet au changement ce nrsquoest pas une quantiteacute
mesurable mais la qualiteacute de la dureacutee Dans la mesure ougrave la dureacutee nrsquoest pas
percevable agrave lrsquoaide drsquoune eacutetude quantitative Peacuteguy suit Bergson aussi dans lrsquoideacutee
que crsquoest lrsquointuition qui permet de peacuteneacutetrer de percevoir de comprendre le reacuteel dans
la dureacutee le changement le mouvement En revanche Franccedilois Hartog remarque
que si Bergson applique la notion de la dureacutee agrave lrsquoindividu Peacuteguy lrsquoeacutelargit en parlant
de la dureacutee par rapport au peuple et agrave la race171
Dans les textes du jeune Peacuteguy la notion du temps est floue parfois elle
signifie le temps deacutelimiteacute contraire agrave la dureacutee bergsonienne ce qui correspondrait
169 CIMON Paul Peacuteguy et le temps preacutesent Ottawa Fides 1964 p 10 170 TAIumlMANOVA Tatiana Charles Peacuteguy philosophie de lrsquohistoire thegravese de doctorat drsquoEacutetat de philologie Saint-Peacutetersbourg 2006 ms (Тайманова Татьяна Шарль Пеги философия истории и литература диссертация на соискание ученой степени доктора филологических наук СПб 2006 (на правах рукописи)) p 125 171 HARTOG Franccedilois Reacutegime drsquohistoriciteacute preacutesentisme et expeacuterience du temps Seuil 2012 p 176
185
plus tard dans ses textes agrave la notion de lrsquohistoire Parfois au contraire en eacutecrivant
laquo temps raquo Peacuteguy en fait deacutesigne la dureacutee Au demeurant il nrsquoemploie que tregraves
rarement le mot laquo dureacutee raquo Mais il lrsquoexprime dans des passages comme par
exemple celui-ci issu de lrsquoun des premiers textes publieacutes dans les Cahiers de la
quinzaine laquo Les jeunes souvenirs des conversions anciennes sont intervenus dans
les vieillesses et non pas dans les maturiteacutes de ce preacutesent soucieux raquo (I 388)
Cette ideacutee exprimeacutee par lrsquointerlocuteur de Peacuteguy dans La Preacuteparation du congregraves
socialiste national qui parle de sa jeunesse militante reacutepublicaine correspond
pleinement agrave lrsquoideacutee de Bergson pour qui laquo La dureacutee inteacuterieure est la vie continue
drsquoune meacutemoire qui prolonge le passeacute dans le preacutesent raquo172 La meacutemoire telle qursquoelle
est exprimeacutee par le laquo citoyen docteur socialiste reacutevolutionnaire moraliste
internationaliste raquo correspond agrave la conservation et agrave la reproduction du passeacute dans le
preacutesent
Dans ce contexte on peut mesurer le temps mais pas la dureacutee Selon la
conception bergsonienne de la dureacutee le passeacute est inscrit dans un rapport de
coexistence avec le preacutesent gracircce agrave la meacutemoire non dans un rapport de succession
Jean Onimus dit que la philosophie de Bergson
preacutesentait agrave Peacuteguy une reacutealiteacute telle qursquoil la ressentait en effet la meacutetaphysique chez Bergson nrsquoeacutetait pas une mise en systegraveme plus ou moins ingeacutenieuse mais au contraire un effort peacutenible pour remonter le mouvement naturel de lrsquointelligence afin drsquoappreacutehender le reacuteel dans sa complexiteacute mouvante pour le saisir ou le ressentir tel quel pour se situer agrave lrsquointeacuterieur173
Pour Peacuteguy agrave partir du moment ougrave sa penseacutee devient chreacutetienne cependant que
sa foi influence de plus en plus sa penseacutee la sainteteacute incarne la dureacutee La sainteteacute
pour Peacuteguy est une incarnation de la dureacutee dans le reacuteel le saint se repreacutesente le
passeacute biblique comme un preacutesent le passeacute de lrsquohistoire sainte se fait en lui
meacutemoire La meacutemoire fait du passeacute une forme du preacutesent Le saint est toujours
preacutesent dans le preacutesent lrsquoaujourdrsquohui par les priegraveres qursquoon lui adresse et par
lrsquoinvocation Le saint est aussi preacutesent dans le futur par lrsquointercession et une forme
de projection dans le futur mais aussi parce qursquoil a la vie eacuteternelle
172 BERGSON Henri Dureacutee et simultaneacuteiteacute Paris PUF 2009 p 41 173 ONIMUS Jean Peacuteguy et le mystegravere de lrsquohistoire Paris Cahiers de lrsquoAmitieacute Charles Peacuteguy 1958 p 26
186
Pauline Bernon [Bruley] eacutecrit que si
le preacutesent comme dureacutee est vu comme intervalle immeacutediatement englobeacute ans le passeacute ou le futur ndash alors il est ouvert agrave lrsquointervention de la gracircce Cette conception du preacutesent intervient notamment dans lrsquoopposition entre les acircmes raidie par lrsquohabitude et enduite de morale inaccessibles agrave la gracircce et les acircmes ouvertes au contact divin pleines de la liberteacute du laquo preacutesent raquo conccedilu comme une dureacutee174
Le Dialogue de lrsquohistoire et de lrsquoacircme charnelle jamais publieacute du vivant de
Peacuteguy est lrsquoun de ses textes ougrave sa reacuteflexion sur le temps est la plus eacutelaboreacutee Il y
parle entre autres du laquo recouvrement raquo effectueacute par les Pegraveres de lrsquoEacuteglise qui ont
rendu possible la rencontre entre le monde helleacutenique et le monde chreacutetien via le
peuple juif ce laquo recouvrement raquo rend possible une rencontre de lrsquoeacuteternel et du
temporel Il poursuit en eacutecrivant
Et ce peuple enfin avant pendant apregraves ce peuple qui lineacuteaire srsquoentecircta trente et quarante siegravecles dans lrsquoadoration du mecircme Dieu En voilagrave des acircges au moins mon ami Lrsquoacircge de lrsquoOccident lrsquoacircge de lrsquoOrient Lrsquoacircge grec lrsquoacircge romain lrsquoacircge heacutebreu lrsquoacircge chreacutetien Lrsquoacircge temporel des eacuteternels mecircmes lrsquoinsertion temporelle de lrsquoeacuteternel par (cette) coiumlncidence par cette sorte de collusion par cette liaison eacutetroite plus qursquoune connexion par cette coexistence par cette sorte de consubstantialiteacute de coessentialiteacute Temporaire La racination le racinement de lrsquoeacuteternel par la race et dans le peuple Dans le temps Lrsquoacircge temporel de lrsquoeacuteternel heacutebreu Lrsquoacircge temporel de lrsquoeacuteternel chreacutetien (III 624)
Lrsquoeacuteternel qui ne peut pas ecirctre deacutelimiteacute obtient une racine donc un deacutebut un
acircge qui lrsquoancre dans le preacutesent (lrsquoacircge nrsquoeacutetant qursquoune tradition qursquoun peuple ou une
personne a au moment preacutesent) et srsquoincarne donc dans le temps La sainteteacute est
lrsquoincarnation mecircme de la laquo racination raquo de lrsquoeacuteternel dans le temporel La sainteteacute est
eacuteternelle car elle naicirct de lrsquoimitation de Dieu eacuteternel mais Peacuteguy eacutecrit dans la Note
conjointe que laquo La sainteteacute mecircme est temporelle Et elle est soumise aux saisons et
aux temps Elle est soumise aux acircges de la vie raquo (III 1383) Elle eacutechappe cependant
agrave la vieillesse car elle est
La jeunesse mecircme crsquoest-agrave-dire le zeacutero de meacutemoire le zeacutero de fleacutetrissure le zeacutero drsquohabitude Une gracircce totale Une gracircce neuve Et si je puis le dire une gracircce jeune Car lrsquoeacuteterniteacute mecircme est dans le temporel (III 1385)
Comment le saint peut-il ecirctre en mecircme temps libre de la meacutemoire parce qursquoelle
megravene agrave la reacutepeacutetition et plein de cette mecircme meacutemoire parce qursquoelle creacutee la 174 BERNON [Bruley] Pauline laquo Peacuteguy-Polyeucte une conversion de lrsquoeacutenonciation raquo in Didier Boisson Elisabeth Pinto-Matthieu (dir) La conversion textes et reacutealiteacute Presses universitaires de Rennes 2014 p 211
187
racination Par une meacutemoire ancreacutee dans lrsquoespeacuterance un lien avec ses ancecirctre
dans lrsquoeacuteternelle possibiliteacute de renouvellement
Dans le Mystegravere de la chariteacute Peacuteguy lrsquoexprime de maniegravere tregraves explicite par la
bouche de ses trois heacuteroiumlnes dont chacune repreacutesente une forme de sainteteacute
Hauviette drsquoabord sur les premiegraveres pages du mystegravere dit laquo Il faut prendre le
temps comme le bon Dieu nous lrsquoenvoie mecircme comme il lrsquoenvoie aux autres
comme il nous envoie le temps des autres raquo (OPD 414) Cette phrase semble
totalement paradoxale comment peut-on recevoir le temps des autres Elle
pourrait de plus ecirctre interpreacuteteacutee de diffeacuterentes maniegraveres Mais si on suppose que
Peacuteguy en parlant de laquo temps raquo eacutevoque en fait la dureacutee on peut recevoir le temps
des autres dans le sens ougrave on peut ecirctre le reacuteceptacle de la meacutemoire drsquoun autre
preacutesente dans lrsquoaujourdrsquohui partageacute dans la contemporaneacuteiteacute
Jeannette deacuteplore au deacutebut du mystegravere lrsquoabsence de Dieu dans le monde
drsquoaujourdrsquohui et parle du bonheur de ceux qui ont veacutecu du temps de Jeacutesus tregraves vite
elle arrive cependant agrave lrsquoideacutee du patronage des saints qui veillent sur la France
comme Jeacutesus veillait sur Jeacuterusalem laquo Eacuteternellement ils vous proteacutegeront
eacuteternellement ils vous couvriront de leurs priegraveres raquo (OPD 434) Cependant
Jeannette envie quand mecircme un peu la Vierge les apocirctres ceux qui ont vu Jeacutesus de
leurs yeux parce que les autres saints laquo le voient que dans lrsquoeacuteterniteacute ougrave on a le
temps et vous vous le voyez aussi dans lrsquoeacuteterniteacute et vous lrsquoaviez vu vous lrsquoavez
vu sur la terre ougrave lrsquoon nrsquoa pas le temps raquo (OPD 436) dans la mesure ougrave sur terre
ce temps est limiteacute
Les premiers mots de Madame Gervaise dans le mystegravere sont laquo Il est lagrave Il est
lagrave comme au premier jour raquo (OPD 444) Agrave travers ce personnage Peacuteguy preacutesente la
sainteteacute contemplative il eacutecrit qursquoelle est laquo en vision raquo ce qui revient agrave dire que
Dieu est preacutesent dans son aujourdrsquohui Ensuite Jeannette prononce ces mots qui
semblent scandaleux laquo Je crois que si jrsquoavais eacuteteacute lagrave je ne lrsquoaurais pas abandonneacute raquo
Et dans ces mots la meacutemoire de lrsquoHistoire sainte srsquounit agrave lrsquoactualiteacute drsquoun eacuteveacutenement
veacutecu
188
Cette preacutesence de Dieu agrave la fois dans lrsquoeacuteterniteacute dans la dureacutee dans le temps
apparaicirct aussi dans le reacutecit de la Passion ougrave Peacuteguy montre qursquoavant sa mort
laquo Comme il allait rentrer dans son eacuteterniteacute raquo (OPD 468) Jeacutesus se souvenait de son
enfance du deacutebut de sa vie sur terre temporelle
Il revoyait lrsquohumble berceau de son enfance
Ougrave son corps fut coucheacute pour la premiegravere fois
Les langes sur la paille et le bœuf et la panse
De lrsquoacircne et les preacutesents les bergers et les rois (OPD 469)
La reacuteflexion sur le temps se concreacutetise dans lrsquoœuvre de Peacuteguy dans des eacutecrits
sur lrsquohistoire dans lesquels Peacuteguy construit sa philosophie de lrsquohistoire avec
Bergson et Michelet contre Taine et Renan mais aussi Seignobos Langlois et
Lavisse Ces derniers visaient en effet agrave faire de lrsquohistoire une discipline
veacuteritablement scientifique donc deacutepourvue de subjectiviteacute Peacuteguy preacutefegravere agrave
lrsquohistorien scientifique le teacutemoin de lrsquoeacuteveacutenement et de la dureacutee La question se pose
alors de savoir si lrsquoon peut ecirctre teacutemoin du passeacute Peacuteguy trouve la reacuteponse dans le
saint Le saint peut toujours ecirctre teacutemoin puisqursquoen tant que membre de lrsquoEacuteglise
Triomphante il est la meacutemoire vivante de la peacuteriode ougrave il a veacutecu Quant au
chroniqueur du saint il est le vrai historien
1 La sainteteacute et lrsquohistoire
Mecircme si lrsquoobjectif de ce chapitre nrsquoest pas drsquoanalyser ce que Peacuteguy a eacutecrit sur
lrsquohistoire (plusieurs eacutetudes ont deacutejagrave eacuteteacute consacreacutees agrave ce sujet) mais drsquoeacutetudier le
rapport de la sainteteacute agrave lrsquohistoire il est neacutecessaire de preacutesenter briegravevement
lrsquoeacutevolution de la penseacutee sur lrsquohistoire de Peacuteguy en srsquoappuyant sur les travaux
existants
Les amis de Peacuteguy de lrsquoeacutepoque du lyceacutee Lakanal teacutemoignent deacutejagrave non
seulement de son inteacuterecirct drsquoalors pour lrsquohistoire mais preacuteciseacutement de sa reacuteflexion sur
les diffeacuterentes approches et meacutethodes pour eacutetudier le passeacute et percevoir le preacutesent
189
Le jeune Peacuteguy faisait part agrave ses camarades de sa theacuteorie des peacuteriodes et des
eacutepoques il deacutefinissait comme laquo eacutepoques raquo les courts moments ougrave lrsquohistoire se fait
et comme laquo peacuteriodes raquo les moments ougrave rien ne se passe Cette vision de lrsquohistoire
est encore la sienne agrave lrsquoeacutepoque de Notre jeunesse des anneacutees plus tard Peacuteguy eacutetait
persuadeacute qursquoon peut changer le cours de lrsquohistoire qursquoune personne peut changer
une laquo peacuteriode raquo en laquo eacutepoque raquo crsquoest ce qursquoil a toujours voulu faire Tatiana
Taiumlmanova observe ainsi
Cette distinction entre laquo eacutepoques raquo et laquo peacuteriodes raquo est tregraves importante pour la compreacutehension de la conception de lrsquohistoire chez Peacuteguy puisqursquoelle lui permet non seulement de suivre du regard les dates et les eacuteveacutenements mais peacuteneacutetrer en profondeur observer la conception lrsquoaccomplissement le changement lrsquoinfluence sur drsquoautres eacuteveacutenements175
En revanche les peacuteriodes chez Peacuteguy ce ne sont pas forceacutement des moments
ougrave se produisent des eacuteveacutenements exceptionnels qui seraient certainement
catalogueacutes ficheacutes par les historiens mais plutocirct le temps ougrave ces eacuteveacutenements se
preacuteparent
Franccedilois Hartog preacutesente les principales positions de lrsquohistorien au XIXe siegravecle
Il srsquoest penseacute en prophegravete (avec Jules Michelet en vates du peuple) il srsquoest voulu laquo pontife raquo et laquo instituteur raquo (avec Gabriel Monod et Ernest Lavisse lrsquohistorien est celui qui fait laquo pont raquo entre lrsquoancienne et la nouvelle France qui raconte la lente formation de la nation et inculque la Reacutepublique) il a revendiqueacute lrsquolaquo oubli raquo preacutealable du preacutesent (Fustel de Coulanges est celui qui a pousseacute au plus loin lrsquoargument) pour se vouer agrave la connaissance du seul passeacute176
Au deacutebut comme peut-ecirctre tout eacutetudiant de son temps Peacuteguy srsquoest appuyeacute sur
Taine et Renan fondateurs agrave ses yeux de lrsquoapproche scientifique de lrsquohistoire
consistant agrave examiner attentivement les moindres deacutetails de lrsquoeacuteveacutenement eacutetudieacute
Dans Renan surtout Peacuteguy trouve cette volonteacute de ne jamais dissocier le religieux
de lrsquohistoire de rechercher une harmonie entre un ideacuteal qursquoil appelle mystique et
une action sociale et politique concregravete Cette volonteacute cette quecircte lrsquohabitent degraves le
deacutebut de ses eacutetudes Jeacuterocircme Grondeux a bien cerneacute lrsquoinfluence de Renan sur Peacuteguy
dans son article Peacuteguy conservateur
175 TAIumlMANOVA Tatiana opcit p 166 176 HERTOG Franccedilois laquo Le preacutesent de lrsquohistorien raquo Le Deacutebat 12010 (ndeg 158) p 18-31
190
Jauregraves Sorel Peacuteguy tous trois sont des lecteurs attentifs de Renan tous trois ont trouveacute chez lrsquoauteur des Origines du christianisme lrsquoideacutee tout agrave la fois que les ideacutees de type religieux eacutetaient mobilisatrices contre une certaine vulgate libre penseuse qui voyait en elle des ideacutees de repli par rapport au monde et que le socialisme eacutevoquait les premiers temps du christianisme lrsquoideacutee soreacutelienne du mythe mobilisateur doit quelque chose agrave la lecture de Renan Pour aborder la question du basculement drsquoun engagement de type socialiste agrave un positionnement plus agrave droite sur lrsquoeacutechiquier politique il est instructif de rapprocher les itineacuteraires intellectuels de Sorel et de Peacuteguy les deux hommes voient dans le mouvement ouvrier la source possible drsquoun renouvellement profond face agrave un ordre bourgeois deacutecadent tous deux refusent le laquo socialisme scientifique raquo Sorel relisant Marx pour tenter dans le contexte de reacutevision du marxisme lieacute aux interrogations de la fin du siegravecle de faire du marxisme non plus une philosophie de lrsquoHistoire agrave preacutetention scientifique mais une doctrine mobilisatrice destineacutee agrave donner plus de force agrave lrsquoaction proleacutetarienne tous deux sont des deacuteccedilus de lrsquoaction militante Peacuteguy deacuteplorant lrsquoeacutevolution du socialisme politique et les modaliteacutes de la marche agrave lrsquouniteacute Sorel deacutesapprouvant lrsquoeacutevolution du syndicalisme reacutevolutionnaire Et tous deux agrave un moment donneacute en appellent au catholicisme pour renouveler le monde moderne agrave un catholicisme qui doit refuser de pactiser177
Les cours de Bergson qui insistait sur le fait qursquoil nrsquoy a pas drsquoeacuteveacutenements
immuables preacutefabriqueacutes que tout dans lrsquohistoire est en mouvement et donc ne
peut ecirctre eacutetudieacute comme quelque chose de figeacute fixeacute ont fortement influenceacute Peacuteguy
Celui-ci srsquoest mis agrave combattre ceux qui travaillaient sur les faits de lrsquohistoire en
laquo faisant des fiches raquo sans prendre en compte le mouvement et la dureacutee dans lrsquoeacutetude
des eacuteveacutenements Peacuteguy refuse agrave la science historique positiviste la capaciteacute
drsquoeacutetudier et de comprendre lrsquoeacutevolution spirituelle de lrsquohumaniteacute mais il la refuse
aussi agrave la sociologie et agrave la psychologie en choisissant son propre chemin Il srsquoagit
pour lui de percevoir la mystique dans lrsquohistoire dans lrsquoeacuteveacutenement dans la
politique et crsquoest lrsquointuitivisme de Bergson qui lui donnera lrsquoinstrument
philosophique neacutecessaire pour comprendre laquo le sens de lrsquohistoire chreacutetienne la
seule qui existait pour Peacuteguy raquo178
Ses becirctes noires sont justement ceux qui regravegnent sur la science historique de
son temps Lavisse Langlois Seignobos Franccedilois Beacutedarida explique donc
pourquoi donc Peacuteguy exegravecre agrave ce point lrsquohistoire scientifique
Drsquoabord les historiens laquo meacutethodiques raquo avec leur eacuterudition et leurs boicirctes agrave fiches en chassant de leur champ la meacutemoire jugeacutee mouvante et incertaine non seulement eacutetouffent la vie mais ils ont deacutenatureacute la connaissance historique Chez eux faute drsquoimagination et drsquointuition il nrsquoy a plus qursquoun passeacute mort Drsquoautre part
177 GRONDEUX Jeacuterocircme laquo Peacuteguy conservateur raquo Mil neuf cent Revue drsquohistoire intellectuelle 12002 (ndeg 20) p 35-53 178 TAIumlMANOVA Tatiana opcit p 146
191
nrsquoaccepter comme sources que les archives eacutecrites constitue une usurpation une perversion voire une fraude intellectuelle et morale vis-agrave-vis du passeacute179
Agrave lrsquohistoire laquo archiviste raquo Peacuteguy oppose lrsquohistoire romantique de Michelet
Cependant lrsquoadmiration de Peacuteguy pour Jules Michelet nrsquoest pas un obstacle agrave une
vision plutocirct critique du romantisme et du sens que celui-ci donne agrave lrsquohistoire
Jeacuterocircme Grondeux souligne combien sont diffeacuterentes la vision de lrsquohistoire chez
Peacuteguy et les romantiques
Sur un seul point ndash mais il est loin drsquoecirctre mineur ndash Peacuteguy diffegravere fortement de certaines speacuteculations religieuses romantiques sans en revanche srsquoeacuteloigner de son cher Michelet son refus du progregraves providentiel son refus de faire drsquoun Progregraves fatal la version actualiseacutee de la Providence refus lui-mecircme lieacute dans un premier temps agrave son kantisme Les romantiques couplent souvent [hellip] une forte preacuteoccupation eacutethique avec une volonteacute de deacutecrypter le sens de lrsquoHistoire de surmonter le scandale du mal et de la souffrance Or pour Peacuteguy lrsquoHistoire ne peut en aucun cas ecirctre une consolatrice rien ne vient reacuteduire le mal et la souffrance Rien ne vient supprimer lrsquoinjustice Peacuteguy est ici disciple de Proudhon [hellip] et se situe dans une tradition libertaire Il refuse toujours (cela deviendra son fameux laquo pluralisme meacutetaphysique raquo) la reacuteduction du multiple agrave lrsquoUn la reacuteduction de lrsquoindividu au groupe qui permettrait de donner agrave lrsquoHistoire un sens univoque et consolateur Aucune souffrance aucune injustice ne peut ecirctre inteacutegreacutee dans un processus qui serait drsquoune maniegravere ou drsquoune autre laquo neacutecessaire raquo et qui lui donnerait un sens positif Il y a lagrave une deacutefense tout agrave la fois de lrsquoimpreacutevisible jaillissement du preacutesent qui doit beaucoup agrave Bergson un moralisme kantien (mecircme si Peacuteguy srsquoeacuteloigne de Kant au fur et agrave mesure qursquoil laquo enracine raquo ce qursquoil y a de bon dans le monde) une protestation libertaire Et qui limite aussi consideacuterablement son ralliement au conservatisme et empecircchera un veacuteritable ralliement au catholicisme intransigeant Ce dernier courant emploie pour interpreacuteter lrsquoHistoire les cateacutegories de la theacuteologie chreacutetienne et en particulier celui du sacrifice reacutedempteur180
Pauline Bernon [Bruley] dans son article Peacuteguy critique lrsquoenvers du
tragique181 eacutecrit pour sa part que pour Peacuteguy lrsquohistoire et la science creacuteent une
distance entre lrsquoobservateur et lrsquoobjet La distance creacuteeacutee par lrsquohistoire correspond agrave
un regard agrave travers lrsquoespace eacuteloigneacute dans le temps la science creacutee la distance parce
qursquoelle objectivise alors que lrsquoenracinement au contraire devient prolongement et
transforme les relations entre lrsquohistorien et lrsquoeacuteveacutenement drsquoobjectives en subjectives
Cette conception ne srsquoapplique pas seulement aux eacuteveacutenements mais agrave toute la
culture Pauline Bernon [Bruley] poursuit laquo Peacuteguy craint que lrsquoon considegravere un
texte comme une ldquoœuvre morterdquo suite drsquoideacutees enregistreacutees raquo pour lui en effet 179 BEacuteDARIDA Franccedilois laquo Histoire et meacutemoire chez Peacuteguy raquo Vingtiegraveme Siegravecle Revue drsquohistoire 12002 (no 73) p 101-110 180 GRONDEUX Jeacuterocircme opcit
181 BERNON [BRULEY] Pauline laquo Peacuteguy critique lrsquoenvers du tragique raquo Revue drsquohistoire litteacuteraire de la France 32005 (vol105) p 573-586
192
tout texte est le prolongement et la partie drsquoune entiteacute une branche drsquoun arbre qui se
nourrit de toutes les racines les plus anciennes et les plus profondes de la culture de
cette culture qursquoil a appeleacutee classique Le classique est en effet eacuteternel dans le
classique reacuteside lrsquoessence de la creacuteation parce que les racines ne vieillissent pas
crsquoest lrsquoarbre qui pousse toujours plus haut Peacuteguy appelle classique lrsquoœuvre qui
permet lrsquoeacuteducation la formation de lrsquoopinion personnelle et laquo plus profondeacutement
encore [] celle qui nous permet drsquoentrer dans le reacuteel qui le deacutecrit tregraves exactement
[] Lrsquoœuvre classique conjugue reacutealiteacute veacuteraciteacute et authenticiteacute182 raquo Pour Peacuteguy on
la trouve au premier chef dans la litteacuterature franccedilaise du XVIIe siegravecle et ensuite
lrsquoantiquiteacute
Pourtant lrsquohumaniteacute le peuple la race peuvent oublier ses racines Degraves lors la
cime commence agrave se desseacutecher et ecirctre malade Dans Par un demi-clair matin Peacuteguy
eacutecrit que notre temps est le temps de la mort derniegravere laquo la finale mort raquo drsquoHypatie
cette civilisation moderne [] est elle-mecircme essentiellement mortelle Drsquoautant plus
mortelle drsquoautant plus exposeacutee agrave la mort qursquoelle est moins profonde moins
profondeacutement enracineacutee au cœur de lrsquohomme que ne le furent la plupart des
anciennes civilisationsraquo (II 105)
Peacuteguy luttait pour le droit agrave la meacutemoire mais aussi pour le droit agrave une place
pour chacun dans lrsquohistoire agrave lrsquoeacutegaliteacute devant lrsquohistoire Il deacutefendait le droit de
chaque homme de chaque participant de lrsquoeacuteveacutenement de lrsquoecirctre-avec agrave devenir
partie du systegraveme radical de lrsquoarbre commun de la meacutemoire de lrsquohumaniteacute Il
estimait que la connaissance du preacutesent et la participation agrave lrsquoaction permettaient
drsquoeacutecrire lrsquoHistoire
Pour Peacuteguy le caractegravere ininterrompu la succession garantissent lrsquohistoire
humaine lrsquohistoire terrestre Pour que la vie sur la terre continue les travaux drsquohier
doivent se poursuivre aujourdrsquohui et demain rien ne doit srsquointerrompre les
hommes se succegravedent lrsquoun lrsquoautre dans un seul et mecircme pays ils construisent la
nation par la succession du travail Le territoire sur lequel vit la nation correspond agrave
lrsquoespace que cette nation peut cultiver La nation se prolonge autant que peuvent se 182 POQUET DU HAUT-JUSSEacute Laurent-Marie opcit p 326-327
193
succeacuteder les travailleurs autant que se prolonge la transmission du savoir autant
que se prolonge la discipline non dans le sens contemporain drsquoorganisation et
drsquoobeacuteissance mais dans le premier sens du mot apprentissage Lrsquoaicircneacute le maicirctre
doivent avoir des disciples dans ces disciples il y a la promesse du futur la
possibiliteacute drsquoun prolongement
Peacuteguy voyait dans lrsquohistoire la continuiteacute successive des eacuteveacutenements Au centre
de sa philosophie de lrsquohistoire il y a lrsquoeacuteveacutenement dans lequel lrsquohistorien est celui
qui se fait corps avec la reacutealiteacute qui se produit agrave cocircteacute de lui Peacuteguy estimait que la
vocation de sa revue des Cahiers de la quinzaine eacutetait drsquoecirctre lrsquohistorien de la
contemporaneacuteiteacute Dans lrsquoun de ses tout premiers textes anteacuterieur aux Cahiers de la
quinzaine un article publieacute dans la Revue Blanche sous le titre laquo Le Ravage et la
Reacuteparation raquo Peacuteguy oppose sa vision du rocircle de lrsquohistorien agrave la vision traditionnelle
qui en fait celui qui travaille sur le passeacute en vertu du principe suivant lequel on peut
ecirctre impartial sur le passeacute alors que nous sommes toujours partiaux sur le preacutesent
Agrave ce postulat il reacutepond
Comme crsquoest nous au contraire qui sommes les historiens qui sommes devenus historiens Quelle connaissance nous avons reccedilue de ce que crsquoest qursquoun peuple de ce que crsquoest qursquoune ideacutee de ce que crsquoest qursquoune campagne de ce que crsquoest qursquoune crise de ce que crsquoest qursquoune reacutevolution (I 266-267)
Peacuteguy semble ici eacutecarter la notion drsquoimpartialiteacute en la remplaccedilant par celle de
la liberteacute En veacuteriteacute il ne lrsquoeacutecarte pas nombre de ses textes dans les premiers
Cahiers seront consacreacutes au droit de laquo faire des personnaliteacutes raquo en teacutemoignant et
plus tard souligneront la terrible neacutecessiteacute de choisir le sujet du teacutemoignage avec le
risque de vouer agrave lrsquooubli ce dont on ne parle pas Cet article dans la Revue Blanche
est le dernier article publieacute par Peacuteguy avant la creacuteation des Cahiers de la quinzaine
Dans ce texte on peut observer le choix fait par lrsquoauteur entre lrsquohistoire classique
lrsquohistoire qui observe les eacuteveacutenements passeacutes de lrsquoexteacuterieur dans une position qui
semble garantir une impartialiteacute et lrsquohistoire-teacutemoignage qui place lrsquohistorien au
cœur de lrsquoeacuteveacutenement Son impossible impartialiteacute lieacutee agrave sa participation agrave
lrsquoeacuteveacutenement est en mecircme temps pour Peacuteguy ce qui rend leacutegitime sa parole et
garantit la veacuteriteacute de son teacutemoignage Un teacutemoin peut-il faire de lrsquohistoire ou
seulement du journalisme Quel est le rocircle du teacutemoin dans lrsquohistoire Crsquoest
194
lrsquoimpasse intellectuelle et morale dans laquelle Peacuteguy se place crsquoest aussi du
mecircme coup celle des Cahiers dont il est le fondateur
a) Histoire et meacutemoire
Peacuteguy va reacutefleacutechir toute sa vie sur les relations entre la meacutemoire lrsquohistoire
lrsquoeacuteveacutenement et le monde moderne Dans les anneacutees 1908-1909 il pense exprimer
ces penseacutees dans une thegravese intituleacutee De la situation faite agrave lrsquohistoire dans la
philosophie geacuteneacuterale du monde moderne mais il ne laisse finalement que des notes
On peut consideacuterer les trois laquo situations raquo reacutedigeacutees en 1907 De la situation faite agrave
lrsquohistoire et agrave la sociologie dans les temps modernes De la situation faite au parti
intellectuel dans le monde moderne et De la situation faite au parti intellectuel dans
le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle comme des textes
preacuteparatifs agrave la thegravese mais deacutejagrave Les suppliants parallegraveles Zangwill et mecircme le
Compte rendu du congregraves eacutecrit en 1901 vont dans ce sens
Dans ses Notes pour une thegravese Peacuteguy eacutecrit
Et pour tomber et pour ecirctre sauveacutee lrsquohumaniteacute nrsquoa point attendu que fucirct creacuteeacutee lrsquohistoire et la science de lrsquohistoire des religions [hellip]
Partout (et naturellement) lrsquohumaniteacute comme tout le reste de la nature comme tout le reste de la creacuteation partout lrsquohumaniteacute dans la creacuteation dans lrsquoensemble de la creacuteation a preacuteceacutedeacute lrsquoenregistrement de lrsquohumaniteacute partout les actions ont devanceacute les registrations (II 1212)
La meacutemoire qui correspond agrave la dureacutee de lrsquoaction le prolongement de
lrsquoeacuteveacutenement dans le preacutesent srsquooppose ainsi agrave lrsquohistoire qui ne fait qursquoenregistrer
lrsquoeacuteveacutenement passeacute Emmanuel Mounier dans son texte consacreacute agrave Peacuteguy La vision
des hommes et du monde observe laquo Ce qursquoil appelle le regard historique avant de
se constituer en meacutethode est une attitude spontaneacutee de lrsquoesprit La meacutemoire est une
reacutesurrection lrsquohistoire st une inscription raquo183
Dans un texte deacutesespeacutereacute qui rend compte de la situation extrecircmement difficile
des Cahiers de la quinzaine en 1909 Agrave nos amis agrave nos abonneacutes Peacuteguy pour la
183 MOUNIER Emmanuel PEacuteGUY Marcel IZARD Georges La penseacutee de Charles Peacuteguy Paris Plon 1931 p 82
195
premiegravere fois fait parler lrsquohistoire qursquoil appelle laquo Clio fille de Meacutemoire raquo ou laquo la
Vieille raquo Il est tregraves dur avec elle Il nrsquoeacutecrit plus qursquoelle laquo enregistre raquo ou fait des
laquo fiches raquo mais qursquoelle est laquo Maicirctresse drsquoerreur(s) megravere des impostures raquo et
qursquoelle laquo ne donne que des cendres Mais non pas mecircme des cendres continues
totales une continuiteacute et une totaliteacute au moins de cendres Un systegraveme de cendres
Non quelques cendres discontinues disrompues des fragments de cendres mecircme
des brisures de cendres dans le creux de la main raquo (II 1296)
Quelle est cette diffeacuterence tragique voire ce conflit entre lrsquohistoire et la
meacutemoire qui la rend tellement ridicule et insenseacutee aux yeux de Peacuteguy
Il deacuteveloppe cette ideacutee dans les pages qui suivent comme plus tard de maniegravere
encore plus approfondie dans les anneacutees 1910 dans Clio et les deux Notes
Le siegravecle temporel nrsquoattendra point le regravegne eacuteternel pour se reacutesoudre en cendre Tous les jours du temps dans le preacutesent nous le voyons qui srsquoy reacutesout A mesure mecircme qursquoil passe Dans tout lrsquoimmense passeacute dans tout le preacutesent agrave mesure que lrsquoeacuteveacutenement reacuteel passe nous avons vu nous connaissons tout le monde a vu sous nos yeux nous voyons tous les jours que par lagrave mecircme et automatiquement devenant lrsquoeacuteveacutenement historique automatiquement aussi et en cela mecircme il devient presque instantaneacutement eacuteveacutenement historique drsquoeacuteveacutenement reacuteel qursquoil eacutetait qursquoil venait drsquoecirctre qursquoil eacutetait agrave lrsquoinstant eacuteveacutenement historique moins que rien une cendre en comparaison du reacuteel Une cendre temporelle (II 1296-1297)
La vision autrement dit le travail du teacutemoin joue un rocircle important aux yeux
de lrsquohistoire et de lrsquoeacuteveacutenement reacuteel Lrsquoeacuteveacutenement reacuteel que le teacutemoin voit et donc
connaicirct se fait cendres temporelles dans les mains de la vieille Clio Cependant
Peacuteguy lui donne la parole il deacuteclare laquo Laissons dire la Vieille raquo ougrave bien
laquo Laissons dire Clio fille de Meacutemoire raquo Il lui fait aussi une demande surprenante
celle de se souvenir laquo Laissons-la remeacutemorer et tenter de remeacutemorer raquo (II 1299) se
souvenir drsquoelle-mecircme et du fait qursquoelle est elle-mecircme poussiegravere Ce paradoxe
Peacuteguy lrsquoexpeacuterimente dans sa chair il lrsquoexplique par la maniegravere dont il vit dans la
dureacutee lrsquoaffaire Dreyfus Il dit laquo Nous sommes des vaincus raquo (II 1300) mecircme si
aux yeux de lrsquohistoire ce sont bien les dreyfusards qui ont remporteacute la victoire
Neacuteanmoins dans la meacutemoire dans la dureacutee de lrsquoeacuteveacutenement Peacuteguy se sent vaincu Il
explique cela drsquoabord par la deacutefaite de 1870 laquo Nous sommes des vaincus avant que
de naicirctre Nous sommes neacutes dans un peuple de vaincus raquo (II 1302) Il se considegravere
comme vaincu drsquoavance laquo Lrsquoexpeacuterience nous a montreacute une fois de plus
196
lrsquoeacuteveacutenement nous a rappeleacute durement acircprement une fois de plus que le vaincu ne
peut pas parler comme le vainqueur ou au moins comme celui qui nrsquoest qui nrsquoa eacuteteacute
ni vaincu ni vainqueur raquo (II 1305) Ce texte rend eacutevident cette diffeacuterence presque
conflictuelle entre la meacutemoire et lrsquohistoire dans lrsquohistoire on peut observer la
victoire des dreyfusards dans lrsquoAffaire mais dans la meacutemoire elle existe en tant que
deacutefaite continuation de cette mecircme deacutefaite veacutecue par la laquo race raquo franccedilaise comme
le dit Peacuteguy en 1870 deacutefaite dans la dureacutee qui se transforme en deacutefaite du
dreyfusisme en raison de sa reacutecupeacuteration politique
Dans un texte que Peacuteguy nrsquoa jamais termineacute intituleacute par son eacutediteur Dialogue
de lrsquohistoire et de lrsquoacircme charnelle il se moque presque de lrsquohistoire qui se preacutesente
en disant qursquoelle nrsquoa pas toujours eacuteteacute laquo cette vieille demoiselle steacutenographe qui
prend des copies qui fait toute la journeacutee des fiches et des enregistrements et qui
les met dans des boites raquo (III 595) Elle est deacutecrite comme une sorte de croque-mort
de lrsquoeacuteveacutenement qui le fiche et finalement lrsquooublie
Cependant Peacuteguy se veut historien du preacutesent Le mot laquo histoire raquo nrsquoest pas
toujours peacutejoratif pour lui surtout quand il srsquoinscrit dans un cadre poeacutetique Par
exemple dans La preacutesentation de la Beauce agrave Notre Dame de Chartres Peacuteguy
engage agrave laquo pleurer longuement notre tragique histoire raquo (OPD 1150) par lrsquoadverbe
laquo longuement raquo il inscrit lrsquohistoire dans la dureacutee
Par rapport agrave lrsquohistoire comme par rapport agrave la meacutemoire Peacuteguy demeure
paradoxal Franccedilois Beacutedarida explique bien ce paradoxe apparent qui pourrait faire
penser au lecteur que Peacuteguy se contredit
Agrave vrai dire de mecircme qursquoil y a deux histoires lrsquoauthentique et la caricaturale il y a deux meacutemoires En effet agrave la suite de Bergson qui distinguait une meacutemoire-souvenir proprement spirituelle et une meacutemoire-habitude meacutecanique et passive Peacuteguy distingue une meacutemoire vivifiante et une meacutemoire mortifiante Drsquoougrave lrsquoambivalence de la meacutemoire Ni lrsquoune ni lrsquoautre nrsquoont agrave ecirctre exalteacutees en soi en toutes circonstances et en tout lieu Car lrsquoune et lrsquoautre sont capables de faire vivre mais aussi drsquoendormir et de faire peacuterir La premiegravere est instrument de vie et instrument de sens elle relegraveve de la gracircce la seconde se trouve reacuteduite agrave lrsquohabitude Ainsi la bonne histoire grosse de la vraie meacutemoire loin de nous arracher au preacutesent nous aide agrave le vivre authentiquement et en profondeur 184
184 BEacuteDARIDA Franccedilois opcit
197
Dans Notre jeunesse aussi Peacuteguy cesse ses invectives contre lrsquohistoire pour
deacutemontrer comment lrsquohistoire devrait se conduire pour servir agrave la veacuteriteacute et agrave la
justice Ce texte a eacuteteacute penseacute au deacutebut comme une introduction agrave la publication dans
les Cahiers de la Quinzaine des archives de la famille Millets ndash des reacutepublicains
fourieacuteristes Au deacutebut de cette introduction qui comme souvent chez Peacuteguy
deacutepasse largement les frontiegraveres du genre ce dernier explique pourquoi ces archives
sont tellement preacutecieuses mais aussi pourquoi ce ne sont pas les lettres de Victor
Hugo qui les rendent preacutecieuses laquo Mais ce que nous voulons avoir ce que nous ne
pouvons pas faire crsquoest preacuteciseacutement les lettres de gens qui ne sont pas Victor
Hugo raquo ndash dit-il (III 6) Peacuteguy poursuit en expliquant qursquoon trouve facilement dans
les bibliothegraveques des lettres de Victor Hugo mais ce qursquoil voudrait vraiment savoir
laquo crsquoest ce qursquoil y avait derriegravere ce qursquoil y avait dessous comment eacutetait fait ce
peuple de France enfin ce que nous voulons savoir crsquoest quel eacutetait en cet acircge
heacuteroiumlque le tissu mecircme du peuple et du parti reacutepublicain Ce que nous voulons
faire crsquoest bien de lrsquohistologie ethnique raquo (III 6) Il eacutecrit ces lignes bien avant la
fondation de lrsquoeacutecole des Annales Lrsquohistoire que Peacuteguy admet celle dont il voudrait
se faire le heacuteraut crsquoest pourtant bien laquo lrsquohistoire de tous les jours de la semaine
crsquoest un peuple dans la texture dans la tissure dans le tissu de sa quotidienne
existence dans lrsquoacquecirct dans le gain dans le labeur du pain de chaque jour panem
quotidianum crsquoest une race dans son reacuteel dans son eacutepanouissement profond raquo (III
7) Lrsquohistoire les documents les laquo fiches raquo ne sont donc pas honnis srsquoils
permettent de conserver le commun et non lrsquoexception la vie drsquoune famille et non
seulement celle des grands hommes Il plaide donc pour une histoire fondeacutee sur les
chroniques et les teacutemoignages sans faire de choix parmi eux sans prendre la
deacutecision assassine agrave ses yeux de choisir ce qui sera important pour la posteacuteriteacute et ce
qui ne le sera pas laquo Par le jeu par lrsquohistoire des eacuteveacutenements par la bassesse et le
peacutecheacute de lrsquohomme la mystique est devenue politique ou plutocirct lrsquoaction mystique est
devenue action politique ou plutocirct la politique srsquoest substitueacutee agrave la mystique la
politique a deacutevoreacute la mystique raquo (III 28) Le crime commis par lrsquohistorien qui agit
ainsi ne consiste pas seulement agrave priver de meacutemoire certains eacuteveacutenements certaines
personnes il reacuteside aussi dans le chemin ouvert aux reacutecupeacuterations de la mystique
198
en politique La mystique se trouve dans lrsquoaction une action inscrite au cœur de
lrsquoeacuteveacutenement la meacutemoire fait durer lrsquoaction mais lrsquohistorien par ses choix ouvre la
voie agrave la reacutecupeacuteration en politique des eacuteveacutenements passeacutes en cessant de prolonger
lrsquoaction et en classant cet eacuteveacutenement dans telle ou telle politique Tatiana Taiumlmanova
eacutecrit que dans Notre Jeunesse Peacuteguy reacuteunit laquo la notion de la tradition reacutepublicaine
du conservatisme reacutepublicain et de la mystique Pour lui la rupture de lrsquohistoire sa
discontinuiteacute sont les conseacutequences de la rupture du lien spirituel des geacuteneacuterations
qui ressentaient cette mystique et qui ont perdu son goucirct raquo185
Dans Victor-Marie comte Hugo ardente et sincegravere reacuteponse agrave Haleacutevy heurteacute
par Notre jeunesse Peacuteguy place drsquoabord lrsquohistoire et la meacutemoire sur le mecircme rang
et fait presque drsquoeux des synonymes lorsqursquoil parle des laquo biens de meacutemoire et
drsquohistoire raquo (III 166) qursquoil se dit precirct agrave sacrifier au profit de lrsquoamitieacute plus haute que
tout La distinction commence quand Peacuteguy eacutevoque laquo lrsquoeacutelaboration de lrsquohistoire
propre lrsquoeacutelaboration la vieille lrsquoantique eacutelaboration de lrsquohistoire que lrsquoon ne peut
pas hacircter raquo (III 166-167) dans ce cas il srsquoagit drsquoun passeacute qui se forme se construit
dans la dureacutee qui nrsquoeacutetait pas le mecircme avant Ensuite il eacutevoque la meacutemoire en
preacutesentant eacutegalement sa particulariteacute de maniegravere tregraves claire la meacutemoire peut ecirctre
commune laquo partageacutee raquo (III 167) Lrsquohistoire peut ecirctre construite ensemble par un
groupe drsquohistoriens surgirait alors un autre passeacute diffeacuterent de celui qui existe dans
la meacutemoire commune un passeacute nouveau construit lentement dans la dureacutee du
travail La meacutemoire perdure dans plusieurs teacutemoins de lrsquoeacuteveacutenement passeacute car elle
vit avec eux Ce qui les unit Peacuteguy le preacutecise quelques lignes plus loin laquo Et le
propre de lrsquohistoire et de la meacutemoire est que tout ce qui est de lrsquohistoire et de la
meacutemoire ne se recommence point raquo (III 168)
Le paradoxe est encore plus surprenant quand dans sa reacuteponse agrave Fernand
Laudet Peacuteguy eacutevoque les sources qursquoil a utiliseacutees pour eacutecrire sa Jeanne drsquoArc Il
cite en effet les sources historiques en toute derniegravere ligne
Premiegraverement le cateacutechisme (celui des petits enfants monsieur Laudet) dans le cateacutechisme les sacrements
Deuxiegravemement la messe et les vecircpres le salut les offices la liturgie 185 TAIumlMANOV Tatiana opcit p 173
199
Troisiegravemement les eacutevangiles
Quatriegravemement les Procegraves
Cinquiegravemement seulement et au dernier plan une connaissance historique de la chreacutetienteacute franccedilaise aux onziegraveme douziegraveme treiziegraveme quatorziegraveme et quinziegraveme siegravecles
Plongeant naturellement dans sixiegravemement une connaissance plus geacuteneacuterale du christianisme franccedilais et du christianisme en geacuteneacuteral Ou pour parler exactement de la chreacutetienteacute franccedilaise et de la chreacutetienteacute en geacuteneacuteral (III 399)
Cependant les archives nous apportent les preuves que pour reacutediger sa
premiegravere Jeanne drsquoArc Peacuteguy a bien fait un veacuteritable travail drsquohistorien Il pensait
mecircme au deacutebut eacutecrire une monographie Romain Vaissermann dans sa notice de la
trilogie Jeanne drsquoArc dans la nouvelle eacutedition de lrsquoœuvre poeacutetique et dramatique de
Peacuteguy dans la collection de la Pleacuteiade cite le teacutemoignage de Jules Riby un ami de
Peacuteguy agrave lrsquoeacutepoque de ses eacutetudes au lyceacutee ce dernier indique qursquoagrave lrsquoadolescence
deacutejagrave Peacuteguy srsquoindignait du faible niveau litteacuteraire des œuvres consacreacutee agrave Jeanne
drsquoArc en franccedilais Finalement Peacuteguy choisit de reacuteunir ses deux projets celui drsquoune
belle œuvre litteacuteraire sur Jeanne drsquoArc et celui drsquoune monographie historique
laquo Jamais un drame nrsquoa puiseacute agrave drsquoaussi fiables et nombreuses sources historiques
Crsquoest une grande originaliteacute de Peacuteguy que de subordonner lrsquoart agrave lrsquohistoire lagrave ougrave les
autres eacutecrivains ont souvent alleacutegrement romanceacute raquo eacutecrit ainsi Romain Vaissermann
(OPD 1542-1543) Parmi les sources historiques de Peacuteguy lors de son travail sur la
trilogie on trouve bien sucircr les cinq volumes du Procegraves de condamnation et de
reacutehabilitation de Jeanne drsquoArc dite la Pucelle eacutediteacute par Jules Quicherat mais aussi
le manuscrit drsquoEdmond Richer qui nrsquoeacutetait pas publieacute au temps de Peacuteguy Jeanne
drsquoArc agrave Domremy de Simeacuteon Luce LrsquoHistoire de Charles XII drsquoAuguste Vallet de
Viriville Jeanne drsquoArc drsquoHenri Wallon les Aperccedilus nouveaux sur lrsquohistoire de
Jeanne drsquoArc de Quicherat les Meacutemoires et consultations en faveur de Jeanne
drsquoArc par les juges du procegraves de reacutehabilitation drsquoapregraves les manuscrits authentiques
par Pierre Laneacutery drsquoArc et bien sucircr Michelet (OPD 1545) Peacuteguy commence en
1893 un autre travail drsquohistorien sur Jeanne drsquoArc Au moment ougrave son projet
change quand il eacutecrit en 1895 agrave son ami Camille Bidaut qursquoil travaille sur
lrsquohistoire de Jeanne drsquoArc mais entend deacutesormais parler laquo plutocirct de sa vie
200
inteacuterieure raquo186 il ne renonce pas agrave son travail drsquohistorien au contraire il
lrsquoapprofondit et ne se met agrave la reacutedaction de la piegravece qursquoune fois sa recherche
acheveacutee Quand il reacuteeacutecrit la premiegravere piegravece de la trilogie pour en faire le Mystegravere de
la chariteacute le texte ne conserve certes que les traces du reacutecit de la laquo vie inteacuterieure raquo
mais ce reacutecit nrsquoaurait peut-ecirctre pas vu le jour et dans tous les cas nrsquoaurait pas eacuteteacute le
mecircme sans le travail drsquohistorien qui a preacuteceacutedeacute sa creacuteation
Cette œuvre est eacutegalement marqueacutee par plusieurs influences religieuses et
litteacuteraires mais ce sont les sources historiques qui nous inteacuteressent Pourquoi Peacuteguy
refuse-t-il aux historiens la possibiliteacute de dire la veacuteriteacute si lui-mecircme avait travailleacute
comme historien pour eacutecrire sa premiegravere Jeanne drsquoArc et srsquoil nrsquoa jamais renieacute
lrsquoutiliteacute de ce travail
La sortie de cette impasse se trouve peut-ecirctre dans la personne du saint telle
qursquoelle se preacutesente dans lrsquoœuvre tardive de Peacuteguy Le saint dans sa vie terrestre est
preacutesent dans lrsquoeacuteveacutenement il est actif parfois en tant qursquoacteur parfois en tant
qursquointercesseur mais il y prend part dans les deux cas Dans le mecircme temps il reste
laquo agrave lrsquoeacutecart raquo qacircdosh justement en raison de son rocircle drsquointercesseur par lequel il
preacutesente lrsquoeacuteveacutenement agrave Dieu Puisqursquoil est qacircdosh appartenant agrave Dieu le saint a un
autre rapport avec le temps comme Dieu est le maicirctre du temps le saint peut agir
dans ce qui pour lui dans sa vie terrestre serait consideacutereacute comme futur quand les
personnes drsquoeacutepoques futures srsquoadresseront agrave lui dans la priegravere Le saint est aussi
preacutesent dans une forme du passeacute puisque des saints drsquoeacutepoques tout agrave fait eacuteloigneacutees
apparaissent ensemble dans des visions et agissent ensemble dans un preacutesent
terrestre Elie et Moiumlse apparaissent ensemble dans lrsquoEacutevangile sur le mont Tabor le
jour de la Transfiguration sainte Catherine et sainte Marguerite apparaissent
ensemble dans une vision agrave Jeanne drsquoArc enfin dans sa Tapisserie de sainte
Geneviegraveve et de Jeanne drsquoArc Peacuteguy preacutesente Jeanne venant agrave lrsquoaide agrave Geneviegraveve
comme si elles eacutetaient contemporaines Peacuteguy se donne pour objectif drsquoecirctre un saint
chroniqueur et de reacuteunir les rocircles de lrsquohistorien et du teacutemoin dans lrsquohistoire et dans
la dureacutee
186 Bulletin de lrsquoAmitieacute Charles Peacuteguy ndeg109 p 46-47
201
Dans le Laudet Peacuteguy deacutefinit comme laquo heacutereacutesie historique raquo la proposition de
Fernand Laudet de seacuteparer la Jeanne drsquoArc historique de la Jeanne drsquoArc leacutegendaire
et de la Jeanne drsquoArc surnaturelle Selon Peacuteguy Fernand Laudet tente drsquoeffectuer
lrsquoopeacuteration de la seacuteparation de lrsquohistoire et de la meacutemoire en liant la leacutegende mais
aussi la sainteteacute agrave la meacutemoire du peuple transmise de geacuteneacuteration en geacuteneacuteration par
le reacutecit habiteacute par la preacutesence de la sainte et en laissant agrave lrsquohistoire uniquement les
traces eacutecrites du temps de Jeanne drsquoArc agrave savoir son procegraves et les chroniques de
lrsquoeacutepoque
il nrsquoy a qursquoune Jeanne drsquoArc au monde qui soit historique et crsquoest la Jeanne drsquoArc de notre populaire histoire de France [hellip] Nulle Jeanne drsquoArc nrsquoest historique nulle Jeanne drsquoArc nrsquoest dans le tissu de la reacutealiteacute de lrsquohistoire qursquoune Jeanne drsquoArc profondeacutement et eacuteternellement peuple (III 397)
Or lrsquohistoire et la meacutemoire sont inseacuteparables parce qursquoelles parlent de la mecircme
personne Ainsi crsquoest le saint qui reacuteconcilie lrsquohistoire avec la meacutemoire le saint qui
agit dans lrsquoeacuteveacutenement historique en teacutemoignent les chroniques et tous les
documents qui peuvent ecirctre utiliseacutes par les historiens Peacuteguy reacutepond donc
fermement agrave Fernand Laudet laquo Pour nous chreacutetiens disons-le hautement le
surnaturel et la sainteteacute crsquoest cela qui est lrsquohistoire la seule histoire peut-ecirctre qui
nous inteacuteresse la seule histoire profonde et profondeacutement reacuteelle et nous
accorderions plutocirct que crsquoest tout le reste qui serait de la leacutegende raquo (III 397) Dans
les pages suivantes de cette mecircme œuvre Peacuteguy souligne que la proposition de
releacuteguer la surnaturelle et la sainte dans la leacutegende en lrsquoexcluant de lrsquohistoire exclut
ainsi de lrsquohistoire tous les saints mecircme srsquoils sont aussi des personnages historiques
ainsi que la personne mecircme de Jeacutesus Dieu incarneacute dont la vie par le mystegravere de
lrsquoIncarnation devient un fait historique Selon Fernand Laudet les chreacutetiens ne
peuvent consideacuterer que le Christ dans sa vie deacutecrite par les Eacutevangiles en tant que
documents historiques Peacuteguy lui reacutepond que les chreacutetiens contemplent laquo les Vertus
de Jeacutesus jusqursquoau moment ougrave il quitta la maison de son pegravere raquo (III 401) autant que
les Vertus de sa vie publique parce que toute la vie de Jeacutesus celle qui est cacheacutee
autant que celle qui a eacuteteacute publique et donc deacutecrite constitue la vie de Dieu fait
homme et incarneacute dans lrsquohistoire
202
La proposition de Peacuteguy dans Un nouveau theacuteologien M Fernand Laudet est
de mettre au centre de la vie chreacutetienne lrsquoImitation de Jeacutesus Christ (il srsquoappuie sur le
livre eacuteponyme) Lrsquoimitation de Jeacutesus telle que Peacuteguy la deacutecrit est une forme
drsquoincarnation de la dureacutee dans la vie spirituelle Dieu srsquoincarne se fait homme les
saints lrsquoimitent et donc la vie incarneacutee de Dieu dure elle dure dans la communion
des saints elle dure dans la vie de chaque homme qui imite la vie de Jeacutesus toute la
vie de Jeacutesus non seulement sa vie publique mais aussi sa vie cacheacutee Et crsquoest
justement les vies des saints la communion des saints qui permettent drsquoimiter la
vie cacheacutee de Jeacutesus parce que ces vies peuvent rendre apparent ce qui nrsquoest pas dit
dans les Eacutevangiles Lrsquoincarnation est un fait de lrsquohistoire mais lrsquoimitation est une
opeacuteration de la meacutemoire Le martyre est un fait historique mais quand laquo le plus
secret des malades imite litteacuteralement la Passion de Jeacutesus les priegraveres de Jeacutesus les
souffrances de Jeacutesus les vertus de Jeacutesus les meacuterites de Jeacutesus raquo (III 411) par un
exercice de la meacutemoire crsquoest lrsquoIncarnation qui se revit dans la dureacutee et qui ne
srsquointerrompt jamais Ce qui indigne particuliegraverement Peacuteguy dans les ideacutees
exprimeacutees par Fernand Laudet agrave propos de son Mystegravere de la Chariteacute crsquoest lrsquoideacutee
Que Jeacutesus ne serait plus de ce temps (lui qui est de tous les temps) Qursquoil y aurait eu une coupure en chreacutetienteacute en christianisme Une coupure horizontale temporelle absolue Que nous nrsquoaurions pas le droit drsquoecirctre chreacutetiens comme nos pegraveres Que Jeacutesus en somme ne serait pas venu pour sauver tout le monde ndash (quelle monstrueuse heacutereacutesie) ndash mais seulement certains siegravecles une certaine couche horizontale du temps (III 472)
Une telle perspective suppose que lrsquoimitation peut ecirctre interrompue que la
dureacutee peut cesser de durer et qursquoon ne peut plus laquo ecirctre chreacutetien naturellement par
une opeacuteration interne naturelle ordinaire raquo (III 473) autant de points en
contradiction avec le dogme de la communion des saints
Toutefois il y a une forme drsquointerruption de court-circuit de lrsquohistoire de la
meacutemoire du vieillissement que Peacuteguy accepte et ceacutelegravebre comme une fecircte crsquoest
lrsquoeacuteveacutenement qui interrompt la reacutepeacutetition mortifegravere la naissance drsquoun saint drsquoun
geacutenie ou drsquoun heacuteros lrsquoeacuteveacutenement qui naicirct de la rencontre fulgurante de la vraie
compreacutehension entre un homme et le reacuteel Voilagrave comment dans le Dialogue de
lrsquohistoire et de lrsquoacircme charnelle Peacuteguy deacutecrit ce qursquoil appelle laquo deacutesobeacuteissance agrave
lrsquohistoire raquo et mecircme comme une sorte drsquoarrecirct dans le temps
203
que la machine automatique de meacutemoire et de vieillissement srsquoarrecircte par quel mystegravere par quel secret de mystegravere inteacuterieur de preacutedilection par quelle exception par quelle usurpation par quel privilegravege par quelle incoheacuterence [hellip] par quelle gracircce il suffit que lrsquoeffet et le mouvement de ce roulement perpeacutetuel soit suspendu pour u temps ne fucirct-ce qursquoun instant pour qursquoaussitocirct pour qursquoinstantaneacutement par la fenecirctre de ce temps par le hiatus de cet instant ce soit le geacutenie mecircme qui apparaisse lrsquohomme et lrsquoœuvre du geacutenie qui jaillisse intercalaire Par e jour ouvert sur on ne sait quel arrecirct du temps (III 602-603)
Finalement cette deacutesobeacuteissance nrsquoest pas un arrecirct au contraire elle permet la
dureacutee gracircce au renouvellement introduit par lrsquoirruption du geacutenie du saint du heacuteros
dans le cours de lrsquohistoire par lrsquoobeacuteissance agrave la gracircce qui permet de reacutepondre au
reacuteel en creacuteant un eacuteveacutenement Le geacutenie pour creacuteer du nouveau pour pouvoir
commencer se deacutefait de la meacutemoire Peacuteguy lrsquoapparente ainsi agrave lrsquoenfant qui nrsquoa pas
de meacutemoire parce qursquoil nrsquoa pas encore drsquoexpeacuterience agrave meacutemoriser laquoLrsquoenfant est
inchargeacute de (la) meacutemoire naturellement ou il en est deacutechargeacute meacutetaphysiquement et
naturellement le geacutenie nrsquoen est deacutechargeacute ou inchargeacute qursquoexceptionnellement raquo (III
605) Cependant dans ce mecircme texte Dialogue de lrsquohistoire et de lrsquoacircme charnelle
Peacuteguy souligne que tout ne peut pas ecirctre renouveleacute laquo Le christianisme est
indeacuteleacutebile raquo (III 716) Peacuteguy deacuteveloppe cette ideacutee en exposant une petite theacuteologie
personnelle des sacrements Pour lui les sept sacrements creacuteent le temps personnel
de la vie drsquoun homme
Le baptecircme qui fait qui sanctionne qui marque lrsquoentreacutee dans le christianisme mecircme dans tout le christianisme dans la citeacute chreacutetienne lrsquoentreacutee dans lrsquoeacutetat (de) chreacutetien la confirmation qui fait lrsquoentreacutee dans le commerce avec le Saint-Esprit lrsquoordre qui fait lrsquoentreacutee dans le ministegravere dans lrsquoeacutetat sacerdotal dans lrsquoeacutetat de precirctre le mariage qui fait lrsquoentreacutee dans lrsquoeacutetat du mariage [hellip] le sacrement enfin de lrsquoextrecircme-onction lrsquoextrecircme onction qui fait litteacuteralement pour ainsi dire une entreacutee dans lrsquoeacutetat de mort une preacuteparation unique une entreacutee unique dans lrsquoeacutetat de preacuteparation agrave la mort et au jugement (III 720-721)
Le christianisme est donc indeacuteleacutebile parce que le baptecircme est indeacuteleacutebile et se
vit une fois pour toute et pour toujours Le temps de la sainteteacute et la possibiliteacute de
lrsquoimitation actrice de lrsquoincarnation se renouvellent donc dans le baptecircme de chaque
chreacutetien la confirmation le rend ensuite potentiellement docile agrave la gracircce cette
gracircce qui lui donnera la capaciteacute drsquoimiter Jeacutesus dans lrsquoeacuteveacutenement du preacutesent reacuteel en
faisant durer ainsi lrsquoIncarnation par la communion des saints Mais la gracircce peut
ecirctre renouveleacutee par les sacrements de la confession et de la communion Pour
Peacuteguy en effet ils sont laquo les initia les commencements successifs et par suite
204
srsquoeacutechelonnent comme un emploi du temps de lrsquohomme Ils sont ils font une sorte
drsquoeacutechelle irreacuteversible de la vie (et de la mort) raquo (III 720) Leur caractegravere irreacuteversible
est lieacute au fait qursquoon ne peut pas annuler un sacrement de la reacuteconciliation ou une
Eucharistie on ne peut que le vivre de nouveau en ouvrant de nouveau la porte de
la gracircce agrave lrsquointeacuterieur de la laquo citeacute chreacutetienne raquo dans laquelle on vit depuis le baptecircme
et la confirmation
Le christianisme est aussi indeacuteleacutebile parce que Peacuteguy fait dire agrave lrsquohistoire
Vous avez eacuteterniseacute vous avez infiniseacute tout [hellip] Vous avez tout porteacute toutes les valeurs au maximum agrave la limite agrave lrsquoeacuteternel agrave lrsquoinfini Alors on ne peut plus ecirctre (un instant) tranquille(s) On avait deacutejagrave tellement de mal agrave srsquoarranger avec les valeurs purement humaines Voilagrave mon enfant voilagrave ce que crsquoest que le christianisme On ne peut plus ecirctre tranquille avec vous Des valeurs humaines de toutes les valeurs humaines des simples valeurs humaines vous avez toutes faites des valeurs divines Vous portez tout agrave Dieu vous avez tout rapporteacute agrave Dieu Vous touchez Dieu de partout (III 776)
Il poursuit en disant la mecircme chose des crimes et des moindres mauvaises
actions qui dans le christianisme deviennent peacutecheacutes et atteignent donc Dieu lui-
mecircme en acqueacuterant ainsi une valeur intemporelle dans la mesure ougrave seule
lrsquointervention de Dieu deacutetruit leur eacuteterniteacute Lrsquointervention de la gracircce dans la vie des
saints qui par leurs vie drsquoimitation rachegravetent les peacutecheacutes par la reacuteversibiliteacute joue
aussi un rocircle primordial Dans la mesure ougrave toutes les valeurs sont porteacutees agrave lrsquoinfini
elles peuvent pallier les peacutecheacutes qui ainsi ne sont plus infinis
Dans un quatrain central de son poegraveme Egraveve Peacuteguy nous dit
Car le surnaturel est lui-mecircme charnel
Et lrsquoarbre de la gracircce est racineacute profond (OPD 1275)
Charles Peacuteguy parle de lrsquoenracinement dans la diachronie et la verticaliteacute crsquoest-
agrave-dire dans la tradition de lrsquoEacuteglise dans la meacutemoire dans la communion des saints
dans la terre la langue natale Chacun est le teacutemoin de lrsquoeacuteveacutenement lrsquoeacuteveacutenement
est partie de la continuiteacute partie de lrsquohistoire lrsquoeacuteveacutenement preacutesent est bacircti sur le
passeacute et sur le futur Lrsquoenracinement dans le passeacute est la meacutemoire les habitants du
passeacute sont nos amis dans le preacutesent par la reconnaissance et le contentement qursquoils
nous donnent par lrsquoecirctre-avec auquel le temps ne peut faire obstacle ils ressuscitent
et la vie se remplit drsquoamitieacute par cette communion des saints dont parle le Symbole
des Apocirctres La vocation du teacutemoin est drsquoenraciner les contemporains et les
205
eacuteveacutenements drsquoaujourdrsquohui de faccedilon qursquoils puissent devenir passeacute existant pour le
futur qursquoils deviennent racines gage pour le futur souvenir vivifiant
Lrsquoenracinement dans le futur est lrsquoespeacuterance espeacuterance du renouvellement
possibiliteacute du nouveau Lrsquoenracinement dans le preacutesent par le teacutemoignage creacutee le sol
dans lequel peut srsquoenraciner lrsquoespeacuterance
Le texte le plus explicite de Peacuteguy sur lrsquohistoire et la meacutemoire se trouve dans
Clio Dialogue de lrsquohistoire et de lrsquoacircme paiumlenne
Lrsquohistoire consiste essentiellement agrave passer au long de lrsquoeacuteveacutenement La meacutemoire consiste essentiellement eacutetant dedans lrsquoeacuteveacutenement avant tout agrave nrsquoen pas sortir agrave y rester et agrave le remonter en dedans
La meacutemoire et lrsquohistoire forment un angle droit
Lrsquohistoire est parallegravele agrave lrsquoeacuteveacutenement la meacutemoire lui est centrale et axiale (III 1177)
Peut-on passer au long de lrsquoeacuteveacutenement quand il est passeacute reacutevolu Oui en
eacutetudiant les fiches les teacutemoignages en lrsquoanalysant en se penchant dessus sans y
plonger en gardant une distance propice agrave la science Peut-on demeurer dans
lrsquoeacuteveacutenement le remonter en restant agrave lrsquointeacuterieur quand lrsquoeacuteveacutenement est reacutevolu
passeacute Peacuteguy dit dans ce mecircme texte Clio un peu plus loin que Michelet lrsquoavait
fait il fait dire agrave Clio elle-mecircme laquo Il ne faut pas dire aussi que Michelet est le plus
grand des historiens dit-elle Crsquoest un chroniqueur et un meacutemorialiste raquo (III 1182)
Le chroniqueur et le meacutemorialiste parlent des eacuteveacutenements qursquoils ont veacutecus or
Michelet nrsquoa pas veacutecu au temps de la guerre de cent ans Peacuteguy parle ici de la
meacutemoire de la race de la meacutemoire qui peut ecirctre transmise laquelle se distingue de
lrsquohistoire par la participation inteacuterieure aux eacuteveacutenements crsquoest-agrave-dire la capaciteacute de
se laisser toucher donc drsquoecirctre transformeacute par des eacuteveacutenements veacutecus par drsquoautres
dans le passeacute
Simone Fraisse commente dans cette perspective Clio dans Peacuteguy et le Moyen
Age
Rongeacutee creuseacutee sous lrsquoaction du temps Clio reprend pourtant figure quand on la considegravere sous lrsquoangle de la meacutemoire au sens bergsonien du mot Le dуvenir srsquoest inscrit dans sa chair Seule la meacutemoire qui compare qui mesure qui regrette reacutevegravele le vieillissement Seule elle donne la conscience de la distance parcourue [hellip] Faute de
206
cette expeacuterience inteacuterieure on fait de lrsquohistoire crsquoest-agrave-dire qursquoon demeure eacutetranger agrave la matiegravere de lrsquoeacuteveacutenement187
Crsquoest ainsi que le saint pour Peacuteguy devient le chroniqueur et le meacutemorialiste
parfait dans la mesure ougrave il a participeacute agrave des eacuteveacutenements dans le passeacute et demeure
toucheacute par ces eacuteveacutenements il est capable de transmettre sa meacutemoire et son veacutecu par
le mystegravere de la communion des saints de lrsquoimitation et de lrsquoinvocation Le saint est
un acteur de lrsquoincarnation crsquoest un homme qui imite Jeacutesus le Dieu fait homme par
le mystegravere de lrsquoIncarnation Ainsi la sainteteacute permet agrave Dieu drsquoagir dans lrsquohistoire
Lrsquoincarnation chez Peacuteguy crsquoest la possibiliteacute aujourdrsquohui de srsquoenraciner dans le
Christ et dans lrsquoespeacuterance de la Reacutesurrection
b) La fideacuteliteacute et la dureacutee
Chez Peacuteguy il y a deux faccedilon de faire durer la vie et drsquoecirctre fidegravele agrave Dieu qui
semblent comme souvent chez cet auteur contradictoires mais sont plutocirct
compleacutementaires Lrsquoune est celle que choisit le saint proche du heacuteros ou du geacutenie
ecirctre attentif agrave lrsquoappel de Dieu dans lrsquoeacuteveacutenement et y reacutepondre le moment venu
discerner sa vocation agrave incarner la volonteacute de Dieu dans lrsquoeacuteveacutenement preacutesent ecirctre agrave
lrsquoeacutecoute du reacuteel Lrsquoautre consiste agrave ecirctre fidegravele au travail agrave la terre agrave faire durer la
tradition et fructifier lrsquoheacuteritage agrave srsquoenraciner en attendant que la racine que lrsquoarbre
mecircme porte fruit qursquoun heacuteros un geacutenie un saint naisse de cette race
Deacutejagrave en 1897 dans sa premiegravere Jeanne drsquoArc Peacuteguy par la bouche
drsquoHauviette montre agrave quel point la fideacuteliteacute et la perseacuteveacuterance dans
lrsquoaccomplissement de la tacircche quotidienne sont essentielles car elles creacuteent et
maintiennent la dureacutee et la vie temporelle
Voilagrave bientocirct cinquante ans passeacutes au dire des anciens que le soldat moissonne agrave sa fantaisie voilagrave bientocirct cinquante ans passeacutes que le soldat eacutecrase ou brucircle ou vole agrave sa guise la moisson mucircre Eh bien apregraves tout ce temps-lagrave tous les ans agrave lrsquoautomne les bons laboureurs ton pegravere le mien les pegraveres de nos amies toujours les mecircmes labourent avec le mecircme soin les mecircmes terres les terres de lagrave-haut et les ensemencent Voilagrave ce qui garde tout Ils nrsquoauraient eux aussi qursquoagrave se faire soldats ccedila nrsquoest pas difficile on reccediloit moins de coups puisqursquoon en donne aux autres Une fois
187 FRAISSE Simone Peacuteguy et le Moyen Age Paris Honoreacute Champion 1978 p 59
207
soldats ils nrsquoauraient eux aussi qursquoagrave faire la moisson sans avoir fait les semailles Mais les bons laboureurs aiment les bons labours et les bonnes semailles tous les ans ils font agrave la mecircme eacutepoque la mecircme besogne avec la mecircme vaillance voilagrave ce qui tient tout ce sont eux qui tiennent tout eux qui gardent tout eux qui sauvent tout ce que lrsquoon peut sauver crsquoest par eux que tout nrsquoest pas mort encore et le bon Dieu finira bien par beacutenir leurs moissons (OPD 11)
Etre fidegravele agrave soi-mecircme en restant paysan et non soldat ecirctre fidegravele agrave sa tacircche
ecirctre fidegravele au passeacute en imitant les mecircmes travaux sur la mecircme terre ecirctre fidegravele au
preacutesent en recommenccedilant sans cesse malgreacute la guerre ecirctre fidegravele au futur en
semant avec espeacuterance avec lrsquoespoir que les semailles vont pousser laquo voilagrave ce qui
tient tout raquo et ce qui selon Peacuteguy permet la dureacutee de la vie
Dans le Mystegravere de la chariteacute Peacuteguy ne retranscrit pas ces mots drsquoHauviette
En revanche dans Un Nouveau theacuteologien monsieur Fernand Laudet texte qui
peut ecirctre consideacutereacute comme le commentaire du Mystegravere Peacuteguy consacre plusieurs
pages agrave la fideacuteliteacute demandeacutee aux chreacutetiens drsquoaujourdrsquohui qui vivent comme au
temps des croisades parce que les infidegraveles moderne sont pregraves de nous et que
laquo Nos fideacuteliteacutes sont des citadelles raquo (III 461)
La fideacuteliteacute rend possible lrsquoespeacuterance elle promet de nouveaux deacutebuts possibles
et des commencements qui eux aussi nourrissent la dureacutee Comme le dit Peacuteguy agrave
propos de lrsquoespeacuterance dans Le Mystegravere des saints Innocents laquo Mais le tendre
bourgeon nrsquoest fait que pour la naissance et il nrsquoest chargeacute que de faire naicirctre (Et de
faire durer) raquo (OPD 783)
a) La fin de lrsquohistoire
La question du temps se pose constamment dans la litteacuterature du XIXe siegravecle et
au-delagrave Certes le tempos fugit est un topos litteacuteraire omnipreacutesent mais au tournant
du XIXe siegravecle et du XXe une peacuteriode marqueacutee tout agrave la fois par drsquoimportantes
deacutecouvertes archeacuteologiques qui font penser au passeacute et par de grandes avanceacutees
techniques et scientifiques qui font recircver ou srsquoinquieacuteter au sujet de lrsquoavenir la
question se pose avec une intensiteacute particuliegravere Ce nrsquoest pas un hasard si crsquoest agrave
208
cette eacutepoque que se deacuteveloppe la philosophie de Bergson sa penseacutee sur le temps et
la dureacutee en particulier Crsquoest aussi lrsquoeacutepoque de lrsquoestheacutetique laquo deacutecadente raquo laquo fin de
siegravecle raquo des termes qui trahissent une angoisse parfaitement palpable devant la fuite
du temps et la corrosion qursquoelle comporte Peacuteguy exegravecre cette estheacutetique deacutecoulant
drsquoune temporaliteacute qui rejette le preacutesent il propose donc drsquoy remeacutedier par lrsquoaccueil
du reacuteel lrsquohospitaliteacute du reacuteel Vivre dans le preacutesent sans ecirctre un laquo moderne raquo crsquoest-agrave-
dire tourneacute vers le progregraves par le rejet du passeacute ni ecirctre un laquo deacutecadent raquo autrement
dit rejeter le preacutesent parce que le temps srsquoy perccediloit trop intenseacutement signifie pour
Peacuteguy vivre dans la continuiteacute et non dans le renoncement au passeacute vivre dans
lrsquoattente et lrsquoespeacuterance et non dans la peur de la disparition
Degraves ses premiers textes Peacuteguy srsquointeacuteresse agrave la fin de lrsquohistoire du monde de la
vie et il approche ce sujet par des biais diffeacuterents Crsquoest drsquoabord lrsquoutopie qursquoil
preacutesente dans un manifeste socialiste De la citeacute socialiste et dans un dialogue
meacutetaphasique Marcel ou le dialogue de la citeacute harmonieuse tous les deux eacutecrits
en 1897 Ensuite crsquoest lrsquoangoisse du salut que Peacuteguy voudrait universel Mais il a
appris de ses cateacutechistes enfant lrsquohorreur de lrsquoenfer de la damnation eacuteternelle
mecircme si agrave cette eacutepoque il ne se dit pas chreacutetien ces ideacutees le hantent De la citeacute
socialiste texte eacutecrit pour La Revue socialiste est un manifeste politique eacutecrit au
futur Marcel est un texte curieux qui nrsquoest drsquoailleurs pas un dialogue et qui deacutecrit
le monde utopique de la citeacute harmonieuse au preacutesent Dans ces deux textes il ne
srsquoagit pas reacuteellement drsquoune fin de lrsquohistoire mais drsquoune autre histoire drsquoun autre
monde un monde imagineacute La sainteteacute nrsquoy a pas vraiment de place parce que crsquoest
un monde ideacuteal ougrave il nrsquoy a laquo aucun travail qui puisse deacuteformer les acircmes ou les
corps raquo (I 57) il nrsquoy a mecircme pas drsquoeacutegaliteacute de justice ougrave de chariteacute laquo parce que
toute chariteacute suppose des manques et que la citeacute harmonieuse ne laisse manquer de
rien les citoyens raquo (I 61) Les sentiments malsains sont absents de la citeacute ainsi que
la meacutemoire drsquoune vie de la citeacute non-harmonieuse Il nrsquoy a donc pas drsquoeffort la
sainteteacute dans le sens de la perfection morale y est toute naturelle Mecircme lrsquoideacutee de
la transmission et de lrsquoheacuteritage est absente de la citeacute harmonieuse parce que laquo Les
parents nrsquoont pas dans la citeacute harmonieuse agrave enseigner agrave leurs enfants les sentiments
de la santeacute mais les sentiments de la santeacute naissent et croissent toute seules dans
209
les familles aux acircmes des enfants raquo (I 77) Dans cette utopie Peacuteguy deacutecrit un
monde ougrave la socieacuteteacute mecircme la citeacute mecircme creacutee ses saints les ecirctre moralement parfait
qui la constituent et qui ainsi nrsquoont pas peur drsquoune fin parce que ce monde ideacuteal ne
semble pas peacuterissable
Pour penser la fin du monde Peacuteguy se rapproche de lrsquoideacutee drsquoun acircge drsquoor mecircme
si on ne trouve pas cette expression dans ses textes on y trouve en revanche un
inteacuterecirct particulier pour le temps et pour lrsquohistoire le rejet drsquoune ideacutee du progregraves le
refus drsquoune socieacuteteacute marchande qui pour Peacuteguy correspond agrave une veacuteritable
deacutecadence lrsquoamour du passeacute et de la terre ougrave regravegne lrsquoharmonie Sur ce point Peacuteguy
rejoint en fait la perception du temps et de lrsquohistoire propre agrave lrsquoesprit de deacutecadence
mecircme srsquoil srsquoen deacutemarque une vision de lrsquohistoire qui nrsquoexiste qursquoen tant que
mouvement circulaire en boucle ougrave le progregraves nrsquoest pas seulement proscrit en tant
que rejet du passeacute mais simplement impossible ougrave lrsquoacircge drsquoor et lrsquoacircge de la
deacutecadence se succegravedent188
Agrave propos de lrsquoutopie et du mythe de lrsquoacircge drsquoor chez Peacuteguy Eric Thiers eacutecris
Que ce soit dans la citeacute harmonieuse ou dans le Paradis perdu et retrouveacute le temps qui nous soumet agrave un pourrissement inexorable est aboli tout comme lrsquohistoire et la meacutemoire Cette citeacute atemporelle nrsquoest pas agrave venir elle nrsquoa pas disparue Elle est preacutesente en chacun avec ses valeurs immuables lrsquoinnocence la veacuteriteacute lrsquoharmonie la bonteacute la chariteacute la justice etc Face agrave la politique qui doit affronter la contingence ndash crsquoest sa vocation elle est temporelle lieacutee au temps ndash Peacuteguy oppose la fixiteacute drsquoune morale drsquoune mystique eacuteternelle sans nous dire drsquoailleurs comment tenter de concilier ces deux plans en creacuteant un mode de communication entre eux La citeacute ideacuteale de Peacuteguy est proprement humaine en ce qursquoelle est constitueacutee en tout individu pourvu qursquoil demeure fidegravele agrave ce qursquoil fut189
La mecircme anneacutee que ses deux utopies Peacuteguy eacutecrit cependant sa premiegravere
Jeanne drsquoArc pleine drsquoangoisse du salut et drsquoinsurrection contre la justice de Dieu
qui voue les peacutecheurs agrave la damnation eacuteternelle Dans des paroles que Madame
Gervaise juge blaspheacutematoires la petite Jeannette se dit precircte agrave se sacrifier agrave la
place des pecirccheurs Les reacuteponses de lrsquoEacuteglise donneacutees par Madame Gervaise ne
sont pas satisfaisantes pour elle elle trouve lrsquoapaisement dans lrsquoaction puis la
188 Voir Raoul Girardet Mythes et mythologies politiques Seuil 1986 189 THIERS Eacuteric laquo Les mondes perdus de Charles Peacuteguy Un mythe intime et universelraquo Mil neuf cent Revue drsquohistoire intellectuelle 12013 (ndeg 31) p 25-51
210
mort les derniegraveres paroles de Jeanne dans la trilogie crsquoest la priegravere de Jeanne pour
le salut universel Cette priegravere eacutevoque lrsquoespeacuterance de Jeanne et donc la sienne
puisque Jeanne est en quelque sorte lrsquoalter ego de lrsquoauteur
Cette espeacuterance ineacutebranlable apparaicirct encore plus forte dans les paroles
drsquoHauviette au deacutebut de la trilogie Peacuteguy quelques anneacutees plus tard les reprend
dans Louis de Gonzague en relatant une anecdote attribueacutee au saint Il srsquoagit drsquoun
eacutepisode de la vie du saint qui raconte comme il a reacutepliqueacute agrave ses camarades lors
drsquoune reacutecreacuteation au couvent que si le jugement dernier avait lieu dans quelques
minutes il continuerait de jouer agrave la balle Cette histoire pour Peacuteguy ne parle pas
drsquoirrespect de Dieu mais de la liberteacute et surtout de la valeur de la vie en soi et de
la dureacutee drsquoune action reacuteelle nrsquoimporte quelle action y compris le simple jeu a elle
aussi de la valeur et ne peut ecirctre interrompue que par quelque chose qui la deacutepasse
complegravetement comme la venue de Dieu
Dans Le mystegravere des saints innocents le dernier des trois mystegraveres de Peacuteguy
eacutecrit et publieacute en 1912 celui-ci parle drsquoabord du jugement que lrsquohomme doit
effectuer sur soi-mecircme
Je suis partisan dit Dieu que tous les soirs on fasse son examen de conscience
Crsquoest un bon exercice
Mais enfin il ne faut pas srsquoen torturer au point drsquoen perdre le sommeil
A cette heure-lagrave la journeacutee est faite et bien faite il nrsquoy a plus agrave la refaire
Il nrsquoy a plus agrave y revenir raquo (III 787)
Peacuteguy deacuteveloppe longuement ce discours de Dieu sur lrsquoexamen de conscience
et la confiance lrsquoabandon Il lrsquoillustre par des images tregraves parlantes comme celle de
lrsquohomme qui srsquoessuie les pieds avant de franchir le seuil de lrsquoEacuteglise mais qui ne
pense pas apregraves ecirctre entreacute agrave la boue qui aurait pu rester un peu sur ses chaussures
Il semble essentiel de respecter lrsquoordre du passeacute du preacutesent et du futur Lrsquohomme
commet un peacutecheacute fait son examen de conscience il srsquoen rend compte se repent
puis srsquoabandonne agrave Dieu car le futur nrsquoappartient qursquoagrave Dieu Tout dans lrsquohistoire y
compris lrsquohistoire personnelle drsquoun homme a un deacutebut une continuation une fin
Voilagrave comment Peacuteguy lrsquoexplique par des mots qursquoil place dans la bouche de Dieu
Jrsquoai deacutecoupeacute le temps dans lrsquoeacuteterniteacute dit Dieu
211
Le temps et le monde du temps
La creacuteation fut le commencement et le jugement sera la fin
(Du temps) (Du monde du temps)
Crsquoest exactement une symeacutetrie un balancement
Ce que jrsquoai ouvert je le fermerai
Le jour de la creacuteation (les six jours) jrsquoai ouvert un certain monde
(On le connaicirct de reste) (On le sait on en a assez parleacute)
Enfin la premiegravere heure du premier des six jours de la creacuteation jrsquoai commenceacute une certaine histoire
Et le jour du jugement je la fermerai
Or tout lrsquoancien testament part de ce jugement que je fis de creacuteer
Et tout le nouveau testament va vers ce jugement que je ferai de juger
Ainsi lrsquoancien testament est symeacutetrique au nouveau
Et (contre) balance le nouveau
Et tout lrsquoancien testament par de cette creacuteation
Et tout le nouveau testament va vers ce jugement
Et dans lrsquoancien testament le Paradis est au commencement
Et crsquoest un Paradis terrestre
Mais dans le nouveau testament le paradis est agrave la fin
Et je vous le dis crsquoest un paradis ceacuteleste raquo (III 883)
Ainsi Peacuteguy deacutecrit le temps de ce monde comme une histoire raconteacutee par
Dieu qui a un deacutebut et une fin Il preacutesente ensuite lrsquoimage drsquoune catheacutedrale agrave deux
voucirctes lrsquoAncien et le Nouveau testament avec Jeacutesus comme cleacute de voucircte Ainsi la
fin de lrsquohistoire nrsquoest pas une catastrophe ni une destruction ou une trageacutedie ce
nrsquoest pas un terrible jugement mais tout simplement la fin drsquoune histoire conteacutee par
Dieu qui a creacuteeacute lrsquohistoire du monde par un jugement et qui va la clore de la mecircme
maniegravere En somme pour Peacuteguy le jugement dernier nrsquoest pas une catastrophe qui
vient deacutetruire le cours des choses mais la fin drsquoune histoire qui nous serait conteacutee
par Dieu dont nous faisons partie la fin toute naturelle de quelque chose qui a eu
un deacutebut Pour ce qui concerne le jugement dans ce mecircme texte Peacuteguy fait dire agrave
Dieu laquoOn sait assez comment le pegravere a jugeacute le fils qui eacutetait parti et qui est revenu
Crsquoest encore le pegravere qui pleurait le plus Voilagrave ce que mon fils leur a conteacute Mon fils
leur a livreacute le secret du jugement mecircmeraquo (OPD 798) Dans Clio lrsquohistoire
srsquoindigne du fait que les hommes lrsquoont choisie comme juge suprecircme laquo Qursquoils ont
voulu laiumlciser le Jugement et qursquoils en ont fait ce miseacuterable jugement historique Et
212
qursquoils ont voulu laiumlciser le Juge et qursquoils mrsquoont pris moi miseacuterable raquo (III 1127)
Lrsquoaberration pour Peacuteguy en 1913 crsquoest de choisir comme juge lrsquohistoire qui est
creacuteeacutee et raconteacutee par Dieu comment pourrait-elle juger lrsquohumaniteacute si le jugement
repreacutesente preacuteciseacutement sa propre fin
Pourquoi donc Peacuteguy ne deacutecrit-il jamais les visions effrayantes de
lrsquoApocalypse guerres tremblement de terres etc Pourquoi ne parle-t-il jamais de
ce qui est traditionnellement lieacute agrave lrsquoeschatologie La fin de lrsquohistoire celle qui
commence par Egraveve et se termine par la mort crsquoest la fin de la vie sur la terre mais
pas la fin de la terre On le remarque bien dans la description du paradis au deacutebut de
la derniegravere œuvre acheveacutee de Peacuteguy le grand poegraveme Egraveve Pour Peacuteguy dans les
cieux un Franccedilais reste un Franccedilais un Anglais reste un Anglais autrement dit les
pays demeurent la France demeure aussi agrave jamais peut-ecirctre mecircme ne va-t-elle pas
tellement changer Crsquoest pour cela que dans son eschatologie poeacutetique les saints ont
un rocircle particulier notamment la mort des saints Les saints demeurent patrons de la
terre sur laquelle ils ont marcheacute et ougrave ils sont enterreacutes La mort drsquoun saint crsquoest tout
de suite le Jugement dernier parce que le temps apregraves la mort nrsquoexiste plus La mort
drsquoun saint crsquoest le jugement de ceux qui vivent sur la mecircme terre que lui car selon
Peacuteguy le saint megravene son peuple au jugement Les saints franccedilais conduiront ainsi le
peuple franccedilais au Jugement dernier les saints parisiens pour leur part conduiront
le peuple de Paris Voilagrave pourquoi les saintes preacutefeacutereacutees du poegravete sont des bergegraveres
qui font paicirctre les troupeaux des acircmes humaines
LrsquoEspeacuterance constitue assureacutement lrsquoun des thegravemes les plus importants pour
Peacuteguy Crsquoest lrsquoespeacuterance qui deacutefinit les attentes eschatologiques du poegravete
personnelles et universelles Peacuteguy deacutebute le Mystegravere de la chariteacute de Jeanne drsquoArc
par la priegravere de Jeannette qui reacutecite le Notre Pegravere mais ne peut pas se limiter aux
mots qursquoelle connaicirct si bien
Notre pegravere notre pegravere qui ecirctes au royaume des cieux de combien il srsquoen faut que votre regravegne arrive au royaume de la terre Notre pegravere notre pegravere qui ecirctes au royaume des cieux de combien il srsquoen faut que votre regravegne arrive au royaume de France [] O mon Dieu si on voyait seulement le commencement de votre regravegne Si on voyait seulement se lever le soleil de votre regravegne Mais rien jamais rien [] Si on voyait poindre seulement le jour de votre regravegne Et vous avez envoyeacute vos saints vous les avez appeleacutes chacun par leur nom vos autres fils les saints et vos filles les saintes et
213
vos saints sont venus et vos saintes sont venues et rien jamais rien[] Encore si lrsquoon voyait le commencement de vos saints si lrsquoon voyait poindre le commencement du regravegne de vos saints [] Srsquoil nrsquoy a pas eu assez de saintes et assez de saints envoyez-nous en drsquoautres envoyez-nous en autant qursquoil en faudra envoyez-nous en tant que lrsquoennemi se lasse (OPD 403-404)
En drsquoautres termes la venue du Royaume des cieux crsquoest lrsquoaccomplissement
drsquoune espeacuterance et le travail du saint crsquoest lrsquoattente patiente et la priegravere intense
pour que naisse un nouveau saint Le saint crsquoest lrsquoacteur principal de lrsquoespeacuterance
celui dans qui elle se concentre et srsquoincarne parce que la terre ne peut pas exister
sans les priegraveres des saints Chaque saint est un preacutecurseur Le saint œuvre sur la
terre et prie pour la terre il accomplit un travail de laboureur qui faccedilonne la terre
Le saint prie et espegravere la naissance drsquoun autre saint de cette maniegravere il approche la
Parousie
En parlant de lrsquoApocalypse Peacuteguy ne parle jamais de la fin du monde de la
destruction mais plutocirct drsquoun nouveau deacutebut drsquoune nouvelle Citeacute Harmonieuse
Dans la fin de lrsquohumaniteacute il entrevoit son unification dans la Tapisserie de Notre
Dame il lrsquoappelle laquole jour solennelraquo et lrsquolaquoacircge absoluraquo dans lequel rentreront tous
les acircges comme un point de convergence Pourquoi Peacuteguy parle-t-il drsquoun acircge En
parlant de lrsquoApocalypse Peacuteguy ne parle pas de la fin de la terre mais de la fin de
lrsquohistoire et de la succession passeacute mdash preacutesent mdash futur Lrsquoeschatologie personnelle et
les eschatologies personnelles sont unies chaque mort la mort de chaque homme
marque la fin de son histoire quand chaque homme atteindra lrsquolaquoacircge absoluraquo
viendra la fin de lrsquohistoire Dans le monde nouveau il nrsquoy aura plus drsquohistoire mais
comme le dit Peacuteguy laquo une mort plus vivante que la vieraquo (OPD 1157) Il parle ainsi
de laquonotre tragique histoireraquo (OPD 1150) de la mort qui est lrsquoaboutissement de
lrsquohistoire drsquoun homme et de la fin du monde comme lrsquoaboutissement de lrsquohistoire
universelle Dans Egraveve en parlant du Dernier Jour Peacuteguy deacuteveloppe cette mecircme
ideacutee Il deacutecrit tout ce qui ne sera plus tout ce qui changera et tout ce qui adviendra
une toute derniegravere fois Pour autant il ne parle pas des changements il nrsquoy a pas de
description visionnaire rien que les images du Jugement que nous connaissons deacutejagrave
gracircce agrave ses autres œuvres poeacutetique ougrave il parle des saints qui guident les troupeaux
des acircmes Peacuteguy parle aussi de la fin du monde comme de la Rencontre de ceux qui
ont eacuteteacute seacutepareacutes par la mort et le temps laquoQuand tout srsquoeacuteclairera des flammes de
214
meacutemoireraquo et un peu plus loin laquoQuand les ressusciteacutes srsquoen iront par les bourgs
encore tout eacutebaubis et cherchant leur chemin et les yeux eacuteblouis et se tenant la
main Et reconnaissant mal ces tours et ces deacutetoursraquo (OPD 1219) Peacuteguy dit que
lrsquohumaniteacute est une que la rencontre est possible parce que les premiers hommes
sont unis aux derniers dans la mesure ougrave nous sommes tous faits de la mecircme terre
Egraveve constitue la derniegravere œuvre poeacutetique de Peacuteguy mais dans ces pages il
revient pour lrsquoessentiel au thegraveme de la trilogie dramatique sur Jeanne drsquoArc La
priegravere de Jeanne pour le salut de tous revient donc encore dans les pages drsquoEgraveve De
mecircme que Jeanne dans la seconde piegravece de la trilogie les Batailles prie pour le
salut de ceux qui sont morts sur le champ de guerre Peacuteguy consacre plusieurs pages
drsquoEgraveve agrave la priegravere pour les guerriers Il prie pour que le jour du Jugement dernier
laquoDieu mette avec eux dans la juste balance un peu de ce terreau drsquoordure et de
poussiegravereraquo (OPD 1265) cette poussiegravere pour laquelle ils sont morts et dans laquelle
ils reposent Dans lrsquoun des quatrains non retenus par lrsquoauteur pour le texte final
drsquoEgraveve on trouve une priegravere mais pas pour le salut des acircmes et pour le Jugement le
poegravete prie pour le second avegravenement du Christ en demandant une vision bien qursquoil
ne srsquoagisse pas drsquoune vision apocalyptique laquoPuissions-nous contempler quand
nous serons jugeacutes La figure laisseacutee aux mains de Veacuteroniqueraquo (OPD 1516)
Toute la vie de lrsquohomme pour Peacuteguy tend vers une espeacuterance lrsquoespeacuterance de
la Rencontre avec Dieu et de la rencontre de tous les hommes Le Jugement Dernier
nrsquoest pas une fin du monde mais vraiment la Parousie crsquoest-agrave-dire
lrsquoaccomplissement de lrsquoespeacuterance la Rencontre tant attendue Les saints ce sont
ceux qui ont veacutecu une rencontre dans leur vie terrestre et connaissent deacutejagrave ce
chemin ils peuvent comme de bonne bergegraveres qui connaissent le chemin vers les
bons pacircturages mener tout le troupeau agrave la place de la Rencontre rendre le salut et
la Rencontre possibles pour chaque homme
215
2 Le saint comme ancecirctre et comme prophegravete
Pour qursquoune vie dans la sainteteacute et une incarnation dans le preacutesent soient
possibles il faut que ce preacutesent soit ancreacute dans le passeacute et orienteacute vers lrsquoavenir Ces
deux axes sont pleinement preacutesents dans lrsquoœuvre de Peacuteguy Pour ce qui concerne le
passeacute on trouve dans ses textes plusieurs figures de lrsquoancecirctre au sens large du
terme ce sont des personnages qui repreacutesentent la race le peuple saisi dans la
longue dureacutee comme par exemple la grand-megravere de Peacuteguy dans Victor-Marie
comte Hugo des personnages qui peuvent ecirctre consideacutereacute comme premiers comme
Bernard-Lazare en tant que premier entre tous les dreyfusard car il a clameacute le
premier lrsquoinnocence de Dreyfus des personnes qui ont eacuteteacute premiegraveres et exemplaires
dans un sens de supeacuterioriteacute morale comme les heacuteros les saints patrons On peut
aussi consideacuterer comme ancecirctres ceux qui transmettent un heacuteritage non mateacuteriel (le
savoir les valeurs la foi) aux geacuteneacuterations suivantes en ce sens nrsquoimporte quel aicircneacute
ou maicirctre peut ecirctre un ancecirctre
Lrsquoeacutetymologie du mot ancecirctre vient du latin antecessor antecedere qui signifie
laquo marcher devant raquo laquo celui qui preacutecegravede raquo (en franccedilais preacutedeacutecesseur vieillard
initiateur devancier) quant agrave lrsquoadjectif laquo ancestral raquo il signifie heacutereacuteditaire
traditionnel heacuteriteacute Dans la mesure ougrave lrsquoancecirctre est la personne qui est agrave lrsquoorigine
drsquoune famille on peut le rapprocher de lrsquoaiumleul de lrsquoascendant Parfois ce mot
deacutesigne mecircme simplement lrsquoacircge avanceacute de la personne Laurent Husson eacutenumegravere
ainsi les diffeacuterentes interpreacutetations de ce terme
Lrsquoancecirctre peut srsquoentendre de plusieurs maniegraveres depuis lrsquoideacutee drsquoancecirctre commun universel jusqursquoagrave lrsquoancecirctre permettant de singulariser une famille voire lrsquoancecirctre au sens de preacutedeacutecesseur dans une fonction singuliegravere ou comme figure symbolique (ce qui nous reconduit justement au heacuteros)190
En tout cas lrsquoancecirctre est une personne qui a devanceacute ceux qui la deacutesignent en
tant qursquoancecirctre en acircge dans le temps dans les actes Lrsquoancecirctre crsquoest un lointain qui
est neacuteanmoins toujours preacutesent ce qui le diffeacuterencie du preacutecurseur qui demeure
190 HUSSON Laurent laquo Ancecirctre fondateur heacuteros eacuteleacutements de distinction raquo in Dominique Ranaivoson Valentina Litvan (dir) Les heacuteros culturels reacutecits et repreacutesentations Saint-Maur-des-Fosseacutes Seacutepia 2014 p 15
216
dans le passeacute Laurent Husson observe que laquo Lrsquoancecirctre se diffeacuterencie du mort en
intervenant dans les affaires des vivants raquo191 Le culte des morts est un rite de
commeacutemoration le culte des ancecirctres repreacutesente pour sa part un acte de
reconnaissance voire de veacuteneacuteration On doit aux ancecirctres non seulement la
meacutemoire mais une forme de reacuteciprociteacute puisque ils sont actifs drsquoune maniegravere ou
drsquoune autre dans notre preacutesent notre reacutealiteacute Le culte des ancecirctres permet aussi agrave
une communauteacute agrave un groupe de srsquounir autour drsquoun personnage qui devient la
reacutefeacuterence du groupe Souvent la figure de lrsquoancecirctre est lieacutee agrave un acte fondateur qui
est deacutesigneacute par le groupe comme un acte exceptionnel et doit demeurer dans la
meacutemoire de la communauteacute laquo La fondation srsquoopegravere par la violence ou dans un
moment charismatique mais elle doit pour srsquoinstaurer se peacuterenniser raquo192
Cependant un acte fondateur peut ne pas ecirctre lieacute agrave un personnage fondateur
Laurent Husson compare lrsquoancecirctre agrave drsquoautres personnages exemplaires en preacutecisant
qursquolaquo Ancecirctre fondateur heacuteros appartiennent tous neacutecessairement au passeacute dans la
mesure ougrave ils existent complegravetement que par leurs successeurs lesquels seuls
assurent leur avenir agrave travers les diffeacuterents modaliteacutes de leur action preacutesente raquo193 Le
heacuteros se diffeacuterencie de lrsquoancecirctre principalement par deux choses il doit avoir
effectueacute un geste une action exceptionnelle et srsquoil peut ne pas ecirctre fondateur voire
ne pas avoir un groupe de successeurs drsquoheacuteritiers il est forceacutement le personnage
drsquoun reacutecit
Lrsquoacte fondateur peut donc ecirctre le deacutebut de quelque chose drsquoimpersonnel De
mecircme le heacuteros peut devenir la pierre angulaire drsquoun reacutecit sans pour autant susciter
des imitations Lrsquoancecirctre concerne plus la personne vivante mecircme srsquoil est lieacute au
passeacute il a neacutecessairement une implication sur le preacutesent pour ceux qui le
reconnaissent en tant que tel Pierre Citti deacutefinit lrsquoancecirctre comme laquo lrsquoarcheacutetype de
191 HUSSON Laurent laquo Ancecirctre identiteacute histoire raquo in Jacques Fantino Bernard Bourdin (dir) Les figures de lrsquoancecirctre entre quecircte drsquoidentiteacute et souci de leacutegitimiteacute Sous la direction de Centre Ecritures coll theacuteologies et cultures universiteacute de Lorraine 2012 p 15 192 HUSSON Laurent ibid p 27 193 HUSSON Laurent opcit Ancecirctre fondateur heacuteros eacuteleacutements de distinction p 26
217
soi-mecircme raquo194 On ressent donc un lien avec ses ancecirctres ce lien que Peacuteguy deacutecrit
souvent en eacutevoquant la laquo race raquo On peut eacuteprouver envers ses ancecirctres des
sentiments plus forts qursquoune simple commeacutemoration parce qursquoils sont preacutesent en
nous il srsquoagit de reconnaissance de pieacuteteacute drsquoune forme de reconnaissance de
lrsquoautoriteacute de lrsquoancecirctre Pierre Citti deacutefinit ainsi la race comme laquo la repreacutesentation qui
donne agrave tous les sentiments de la pietas toute la force de lrsquoauctoritas raquo195
Anne-Marie Thiesse explique comment une forme de culte des ancecirctres sert de
fondement dans la formation drsquoune nation si pour la race lrsquoancecirctre aide agrave
reconnaicirctre sa filiation la continuiteacute la dureacutee Dans le processus de formation drsquoune
nation la reconnaissance drsquoun ancecirctre sert de leacutegitimation par une meacutemoire des
origines et de don reccedilu de ses aiumleux
laquo Tout acte de naissance eacutetablit une filiation La vie des nations europeacuteennes commence avec la deacutesignation de leurs ancecirctres Et la proclamation drsquoune deacutecouverte il existe un chemin drsquoaccegraves aux origines qui permet de retrouver les aiumleux fondateurs et de recueillir leur legs preacutecieux Le Peuple par sa primitiviteacute est un vivant fossile qui garde jusqursquoau cœur de la moderniteacute lrsquoesprit des grands ancecirctres raquo196
Mais un acte de naissance et la proclamation drsquoune deacutecouverte peuvent aussi
provenir drsquoune attitude ou drsquoune perception plutocirct que drsquoun fait Il y a un ancecirctre lagrave
ougrave il y a un deacutebut Peacuteguy le montre de maniegravere curieuse dans le Dialogue de
lrsquohistoire et de lrsquoacircme charnelle ougrave par la bouche de lrsquoHistoire il deacutesigne Victor
Hugo comme lrsquoancien lrsquoancecirctre de ceux qui eacutecrivent notamment de ceux qui
eacutecrivent lrsquohistoire
Le vieil Hugo mon ami voyait le monde comme srsquoil venait drsquoecirctre fait [hellip] Crsquoest naturellement la seule maniegravere de le voir Malheureusement elle nrsquoest pas donneacutee agrave tout le monde IL voyait la creacuteation comme si agrave lrsquoinstant elle sortait des augustes Mains comme si elle venait de sortir comme si des grandes Mains elle venait de srsquoeacutechapper bondissante Lagrave est ce qui compte et ce qui fait sa force antique Crsquoest pour cela mon ami que presque seul de tous les modernes et tout autrement que tout autre nous le consideacuterons nous lrsquoestimons nous le mesurons comme un Ancien comme un grand Ancien (III 597)
194 CITTI Pierre Contre la deacutecadence Histoire de lrsquoimagination franccedilaise dans la roman 1890-1914 Paris PUF 1987 p 155 195 CITTI Pierre opcit p 212 196 THIESSE Anne-Marie La creacuteation des identiteacutes nationales Europe XVIIIe-XXe siegravecle Paris Seuil 2001 p 21
218
On deacutecouvre ici encore un paradoxe de Peacuteguy Le geacutenie est celui qui renouvelle
le monde qui rend possible lrsquoavegravenement du neuf et donc lrsquoespeacuterance pour cela il
doit voir dans lrsquoeacuteveacutenement un possible deacutebut Mais en reacuteveacutelant le deacutebut en
renouvelant le monde il se fait lrsquoAncien puisqursquoil devient le premier Cette
possibiliteacute de voir les germes du nouveau dans le monde permet de poser un acte
fondateur
a) Le fondateur
Dans le Dialogue de lrsquohistoire et de lrsquoacircme charnelle Peacuteguy consacre plusieurs
pages aux fondateurs de citeacutes laquo directement inspireacutes de la puissance des dieux raquo
(III 626) La citeacute est le lieu ougrave lrsquohistoire se forge continue et dure Son fondateur
est laquo comme deacuteleacutegueacute du Creacuteateur raquo (III 629) il reccediloit du Creacuteateur non seulement
sa gloire et son don de voir le nouveau et de creacuteer mais aussi sa lourde
responsabiliteacute pour le nouveau qursquoil a engendreacute
Peacuteguy deacutesigne aussi le pegravere de famille comme un fondateur et un ancecirctre en le
comparant au fondateur drsquoune dynastie laquo Dans la fondation drsquoun meacutenage mon ami
drsquoun simple meacutenage rien nrsquoest petit dans lrsquoordre de la fondation car je suis lagrave car
jrsquointerviens car je preacuteside raquo (III 631) dit lrsquohistoire Elle poursuit en soulignant le
caractegravere essentiel et liminaire de tout acte de fondation Crsquoest une rupture une
limite un deacutebut un renouvellement et cependant la figure du fondateur si elle est
conserveacutee dans la meacutemoire et ceacuteleacutebreacutee par des actes meacutemoriels devient un acteur
de la continuiteacute La mecircme personne rend possible le commencement et la dureacutee
Peacuteguy continue de faire parler lrsquohistoire qui rappelle que les chreacutetiens
considegraverent Jeacutesus comme le fondateur de la citeacute de Dieu laquo fondateur (dans le
temps et dans lrsquoeacuteterniteacute) de cette citeacute eacuteternelle fondateur eacuteternel fondateur
temporel aussi raquo (III 631-632) En tant que Dieu fait homme Jeacutesus seul peut fonder
une citeacute qui serait agrave la fois eacuteternelle et temporelle une fondation dans lrsquoeacuteterniteacute ne
peut pas ecirctre possible dans la mesure ougrave nrsquoy a pas de temps mais dans le temps il
peut y avoir un commencement une fondation En se faisant homme Dieu nrsquoest
219
donc plus seulement le creacuteateur il est aussi le fondateur Tous les vivants
deviennent alors laquo concitoyens de votre Fondateur mecircme raquo parce qursquoen tant
qursquohomme
il srsquoest institueacute il srsquoest constitueacute en date et en digniteacute en fait et en droit en raison et en eacuteminence le premier citoyen de la citeacute nouvelle de la citeacute qursquoil fondait de sa citeacute Lui-mecircme il srsquoest institueacute il srsquoest fondeacute le premier des saints le premier parmi un saint parmi les saints (III 633)
Ainsi Jeacutesus devient le premier citoyen de la citeacute de Dieu donc le fondateur
drsquoune dynastie de saints ou lrsquoancecirctre drsquoune famille celle de lrsquoEacuteglise
Un peu plus loin Peacuteguy parle aussi de Jeacutesus comme du fondateur de lrsquoEacuteglise
durant ses trois anneacutees de vie publique Il souligne la diffeacuterence entre cette
fondation et les fondations humaines qui se basent sur des regravegles mecircme srsquoil srsquoagit
de la regravegle monastique (III 665) Cependant parmi les saints Peacuteguy donne une
place particuliegravere aux saints fondateurs drsquoordres parce qursquoils imitent Jeacutesus non
seulement dans sa vie mais aussi dans son acte de fondation preacutefigurant ainsi la
fondation de la citeacute de Dieu Certains parmi eux le font
par une floraison de la gracircce par un besoin de la fructification conseacutecutive par une force invincible de la race spirituelle par un invincible besoin de la feacuteconditeacute spirituelle et les autres au contraire [hellip] par le malheur des temps par la dureteacute des temps par suite du malheur et de la dureteacute des temps parce qursquoil fallait toujours recommencerhellip (III 634)
Cette comparaison de deux types de saints revient plusieurs fois dans les textes
de Peacuteguy il y a chez lui drsquoune part les saints qui puisent la force de leur sainteteacute
dans la laquo race raquo dans lrsquoheacuteritage dans la communion des saints et dans la vie de
lrsquoEacuteglise et drsquoautre part ceux qui laquo recommencent raquo en recevant la gracircce au cœur de
lrsquoeacuteveacutenement qui neacutecessite la preacutesence de Dieu par lrsquointervention de lrsquoun de ses
saints
b) Lrsquoheacuteritage
La filiation partant lrsquoeacutetablissement drsquoun lien geacuteneacuterationnel drsquoune transmission
de meacutemoire de connaissance de biens mateacuteriels aussi (mecircme si Peacuteguy nrsquoen parle
pas) de croyance constitue un sujet important chez Peacuteguy Lrsquoexistence drsquoun ancecirctre
220
fondateur creacutee un deacutebut agrave cette succession ougrave les geacuteneacuterations se suivent et se
prolongent dans la dureacutee par lrsquoaccueil du don drsquoun heacuteritage principalement
spirituel cette dimension eacutetant qui importe le plus agrave Peacuteguy
Peacuteguy eacutevoque deacutejagrave le sujet de lrsquoheacuteritage dans Marcel ou le dialogue de la citeacute
harmonieuse en juin 1898 Il deacuteclare alors que laquo La citeacute harmonieuse est agrave chaque
instant sa propre heacuteritiegravere universelle agrave chaque instant la citeacute harmonieuse est
lrsquoheacuteritiegravere universelle de la citeacute qursquoelle eacutetait agrave lrsquoinstant preacuteceacutedent raquo (I 69) Crsquoest
peut-ecirctre lrsquoun des tregraves rares textes ougrave Peacuteguy parle preacuteciseacutement de lrsquoheacuteritage
mateacuteriel pour dire que tous les heacuteritages dans la citeacute harmonieuse seront mis en
commun Il nrsquoy a pas drsquoancecirctre ni de parents qui transmettraient un legs la citeacute
produit tout le temps son laquo heacuteritage raquo Pour ce qui concerne lrsquoheacuteritage immateacuteriel
laquo la citeacute harmonieuse a reccedilu en heacuteritage de la socieacuteteacute qui nrsquoeacutetait pas harmonieuse
encore tous les sentiments heureux et malheureux qui sont de la santeacute raquo (I 75)
Peacuteguy efface des sentiments qursquoil deacutefinit comme eacutetant sains non seulement les
sentiments pouvant nuire agrave autrui comme la jalousie ou la haine mais aussi ceux
qui supposent leur existence ceux qui dans la socieacuteteacute non harmonieuse existent
pour pallier les sentiments malsains et nuisibles
les citoyens de la citeacute harmonieuse ne connaissent pas le droit amour de la justice les citoyens de la citeacute harmonieuse ne connaissent pas la chariteacute pencheacutee les citoyens de la citeacute harmonieuse ne connaissent pas la veacuteneacuterable pitieacute ils ont reccedilu en heacuteritage la citeacute que ces pieux sentiments leur avaient preacutepareacutee mais ils nrsquoont pas reccedilu en heacuteritage les sentiments qui leur avaient preacutepareacute cette citeacute parce que ces sentiments devenaient inutiles et vains et disharmonieux agrave preacutesent que lrsquoœuvre eacutetait parfaite (I 72)
Crsquoest donc preacuteciseacutement drsquoun acte fondateur qursquoil srsquoagit mais sans ancecirctre
deacutefini puisque cet acte srsquoest produit dans la dureacutee La justice la chariteacute et la pitieacute
ont servi agrave construire une citeacute harmonieuse mais elles nrsquoy ont pas trouveacute leur place
parce que la citeacute ougrave lrsquoinjustice la haine la cruauteacute et la jalousie nrsquoexistent pas nrsquoa
selon Peacuteguy pas besoin drsquoactes reacuteparateurs Un peu plus loin Peacuteguy preacutecise
encore laquo La citeacute est harmonieuse en particulier parce qursquoelle a oublieacute ceux qui
lrsquoont preacutepareacutee raquo (I 82) Peacuteguy agrave lrsquoeacutepoque pense que la citeacute harmonieuse ne peut
exister que si elle oublie lrsquoexistence par le passeacute de sentiments situations personnes
qui nuisaient agrave lrsquoharmonie
221
Dans un texte souvent compareacute agrave Marcel le manifeste De la citeacute socialiste
eacutecrit deux ans plus tard en 1900 Peacuteguy revient au mecircme sujet lrsquoimpossibiliteacute
drsquoune transmission partielle des valeurs neacutecessaires agrave la construction de la citeacute Il
propose de ne choisir que des jeunes gens pour la construire parce que tous ceux
qui ont plus de trente ans sont laquo contamineacutes du vice bourgeois raquo (I 639) La
meacutemoire ne peut pas ecirctre aussi seacutelective si on se souvient on ne se souvient pas
que du bien alors il vaut mieux choisir lrsquooubli et donc lrsquoabsence de transmission
drsquoheacuteritage au sens habituel de ce terme qui suppose un travail de meacutemoire
Cependant lrsquooubli lui-mecircme suppose lrsquoexistence drsquoune meacutemoire de ce qui a eacuteteacute
oublieacute
La citeacute harmonieuse preacutesente encore une autre particulariteacute laquo Les parents
nrsquoont pas dans la citeacute harmonieuse agrave enseigner agrave leurs enfants les sentiments de la
santeacute mais les sentiments de la santeacute naissent et croissent tout seuls dans les
familles aux acircmes des enfants raquo (I 77) Pareillement les repreacutesentants des
diffeacuterentes professions preacutesentes dans la citeacute harmonieuse nrsquoont pas drsquoeacutelegraveves
Parce que la soif de la connaissance comme tout autre laquo sentiment de la santeacute raquo
doit naicirctre naturellement dans lrsquoacircme drsquoun enfant Peacuteguy ne preacutecise pas comment
alors le savoir et la connaissance peuvent ecirctre transmis drsquoune geacuteneacuteration agrave une
autre Neacuteanmoins il eacutevoque bien les savoirs reccedilus en heacuteritage
Peacuteguy eacutenumegravere ensuite diffeacuterentes professions en preacutecisant que chacune a reccedilu
lrsquoheacuteritage de la connaissance et des savoirs par exemple laquo les matheacutematiciens de
la citeacute harmonieuse ont reccedilu et ont accepteacute tout lrsquoheacuteritage des anciens
matheacutematiciens raquo (I 108) En revanche ils nrsquoont pas reccedilu en heacuteritage peut-ecirctre
parce qursquoils ne lrsquoont pas accepteacute lrsquoheacuteritage du travail pour laquo assurer la vie
corporelle raquo (I 104) ils nrsquoont pas heacuteriteacute de lrsquoideacutee de la compeacutetition ni de celle de
la gloire ou du meacuterite Cet heacuteritage tregraves seacutelectif suppose donc un choix Mais est-ce
que cela peut ecirctre consideacutereacute dans ce cas comme un heacuteritage Est-ce qursquoun heacuteritier
peut choisir quel heacuteritage recevoir ou lrsquoheacuteritage est-il un don qursquoon accueille tout
entier ou qursquoon rejette tout entier Crsquoest lrsquoune des questions que pose ce texte de
Peacuteguy elle fait partie de la reacuteflexion sur la liberteacute de celui qui reccediloit un heacuteritage
222
Il tente drsquoy reacutepondre dans Louis de Gonzague eacutecrit cinq ans apregraves le manifeste
et sept ans apregraves Marcel en 1905 Dans ce texte reacutedigeacute agrave lrsquooccasion des vœux pour
la nouvelle anneacutee 1907 Peacuteguy eacutenumegravere ceux qursquoil srsquoest choisis comme ancecirctres
ceux dont il choisit drsquoecirctre lrsquoheacuteritier Drsquoune part on ne choisit pas tout laquo puisque
nous sommes des modernes issus des quatre disciplines heacutebraiumlque helleacutenique
chreacutetienne et franccedilaise ayons au moins les vertus de nos vices raquo dit-il (II 378)
Peacuteguy emploie ici le mot discipline dans son sens litteacuteral il srsquoagit du fait drsquoecirctre
disciple eacutelegraveve heacuteritier drsquoune tradition Pour lui lrsquoheacuteritier ne peut pas recevoir
uniquement les vertus il heacuterite aussi des vices Cependant dans le contexte des
traditions culturelles Peacuteguy insiste sur la possibiliteacute drsquoun choix Il reacutepegravete plusieurs
fois ces mots laquo Heacuteritiers autant que nous le pouvonshellip raquo de la culture antique de
la discipline heacutebraiumlque des chreacutetiens On ne choisit pas drsquoecirctre heacuteritier On ne choisit
pas non plus ce dont on heacuterite En revanche on choisit la mesure de notre
implication la part de discipline le degreacute drsquoobeacuteissance agrave un destin drsquoheacuteritier la part
qursquoon va accorder aux vices et celle qursquoon donnera aux vertus Lagrave aussi il nrsquoy a pas
vraiment drsquoancecirctre fondateur mais il y a une culture fondatrice une culture
ancestrale qui abrite des valeurs qursquoon peut choisir de pratiquer comme des vertus
Dans ce texte Peacuteguy propose le choix drsquoheacuteriter dans la culture antique de la joie
dans la reacuteussite et de la conscience citoyenne laquo que la citeacute a une valeur propre une
valeur en elle-mecircme une valeur eacuteminente qursquoelle est une institution une
proposition drsquoun prix parfait que la survivance et que la conservation que
lrsquoimmortaliteacute pousseacutee toujours plus loin de la citeacute est une œuvre raquo (II 379) Cet
heacuteritage exige donc une immense responsabiliteacute celle de faire durer la citeacute et de la
rendre immortelle
Il indique aussi que nous sommes les heacuteritiers de la laquo discipline heacutebraiumlque
heacuteritiers des Juifs anciens coheacuteritier des Juifs anciens avec les Juifs modernes raquo il
propose ainsi de recevoir des Juifs
cet enseignement que le salut temporel de lrsquohumaniteacute a un prix infini que la survivance drsquoune race que la survivance terrestre et temporelle drsquoune race que la survivance infatigable et lineacuteaire drsquoune race agrave travers toutes les vagues de tous les acircges que le maintien drsquoune race est une œuvre une opeacuteration drsquoun prix infini que lrsquoimmortaliteacute terrestre et temporelle drsquoune race eacutelue quand mecircme ce serait une race humaine simplement et surtout quand crsquoest une race comme cette race la seule
223
visiblement eacutelue de toutes les races modernes la race franccedilaise que ce maintien et que cette immortaliteacute est un objet une proposition drsquoun prix infini qui paie tous les sacrifices Et je place ce paragraphe sous lrsquoinvocation de la meacutemoire que nous avons gardeacutee du grand Bernard-Lazare (II 378-379)
Peacuteguy se voit ici comme un heacuteritier des Juifs qui savent faire durer leur race et
la rendre immortelle il voudrait les imiter en œuvrant pour peacuterenniser ainsi la race
franccedilaise Cependant Peacuteguy nrsquoest pas juif Alors pour ecirctre un heacuteritier leacutegitime il se
choisit un ancecirctre Bernard-Lazare Il est son heacuteritier leacutegitime non seulement parce
qursquoil eacutetait son ami mais parce qursquoil a gardeacute sa meacutemoire Il va mecircme jusqursquoagrave
lrsquoinvoquer car crsquoest le travail de la meacutemoire qui rend un heacuteritier spirituel leacutegitime
Peacuteguy se deacutesigne aussi dans ce texte comme lrsquoheacuteritier des chreacutetiens et plus
preacuteciseacutement de Pascal ainsi que de Platon de Descartes de Kant et de Bergson
Deux ans plus tard dans Notre Jeunesse Peacuteguy se preacutesente comme un heacuteritier
de la famille Millet non pas parce que crsquoeacutetait une famille exceptionnelle ni mecircme
parce qursquoil avait recueilli en tant que geacuterant des Cahiers de la quinzaine les
archives de cette famille pour une publication Il le fait tout simplement parce que
crsquoeacutetait une famille reacutepublicaine fourieacuteriste de lrsquoeacutepoque agrave laquelle Peacuteguy y croyait
fermement les reacutepublicains eacutetaient de vrais reacutepublicains qui avaient de vraies
valeurs reacutepublicaines Il choisit de publier ces archives non pas agrave cause des vers de
Beacuteranger et de lettres de Hugo qursquoelles contiennent mais pour savoir laquo Comment
vivaient ces hommes qui furent nos ancecirctres et que nous reconnaissons pour nos
maicirctres raquo (III 7) On peut distinguer lagrave aussi la reacuteflexion et le choix on ne choisit
pas drsquoecirctre heacuteritier mais on deacutecide drsquoecirctre disciple drsquoavoir tel ou tel maicirctre
Peacuteguy consideacuterait le travail du professeur comme le travail le plus noble le
plus preacutecieux le maicirctre crsquoest en effet celui qui transmet agrave la geacuteneacuteration suivante ce
qui est gardeacute dans la meacutemoire de lrsquohumaniteacute lrsquohistoire la culture lrsquoheacuteritage des
ancecirctres la tradition
Les valeurs porteacutees par cette famille dont Peacuteguy voudrait heacuteriter sont le travail
laquo un veacuteritable culte du travail raquo (III 8) la culture la famille Peacuteguy suppose laquo qursquoun
petit nombre de familles fidegraveles ayant fondeacute la Reacutepublique lrsquoont ainsi maintenue et
sauveacutee la maintiennent encore raquo et laquo nous en sommes litteacuteralement les derniers
224
repreacutesentants raquo (III 9) Peacuteguy ici procegravede comme il lrsquoavait fait dans Louis de
Gonzague avec Bernard-Lazare La famille de Peacuteguy nrsquoeacutetant pas speacutecialement
reacutepublicaine pour pouvoir se poser en heacuteritier des valeurs reacutepublicaines Peacuteguy se
choisit des ancecirctres les Millet il pose un acte de reconnaissance et de meacutemoire en
publiant leurs archives
Dans Notre Jeunesse Peacuteguy continue de se preacutesenter comme heacuteritier des Juifs
laquo Pauvre je porterai teacutemoignage pour les Juifs pauvres raquo (III 135) Pour cela il
eacutenumegravere les valeurs dont il veut heacuteriter qursquoil veut servir en soulignant encore une
fois le rocircle de Bernard-Lazare en tant que saint patron et ancecirctre fondateur Il dit
des juifs laquo je les ai trouveacutes drsquoune sucircreteacute drsquoune fideacuteliteacute drsquoun deacutevouement drsquoune
soliditeacute drsquoun attachement drsquoune mystique drsquoune pieacuteteacute dans lrsquoamitieacute ineacutebranlable raquo
(III 135) Et il preacutesente ensuite son engagement dans lrsquoAffaire comme la preuve de
son appartenance agrave la mystique juive
Dans Victor-Marie comte Hugo Peacuteguy parle de ses propres aiumleux de ses
ancecirctres reacuteels et anonymes laquo Les tenaces aiumleux paysans vignerons [hellip] Les
ancecirctres au pied pertinent les hommes noueux comme les ceps enrouleacutes comme les
vrilles de la vigne fins comme les sarments et qui comme les sarments sont
retourneacutes en cendre raquo (III 169) Ces ancecirctres-lagrave nrsquoont pas laisseacute de trace eacutecrite au
contraire ils ont tellement fait durer leur tradition leurs coutumes qursquoagrave la place de
teacutemoignage Peacuteguy donne une description visuelle de ses aiumleux de leurs travaux en
les comparant aux cultures qursquoils faisaient croicirctre comme srsquoils ne faisaient plus
qursquoun avec leur travail Peacuteguy parle aussi de sa grand-megravere qui est reacuteellement son
aiumleule lrsquoancecirctre fondatrice de sa famille laquo Ma grand-megravere qui gardait les vaches
qui ne savait pas lire et eacutecrire ou comme on dit agrave lrsquoeacutecole primaire qui ne savait ni
lire ni eacutecrire agrave qui je dois tout agrave qui je dois de qui je tiens tout ce que je suis raquo (III
169) Il est son heacuteritier dans ce qursquoil est plus que dans ce qursquoil fait mais aussi dans
la maniegravere dont il agit
Dans les socieacuteteacutes traditionnelles les hommes sont responsables de la continuiteacute
de la descendance de leur ancecirctre celui dont lrsquoactiviteacute a fondeacute lrsquoexistence du groupe
qursquoil continue de proteacuteger apregraves sa mort le culte des ancecirctres peut consister en la
225
reacutepeacutetition de son geste initial fondateur Dans le cas de Peacuteguy cette continuiteacute est
assureacutee par la fideacuteliteacute dans le travail et la conscience de sa race une race anonyme
et silencieuse comme il le dira dans la Note conjointe son œuvre ultime et
inacheveacutee laquo Nos ancecirctres eacutetaient du papier blanc et le lin mecircme dont on fera le
papier raquo (III 1303) Pour un chreacutetien cette continuiteacute cette dureacutee srsquoaccomplissent
dans lrsquoimitation de Jeacutesus le laquo devoir de procreacuteation raquo est assureacute par les saints qui
apportent le nouveau et qui accueillent la gracircce dans lrsquoeacuteveacutenement Peacuteguy en donne
un exemple eacuteloquent dans La Tapisserie de sainte Geneviegraveve et de Jeanne drsquoArc
dans le sonnet du IVe jour de la Neuvaine quand il deacutecrit comment sainte
Geneviegraveve voit lrsquoarriveacutee de Jeanne drsquoArc mille ans apregraves sa mort
Comme la vieille aiumleule au plus fort de son acircge
Se reacutejouit de voir le tendre nourrisson
Lrsquoenfant agrave la mamelle et le dernier besson
Recommencer la vie ainsi qursquoun heacuteritage (OPD 1083)
Son laquo geste initial raquo drsquoaiumleule qui consiste agrave prier et agrave proteacuteger son pays de
lrsquoennemi est renouveleacute par Jeanne laquo recommenceacute raquo elle-mecircme se reconnaicirct
comme lrsquoancecirctre en reconnaissant ce geste et se reacutejouissant de ces faits
c) Adam et Egraveve
Dans le tout premier quatrain drsquoEgraveve Jeacutesus srsquoadresse agrave la premiegravere femme laquo Ocirc
MEgraveRE ensevelie hors du premier jardin raquo (OPD 1177) Il srsquoadresse donc agrave elle et
non agrave Marie sa megravere terrestre dans ce texte en effet qui est une histoire de
lrsquoIncarnation il srsquoadresse agrave la Megravere de tous les humains comme agrave lrsquoaiumleule de
lrsquohumaniteacute en lui comme agrave sa grand-megravere Pauline Bernon [Bruley] dans la notice
de Egraveve explique le passage de la premiegravere personne du singulier agrave la premiegravere
personne du pluriel au milieu par le fait que Jeacutesus srsquoexprime comme le fregravere des
hommes laquo Par laquo vous raquo se trouvent deacutesigneacutees Egraveve et les hommes tandis que le
laquo je raquo de Jeacutesus deacutesigne lrsquoacteur de la Vie de Jeacutesus et de la Passion abandonneacute par
Egraveve et les siens Quand le laquo je raquo nrsquoest plus un laquo nous raquo crsquoest pour racheter le
laquo vous raquo raquo (OPD 1778)
226
Peacuteguy deacutesigne la terre du Paradis comme la laquo terre maternelle raquo drsquoEgraveve en
revisitant ainsi le thegraveme du Paradis perdu ce nrsquoest pas seulement un Paradis
interdit drsquoaccegraves crsquoest vraiment une terre natale ougrave se trouvent les racines de
lrsquohumaniteacute de la laquo race raquo
Vous nrsquoavez plus connu la terre maternelle
Fomentant sur son sein les faciles eacutepis
Et la race pendue aux innombrables pis
Drsquoune nature chaste ensemble que charnelle (OPD 1178)
Ce thegraveme de la race des racines de lrsquoenracinement qui revient souvent dans
les textes de Peacuteguy prend ici une toute autre dimension Simone Fraisse eacutecrit
Ainsi Peacuteguy peut-il utiliser les eacutequations peuple = terre peuple = race terre = patrie Mecircme si ces mots ont parfois des contours indeacutecis srsquoils suggegraverent des connotations diffeacuterentes ils nrsquoen expriment pas moins un sentiment global de reconnaissance et de confiance envers un passeacute dont il se sent lrsquoheacuteritier La race et la terre ont en commun la profondeur197
Ici Peacuteguy se place lui-mecircme et place lrsquohumaniteacute entiegravere en vrais heacuteritier de la
terre du Paradis en soulignant qursquoil est que nous sommes de la mecircme race qursquoEgraveve
Simone Fraisse met en eacutevidence deux images de la terre qui semblent se contredire
dans les textes de Peacuteguy consacreacutes agrave la terre ceux ougrave il parle de la terre plate la
plaine et ceux ougrave il eacutevoque la profondeur de la race Cependant elle conclut laquo Ces
deux visions ne se contrarient pas entiegraverement Lrsquoune srsquoen tient au visible agrave la
surface de la terre et figurativement agrave la longue dureacutee de lrsquohistoire Lrsquoautre tente de
peacuteneacutetrer lrsquoinvisible terreau drsquoougrave la vie est issue raquo198 Encore une fois on trouve chez
Peacuteguy lrsquoaxe horizontal temporel celui de la terre et lrsquoaxe eacuteternel mystique celui
de la race de la dureacutee
Andreacute Rousseau dans Le prophegravete Peacuteguy deacutemontre comment Peacuteguy reacutesout le
paradoxe de lrsquoeacuteternellement temporel ainsi que celui de la reacutepeacutetition et du
renouvellement justement par cette compreacutehension de la race
Cette force qui deacutepasse le temporel puisqursquoelle lui survit crsquoest la force dont nous avons vu que lrsquoeacuteternel peacutenegravetre et anime le temporel quand il y lance la ligne de la race Dans le recommencement deacutecroissant et deacuteclinant du temporel la race humaine fait un
197 FRAISSE Simone Peacuteguy et la terre Paris Sang de la terre 1988 p 70 198 FRAISSE Simone opcit p 72
227
recommencement qui se renouvelle et srsquoaccroit parce qursquoelle vient de lrsquoeacuteternel et qursquoelle y retourne199
Peacuteguy par la bouche de Jeacutesus salue en Egraveve la laquo premiegravere suivante raquo
(OPD 1188) celle qui la premiegravere srsquoest mise agrave suivre Dieu Il ne parle pas de
lrsquoimitation dans la mesure ougrave Egraveve est lrsquoaiumleule de Jeacutesus qui par lrsquoIncarnation rendra
possible lrsquoimitation de Dieu En revanche Peacuteguy eacutenumegravere longuement toute les
choses qursquoEgraveve avait faites la premiegravere la priegravere le travail puisqursquoil lrsquoappelle aussi
laquo premiegravere ouvriegravere raquo (OPD 1239) la fideacuteliteacute et les larmes Par sa preacutesence dans
toutes les femmes et tous les hommes preacutesence garantie par le fait mecircme de la
naissance et de la vie Egraveve repreacutesente la meacutemoire incarneacutee celle dont Peacuteguy dit
laquo Ocirc femme qui rangez les travaux et les jours raquo (OPD 1194) Egraveve est pour Peacuteguy
celle qui est mais aussi sera toujours preacutesente jusqursquoagrave la fin du temps il la peint
donc comme celle qui agrave la fin eacutegalement megravere de tous megravenera lrsquohumaniteacute entiegravere
devant le Juge en eacuteclairant leur chemin laquo par quelque vieille lanterne raquo
(OPD 1224)
Un lien plus personnel fait que Peacuteguy reconnaicirct en Egraveve son aiumleule ce lien
crsquoest la deacutefaite Peacuteguy srsquoidentifie aux vaincus il se deacutesigne plusieurs fois dans ses
texte comme un vaincu et en Egraveve il reconnaicirct celle qui la premiegravere a veacutecu
dignement la deacutefaite
Et moi je vous salue aiumleule insoupccedilonneacutee
Les autres sont sans gracircce et sans fleuronnement
Et sans procession et sans couronnement
Mais vous avez connu drsquoecirctre deacutecouronneacutee (OPD 1250)
La deacutefaite drsquoEgraveve est neacuteanmoins particuliegravere elle a veacutecu au Royaume bacircti par
Dieu au Paradis et elle lrsquoa perdu Il est donc possible que Peacuteguy fasse aussi
allusion dans ces quatrains agrave sa propre vie drsquohomme qui a eacuteteacute pratiquant qui
voudrait comme en teacutemoigne sa lettre agrave Joseph Lotte le 28 septembre 1912
revenir agrave la pratique des Sacrements mais qui ne le peut pas pour les raisons
familiales que lrsquoon connaicirct laquo Je vis sans sacrements Crsquoest une gageure raquo200
199 ROUSSEAU Andreacute Le prophegravete Peacuteguy (Introduction agrave la lecture de lrsquoœuvre de Peacuteguy) Deuxiegraveme et troisiegraveme partie Le poegravete de la naissance et de la vie Neuchatel Editions de la Baconniegravere 1944 p 204 200 Charles Peacuteguy opcit Lettres et entretiens p 141
228
Peacuteguy souligne plusieurs fois dans Egraveve le fait qursquoelle est lrsquoaiumleule de Jeacutesus par
Marie Egraveve a eacuteteacute la premiegravere agrave recevoir la vocation drsquoecirctre megravere Crsquoest
particuliegraverement apparent dans les ceacutelegravebres quatrains deacutedieacutes aux morts sur un champ
de bataille laquo Megravere voici vos fils qui se sont tant battus raquo (OPD 1265) eacutecrit Peacuteguy
en paraphrasant lrsquoEacutevangile (Jean 19 26)
Jean Delaporte eacutecrit dans le second tome de sa Connaissance de Peacuteguy laquo Egraveve
repreacutesente lrsquohumaniteacute qui a veacutecu le long deacuteroulement de son histoire et a gardeacute la
meacutemoire de ses deux sources la charnelle qui fut la Creacuteation au premier jardin et la
spirituelle qui fut le premier Noeumll raquo201
Si Jeacutesus fils de Marie et laquo petit fils raquo drsquoEgraveve est preacutesenteacute par Peacuteguy dans Clio
par exemple comme le fondateur et lrsquoancecirctre en recevant de Marie son humaniteacute
ce qui en fait une aiumleule il reccediloit aussi un heacuteritage leacutegueacute par Egraveve et fructifieacute par
Marie puiseacute agrave ces deux sources mentionneacutees par Jean Delaporte
Plusieurs quatrains sont consacreacute agrave lrsquoheacuteritage dont allait heacuteriter lrsquoenfant Jeacutesus
coucheacute dans la cregraveche laquo Il allait heacuteriter de la terre et de lrsquohomme raquo (OPD 1302)
De lrsquohomme Adam de lrsquohomme qursquoil allait devenir qursquoil allait renouveler et de
cette terre qursquoAdam et Egraveve ont reccedilue des mains de Dieu
Or la terre est chargeacutee et crsquoest la terre seule
De faire le long acircge et lrsquoacircge reacutevolu
Et de faire une enfant et de faire une aiumleule
Et de marquer les bords de notre acircge absolu (OPD 1387)
Seule la terre peut laquo faire une aiumleule raquo puisque elle a eacuteteacute creacuteeacutee avant lrsquohomme
avant Adam et Egraveve ainsi la terre peut deacutefinir lrsquolaquo acircge absolu raquo en laquo marquer les
bords raquo
Si dans Egraveve Peacuteguy ne parle pas drsquoAdam il consacre plusieurs pages de Victor-
Marie comte Hugo agrave la geacuteneacutealogie de Jeacutesus-Christ dans lrsquoEacutevangile de Matthieu et
dans lrsquoEacutevangile de Luc Il y deacutesigne Adam comme le laquo point drsquoorigine drsquoorigine
charnelle drsquoorigine spirituelle raquo (III 237) et souligne le fait que la filiation qui a
commenceacute dans Adam passe par laquo des crimes de chairs raquo Il note eacutegalement que
201 DELAPORTE Jean Connaissance de Peacuteguy tome II 1959 Paris Plon p 120
229
dans la geacuteneacutealogie du Dieu fait homme on ne trouve pas que des saints ni
uniquement des personnes comme Abraham que Peacuteguy deacutesigne comme laquo un
deuxiegraveme Adam charnel enfanteacute eacutelu choisi pegravere drsquoun peuple eacutelu raquo (III 237) on y
trouve aussi des criminels Peacuteguy va jusqursquoagrave dire que laquo Peu drsquohomme drsquoautres
hommes ont peut-ecirctre eu autant drsquoancecirctres criminels et si criminels
Particuliegraverement si charnellement criminels raquo (III 239) Drsquoailleurs Peacuteguy nrsquoutilise
pas le mot laquo geacuteneacutealogie raquo il parle de geacuteneacuteration et eacutevoque les hommes qui la
constituent et qui sont les ancecirctres terrestres de Jeacutesus nommeacutes en partant drsquoAdam
pour arriver agrave Jeacutesus chez Matthieu ou de Jeacutesus agrave Adam et agrave Dieu chez Luc
Ce sont toujours ce sont deacutejagrave deux chreacutetiens qui placeacutes apregraves Jeacutesus faisant leur office considegraverent contemplent lrsquoincarnation du cocircteacute du miracle du cocircteacute de lrsquoeacuteterniteacute cette insertion de lrsquoeacuteternel dans le temporel du spirituel dans le charnel ce sont deux chreacutetiens qui la considegraverent qui la contemplent du cocircteacute de lrsquoeacuteternel du cocircteacute du spirituel se situant dans lrsquoeacuteternel dans le spirituel venant de lrsquoeacuteternel du spirituel faisant en un mot leur meacutetier leur office de chreacutetiens Crsquoest toujours une histoire arriveacutee agrave Jeacutesus Et crsquoest toujours de lrsquoavegravenement beaucoup plus que de lrsquoeacuteveacutenement (III 245)
Dans cette histoire arriveacutee agrave Jeacutesus et agrave la terre il y a eu toute sorte drsquohommes et
de femmes il y a eu des criminels et des peacutecheurs qui eacutetaient des ancecirctres de Jeacutesus
Adam et Egraveve eacutetaient les premiers drsquoentre eux
d) La propheacutetie
Si dans la figure de lrsquoancecirctre telle que Peacuteguy la conccediloit lrsquoideacutee de la
transmission de geacuteneacuteration en geacuteneacuteration est importante la figure du prophegravete est
contraire laquo la penseacutee propheacutetique nrsquoest pas enseignable raquo explique Anne
Dufourmantelle dans son livre La vocation propheacutetique de la philosophie202 Le
message propheacutetique nrsquoest pas une information qursquoon pourrait transmettre agrave un autre
en lrsquoenseignant mais une vision du reacuteel diffeacuterente une autre perception du monde
et une reacuteveacutelation de ce qui est cacheacute Le prophegravete est seul agrave la voir et agrave lrsquoentendre il
peut donc partager une part sans srsquoattendre pour autant agrave une reacuteception complegravete de
202 DUFOURMANTELLE Anne La Vocation propheacutetique de la philosophie Paris Serf 1998 p 11
230
son message en acceptant la possible incompreacutehension agrave laquelle il va sucircrement se
heurter
La compreacutehension du pheacutenomegravene propheacutetique qui est celle de Peacuteguy
correspond plus agrave la tradition juive qursquoagrave la tradition helleacutenique Anne
Dufourmantelle observe dans cette perspective
Lrsquoideacutee selon laquelle le prophegravete annonce le futur vient primitivement du monde grec ainsi nous a-t-elle eacuteteacute transmise [hellip] helliple prophegravete juif nrsquoinscrit pas sa vocation dans cette anticipation de lrsquohistoire Il peut bien eacutevidemment manifester sa fonction critique au sujet drsquoune situation politique ou sociale pour laquelle il aura alors une attitude prospective Mais son rocircle ne se reacuteduit pas agrave lrsquoexercice de cette clairvoyance il reacuteside essentiellement dans une vision du reacuteel susceptible drsquoempecirccher les conseacutequences neacutefastes drsquoune situation donneacutee203
Dans les deux traditions le prophegravete voit le reacuteel tel qursquoil est Mais dans la
tradition grecque il insiste sur lrsquoineacutevitable accomplissement du destin alors que
dans la tradition juive il propose un choix libre au peuple si ce dernier se met agrave
lrsquoeacutecoute de son Dieu agrave travers les paroles du prophegravete Cette diffeacuterence est lieacutee
entre autres agrave une diffeacuterence dans la perception du temps consideacutereacute comme
cyclique chez le Grecs et comme eschatologique dans la tradition juive Ainsi Luis
Martinez eacutecrit en commentant lrsquoencyclique Gaudium et Spes laquo le premier souci
des prophegravetes ce nrsquoest pas de deviner le futur mais bien de changer le preacutesent car ils
croient que lrsquoavenir conjugue lrsquoinitiative de Dieu et la reacuteponse libre de
lrsquohomme raquo204
Le prophegravete peut aussi srsquoadresser au passeacute dans la mesure ougrave selon Andreacute
Vauchez laquo la propheacutetie est drsquoabord une relecture de lrsquohistoire un deacutechiffrement du
dessein de Dieu agrave travers les eacuteveacutenements non pour donner une connaissance mais
une perspective raquo205
Le prophegravete est une personne choisie par Dieu qui deacutecide drsquoinstaurer un
dialogue avec elle Anne Dufourmantelle poursuit laquo Lrsquoeacutemergence de la parole
203 Ibid p 10 204 MARTINES Luis (dir) Actualiteacute de la Parole propheacutetique Gaudium et Spes agrave la lumiegravere des prophegravetes Bruxelles Lumen Vitae 2014 p 9 205 VAUCHEZ Andreacute (dir) Lrsquointuition propheacutetique enjeu pour aujourdrsquohui Paris les eacuteditions de lrsquoAtelier 2011 p 18
231
propheacutetique se manifeste drsquoabord sous lrsquoordre de lrsquoIncarnation Cette parole prend
corps dans une vie placeacutee tout agrave la fois sous le signe de lrsquoeacutelection et du
sacrifice raquo206
La parole propheacutetique a aussi une double dimension temporelle et eacuteternelle
elle srsquoadresse drsquoabord aux personnes contemporaines du prophegravete le prophegravete joue
alors un rocircle de meacutediateur entre Dieu et son peuple dans lrsquoimmeacutediat Mais comme
crsquoest une parole de Dieu incarneacutee dans le message du prophegravete elle est aussi
eacuteternelle et peut servir de commentaire agrave des eacuteveacutenements passeacutes elle peut annoncer
le futur expliquer quelque chose de personnel au moment de la rencontre de la
parole et du lecteur ou bien annoncer quelque chose drsquouniversel Dans son rocircle
meacutediateur creacuteateur du dialogue la parole propheacutetique attend une reacuteponse laquo La
veacuteritable propheacutetie si elle est meacutediation entre le divin et lrsquohumain se transmet dans
une histoire ougrave Dieu attend quelque chose de lrsquohomme raquo207
Les prophegravetes grecs nrsquoallaient pas vers les hommes et ceux-ci consultaient
lrsquooracle en le payant Lrsquooracle nrsquoeacutetait en dialogue qursquoavec son dieu Le prophegravete
biblique et chreacutetien est pour sa part en dialogue avec les hommes et avec Dieu il
creacutee la possibiliteacute du dialogue par sa position propheacutetique Dans la tradition juive la
diffeacuterence entre les precirctres et les prophegravetes passe par la forme du maintien du lien
les precirctres les leacutevites utilisent les purifications les rites pour maintenir une
seacuteparation entre le profane et le sacreacute Le prophegravete au contraire se maintient dans
un dialogue direct avec Dieu et deacutepasse cette seacuteparation Jean-Pierre Albert
construit un tableau ougrave il preacutecise la diffeacuterence entre le precirctre et le prophegravete en
srsquoappuyant sur lrsquoœuvre de Max Weber consacreacutee agrave la virtuositeacute religieuse
Lrsquoinstitution et ses speacutecialistes La virtuositeacute
Types de rocircles Le laquo precirctre raquo Le laquo prophegravete raquo
Mobilisation Meacutediation rituelle Miracle
206 DUFOURMANTELLE Anne opcit p 15 207 DUFORMANTELLE Anne opcit p27
232
du divin
Leacutegitimiteacute Leacutegaliteacute charisme de fonction Charisme personnel
Style de
religiositeacute Ritualisme
Inteacuterioriteacute rationaliteacute
eacutethique
Rapport agrave la
veacuteriteacute
Savoir appris et construit (exeacutegegravese
theacuteologie)
Inspiration science
infuse
208
Le prophegravete est aussi appeleacute agrave apporter agrave ses contemporain une justice oublieacutee
il a donc un fort rocircle social celui drsquoun deacutenonciateur de la violation des lois de Dieu
instaureacutee pour rendre la vie sur terre bonne pour les hommes
Dans Un poegravete lrsquoa dit Peacuteguy exprime pour la premiegravere fois cette ideacutee laquo nous
ne connaissons pas qursquoil y ait eu un seul prophegravete en dehors drsquoun certain peuple que
nous aimons beaucoup raquo le peuple juif qursquoil deacutesigne aussi un peu plus loin dans le
mecircme texte comme laquo la race des prophegravetes raquo peuple laquo eacuteternellement inquiet raquo
(II 872-873) Le peuple juif est le peuple des prophegravetes sucircrement en raison de son
rapport particulier au temps le prophegravete sort de la race juive nourri de lrsquohistoire de
son peuple et de sa relation avec Dieu mais il demeure aussi dans un temps
eschatologique tourneacute vers un futur marqueacute par la venue du Messie mais aussi vers
un futur intemporel lrsquoeacuteterniteacute
Comme exemple de prophegravete juif Peacuteguy eacutevoque Bernard-Lazare Il le preacutesente
drsquoabord comme celui qui juge son peuple la propheacutetie srsquoapparente ainsi au
justement dernier et devient une sorte de preacutefiguration du jugement Le jugement de
Bernard-Lazare est plein de laquo tristesse raquo de laquo seacuteveacuteriteacute raquo de laquo justice raquo et de
laquo justesse raquo (II 873) Il se tient ainsi dans le rocircle du prophegravete qui rappelle au peuple
de Dieu la justice oublieacutee Peacuteguy dit aussi que lrsquoesprit propheacutetique de Bernard-
Lazare eacutetait fait de laquo cette force unique de deacutesillusion raquo laquo force de
208 ALBERT Jean-Pierre laquo La place des saints Virtuositeacute religieuse et structure du champ religieux raquo Conserveries meacutemorielles [En ligne] 14 | 2013 mis en ligne le 01 juillet 2013 consulteacute le 23 mars 2015 URL httpcmrevuesorg1509
233
deacuteception raquo laquo force unique de colegravere et drsquoindignation raquo (II 874) parce que le
prophegravete est celui qui voit entend et annonce la veacuteriteacute il ne peut donc pas
demeurer dans lrsquoillusion car il cesserait alors drsquoecirctre prophegravete Le prophegravete est
presque toujours plein de colegravere et drsquoindignation agrave cause de la distance qursquoil perccediloit
entre la veacuteriteacute et les croyances qui habitent le monde autour de lui laquo La force de
justice et de reacutevolte marque le prophegravete raquo observe Peacuteguy (II 874)
Une autre caracteacuteristique du prophegravete crsquoest de ne pas ecirctre eacutecouteacute ni entendu
Dans Notre Jeunesse Peacuteguy eacutecrit laquo Israeumll passe agrave cocircteacute du prophegravete le suit et ne le
voit pas La meacuteconnaissance des prophegravetes par Israeumll et pourtant la conduite drsquoIsraeumll
par les prophegravetes crsquoest toute lrsquohistoire drsquoIsraeumll raquo (III 56) Un prophegravete parle
toujours en son temps mais il est toujours eacutecouteacute et souvent entendu dans un autre
temps Peacuteguy consacre donc plusieurs pages de Notre jeunesse au terrible oubli
auquel Bernard-Lazare a eacuteteacute voueacute agrave la fin de sa vie non seulement par les
dreyfusards mais aussi par Dreyfus lui-mecircme
Mais malgreacute cette deacutefaite presque obligatoire le prophegravete est un ecirctre
drsquoespeacuterance parce que lrsquoessence de sa vie crsquoest lrsquoattente Chaque prophegravete attend le
prophegravete suivant avec espeacuterance il attend celui que le peuple peut-ecirctre enfin
entendra et le rendra alors precirct agrave accueillir le Messie Chaque prophegravete attend la
venue de Messie comme lrsquoeacutecrit Peacuteguy dans le Dialogue de lrsquohistoire et de lrsquoacircme
charnelle laquo Vingt siegravecles quarante siegravecles cinquante siegravecles preacuteceacutedents cinquante
siegravecles anteacuterieurs attendaient cinquante siegravecles avant attendaient avant cinquante
siegravecles de Juifs Cinquante siegravecles de prophegravetes Cinquante siegravecles de prophegravetes
lrsquoavaient annonceacute raquo (III 740)
Dans la Note conjointe Peacuteguy deacutesigne lrsquoAnnonciation comme lrsquoultime
propheacutetie laquo LrsquoAnnonciation peut ecirctre consideacutereacutee comme la derniegravere des propheacuteties
et comme la propheacutetie agrave la limite (et au dernier terme au dernier point au
commencement mecircme de la reacutealisation) raquo (III 1405) Il srsquoagit de la derniegravere des
propheacuteties bibliques qui ont en commun drsquoannoncer presque toutes la naissance du
Messie et cette derniegravere propheacutetie srsquoaccomplit elle-mecircme dans son annonce crsquoest
le deacutebut de lrsquoincarnation laquo la limite raquo comme le dit Peacuteguy Il poursuit laquo Crsquoest le
234
dernier point de la promesse et crsquoest ensemble le premier point de la tenue de la
promesse raquo Les saints de lrsquoAncien Testament dans leur rocircle leur fonction
ancestrale garantissent la continuiteacute par la meacutemoire du passeacute et le devoir de
transmettre de rappeler agrave leur contemporains lrsquoœuvre de Dieu pour son peuple ils
sont voueacutes au vieillissement par le poids de ce passeacute qursquoils legraveguent agrave leurs heacuteritiers
Les saints de lrsquoAncien Testament dans leur rocircle leur fonction propheacutetique sont
tourneacutes vers le futur dans lrsquoattente de la venue du Messie qursquoils annoncent agrave leurs
contemporains ils sont voueacute au vieillissement par cette longue attente
Deacutesormais depuis que Dieu srsquoest incarneacute la longue meacutemoire ne laquo vieillit raquo
plus les saints ils poursuivent lrsquoœuvre de lrsquoincarnation en revivant maintenant un
passeacute qui veut ecirctre transmis au cœur du preacutesent Les saints du Nouveau Testament
ne sont plus laquo obligeacutes raquo drsquoecirctre prophegravetes dans le sens ougrave la propheacutetie a quelque
chose agrave voir avec le futur par lrsquoattente Ils peuvent ecirctre saints par lrsquoincarnation
lrsquoimitation de Dieu dans le preacutesent au cœur de lrsquoeacuteveacutenement
235
CHAPITRE V LA SAINTETEacute DANS LE PREacuteSENT
Les saints qui vivent au cœur du preacutesent par lrsquoimitation du Dieu incarneacute
habitent le reacuteel Selon Peacuteguy ils accueillent la gracircce dans le preacutesent Jean Onimus
eacutecrit laquo Ce qui seul inteacuteresse Peacuteguy [hellip] crsquoest le reacuteel avec sa charge de douleur et
de mystegravere non pas pour lrsquoanalyser et srsquoen faire un spectacle intelligible mais pour
srsquoy inseacuterer activement et y deacuteployer sa chariteacute raquo209 Faire un laquo spectacle
intelligible raquo du reacuteel selon Peacuteguy crsquoest en faire de lrsquohistoire laquo des fiches raquo et donc
en quelque sorte lrsquoassassiner le vouer au laquo vieillissement raquo qui le reacutevulsait Crsquoest
aussi une forme de lacirccheteacute un refus de prendre parti et drsquoagir Or pour peacuteneacutetrer le
reacuteel et y laquo deacuteployer la chariteacute raquo en agissant il faut avoir du discernement et donc
ecirctre selon un autre mot cher agrave Peacuteguy laquo gracieacute raquo
Les saints agissent dans le reacuteel et au preacutesent Andreacute Devaux eacutecrit que le saint
est laquo celui que la savoureuse eacutetreinte du reacuteel ne fatigue pas parce qursquoil ne fait plus
qursquoun avec le reacuteel lui-mecircme en sorte qursquoil nrsquoa plus de choix douloureux agrave faire en
celui-ciraquo210 Mais crsquoest dans la race dans le passeacute que le saint peut puiser la force
de la communion Cette logique semble paradoxale cependant Thierry Dejond dit
bien de Peacuteguy que pour lui laquo seul le paradoxe exprime le reacuteel raquo211
Peacuteguy parle beaucoup de lrsquoIncarnation comme du moment ougrave laquo Lrsquoeacuteterniteacute a eacuteteacute
faite est devenue temps Lrsquoeacuteternel a eacuteteacute fait est devenu temporel raquo (III 234) il la
deacutesigne comme une laquo histoire arriveacutee agrave Dieu raquo ou une laquo histoire arriveacutee agrave la terre raquo
(III 235) Ces citations proviennent de Victor-Marie comte Hugo texte dans lequel
Peacuteguy insiste beaucoup sur le point de vue sur la position agrave prendre pour consideacuterer
lrsquoincarnation et pour laquo contempler Dieu du cocircteacute de la creacuteature raquo (III 236) Pour
209 ONIMUS Jean Le sens de lrsquoincarnation essai sur la penseacutee de Peacuteguy Paris Cahiers de lrsquoAmitieacute Charles Peacuteguy 1950 p 84 210 DEVAUX Andreacute A laquoReacutealiteacute et veacuteriteacute selon Charles Peacuteguy raquo Rencontres avec Peacuteguy Colloque de Nice Paris Descleacutee de Brower 1975 (p 81-119) p 111 211 DEJOND Thierry Charles Peacuteguy Lrsquoespeacuterance drsquoun salut universel Namur Culture et Veacuteriteacute 1989 p 34
236
Peacuteguy lrsquoIncarnation peut ecirctre possible seulement srsquoil y a des creacuteatures sur terre
precirctes agrave accueillir Dieu la terre doit recevoir la segraveve divine Crsquoest pour cela que
Peacuteguy revient souvent agrave lrsquoAnnonciation comme agrave un tournant principal Mais il en
vient agrave parler de tous les saints comme des acteurs de lrsquoIncarnation parce que les
saints sont ceux qui savent accueillir la gracircce de Dieu
Le reacuteel crsquoest le temps et le lieu ougrave lrsquoeacuteveacutenement se produit celui dans lequel
Dieu srsquoincarne celui dans lequel le saint fait durer lrsquoIncarnation de Dieu
Dans son article Peacuteguy philosophe Franccedilois Feacutedier observe laquo Le deacutefi auquel
nous sommes ici confronteacutes crsquoest de ne pas accepter que mystique soit identifieacute agrave
irreacuteel En reacutealiteacute la mystique dont parle Peacuteguy est bien plutocirct la seule voie drsquoaccegraves
au reacuteel au sens entier du terme raquo212 Et la politique justement est agrave lrsquoopposeacute du
reacuteel parce qursquoelle est une forme de reacutecupeacuteration du reacuteel en fonction drsquoun systegraveme
construit intellectuellement deacutesincarneacute et deacuteracineacute Peacuteguy en parle longuement dans
le Dialogue de lrsquohistoire et de lrsquoacircme charnelle le refus de srsquoincarner de vivre dans
le reacuteel est un rejet de la mystique chreacutetienne Dans Agrave nos amis agrave nos abonneacutes
Peacuteguy opegravere une distinction entre le reacuteel et lrsquohistoire en srsquoappuyant sur lrsquoexemple
drsquoun jeune homme venu srsquoinformer sur lrsquoAffaire En lui parlant Peacuteguy prend
douloureusement conscience que ce qui pour lui est le reacuteel parce qursquoil est au cœur
de ces eacuteveacutenements nrsquoest qursquohistoire pour celui qui lrsquoeacutecoute puisqursquoil ne lrsquoa pas
veacutecu laquo Je lui donnais du reacuteel il recevait de lrsquohistoire raquo (II 1310) Lrsquohistoire crsquoest
donc seulement du reacuteel videacute de sa mystique
La reacutealiteacute lrsquoeacuteveacutenement de la reacutealiteacute lrsquoeacuteveacutenement reacuteel est cette rosace reacuteelle aux fleurs de rose infiniment fouilleacutees Lrsquohistoire lrsquoeacuteveacutenement de lrsquohistoire sont ces carreaux de placirctre qursquoaussitocirct la rosace abolie nous mettons au mecircme lieu chacun tous tant que nous sommes selon notre petit entendement selon nos petits moyens et notre petite capaciteacute (II 1309-1310)
Lrsquoeacuteveacutenement est plus grand que la personne qui le vit Lrsquohistoire est reacuteduite agrave
ceux qui la construisent elle deacutecrit les caracteacuteristiques exteacuterieures apparentes de
lrsquoeacuteveacutenement sans le peacuteneacutetrer sans lrsquohabiter dans la dureacutee Tatiana Taiumlmanova
remarque que Peacuteguy critique la science historique moderne preacuteciseacutement parce que
212 FEacuteDIER Franccedilois laquo Peacuteguy philosophe raquo Philosophie 42009 (ndeg 103) p 77-92
237
sous le poids du passeacute fixeacute par les documents et les fiches lrsquohomme perd sa
capaciteacute de ressentir le preacutesent comme un reacuteel vivant213
Gracircce agrave lrsquoIncarnation non seulement Dieu entre dans le temps agrave travers sa vie
sur terre et la vie de ses saints mais encore lrsquohomme entre dans lrsquoeacuteterniteacute laquo Vous
avez eacuteterniseacute vous avez infiniseacute tout raquo (III 775) Degraves lors la valeur de ses actes
devient tout aussi infinie et eacuteternelle et sa responsabiliteacute eacuteternelle aussi Il faut ecirctre
saint et il faut savoir accueillir la gracircce de Dieu pour pouvoir la porter
Lrsquoexplication la plus claire de ce que signifiait lrsquoIncarnation pour Peacuteguy se
trouve dans son dernier texte la Note conjointe sur M Descartes et la philosophie
carteacutesienne
Pour que Jeacutesus fucirct homme il fallait que sa meacutemoire mecircme et que son histoire fucirct la matiegravere et lrsquoobjet non pas drsquoun miracle mais drsquoun procegraves permanent
Il fallait qursquoil surveacutecucirct comme il avait veacutecu Et il fallait qursquoil surveacutecucirct comme il eacutetait mort Et il fallait qursquoil fucirct temporellement eacuteternel comme il avait veacutecu et comme il eacutetait mort
Il fallait en un mot que la vie de Jeacutesus fut une vie de saint Et qursquoil fut exposeacute agrave notre vieux camarade Babut comme un simple saint Martin
La premiegravere des vies de saint Ou la vie du premier saint Une vie de saint en tecircte des autres mais une vie de saint tout de mecircme comme les autres parmi les autres (III 1401)
Selon Peacuteguy pour srsquoincarner Dieu devait se doter drsquoun heacuteritage humain drsquoune
meacutemoire humaine (les geacuteneacuterations avant Jeacutesus chez Matthieu et Luc) Georges Izard
eacutecrit laquo En se deacutefendant de diminuer par ces reacuteflexions la part de Jeacutesus Peacuteguy
eacutetablit donc un lien nouveau entre le spirituel et le temporel Jeacutesus a tout incarneacute de
lrsquohomme y compris tout ce qursquoil y avait eu de divin ou drsquohumain dans lrsquohistoire de
ses civilisations raquo214 Il devait aussi trouver une forme drsquoexistence et de dureacutee dans
la meacutemoire agrave lrsquoaide de teacutemoignages et de chronique agrave commencer par les
Eacutevangiles Sa vie se preacutesentait aux geacuteneacuterations suivantes sous la forme de meacutemoire
inscrite dans les textes et en forme drsquoimitation humaine comme il advient pour les
heacuteros pour les saints et plus geacuteneacuteralement pour les personnaliteacutes exemplaires
213 Voir TAIumlMANOVA Tatiana opcit p 176 214 IZARD Georges La penseacutee religieuse in MOUNIER Emmanuel Marcel PEacuteGUY Marcel IZARD Georges La penseacutee de Charles Peacuteguy Paris Plon 1931 p 375
238
1 Lrsquoaction du saint dans le monde
Dans le monde le saint a une posture ambivalente drsquoune part il est agrave lrsquoeacutecart
du monde des autres non seulement srsquoil srsquoagit drsquoun ermite mais drsquoautre part en
raison de son essence de saint qui est qadosh mis agrave part pour Dieu Cependant en
tant qursquoacteur de lrsquoIncarnation celui qui continue lrsquoœuvre de Dieu sur la terre le
saint est au cœur de lrsquoeacuteveacutenement au cœur du monde des hommes en dialogue
constant avec les autres humains et avec Dieu Le saint est agrave la fois solitaire et
solidaire
J-P Dubois-Dumeacutee dans son livre Solitude de Peacuteguy analyse ainsi cette notion
de solidariteacute chez lrsquoauteur
Cette hantise de lrsquoecirctre ou des ecirctres exclus Peacuteguy lrsquoappelle solidariteacute Ainsi donne-t-il agrave ce mot monnayeacute alors vulgairement par tant de socialistes un sens plein ce nrsquoest pas seulement le coude-agrave-coude de ceux qui luttent pour un monde meilleur crsquoest une exigence de salut collectif un sacrifice de soi-mecircme pour les autres lrsquoamour des hommes En opposant cette solidariteacute agrave la chariteacute chreacutetienne qui passe pour un aveu drsquoimpuissance et de reacutesignation il reprend un thegraveme freacutequent alors de la propagande socialiste Mais seule les mots sont les mecircmes La solidariteacute ainsi entendue nrsquoest pas autre chose que la veacuteritable chariteacute chreacutetienne agrave laquelle on lrsquooppose lthellipgt En srsquoattachant au socialisme Peacuteguy a cru rompre avec le christianisme En reacutealiteacute il nrsquoa fait que provisoirement et inconsciemment appliquer au socialisme des sentiments qui plus tard se reacuteveacuteleront agrave nouveau ce qursquoils nrsquoavaient pas cesseacute drsquoecirctre profondeacutement chreacutetiens215
Crsquoest de cette solidariteacute du saint que naicirct la communion des saints
Si en eacutetudiant la place du saint dans la socieacuteteacute on compare les saints chez
Peacuteguy avec la typologie du religieux de Max Weber on voit que cette place pourrait
correspondre au rocircle du virtuose religieux doteacute drsquoun laquo charisme speacutecifique raquo en
particulier du laquo charisme speacutecifique de la foi raquo et de celui de la bonteacute Agrave propos du
charisme de la foi Weber affirme qursquolaquo en vertu de cette confiance charismatique
dans le soutien de Dieu qui deacutepasse les formes humaines ordinaires lrsquohomme de
confiance de la communauteacute eacutemotionnelle en tant que virtuose de la foi peut
pratiquement agir et accomplir drsquoautres choses que le laiumlc raquo216 Cette deacutefinition
215 DUBOIS-DUMEacuteE Jean-Pierre Solitude de Peacuteguy Paris Plon 1946 p 58-59 216 WEBER Max Eacuteconomie et socieacuteteacute Paris Plon (trad sous la dir de J Chavez amp G de Dampierre) 1971 p 576
239
correspond agrave lrsquoideacutee de Peacuteguy suivant laquelle le saint agit en accueillant la gracircce au
cœur de lrsquoeacuteveacutenement En commentant ce texte de Weber Reacutegis Deacutericquebourg
eacutecrit laquo Nous pensons que les charismes speacutecifiques fondent une virtuositeacute dans un
domaine de lrsquoaction quotidienne plus que dans lrsquoextra-quotidienneteacute typique du
charisme propheacutetique raquo217 Cela correspond agrave cette sainteteacute agissante chegravere agrave
Peacuteguy une sainteteacute qui se distingue par la capaciteacute de reacuteagir agrave lrsquoeacuteveacutenement dans
lrsquoimmeacutediat et dans la dureacutee en restant ouvert agrave la gracircce divine
Pour Max Weber comme lrsquoexplique Jean-Pierre Albert lrsquoune des fonctions
principales des virtuoses religieux consiste agrave laquo procurer des expeacuteriences actuelles du
surnaturel des expeacuteriences crsquoest-agrave-dire des situations veacutecues drsquoune maniegravere qui se
rapproche autant que possible de nos faccedilons ordinaires de juger de la reacutealiteacute des
faits dont nous sommes les auteurs ou les teacutemoins raquo ce qui peut correspondre chez
Peacuteguy agrave lrsquointuition de la dureacutee et de lrsquoeacuteveacutenement qui reacutevegravele le saint218
a) Le saint au cœur de lrsquoeacuteveacutenement
Emmanuel Mounier note pour sa part dans son eacutetude sur la penseacutee de Peacuteguy
que laquo Lrsquoeacuteveacutenement nrsquoest pas astreint seulement agrave la date mais agrave la terre agrave la langue
agrave lrsquohomme raquo219 Crsquoest-agrave-dire qursquoil se produit dans un lieu concret dans une ou des
langues concregravetes des hommes y participent en teacutemoignent lrsquoaccueillent ou
lrsquoignorent
217 DEacuteRICQUEBOURG Reacutegis laquo Max Weber et les charismes speacutecifiques raquo Archives de sciences sociales des religions [En ligne] 137 | janvier - mars 2007 mis en ligne le 05 juin 2010 consulteacute le 02 mars 2017 URL httpassrrevuesorg4146 DOI 104000assr4146 218 ALBERT Jean-Pierre Albert laquo La place des saints Virtuositeacute religieuse et structure du champ religieux raquo Conserveries meacutemorielles [En ligne] 14 | 2013 mis en ligne le 01 juillet 2013 consulteacute le 23 mars 2015 URL httpcmrevuesorg1509 219 MOUNIER Emmanuel PEacuteGUY Marcel IZARD Georges Izard La penseacutee de Charles Peacuteguy Paris Plon 1931 p 169
240
Au cœur de lrsquoeacuteveacutenement le saint peut choisir drsquoecirctre teacutemoin intercesseur ou
faire le choix drsquoagir Jean Delaporte eacutecrit laquo Lrsquoobeacuteissance agrave lrsquoeacuteveacutenement constitue le
dernier degreacute de la fideacuteliteacute au reacuteel engageacutee dans une ascegravese de lrsquoaction raquo220
Peacuteguy exprime la position envers lrsquoeacuteveacutenement qursquoil considegravere comme eacutetant la
plus juste dans Louis de Gonzague laquo Il ne deacutepend pas de nous que lrsquoeacuteveacutenement se
deacuteclenche mais il deacutepend de nous drsquoy faire face raquo (II 383) Il y a divers maniegravere
drsquoy faire face Celle que Peacuteguy preacutefegravere se reacutesume dans la parabole du jeu de la balle
au chasseur auquel on srsquoadonne alors que le jugement dernier aura lieu dans cinq
minutes cette parabole est rapporteacutee dans ce mecircme texte Non ce nrsquoest pas une
attitude passive mais crsquoest une attitude de disponibiliteacute totale drsquoaccueil et
drsquohospitaliteacute par rapport agrave lrsquoeacuteveacutenement qui vient sans pour autant lrsquoattendre sans
anticipation laquo Il ne deacutepend pas de nous que lrsquoeacuteveacutenement se deacuteclenche Mais il
deacutepend de nous de faire notre devoir raquo (II 388)
Dans lrsquoeacuteveacutenement la rencontre a un rocircle essentiel Ainsi il se fait plus grand
que ceux qui y participent notamment gracircce agrave la communication entre ses acteurs
Arlette Fargo explique ainsi
Fabricant et fabriqueacute lrsquoeacuteveacutenement est drsquoembleacutee un morceau de temps et drsquoaction mis en morceaux en partage comme en discussion crsquoest bien agrave travers les lambeaux de son existence que lrsquohistorien travaille srsquoil veut en rendre compte Face agrave lrsquoeacuteveacutenement retrouveacute ou relateacute il est devant une absence drsquoordre En effet sa structure perccedilue agrave travers les textes est deacutejagrave en soi une mise en relation221
Chez Peacuteguy le saint est celui qui met en relation par excellence il incarne
Dieu dans lrsquoeacuteveacutenement et il est lieacute avec ses contemporains par son action Il relie
Dieu et les hommes par sa priegravere le saint est au cœur de lrsquoeacuteveacutenement lrsquohomme du
dialogue et de la communion le prophegravete le teacutemoin et lrsquointercesseur
Pascale Goetschel et Christophe Graner approfondissent ce trait de lrsquoeacuteveacutenement
comme drsquoun chronotope de rencontre et de dialogue
Moment singulier en effet lrsquoeacuteveacutenement prend forme agrave lrsquointeacuterieur drsquoun systegraveme complexe de temporaliteacutes Il naicirct avant tout drsquoune rupture ou drsquoun eacutecart dans le cours ordinaire des choses Isolant le preacutesent du passeacute et de lrsquoavenir il suspend lrsquoordre du monde et y introduisant du jeu par la transgression des regravegles usuelles (cris insultes
220 DELAPORTE Jean Connaissance de Peacuteguy TI Paris Plon 1959 p 153 221 FARGO Arlette Des lieux pour lrsquohistoire Seuil 1997 p 82
241
gestes dramaturgie du renversement) ou la subversion symbolique des espaces de souveraineteacute (rue usine amphitheacuteacirctre) il contribue agrave le deacutefataliser Placeacute sous le signe de lrsquoincertitude et de lrsquoindeacutetermination il ouvre un temps des possibles offert agrave lrsquoinventiviteacute des acteurs en preacutesence Mais lrsquoeacuteveacutenement est aussi le moment drsquoune mise en relation222
Cette ideacutee que lrsquoeacuteveacutenement est un moment de laquo mise en relation raquo qui ouvre un
laquo temps des possibles raquo correspond agrave la maniegravere dont Peacuteguy conccediloit lrsquoeacuteveacutenement
comme moment drsquoun possible accueil de la gracircce et drsquoune possible action en
accord avec la gracircce et en coopeacuteration avec les autres acteurs de lrsquoeacuteveacutenement
Tatiana Taiumlmanova dans sa thegravese consacreacutee agrave la philosophie de lrsquohistoire chez
Peacuteguy eacutecrit laquo Peacuteguy considegravere lrsquoeacuteveacutenement historique comme le reacutesultat drsquoune
activiteacute creacuteative de lrsquohomme dont le prix deacutepend uniquement de ses objectifs
mystiques ou politiques et il ne justifie sur le plan moral que lrsquoeacuteveacutenement dont
lrsquoobjectif correspond agrave lrsquoobjectif divin raquo223 Elle poursuit en rappelant que selon
Peacuteguy il nrsquoy a pas vraiment drsquohistoire hors du christianisme parce que chaque
eacuteveacutenement a sa signification eacuteternelle et non seulement temporelle Taiumlmanova
insiste sur le fait que le sens le plus important que Peacuteguy donne agrave lrsquohistoire
correspond justement agrave lrsquoengagement reacuteciproque de lrsquoeacuteternel et du temporel
Cet engagement reacuteciproque est faciliteacute par la personne du saint qui appartient
autant agrave lrsquoeacuteternel qursquoau temporel il contribue ainsi agrave lrsquoinscription dans lrsquoeacuteternel de
lrsquoeacuteveacutenement temporel auquel il participe Jean-Noeumll Dumont eacutecrit laquo Seule une acircme
maintenue neuve par lrsquoeacuteveacutenement garde en soi assez drsquoinsoumission pour ne pas
courber lrsquoeacutechine devant les fataliteacute raquo224 Parce que lrsquoeacuteveacutenement srsquoimprime dans
lrsquoacircme de celui qui y prend part et la transfigure
On pourrait suivre lrsquoeacutevolution de la compreacutehension de lrsquoeacuteveacutenement chez Peacuteguy
et de la preacutesence du saint dans lrsquoeacuteveacutenement du preacutesent en observant ses eacutecrits sur
Jeanne drsquoArc
222 GOETSCHEL Pascale GRANER Christophe laquo Faire lrsquoeacuteveacutenement un enjeu des socieacuteteacutes contemporaines raquo Socieacuteteacutes amp Repreacutesentations 20112 (ndeg 32) (p 7-23) p 12-13 223 TAIumlMANOVA Tatiana Taiumlmanova opcit p 178 224 DUMONT Jean-Noeumll Peacuteguy lrsquoaxe de deacutetresse Paris Michalon p 91
242
Dans la premiegravere piegravece de la trilogie Aacute Domremy lrsquoaction est lanceacutee par un
eacuteveacutenement personnel de la vie de Jeannette sa premiegravere communion qursquoelle ressent
comme laquo rateacutee raquo ce qui la conduit agrave demander agrave voir Madame Gervaise Mais la
conversation des deux amies Jeannette et Hauviette tourne autour de lrsquoeacuteveacutenement
veacutecu par la France par leur village par leurs familles la guerre Or toutes les deux
rejettent une forme de non-participation agrave lrsquoeacuteveacutenement Hauviette srsquoindigne du
choix de Madame Gervaise celui de la vie contemplative laquo En veacuteriteacute Madame
Gervaise a mal choisi son temps pour deacutelaisser le monde et pour sauver son
acircmehellip raquo (OPD 10) dit-elle Pour Hauviette ce choix est une forme de fuite un
refus de vivre agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoeacuteveacutenement de la guerre et de lrsquoaffronter avec sa
famille et dans son village Mais pour Jeannette ce choix semble au contraire lrsquoune
des reacuteponses possibles ou en tout cas une forme de vie qui peut apporter des
reacuteponses agrave soi et aux autres laquo Madame Gervaise est au couvent elle doit savoir
pourquoi le bon Dieu nrsquoexauce pas les bonnes priegraveres raquo (OPD 11) La penseacutee les
sentiments la priegravere de Jeannette eacutevoluent en fonction des eacuteveacutenements dont elle
prend connaissance laquo Les voyageurs qui passent nrsquoapportent plus que des
nouvelles mauvaises raquo (OPD 12) Continuer la vie habituelle autrement dit
demeurer dans la reacutepeacutetition steacuterile dirait Peacuteguy avec le vocabulaire bergsonien
mecircme si cela semble neacutecessaire vital continuer agrave faire les moissons et les
vendanges pendant que la guerre deacutetruit tout semble pour la petite Jeannette une
forme de lacirccheteacute
Dans sa rencontre avec Madame Gervaise Jeannette commence par eacutenumeacuterer
les horreurs commises par les Anglais avant de lui lancer laquo Savez-vous Madame
Gervaise que nous qui voyons tout cela se passer sous nos yeux sans rien faire agrave
preacutesent que des chariteacutes vaines et sans vouloir tuer la guerre nous sommes les
complices de tout cela raquo Elle srsquoaccuse ainsi malgreacute son jeune acircge elle accuse
aussi ses parents et tout son village parce que la seule reacuteponse possible agrave
lrsquoeacuteveacutenement pour Jeannette crsquoest drsquoentrer dans lrsquoeacuteveacutenement et de lui reacutepondre par
une action eacutegale si lrsquoeacuteveacutenement crsquoest la guerre alors il faut tuer la guerre la
reacuteponse doit ecirctre agrave la hauteur de lrsquooffense au mecircme niveau de la mecircme ampleur et
de la mecircme intensiteacute
243
Jeannette perccediloit aussi la damnation des acircmes comme un eacuteveacutenement drsquoordre
spirituel auquel elle veut eacutegalement reacutepondre jusqursquoagrave proposer si ccedila pourrait ecirctre
une reacuteponse agrave cet eacuteveacutenement sa propre mort et damnation On pourrait dire que la
vocation de Jeannette naicirct de la rencontre entre ces trois eacuteveacutenements qursquoelle a
veacutecus lrsquoeacuteveacutenement personnel de la premiegravere communion rateacutee lrsquoeacuteveacutenement de la
guerre veacutecu en communion avec sa famille son village son pays et lrsquoeacuteveacutenement
spirituel de la prise de conscience de la damnation eacuteternelle
Dans un article sur lrsquoinfluence de Bergson sur Peacuteguy Camille Riquier
eacutecrit qursquolaquo un homme naicirct ou renaicirct librement dans lrsquoeacuteveacutenement raquo225 On pourrait
dire eacutegalement que le saint naicirct dans lrsquoeacuteveacutenement Agrave la question de Madame
Gervaise laquo Pourquoi vouloir ma sœur sauver les morts damneacutes de lrsquoenfer eacuteternel
et vouloir sauver mieux que Jeacutesus le Sauveur raquo (OPD 17) Jeannette reacutepond
laquo Alors Madame Gervaise qui donc faut-il sauver Comment faut-il sauver raquo
(OPD 18) Cette phrase est agrave lrsquoorigine la vocation de Jeannette comme celle de
Peacuteguy Madame Gervaise reacutepond en effet laquo En imitant Jeacutesus En eacutecoutant
Jeacutesus raquo Et mecircme si Peacuteguy commence agrave parler de lrsquoimitation de Jeacutesus dans sa prose
seulement dix ans plus tard la question du salut se pose pour lui degraves 1897 Elle
revient dans les premiers Cahiers par exemple dans De la grippe et restera au
centre de son œuvre durant toute sa vie
La vocation concregravete de Jeannette celle de devenir chef de guerre prend
eacutegalement sa source dans un eacuteveacutenement preacutecis la libeacuteration du Mont saint Michel
Hauviette annonce agrave Jeannette cette bonne nouvelle et dans la scegravene suivante
Jeannette prie
O mon Dieu donnez-nous enfin le chef de guerre
Vaillant comme un archange et qui sache prier
Pareil aux chevaliers qui sur le Mont naguegravere
Terrassaient les Anglais raquo (OPD 23)
Dans ce cas aussi Jeannette procegravede par imitation le chef de guerre pour
lequel elle prie doit imiter lrsquoarchange par son regard vers Dieu sa priegravere et par la
225 RIQUIER Camille laquo Peacuteguy laquo Bergsonien raquo raquo Les Cahiers du Cerf laquo Charles Peacuteguy raquo Paris Les eacuteditions du Cerf 2014 p 168
244
vaillance des chevaliers qui terrassaient les Anglais Sa vocation prend sa source
dans la reacuteponse par la priegravere qursquoelle donne agrave lrsquoeacuteveacutenement de la reprise du Mont
Saint-Michel agrave lrsquoexemple du guerrier ceacuteleste saint Michel et des chevaliers
terrestre qui ont combattu les Anglais
La vocation de Jeanne drsquoArc se concreacutetise face agrave un autre eacuteveacutenement son
village a eacuteteacute deacutevasteacute Jeanne reccediloit lrsquoappel de ses voix quand elle prie encore pour le
chef de guerre laquo une derniegravere fois raquo (OPD 27) Agrave chaque fois lrsquoeacuteveacutenement appelle
un acte celui de prier Crsquoest encore un eacuteveacutenement qui deacuteclenchera lrsquoaction de
Jeanne Sa premiegravere reacuteponse agrave lrsquoappel est de demander par la priegravere un autre chef
de guerre Mais quand Hauviette lui annonce que les Anglais ont assieacutegeacute Orleacuteans
elle prend la deacutecision drsquoagir elle ne reste pas teacutemoin de lrsquoeacuteveacutenement elle le
peacutenegravetre et elle se tient agrave lrsquointeacuterieur
Pardonnez-moi drsquoavoir attendu si longtemps
Avant de deacutecider mais puisque les Anglais
Ont deacutecideacute drsquoaller agrave lrsquoassaut drsquoOrleacuteans
Je sens qursquoil est grand temps que je deacutecide aussi
Moi Jeanne je deacutecide que je vous obeacuteirai (OPD 49)
Le Mystegravere de la Chariteacute qui peu de temps encore avant sa publication portait
le titre du Mystegravere de la vocation ndash un extrait retrancheacute sur eacutepreuves demeure sous
ce titre ndash montre clairement comment la vocation de Jeanne naicirct de sa vie agrave
lrsquointeacuterieur de lrsquoeacuteveacutenement et de lrsquoimpression que font sur elle les nouvelles de la
guerre Degraves le tout deacutebut de la piegravece Jeannette prie le Notre Pegravere en le compleacutetant
de ses propres paroles la contemplation du monde ou laquo le regravegne des royaumes de
la terre est tombeacute tout entier au regravegne du royaume de la tentation raquo (OPD 404)
lrsquoamegravene agrave prier pour que viennent de nouveaux saints et de nouvelles saintes
Srsquoil nrsquoy a pas eu encore assez de saintes et assez de saints envoyez-nous-en drsquoautres envoyez-nous-en autant qursquoil en faudra envoyez-nous-en tant que lrsquoennemi se lasse Nous les suivrons mon Dieu Nous ferons tout ce que vous voudrez Nous ferons tout ce qursquoils voudront Nous ferons tout ce qursquoils nous dirons de votre part (Ibid)
245
La vision du malheur du monde fait naicirctre dans le cœur de Jeannette cette
priegravere qui ouvre une porte vers ses visions vers son obeacuteissance agrave ses voix et vers
son propre chemin de sainteteacute
Ce qui change par rapport agrave la premiegravere piegravece de la trilogie Aacute Domreacutemy crsquoest
la preacutesence de Jeanne simultaneacutement au cœur des eacuteveacutenements dans lesquels elle vit
corporellement et au cœur des eacuteveacutenements de lrsquoEacutevangile spirituellement Crsquoest
preacuteciseacutement de cette double preacutesence dans lrsquoeacuteveacutenement temporel et dans
lrsquoeacuteveacutenement eacuteternel que naicirct la vocation de Jeanne drsquoArc Cela commence degraves les
premiegraveres pages du Mystegravere quand Jeannette contemple les bleacutes deacutevasteacutes de son
village elle y voit le mecircme bleacute que Jeacutesus a mangeacute ce qui lrsquoamegravene agrave penser au
mystegravere de lrsquoEucharistie
Sacreacutes bleacutes sacreacutes bleacutes qui faites le pain froment eacutepi grain de lrsquoeacutepi de bleacute Moisson du bleacute des champs Pain qui fucirctes servi sur la table de Notre-Seigneur Bleacute pain qui fucirctes mangeacute par Notre-Seigneur mecircme qui un jour entre tous les jours fucirctes mangeacute
Bleacutes sacreacutes bleacutes qui devicircntes le corps de Jeacutesus-Christ un jour entre tous les jours et qui tous les jours ecirctes mangeacute nrsquoeacutetant plus vous-mecircme mais eacutetant le corps de Jeacutesus-Christ (OPD 417)
Elle est pleinement preacutesente dans la vie de son village dans le travail des
champs elle est pleinement preacutesente dans la vie des sacrements elle qui vient de
faire sa premiegravere communion Elle est encore pleinement preacutesente aux eacuteveacutenements
de lrsquoEacutevangile et laquo voit raquo inteacuterieurement Jeacutesus ramassant les eacutepis mucircrs Dans son
cœur ces preacutesences se rejoignent en creacuteant un preacutesent agrave la fois eacuteternel et temporel
un preacutesent feacutecond qui deacutetermine sa vocation
Jeanne parle de vocation avec Hauviette juste apregraves sa meacuteditation sur les bleacutes et
les vignes Elle parle de Madame Gervaise mais Hauviette la contredit en lui
disant laquo Elle est moins sainte que toi raquo (OPD 420) Jeanne insiste sur le fait que
pour entrer au couvent comme lrsquoa fait Madame Gervaise il faut que Dieu laquo lrsquoait
convoqueacutee par son nom instruite commandeacutee deacutesigneacutee par son nom conduite
par la main et quelquefois forceacutee et prise pour lui Il faut une vocation raquo
(OPD 421) Finalement elle deacutecrit son propre chemin sa propre vocation
Hauviette elle considegravere qursquo laquo il nrsquoy a qursquoune reacuteveacutelation pour tout le monde [hellip] Il