la vie de james joyce

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  James JOYCE (1882-1941) 1

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La vie et les oeuvres de James Joyce

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  • James JOYCE (1882-1941)

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  • INTRODUCTIONDe notre pliade de gnies, James Joyce est peut-tre celui qui en impose

    le plus au lecteur daujourdhui. Lauteur dUlysse (1922) et de Finnegans Wake (1939) serait-il le dernier monstre sacr de la littrature occidentale ? Lhomme rivalise en puissance avec Dante, Cervants, Goethe, Shakespeare, Hugo, et Homre Homre, dont il reprend, comme pour bien marquer sa gnalogie avec les gnies du pass, le nom de lillustre hros pour le titre de son chef-doeuvre. Contemporain de Kafka (1883-1924), Joyce fait plus qugaler les gants littraire de jadis, il les assimile, les digre, les englobe, les rsume tous, dans une littrature totale : Joyce est mythologique comme Homre, mystique comme Dante, comique comme Cervants, dramaturgique comme Shakespeare, pornographique comme Sade, philosophique comme Goethe, potique comme Hugo, pique comme Tolsto, labyrinthique comme Kafka.

    Joyce a un autre point commun avec le pote de la Divine Comdie. Lauteur dUlysse terrorise son lecteur. Mais pour des raisons diffrentes. Joyce lui complique la tche en mlangeant les discours (chaque chapitre dUlysse est crit dans un style diffrent), en bousculant lordre habituel des mots, en faisant des assemblages verbaux (darkplumaged = aux-sombres-plumes), en introduisant des vocables trangers. Si lintelligibilit globale du propos nest pas en cause, la prose de Joyce, admettons-le, est souvent dconcertante. Anthony Burgess explique ainsi le dsarroi du lecteur :

    On excuse plus aisment la bizarrerie dun pote que celle dun romancier. Les mots sont le commerce du pote, et cest sa prrogative de les arranger bizarrement pour faire ressortir le mystre du langage [] Mais le romancier a moins faire avec les mots quavec les personnages, les lieux, laction. La plupart des lecteurs veulent accder au contenu dun roman sans tre gn par un style dcriture trop envahissant qui fasse de lombre lintrigue. (Au sujet de James Joyce, 2008)

    Mais Joyce est-il si difficile quon le dit ? La vrit est que luvre du matre irlandais exige une attention suprieure la moyenne. Mais pour peu que le lecteur dispose de quelques cls, il accde aisment au texte, et peut en tirer beaucoup de plaisir. Car contrairement une ide reue qui fait de lui une sorte de Mallarm du roman, Joyce est un crivain qui cherche exprimer, par tous les moyens que lui offre la langue, la vie dans ce quelle a de plus truculent. Ce qui en fait, paradoxalement, le descendant direct de Cervants et de Shakespeare.

    Un premier moyen de faire baisser lanxit du lecteur consiste rappeler quelques pisodes de sa vie, car, en dpit de leffacement volontaire de lauteur, son uvre est trs autobiographique. Un second moyen est de retracer le parcours littraire de Joyce, des nouvelles lisibles du dbut

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  • Dubliners (1914) la falaise abrupte de Finnegans Wake (1939) en passant par la cathdrale de prose , qui a fait la clbrit mondiale de Joyce : Ulysse.

    I. UN EXIL PERPETUELComme Hugo, Joyce se range dans la catgorie suprieure des gnies

    ds son plus jeune ge, et ne sen cache pas...

    On colportait partout ses mots froces, ses pigrammes, non sans railler sous cape ses ambitions dantesques. Car, ayant produit en tout et pour tout un essai sur Ibsen et cinq ou six pomes anachroniques, le jeune homme posait volontiers au gnie mconnu et rclamait des concitoyens une admiration sans limite. (Jean Paris, Joyce par lui-mme, p. 21)

    Cette arrogance de dandy est une raction dorgueil la situation humiliante que vit le jeune Joyce dans sa famille, lcole et vis--vis de son pays.

    [James Joyce, en 1904 (il a 22 ans)]1. Les trois carcans

    Lenfant nat dans un milieu dfavoris. An de dix enfants, sa mre tombe enceinte une quinzaine de fois ( l'instar de Mme Dedalus, dans Ulysse).

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  • La vie est difficile en raison de l'incapacit chronique des parents grer leurs finances ; en raison aussi de l'alcoolisme du pre. Joyce hrite fantasmatiquement de laristocratie des anctres, mais subit au quotidien la pauvret de son milieu. De surcrot, le garon est mince, trs nerveux , introspectif On songe Kafka, perscut par son pre. James nest pas plus heureux lcole que Franz...

    A lge de six ans, Joyce est envoy chez les Jsuites au Clongowes Wood Collge, dont il subit la loi inflexible pendant des annes. Ladolescent se rfugie dans la littrature (il fait de solides tudes classiques et religieuses). Mais la morale catholique et les rgles scolaires ltouffent. Le Portrait de lartiste en jeune homme, premier rcit autobiographique crit en un jour (1904), relate cette enfance malheureuse, vcue comme un carcan.

    Pour ajouter la difficult, il y a la situation politique de lIrlande, pays occup par lAngleterre depuis des sicles. Joyce ne supporte pas la docilit de ses compatriotes, quil assimile de la lchet. Pour avoir fait le choix de la morale (le catholicisme) contre la libert, lIrlande est ses yeux un pays honni, qui porte lerreur dans son nom mme : Irland, Irr Land, Error land .

    2. Le double lectrochoc de la chair et du livreJoyce connat dans sa jeunesse une double rvlation qui le libre de ses

    entraves morales et religieuses. Dabord il rencontre le plaisir charnel, aspect qui occupera une place considrable dans Ulysse (rappelons que louvrage sera pendant longtemps considr comme pornographique en raison des scnes obscnes masturbation, copulation, scatologie qui sy trouvent). Dans Stephen Dedalus, Joyce relate lmoi du premier baiser, rendu dautant plus savoureux quil est interdit (il sagit dune passe avec une prostitue) :

    Dun mouvement soudain, elle lui inclina la tte, unit ses lvres aux siennes et il lut le sens de ses mouvements dans ces yeux francs levs vers lui. C'en tait trop. Il ferma les yeux, se soumettant elle, corps et mes, insensible tout au monde, sauf la farouche pression de ses lvres qui s'entrouvraient doucement. Ctait son cerveau quelles pressaient en mme temps que sa bouche, comme si elles eussent t le vhicule de quelque vague langage ; et entre ses lvres il sentit une pression inconnue et timide, plus tnbreuse que la pmoison du pch, plus douce quun son ou quun parfum. (Stephen Dedalus)

    Puis a lieu la premire rencontre avec les auteurs athes, en particulier, Ibsen (lauteur dUne Maison de poupe, pice sur lmancipation des femmes), dont il apprend trois choses fondamentales, mises en application dans ses romans :1. qu'une journe suffit pour exprimer une vie entire (cest le principe sur lequel est construit Ulysse).2. quon peut peindre des vies moyennes condition de les montrer dans une vrit sans fard.

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  • 3. que l'artiste doit rester comme Dieu, l'intrieur, ou derrire, ou au-del, ou au-dessus de son oeuvre, invisible, subtilis, hors de l'existence, indiffrent, en train de se curer des ongles . A partir de ce moment, lauteur entre en rsistance contre tout ce qui bride sa libert ; entre en rsistance qui le conduit logiquement faire ses valises et quitter le pays natal. Commence trente-cinq ans dexil, qui vont le conduire de Zurich Trieste en passant par Paris

    I will not serve that in which I no longer believe, whether it call itself my home, my fatherland, or my church: and I will try to express myself in some mode of life or art as freely as I can and as wholly as I can, using for my defence the only arms I allow myself to use... silence, exile, and cunning. (Chap. V)

    Je ne veux pas servir ce quoi je ne crois plus, que cela s'appelle mon foyer, ma patrie ou mon glise. Je veux essayer de mexprimer, sous une forme quelconque d'existence ou dart, aussi librement et aussi compltement que possible, en employant pour ma dfense les seules armes que je m'autorise employer : le silence, lexil, la ruse. (Dedalus)

    3. Lexil silencieuxA Vingt ans (1902), Joyce sembarque donc pour Paris afin de faire des

    tudes de mdecine. En ralit, cest la vie de bohme (il na mme pas de quoi sacheter un rchaud ptrole). Comme Kafka, Joyce lit Flaubert. Il prend aussi lhabitude de noter dans dtranges petits calepins tout et nimporte quoi (ides, lectures, dpenses). Cette coutume de thsauriser les moindres faits tourne vite en une manie odieuse pour l'entourage. tout moment, en toute compagnie, Joyce sort de ses poches les fameuses tablettes pour y inscrire les mots qu'untel vient de profrer. Ainsi sexpliquent les mille et un dtails vrais quon trouve dans Ulysse : les carnets ont servi de rservoir pour luvre romanesque en gestation

    1904 est lanne o lcrivain rencontre sa compagne, Nora Barnacle, une femme de chambre, dont il tombe amoureux, et qui ne le quittera plus. Cette rencontre a lieu exactement le 10 juin. Joyce ayant choisi le 16 juin 1904 pour laction dUlysse, on peut supposer quil sest pass quelque chose dimportant ce jour-l Nora lui donnera deux enfant, Giorgio et Lucia. La jeune femme ne connat rien la littrature, mais Joyce ne se peut se passer delle. Cest Nora qui pourvoit aux besoins matriels du mnage ; cest elle aussi qui le comble sexuellement : les lettres trs crues quil lui envoie en 1909 rvlent entre eux une surprenante complicit rotique.

    4. 1914 : anne-cl1914 est un tournant dcisif dans la carrire de Joyce. Cette anne-l,

    Joyce achve le Portrait de lartiste en jeune homme (qui paratra en 1916) et publie

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  • (non sans mal) son premier roman Dubliners. Gens de Dublin est en fait un recueil de quinze nouvelles organis comme un roman, qui fait lanatomie de Dublin et dresse le portrait moral des Dublinois. Cette uvre, bien qucrite de manire classique (on a parl de Joyce comme dun Zola irlandais ), annonce Ulysse en ce sens quon y trouve le regard dtach, ironique, parfois cruel, et dune incroyable lucidit sur ses personnages qui caractrise le chef-duvre de Joyce. Ici comme l, le cadre est Dublin et les protagonistes ses habitants. Le naturalisme de Dubliners est cependant trompeur : si lon met de ct lattirance zolienne de lauteur pour les cts ngatifs et triviaux de lexistence, son recueil tourne le dos lesthtique romanesque du XIXe sicle obnubile par la reprsentation fidle de la ralit objective, pour exprimenter, au contraire, une criture qui utilise le filtre de la conscience individuelle pour peindre le rel (vision ultra slective et subjective du personnage, prfigurant le monologue intrieur ), qui parsme le rcit dallusions ou de rfrences la culture littraire et religieuse (appel une lecture symbolique plusieurs niveaux) et qui insre dans la trame narrative des discours exognes (onomatopes, propos enfantins, articles de journaux, bribes de pomes, etc.). Embryonnaires, les procds qui seront dvelopps plus tard sont donc dj prsents. Dubliners est une sorte de laboratoire dans lequel Joyce exprimente de nouvelles techniques narratives. Cest enfin de Dubliners mme que sort Ulysse, puisque ce dernier est une extension dune des nouvelles, non publies, du recueil, o apparaissait le personnage de Lopold Bloom.

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  • La guerre oblige Joyce sinstaller Trieste (1904-1914), puis Zurich (1915-1919), avant de sinstaller dfinitivement Paris partir de 1920. Joyce manque de ressources et vit dexpdients (il donne des cours danglais lcole Berlitz), mais sa rputation est telle dans les milieux littraires que plusieurs crivains (HG Wells, Ezra Pound, T. S. Eliot) le soutiennent et quil reoit laide pcuniaire de mcnes (Harriet Shaw Weaver, Robert McAlmon). Malgr ses problmes de vue (Joyce est atteint dun glaucome qui ira en empirant jusqu le rendre pratiquement aveugle), lcrivain se lance dans une tche titanesque : crire Ulysse, roman compos de 18 gros chapitres crits chacun dans un style diffrent. Une premire partie est publie en feuilleton ds 1918 en Angleterre. Mais luvre connat de multiples problmes lis la censure anglo-saxone, qui bute sur la pornographie et lanticlricalisme. La revue qui la publie (The Little Review) est poursuivie par une ligue puritaine,

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  • scandalise par un texte si obscne, lubrique, lascif, ignoble, indcent et rpugnant quune description dtaille dudit texte offenserait la Cour . Des centaines dexemplaires sont brls sance tenante. Heureusement, une ditrice, Sylvia Beach, qui tient une librairie davant-garde (Shakespeare and Company) rue de lOdon Paris, entreprend de le publier. Le livre parat avec sa couverture bleu azur lanne de ses quarante ans, en 1922. Le Tout-Paris littraire sarrache lauteur dUlysse. Sept ans plus tard le roman, traduit en franais par Valry Larbaud, est publi par Adrienne Monnier. En revanche, Ulysse reste interdit aux tats-Unis jusqu'en 1931. Le livre, en raison de ses attaques violentes contre les institutions, principalement l'glise catholique et l'tat, et de ses descriptions pornographiques continue de choquer les contemporains.

    Joyce est peine sorti de cet immense chantier quil se lance dans une autre entreprise plus ambitieuse encore. Ce sera Finnegans Wake, quil publie en working progress1 pendant quinze ans. Joyce se dbat entre ses problmes dyeux (une douzaine doprations jusqu sa mort) et la maladie de sa fille, Lucia, atteinte de schizophrnie, mais cela ne lempche pas de mener bien ce projet insens. Finnegans Wake se prsente comme un rve. Comme Ulysse est le livre d'un jour, Finnegans Wake est le livre d'une nuit (impossible raconter) durant laquelle les visions les plus folles se succdent. Finnegans Wake est mal accueilli par la critique. Joyce, serait-il all trop loin ? Il est vrai que le style est pouss jusquaux limites du possible : la langue est dstructure au point de rendre le texte incomprhensible Joyce, qui a transgress la frontire des genres dans Ulysse, enfreint cette fois la barrire linguistique : pas moins dune soixantaine de langues (les europennes, mais aussi l'hbreu, l'arabe, le danois, le hollandais, le latin, l'espranto, les parlers archaques et largot de la rue) cohabitent et se mlent dans des phrases la syntaxe inoue, posant aux traducteurs dinsurmontables problmes, comme on peut le constater dans lextrait suivant, traduits de manire trs diffrente.

    For the putty affair I have is wore out, so it is, sitting, yaping and waiting for my old Dane hodder dodderer, my life in death companion, my frugal key of our larder, my much-altered camels hump, my jointspoiler, my maymoons honey, my fool to the last Decemberer, to wake himself out of his winters doze and bore me down like he used to.

    Car le trou vaseux que je possde est tout us, ah oui, force dtre assise bailler et attendre que mon vieux baseur et adodderateur Danois, mon compagnon la vie la mort, le sobre quaidenas de mon gard-manger, ma bosse de hameau bien abme, mon briseur de jointures, le miel de ma lune de mai, mon bouffon jusquau dernier jour

    1 Littralement : travail en cours . Le roman est publi au fur et mesure, morceau par morceau dans une revue, sans attendre dtre achev.

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  • de Dsambre, sveille de son somme dhiver et menfile comme il en avait coutume ! (1931)

    Car laroumastique que jicy possde est tout trou, y a pas dire, sante et baillante et guettante mon vieux Danois daddodrateur, mon compagnon la vie dans la mort, quaidenas de carme de mon garde manger, ma bosse de chameau bien altre, mon briseur plat de ma jointersistance, le miel de mai lune mon grand fou jusquau bout de Dsambre qui sveille enfin de son somme dhiver et menquiquine comme au temps de ses rixes. (1962)

    Car le petit machin que jai est bien us, a cest vrai, force dattendre et crier Nol quil vienne, mon compagnon de vie et de mort, la cl frugale de mes bardes, la bosse camlique du renouveau qui dsaltre, ma panace renverse, mon miel de Maynooth, mon fou de la 31 dcembre, pour sveiller de son Conte dHiver et me dvorser tout comme il le faisait nagure. (trad. 1997)

    Finnegans Wake est crit dans une langue si insolite que certains critiques ont prtendu quil tait impossible de savoir quelle en tait la langue source ! Joyce, pour sa part, sest justifi en disant qu en crivant sur la nuit, [il] ne pouvai[t] rellement pas, [] utiliser les mots dans leurs rapports ordinaires. Le chantier, achev tant bien que mal en 1939, laisse Joyce exsangue : il meurt Zurich dun ulcre. Wladimir Nabokov, admirateur inconditionnel dUlysse, considre que, dans sa dernire uvre, lIrlandais sest fourvoy, entranant dans lerreur (dstructuration totale de langue) des gnrations dcrivains nafs

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  • II. LA CATHEDRALE DE PROSELes superlatifs manquent pour dcrire cette uvre hors norme.

    Dressons-en, pour commencer, les 5 caractristiques majeures :1. Minutie. Personne nest all plus loin que lui dans lobservation maniaque des dtails de la vie quotidienne. On peut parler, avec Joyce, dhyperralisme.2. Totalit : Ulysse enferme en lui tout lunivers ( All space in a nutshell dit lauteur). Joyce va de linfiniment petit linfiniment grand, de lextrieur lintrieur, du pass au prsent en passant par le prophtique. 3. Impassibilit. Il y a chez Joyce, comme chez lhistorien Sutone ou le romancier Flaubert, une impassibilit mtallique . Joyce raconte les pires horreurs avec le mme dtachement (affect). 4. Libert. Lhomme parle de tout des choses mystiques comme des choses rotiques sur tous les tons et dans tous les styles. Toute la beaut et lhorreur du monde sy trouve , dclare son ditrice Sylvia Beach. 5. Continuit. Joyce part du point de vue quil ny a que des tres spars , que la communication entre individus est une fiction. Cette conviction le conduit exploiter le procd du monologue intrieur (stream of consciousness), technique destine restituer le flux ininterrompu des penses qui traversent l'me du personnage au fur et mesure qu'elles naissent sans en expliquer l'enchanement logique.

    Dans une lettre du 21 septembre 1920 au critique Carlio Linati, Joyce explique brivement ce quil a voulu faire :

    Cest lpope de deux peuples (Isral-Irlande), et en mme temps, le cycle du corps humain ainsi que la petite histoire dune journe (la vie). Cest aussi une espce dencyclopdie. Mon intention est de rendre le mythe sub specie temporis nostris. [= actualiser lpope dHomre]

    Il y a donc, on le voit, plusieurs niveaux de lectures. Cette polysmie explique que Jean Paris ait compar Ulysse une hydre absolue :

    Ce roman participe du pome, du drame, de lessai, de la farce, du rcit, du reportage comme du sermon, de l'opra, de l'apologue ou du trait. Cent styles sy mlent, si rpondent, de l'lgiaque largotique, du juridique au pastoral, du religieux l'rotique, du scientifique au dmentiel, comme appels par une perptuelle magie. Pour exemples, le seul chapitre VII, modle de l'loquence journalistique, ne comprend pas moins de 96 figures de rhtorique (mtonymie, mtaphore, synecdoque, anacoluthe, hyperbate.) [] Le finale, monologue ensommeill de Pnlope, tire une phrase de 40 000 mots sans ponctuation ni pause. (p. 124)

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  • Pour naviguer dans ce roman-fleuve sans se noyer, le lecteur peut saccrocher deux ou trois boues. A commencer par celle de la rgle (classique !) des trois units , respectes scrupuleusement par Joyce : - unit de lieu : tout se passe Dublin- unit de temps : lhistoire se droule en une seule journe, le 16 juin 1904, de 8h00 3h00 du matin. - unit daction : trois personnages (Lopold Bloom, sa femme Molly, et Stephen Dedalus) dambulent sans but prcis dans la cit, vaquant chacun leurs occupations habituelles.

    Les vnements auxquels on assiste dans ces 18 chapitres nont rien de remarquable, si ce nest que les protagonistes montrent travers leurs agissements quils sont constamment travaills par le dsir charnel. Le lecteur passe, dheure en heure, dun lieu lautre : dune cole un bordel, dune bibliothque une glise, dun bar une plage. Le seul vnement marquant est le cocufiage de Bloom. Mais les pripties ne sont pas la proccupation premire de Joyce, qui a pour elles, au contraire, le plus grand mpris (elles sont lapanage des romans populaires faciles ). Le dcor de Dublin, avec ses personnages mdiocres, sert de toile de fond et dalibi un rcit symbolique et polyphonique, quil faut dcoder pour en comprendre la vritable signification.

    Ds 1922, Valry Larbaud, avait fait remarquer que la cl du roman tait sur la porte , cest--dire dans le titre. Ulysse est en effet une rcriture de lOdysse, transpose dans le monde moderne, autrement dit une pope mettant en scne des hros confronts des obstacles ; ceci prs que les obstacles en question ne sont pas, comme chez Homre, des monstres ou des divinits, mais des empchements triviaux, des entraves sociales, celles que subit au quotidien lhomme moderne dans lunivers urbain (on retrouve ici notons-le au passage une problmatique toute kafkaenne). Comme Virgile guidant Dante dans le ddale de lEnfer, nous sommes donc, avec lOdysse, munis dune feuille de route : chaque chapitre correspond une preuve, qui trouve son pendant dans lpope dHomre.

    Le roman est compos, comme lOdysse, de trois parties : Tlmachie, Nostos, Mnestrophonie. Lopold Bloom reprsente Ulysse, Molly Bloom figure Pnlope (et Circ), et Stephen Dedalus endosse le rle de Tlmaque. A lpisode dHads correspond celui du cimetire ; lpisode dEole celui de la salle de rdaction dun journal (lieu o lon produit du vent ). Dans le chapitre correspondant aux Cyclopes, Polyphme est reprsent dans une taverne (caverne) sous laspect dune brute paisse nomme Citoyen , qui ructe contre Blum. Tout ce chapitre est crit en parler populaire dublinois et charrie tous les clichs sur l'Irlande. Bloom, qui fume un gros cigare (pieu d'Ulysse), dfend l'amour, sa conception de la patrie, et rsiste aux ides antismites. Considr comme un juif cossu par le Citoyen , notre hros se voit injuri et expuls pour avoir dit que Jsus tait aussi un Juif. Il vite une bote de biscuit qu'on lui jette et saute sur un cab pour s'enfuir.

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  • Cette lecture, ralise laide de la grille homrique, est pourtant loin dpuiser la symbolique du roman. Joyce la en effet organis de faon ce que corresponde chaque chapitre : - une heure de la journe : de 8h00 (dbut de lhistoire) 3h00 du matin (fin).- un lieu spcifique : tour, restaurant, rue, bar, rochers, hpital, bordel, caf, maison, lit, etc. - un organe du corps : rein, parties gnitales, cur, poumons, sophage, cerveau, etc. - Une discipline : thologie, histoire, philologie, conomie, botanique et chimie, religion, rhtorique, musique, politique, peinture, mdecine, magie, navigation, science, etc.- une couleur : blanc et or, brun, vert, orange, etc.- un thme ou symbole : hritier, cheval, mare, nymphe, eucharistie- une technique dcriture : narration, monologue, dialectique, gigantisme, hallucination, etc.

    Chaque chapitre forme donc un rseau complexe de correspondances. Par exemple le chapitre XI, qui voque les Sirnes chez Homre, combine les lments suivants :

    Heure : 16 heuresLieu : La salle de concertOrgane : l'oreilleDiscipline : musiqueCouleur : corailThme : Promesses - Femmes - Sons - Embellissements - ServeusesTechnique : Fuga per canonem

    Jusqu prsent, nous navons pas fait entendre la musique dUlysse. Or le style est llment fondamental du roman. Il est malais de dtacher den extraire un passage tant les phrases, indissociables, forment une sorte de flux musical continu. Lextrait le plus connu dUlysse est le monologue de Molly Blum, ultime tour de force du roman, dont il faut citer le trs clbre finale. Nous sommes la toute fin de lhistoire : il est trois heures du matin, Lopold Bloom, aprs une longue errance a enfin rejoint sa Pnlope , Molly. Celle-ci, avant de sendormir, laisse vagabonder ses penses : cest un mlange de rminiscences et de rveries rotiques, un interminable monologue intrieur qui sachve sur un acquiescement la vie alors que lui revient la mmoire son premier amour, aux portes de Gibraltar :

    [...] yes when I put the rose in my hair like the Andalusian girls used or shall I wear a red yes and how he kissed me under the Moorish wall and I thought well as well him as another and then I asked him with my eyes to ask again yes and then he asked me would I yes to say yes my mountain flower and first I put my arms

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  • around him yes and drew him down to me so he could feel my breasts all perfume yes and his heart was going like mad and yes I said yes I will Yes.

    [] oui quand j'ai mis la rose dans mes cheveux comme le faisaient les Andalouses ou devrais-je en mettre une rouge oui et comment il m'a embrasse sous le mur des Maures et j'ai pens bon autant lui qu'un autre et puis j'ai demand avec mes yeux qu'il me demande encore oui et puis il m'a demand si je voulais oui de dire oui ma fleur de la montagne et d'abord je l'ai entour de mes bras oui et je l'ai attir tout contre moi comme a il pouvait sentir tous mes seins mon odeur oui et son coeur battait comme un fou et oui j'ai dit oui je veux Oui.

    CONCLUSIONLes grands romanciers, crit Anthony Burgess, crivent de trs gros

    romans pour se prouver eux-mmes et prouver aux autres quils sont capables de sattaquer une toile gigantesque . De fait, Cervants, Hugo, Tolsto manifestent tous lambition blasphmatoire de rivaliser avec Dieu. Crer quelques tres humains dans un contexte fragmentaire de la vie, poursuit Burgess, suffit lartiste mineur, mais le grand crivain veut tout un cosmos et tout le genre humain. Avec Ulysse, Joyce ralise effectivement cette ambition promthenne, dans la mesure o il parvient runir ensemble le pome pique qui tend lexpansion (LOdysse couvre le ciel, la mer, la terre, et un grand bloc de temps) et le drame classique qui vise au contraire la contraction (dans la tragdie classique, toute laction est ramene un seul lieu et contenue en 24 heures). Avec ce roman, dont laction se droule en un jour Dublin, mais qui embrasse le champ entier des possibles de lhumain, nous avons donc la fois lpope ET le drame, savoir : une oeuvre totale, qui offre un panorama complet des arts et des sciences, un modle rduit du corps humain (avec tous ses organes), et un rpertoire complet des discours et de toutes les techniques littraires. Roman encyclopdique, donc, qui constitue en soi une performance unique.

    Mais si Ulysse mrite notre admiration pour la matrise surhumaine dont lauteur faire preuve, il mrite aussi bien notre attention la plus extrme pour le message philosophique quil dlivre, la weltanschauung quil dploie. La morale de ce roman se dduit de la confrontation de son modle (lOdysse) avec son avatar moderne : en inversant les codes de lpique (le valeureux Ulysse devient le trivial Bloom, les exploits deviennent des fiascos), Joyce montre que la socit bourgeoise du XXe sicle est incapable de soutenir sa grandeur passe, quelle est impuissante renouveler ses valeurs, quelle est inapte survivre sans trahir ses idaux. Si lOdysse revit avec Joyce sous une forme dgrade, cest que notre monde na plus la force denfanter une autre forme, et que sa culture, en pleine dconfiture, est condamne la ressasser sans fin. Tel est le constat pessimiste que dresse Joyce, en 1922, dun monde

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  • qui a dfinitivement tourn le dos lhrosme de lAntiquit peint par Homre dans lOdysse.

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