lallot - temps du verbe apollonius stephanos planude (1984).pdf

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Histoire Epistémologie Langage VII -1 (1985) LA DESCRIPTION DES TEMPS D"U VERBE CHEZ TROIS GRAMMAIRIENS GRECS (APOLLONIUS, STEPHANOS, PLANUDE) 4.7 Jean LALLOT ABSTRACT : Starting from the Aristotelian definition of the verh as a word «which indicates time (/chronos) additionally», the Greek grammarians attempted to give an accurate acconnt of the tenses (khronol) which consti- tuted their verhal system. In this task they relied on analyses of Stoic origin which provided them with a pair of aspectual categories, viz. extension (para- tosis) and completion (teleiosis). Though perfectly relevant to their ohject, such categories proved trouhlesome, in so far as the aspectual pair cannot he easily disentangled from the temporal pair present-past to which it appears to he morphologically and semantically related. This paper deals with three successive stages in the treatment of aspectual categories in Greek grammatical tradition: with Apollonius Dyscolus, aspect appears as a marginal suhstitute of time; with Stephanos, it's altogether disposed of; with Planude, the extensive aspect, definitely «ahstracted» from the present, can he translated into the pasto RESUME: Partis de la définition aristotélicienne qui fait du verhe un mot «qui indique en plus le les grammairiens grecs se sont efforcés de décrire avec précision les différents «temps» constitutifs de leur système verhal. Eclairés dans cette tâche par des analyses d'origine stoïcienne, ils ont fait place dans leur descrip don à des de nature aspectuelle : l'exten- sion (porotasis) et l'achèvement (teleiifsis). Catégories pertinentes certes, mais emharrassantes aussi, dans la mesure où ce couple aspectuel se laisse malai- sément dégager du couple temporel présent-passé dont il apparaît comme morphologiquement et sémantiquement solidaire. L'article illustre trois mo- ments du traitement des catégories aspectuelles dans la tradition grammaticale grecque: Apollonius Dyscole - ou : l'aspect aux marges du temps -, Stépha- nos - ou :1aspect évacué -, Planude - ou :l'extensif translaté.

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Histoire Epistémologie Langage VII-1 (1985)

LA DESCRIPTION DES TEMPS D"U VERBECHEZ TROIS GRAMMAIRIENS GRECS

(APOLLONIUS, STEPHANOS, PLANUDE)

4.7

Jean LALLOT

ABSTRACT : Starting from the Aristotelian definition of the verh as a word«which indicates time (/chronos) additionally», the Greek grammariansattempted to give an accurate acconnt of the tenses (khronol) which consti­tuted their verhal system. In this task they relied on analyses of Stoic originwhich provided them with a pair of aspectual categories, viz. extension (para­tosis) and completion (teleiosis). Though perfectly relevant to their ohject,such categories proved trouhlesome, in so far as the aspectual pair cannot heeasily disentangled from the temporal pair present-past to which it appearsto he morphologically and semantically related. This paper deals with threesuccessive stages in the treatment of aspectual categories in Greek grammaticaltradition: with Apollonius Dyscolus, aspect appears as a marginal suhstitute oftime; with Stephanos, it's altogether disposed of; with Planude, the extensiveaspect, definitely «ahstracted» from the present, can he translated into thepasto

RESUME: Partis de la définition aristotélicienne qui fait du verhe un mot«qui indique en plus le t~mps», les grammairiens grecs se sont efforcés dedécrire avec précision les différents «temps» constitutifs de leur systèmeverhal. Eclairés dans cette tâche par des analyses d'origine stoïcienne, ils ontfait place dans leur descrip don à des caté~ories de nature aspectuelle : l'exten­sion (porotasis) et l'achèvement (teleiifsis). Catégories pertinentes certes, maisemharrassantes aussi, dans la mesure où ce couple aspectuel se laisse malai­sément dégager du couple temporel présent-passé dont il apparaît commemorphologiquement et sémantiquement solidaire. L'article illustre trois mo­ments du traitement des catégories aspectuelles dans la tradition grammaticalegrecque: Apollonius Dyscole - ou : l'aspect aux marges du temps -, Stépha­nos - ou :1aspect évacué -, Planude - ou : l'extensif translaté.

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o. INTRODUCTION

LES TEMPS.DU VERBE

0.1. Le temps et les «temps»

Les Grecs ont observé très tôt que dans leur langue certainsmots se distinguaient des autres en ce qu'ils comportaient une indi­cation temporelle. Ainsi Aristote note-t-il dans la Poétique (Chap.20, 1457 a 16) :

homme ou blanc ne signifient pas le' «qJland~) ,:tandis que (il)mflTche ou (il) a marché ,signifient en plus l'un le temps présent,l'autre le pàssé. . . .. .

Par opposition au «nom» (onoma) , qui n'indique pas le temps(aneu khronou), le «verbe» (rhëma) - dont marche / a marchéfournit un' exemple - est donc défini comme «voix signifianteindiquant le temps» (meta khronou). De même, le De interpreta­tione définit le verbe «le (nom). qui indique en plus le temps»(iopross"ëmainon ,khronon} (Chap. II, 16b 6)~

Faisant fond sur cette intuition de base, les grammairiensont repris le mot «temps» (khronos):pout désigner, à côté du mod·e,de la diathèse, de la personne,etc~"l'un des accidents du verbe ': oridit désormais, dans toute la tradition -grammaticale' gréco-latine,que le verbe a des '«temps» (khronoi, lat. tempora) comme il a despersonnes, des modes', etc., et l'on désigne par là des paradigmesmorphologiques. qui reçoivent chacun un nom particulier- présent,fu tur, .aoriste, etc.

Il Y a donc, comme on voit, un seul mot en grec - khronos,(de même lat. tempus, fr. temps) - pour désigner le temps commedonnée de l'expérience (angl. time) et le «temps» comme paradigmelinguistique (angl. tense). Cette polysémie du mot khronos conduitparfois à des formulations déroutantes; ainsi lit-on dans la Technëde Denys le Thrace, au chapitre du verbe (p. 53, 1) :

Il Y a trois temps (khronol) : présent, passé, futur ; parmi ceux-làle passé a quatr~ variétés (ditlphoras) : extensif, adjacent, surac­compli, indéfini (1).

La première phrase serait intraduisible en anglais. Il y esten effet question à la fois du temps - time - «passé» ne peuts'entendre que de cette façon' puisqu'il n'existe pas en grec de

LES TEMPS DU VERBE 49·

paradigme, tense, qui porte ce nom - et du temps - tense puisquele paragraphe a manifestement pour objet d'introduire les six nomsdes «temps» de l'indicatif du verbe grec, donc PRESENT et FUTURauxquels s'ajoutent ensuite les quatre «variétés», c'est-à-dire lesquatre temps - tenses, qui se partagent le passé (time).

0.2. Variétés et parentés

Il ne vaudrait sans doute guère la peine de s'attarder sur ceslignes du manuel de Denys si elles ne nous permettaient de poserle problème que je voudrais aborder dans cet article - celui de lanotion du temps grammatical qui s'élabore dans le cours de laréflexion des grammairiens grecs et, plus précisément encore,celui de la nature des «variétés» qui caractérisaient à leurs yeux les«temps» du passé les uns par rapport aux autres. En effet, à lalettre, Denys nous dit - et c'est ici une autre lecture que l'on peutfaire des lignes citées plus haut - qu'il y a trois, et non six, khro­no;. Cette déclaration a un caractère plus philosophique que gram­matical ou, pour mieux dire, elle semble relever de ce qu'on appel­lera, après Jespersen, la philosophie de. la grammaire : dire dans unmanuel de grammaire grecque qu'il y a «trois temps», c'est indiquerque, pour l'auteur, la langue qu'il décrit analyse le continuum dutemps physique, fondamentalement, en trois sections· définiesrespectivement par la simultanéité, l'antériorité, la postérioritépar rapport au moment de l'énonciation. Cette trichotomie nelaisse -pas de reste' et il ne saurait y avoir plus de trois temps. Dèslors, la question des «variétés» du passé se pose : ces «variétés»peuvent-elles être des temps au sens où il vient d'être dit qu'il yen a trois? Evidemment non : l'arithmétique s'y oppose, et, à labase de cette arithmétique, l'intuition fondamentale d'une tricho­tomie sans. reste. Comment Denys se représente-t-il donc la natureet les rapports mutuels des variétés du passé? Il ne nous le dit pas;toutefois le paragraphe cité se termine par une indication que jedonne maintenant :

entre eux (hon) , il y a trois parentés: du PRESENT avec l'EX­TENSIF, de l'ADJACENT avec le SURACCOMPLI, de l'INDEFINIavec le FUTUR.

Ce texte est doublement intéressant. D'a.bord en ce qu'il rassemble

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sous le chef d'un unique relatif, hon, dont le genre n'est pas mar­qué, les deux khronoi (masc.) qui sont en même temps des noms de«temps» (tense) et les quatre diaphorai (fém.), qui se partagent lepassé - ce khronos disparaissant maintenant, distribué sans reste entreses variétés. En fait, on n'hésitera. pas à interpréter le relatif honcomme un masculin faisant référence aux six noms de «temps»,tous adjectifs substantivés au masculin, khronos (masc.) étantsous-entendu (le PRESENT = le temps présent, ho enestos khro­nos). On peut donc dire qu'on a maintenant affaire' à une sériehomogène de six «temps». Mais - et c'est là le deuxième pointremarquable - cette série est structurée par des «parentés»,sunge­neiai, qui viennent jumeler respectivement le PRESENT et un passé(l'EXTENSIF), deux passés entre eux (l'ADJACENT et le SURAC'­COMPLI), un passé (l'INDEFINI) et le FUTUR. Nouvelle distri­bution des six «temps» qui nous met bien loin de la présentationinitiale avec ses trois temps et ses quatre variétés de passé. Quellessont ces «parentés» qui relient les «temps» (tenses) tantôt par­dessus, tantôt à l'intérieur des frontières du temps (time) ?

Il est clair, pour qui connaît la morphologie d'un verbe «régu­lier» (c'est-à-dire d'un type productif) en grec, que, pour 'une partau moins, ces parentés sont formelles : c'est l'identité de structureconsonantique, cQmme les Scholies le soulignent à l'envi, qui «appa­rente» .

PRESENT tupto et EXTENSIF etupton, d'une part,ADJACENT tetupha et SURACCOMPLI etetuphein, d'autre part,INDEFINI etupsa et FUTUR tupsoenfin.

Reste à se demander si ces parentés de signifiants ont ou non,aux yeux des grammairiens anciens, un corrélat dans le domainedes signifiés: si, par exemple, ils ont reconnu, ou soupçonné, qu'ilpouvait y avoir entre les «temps» formellement apparentés uneaffinité que les modernes appelleraient aspectuelle? De cela,Denys ne parle pas et il nous faut chercher ailleurs la réponseà notre question.

0.3. Le domaine d'enquête

Cet ailleurs pose une question de méthode. On peut regrouperen trois catégories les textes anciens susceptibles de nous éclairer:

LES TEMPS DU VERBE 51

1) les œuvres grammaticales composées - comme celles d'Apollo­nius Dyscole (2ème s. de notre ère),_ de Priscien (6ème s.) ou deMaxime Planude (13ème s.) - ;'2) les scholies grammaticales de dates diverses (et souvent incer­taines) - avec, au premier chef, les Scholies à la Technë de Denys ;3) des œuvres q'auteurs divers, notamment philosophes ou rhéteurs,amenés à traiter en passant des questions de langue ou, à tout lemoins, à utiliser des termes du métalangage grammatical qu'ilsconnaissent - par exemple Denys d'Halicarnasse (1 er s. av.J .-C.)ou Sextus Empiricus (2ème s. de notre ère).

Bien qu'on observe une grande homogénéité. entre les rensei­gnements fournis par ces trois types de sources, il me paraît debonne méthode de prendre comme base de travail - et donc decommencer par - une œuvre spécifiquement grammaticale dontl'unicité d'auteur doit donner en principe les meilleures garantiesde cohérence interne. Je m'adresserai donc en premier lieu à Apol­lonius Dyscole. Dans un deuxième temps, je confronterai ce quej'aurai pu tirer de cette étude avec ce que disent les Scholies àDenys le Thrace, et plus spécialement l'une d'elles, la fameuse«scholie de Stéphanos» (7ème s.?) sur les temps verbaux (traduiteci-dessus). Enfin je présenterai en regard, pour en souligner l'ori­ginalité, la doctrine de Maxime Planude telle qu'elle ressort duDialogue sur la grammaire.

1..APOLLONIUS DYSCOLE :AUX MARGES DU TEMPS, L'ASPECT

La doctrine d'Apollonius I)yscole en matière de «temps»verbal a fait l'objetrécer.oment d'une étude solide et nuancée deKlaus SCHÔPSDAU : «Zur Tempuslehre des Apollonios Dyskolos»,Glotta 56, 1978, 273-294. Pour éviter des redites, chaque fois quemon propos rencontrera celui de Schôpsdau et que son analyseme paraîtra convaincante, je me contenterai de résumer ses conclu­sions en renvoyant à son travail pour la démonstration (Je donnerailes références sous la·forme suivante: «Schôpsdau (280)>> à enten­dre:Schôpsdau,loc. cit., p. 280).

Pour Schôpsdau (288), il Y a une nette discordance, dans la

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Syntaxe, entre l'analyse des. formes modales (subjonctif, optatif,impératif), où l'opposition des thèmes dè présent et d'aoriste estinterprétée en termes aspectuels , et celle desformescorrespon­dantes d'indicatif prétérit (imparfait et aoriste), entre lesquellesApollonius ne construit aucune opposition de caractère aspectuel.Schôpsdau (289 sq.) met cette discordance au compte de l'influencesur Apollonius d'une doctrine stoïcienne des temps verbaux, dontil trouve l'exposé dans la scholie de Stéphanos.

Je voudrais, quant à moi, reprendre le dossier et tenter ·demontrer que ce que nous appelons aspect est, chez Apollonius,une catégorie adventice,. imparfaitement dégagée de celle du temps,et que· sa faible exploitation à l'indicatif peut s'expliquer, aumoins en partie, par là. Comme Schôpsdau, j'étudierai en premierles textes consacrés à l'interprétation des formes modales, ensuitece.ux qui traitent des «temps» ,de l'indicatif.

1.1. Subjonctif, optatif, impératif: les impasses du passé

Trois textes seront examinés ici : Conjonctions, 243 sq.,Syntaxe; 387 sq., Syntaxe, 354 sq.

1.1.1. Conjonctions, 243 sq. - L'aoriste dans les finales: l'aspectfaute de mieux

Traitant de la conjonction hina qui, SUIVIe du subjonctif,peut être tantôt causale (2), tantôt finale, Apollonius discute del'interprétation d'un subjonctif comme grapsoselonqu'il suithina dans l'une ou l'autre de ses valeurs (3). Il raisonne (244, 24 sq.)sur les deux ex.emples suivants. :

1) hina causal: hina'grapso tauta moi egeneto «pour avoir écrit,voilà ce qu'il m'est arrivé» ;

2) hina final·: dos hina grapso «donne pour que j'écrive».Dans le premier cas, il rattache grapso à l'aoristeegrapsa "pris

comme prétérit : «la conjonction dite causale se construit avec despassés (paroikhëmenois) - : ce sont en effet des faits arrivés '(gega­nota) qui sont invoqués comme cause». Dans le second cas au·contraire, le fait d'écrire «n'est pas encore arrivé (oupli gegone)- ;or ce qui n'est pas arrivé ab.outit au futur (mellontos estin epi­telestikon) ; donc hina est constuit avec le futur». Symétrie parfaite,

LES TEMPS DU VERBE 53

donc, et de nature strictement temporelle entre le futur des finaleset l'aoriste (prétérit) des causales. Symétrie fragile pourtant etaussitôt évacuée par Apollonius qui poursuit (245, 4 sq.) :

à moins que nous n'entendions ainsi : donne pour que le faitd'écrire se produise en forme achevée (en teleiiisei genëtai tograpsQ') - interprétation qui a ma préférence.

Palinodie et préférence justifiées dans, les lignes qui suiventpar l'observation que, pour les verbes dont les thèmes d'aoriste etde futur sont distincts, c'est incontestablement un subjonctifaoriste qui apparaît dans les finales; morphologiquement ambigu, ­grapso, en finale, sera donc aussi interprété comme aoriste, et savaleur cherchée du côté de l'achèvement (teleiosis) , nous dirionsdu perfectif, c'est-à-dire dans un domaine aspectuel compatibleavec le futur, l'interprétation temporelle par le. passé étant interditepar l'emploi final considéré.

Schôpsdau (277) souligne avec raison que la mise au jourd'une valeur aspectuelle du subjonctif aoriste final n'entraînepas le réexamen du subjonctif aoriste causal, interprété d'abordcomme passé, et n'implique aucunement sa réinterprétation entermes aspectuels. Autrement dit, dans c-e passage des Conjonctions,la position d'Apollonius semble être la suivante : lorsqu'on a unsubjonctif aoriste après hina, ou bien il réfère à des faits déjàarriv~s (gegonota) et alors il exprime normalement le passé commel'aoriste de l'indicatif qu'il transpose (4), ou bien ce n'est pasle cas', et alors il faut songer à l'interpréter en termes de perfec­tivité (teleiosis). L'interprétation aspectuelle intervient donc subsi­diairement, comme solution ad hoc dans un cas où une interpré­tation temporelle soit par le passé (exclu par le sens) soit par lefutur (exclu par la morphologie) se révèle intenable.

D'où vient maintenant la notion de teleiosis, qui est donnéeici comme justifiant la présence d'un aoriste? A-t-elle quelqueparenté avec la 'valeur prétérite «normale» de l'aoriste? Il est troptôt pour tenter cie répondre à ces questions. Notons simplementque, contextuellement, le choix du terme teleiosis est relativementmotivé par la présence d'autres termes métalinguistiques décrivantla valeur du tour où apparaît l'aoriste à interpréter: la conjonctionfinale est dite en grec apotelestikos, quelque chose comme «de fin,d'aboutissement, perfective», et dans hina grapso final le fait

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d'écrire, non arrivé, est décrit comme mellontos epitelestikon,quelque chose comme «effectif du futur, propre à s'achever enfutur» (5). La teleiiisis de l'aoriste est en harmonie avec ces valeurs:tout se passe comme si le passé qu'est l'aoriste contenait un élémentd'effectivité qui, normalement associé à la valeur de «déjà arrivé»(gegonos) , peut dans certains cas être dissociée de cette valeurpassée : cela se produit quand l'emploi exclut le «déjà arrivé»et, dans ce cas, l'aoriste (subjonctif) a une valeur d'achèvementdans le futur. Ce pourrait être là, s'il est légitime d'en chercher une,une manière de «parenté» sémantique entre aoriste et futur.

Si nous nous tournons maintenant vers la Syntaxe, d'Apollo­nius, nous observons que globalement, et pour présenter les chosesun peu naïvement, l'interprétation temporelle des formes modalès«perd du terrain» au 'profit de l'interprétation aspectuelle. C'est undes mérites de Schôpsdau d'avoir mis en évidence cette évolutionde la doctrinè entre le traité des Conjonctions et la Syntaxe. Maisnous allons voir, en examinant une série de textes, qu'on n'a pasaffaire - loin de là - à une révision fondamentale de la théorie :tout au plus à des retouches et à des changements d'accent.

1.1.2. Syntaxe, 387 sq. - Le couple aspectuel extensif/perfectif

A propos des conjonctions hina (finale) et ean (hypothétique)qui n'admettent pas d'être suivies d'un indicatif prétérit, leursens - respectivement «d'aboutissement» et dubitatif - étantincompatible avec le passé, Apollonius est amené à préciser quesi hina jean anagno (où anagno est un subjonctif aoriste, 1èrepers.) est correct, c'est parce que «la finale -7J de première personnene peut pas signifier le temps passé». La logique de cette précision.peut s'expliciter ainsi: en tant qu'aoriste, anagno, comme l'indicatifqu'il transpose, devrait être un passé - mais il n'en est rien parceque la finale -0 s'y oppose. Autrement dit, le subjonctif anagnoest présenté ici comme un prétérit neutralisé par l'adjonctiond'une finale non-passée. On est donc toujours dans la logique del'aoriste temporel..

Si les aoristes subjonctifs,à cause de leur -0, ne sont plus desprétérits, que va devenir l'interprétation des tours à hina causal ­type hina grapso tauta moi egeneto «pour avoir écrit, voilà ce quim'est arrivé» - dans lesquels Apollonius retenait, comme inhérenteà la notion de causalité, la valeur prétérite de l'aoriste? Embarrassé,

LES TEMPS DU .VERBE 55

maintenant, par ce grapsii qui ne peut plus être un prétérit, il setire d'affaire en supposant que hina c~ausal s'est, en raison de l'ho­mophonie, «emparé» (sunerpase) de la construction de hina final ­la construction normale des conjonctions causales étant avec leprétérit (Synt. 388,9 - 389,5). Le recul par rapport aux Conjonc­tions est plus apparent que réel ; en effet, c'est en raison d'uneannexion illégitime (le verbe sunarpazo qu'emploie ici Apolloniusdoit avoir cette connotation, cf Synt. 225,6) qu'une forme mor­phologiquement non-passée figure après hina causal, et le caractèreanormal de cette situation dispense Apollonius de chercher uneinterprétation positive de grapso, qui pourrait être de nature aspec­tuelle : il suggère au contraire qu'il s'agit, au fond, d'un prétéritque sa finale -0, résultant d'un coup de force, ne neutralise qu'enapparence. Nous n'avons pas encore quitté l'ordre temporel.

La suite immédiate du texte, en revanche, va faire placeà des notions aspectuelles. Je traduis d'abord (Synt. 389,6-11) :

Il faudrait pourtant savoir que les juxtapositions attestées [seiZeconjonction + subjonctif] viennent de présents et de passés, lavaleur de la construction étant. de cet ordre : pour ean math;!"[subjonctif aoriste 1ère pers. du vb. manthanein «apprendre»],ei anusaimi 10 malhein [litt. «si j'achevais l'apprendre], ean dromo[suhjonctif aoriste 1ère pers. du vb. trekhein «courir»], ei anuStlÎmi10 dramein [litt. «si j'achevais le courir»] - mais pour ean trekho[subjonctif présent 1ère pers. du vb. trekhein], eanen parataseigenomai 10u trekhein [litt. «si je suis dans l'extension du courir»].Aussi la construction au futur n'est-elle pas recevable ; en effet,ce sont les conjonctions elles-mêmes qui signifient l'à venir (10hos esomenon) [[en extension]] (6).

Comme le montrent le début et la fin, et comme le confir­ment les pages qui suivent (389,12 - 394,6), ce paragraphe a pourobjet d'établir et de justifier l'absence de subjonctif futur après laconjonction ean (et, implicitement, hina). La justification tienten un mot : l'idée future que comportent ces constructions est àchercher dans la valeur (dunamis, 387,7) des conjonctions elles­mêmes - et là seulement. Je note en passant qu'en écartant icitoute hypothèse de redondance sémantique entre la conjonctionet la forme verbale Apollonius dément implicitement une sugges­tion que j'avais risquée plus haut, selon laquelle l'aoriste, en tantque perfectif, aurait quelque affinité avec le futur. Je reviendraisur ce point un peu plus bas.

56 LES TEMPS DU VERBE

Un intérêt du texte cité réside évidemment dans les paraphra­ses qu'il propose des tours au subjonctif, respectivement aoristeet présent. Ces paraphrases .mettent en évidence une valeur aspec­tuelle des deux thèmes - terminative, ou perfective, pour l'aoriste,extensive, ou imperfective, pour le présent. Opposition remarquablepar sa netteté, jusque dans le détail d'une paraphrase qui ne vapas sans re.dondance : les deux exemples d'aoriste perfectif sontglosés par l'aoriste du verbe, perfectif par excellence, anuo «ache­ver» suivi de l'aoriste (infinitif substantivé) du verbe qui porte lesens lexical ;en regard, le «présent» imperfectif est glosé par unepériphrase de sens typiquement indéterminé (au sens que Meil1etdonnait à ce mot) - «être dans l'extension, ou dans l'étendue» ­suivie de l'infinitif «présent» (substantivé) du verbe «courir».

Je relève deux points encore qui me paraissent notablesdans ce texte. D'abord l'enchaînement «naturel», dans la premièrephrase, entre les termes temporels employés pour décrire morpho­logiquement des formes comme trekhii et dramo - qui «viennentde présents et de passés» - et leur paraphrase en termes qui sontà nos yeux proprement aspectuels : n'y aurait-il pas là la trace d'unsentiment linguistiqu~ (aussi flou et inconscient que l'on voudra)selon lequel le présent est naturellement étendu, indéterminé,et le passé naturellement déterminé, perfectif? Laissons pourl'instant la question ouverte. Deuxième point ':1,1 paraphrase desperfectifs est à l'optatif, (<<potentiel» ) celle de l'imperfectif ausubjonctif (<<éventuel») - cette différence se laisse-t-elle interpré­ter ? J'acco~de,qu'il peut s'agir d'une simple variation «stylistique»qui serait, de ce fait, insignifiante. Je note toutefois que, danscette hypothèse, on attendrait plutôt l'ordre inverse - le tour àl'optatif venant dans le dernier exemple (ou, pourquoi pas ?, dèsle deuxième perfectif) relayer en la variant la glose mécanique deean matho (subj.) par ean anusii (subj.) to mathein. Je suggère doncune interprétation. Dans ean + subjonctif, nous dit Apollonius,c'est la .conjonction qui exprime l'à venir (tohos esomenon) ; ona même vu que, pour cette raison,elle exig~ait après elle une dési­nence verbale. non-passée, c'est-à-dire, pratiquement, une forme desubjonctif. On retrouve tel quel ce signifiant du futur dans la para­phrase de ean trekho par ean ... genomai - mais dans ei anusaimi ?Ni ei, ni l'optatif ne sont décrits par Apollonius comme portant unevaleur future. Dès lors, .à moins d'admettre qu'on a ici une para­phrase infidèle, on devra supposer que, malgré ce qu'en dit Apollo-

LES~TEMPS DU VERBE 57

nius, c'est le thème d'aoriste, en tant que perfectif, qui convoiesubrepticement la valeur future. Nous retrouverions ainsi, indirec:.tement dévoilée, une affinité sémantique entre l'aoriste et le futur.

1.1.3. Syntaxe, 354, Il sq. - La question du passé à l'optatif età l'impératif

En Synt. 354, Il sq., Apollonius pose en termes exprèspour l'optatif, mode du souhait, et parallèlement plus loin (357,Il sq.) pour l'impératif, la question de la compatibilité de cesmodes avec les formes de «temps» du passé : certains (tines), nousdit Apollonius (354,12),. v6ient là une difficulté et soutiennentque la présence de formes de temps du passé à l'optatif résulted'«une intrusion sans fondement», matën eiskukleitai (7). Cesformes, selon eux, sont aussi inconsistantes, sémantiquement,que .le serait le masculin de «accouchée». En effet, disent-ils,«siles souhaits s'appliquent -à des faits qui ne sont pas (ouk ousin)pour les faire advenir, comment les faits arrivés (ta genomena,participe aoriste substantivé) ont-ils encore besoin de souhait ?»(355, 4 sq. ; cf, pour l'impératif, la remarque analogue, 357,12 sq.).

A cette thèse, Apollonius réplique (pros ho estin phanai,355,5 ; cf., pour l'impératif, une forme voisine, 357,14) en deuxtemps nettement articulés par la formule : «on peut encore direainsi ...» (356,6 ; cf. 358,3 pour l'impératif).

1.1.3.1. Le parfait (<<ADJACENT») est un passé

Dans le premier temps, il soutient énergiquement que l'opta­tif et l'impératif sont parfaitement justifiés au passé. Pour le prou­ver dans le cas de l'optatif, il imagine le scénario suivant (355,6 sq.) :

Mettons que le temps où se déroulent les Jeux olympiques soitpassé (pQ1'oikhëSthal) et qu'un père fasse un vœu pour son filsqui a concouru, touchant à sa victoire. Il est clair qu'il ne for­mulera son vœu ni à l'optatif du temps à venir (tou esomenoukhronou) , ni non plus à l'optatif du temps en extension dans leprésent (tou kota ton enestota parateinomenou) - le caractèrepassé des faits s'y oppose en effet -, d'où suit pour son vœula possibilité suivante : eithe neni/cëkoi mou ho pais, eithe dedo-

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xasmenos ei~ «puisse ·mon fils avoir gagné, puisse-t-i1 s'être couvertde gloire» .[optatifs parfaits, le premier de forme active etsynthé­tique, le second de forme médio-passive et périphrastique].

Pour l'impératif, Apollonius compare les tours kleistho [duverbe kleio «fernier», au média-passif, 3e pers. de l'impératifprésent] et kekleistho [id., parfait] he thura [«la porte», nomina­tif] en ces termes (357, 15 sq.) :

l'expression au présent (kola ton enestottl) signifie .1 'ordre immédiat(tën hupopon prostllXin), ce qui est le propre du présent en exten­

. sion (enestotos tou pfUflteinomenou), -kekleistho, au contraire,ladispoiition (8) qui a dû s'instaurer il y a longtemps (tën ekpa1tliopheilouson dÛlthesin genes~hQl). .

Si nous tentons de traduire conformément à ces· indications,nous aurons «que la porte soit fermée = qu'on ferme la porte(sur le champ)>> vs. «que la porte ait été fermée = qu'on ait ferméla porte (il y a longtemps)>>.

De ces deux textes, étroitement parallèles comme on voit,je retiens d'abord que, lorsqu'il veut imposer l'évidence d'unevaleur passée, Apollonius construit des exemples de formes modalessur thème de parfait. Tout se passe comme si, compte tenu del'interprétation aspectuelle ·des aoristes modaux (cf. plus haut etci-après), le parfait représentait le dernier refuge incontestablede la valeur passée. A ce titre, il s'oppose nettement, non seule­ment au temps à venir, mais aussi au présent - et pour souligner,je dirai même pour durcir cette position,"Apollonius, par l'adverbeekpalai «il y a longtemps», tire le parfait vers le lointain passé,le décollant ainsi irrémédiablement du présent, caractérisé' parl'immédiateté (hupoguon).Cette «crispation» sur l'interprétationtem"porelle du parfait est d'autant plus remarquable que, dans-lesdeux textes cités, le présent auquel le parfait s'oppose est quali­fié, de manière insistante, de -temps «en extension», parateino­menos : il semble qu'on aurait pu s'attendre à ce que, dans cesconditions, Apollonius "dégage pour le parfait une valeur aspectuelled'ac'compli. Cela lui aurait évité de se mettre dans une situationdifficile en admettant l'existence d'un impératif passé alors qu'ilaffirme lui-même ailleurs (Synt. 96, 10 sq.) que «tous les impératifsincluent la disposition [encore diathesis !] du futur, l'ordre- étant

LES TEMPS DU VERBE 59

donné en disposition [toujours diathesis!] soit extensive soitperfective» (e eis paratatikën diathesin~eeis suntelikën).

1.1.3.2. Extensif-présent et perfectif-passé

La dernière formule nous ramène aux deux textes parallèlesdont nous sommes partis et plus précisément au deuxième tempsde l'analyse qu'ils présentent. Je traduis d'abord le texte sur l'op­tatif(356, 6 sq.) :

On peut dire aussi qu'il est vrai ·que les souhaits portent sur cequi n'est pas là (epi tois me sunousin) : ainsi, en l'absence (ousunontos) d'activité philologique, on peut dire philologoimi «puis­sé-je faire de la philologie» [opt. pr~sent], en l'absence de richesse,ploutoimi «puissé-je être ri~he» [opt. présent]. Mais il faut bienvoir que l'objet du souhait à l'optatif peut s'entendre soit pourl'extension du présent (eis ptll'flttUin tou enestotos), afin qu'ils'y prolonge - ainsi quand on dit zooim; 0 theoi «puissé-je vivre,ô dieux», [opt. présent] -, soit pour l'achèvement des chosesqui ne sont pas (eis teleiosin ton më onton pragmtlton) - ainsidans le souhait d'Agamemnon eithe 0 theoi porthëSllimi tën Rion«puissé-je, ô dieux, prendre Ilion» [opt. aoriste] ; en effet sonsouhait est formulé maintenant pour le passé et l'accomllii dutemps (eis to ptUoikhêmenon kai sunteles tou khronou) , carl'extension, il doit la repousser de ses vœux (opeukttIÎIIII hexe'J :en effet, depuis qu 'il assiège porthounti [participe présent] Ilion«neuf années du ~and Zeus ont passé, les bois des vaisseaux ontpourri et les préceintes se sont desserrées» (Riade II, 134 sq.).Pour zooimi, c'est l'inverse qu'il faut comprendre, car personne,bien sûr, ne 'va mentionner dans son souhait l'accomplissementde la vie en disant zeSQ;mi [opt. aoriste] : en effet, un tel accom­plissement dans le souhait abolit potentiellement le déroulementde la vie.

En termes de paratllSis et de sunteleia (dans ma traduction«extension» et «accomplissement»), c'est clairement l'oppositionaspectuelle du duratif-imperfectif et de l'accompli, ou perfectif,comme signifiés respectifs des thèmes de présent et d'aoriste dansles souhaits, qu'Apollonius s'efforce ùe mettre en place. Tel étantson propos manifeste, il est intéressant de relever, en scrutant lalettre du texte à quel point les notions aspectuelles sont impar­faitement dégagées des représentations temporelles.

Les expressions remarquables sont évidemment, pour l'opta-

60 LES TEMPS DU VERBE

tif «présent»., celle d'«extension du. présent», et pour l'aoriste,celles «d'achèvement des choses qui ne sont pas» et de «(souhaitformulé) pour le passé et l'accompli du temps». Cette dernièreformule est d'autant plus paradoxale que le vœu d·'Agamemnon,qu'elle commente, porte indiscutablement sur l'avenir. Elle metainsi en évidence que l'accompli (sunteles) , même envisagé dansle futur~ reste en quelque façon un passé : si, pour souhaiter l'ac­complissement du siège d'Ilion, je dois m'exprimer à l'aoriste,c'est parce que ce temps, en tant que prétérit, se prête à prêsenterune action, fût-elle future, «comme passée» - eithe porth~saimi

ten Ilion pouvant se gloser «puisse le siège d'llion·appartenir aupassé (paroikh~menon), et à un passé qui ait abouti (sunteles)>> ,l'aboutissement apparaissant comme corollaire du passé'..

Quant à l'extension (paratasis) , de manière analogue, elleest présentée sans autre précaut,ion comme «~xtension-du-présent».

Ici, toutefois, J'exemple qu·e ,pre,nd Apollonius «puissé-je vivre»se laisse interpréter sans difficulté·· selon la description proposée :«puissé-Je voir ma vieprése'nte se ,prolonger»'.' Soît, mais commentrendre raison. "~JQt:~; '(i.e 'l'qptatif «présent» plo,utoin{i «<puissé-jeêtre rich~») dont.~Apollonius . nous, .dit quelques lignes plus haut'qu'il est vrai qU,'on l'énonce «en l'àbsence de richesse, quand larichesse' ,n 'est pas là» ? Uhlig, ad loc·.·, relève la contradiction entreles deux:'passagës et'propose, sinon de suppléer, du moins de sous­entendre, que les': souhaits'de typ'e p/outoimi s'énon~ent «le plussouvent» à propos de faits qui ne sont pas là. Onpeu.t en effet,si l'on veut, remédier ainsi à ce qui est bien.une· inconséquencedu texte. Mais on peut aussi se demander pourquoi cette inconsé­quence est apparue. La raison, à mes yeux,- en" est sjmple : audébut du paragraphe, Apollonius parle des souhaits (eukhai) et dit«naïvement» qu'ils portent sur «ce qui n'est pas là». (Ce qui,notons-le, ne contredit pas l'analyse qu'il vient de proposer dessouhaits à l'optatif parfait : la victoire du fils, qu'elle ait eu lieuou non, est bien, pour le père, quelque chose qui «n'est pas là»).Mais ensuite, après une formule caractéristique d'un changementde perspective:,: «mais il faut bien voir que» (9), il traite, pourl'optatif, de l'opposition thème de présent vs. thème d'aoriste.Or, et c'est bien là notre point, il ne conçoit pas les 'valeurs aspec­tuelles - d'extension et d'achèvement - liées à cette oppositioncomme indépendantes des valeurs t~mporelles que portent respec­tivement, à l'indicatif, le présent - actuel - et l'aoriste - prétérit.

LES TEMPS DU VERBE 61

Dès lors, il ya conflit entre l'optatif décrit plus haut comme por­tant sur des choses «qui ne sont pas là» et le thème de présent quiexprime l'extension comme enracinée dans l'actuel. Apollonius,évitant de poser un problème qu'il ne sait pas résoudre, «oublie»son interprétation de ploutoimi et, sur un autre exemple, celui dezooimi «puissé-je vivre», qui illustre bien son nouveau propos,met en évidence qu'un vœu à l'optatif présent peut appeler la pro­longation extensive d'un état de choses actuel.

Mais cette inconséquence, curieusement, n'est pas la seule querecèle le texte. C'est Schôpsdau (285) qui note : «dass der Hinweisaufdas bereits neun Jahre wahrende porthein der Behauptungwiderspricht, Agamennons Wunsch erfolge eis teleiosin ton mëonton pragmatlin, ist ihm [= Apollonius] hierbei freilich entgan­gen».A vrai .dire, l'idée que la contradiction ait pu «échapper»à Apollonius n'est guère plausible, quand il emploie lui-même leparticipe présent de porthein, porthounti (357,4), pour décrirel'extension actuelle du siège interminable auquel Agamemnonveut mettre fin. Je_ crois plutôt que,pour les besoins de l'opposi­tion qu'il construit, Apollonius «doit» donner comme pendantà «l'extension du présent», c'est-à-dire à «l'extension des chosesqui sont là», «l'achèvement des choses qui ne sont pas». Pourcontraire aux faits que soit cette description, falsifiée, pourrait­on dire, pour raisons structurales, elle n'est cependant. pas sansintérêt dans la mesure où elle souligne fortement, dans· le cas del'aoriste, un effet sémantique de rupture : sans doute la prise(porthesai) de Troie mettra-t-elle fin à «des choses qui sont là»au moment où Agamemnon l'appelle de ses vœux - le siège (por­thein) -,mais justement l'achèvement du siège fera surgir brusque­ment un nouvel état de choses, l'achèvement de ce qui est seraaussi l'avènement de ce qui n'est pas - et tout se passe comme sil'aoriste, en tant que révolu-type, se prêtait tout «naturellement»à l'expression de cette discontinuité novatrice.

Voilà donc, me semble-t-il, quelle est la logique latente de laréflexion d'Apollonius sur les «temps» de l'optatif. Le texte consa­cré aux impératifs, «présent» et aoriste, offre un parallèle trèsstrict et confirme exactement ce que je viens d'établir, plus expli­citement encore sur deux points que j'évoque rapidement. A proposde l'impératif «présent» d'abord, Apollonius rappelle ce qu'il a ditplus haut (97,12) : il donne un ordre eis paratasin «en extension»,ou «pour l'extension», puis il paraphrase cette affirmation en disant,

62 LES TEMPS DU VERBE

maintenant, que l'ordre intervient en 'parattlSe; «dans l'extension»,c'est-à-dire dans le cours de l'actioJl ; l'aspect extensif est doncprésenté comme enraciné dans le présent, comme le montre l'exem­ple tiré de l'Iliade (VIII,282) : par l'impératif «p-résent» balle«tire», Agamemnon invite Teucros à continuer le massacre qu'ila ,déjà bien commencé. Symétriquement - c'est mon deuxièmepoint -l'aspect de rupture de l'aoriste est expressément 'décrit:

Non seulement, écrit Apollonius, la forme au passe p'expressiondésigne l'impératif aoriste] ordonne ce qui n'est pas en cours,mais il interdit· ce qui est en cours d'extension, (to ginomenonen paratosei apagoreuel). Ainsi quand, aux gens qui mettent tropde temps à écrire, nous adressons un grapson [impér. aoriste degraphein «écrire»] c'est pout leur dire de ne pas s'attarder dansrextension de l'écrire, mais d'y: mettre fin (më emmenein tëiparalosei, anuSili de 10 graphein) (Synt. 358, 8sq.). -

Comment souligner mieux la valeur aoristique de ruptureavec le présent qu'en disant que J'ordre, quand il prend «la formedu passé» (kata tën tou parlJ;kh~menouprophoran), revient en faità une défense :grapson = «(toi qui écris), écris de manière à n'écrireplus» ? Sans doute, si l'on prend au sérieux la mention du «passé»dans la formulation d'Apollonius, faut-il .gloser ainsi, : <<toi quies présentement en train d'écrire, fais de ton écrire un passé, i.e"achève-Ie»)Le perfectif est sémantiquement dérivé du prétérit.

1.2. Les temps de l'indicatif

Je crois, avoir montré que l'analyse des formes modales parApolionius, tout en faisant place à des notions à nos yeux nette-,ment aspectuelles (pour le «présent» et pour l'aoriste), trahitune représentation dans laquelle ,le temporel (seul invoqué -pourle parfait) garde une grande place et quise traduit par une, sorted'«adhérence» de l'extensif au présent et du perfectif au passé.Le moment est venu d'examiner comment Apollonius voyaitles «temps» de l'indicatif. A priori, on peut s'attendre à ce quel'aspectuel tienne ici peu de place. On sait en effet qu'à l'indicatifl'expression du temps n'a rien de problématique, dans le principeau moins : on a vu en commençant que Denys le Thrace affirmesans ambages qu'«il y a trois temps» et qu'il y range aussitôt lessix «temps» de l'indicatif du verbe grec. Dans la mesure où, ici,

LES TEMPS DU VERBE 63

le présent et l'aoriste sont rangés dans deux compartiments tempo­rels différents - respectivement : présent et passé -, il pouvaitne pas apparaître nécessaire, comme- c'était le cas pour les forma-

.tions modales, de chercher en plus à les opposer aspectuellement.Et ce d'autant moins, si on y réfléchit bien, que, les notions aspec­tuelles étant mal dégagées des temporelles, l'«invention» d'aspectsau mode indicatif, qui était le lieu même de l'expression du temps,pouvait être inconsciemment perçu comme tendant à la redon­dance, voire à la tautologie.

Cela dit, il Y avait un problème de taille : le grec, toujoursselon Denys, n'a pas moins de quatre passés qu'il était souhaitablede pouvoir distinguer les uns des autres du point de vue du signifiécomme ils se distinguent du point de vue du signifiant. En quelstermes vont pouvoir s'opérer les distinctions? l'aspectuel va-t-ilintervenir ici? ou les oppositions vont-elles pouvoir se décrireen termes seulement temporels? Dans la Technë de Denys laquestion n'est pas abordée. Qu'en est-il chez Apollonius?

1.2.1. Adverbes, 124 - Variétés de passé (1) : proche/éloigné/indéfini

Le texte le plus explicite que nous ayons conservé sur ce sujetse lit dans le traité Des adverbes, 124, 15-25. J'en donne d'abordune traduction :

Cas des divers temps passés. Les adverbes qui s'elJ!Ploient avec untemps passé ne peuvent pas s'étendre jusqu'au PRESENT, commeon peut s'en rendre compte sur le cas de polai [~ y a longtemps]ou de proën [récemment]. Avec le SURACCOMPLI, en effet,on peut dire pa/Qi egegraphein [il y a longtemps j'avais écrit1pa/Qi ëristëkein [il y a longtemps j'avais déjeuné], mais on ne peutplus le faire avec l'ADJACENT, qui rend la notion de ce qui estachevé dans l'instant de la pensée (10 hama noëmati ënusmenon),tandis que le SURACCOMPLI présente une action achevée depuislongtemps (pa/ai ënusmenës proxeos). Mais le temps qu'on appelleINDEFINI (ho kaloumenos aoristos), s'il s'adjoint pa/ai, tend ausens du SURACCOMPLI (hupersuntelikos ma/Ion akouetœ) : eneffet, il embrasse (emperiekhel) le passé de l'ADJACENT et duSURACCOMPLI, comme on voit dans le nom quand il y a formecommune pour le mas~ulin et le féminin. L'INDEFINI tire de-làsa désignation : son nom vient de ce qu'il exclut toute indicationdéfinie sur le passé (/cata apothasin eirëmenos tou më horizein tonparoikhëmenon).

64 LES TEMPS DU VERBE

Ce texte traite des restrictions de comp'atibilité qui règlentlacooccu·r.r~nce.de certains adverbes avec certaines variétés verbalesde· passé (paroikhemenon diaphorai). Le SURACCOMPLI et l'AD­JACENTfigurent ici, à l'intérieur du passé, les deux pôles opposésde l'accompli lointain (palai) et de l'accompli récent (proën, gloséencore: «achevé dans l'instant de la pensée», c'est-à-dire à l'instantde l'énonciation) ; à ce titre, chacun des deux temps va avec unadverbe spécifique, respectivement palai «il y a longtemps» etproën «récemment» dont Apollonius souligne qu'ils ne peuventpas «s'étendre jusqu'au présent», diëkein epi enestotos. AinsiSURACCOMPLI et ADJACENT sont-ils à la fois bien caractériséscomme .passés et bien distingués l'un d'e l'autre. Ce dernier traitles oppose à l'INDEFINI (a-oristos) , ce passé «commun» qui doitprécisément son nom' au fait qu'il ne donne ·aucune indicationdéfinie (horizein) sur la quantité de passé qui sépare l'accomplis­sement de l'action du moment où je parle. L'INDEFINI embrasse,inclut les deux passés que leSURACCOMPLI et l'-ADJACENTse partagent, comme les noms dits «communs», koina, - parexemple anthropos, «être :humain» mâle ou femelle ~"embrassent

à la fois les deux genres, masculin et féminin. L'analogie' est trèsprécise : de même que l'adjonction de l'article, ho ou hé, fait deanthropos un masculin ou un féminin, de même l'adjonction depalai fait de l'INDEFINI egrapsa l'équivalent du' ;SURACCOMPLIegegraphein. On peut admettre que c'est pour faire l'économied'une évidence impliquée par le contexte qu'Apollonius, à ladifférence de la tradition postérieure (cf infra,' p. 70), ne posepas explicitement l'équivalence: INDEFINI +proën = ADJACENT).

Retèpons' de tout cela, pour"notre propos, que'l'ADJACENT(~ '«parfait»), le SURACCOMPL1,(= «plus-que-parfait») et l'INDE­FINI (=«ae>,riste») ,sont, pour Apollonius, trois «passés-accomplis»~ les deux notions paraissent ici indissociables - dont les rapportsmutuels d'opposition sémantique se formulent en termes de quan­tité, de 'passé - précisément de longueur, respectivement petite/grande/indéterminée, de l'intervalle séparant l'accomplissementde l'action du moment de l'énonciation. Rien. dans cette échellequantitative qui relève -de ce que nous appe~ons: l':aspect. Mais,on l'aura remarqué, des quatre temps du passé'qu'énumère Denys,Apollonius n'en envisage ici que trois: il nousfaut c'hercher ailleursdes indications sur l'EXTENSIF (= «imparfait»).

De divers textes où Apollonius oppose l'EXTENSIF au PRE-

LES TEMPS DU VERBE 65

SENT ou au FUTUR en soulignant leurs affinités respectives avecdes adverbes de temps spécifiques (Adv. 123,16-21 ; 123,26-124,7 ;Synt. 294,9 - 295,11), il ressort que l'EXTENSIF est bien, commel'INDEFINI souvent mentionné dans les mêmes contextes, unpassé (10). Mais quel passé? Quelle différence le sépare des troisautres? En l'absence du traité Du verbe (Rhematikon), perdu,

·les textes d'Apollonius qui permettraient de répondre à cettequestion font cruellement défaut. Je citerai le seul qui, à ma con­naissance, apporte un peu d'information sur le problème de l'EX­TENSIF - et encore on verra que son interprétation laisse placeau doute.

1.2.2. Syntaxe, 285 sq. - Variétés de passé (II) : .ambiguïté duparfait et singularité de l'imparfait

.Traitant, aux pages 285 sq. de la Syntaxe, des latitudes deconstruction des conjonctions avec des mots variables (en genre,cas, personne, temps), Apollonius donne comme exemple de cons­truction restreinte, celle de la «conjonction» (11) an (286,1 ­288,3 ; je résumerai entre crochets obliques les passages qui n'inté­ressent pas directement mon propos) : .

La conjonction an - la simple ohservation a permis de le dire ­se construit avec des passés (ptuoikhëmenois), à l'exception toute­fois de l'ADJACENT (La fonctions de an est d'annuler les faitsarrivés (ta gegonota ton ptlgmaton) en les transposant au possi­hIe). EgrapSil [verhe graphein «écrire», INDEFINI] egraphon[id., EXTENSIF] ou egegraphein [id., SURACCOMPLI] sont desfaits arrivés soit partiellement soit encore depuis longtemps (eapo merous gegonota estin ë /coi ekpa/tli gegonota).(La conjonctionan se c~nstruira donc avec eux, mais pas avec grapho [id., PRE­'SENT] ou grapso [id., FUTUR]) pour que trouvent à s'appliquerl'annulation du fait arrivé (hë a1Uliresis tou gegonotos) et l'expres­sion de l'à venir (epongelÛl tou esomenou) qui sont le fait de laconjonction.Et nous nous persuadons par là que l'ADJACENT signifie nonl'accomplissement d'un passé, mais hien l'accomplissement présent(ou paroikhëmenou sunteleian sëmainei .... tën ge mën enestoson) .:de là vient qu'il n'admet aucun possihle en devenir (ouden dunë­somenon genesthal) et pour cette raison rejette la conjonction an.

On voit le double intérêt de ce texte pour notre propos : (1) la

- 66 LES TEMPS DU VERBE

théorie du parfait. (ADJACENT) y fait l'objet d'une réflexioncritique et d'une modification ; (2) l'imparfait (EXTENSIF) y estmentionné en compagnie d'autres temps du passé et sa valeurGe crois) esquissée d'un mot.

1.2.2.1. Le parfait (<<ADJACENT») : passé ou accompli p~sent ?

Sur le premier point, le texte est clair. Parti de la positionque nous connaissons déjà et qui est celle de la Techne - l'ADJA­CENT est un passé (an se construit avec des passés, à l'exceptionde l'ADJACENT) -, Apollonius finit par se convaincre (peitho­metha) que, pour rendre entièrement cohérente sa thèse sur lafonction de an, il doit dénier à l'ADJACENT sa qualité de passé.Il insiste alors (pour les besoins de la cause) sur sa valeur d'ac­compli qu'il dissocie du passé pour l'installer au présent. Pourinspirée qu'ellè soit (et nous verrons qu'elle a ses lettres de nobles­se), il ne faut pas perdre de vue qu'il s'agit là d'une réinterpréta­tion ad hoc, qui n'empêche en rien Apollonius, dans la suite de· laSyntaxe, de traiter l'ADJACENT comme un passé (p. ex. 387,2 sq.).

Quoi qu'il en soit, la mise à l'écart de l'ADJACENT nouslaisse en présence, une fois encore, de trois passés seulement maisce ne sont plus les mêmes que dans le texte des Adverbes cité"plus haut, puisque nous avons ici l'INDEFINI (egrapsa), l'EXTEN­SIF (egraphon) et le SURACCOMPLI (egègraphein). Le commen­taire que donne Apollonius pour caractériser les valeurs de ces«temps» est embarrassant : il n'y a que deux commentaires pourtrois temps. Une chose paraît sûre : ekpailli gegonota 'renvoiê:" auSURACCOMPLI (cf. palai ënusmenës praxeos, Adv. 124,20),décrit comme passé-accompli lointain. On a par ailleurs de bonnesraisons (cf. Oupo peplëroken, Scholies, 250,30, cité infra p. 71)de penser que àpo merous gegonota renvoie à l'EXTENSIF, en tantque passé partiellement accompli (j'y reviens à l'instant). Il manquedonc un mot pour caractériser l'INDEFINI. Plutôt que de suspecterle texte (Uhlig) ou de supposer, comme le fait Schôpsdau (287),que la glose du SURACCOMPLI vaut aussi pour l'INDEFINI, ilme semble que l'absence de commentaire implique seulementque sur l'INDEFINI Apollonius n'a rien de spécial à dire puisqu'ils'agit d'un passé neutre, sans déterminations spéciales (cf. ci-dessus,p. 63).

LES TEMPS DU VERBE 67

1.2.2.2. L'imparfait (<<EXTENSIF») : l'aspect dissocié du temps?

La description de l'EXTENSIF fait problème : qu'est-ceque des «faits partiellement arrivés» - apo merous gegonota ?Deux interprétations sont possibles, selon le point où l'on se placepour parler d'accomplissement partiel. Ou bien l'on se place aumoment (to ) de l'énonciation, et l'EXTENSIF est décrit commeréférant à une action encore en cours en to ; ou bien, admettantqu'on parle d'une action révolue en to , on dit que l'EXTENSIFla saisit dans le cours de son extension (passée). L'ambiguïté estréelle dans le texte d'Apollonius et on verra qu'elle a été lourdede conséquences par la suite.

Je pense toutefois qu'on peut trancher ici, en' précisant lesens de gegonota dans le passage. Ce p'articipe parfait porte enfait la double valeur du parfait (= «ADJACENT») qui se dégagedu texte même : valeur de passé et valeur d'accompli. La valeurde base· est celle de passé : elle correspond à l'usage du participegegonota dans la langue (p. ex. Platon, Rép. 392 d: gegonota •onta • mellonta = événements passés - présents - futurs) et à laconception «spontanée» d'Apollonius au début du texte, selonlaquelle l'ADJACENT est un passé 0 De plllS cette interprétationest, en toute rigueur, nécessaire dans notre texte : si gegonotadésignait basiquement l'accompli, alors la «conjonction» an, dite«annuler les gegonota» , devrait se joindre à l'ADJACENT quisignifie l'accomplissem·ent. Or il n'en est rien : c'est donc quegegonota s'oppose comme passé au présent (enestosan) de l'accom­plissement signifié par l'ADJACENT. Convenons de symboliserpar «gegonota 1» cette valeur temporelle de gegonota.

Inversement, 'si l'EXTENSIF admet la «conjonction» an,c'est qu'il signifie bien le passé et, dans la formule qui le caractérise,apo merous gegonota, il faut supposer que apo merous «partiel­lement» porte en fait sur la valeur d'accompli qu'exprime aussigegonota (symbolisons cette valeur par «gegonota II>>) - autre­ment dit que l'EXTENSIF se définit comme référant à une actionvraiment passée (<<gegonota 1»), mais saisie comme partiellementaccomplie (apo merous «gegonota II>>), c'est-à-dire dans son exten­sion, comme le nom l'indique.

Si l'on admet cette analyse, on peut récapituler ainsi la façondont Apollonius se représente les «temps» passés de l'indicatif:

68 LES TEMPS DU VERBE

(1) ils réfèrent tous à ,des procès révolus au moment de l'énon­ciatio"n, à des gegonota 1 ;

(2) leur signification se particularise de diverses manières:-le SURACCOMPLI qui signifie un révolu ancien~ s'oppose

à l'ADJACENT, révolu récent qui confine au présent de l'énoncia­tion (hama noëmati enusmenon) et peut de ce fait~ au besoin~

être assimilé au présent, mais à un p~ésent accompli ; l'accomplipeut ici se définir comme ce qui reste du passé quand il confineau présent - notion aspectuelle issue de l'épuisement du prétéritarrivé à sa limite naturelle;

-l'INDEFINI se définit de manière négative : il signifiele révolu sans plus et est décrit comme neutre par rapport à l'oppo­sition de quantité de passé (ancien vs. récent) qui distingue leSURACCOMPLI de l'ADJACENT;

-l'EXTENSIF réfère aussi à une action révolue, mais ill'envisage avant sop terme, c'est-à-dire, comme son nom l'indique,en extension.

De ce bilan il ressort que la seule déterminatiqn aspectuellevéritablement dégagée du temporel est celle d'«extension» (pfl1'a­tasis) puisque, dans l'EXTENSIF, qui est un passé, elle est atTachéeà son sol naturel : le présent. Le cas de l'«accompli» (sunteleia)est moins net: il tend à se confondre avec le.· passé dans~ la mesureoù aucun accompli futur n'est mentionné et où l'accompli présent(sunteleia parestosa), lorsqu'il est invoqué pour décrire l'ADJA­CENT, apparaît un peu comme un subterfuge ad hocpourélitninerl'exception qui déparait la règle d'emploi de la «conjonction» a".

Enfin, autre point à noter, l'INDEFINI n'est pas caractériséaspectuellement. Aucun texte d'Apollonius ne l'oppose explicite­ment à l'EXTENSIF, comme nous avons vu qU,'il était opposéau couple SURACCOMPLI-ADJACENT. Ce silence peut nousparaître d'autant plus surprenant qu'Apollonius, nous le savons,connaissait, pour les emplois modaux un Gouple extensif/perfectif(paratasis/teleiiJsis) à l'aide ~uquel il décrivait la valeur de l'Opposi­tion du thème de présent au thème d'aoriste, c'est-à-dire d'uneopposition dont celle entre EXTENSIF et INDEFINI constitue,à l'indicatif, l'homologue morphologique rigoureusement .exact.Pourquoi Apollonius n'a-t-il pas tenté de retrouver à l'indicatifdes valeurs qu'il avait reconnues dans les autres modes? Schôpsdau(289) pense à une influence stoïcienne. Je renvoie le lecteur à son

LES TEMPS DU VERBE 69

travail et lui laisse le soin de se faire une opinion sur ces conclu­sions. Je suggérerai quant à moi un autre éclairage visant à «dissou­dre» le paradoxe que nous avons relevé dans la théorie des tempsd'Apollonius.

1.2.2.3. L'aspect comme catégorie subsidiaire

J'ai constamment souligné jusqu'ici que les notions que nousappelons aspectuelles apparaissaient, chez Apollonius, commeissues des temporelles, dont elles prennent le relais quand cesdernières ne suffisent plus : quand le pa~sé confine au présent,il laisse un «dépôt» : l'accompli ; quand il s'égare dans le futur,il se «sublime» en perfectif. L'INDEFINI, dans la perspectived'Apollonius" n'a que faire de cette alchimie : passé qui resteun passé (à l'indicatif), il signifie ipso facto le révolu et cela suffità le. décrire. Au contraire de l'EXTENSIF qui est un «drôle depassé» puisqu'il saisit l'action révolue comme encore en évolution,l'INDEFINI est un passé «normal» sans caractéristiques particu­lières, ni quantitatives (il est neutre quant à la distance au présent),ni qualitatives (il n'a pas, pour un passé, d'aspect remarquable).

Voilà, me semble-t-il, comment on peut restaurer la logiquede la théorie des «temps» selon Apollonius sans y cherch.er en vaince qu'elle ne contient pas pour voir ensuite dans cette «absence»le résultat d'une influence inhibitrice, stoïcienne ou autre. Primautédu temporel et, corrélativement, caractère adventice de l'aspectuelcaractérisent l'appréhension des «temps» verbaux par Apollonius.Du coup l'EXTENSIF apparaît fortement singularisé: c'est le seul«temps» qui, tout en étant, vraiment un passé, a vraiment l'aspect- extensif - du présent, et ce trait aspectuel, autonome par rapportau temporel, est un élément indispensable de sa définition. Dans lespages. qui suivent, je voudrais montrer que cette singularité del'EX;JENSIF en a fait, dans la suite de l'histoire de la grammairegrecllue, le «temps» du passé dont la description a été la plusinstable et s'est trouvée le plus sérieusement retouchée.

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2. SCHOLIES A LA TECHNE DE DENYS:HEURS ET MALHEURS DE L'EXTENSIF

Je parlerai d'abord de la description des «temps» du passédans les Scholies à la Technë de Denys. Je rappelle ce que sont cesscholies : un ensemble composite, de dates et d'origines diverses,de commentaires au manuel de Denys. On ne s'étonnera donc pasoutre mesure d'y relever des discordances d'une scholie à l'autre.Et si d'autre part on y reconnaît, à très juste titre, une forte in­fluence d'Apollonius~ on n'en sera que plus sensible aux écarts qu'ony relèvera par rapport à son œuvre.

2.1. Scholies, 249, 16 - Apollonius en plus clair

La schol~e 249,16 sq. est remarquablement fidèle à ce quenous avons trouvé chez Apollonius. Traitant des quatre «variétés»de passé selon Denys, le scholiaste les décrit ainsi :

L'EXTENSIF est (le «temps») selon lequel le temps, lui, estpassé, tendis que l'acte a été accompli de manière extensive (homen /chronos par1JikhëtflÎ, to de ergon metll pIlI'tItQSëos peprtlktlll)...L'ADJACENT s'entend comme référant à l'adjacence et à la pro­ximité de l'action qu'il désigne par rapport au présent : il indiqu~en effet que la chose a été faite il n'y a pas longtemps. <Suit unephrase mutilée où devait figurer la description du BURACCOMPLI:cf. ci-après «les temps dont je parle»). L'INDEFINI n'exprimeaucun temps défini comme le font les temps dont je parle, mais,accompagné de arti [à l'instant, récemment], il a la même valeurque l'ADJACENT... et, accompagné de pa/ai [il y a longtemps],il équivaut au SURACCOMPLI.

On aura reconnu ici la doctrine des temps qui ressort, chezApollonius de Adv. 124,15 sq. (ci-dessus p. 63) et de Synt. 286,9 sq. (ci-dessus p. 65). L'originalité du texte présent tient à laparfaite netteté de la description qu'il donne de l'EXTENSIF <f:~7jpassé du point de vue du temps, extensif du point de vue de ['acte- ce «temps» conjoint deux traits distincts et indépendants, l'untemporel, l'autre aspectuel. Netteté et ·univocité : aucun doutepossible, l'acte auquel réfère l'EXTENSIF appartient bien au passé,au révolu.

Or on se souvient que, si j'avais retenu cette même interpréta­tion .pour Apollonius, j'avais signalé au passage (p. 67 ) que l'expres-

LES TEMPS DU VERBE 71

sion qu'il emploie - apo merous gegonota «événements partielle­ment arrivés» - est en elle-même aYrJ,biguë et pourrait tout aussibien indiquer que l'imparfait renvoie à un procès inachevé au'moment de l'énonciation. Sans doute serait-ce là une étrangeconception de l'imparfait (12), mais on voit ce qu'on y «gagnerait» :la normalisation de sa description dans la perspective de la pri­mauté du temporel sur l'aspectuel - puisque l'extension y rede­viendrait un «attribut» du présent. C'est précisément ce que nousallons trouver dans la scholie de Stéphanos, traduite ci-dessus(p. 13 sq.) et dont je répète ici le début.

2.2. Stéphanos (Sch. 250, 26 sq.) - Dégradé temporel généraliséet élimination de l'aspect

Les Stoïciens définissent le PRESENT : «présent extensif», parcequ'il s'étend aussi vers le futur; en effet, celui qui dit je fais exprimeaussi qu'il fit quelque chose et qu'il fera. L'EXTENSIF est dèfini :«passé extensif» ; en effet, celui <qui dit) je faisais. exprime qu'il fitla plus grande partie, mais qu'il n'a pas encore achevé, et qu'ilfera (13), en peu de temps: si en effet le passé est en plus grandepartie, ce qui reste est peu. Et si on prend en plus ce· eeu, celadonnera un passé complet: j'a; écrit, qui est appelé ADJACENTparce _que l'accomplissement de l'action est récent. Le PRESENTet l'EXTENSIF sont donc, en tant qu'inaccomplis, deux parents;c'est pouJ:quoi ils ont les mêmes consonnes : tupto, etupton.L'ADJACENT est appelé «présent accompli», et le SURACCOM­PLI son passé. Comme, donc, l'un et l'autre sont complètementpassés, ils ont les mêmes lettres caractéristiques : tetupha, etetu­phein ; et de· même que, par rapport à je fais, je faisais a plus depassé, de même j'avais fait par rapport à j'ai fait.

Ce texte (avec sa suite, consacrée à l'INDEFINI et au FUTUR)a déjà fait couler beaucoup d'encre. Ici même, F. Zaslawsky re­prend - et déplace sensiblement - la question controversée dela théorie stoïcienne des temps verbaux qu'on a ·cru pouvoir entirer. Mon propos est autre: je voudrais dégager la logique du sys­tème que construit ici le scholiaste lorsqu'il commente, à sa façon,les désignations qu'il nous donne comme stoïciennes. J'énoncetout de suite ce qui me paraît constituer le paradoxe majeur de cetexte : partant d'une terminologie typiquement aspecto-temporellequ'il n'a manifestement pas l'intention de récuser, le scholiasteréussit, sans en avoir l'air et comme sans en avoir conscience, le tourde force d'en donner une interprétation purement temporelle.

72 LES TEMPS-DU VERBE

Précisons. Les Stoïciens, à en croire cette scholie, -avaientpour les quatre «temps» que les grammairiens ont appelé PRE­SENT, EXTENSIF, ADJACENT et SURACCOMPLI un jeu dedésignations doubles, chaque «temps» se caractérisant par untrait temporel (présent vs. passé) et un trait aspectuel (extensifvs. accompli). L'e.nsemble forme un petit système qui se laisseadéquatement présenter en un tableau à double entrée (entreguillemets .les désignations usuelles des grammairiens ; les désigna­tions stoïciennes s'obtiennent en juxtaposant les deux entrées :«PRESENT» (gram.) = présent extensif (Stoïc.)) :

présent(enestos)

extensif(paratatikos)

«PRESENT»

accompli(suntelikos)

«ADJACENT»

passé «EXTENSIF» . «SURACCOMPLI», (pa1'lJikh~menos)

_Si l'on veut maintenant trouver un schéma quj résume lescommentaires du scholiaste, il faut abandonner la form-e tabulairepour une forme linéaire (la flèche symbolisant l'écoulement dutemps et to le moment. de l'énonciation):

PRESENT1

.EXTENSIF : «en peu de temps»1

....ADJACENT : «il y a peu de temps»

... SURACCOMPLI <«il Y. a longtemps»):1

Le schéma vaut ce qu'il vaut et on peut en discuter le détail, maissa conception d'ensemble me paraît incontestable. -Que fait-il

- apparaître?

LES TEMPS DU VERBE' 73·

(1) Que les quatre «temps» considérés s'opposent en termesde dégradé temporel, les degrés' étant quantitatifs et l'objet quan­tifié étant l'intervalle temporel entre le moment de la fin de l'actionet to .

(2) Que les traits aspectuels sont devenus totalement redon­dants : le traitement de l'ADJACENT (présent accompli pour lesStoïciens) comme passé et celui de l'EXTENSIF (passé extensif)comme non terminé en t~" donc présent, fait de l'accompli un attri­but du passé et de l'extensif un attribut du présent; tous les accom­plis sont passés, et réciproquement, tous les extensifs sont présents,et réciproquement.

Dans la suite du texte (voir supra p. 13), le scholiaste décritl'Ifi>E~~I c.omme un passé indéterminé quant à sa distance à10, term~'neutre en face de l'opposition ADJACENT-SURACCOM­PLI.: c'est exactement ce que' nous avons lu chez Apollonius.En revanche, une diverg~nce nette entre la doctrine de Stéphanos etcelle d'Apollonius se donne à reconnaître dans le reclassement del'EXTENSIF .par le scholiaste. Le «drôle de passé» qu'était ceprétérit non révolu, sorte de présent (puisque extensif) égaré dansle passé, retrouve en quelque sorte son sol naturel en renvoyantà une action encore en coursen to . Ce reclassement posait le pro­blème de la distinction entre PRESENT et EXTENSIF.. Pour lerésoudre, on a utilisé le modèle fourni par l'opposition entre ADJA­CENT et SURACCOMPLI, décrite, ici comme déjà chez Apollonius,en termes de quantité de passé. Les «parentés» morphologiquesaidant - etupton : tupto:: etetuphein : tetuphtl -, on a fait del'EXTENSIF un présent avec «plus de passé» -que le PRESENT.De «drôle de passé» qu'il était, il est ainsi devenu un «drôle deprésent» : en effet, alors que le PRESENT est vraiment décritcomme un indéterminé, tourné vers le futur', l'EXTENSIF estprésenté comme une sorte de «semi-déterminé» - l'indicationd'un terme proche (<<en peu de ,temps») faisant partie de sa des­cription. N'y a-t-il pas là comme une rémanence latente, inavouéeet inavouable, de son statut - sacrifié ! - de prétérit?

Si la scholie de Stéphanos se signale par le caractère explicitede la description des «temps» en termes de dégradé temporel,incluant l'étrange translation de l'imparfait vers le présent, cettedoctrine est loin de lui être propre. C'est au contraire, incontesta-

74 LES TEMPS DU VERBE

blement, la doctrine dominante dans toute la tradition grammati­cale post-alexandrine : outre les scholies 404,3 ; 404,39 ; 405,22,qui la reprennent· d~ manière plus concise, Priscien (14) y faitexactement écho et j'en ai trouvé encore une réplique-remarquable­ment fidèle .dans les Epimérismes alphabétiques édités par Cramer(15). Il Y en a sans doute d'autres. En to.ut cas, il est notable quela scholie 249, 14 sq., citée plus haut, qui fait de l'imparfait unvéritable extensif passé (cf la terminologie stoïcienne), reste isoléeet, somme toute, marginale dans la littérature .grammaticale ancien­ne.Tout se passe comme si, malgré des intuitions (à nos yeux)bien orientées qui reconnaissaient une réelle autonomie de l'aspec­tuel par rapport au temporel - chez les Stoïciens sans doute, àen juger par leur terminologie, avec des traces également chezApollonius, si j'ai bien interprété apo merous gegonota de Synt.287,1 -, les ,grammairiens s'étaient enferrés dans une difficultéde description du système verbal grec, faute d'avoir disposé (ousu user) de l'outil conceptuel qui leur était indispensable pour lasurmonter. Cet outil est la notion de translation. C'est lui quenous allons voir à l'œuvre, au 13è siècle, chez Maxime Planude.

3. MAXIME PLANUDE : LE REPERE TRANSLATE,

L~ texte de PIanude auquel je me réfère se trouve au débutdu Dialogue sur la grammaire. Après avoir annoncé la subdivisiondu passé en~uatre temps, Planu.de les décrit ainsi (p. (i,15 sq.) :.

Le PRESENT, en tant q!1'iÎ est, a droit à la pre~ière place dansla ~escription. Il y a PRESENT lorsque, dans le temps que je fais· ,telle-·_chose, je dis que je la fais. Exemple : quand, pendant quej'écris, on me demande ce que je fais, et que je dis: «j'écris».Il Y a EXTENSIF lorsque, parlant du passé, je dis ce que je faisais[imparfait] .dans ce temps-là, pris comme présent (ti kot'ekeinon,hos .enestota, epoiounlego). Exemple : quand on me demandece .que je faisais hier lorsque le soleil se levait, et que je dis : «j'écri­vais». Ce que Je dis maintenant, «j'écrivais», maintenant que jele dis, c'est du passé ; mais hier au lever du soleil, c'était un présent,et si on m'avait demandé à ce moment-là ce que je faisais, j'auraisdit: «j'écris».TI Y a ADJACENT lorsque, parlant du passé récent (fUti), je dis ceque j'ai fait [parfait] dans ce temps-là. Exemple: quand,. ayantjuste fini (arti pepaumenos) d'écrire et interrogé sur ce que j'ai

LES TEMPS DU VERBE 7S

fait à l'instant [arti + parfait], je dis: «j'ai écrit). L'ADJACENT(pœrIIœimenos) est donc bien nommé : le temps qui est tout justepassé (tlni ptJrelthon) jouxte (piIIfIkeilll') parfaitement le présentet est proche de lui.n y a SURACCOMPLI lorsque, parlant du passé, je dis ce queravais juste fini de faire (tII'ti ept!ptlllmën poi6n) dans ce temps-Ià.Exemple: quand, interrogé sur ce que j'avais fait [plus-que-parfait]hier lorsque le soleil se levait, c'est-à-dire sur ce que j'avais finide fair~ lorsgue le soleil se levait, je dis : «j'avais écrit).Est INDEFINI le temps qui prit fin il y a longtemps (p1l1tli pllUSII­menos) et qui n'a aucun repère pour indigner quand il fut (mëdeMhoron ekhon itoi dlllJsin pënikll egeneto Laoriste] ).Ce qui sert de repère - au PRESENT, c'est le «maintenant)(to 1IIIn),

- à l'EXTENSIF, c'est l'événement (10"'khon) du lever du soleil,

- à l'ADJACENT, c'est le «à l'instant),- au SURACCOMPLI, c'est encore le lever

du soleil.Rien de tout cela, ni rien d'autre, ne repère l'INDEFINI.

3.1. L'EXTENSIF, présent translaté

La grande nouveauté de ce texte réside dans la substitutionau dégradé temporel, repéré par rapport au seul «maintenant»du locuteur (to )' d'un modèle à double repérage: l'EXTENSIFet le SURACCOMPLI, au lieu d'apparaître comme les degrés,respectivement second. et quatrième, d'une échelle continue quipart du PRESENT, sont maintenant présentés comme les homo­logues translatés du PRESENT et de l'ADJACENT. La translationest" rendue possible par l'institution du deuxième repère qu'estl'événement (du lever du soleil), par rapport auquel, selon lestermes mêmes de Planude (p. 13, 1sq.),

l'EXTENSIF se dit comme un PRESENT (legettli hls enestos)et le SURACCOMPLI comme un achevé à l'instant (h7Js /Utipeptlllmenos, entendons: comme un ADJACENT).

On voit l'importance de ce «comme» qui peut maintenant,dans le cadre du double repérage, signifier une stricte analogie :«j'écrivais» est par rapport au lever du soleil (passé) comme «j'é­cris» par rapport au présent de l'énonciation. En quoi consistece rapport, qui se retrouve identique dans le passé ? L'illustration

76 LES TEMPS DU VERBE

qu'en donne Planude, en même temps que l'opposi~ion au rapportcaractéristique du couple ADJACENT .. SURACCOMPLI : «justeachevé à l'instant-repère», permet de ledéfinir,cqmrp.è' «inachevéà. l'insté;lnt-repère». C',~st l'oppositionaspectu·elle de l'accompli àl'ina~compli,désormais degagée' de ses liaisons, temporelles «natu­relles» : si le ,PRESENT fournit toujours: le modèle de l'inaccompli,ce modèle, est maintenant transposable et l'EXTENSIF n'a plusbesoin pour être un inaccompli, de se prolonger jusqu'au momentde l'énonciation ; il mériterait de nouveau le nom de «passé exten­sif» que lui donnaient les Stoïciens. Pour ce ,qui est de l'accompli,il est en fait, moins évident qu'il ait été parfaitement dégagé dupassé : l'ADJACENT restant décrit comme un passé, c'e qui seraitprobant, :ce- serait, par exemple, que Pianude ,mett~ ,en évidencel'existence d'un accompli futl4r. Mais if ne le fait pas: à côté duFUTUR (tout court) il fait état (p .. 7,17 sq.), comme les Anciens(Sch. 250,16 ~q.), d'un FUTUR PROCHE (met'olig(jn mellon)dont la description, au demeurant confuse, ne fatt 'aucune placeà l'accompli.

3.2. L'INDEFINI: un non-repéré, qui ~este fuyant

'On se souvient que ch'et' Apolloniu's (et par la suite,."cf Sch.250;18 sq.), l'INDEFINI'''étalt décrit, face'à.l'AD:JA.CENT':et auSURACCOMPLI, 'comIlle'neuttequant au degré (l'ancienneté .de:l'action. Que devient-il- dans le système dë Planude ?'Décrit commeun accompli' ancien' (palai pausamenos), il s'oppose à la fois' cfl'ADJACENT (accompli,,"récent)· et à i'EXTENSIF (inaccompli).Il ne se confond'pas; pour autant 'avec le SURACCOMPLI : ''la,différence entre-, les -~d'eux est que celui-ci est r~péré -(par rapportà l'événement passé de référence), tandis 'que' 'l'INDEFINI (a~()ris­

tos) , par définition (si l'on peut dire), «n'a aucun,repère (medenahoron) qui, puisse, in-diqtïer quand il fut» ..Icienèore on riote la subs­titution' du repér~ge éyénementiel (le lev~r,'du ,soleil) ,aux distinc­tions quantitatives (le degré d'ancienneté). L'absence de repérageconfère-t-il à l'accompli qu'est l'INDEFINI une spécificité aspec­tuelle propre? est-il, par~exemple, plutôt un perfectif qu'un accom­pli - ce qui le prédisposerait' aux emplois modaux perfectifs quedécrit Apollonius? Aucun texte de Plenude ne permet de lui prêtercette analyse.

4. CONCLUSION

LES TEMPS DU VERBE 77

On voit, au terme de ce parcours, comment, à partir de l'obser­vation fondamentale que le verbe indique le temps, les grammai­riens grecs ont contribué à mettre au jour la catégorie que les mo­dernes nomment aspect. Mais on voit surtout combien cette catégo­rie, conquise sur celle du temps, avec laquelle elle entretient engrec des rapports complexes, a eu de la peine à s'imposer commepertinente à l'indicatif, mode par excellence de l'expression tempo­relle : parce que le passé, comme révolu, fournissait le modèle del'accompli, et le présent, comme engagé dans la durée, celui del'inaccompli (<<extensif»), le concept de «passé inaccompli», parlequel les Stoïciens, selon Stéphanos, caractérisaient l'imparfait,s'est révélé historiquement instable et une longue tradition sembles'être satisfaite de décrire l'imparfait comme une espèce de présent.Quant au «présent accompli», concept également élaboré par lesStoïciens, l'histoire même du parfait grec, passé de la valeur d'unprésent d'état à celle d'un prétérit, en illustrait l'instabilité. On nes'étonnera donc pas que l'accompli ait été mal dégagé du révolu,du passé. Cette question, à vrai dire, en soulève une autre, quel'article qu'on vient de lire n'éclaire qu'imparfaitement: les gram­mairiens anciens distinguaient-ils entre accompli et perfectif, et,parallèlement, entre inaccompli et imperfectif? Leur vocabulaire- teleiasis «achèvement», suntelikos «relatif à l'achèvement» dansun cas, paratasis «extension», paratatikos «extensif» dans l'autre ­ne dénote certainement pas une distinction nette et constante.Cela dit, en glosant à plusieurs reprises certains passages où teleiosisâpparaît à l'aide des termes «perfectif» ou «déterminé», j'ai cru·rendre compte assez fidèlement d'une valeur de teleiosis qui n'estpas proprem-ent celle de l'accompli : c'est singulièrement celle quicaractérise, pour Apollonius, les aoristes modaux (subjonctifsfinals ou hypothétiques, optatifs, impératifs) dans lesquels l'achè­vement de l'opération est envisagé dans l'avenir, donc transféréau virtueL La coïncidence formelle d'une partie de ces formes(les subjonctifs des aoristes «réguliers» en -s-) avec des futurs nepouvait qu'encourager les grammairiens anciens, si attentifs à lamorphologie, à distinguer l'aoristique de l'accompli-passé pour luireconnaître une valeur plus purement aspectuelle. Or le paradoxeici, c'est que, tout en soulignant expressément la «parenté» (sun­geneia) de l'aoriste avec le futur, ce qu'ils en ont tiré pour la des-

78 LES TEMPS DU VERBE

cription de l'aoriste restait limité à des considérations de repéragechronologique. «L'INDEFINI (aorlstos) , écrit Stéphanos, (Sch.251,9), est parent du futur par l'indéfinition (aoristitl) ... Il a reçule nom d'INDEFINI par opposition à l'ADJACENT et au SURAC­COMPLI qui définissent précisément (horizonton) une portion dutemps - leur sens contenant, implicitement, le premier un «àl'instant», le second un «il y a longtemps» ». On vient de voirque Planude, sur ce point, ne fait pas progresser l'interprétation.Force est de constater que les grammairiens anciens n'avaientparcouru qu'une partie du chemin qui pouvait les conduire à déga­ger nettement du temporel la catégorie, relevant d'une géométrieplus fine, de l'aspectuel (19).

NOTES

(1) Pour la traduction des noms des «temps» verbaux, cf. le tableau de corres­pondance donné ci-dessus p. 16 après la traduction de la scholie de Stépha­nos.

(2)

(3)

L'emploi causal de hina (qui pourrait se comparer à celui de fr. pour dans.pour avoir fait cela, il a eté décoré; cf. aussi pour ce que dans l'anciennelangue) est en fait inconnu du grec, y compris chez ~oIlonius où il n'estjamais attesté que dans des exemples fahriqués. Il s agit là d'un de ces«fantômes» linguistiques qui, entrés on ne sait comment dans la littératuregrammaticale, continuent, une fois installés, à la hanter sans vergogne pen­dant des siècles. (On verra plus loin qu'une certaine interprétation del'imparfait a, comme cela, quelque chose de «fantomatique»). Cela dit,qu'il existe ou non un hilUl causal dans la langue ne change rien à l'intérêtpour mon propos du raisonnement. d'Apollonius sur les exemples qu'ilen donne. Je ferai donc semblant de croire, comme Apollonius nous yinvite, que hino grapso peut signifier «pour avoir écrit, parce que j'avaisécrit» et j'observerai ce qui en découle pour l'analyse.

Eclaircissement pour le lecteur non helléniste : le thème graps- sur lequelest bâti grapso est commun au futur et à l'aoriste. L's final est justementce qui fait la «parenté» formelle du futur et de l'aoriste pour tous lesverbes réguliers, cf. supra, p. 50. Pour les verbes irréguliers, au contraire,futur et aoriste sont souvent bâtis sur des thèmes différents - ce qui aurason importance dans la suite. S'agissant ici de grapso, Apollonius est, enpremière approximation, en droit d'hésiter entre son interprétation commesubjonctif futur ou aoriste.

LES TEMPS DU VERBE 79

(4) Les grammairiens grecs, dont Apollonius, considèrent que les «temps»de l'indicatif sont les formes primitives (cf. kotarkhousan, Synt. 386,11)du système verbal., Le subjonctif qui,_ comme son nom l'indique, est lemode subordonné par excellence (hupotaktikë) est décrit comme le pro­duit d'une transposition (metatithelUll) de l'indicatif due à la présenced'une conjonction (principalement hi1Ul et ean). Sl:lr cette doctrine, voirApollonius, Conj. 243,12 sq. ; Synt. 383 sq., et l'analyse de Schopsdau(282 sq.).

(5) La pertinence du rapprochement étymologique que je souligne ici estconfirmée par Synt. 387,8, où le nom - apotelestikos - des conjonctions«finales» est justifié par le fait qu 'elles introduisent la mention d 'actions«à effectuer» pragmaton hiis telesthësomenon (participe futur).

(6) Les doubles crochets enferment des mots que je supprime. Quitte à mo­difier ici le texte (et, depuis le copiste du ms. B q~i a donné l 'exempleen insérant sunteleian «achèvement» pour faire' pendant à paratasin«extension», aucun éditeur n'a cru pouvoir s'en dispenser), je préfèresuivre Bekker qui supprime eis paratasin «en extension)~ : les aspectsextensif!perfectif sont indépendants de la val~ur de la co~jonction.

, -

(7) Il est tentant de supposer que le verbe eiskuklein (au seris matériel «in­troduire à l'aide d'une machine pivotante»), dont nous avons ici le seulemploi chez Apollonius, renvoie exactement à la même métaphore que lefr. enrôler. Quoi qu'il en soit, ce que les grammairiens auxquels Apollo­nius fait allusion ont dénoncé, c'est certainement l'enregistrement dansles tableaux de conjugaiso,n (kanones) de formes (quasi?) inexistantesen fait (formes «vides»,c'est ce que signifie matën) comme les optatifs- et les impératifs - sur thème de parfait, type tetuphoimi, tetuphe.Il serait intéressant de savoir qui étaient ces grammairiens et quel étaitleur souci principal : faire valoir les droits de la rationalité linguistique endénonçant l'inconsistance sémantique des formes rares (mais existantes),ou bien défendre au contraire un point de vue réaliste en disqualifiant(par les argumentsqu 'ils jugeaient susceptibles d'être entendus, ceux dela rationalité) des formes qui n'avaient d'existence que dans les tableauxdes grammaires ?

(8) Je traduis ainsi diathesin, qui est intraduisible. Le mot désigne ici - c'estun des sens possibles chez Apollonius - le signifié verbal, le «procès»(état ou action). q. F. LAMBERT «Le ter~e et la notion de diathesischez Apollonius Dyscole», in J. Collart (al.), Va"on. Grammaire antiqueet stylistique latine, Paris, Belles Lettres, 1978, p. 248.

(9) Schopsdau (285, n. 19) -rapproche avec raison cette formule de cellesqu'on lit dans les textes déjà cités: «il faudrait pourtant savoir» (Synt.389,6), «à moins que nous n'entendions ainsi» (Conj., 245,4) et il soulignequ'elles introduisent chaque fois une interprétation aspectuelle.

80 LES TEMPS DU VERBE

(10)Le texte qu'on lit en Adv. 124,5 mérite une mention particulière à caused'une curiosité terminologique. On y voit en effet fonctionner, non pasfNJ'tlttltikos qui est le nom «le l'imparfait, mais fJtII"tIttlSis litt. «extension»comme terme opposé à enestos /chronos «temps présent». Cet emploide fJtII"tItllSis, qui va apparemment à 1'encontre de ce que j 'ai tenté d'établirjusqu'ici pour ce terme - désignation d'un concept aspecto-temporeldécrit comme «-extension enracinée dans le présent» -, ne doit. pas noustrouhler. PfUtltllSis fonctionne ici - et le cas est à ma connaissance uni­que- comme l'abstrait de ptUtlttltikos, «prétérit» opposé à enestos, «pré­sent» - comme si nous disions «imperfection» pour désigner le trait«passé» de l'imparfait opposé au présent. TI serait tout à fait vain de spé­culer sur cet exemple isolé pour tenter de fonder je ne sais quelle affinitéentre 1'extension et le passé.

(11)11 s'agit de la particule modale dont un des emplois (celui qui est considéréici)' a pour effet de conférer une modalité «irréelle»' aux indicatifs prétéritsauxquels elle est apposée. Ex. egmp1lon «j'écrivais» ,egmp1lon tin «j'écrirais».

(12)En règle générale, l'imparfait grec renvoie, comme l'imparfait français, àun procès révolu au moment de l'énonciation. Les imparfaits du type-,/;t1l;os tlr'lsthtl «que tu es· (litt. étais) donc stupide» constituent desemplois marginaux.

(13)En principe, le texte grec permet ici une autre interprétation: «Celui quidit je fllÏStlis exprime qu'il avait fait ... mais ~u'il n'avait pas achevé et qu'ilferait ...», l'étendue de l'action exprimée à 1EXTENSIF se situant d~ partet d'autre d'un instant de référence passé, et non~résent de J'énonciation.Mais la suite immédiate du texte (sur l'ADJACENT) interdit cette lecture.

(14)G.L.K. II, p. 405, 24 sqq.: «C'est à hon droit que nous partageons le passéen trois variétés: en effet, rien ne peut s'offrir plus nettement à notreconscience que ce qui a été fait dans J'étendue différenciée du passé. Il est

. en effet facile de distinguer si cela a été fait il y a longtemps (mu/to tinte),ou récemment (nuper) , ou si cela a hien été commencé, mais n'est pasencore achevé (tin coeperint qu;dem, necdum ttlmen sint perfecttl). C estpourquoi, donnant au temps lui-même le nom qui s'applique aux chosesque nous faisons, nous appelons «prétérit imparfait» le temps qu'onemploie pour une chose qui a été commencée, mais n'est pas encoreachevée ; «prétérit parfait», le temps par lequel on montre une choseachevée ; «prétérit plus-que-parfait», le temps par lequel on présente unechose achevée d~puis lon~emps (jompridem)>>. Cette représentation estconfirmée un peu plus loin (p. 415,6) lorsque Priscien, traitant de la «pa­renté» (de cognatïone) entre les temps, montre comment, à partir duprésent, «naissent» les temps du passé : «Du présent naît (1UISC;tur) le pré­térit imparfait, lorsque nous ne menons pas à terme dans le présent ce quenous avons commencé (cum non ad finem perferlmus id quod cOlfJimus).Pour rester dans l'exemple [sciZ. l'emploi du présent «j'écris. un vers»lorsque, au milieu d'un vers, j'ai écrit une partie, mais que la fin manque];

LES TEMPS DU VERBE 81

si j 'ai commencé dans le passé d'écrire un vers et que je le laisse inachevé(imperfectum relinquam), alors j'emploie le prétérit imparfait: «j'écrivaisun vers». Du même présent naît aussi le parfait ; en effet, si le présentcommencé arrive à son terme, aussitôt nous employons le prétérit parfait :dès l'instant (continuo) que le vers est écrit jusqu'au bout, je dis «j'aiécrit (SCriPSIJ un vers» (...). De ce temps, le prétérit parfait, naît à son tourle prétérit plus-que-parfait, si la chose achevée est devenue ancienne(inveteraverit). Aussitôt (mox) le vers écrit, quand l'achèvement estencore récent, je dis «j'ai écrit», au sens propre; si au contraire l'achève­ment est ancien, on commence à passer (incipit transire) au plus-que­parfait - c'est pourquoi nous disons proprement dans ce cas : «j'avaisécrit»» .Ce texte mériterait, avec son contexte, une étude détaillée qu'il est hors dequestion de présenter ici. Je note· seulement ceci : (1) Priscien suit mani­festement une source très proche de la scholie de Stéphanos (il cite commeelle la terminologie stoïcienne (p. 415,1 et 25) et décrit dans les mêmestermes le rapport de l'aoriste grec au parfait et au plus-que-parfait (p. 415,26) ; (2) il soutient un point de vue légèrement différent - notammentsur l'imparfait qui n'est plus pour lui le temps de l'action presque achevée,mais plutôt celui de l'action «laissée en plan» ; (3) malgré cette retouche,il ne s'affranchit pas réellement du schéma du «dégradé temporel» quicontinue à hypothéquer sa description de l'imparfait et du plus-que­parfait, toujours référés, en dernière instance, au présent de 1'énonciation.

(15)Anecdota Graeca Oxoniensia 1,380,32 sq. : «(Le présent) donne naissanceà deux~assés, l'un complet (entelë), l'autre incomplet (ellipe) : incomplet,c'est l'EXTENSIF, achevé (teleion) , c'est l'ADJACENT. En effet, le pré­sent, lorsque, dans sa progression (]Jroion), il s'est en grande partie écouléen ~assé mais qu'il conserve une petite partie dans le futur, devient EX­TENSIF ; et lorsque ce qui restait d'avenir a passé aussi, (le présent)devient tout entier passé, c'est-à-dire ADJACENT.

(16)Ce n'est pas à dire que la description des catégories aspectuelles ne poseplus de problèmes aux modernes.. Les travaux du colloque de Metz (mai1978), publiés sous le titre La notion d'aspect (Recherche linguistiques,V, Klincksieck, 1980), le confirment à l'évidence. On y lira notammentl'article d'A. Culioli consacré à l'aoristique (p. 181-193).

octobre 1984 Ecole Normale Supérieure, Pariset UA 381 du C.N.R.S.

adresse de l'auteur :E.N.S.

45, rue d'Ulm75006 Paris