la vie intellectuelle , son esprits, ses conditions, ses méthodes - r.p antonin d sertillanges

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    Il a t tir de cet ouvrage :100 exemplaires sur papier pur fil Lafumanumrots de 1 100 et 10 exemplairessur papier teint, hors commerce.

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    LA VIEINTELLECTUELLE

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    OUVRAGES DU MEME AUTEURSaint Thomas d'AquIN (Collection des grands philosophes - Al-

    cart), 2 vol. in-S" , . Epuis.La Philosophie morale de saint Thomas d'Aquin, l vol. in-8

    (Alcan) Epuis.L'(( Introduction a l'Etude de la mdecin,e exprimen-tale de Claude Bernard, avec des notes critiques (Je Gigord) 5 30

    Les Sources de la croyance en Di.eu, 1 vol in- 12, 7* dit.iPerrin) 8 L'Amour chrtien, 1 vol. in- 12. 6* mille (Cahalda) 7 y)JSUS, 1 vol. in-12. 9 dil. (Cahalda) . 4 50L'Eglise, 2 vol. in-12. 3* dit. (Cahalda) 12 La Politique chrtienne, 1 vol. in-12. (Cahalda) 4 50Socialisme et christianisme, 1 vol. in-12. 3' ditian (Cahalda). 6 FMINISME et christianisme, 1 vol. in-12. 3* dition (Cahalda). 6 La Famille et l'Etat dans l'ducation, 1 vol. in-12. 2* di-

    tion (Cahalda) 4 50Art et Apologtique, 1 vol. in-12. (Bloud et Ca^).. 5 )>Agnosticisme et Anthropomorphisme, 1 vol. in- 18. [Bloud et

    Ca\f) 1 La Vi,E hroque, confrences donnes la Madeleine de 1914

    1919 (Bloud et Ca}f). La confrence 50Le Sermon sur la montagne., vangile de guerre et de paix.

    1 vol. in-12. (Bloud et Ca\f) 3 75Les Vertus thologales. Anthologies illustres 3 vol. in-8".La Foi, L'Esprance, La Charit. (Laurens.) Chaque volume. 9 y)La Prire, 1 vol. in-12 (Lihrairie de VArl Catholique) 6 50Prire dans nos preuves (Art Catholique) 1 25Le chemin de la croix (Art Catholique) 2 Paroles franaises, 1 vol. in-12 (Bloud et Ca^) 5 La Vie catholique, premire srie, 1 vol. in-12 (Cahalda) 8

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    A.-D. SERTILLANGESDE L'ACADMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUESI . . I . . < . 1 . . i I < 1 1 1 i > t > ] I li(i

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    Imprtm polcsiParisiis, die 9 Martii 1921fr. Raymond Louis O. P.

    T'-'HONTO 5, CANADA,

    ^a/9^3

    Imprimatur :Parisiis, die 9 Martii 1921

    E. Thomas, V. G.

    Tous droits de reproduction et de traduction rservs pourtous les pays. Copyright by Revue des Jeunes 1921.

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    AVANT-PROPOSOn trouve parmi les uvres de saint Thomas une

    lettre un certain frre Jean, o sont numrs SeizePRCEPTES POUR ACQURIR LE TRSOR DE LAScience. Cette lettre, authentique ou non, veut treenvisage en elle-mme; elle est sans prix; on voudraiten imprimer tous les termes dans l'intime du penseurchrtien. Nous venons de la pubher une fois de plus la suites des PRIRES du mme Docteur, o se con-dense sa pense religieuse et se trahit son me (1).

    L'ide nous tait venue de commenter les Seize PR-CEPTES, afin d'y rattacher ce qu'il peut tre utile derappeler aux hommes d'tude modernes. A l'usage, ceprocd nous a paru un peu troit; nous avons prfrprocder plus librement; mais la substance de ce petitvolume n'en est pas moins toute thomiste ; on y trouverace que dans les Seize PRCEPTES ou ailleurs suggrele matre touchant la conduite de l'esprit.

    Cet opuscule n'a pas la prtention de remplacer lesSOURCES; il s'y rfre pour une part. L'auteur n'a pasoubli, non plus que beaucoup d'autres sans doute,l'moi de ses vingt ans, quand le Pre Gratry stimulaiten lui l'ardeur du savoir.A une poque qui a tant besoin de lumire, rappe-'T'f

    (1) Les prires de saint Thomas d'Aquin, traduites et prsentespar A.-D. Sertillanges (Librairie de TArl Catholique).

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    LA VIE INTELLECTUELLEIons souvent les conditions qui permettent d'acqurir lalumire et de prparer sa diffusion par des uvres.On ne traitera pas ici de la production en elle-mme :

    ce serait Tobjet d*un autre travail. Mais Tesprit est pa-reil qui procure Tenrichissement et qui procde unesage dpense.Ayant dire plus loin que la dpense est en ce casTun des moyens de Tacquisition, nous ne pouvons dou-

    ter de l'identit des principes qui rendent ici et l notreactivit intellectuelle fconde.

    C'est une raison d'esprer tre utile tous.Chandolin, 15 AOUT 1920.

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    CHAPITRE PREMIERLA VOCATION INTELLECTUELLE

    I. l'intellectuel est un consacr. IL l'in-tellectuel n'est pas un isol. III. l'intel-lectuel APPARTIENT A SON TEMPS.

    I

    Parler de vocation, c'est dsigner ceux qui enten-dent faire du travail intellectuel leur vie, soit qu'ils aienttout loisir de se livrer l'tude, soit que, engags dansdes occupations professionnelles, ils se rservent commeun heureux supplment et une rcompense le profonddveloppement de l'esprit.

    Je dis profond, pour carter l'ide de teinture super-ficielle. Une vocation ne se satisfait point de lecturesvagues et de petits travaux disperss. Il s'agit de pn-tration et de continuit, d'effort mthodique, en vued'une plnitude qui rponde l'appel de l'Esprit et auxressources qu'il lui a plu de nous communiquer.

    Cet appel ne doit pas tre prjug. On ne se prpa-rerait que des dboires, se lancer dans une voie o l'onne saurait marcher d'un pied sr. Le travail s'impose tous, et aprs une premire formation onreuse, nul

    UB

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    10 LA VIE INTELLECTUELLEn*agit sagement s'il laisse retomber peu peu son esprit Tindigence premire; mais autre chose est le paisibleentretien d'un acquis, autre chose la reprise en sous-uvre d'une instruction qu'on sait n'avoir t que pro-visoire, que Ion considre uniquement comme un pointde dpart.

    C'est ce dernier tat d'esprit qui est celui d'un appel.11 implique une rsolution grave. La vie d'tude estaustre et impose de lourdes obligations. Elle paie, etlargement mais elle exige une mise dont peu sont ca-pables. Les athltes de l'intelligence, comme ceux dusport, ont prvoir les privations, les longs entrane-ments et la tnacit parfois surhumaine. Il faut se don-ner plein cur pour que la vrit se donne. La vritne sert que ses esclaves.Une telle orientation ne doit pas tre prise avantqu'on ne se soit longuement consult. La vocation intel-lectuelle est comme toutes les autres: elle est inscritedans nos instincts, dans nos capacits, dans je ne saisquel lan intrieur que la raison contrle. Nos dispo-sitions sont conune les proprits chimiques qui dter-minent, pour chaque corps, les combinaisons dans les-quelles ce corps peut entrer. Cela ne se donne pas. Celavient du ciel et de la nature premire. Toute la questionest d'tre docile Dieu et soi-mme aprs en avoir en-tendu les voix.Ainsi compris, le mot de Disraeli: Faites ce quivous plat, pourvu que cela vous plaise pour de bon comporte un grand sens. Le jjot qui est en corrlation

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    LA VOCATiON INTELLECTUELLE Uavec les tendances profondes et avec les aptitudes, estun excellent juge. Si saint Thomas a pu dire que le plai-sir qualifie les fonctions et peut servir classer les hom-mes, il doit tre port conclure que le plaisir peutaussi dceler nos vocations. Il faut seulement qu'onscrute jusqu'en ces profondeurs o le got et l'lanspontan rejoignent les dons de Dieu et sa providence.Outre l'immense intrt de se raliser soi-mme ensa plnitude, l'tude d'une vocation intellectuelle com-porte un intrt gnral dont nul ne peut se dtourner.

    L'humanit chrtienne est compose de personnalitsdiverses, dont aucune n'abdique sans appauvrir legroupe et sans priver le Christ ternel d'une part de sonrgne. Le Christ rgne par son dploiement. Toute vied'un de ses (( membres est un instant qualifi de sadure ; tout cas humain et chrtien est un cas incommu-nicable, unique et par consquent ncessaire de l'ex-tension du (( corps spirituel . Si vous tes dsigncomme porte-lumire, n'allez pas drober sous le bois-seau l'clat petit ou grand qui est attendu de vous dansla maison du Pre de famille. Aimez la vrit et iesfruits de vie, pour vous et pour d'autres; consacrez l'tude et son utilisation le principal de votre tempset de votre cur.

    Tous les chemins, sauf un, sont mauvais pour vous,puisqu'ils s'cartent de la direction dans laquelle votreaction est escompte et requise. Ne soyez pas infidle Dieu, vos frres et vous-mme en rejetant un appelsacr.

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    12 LA VIE INTELLECTUELLECela suppose que vous venez la vie intellectuelledans des vues dsintresses, non par ambition ou sotte

    gloriole. Les grelots de la publicit ne tentent que defutiles esprits. L'ambition offense, en se la subordon-nant, la vrit ternelle. Jouer avec les questions quidominent la vie et la mort, avec la nature mystrieuse,avec Dieu, se faire un sort littraire ou philosophiqueaux dpens du vrai ou hors la dpendance du vrai,n'est-ce pas un sacrilge? De tels buts, et le premiersurtout, ne soutiendraient pas le chercheur; on verraitpromptement l'effort se dtendre et la vanit essayerde se contenter vide, sans souci des ralits.

    Mais cela suppose aussi qu' l'acceptation du butvous joignez l'acceptation de ses moyens, sans quoil'obissance la vocation ne serait gure srieuse. Beau-coup voudraient savoir! Une aspiration vague dirigeles multitudes vers des horizons que la plupart admirentde loin, comme le podagre ou le quinteux les neigesternelles. Obtenir sans payer, c'est le vu universel;mais c'est un vu de curs lches et de cerveaux in-firmes. L'univers n accourt pas au premier susurrement,et la lumire de Dieu ne vient pas sous votre lampesans que votre me l'importune.Vous tes un consacr : veuillez ce que veut la v-rit, consentez, cause d'elle, vous mobiliser, vousfijcer dans ses domaines propres, vous organiser, et,inexpriment, vous appuyer sur l'exprience des au-tres.

    (( Si jeunesse savait !... Ce sont surtout les

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    LA VOCATION INTELLECTUELLE 13jeunes qui ont besoin de cet avertissement. La scienceest une CONNAISSANCE PAR LES CAUSES; mais acti-vement, quant sa production, elle est une CRATIONPAR LES CAUSES. II faut connatre et adopter les cau-ses du savoir, puis les poser, et ne pas reculer le soucides fondements jusqu'au moment de monter la toiture.

    Les premires annes libres aprs les tudes, la terreintellectuelle frachement remue, les semences jetes,que de belles cultures on pourrait entreprendre! C'estle temps qu'on ne retrouvera plus, le temps sur lequel ondevra vivre plus tard : tel il aura t, tel on sera, car onne reprend gure ses racines. Vivre en surface vous pu-nira d'avoir nglig, en son temps, l'avenir qui toujourshrite. Que chacun y songe, l'heure o songer peutservir.Que de jeunes gens, avec la prtention de devenirdes travailleurs, gaspillent misrablement leurs journes,leurs forces, leur sve intellectuelle, leur idal! Ou ilsne travaillent pas ils ont bien le temps ! ou ils tra-vaillent mal, capricieusement, sans savoir ni qui ils sont,ni o ils veulent aller, ni comment on marche. Cours,lectures, frquentations, dosage du travail et du repos,de la solitude et de l'action, de la culture gnrale et dela spcialit, esprit de l'tude, art d'extraire et d'utili-ser les donnes acquises, ralisations provisoires quiannoncent le travail prochain, vertus obtenir et d-velopper, rien n'est prvu, rien ne sera satisfait.

    Pourtant, quelle diffrence, galit de ressources,entre celui qui sait et qui prvoit, et celui qui ne va qu'

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    14 LA VIE INTELLECTUELLETaventure! (( Le gnie est une longue patience )), maisune patience organise, intelligente. Il n'est pas besoinde facults extraordinaires pour raliser une uvre ; unemoyenne suprieure y suffit; le reste est fourni parl'nergie et par ses sages applications, il en est commed'un ouvrier probe, conome et fidle l'ouvrage: ilarrive, alors que l'inventeur n'est parfois qu'un rat etun aigri.Ce que j'en dis vaut pour tous; je l'applique toute-

    fois spcialement ceux qui savent ne disposer qued'une partie de leur vie, la plus faible, pour s'adonneraux travaux de l'intelligence. Ceux-l doivent, plus qued'autres, tre des consacrs. Ce qu'ils ne peuvent dis-tribuer sur toute leur dure, ils auront le masser surun petit espace. L'asctisme spcial et l'hroque vertudu travailleur intellectuel devront tre leur fait quoti-dien. Mais s'ils consentent cette double offranded'eux-mmes, je le leur dis au nom du Dieu de vrit,qu'ils ne se dcouragent pas.

    S'il n'est pas besoin de gnie pour produire, encoremoins est-il ncessaire d'avoir une pleine libert. Bienmieux, celle-ci a ses piges que de rigoureuses obliga-tions peuvent aider vaincre. Un flot gn par desrives troites s'lancera plus loin. La discipline dumtier est une forte cole : elle profite aux studieuxloisirs. Contraint, on se concentrera davantage, on ap-prendra le prix du temps, on se rfugiera avec landans ces heures rares o, le devoir satisfait, on rejoint

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    LA VOCATON INTELLECTUELLE 15Tidal, o Ton jouit de la dtente dans l'action de choixaprs l'action impose par l'pre existence.Le travailleur qui trouve ainsi dans l'effort nouveaula rcompense de l'effort ancien, qui en fait son trsord'avare, est d'ordinnaire un passionn ; on ne le dtachepas de ce qui est ainsi consacr par le sacrifice. Si sonallure parat plus lente, elle a de quoi pousser plusavant. Pauvre tortue besogneuse, il ne muse peis, il s'obs-tine, et au bout de peu d'annes, il aura dpass le li-vre indolent dont l'allure dgage faisait l'envie de sapnible marche.

    Jugez de mme du travailleur isol, priv de ressour-ces intellectuelles et de frquentations stimulantes, terrdans quelque trou de province o il parat condamn croupir, exil loin des riches bibliothques, des coursbrillants, du public vibrant, ne possdant que soi etoblig tout tirer de ce fonds inaKnable.Ah! que celui-l non plus ne se dcourage pas!Ayant tout contre soi, qu il se garde soi-mme et quecela lui suffise. Un cur ardent a plus de chances d'ar-river, ft-ce en plein dsert, qu'un petit gav du Quar-tier latin qui abuse. Ici encore, de la difficult peut jaillirune force. On ne s'arc-boute, en montagne, que dansles passages difficiles; les sentiers plats vous laissentdtendus et la dtente qui ne se surveille pas devientvite funeste.Ce qui vaut plus que tout, c'est le vouloir, un vouloirprofond: vouloir tre quelqu'un, arriver quelquechose; tre di, par *

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    16 LA VIE INTELLECTUELLEson idal. Le reste s'arrange toujours. Des livres, il yen a partout et ils ne sont ncessaires qu'en petit nom-bre. Des frquentations, des stimulants, on les trouve enesprit dans la solitude: les grands tres sont l, prsents qui les invoque, et les grands sicles poussent enarrire le penseur ardent. Les cours, ceux qui en dis-posent ne les suivent pas ou les suivent mal, s'ils n'onten eux de quoi se passer au besoin de cette aubaine.Quant au public, s'il vous excite parfois, souvent il voustrouble, vous disperse, et pour deux sous que vous trou-vez dans la rue, vous y pouvez perdre une fortune.Mieux vaut la solitude passionne, oii toute graine pro-duit cent pour un et tout rayon de soleil une dorured'automne.Saint Thomas d'Aquin, venant se fixer Paris etdcouvrant la grande ville de loin, dit au frre qui l'ac-compagnait; (( Frre, je donnerais tout cela pour lecommentaire de Chrysostome sur saint Matthieu .Quand on prouve de tels sentiments, il n'importe ol'on est ni de quoi l'on dispose; on est marqu dusceau; on est un lu de l'Esprit; il n'est que depersvrer et de se confier la vie telle que Dieu largle.

    Jeune homme qui comprenez ce langage et que leshros de l'intelligence semblent appeler mystrieuse-ment, mais qui craignez d'tre dpourvu, coutez-moi.Avez-vous deux heures par jour? Pouvez-vous vousengager les prserver jalousement, les employer ar-demment, et puis, prpos vous aussi au RoyAUME DE

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    LA VOCATION INTELLECTUELLE 17Dieu, pouvez-vous boire le calice dont ces pagesvoudraient vous faire goter la saveur exquise et amre ?Si oui, ayez confiance. Plus que cela, reposez-vous dansune certitude complte.

    Contraint de gagner votre vie, du moins la gagnerez-vous sans lui sacrifier, comme il arrive si souvent, lalibert de votre me. Dlaiss, vous n'en serez qu*avecplus de violence rejet vers vos nobles buts. La plupartdes grands hommes exercrent un mtier. Les deuxheures que je demande, beaucoup ont dclar qu'ellessuffisent une destine intellectuelle. Apprenez ad-ministrer ce peu de temps ; plongez-vous tous les joursde votre vie dans la source qui dsaltre et donne encoresoif.

    Voulez-vous aider pour votre humble part perp-tuer la sagesse parmi les hommes, recueillir l'hritagedes sicles, fournir au prsent les rgles de l'esprit, dcouvrir les faits et les causes, orienter les yeuxinconstants vers les causes premires et les curs versles fins suprmes, raviver au besoin la flamme qui d-cline, organiser la propagande de la vrit et du bien ?C'est votre lot. Cela vaut sans doute un sacrifice sup-plmentaire et l'entretien d'une passion jalouse.

    L'tude et la pratique de ce que le Pre Gratry ap-pelle la Logique vivante, c'est--dire le dveloppe-ment de notre esprit ou verbe humain par son contactdirect ou indirect avec l'Esprit et le Verbe divin, cettetude grave et cette pratique persvrante vous donne-ront entre dans le sanctuaire admirable. Vous serez de

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    18 LA VIE INTELLECTUELLEceux qui croissent, qui acquirent et se prparent auxdons magnifiques. Vous aussi, un jour, si Dieu veut, voustrouverez place dans rassemble des nobles esprits.

    II

    Un autre caractre de la vocation intellectuelle con-siste en ceci que le travailleur chrtien, qui est un consa-cr, ne doit pas tre un isol. En quelque situation qu'ilsoit, quelque abandonn ou retir qu'on le suppose ma-triellement, il ne doit pas se laisser tenter par Tindi-vidualisme, image dforme de la personnalit chr-tienne.

    Autant la solitude vivifie, autant l'isolement paralyseet strilise. L'isolement est inhumain ; car travailler hu-mainement, c'est travailler avec le sentiment de l'homme,de ses besoins, de ses grandeurs, de la solidarit quinous lie dans une vie troitement commune.Un travailleur chrtien devrait vivre constanmientdans l'universel, dans l'histoire. Puisqu'il vit avecJsus-Christ, il ne peut en sparer les temps, ni leshommes. La vie relle est une vie en un, une vie defamille immense avec la charit pour loi : si l'tude veuttre un acte de vie, non un art pour l'art et un accapa-rement de l'abstrait, elle doit se laisser rgir par cette loid'unit cordiale, a Nous prions devant le crucifix )) ditGratry nous devons y travailler aussi (( mais lavraie croix n'est pas isole de la terre.

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    LA VOCATION INTELLECTUELLE 19Un vrai chrtien aura sans cesse sous les yeux l'imagede ce globe o la croix est plante, o les humains beso-

    gneux errent et souffrent, et o le sang rdempteur, enfilets nombreux, cherche leur rencontre. Ce qu'il dtientde clart le revt d'un sacerdoce ; ce qu'il en veut acqu-rir est une promesse implicite de don. Toute vrit estpratique ; la plus abstraite en apparence, la plus leveest aussi la plus pratique. Toute vrit est vie, orienta-tion, chemin en vue de la fin humaine. C'est pourquoiJsus-Christ a dit comme une affirmation unique : JeSUIS LA VOIE, LA VRIT ET LA VIE. ))

    Travaillez donc toujours en esprit d'utilisation,comme l'Evangile parle. Entendez le genre humainbruire autour de vous ; distinguez-y tels ou tels, indi-vidus ou groupes, dont vous savez l'indigence ; dcou-vrez ce qui peut les tirer de la nuit ; les ennoblir, ce qui,de prs ou de loin, les sauve. Il n'y a de saintes vritsque 1^ vrits rdemptrices, et n'est-ce pas en vue denotre travail comme de tout, que l'Aptre a dit:

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    20 LA VIE INTELLECTUELLEcomme Jsus mditait, comme il puisait, en vue de r-pandre, aux sources du Pre.

    III

    Et puis, songez que si tous les temps sont gaux de-vant Dieu, si son ternit est un centre rayonnant otous ies points de la circonfrence du temps viennent distance gale, il n'en est pas de mme des temps et denous, qui habitons la circonfrence. Nous sommes ici,sur la vaste roue, non ailleurs. Si nous y sommes, c'estque Dieu nous y plaa. Tout moment de la dure nousconcerne et tout sicle est notre prochain, comme touthomme ; mais ce mot prochain est un mot relatif, que lasagesse providentielle prcise pour chacun, et que cha-cun, dans sa sagesse soumise, doit prciser de mme.Me voici, homme du XX^ sicle, contemporain d'undrame permanent, tmoin de bouleversements commepeut-tre n'en vit jamais le globe depuis que les montssurgirent et que les mers furent chasses dans leurs an-tres. Qu'ai-je faire pour ce sicle haletant ? Plus quejamais la pense attend les hommes et les hommes atten-dent la pense. Le monde est en danger faute demaximes de vie. Nous sommes dans un train lanc toute vitesse, et pas de signaux visibles, pas d'aiguilleurs.La plante ne sait o elle va, sa loi l'abandonne : qui valui restituer son soleil ?Ce que je dis l n'est pas pour rtrcir le champ dela recherche intellectuelle et pour la confiner dans

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    LA VOCATION INTELLECTUELLE 21Ttude exclusivement religieuse. On le verra bien. J*aidit dj que toute vrit est pratique, que toute vritsauve. Mais j'indique un esprit, et cet esprit au pointde vue de l'opportunit comme en gnral, exclut ledilettantisme.

    Il exclut aussi une certaine tendance archologique,un amour du pass qui nglige les douleurs actuelles,une estime du pass qui parat ignorer la prsence uni-verselle de Dieu. Tous les temps ne se valent pas, maistous les temps sont des temps chrtiens, et il en est unqui, pour nous et pratiquement, les surpasse tous: lentre. En vue de celui-l sont nos ressources natives,nos grces d'aujourd'hui et de demain, donc aussi lesefforts qui y doivent rpondre.Ne ressemblons pas ceux qui ont toujours l'air deporter les cordons du pole aux funrailles du pass.Utilisons en vivant la valeur des morts. La vrit esttoujours neuve. Comme l'herbe du matin qu'une dli-cate rose recouvre, toutes les vertus anciennes ont enviede refleurir. Dieu ne vieillit pas. Il faut aider ce Dieu renouveler non les passs ensevelis et les chroniquesteintes, mais la face ternelle de la terre.

    Tel est l'esprit de l'intellectuel catholique, telle savocation- Plus tt il prcisera cette donne gnrale parla dcouverte du genre d'tudes auquel il doit se livrer,mieux cela vaudra.

    Entendez, maintenant, quelles vertus Dieu lui de-mande.

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    CHAPITRE IILES VERTUS D'UN INTELLECTUELCHRETIEN

    I. LES VERTUS COMMUNES. l. LA VERTU PROPRE Al'intellectuel. iH. l'esprit d'oraison. IV. LA DISCIPLINE DU CORPS

    I

    Je pourrais dire : La vertu contient l'intellectualiten puissance, car, nous menant notre fin, qui est intel-lectuelle, la vertu quivaut au suprme savoir.On tirerait de l beaucoup de choses ; on en pourraitmine tirer tout, car cette primaut de l'ordre meralse rattache la dpendance relative du vrai, du beau, del'harmonie, de l'unit, de l'tre mme l'gard t lamoralit qui est apparente au premier principe.

    Mais j'aime mieux suivre une plus modeste route.Les qualits du caractre ont en toute chose un rle

    prpondrant. L'intellect n'est qu'un outil ; le manie-ment en dterminera les effets. Pour bien rgir l'intel-ligence, n'est-il pas vident que des qualits tout autresque l'intelligence mme sont requises ? Instinctivement,tout esprit droit dclare que la supriorit en un genre

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    LES VERTUS D'UN INTELLECTUEL 23quelconque inclut une dose de supriorit spirituelle.Pour juger vrai, il faut tre grand.

    N'y aurait-il pas quelque chose de choquant voirune grande dcouverte issue d*un gredin ? La candeurd'un homme simple en serait toute meurtrie. On estscandalis d'une dissociation qui offense l'harmonie hu-maine. On ne croit pas ces joailliers qui vendent desperles et n'en portent pas. Voisiner avec la source su-blime sans emprunter de sa nature morale, cela sembleun paradoxe. Jouir du pouvoir de l'intelligence et enfaire une force isole, une bosse , on souponne quec'est un jeu prilleux, car toute force isole, au seind'un tout quilibr, en devient la victime.

    Si le caractre vient sombrer, on doit donc s'at-tendre ce que le sens des grandes vrits en ptisse.L'esprit n'tant plus contrl, ne trouvant plus son ni-veau, s'engagera sur les mauvaises pentes, et l'on saitqu'UNE PETITE ERREUR AU COMMENCEMENT DEVIENTGRANDE A LA FIN. La force logique pourra prcipiterplus bas celui dont l'me a laiss le discernement sanssauvegardes. De l tant de chutes retentissantes, et tantde bvues quelquefois gniales, chez des matres dso-rients.La vie est une unit : il serait bien surprenant qu'onen pt mener une fonction en plein essor en ngligeantl'autre, et que vivre les ides ne nous aidt point lespercevoir.

    D'o se prend cette unit de la vie ? De l'amour. Dis-moi ce que tu aimes, je te dirai ce que tu es.

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    24 LA VIE INTELLECTUELLEL'amour est en nous le commencement de tout, et cepoint de dpart commun de la connaissance et de lapratique ne peut manquer de rendre solidaires, dansune certaine mesure, les droits chemins de l'une et del'autre.La vrit arrive ceux qui Taiment, ceux qui luicdent, et cet amour ne va pas sans vertu. De ce chef,en dpit de ses tares possibles, le gnie en travail estdj vertueux ; il suffirait sa saintet qu'il ft pluspleinement lui-mme.Le \rai pousse dans la mme terre que le bien ; leursracines communiquent. Dtache de cette racine com-mune et par l moins relie sa terre, l'une ou l'autreptit, l'me s'anmie ou l'esprit s'tiole. Au contraire,en nourrissant le vrai on claire la conscience ; enfomentant le bien, on guide le savoir.En pratiquant la vrit que l'on sait, on mrite cellequ'on ignore. On la mrite au regard de Dieu ; on lamrite aussi d'un mrite qui se couronne lui-mme ; cartoutes les vrits se tiennent, et l'hommage du fait tantde tous le plus dcisif, quand nous> le rendons la vritde la vie, nous approchons des clarts souveraines etde leurs dpendances. Que je m'embarque sur l af-fluent, j'arrive au fleuve, et de l la mer.

    Serrons de plus prs cette doctrine si importante, tel-lement importante que pour la rappeler seulement il ett opportun de produire cet opuscule.La vertu n'est-elle pas la sant de l'me ? Et qui dira

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    LES VERTUS D'UN INTELLECTUEL 25que la sant ne fait rien la vision? Demandiez l'ocu-liste. Un praticien intelligent ne s'en tient pas me-surer la courbure du cristallin et choisir des besicles,il ne conseille pas que des collyres ou des bains locaux ;il s*inquite de votre sant gnrale, de votre dentition,de votre rgime de vie, de vos viscres. Ne vous tonnezpas si dj ce mdecin d'un seul organe vous questionneau sujet de votre vertu. La vision spirituelle n'est pasmoins exigeante.

    Croyez-vous que nous pensions avec l'intelligenceseule ? Ne sommes-nous qu'un faisceau de pouvoirs ol'on prend pour ceci, pour cela l'instrument voulu ?Nous pensons a avec toute notre me , dclaraitPlaton. Nous irons tout l'heure beaucoup plus loin,nous dirons : avec tout notre tre. La connaissance int-resse tout en nous, depuis l'ide vitale jusqu' la com-position chimique de la moindre cellule. Les dsordresmentaux de toute nature, les tats dlirants, les hallu-cinations, les asthnies et les h)qDersthnies, les inadap-tations au rel, quelle qu'en soit l'espce, prouvent bienque ce n'est pas l'esprit tout seul qui pense, maisl'homme.Comment ferez-vous pour bien penser avec une memalade, avec un cur travaill par les vices, tiraillpar les passions, dsorient par des amours violentes oucoupables ? Il y a un tat clairvoyant et un tataveugle de l'me, disait Gratry, un tat sain et par suitesens, et un tat insens. L'exercice des vertus mo-rales, vous dit son tour saint Thomas d'Aquin, vertus

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    26 LA VIE INTELLECTUELLEpar lesquelles sont brides les passions, importe grande-ment l'acquisition de la science (1). ))Je le crois bien ! Analysez. De quoi dpend avanttout l'effort de la science } De l'attention, qui fixe lechamp de la recherche, nous y concentre et appuie ltoutes nos forces ; ensuite, du jugement, qui recueille lefruit de l'investigation. Or, les passions et les vices d-tendent l'attention, la dispersent, la dvient, et ils attei-gnent le jugement par des dtours dont Aristote et beau-coup d'autres aprs lui ont scrut les mandres.

    Tous les psychologues contemporains sont ici d'ac-cord ; l'vidence ne permet nul doute. La psycho-logie des sentiments rgit la pratique, mais aussi engrande partie la pense. La science dpend de nosorientations passionnelles et morales. Nous apaiser, c'estdgager en nous le sens de l'universel ; nous rectifier,c'est dgager le sens du vrai.

    Analysez encore. Quels sont les ennemis du savoir ?Evidemment l'inintelligence : aussi, ce que nous disonsdes vices, des vertus et de leur rle dans la science pr-suppose des sujets par ailleurs gaux. Mais part la sot-tise, quels ennemis redoutez-vous ? Ne songez-vous pas la paresse, o s'ensevelissent les dons les meilleurs ? la sensualit, qui affaiblit et alourdit le corps, enfumel'imagination, hbte l'intelligence, dissipe la mmoire } l'orgueil, qui tantt blouit et tantt entnbre, quinous pousse dans notre propre sens tellement que le

    (1) VII Physic, lib. 6.

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    LES VERTUS D'UN INTELLECTUEL 27sens universel peut nous chapper ? Tenvie, qui refuseobstinment une clart voisine ? Tirritation qui re-pousse les critiques et s'enferre dans Terreur ?

    Hors ces obstacles, un homme d'tude s'lvera plusou moins suivant ses ressources et son milieu ; mais ilatteindra le niveau de son propre gnie, de sa propredestine.

    Toutes les tares mentionnes s'appellent d'ailleursplus ou moins l'une l'autre ; elles se recoupent, se rami-fient et sont toutes l'amour du bien ou son mprisce que sont la source les filets d'eau entre-croiss. Lapuret de la pense exige la puret de l'me : voilune vrit gnrale que rien n'entamera. Que le no-phyte de la science s'en imprgne.

    Montons plus haut, et puisque nous parlons de sour-ces, n'oublions pas la premire. La mtaphysique laplus sre nous apprend que par les sommets, le vrai etle bien non seulement sont lis, mais sont identiques.On doit dire pour tre exact que le bien dont on parleainsi n'est pas proprement parler le bien moral ; direc-

    tement, il ne s'agit que du dsirable ; mais un dtournous ramne de l'un l'autre.Le bien moral n'est que le dsirable mesur par laraison et propos la volont comme une fin. Les fins setiennent. Toutes dpendent d'une dernire. C'est cettedernire qui rejoint le vrai et s'identifie avec lui. Reliezces propositions, et vous trouverez que le bien moral,s'il n'est pas identique au vrai de toute manire, en d-

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    28 LA VIE INTELLECTUELLEpend cependant travers les fins du vouloir. Il y a doncentre les deux un lien lche ou serr plus ou moins, maisinfrangible.Ce n'est point par ce qu'il y a en nous d'individuelque nous accdons la vrit : c'est en vertu d'uneparticipation l'universel. Cet universel, qui est lafois vrai et bien, nous ne pouvons l'honorer comme vrai,nous y unir intimement, dceler ses traces et subir puis-samment son emprise sans le reconnatre et le servir ga-lement comme bien.

    Gravissez la Grande Pyramide par ces marchesgantes qui reprsentent si exactement l'ascension duvrai : si vous montez par l'arte nord, pouvez-vous arri-ver au sommet sans vous rapprocher de l'arte sud }Vous en tenir distance, c'est demeurer dans les niveauxbas ; vous en loigner, c'est biaiser et redescendre. Ainsile gnie du vrai tend de lui-mme rejoindre le bien ;s'il s'en carte, c'est aux dpens de son essor vers lescimes.Bienheureux les curs purs, a dit le Seigneur,ILS VERRONT DiEU. (( Garde la puret de con-science )), dit saint Thomas son tudiant ; (( ne laissepas d'imiter la conduite des saints et des hommes debien. L'obissance de l'me la source ineffable,ses dispositions filiales et aimantes l'ouvrent l'envahis-sement des clarts comme celui des ardeurs et des rec-titudes. Aime et ralise comme vie, la vrit se rvlecomme principe ; on voit selon ce qu'on est ; on parti-cipe la vrit en participant l'Esprit selon lequel

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    LES VERTUS D'UN INTELLECTUEL 29elle existe. Les grandes intuitions personnelles, les lu-mires pntrantes viennent, galit de valeur, du per-fectionnement moral, du dtachement de soi et desbanalits coutumires, de l'humilit, de la simplicit, dela discipline des sens et de l'imagination, de l'lan versles grandes fins.

    Il ne s'agit plus ici de prouver son adresse, de fairebriller ses facults ainsi qu'un joyau ; on veut commu-niquer avec le foyer de lumire et de vie ; on abordece centre en son unit, tel qu'il est ; on l'adore, et l'onrenonce ce qui lui est ennemi pour que sa gloire vousinonde. N'est-ce pas un peu tout cela que signifie le motclbre : Les grandes penses viennent du cur ?

    IINous voil donc assurs que la vertu prise en gn-

    ral est ncessaire la science, et que, plus on y apportede rectitude morale, plus l'tude est fconde. Il y a ce-pendant une vertu propre l'intellectuel, et il convientd'y insister, bien que, un peu partout, elle doive revenirau cours de ces pages.La vertu propre l'homme d'tude est videmmentla studiosit. Qu'on ne se hte pas de trouver cela sim-plet : nos matres en la doctrine ont mis l beaucoup dechoses, et en ont cart beaucoup d'autres (1)

    .

    Saint Thomas rangeait la studiosit sous la temp-rance modratrice, pour indiquer que de soi, le savoir(1) Cf. Saint Thomas, Somme thologique, lia Il, Q. CLXVI.

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    30 LA VIE INTELLECTUELLEest sans doute toujours le bienvenu, mais que la consti-tution de la vie nous demande de TEMPRER, c'est--dire d'adapter aux circonstances et de relier aux autresdevoirs un apptit de connatre qui facilement excde.Quand je dis excder, je l'entends dans les deux sens.Au rgne de la studiosit, deux vices s'opposent : laNGLIGENCE d'une part, la VAINE CURIOSIT del'autre. Omettons ici la premire : si elle n'est pasodieuse au lecteur au moment de fermer ce petit livre,c'est qu'il se sera rebut en chemin ou que nous auronsbien mal fait la route. Mais je n'en dis pas autant de laCURIOSIT. Celle-ci peut profiter de nos meilleurs ins-tincts et les vicier au moment mme o elle prtend lessatisfaire.Nous avons dj cit les vues ambitieuses qui dso-rientent une vocation intellectuelle. Sans aller jusque l,l'ambition peut altrer la studiosit et ses effets utiles.Un acte d'ambition propos de la science, ce n'est plusun acte de science, et celui qui s'y livre ne mrite plusle nom d'intellectuel.

    Toute autre fin pcheresse appellerait le mme ver-dict.

    D'autre part, l'tude, mme dsintresse et droite enelle-mme, n'est pas toujours opportune ; si elle ne l'estpoint, le sujet de la science oublie son mtier d'homme,et qu'est-ce que cet intellectuel qui n'est pas un homme ?

    D'autres devoirs que l'tude sont des devoirs hu-mains. La connaissance, prise en son absolu, est sansdoute notre bien suprme ; mais ce qu'on en gote ici

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    LES VERTUS D'UN INTELLECTUEL 31est souvent subordonn d'autres valeurs qui en serontles quivalents sous les auspices du mrite.Un cur de campagne qui se dvoue pour ses parois-siens, un praticien qui nglige la science pour des secoursurgents, un fils de famille qui prend un mtier pour aiderles siens et renonce ainsi une libre culture ne profanentpoint leur gnie intrieur ; ils rendent honmiage ceVrai qui est avec le Bien un seul et mme Etre. S'ilsagissaient autrement, ils n'offenseraient pas moins lavrit que la vertu, puisque, par un dtour, ils oppo-seraient elle-mme la Vrit vivante.On voit ainsi beaucoup de curieux de la sciencequi ne craignent pas de lui sacrifier leurs plus strictsdevoirs. Ce ne sont plus des savants, ce sont des dilet-tantes. Ou bien, ils laissent l'tude qui rpond leursobligations et poursuivent celle qui flatte leurs dsirs, etla dprciation est la mme.

    Ceux qui visent plus haut que leurs forces et s'ex-posent l'erreur, ceux qui gchent leurs facults rellespour en acqurir d'illusoires sont aussi des CURIEUX ausens ancien. Deux des seize conseils de saint Thomasen matire d'tude les visent : ALTORA TE NE QU'^-SIERIES, ne cherche pas au-dessus de ta porte . VOLO UT PER RIVULOS, NON STATIM, IN MAREELIGAS INTROIRE : Je veux que tu dcides d'entrerdans la mer par les ruisselets, non directement. Pr-cieux conseils, qui profitent la science comme lavertu en quilibrant l'homme.Ne chargez pas le sol avec excs ; ne poussez pas la

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    32 LA VIE INTELLECTUELLEconstruction plus que ne permet la base, ou avant quela base ne soit affermie : ce serait faire en sorte que touts*effondre.

    Qui tes-vous ? Oii en tes-vous ? Quelles substruc-tions intellectuelles offrez-vous ? Voil ce qui dter-mine vos sages entreprises. Voulez-vous voir grand,plantez petit , disent les forestiers, et c'est, en d'autresmots, le conseil thomiste. Le sage commence par le com-mencement et ne fait un nouveau pas qu'aprs avoirassur l'autre. C'est pour ce motif que les autodidactesont tant de points faibles. On ne peut commencer soiseul par le commencement. Quand on rejoint le groupeen cours de route, ce milieu vous offre des tapes fran-chies et ne vous montre pas le passage.D'autre part, ce qui est vrai de chacun quant auxtapes de son dveloppement est vrai de chacun par rap-port aux autres. Il ne faut pas se surestimer, mais sejuger. Nous accepter tels que nous sommes, c'est obir Dieu et nous prparer de sres victoires. La naturecherche-t-elle au del de ce qu'elle peut ? Tout y estexactement mesur, sans vain effort et sans valuationmensongre. Chaque tre agit selon sa quantit et saqualit, sa nature et sa force, puis se tient en paix.L'homme seul vit de prtentions et de tristesse.

    Quelle science et quelle vertu, que de se bien jugeret de demeurer soi-mme ! Un rle vous appartient quevous seul pouvez jouer et qu'il convient de jouer en per-fection, au lieu de chercher violenter la fortune. Lesdestines ne sont pas interchangeables. A s'le>'er

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    LES VERTUS D'UN INTELLECTUEL 33comme s'abaisser, on se perd. Allez devant vous etselon vous, avec Dieu pour guide.

    Saint Thomas ajoute ces prudences ncessaires lesouci de ne pas arrter sa curiosit aux objets d'en basaux dpens de l'objet suprme. Nous tirerons de l,plus loin, une consquence importante quant l'orga-nisation du travail (1) ; mais que d'abord l'tude laisseleur place au culte, la prire, la mditation directedes choses de Dieu. Elle-mme est un office divin, maisen reflet ; elle cherche et honore les (( traces cratricesou bien les images , suivant qu'elle scrute la natureou rhumanit ; mais elle doit le cder, en son temps, la frquentation directe ; si elle s'oublie, outre qu'ungrand devoir est mconnu, l'image de Dieu dans le crfait cran, et les traces ne servent qu' garer loin deCelui qu'elles attestent.

    Etudier tellement qu'on ne prie plus, qu'on ne serecueille plus, qu'on ne lit plus ni la parole sacre, nicelle des saints, ni celle des grandes mes, tellementqu'on s'oubHe, soi, et que, tout concentr sur les objetsde l'tude, on en nglige l'hte intrieur, c'est un abuset c'est un jeu de dupe. Supposer qu'on progressera ouque l'on produira ainsi davantage, c'est dire que le ruis-seau coulera mieux si l'on tarit la source.

    L'ordre de l'esprit doit rpondre l'ordre des choses.Dans le rel tout monte au divin, tout en dpend, parce

    (1) Cf. infra. Le Champ du Travail : La Science compare.2

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    34 LA VIE INTELLECTUELLEque tout en procde. Dans l'effigie du rel en nous, lesmmes dpendances se relvent, moins que nousn'ayons boulevers les rapports du vrai.

    III

    Ces dispositions seront sauves si, indpendamment dela pit pralable l'tude, on cultive dans le travailmme l'esprit d'oraison.

    C'est encore saint Thomas qui dit au passionn de lascience : ORATIONI VACARE NON DESINAS : n'aban-donne jamais l'oraison , et Van Helmont nous ex-plique ce prcepte en prononant cette sublime parole :(( Toute tude est une tude de l'ternit. La science est une connaissance par les causes, di-sons-nous sans cesse. Les dtails ne sont rien; les faitsne sont rien ; ce qui importe, ce sont les dpendances,les communications d'influence, les liaisons, les changesqui constituent la vie de la nature. Or, en arrire detoutes 'les dpendances, il y a la dpendance premire ;au nud de toutes les liaisons, le suprme Lien ; au som-met des communications, la Source ; sous les changes,le Don ; sous la systole et la diastole du monde, leCur, l'immense Cur de l'Etre. Ne faut-il pas quel'esprit s'y rfre incessamment et ne perde pas une mi-nute le contact de ce qui est ainsi le tout de touteschoses et par consquent de toute science ?

    L'intelligence n'est pleinement dans son rle qu'en

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    LES VERTUS D'UN INTELLECTUEL 35exerant une fonction religieuse, c'est--dire en rendantun culte au suprme vrai travers le vrai rduit et dis-pers.

    Chaque vrit est un fragment qui exhibe de toutesparts ses attaches ; la Vrit en elle-mme est une, et laVrit est Dieu.

    Chaque vrit est un reflet : en arrire du reflet et luidonnant valeur, il y a la Lumire. Chaque tre estun tmoin ; chaque fait est un secret divin : au delest Tobjet de la rvlation, le hros du tmoignage. Toutvrai se dtache sur Tlnfini comme sur son fond de pers-pective ; il s'y apparente ; il lui appartient. Une vritparticulire a beau occuper la scne, les immensitssont plus loin. On pourrait dire : une vrit particuliren'est qw'un symbole, un symbole rel, un sacrement del'absolu; elle figure, et elle est, mais non par elle-mme;elle ne se suffit pas ; elle vit d'emprunt et mourrait,abandonne son inconsistance.

    Pour l'me en plein veil, toute vrit est donc unlieu de rendez-vous ; la Pense souveraine y convie lantre : manquerons-nous la sublime rencontre ?La vie du rel n'est pas toute dans ce qui se voit, dansce qui s'analyse par la science. Le rel a une vie cache,comme Jsus, et cette vie est aussi une vie en Dieu ;c'est comme une vie de Dieu ; c'est une rvlation desa sagesse par les lois, de sa puissance par les effets, desa bont par les utilits, de sa tendance la diffusionpar les changes et par la croissance : il convient devnrer et d'aimer cette sorte d'incarnation au contact

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    36 LA VIE INTELLECTUELLEmme de Celui qui s'incarne. Dtacher ce (( corps deDieu )) de son Esprit, c'est en abuser, comme c'estabuser du Christ que de voir en lui uniquement l'homme.

    L'incarnation du Christ aboutit la communion, ol'on ne dissocie pas le corps, le sang, l'me et la divinitdu Sauveur : la quasi-incarnation de Dieu dans l'tre,de la Vrit ternelle en chaque cas du vrai doit aboutiraussi une extase cleste, au lieu de nos distraites re-cherches et de nos banales admirations.

    Dcidons de travailler sous l'aile des grandes lois etsous la Loi suprme. Ni la connaissance, ni aucunemanifestation de la vie ne doit tre spare de ses ra-cines dans l'me et dans le rel, l oii le Dieu du curet le Dieu des cieux se rvlent et se joignent. L'unitdoit se faire entre nos actes (y compris l'acte d'ap-prendre) et nos penses et nos ralits premires. Entout, ayons toute l'me, toute la nature, toute la dureet la Divinit elle-mme avec nous.

    Pour obtenir cet esprit d'oraison dans la science, iln'est d'ailleurs pas ncessaire de se livrer quelque in-cantation mystrieuse. Nul effort extrinsque n'est re-quis. Sans doute l'invocation de Dieu et son interventionspciale ont leur place ici. Saint Thomas priait toujoursavant de dicter ou de prcher ; il avait compos ceteffet une oraison admirable (1) : l'enfant de la sciencequi balbutie cherche tout naturellement le mot qui lui

    (1) Cf. Les Prires de saint Thomas d'Aquin. A l'art catholique,Paris.

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    LES VERTUS D'UN INTELLECTUEL 37manque dans le regard divin. Mais dans la sciencemme, dans la science chrtienne, on trouve l'escabeauqui, nous haussant vers Dieu, nous permettra de revenir Ttude avec une me plus claire et conmie avecles dons du prophte.

    Tout ce qui instruit mne Dieu par un chemin cou-vert. Toute vrit authentique est, de soi, ternelle, etTternit qu'elle porte oriente vers celle dont elle est larvlation. A travers la nature et Tme, o peut-onbien aller, si ce n'est vers leur source ? Si l'on n'aboutitpas, c'est qu'on a dvi en chemin. D'un bond l'espritinspir et droit passe les intermdiaires, et toute ques-tion qui se pose en lui, quelques rponses particuliresqu'il puisse faire, une voix secrte rpond : Dieu !

    Ds lors, il n'y a qu' laisser l'esprit son essor d unepart, son attention d'autre part, pour que, entre l'ob-jet d'une tude particulire et celui de la contempla-tion religieuse, un va-et-vient s'tablisse au profit del'un et de l'autre. D'un lan rapide et souvent incon-scient, on passe du VESTIGE ou de l'iMAGE Dieu, etde l, rebondissant avec de nouvelles forces, on revientsur les traces du divin Marcheur. Ce qu'on y dcouvreest alors comment, magnifi ; on y voit un pisode d'unimmense vnement spirituel; mme s'occupant d'unrien, on se sent le client de vrits devant lesquelles lesmontagnes sont phmres ; l'Etre infini et la dureinfinie vous enveloppent, et votre tude est bien vrai-ment (( une tude de l'ternit .

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    38 LA VIE INTELLECTUELLEiv

    Nous l'avons dj dit, la doctrine du compos hu-main s'oppose une dissociation des fonctions spiri-tuelles et des fonctions corporelles les plus trangresen apparence la pense pure. Saint Thomas donne sasignature cette pense ironique d'Aristote : Il estaussi ridicule de dire : L'me toute seule comprend, quede dire : Elle btit ou elle fait de la toile (1). Lui--mme avance ces propositions en apparence matria-listes : (( Les diverses dispositions des hommes auxoeuvres de l'me tiennent aux diverses dispositions deleurs corps (2) . ((A la bonne complexion du corpsrpond la noblesse de l'me (3) .

    Cela n'a rien de surprenant. La pense nat en nousaprs de longues prparations o la machine corporelletout entire est l'uvre. La chimie cellulaire est labase de tout; les sensations les plus obscures prparentnotre exprience ; celle-ci est le produit du travail dessens qui laborent lentement leurs acquisitions et lesfixent par la mmoire. C'est au milieu de phnomnesphysiologiques, en continuit avec eux et en leur dpen-dance que le fait intellectuel se produit. Nul ne pense,mme s'il ne fait qu'utiliser une ide acquise, sans vo-quer tout un lot d'images, d'motions, de sensations quisont le bouillon de culture de l'ide.

    (1) Q. XIX DE Veritate, an. 1, arg. 1.(2) De memoria, lect. 1.(3) In II DE Anima, lecl. 19. (

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    LES VERTUS D'UN INTELLECTUEL 39Quand nous voulons veiller chez quelqu'un une pen-

    se, de quel moyen disposons-nous ? Seulement decelui-ci : produire en lui par la parole, par les signes,des tats de sensibilit et d'imagination, d*motion, demmoire dans lesquels il dcouvrira notre ide et pourrala faire sienne. Les esprits ne communiquent que par lecorps. De mme, l'esprit de chacun ne communiqueavec la vrit et avec soi-mme que par le corps. Tel-lement, que le changement par lequel nous passons del'ignorance la science doit tre attribu, selon saintThomas, directement au corps et seulement par acci-dent )), la partie intellectuelle (1).Une telle doctrine, sans cesse reprise par le Docteur,si essentiellement, si providentiellement moderne, nedoit-elle pas engendrer cette conviction que pour pen-ser, surtout pour penser avec ardeur et sagesse duranttoute une vie, il est indispensable de plier la pensenon seulement l'me et ses divers pouvoirs, mais aussile corps et tout l'ensemble des fonctions organiques?Tout, chez un intellectuel, doit tre intellectuel. Lecomplexus physique et mental, la substance homme sontau service de cette vie spciale qui par certains ctsparat si peu humaine, qu'ils ne lui opposent pas d'en-traves! Devenons une harmonie dont la conqute duvrai sera le rsultat.

    Or, il y a deux choses qu'il faut envisager l'une etl'autre sans aucun respect humain, bien que la premire

    (1) S. Thomas. Q. XXVI, de Veritate, an. 3, ad 12.

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    40 LA VIE INTELLECTUELLEait coutume d'effaroucher des spirituels au jugement peuferme.

    Tout d'abord, n'ayez pas honte de songer vousbien porter.

    Des gnies ont eu des sants dplorables, et si Dieuveut qu'il en soit ainsi de vous, ne discutons pas. Maisque ce soit de votre fait, c'est un cas de TENTATION DEDieu fort coupable. Etes-vous bien sr, lve des g-nies, d'avoir comme eux assez de vigueur pour tirer untriomphe de la lutte incessante de l'me contre la dbi-lit de sa chair? Rien ne dit que les gnies mmesn'aient pas vu leurs tares physiologiques dvier ou r-duire leurs talents. Bien des anomalies intellectuelles,chez les mieux dous, s'expliqueraient peut-tre ainsi,et la faible production de certains s'expliquerait demme.A galit de dons, il est certain que la maladie estune grave infriorit; elle diminue le rendement, elleempite sur la libert de l'me au moment de ses dli-cates fonctions, elle drive l'attention, elle peut fausserle jugement par les effets d'imagination et d'motivitque provoque la souffrance. Une maladie d'estomacchange le caractre d'un homme; son caractre changeses penses. Si Lopardi n'avait pas t l'avorton qu'ilfut, le compterait-on parmi les pessimistes?Quand il s'agit pour vous de haute vie, ne croyez

    donc pas rabaisser le dbat si vous vous inquitez, enmme temps que de la pense, de toutes ses substructionsorganiques. Une me saine dans un corps sain ,

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    LES VERTUS D'UN INTELLECTUEL 41c'est bien toujours Tidal. L'homme de pense a unephysiologie spciale; il faut qu'il y veille et qu'il necraigne pas de consulter l'homme de l'art (]).En tout cas, les prescriptions courantes doivent treobies. Une bonne hygine est pour vous une vertuquasi intellectuelle. Chez nos modernes, o la philoso-phie est parfois si pauvre, l'hygine est riche: n'enfaites pas fi, elle enrichira votre philosophie.Menez autant que possible une vie au grand air. Ilest reconnu que l'attention, ce nerf de la science esten corrlation troite avec la respiration, et, pour lasant gnrale, on sait que 1 abondance d'oxygne estune condition premire. Fentres ouvertes nuit et jourquand la prudence le permet, sances frquentes derespirations larges, surtout combines avec des mouve-ments qui les amplifient et qui les rendent normales (2)

    ,

    promenades encadrant le travail, voire se combinantavec lui selon la tradition grecque: ce sont l d'excel-lentes pratiques.Il est important de travailler dans une position quidgage les poumons et ne comprime pas les viscres. Ilest bon de couper de temps en temps une sance d'ap-plication pour respirer profondment, pour s'tirer endeux ou trois gestes rythms qui dtentent le corps etl'empchent, si je puis dire, de prendre de faux plis.On a dcouvert que de larges inspirations pratiques

    (1) Cf. RVEILL PaRIS.E : PHYSIOLOGIE ET HYGIENE DES HOMMESLIVRS AUX TRAVAUX DE l'eSPRIT, 1881.(2) Cf. J.-P. Muller. Mon systme de respiration (Ed. Lafitie).

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    42 LA VIE INTELLECTUELLEdebout et en se haussant sur la pointe des pieds, fentreouverte, sont beaucoup plus efficaces encore. Ne n-gligez rien, la congestion de vos organes et leur tiole-ment pourrait s'ensuivre.

    Il faut chaque jour une sance d'exercices. Rap-pelez-vous le mot du mdecin anglais: Ceux qui netrouvent pas le temps de faire des exercices devronttrouver l temps d'tre malades. Si vous ne pouvezvous exercer en plein air, d'excellentes mthodes ysupplent. Celle de J.-P. Muller est une des plus in-telligentes ; il y en a d'autres ( 1 )

    .

    Un travail manuel doux et distrayant serait gale-ment prcieux l'esprit et au corps. Nos pres nel'ignoraient pas; mais notre sicle est devenu un for-cen qui se rit de la nature; c'est pourquoi la nature sevenge. Rservez-vous chaque anne, et secondairementen cours d'anne, des vacances srieuses. Par o jen'entends pas l'absence de tout travail, qui dtendraitavec excs des facults volontiers volages, mais la pr-dominance du repos, du plein air et de l'exercice dansla nature.

    Soignez votre aHmentation. Une nourriture lgre,simple, modre en quantit et en apprts vous per-mettra un travail plus prompt et plus libre. Un penseurne passe pas sa vie en sances de digestion.Veillez bien davantage encore votre sommeil.N'en prenez ni trop ni trop peu. Trop alourdit, en-

    (I) J.-P. Muller : Mon systme (Ed. Lafitte).

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    LES VERTUS D'UN INTELLECTUEL 43crasse, paissit le sang et la pense; trop peu vous ex-pose prolonger et superposer dangereusement lesexcitations du travail. Observez;~vous ; en matire desommeil comme au sujet de la nourriture, trouvez lamesure qui vous convient et faites-en l'objet d'une r-solution ferme. Il n'y a pas ici de loi commune.Au total, comprenez que le soin du corps, instru-ment de l'me, est pour l'intellectuel une vertu et unesagesse; saint Thomas lui en reconnat hautement lecaractre et fait entrer cette sagesse du corps parmi leslments qui concourent la batitude temporelle,amorce de l'autre (1). Ne devenez pas un rachitique,un rat, qui serait plus tard peut-tre un hbt, unvieillard avant le temps, donc un sot conome l'garddu talent lui confi par le Matre.

    Mais le souci du conjoint corporel comporte aussid'autres lments. Nous avons parl des passions et desvices comme de formidables ennemis de l'esprit. Noussongions alors leurs effets psychologiques, aux trou-bles qu'ils apportent dans le jugement, dans l'orienta-tion de l'esprit, qu'ils transforment, arrivs un certaindegr, en puissance de tnbres. Actuellement il estquestion de leurs efforts corporels, qui redeviennent, in-directement, maladies de l'me.

    Si l'on demeure un gourmand, un paresseux, unesclave de l'oreiller et de la table; si l'on abuse du

    (1) Contra Gentes, IH. cap. CXLI.

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    44 LA VIE INTELLECTUELLEvin, de l'alcool, du tabac; si Ton s'oublie dans desexcitations malsaines, dans des habitudes la foisdbilitantes et nervantes, dans des pchs peut-trepardonnes priodiquement, mais dont les effetsdemeurent, comment pratiquera-t-on Thygine dontnous venons de plaider la ncessit?Un ami du plaisir est un ennemi de son corps etdevient donc promptement un ennemi de son me. Lamortification des sens est requise la pense et peutseul nous amener cet TAT CLAII^VOYANT dont par-lait Gratry. Obissez-vous la chair, vous tes en passede devenir chair, alors qu'il faut devenir tout esprit.

    Pourquoi appelle-t-on saint Thomas le DOCTEURANGLIQUE.-^ Est-ce uniquement pour son gnie ail?Non, c'est parce que tout en lui se subordonnait lapense gniale et sainte, parce que sa chair, issue desrives tyrrhniennes, avait revtu les blancheurs duCarmel et de l'Hermon; parce que, chaste, sobre,prompt l'lan et loign de tout excs, il tait toutentier une me, (( une intelligence servie par des or-ganes, )) selon la dfinition clbre.La discipline du corps et sa mortification, jointes auxsoins ncessaires dont, pour leur compte, elles consti-tuent la meilleure part: telle est, travailleurs chrtiens,et vous surtout, jeunes hommes, une des plus prcieusessauvegarde de votre avenir.

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    k

    CHAPITRE IIIL'ORGANISATION DE LA VIE

    I. SIMPLIFIER. IL GARDER LA SOLITUDE. II. COOPRER AVEC SES PAREILS. IV. CULTIVERLES RELATIONS NECESSAIRES. V. CONSERVER LADOSE NCESSAIRE d'aCTION. VI. MAINTENIR EN

    TOUT LE SILENCE INTRIEUR.

    I

    Pour que tout en vous s'oriente vers le travail, il nesuffit pas de vous organiser au dedans, de prciser votrevocation et d'administrer vos forces: il faut encore dis-poser votre vie, j'entends quant son cadre, ses obli-gations, ses voisinages, son dcor.Un mot se prsente ici en tte de tout : Simplifiez.Vous avez faire un voyage difficile: ne vous encom-brez pas de trop de bagages. Il se peut que vous n'ensoyez pas tout fait le matre, et alors, que servirait,pensez-vous, de lgifrer? Erreur! Dans une mmesituation extrieure, un esprit de simplification peutbeaucoup, et ce qu'on n'carte pas au dehors, on peuttoujours l'carter de son me.

    (( Tu n'attelleras pas ENSEMBLE l'aNE ET LE

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    46 LA VIE INTELLECTUELLEBUF )), dit la Loi: le travail pacifique et sage ne doitpas tre associ aux tiraillements capricieux et bruyantsd'une vie tout extrieure. Un certain asctisme est souscette forme encore le devoir du penseur. Religieuse oulaque, scientifique, artistique, littraire, la contempla-tion ne cadre pas avec les aises trop onreuses et lescomplications. Il faut payer pour le gnie la taxe deluxe. Le dix pour cent de ce privilge ne le ruinera pas ;ce n*est pas lui qui payera, ce sont plutt nos dfautsen tout cas nos tentations, et le bnfice en sera double.

    Pour donner l'hospitalit la science, il n'est pasbesoin de meubles rares, ni d'un domestique nombreux.Beaucoup de paix, un peu de beaut, certaines commo-dits mnagres de temps, c'est le maximum du nces-saire.

    Rduisez votre train de vie. Des rceptions, des sor-ties qui entranent des obligations nouvelles, des cr-monies de voisinage, tout le rituel compliqu d'une vieartificielle que tant de mondains maudissent en secret,ce n'est pas l'affaire d'un travailleur. La vie mondaineest fatale la science. L'ide et l'ostentation, l'ide etla dissipation sont les ennemis mortelles. Quand onpense au gnie, on ne se le reprsente pas dner.Ne vous laissez pas prendre en cet engrenage quiaccapare peu peu le temps, les proccupations, lesdisponibilits, les forces. Les prjugs ne sont pas vosdictateurs. Soyez vous-mme votre propre guide; obis-sez des convictions, non des rites, et les convictionsd'un intellectuel doivent se rfrer son but.

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    L'ORGANISATION DE LA VI 47Une vocation est une concentration. L'intellectuel

    est un consacr : qu'il n'aille pas se disperser en futilitsexigeantes. Qu'il jette toutes ses ressources au feu del'inspiration, comme Bernard Palissy sacrifiait sesmeubles. Le travail et ses conditions, voil tout. Ladpense et les soins dissmins sur les riens seraient bienmieux utiliss se former une bibliothque, se mna-ger un voyage instructif, des vacances reposantes, desauditions musicales qui rafrachissent l'inspiration, etc.Ce qui favorise votre oeuvre est toujours opportun;ce qui l'entrave et vous embrousaille est exclure, car,outre les inconvnients immdiats, vous tez ainsi pouss la recherche du gain et vous dsorientez votre effort.Le prtre a le droit de vivre de l'autel et l'hommed'tude de son uvre ; mais on ne dit pas la messe pourde l'argent et l'on ne doit pas dans ce but penser etproduire.

    Si vous tes de ceux qui ont gagner leur vie endehors du travail de choix, comment, si votre vie se sur-charge, prservez-vous les maigres heures dont vous dis-posez? C'est le cas de rduire au minimum la matire,afin d'allger, de dlivrer l'esprit.A cet gard, une femme d'intellectuel a une missionque peut-tre il est bon de signaler: si souvent ellel'oublie et, au lieu d'tre la Batrix, ne sait tre quela perruche bavarde et dissipatrice!Toute femme doit pouser la carrire de son mari;le centre de gravit de la famille est toujours le labeurdu pre. L est vie productive, donc aussi l'essentiel

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    48 LA VIE INTELLECTUELLEdu devoir. Mais cela est d'autant plus vrai que la car-rire embrasse est plus noble et plus laborieuse. La vi^commune a ici pour centre un sommet; la femme doits'y installer, au lieu de chercher en carter la pensevirile. L'entraner dans des riens sans rapport avec sesaspirations, c'est dgoter le mari la fois de ces deuxvies qui se contredisent l'une l'autre. Que la fille d'Evey songe et ne donne pas raison plus que de droit au(( DIVISUS EST de saint Paul. Si l'homme mari esl(( divis )) d'une certaine faon, qu'il soit aussi doubl.Dieu lui a donn UNE AIDE SEMBLABLE A SOI : qu'ellene devienne pas AUTRE. Les tiraillements occasionnspar l'incomprhension de l'me sur sont fatals laproduction; ils font vivre l'esprit dans une inquitudequi le ronge; nul essor et nulle joie ne lui sont pluslaisss, et comment l'oiseau volerait-il sans ses ailes,l'oiseau et l'me sans leur chant?Que la gardienne du foyer n'en soit donc pas le mau-vais gnie, qu'elle en soit la muse. Ayant pous unevocation, qu'elle ait aussi la vocation. Raliser par elle-mme ou par son mari, qu'importe? Elle doit ralisertoutefois, puisqu'elle n'est, avec celui qui ralise, qu'uneseule chair. Sans avoir besoin d'tre une intellectuelle,encore moins une femme de lettres ou un bas-bleu, ellepeut produire beaucoup en aidant son mari produire,en l'obligeant se contrler, donner son maximum,en le relevant aux heures invitables des chutes, en re-dressant ses flchissements, en consolant ses dboiressans les lui accentuer par trop d'insistance, en calmant

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    L'ORGANISATION DE LA VIE 49ses chagrins, en devenant sa douce rcompense aprsson labeur.Au sortir du travail, Thomme est comme un bless;il a besoin d'enveloppement et de calme: qu'on n'aillepas le violenter ; qu'on le dtende et qu'on l'encourage ;qu'on s'intresse ce qu'il fait; qu'on le double au mo-ment o il est comme rduit par une dpense peut-treexcessive, bref qu'on lui soit une mre, et ce fort quiest toute faiblesse sentira sa vigueur s'orienter vers denouveaux tourments;

    Quant aux enfants, cette douce complication doitservir renouveler le courage mieux qu' lui ter deses ressources. Ils prennent beaucoup de vous, ces pe-tits, et quoi serviraient-ils, s'ils ne nous faisaient detemps autre enrager ? Mais ils vous donnent ducur autant et plus peut-tre qu'ils n'en dpensent; ilspeuvent hausser votre inspiration en la mlant d'all-gresse; ils vous refltent amoureusement la nature etl'homme et vous dfendent ainsi de l'abstrait; ils vousramnent au rel dont leurs yeux interrogateurs atten-dent de vous l'exact commentaire. Leur front pur vousprche l'intgrit, cette sur du savoir, et leur facilit croire, esprer, rver grand et attendre tout dela paternit qui les guide, n'est-ce pas aussi pour vous,penseur, un exhaussement et un motif d'esprer? Vouspouvez voir une image de Dieu et un signe de nosdestines immortelles, dans cette image de l'avenir.Ceux qui ont renonc la famille afin de se donnertout entiers leur uvre et Celui qui l'inspire ont le

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    50 LA VIE INTELLECTUELLEdroit de s'en fliciter, en apprciant les liberts qui leursont octoyes par ce sacrifice. Ceux-l songeront leurs frres chargs de soins en se rptant le mot sou-riant de Lacordaire propos d*Ozanam:

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    L'ORGANISATION DE LA VIE 5saint Bernard, c'est Tabri secret de la vrit, dont l'odeurattire de loin l'Epouse, c'est--dire l'me ardente ; c'estle gte de l'inspiration, le foyer de l'enthousiasme, dugnie, de l'invention, de la recherche chaleureuse, c'estle thtre des dbats de l'esprit et de sa sage ivresse.

    Pour entrer dans ce logis, il faut quitter les banalits,il faut pratiquer la retraite, dont la cellule monastiqueest le sj'mbole.

    Soyez donc lent parler et lent vous rendre lo l'on parle, parce que beaucoup de paroles fonts'couler l'esprit comme de l'eau; payez par votregracieuset envers tous le droit de ne frquenter vrai-ment que quelques-uns dont le commerce est profitable ;vitez, mme avec ceux-l, l'excessive familiarit quiabaisse et qui dsoriente; ne courez pas aprs les nou-velles qui occupent l'esprit en vain ; ne vous mlez pointdes actions et des paroles SCULIRES, c'est--dire sansporte morale ou intellectuelle; vitez les dmarchesinutiles qui consomment les heures et favorisent le vaga-bondage des penses. Telles sont les conditions du re-cueillement sacr. Seulement ainsi on approche dessecrets royaux qui font le bonheur de l'Epouse; parcette conduite seulement on se tient avec respect devantla vrit.La retraite est le laboratoire de l'esprit; la solitudeintrieure et le silence sont ses deux ailes. Toutes lesgrandes uvres ont t prpares au dsert, y comprisla rdemption du monde. Les prcurseurs, les continua-teurs, le Matre ont subi ou doivent subir une mme loi.

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    52 LA VIE INTELLECTUELLEProphtes, aptres, prdicateurs, martyrs, pionniers dela science, inspirs de tous les arts, simples hommes ouHomme-Dieu, tous payent tribut l'isolement, lavie silencieuse, la nuit.

    C*est dans la nuit astrale et dans sa vacuit solen-nelle que l'univers a t ptri par le Crateur : celui quiveut goter les joies cratrices ne doit pas se hter deprononcer le FIAT LUX, ni surtout de passer en revuetoutes les btes du monde; dans les ombres propices,qu'il prenne le temps, comme Dieu, de disposer la ma-tire des astres.

    Les plus beaux chants de la nature retentissent lanuit. Le rossignol, le crapaud la voix de cristal, legrillon chantent dans l'ombre. Le coq proclame le jouret ne l'attend pas. Tous les annonciateurs, tous lespotes, et aussi les chercheurs et les prcheurs devrits parses ont se plonger dans la grande vacuitqui est une plnitude.

    Nul grand homme n'a tent d'y chapper. Lacor-daire disait qu'il s'tait fait dans sa chambre, entre sonme et Dieu, un horizon plus vaste que le monde et s'tait procur les ailes du repos . Emerson seproclamait (( un sauvage . Descartes s'enfermait dansson (( pole . Platon avait dclar qu'il consommait(( plus d'huile dans sa lampe que de vin dans sacoupe . Bossuet se levait la nuit pour rencontrer legnie du silence et de l'inspiration; les grandes pen-ses ne lui venaient que dans Tloignement des bruitset des soucis futiles.

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    L'ORGANISATION DE LA VIE 53Ce qui compte doit lever une barrire entre lui et

    ce qui ne compte pas. La vie banale et les LUDIBRIA dontparlait saint Augustin, les jeux et les querelles d'enfantsqu'un baiser apaise doivent cesser sous le baiser de lamuse sous la caresse enivrante et calmante de la vrit.

    (( Pourquoi es-tu venu? , se demandait lui-mmesaint Bernard propos du clotre: AD QUID VENISTI?Et toi, penseur, pourquoi es-tu venu cette vie hors lavie courante, cette vie de conscration, de concen-tration, par suite de solitude? N'est-ce pas en vertud'un choix? N'as-tu pas prfr la vrit au mensongequotidien d'une vie qui se disperse, voire aux soucis le-vs, mais secondaires de l'action? Ds lors, seras-tuinfidle ton culte, en te laissant ressaisir par ce que tuas librement quitt?

    Pour que l'Esprit nous emporte dans les solitudesintrieures, comme Jsus au dsert, il faut que nous luiprtions les ntres. Pas de retraite, pas d'inspiration.Mais sous le rond de la lampe, comme dans un firma-ment, tous les astres de la pense se rassemblent.Quand le calme du silence monte en vous et que lefeu sacr ptille seul, loin du tintamarre des routes, etquand la paix, qui est LA TRANQUILLIT DE l'oRDRE,tablit l'ordre des penses, des sentiments, des recher-ches, vous tes en ultime disposition d'apprendre, vouspouvez assembler, puis crer; vous tes strictement pied d'uvre: ce n'est pas le moment d'accueillir desmisres, de vivoter tandis que le temps coule et devendre le ciel pour des riens.

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    54 LA VIE INTELLECTUELLELa solitude vous permet le contact avec vous-mme,

    contact si ncessaire si vous voulez vous raliser, vous:tre non plus le perroquet de quelques formulesapprises, mais le prophte du Dieu intrieur qui chacun parle un langage unique.

    Nous reviendrons longuement sur cette ide d*uneinstruction spciale chacun, d*une formation qui estune DUCATION, c'est--dire un dploiement de notreme, me unique et qui n'a eu ni n'aura sa pareilledans les sicles, car Dieu ne se rpte pas. Mais il fautsavoir qu'on ne sort ainsi de soi qu'en vivant avec soi,de tout prs, dans la solitude.

    L'auteur de I'Imitation disait: Je ne suis jamaisall parmi les hommes que je n'en sois revenu moinshomme. Poussez l'ide plus loin et dites: que je n'ensois revenu moins l'homme que je suis, moins moi-mme.Dans la foule, on se perd, moins de se tenir ferme-ment, et il faut d'abord crer cette attache. Dans lafoule, on s'ignore, tout encombr d'un MOI tranger quiest une multitude.

    (( Comment t'appelles-tu? Lgion : telle seraitla rponse de l'esprit dispers et dissip dans la vieextrieure.

    Les hyginistes recommandent pour le corps le baind'eau, le bain d'air et le bain intrieur d'eau pure:j'y ajouterais pour l'me le bain de silence, afin de toni-fier l'organisme spirituel, d'accentuer sa personnalit,et de lui en donner le sentiment actif, comme l'athlte

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    L'ORGANISATION DE LA VIE 55sent ses muscles et en prpare le jeu par les mouvementsintrieurs qui en sont la vie mme.

    Ravignan a dit : La solitude est la patrie des forts,le silence est leur prire. Quelle prire la Vrit,en eflet, et quelle force de coopration son influence,dans le recueillement prolong, frquemment repris, des heures dites, comme pour un rendez-vous qui de-viendra peu peu une continuit, une vie troitementcommune 1 On ne peut, dit saint Thomas, contemplertout le temps, mais celui qui ne vit que pour la contem-plation, qui oriente vers elle tout le reste et la reprendds qu'il peut, lui donne une sorte de continuit autantqu'il appartient la terre ( 1 ) . La douceur s'en mlera, car la cellule bien gardedevient douce: CELLA CONTINUATA DULCESCIT . Or,la douceur de la contemplation est une partie de sonefficacit. Le plaisir, explique saint Thomas, appuiel'ame sur l'objet, comme un outil de serrage; il ren-force l'attention et dploie les pouvoirs d'acquisition,que la tristesse ou l'ennui comprimeraient. Lorsque lavrit vous prend et que le duvet de son aile glisse sousvotre me pour la soulever dans d'harmonieux lans,c'est le moment de vous hausser avec elle et de planer,tant qu'elle vous portera, dans les rgions hautes.Vous ne deviendrez pas pour cela l'isol que nousavons condamn; vous ne serez pas loin de vos frres

    pour avoir quitt le bruit qu'ils font et qui vous en s-(1) Somme thologique la Ilce, q. III, art. 2, ad 4"".

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    56 LA VIE INTELLECTUELLEpare spirituellement, qui empche donc la vraie frater-nit.Le prochain, pour vous, intellectuel, c*est l'tre quia besoin de vrit, comme le prochain du bon Samari-tain tait le bless de la route. Avant de donner lavrit, acqurez-la, et ne jetez pas le grain de vossemailles.

    Si la parole de I'Imitation est vraie, loin deshommes vous en serez plus homme et plus avec leshommes. Pour connatre Thumanit et pour la servir, ilfaut entrer en soi, l o tous nos objets viennent aucontact et prennent de nous soit notre force de vrit,soit notre puissance d*amour.On ne peut s*unir quoi que ce soit que dans lalibert intrieure. Se laisser accaparer, tirailler, qu'il

    s'agisse des gens ou des choses, c'est travailler dsunir.Loin des yeux, prs du cur.

    Jsus nous montre bien qu'on peut tre tout au de-dans et tout donn aux autres, tout aux homm.es et touten Dieu. Il a gard sa solitude; il n'a touch la foulequ'avec une me de silence dont sa parole est comme laporte troite pour les changes de la divine charit. Etquelle souveraine efficacit, dans ce contact qui rser-vait tout, except le point prcis par lequel Dieupouvait passer et les mes le joindre!

    Il ne devrait prcisment y avoir de place, entreDieu et la foule, que pour l'Homme-Dieu et pourl'homme de Dieu, pour l'homme de vrit et de don.

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    L'ORGANISATION DE LA VIE 57Celui qui se croit uni Dieu sans tre uni ses frres estUN MENTEUR, dit Taptre ; ce n'est qu*un faux mystiqueet, intellectuellement, un faux penseur; mais celui quiest uni aux hommes et la nature sans tre uni Dieudans le secret, sans tre le client du silence et de la soli-tude, n'est plus que le sujet d'un royaume de mort.

    III

    Toutes nos explications montrent bien que la soli-tude dont nous venons de faire l'loge est une valeur temprer par des valeurs connexes, qui la compltent etqui l'utilisent. Nous ne plaidons pas la solitude pourrien. Le sacrifice du commerce et de la sympathie de nosfrres vaut une compensation. Nous n'avons droit qu'auSPLENDIDE ISOLEMENT. Or, celui-ci ne sera-t-il pasd'autant plus riche, d'autant plus fcond que le voisi-nage suprieur recherch dans la retraite sera favorispar des frquentations choisies et mesures avec sa-gesse?La frquentation premire de l'intellectuel, celle quile qualifiera selon ce qu'il est, sans prjudice de ses be-soins et de ses devoirs d'homme, c'est la frquentationde ses pareils. Je dis frquentation, j'aimerais mieuxdire coopration, car se frquenter sans cooprer n'estpas faire uvre intellectuelle. Mais combien est rareune telle conjonction des esprits, en ce temps d'indivi-dualisme et d'anarchie sociale! Le P. Gratry le dplo-

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    58 LA VIE INTELLECTUELLErait; il rvait de Port-Royal et voulait faire de TOra-toire (( un Port-Royal moins le schisme . (( Quede peine on pourrait s'pargner, disait-il, si Ton savaits*unir ou s'entr'aider! Si au nombre de six ou sept,ayant la mme pense, on procdait par enseignementmutuel, en devenant rciproquement et alternativementlve et matre; si mme, par je ne sais quel concoursde circonstances heureuses, on pouvait vivre ensemble!si outre les cours de l'aprs-midi et les tudes sur lescours, on conversait le soir, table mme, sur toutes cesbelles choses, de manire en apprendre plus, par cau-serie et par infiltration, que par les cours eux-m-mes! (1) ))

    Les ateliers de jadis, et surtout les ateliers d'arttaient des amitis, des familUs: l'atelier d'aujourd'huiest une gele, ou bien un meeting. Mais ne verrons-nouspas, sous l'impression du besoin qui de plus en plus enest ressenti autour de nous, l'atelier familial largi, ou-vert au dehors et non moins concentr que nagure?Ce serait le moment de concevoir et de fonder l'atelierintellectuel, association de travailleurs galement en-thousiastes et appliqus, librement runis, vivant dansla simplicit, dans l'galit, nul d'entre eux ne prten-dant s'imposer, alors mme que tel possderait une su-priorit reconnue qui serciit prcieuse au groupe. Loinde toute comptition et de tout orgueil, ne cherchantque la vrit, les amis ainsi assembls seraient, si jepuis dire, multiplis l'un par l'autre, et l'me commune

    (1) Les Sourcf.55, Premire partie, cli. VI, 54.

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    L'ORGANISATION DE LA VIE 59prouverait une richesse qui ne paratrait avoir d'expli-cation suffisante nulle part. ^

    Il faut avoir une me si forte, pour travailler seul!Etre soi seul sa socit intellectuelle, son encourage-ment, son appui, trouver dans un pauvre vouloir isolautant de force qu'il peut y en avoir dans l'entranementd'une masse ou dans l'pre ncessit, quel hrosme!On a d'abord de l'enthousiasme, puis, la difficult ve-nant, le dmon de la paresse nous dit: A quoi bon?Notre vision du but s'affaiblit; les fruits son trop loin-tains ou nous paraissent amers; vaguement nous noussentons dupes. Il est certain que l'appui d'autrui, leschanges, l'exemple seraient, contre ce spleen, d'une effi-cacit admirable; ils suppleraient chez beaucoup cette puissance d'imagination et cette constance devertu qui ne sont le fait que de quelques-uns et quipourtant sont ncessaires la poursuite persvranted'une grande fin.

    Dans les couvents o l'on ne se parle pas, o l'on nese visite pas, l'influence d'une range de cellules labo-rieuses anime et active pourtant chaque ascte; cesalvoles en apparence isoles font une ruche; le silenceest collectif et le labeur conjoint; l'accord des mesignore les murailles ; un mme esprit plane, et l'harmoniedes penses soulve chacune d'elles comme un motif desymphonie que la vague gnrale des sons porte et pro-longe. Quand ensuite les changes interviennent, leconcert s'enrichit; chacun exprime et coute, apprendet instruit, reoit et donne, recevant encore selon qu'il

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    60 LA VIE INTELLECTUELLEdonne, et peut-tre ce dernier aspect de la cooprationsera-t-il le plus envi.

    L'amiti est une maeutique ; elle tire de nous nosplus riches et nos plus intimes ressources ; elle fait ouvrirles ailes de nos rves et de nos obscures penses; ellecontrle nos jugements, exprimente nos/ ides nou-velles, entretient l'ardeur et enflamme l'enthousiasme.

    Il y en a des exemples aujourd'hui dans les jeunesRevues, o des adeptes convaincus assument une tcheet se dvouent une conception. Les Cahiers DE LAQuinzaine naquirent de ce vu, I'Amiti de France,Les lettres aussi; la Revue des Jeunes s'en pn-tre chaque jour davantage. 'On n'y vit pas ensemble,mais on y travaille d un mme cur et l'on s'y concerte,on s'y reprend, on y est gard et provoqu la fois parune ambiance dont une grande tradition fournit l'es-sentiel.

    Essayez, si vous le pouvez, de vous agrger une fra-ternit de ce genre, de la constituer au besoin.En tout cas, mme dans l'isolement matriel, recher-chez en esprit la socit des amis du vrai. Rangez-vousdans leur groupe, sentez-vous en fraternit avec eux etavec tous les chercheurs, tous les producteurs que la chr-tient assemble. La COMMUNION DES SaINTS n'est pasun phalanstre, elle est pourtant une unit. (( La CHAIR toute seule NE SERT DE RIEN )) ; l'esprit, toutseul, peut quelque chose. L'unanimit utile consistemoins tre ensemble en un gte ou en un groupe ti-quet qu' s'efforcer, chacun, avec le sentiment que

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    L'ORGANISATION DE LA VIE 61d'autres s efforcent, se concenterer sur place, d'autresse concentrant, de telle sorte qu'une tche s'accomplisse,qu'un mme principe de vie et d'activit y prside, etque les pices de la montre, chacune desquelles untravailleur en chambre applique son attention exclusive,aient Dieu pour monteur.

    IVJ'ai dit aussi que la solitude du penseur n'est pas une

    exclusion de ses devoirs, ni un oubli de ses besoins. Ily a des relations ncessaires. Puisqu'elles sont nces-saires, elles font partie de votre vie, mme comme intel-lectuel, puisque nous ne sparons pas l'intellectuel del'homme. A vous de les lier l'intellectualit de tellemanire que non seulement elles ne l'entravent pas, maisla servent.

    Cela se peut toujours. Le temps donn au devoirou au rel besoin n'est jamais perdu; le souci qu'on yconsacre est une partie de la vocation et n'en serait en-nemi que si l'on considrait celle-ci abstraitement, horsla providence.Vous n'allez pas penser que votre uvre vaille mieuxque vous, et que mme un supplment de possibilitsintellectuelles puisse prvaloir sur l'achvement de votretre. Ce qui se doit et ce qu'il faut, faites-le; si votrehumanit l'exige, elle saura bien s'arranger avec elle-mme. Le bien est le frre du vrai : il aidera son frre.Etre l o l'on doit tre, y faire ce que l'on doit, c'est

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    62 LA VIE INTELLECTUELLEprparer la contemplation, la nourrir et quitter Dieupour Dieu, comme disait saint Bernard.

    Il est pnible de sacrifier de belles heures des fr-quentations et des dmarches en elles-mmes infrieu-res notre idal; mais puisque le cours de ce mondeest tout de mme fait pour s*allier la vertu, il fautpenser que la vertu y trouvera son compte, vertu intel-lectuelle ou vertu morale. A certains jours, ce sera uni-quement travers la moralit que Tintellectualit attein-dra son gain malgr ses concessions vertueuses; dansd'autres circonstances, ce sera par elle-mme.

    Car, n'oubliez pas que dans les frquentations, mmecourantes, il y a aussi glaner pour vous. Trop de soli-tude vous appauvrirait. Quelqu'un crivait rcemment:(( La difficult des romanciers de nos jours me sembletre celle-ci: s'ils ne vont pas dans le monde, leurs li-vres sont illisibles, et s'ils y vont, ils n'ont plus le tempsd'crire. Angoisse de la mesure, qu'on rencontre par-tout ! Mais romancier ou non, vous sentez bien que vousne pouvez vous renfermer tout fait. Les moines mmesne le font pas. Il faut garder, en vue du travail, le sen-timent de l'me commune, de la vie, et comment l'au-riez-vous, si, coup de communication avec les humains,vous n'envisagiez plus qu'une humanit de rve?L'homme trop isol devient timide, abstrait, un peubizarre; il titube dans le rel comme le marin trop fra-chement dbarqu; il n'a plus le sens de la destine; ilparat vous regarder comme une proposition in-

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    L'ORGANISATION DE LA VIE 63srer dans un syllogisme, ou comme un cas noter surun calepin.La richesse infinie du rel a aussi de quoi nous ins-truire ; il faut la frquenter en esprit de contemplation,mais ne pas la dserter. Et dans le rel, ce qu'il y a deplus important pour nous, n'est-ce pas l'homme, l'hommecentre de tout, but dernier de tout, miroir de tout et quiinvite le penseur de toute spcialit une confrontationpermanente?

    Dans la mesure o l'on peut choisir, il faut se rglerde faon voisiner autant que possible avec des genssuprieurs. A cela aussi une femme d'intellectuel doitveiller. Qu'elle n'ouvre pas sa maison au hasard; queson tact soit comme un crible; au lieu de la socitdu grand monde, qu'elle prise celle des grandes mes,et qu'elle n'aille point, par lgret, par vanit, parquelque intrt sans relle consquence, entraner sonmari chez des sots.Que dis-je? Les sots mmes concourent nous ser-

    vir et achever notre exprience. Ne les recherchezpas: il y en a bien assez! mais ceux que vous rencon-trez, sachez les utiliser, intellectuellement, par une sortede contre-preuve et humainement, chrtiennement, parl'exercice des vertus dont ils sont les clients.La socit est un livre lire, bien que ce soit un livre

    banal. La solitude est un chef-d'uvre; mais souvenez-vous du mot de Leibniz, qui ne trouvait si mchantlivre qu'il n'en pt tirer quelque chose. Vous ne pensez

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    64 LA VIE INTELLECTUELLEpas tout seul, comme vous ne pensez pas avec Tintelli-gence toute seule. Votre intelligence s'associe vos au-tres facults, votre me votre corps; et votre personneses relations; c'est tout cela, votre tre pensant: com-posez-le de votre mieux; mais que ses tares mmes,comme vos maladies, deviennent des valeurs, au moyende quelque heureuse industrie de votre grandeur d'me.Du reste, dans vos frquentations, comportez-vous

    de telle sorte que toujours votre esprit et votre curdominent votre cas: vous ne