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Le grès rhénan en Nouvelle-France Par Anna Bröker
Abstract : The article presents the rhenish stoneware finds in the historic district of Quebec City, Canada, and analyses the spatial distribution of the stoneware of Westerwald type. 90% of the stoneware in Quebec City are from Westerwald dating principally from the 18th century. The stoneware of Frechen type is rather rare and prevails in the 17th century. The quantitative distribution of the Westerwald type is much influenced by the state of archaeological research in the town, nevertheless this ceramic seems widely used in the 18th century. In Quebec City and on other sites of New France, it is found in the context of wealthy merchants and craftmen as well as of poorer artisans and labourers, but also of military and clergy. In the spatial distribution of the forms of the Westerwald type, two different patterns exist. On civil sites drinking and serving vessels are more numerous than chamber pots. On military sites this ratio inverses. In fact great parts of the rhenish stoneware of theses military sites could date from the British occupation after 1759, which is confirmed by other military posts in the colony. This might indicate a difference between the pattern of utilisation of the British military and that of the French civils at the same time.
1. Introduction :
Le grès rhénan vient originairement d’une région qui s’étend des alentours d’Aix
la Chapelle et de Cologne, jusqu’à la rencontre des fleuves Rhin et Moselle
(figure 1). De la fin du Moyen Age jusqu’au XVIIIe siècle ce grès était considéré
comme un type de céramique novateur alliant dureté, robustesse et esthétisme.
Ces caractéristiques ont fait du grès rhénan un produit d’exportation prisé des
commerçants de l’époque. Il était expédié le long du Rhin surtout vers les Pays-
Bas et l’Angleterre, mais on le
retrouve également dans
d’autres pays de l’Europe du
Nord. L’exportation vers les
pays de l’Europe de l’Ouest est
moins bien documentée. Avec
l’expansion coloniale des
nations européennes et le
développement de la marine
marchande le grès rhénan se
répandit rapidement ; de l’Asie
en passant par l’Afrique, jusqu’en Amérique. On retrouve beaucoup de grès
Figure 1 : Les Centres de grès rhénan les plus importants.
rhénan dans les anciennes colonies anglaises et néerlandaises.1 Des quantités
relativement importantes furent aussi trouvées à Québec, la capitale de la
Nouvelle-France.
Dans l’article qui suit, j’aimerais présenter le grès rhénan trouvé lors de fouilles à
l’intérieur de l’arrondissement historique de Québec. Ce matériel, qui provient de
tous les secteurs de la vielle ville, a été catalogué pour une étude encore en
cours dans le cadre d’une thèse de doctorat à l’université de Munich, Allemagne.
Après un bref survol sur l’histoire de la Nouvelle-France, nous allons voir les
types et les formes de grès rhénan qui se trouvent à Québec du XVIIe au XVIIIe
siècle. À partir de leur distribution spatiale et de découvertes faites sur d’autres
sites de la Nouvelle-France nous essayerons de faire des conclusions sur la
répartition sociale de cette céramique.
2. Survol sur l’histoire de la Nouvelle-France :
Au début du XVIIe les Français fondèrent leurs premiers établissements sur le
bord de l’océan atlantique. Quelques années plus tard en 1608, un poste dans la
vallée du Saint-Laurent fut établi. L’emplacement de ce poste sembla
stratégiquement avantageux pour contrôler l’accès vers l’intérieur du continent. Le
fondateur Samuel de Champlain vit juste; ce poste de traite se développa,
devenant la ville la plus importante et la capitale de la Nouvelle-France, soit
Québec.2
Les débuts de cette ville étaient pourtant difficiles. Les hivers étaient durs et les
intérêts des dirigeants du poste de traite se concentraient plutôt sur le commerce
des fourrures que sur la colonisation. Malgré que d’autres villes, Trois Rivières
(1634) et Montréal (1642), furent fondées, le développement de la Nouvelle-
France demeura lent. Vers 1650 la colonie n’était composée que de 300 âmes.3
Ce ne fut que lorsque le roi Louis XIV eut mis la colonie sous son contrôle direct,
en 1663, que la Nouvelle-France et avec elle sa capitale commença à prospérer.
Avec sa consolidation, la colonie commença également à étendre son influence
vers l’ouest et le sud-ouest. Un grand nombre de forts furent construits pour
1 REINEKING VON BOCK 1980; GAIMSTER 1997, 51-114; RECH 2002; NOËL HUME 1967 et 2001, 96-127 2 WASELKOV 1997, 47-48 3 CÔTÉ 2000, 33-34 et WASELKOV 1997, 48-50
occuper ce territoire, qui s’étendra bientôt des berges des Grands Lacs, suivant le
long du Mississippi jusqu’au Golfe du Mexique.4
Mais la colonie était en conflit presque constant avec les colonies anglaises au
sud qui, malgré qu’elles occupaient un territoire beaucoup plus petit, comptaient
sur une population beaucoup plus nombreuse. En 1713 presque toute la partie
atlantique de la Nouvelle-France, l’Acadie, tomba aux mains des Anglais. Sur une
des îles restantes, appelée aujourd’hui l’île du Cap Breton, les Français bâtirent
Louisbourg, une nouvelle ville fortifiée avec un port important pour la pêche et le
commerce.5
Figure 2 : La situation de la Nouvelle-France avec l’Acadie, le Canada et la Louisiane, ainsi que les sites mentionnés dans le texte.
Pendant tout ce temps la Nouvelle-France évolua. La population augmenta à 70
000 habitants (1760), le commerce se développa de plus en plus, Québec et
Montréal devinrent des centres urbains importants. Mais avec la guerre de Sept
4 WASELKOV 1997, 50-52 et HARE ET AL. 1987, 27 5 WASELKOV 1997, 50-52
Ans recommencèrent les batailles entres les colonies anglaises et françaises.
Louisbourg tomba en 1758, Québec en 1759 et Montréal en 1760. Avec le traité
de Paris en 1763 tout le territoire de la Nouvelle-France fut cédé aux Anglais avec
l’exception de la Louisiane qui alla aux Espagnols.6
3. Le grès rhénan trouvé en Nouvelle-France :
3.1. Le matériel trouvé à Québec :
Le grès rhénan est un terme qui regroupe les productions de plusieurs centres
potiers rhénans. À Québec on retrouve deux types de grès rhénan, qui portent le
nom des centres de production qui en produisaient le plus: Le grès rhénan brun
de type Frechen et le grès rhénan gris ou bleu-gris de type Westerwald.
Frechen est une petite ville près de Cologne qui entretient une tradition de
production de grès depuis le XVe siècle. Sa production est caractérisée par des
bouteilles pansues souvent décorées de la face d’un homme barbu et d’autres
appliques comme des armoiries. La pâte d’argile composant ces bouteilles est de
couleur grise, elle est recouverte d’un enduit ferrugineux qui avec sa glaçure
saline lui donne un aspect brun tavelé.7
Le type Westerwald provient d’une
région vallonnée du même nom à
l’est du Rhin proche de Coblence. Il
se caractérise par une pâte d’argile
grise recouverte d’une glaçure
saline qui peut être décoré d’émaux
de bleu de cobalt et de violet de
manganèse. Les récipients sont la
plupart du temps agrémentés au
XVIIe siècle de décors appliqués et
au XVIIIe de décors incisés. Le
spectre de production comprend
Figure 3 : Grès rhénan de type Westerwald, trouvé à la ville de Québec; hauteur restante : 12,5 cm.
6 WASELKOV 1997, 52-54 7 REINEKING VON BOCK 1986, 59-60
des formes pour la consommation de boissons comme des cruches et des
chopes, mais aussi des pots de chambre. Au XVIIIe siècle le spectre s’élargit vers
d’autres formes.8
La collection de grès rhénan de Québec est composée à 90% de grès rhénan gris
de type Westerwald et la très grande majorité de ce matériel date du XVIIIe siècle.
Malheureusement une datation plus fine de ces pièces par leur contexte
archéologique n’est que très rarement possible. Une des raisons pour cela est
que le grès est un matériel très robuste et avait souvent une longue durée de vie.
Une autre raison est que la plupart des fouilles archéologiques dans la plus vielle
partie de la ville (Place-Royale) ont eu lieu dans les années 1970 et que les
contextes ont été mal documentés. La dernière raison est qu’il s’agit de fouilles
urbaines et la plupart du matériel vient de couches perturbées par des
constructions postérieures.
Les formes les plus communes de grès rhénan gris sont celles destinées à la
consommation de boissons comme les pichets et les chopes de bière (48%).
Après cela viennent les pots de chambre (37%), une quantité très limitée de pots
d’entreposage (3%), ainsi que quelques rares tessons associables à des bols et
éventuellement des services de thé. 12% des tessons n’ont pas pu être associés
à une forme spécifique.
Le grès rhénan brun de type
Frechen est non seulement plus
rare, mais il est aussi plus
difficilement datable. Seulement
20% des artefacts de la collection
de ce grès ont pu être datés.
Ceci est dû au fait que le grès
rhénan brun du XVIIe et XVIIIe
siècle est beaucoup moins
décoré que le grès rhénan gris.
Une datation par les contextes
archéologiques est encore une
fois difficile dû aux mêmes
raisons décrites ultérieurement pour le grès de type Westerwald. Malgré cela une
Figure 4 : Grès rhénan de type Frechen, trouvé à la ville de Québec; hauteur restante : 19,5 cm.
8 REINEKING VON BOCK 1986, 65-69
tendance se dessine clairement : Les décorations et formes du XVIIe siècle sont
beaucoup plus fréquentes (autour de 70%) que ceux du XVIIIe. Les tessons
proviennent dans un relativement haut pourcentage de contextes archéologiques
du XVIIe (43%), cela confirme que le grès de Frechen était plus répandu au XVIIe.
Les tessons appartiennent lorsque déterminables à des cruches ou bouteilles
pansues typiques de la production provenant de Frechen.
3.2. La distribution dans la ville
L’examen de toutes les collections de la ville nous donne une bonne impression
des sortes de grès rhénan, de leur popularité et/ou de leur disponibilité dans le
temps. Mais si nous voulons avoir un indice sur les utilisateurs, il nous faut
regarder la distribution du grès rhénan à l’intérieur de la ville. Le grès rhénan brun
a été mis de côté pour cette étape. Ceci est dû à sa faible quantité, mais encore
plus au fait qu’il était surtout répandu au XVIIe et que sa distribution dans la ville
est par ce fait concentrée sur les quelques zones déjà peuplées dans ce siècle.
Sa distribution spatiale ne nous dit alors que très peu sur sa distribution dans les
différents niveaux sociaux.
Pour analyser la distribution spatiale du grès rhénan gris, nous avons repris une
division de la ville en zones élaborée en 1984, dans le cadre d’une étude de
potentiel archéologique. Les trois premières zones (I, II, III) sont situées en
basse-ville le long du fleuve Saint-Laurent et de la rivière Saint-Charles. C’est en
basse-ville que la ville fut fondée avec l’établissement du premier poste de traite.
Les trois zones au bas de la falaise furent beaucoup influencées par la proximité
du port : Le port était le centre du commerce et attirait les commerçants, mais
aussi les industries connexes avec leurs travailleurs. C’est pour cette raison que
l’intendant y fit construire son palais. Les sept autres zones (IV, V, VI, VII, VIII, XI,
X) se situent en haut de la falaise. C’est là que le premier colon s’établit pour y
cultiver la terre et que des grandes concessions furent données à des ordres
religieux. On y retrouvait aussi le fort Saint-Louis qui protégeait la ville et était le
siège du gouverneur de la Nouvelle-France. Ce n’est que plus tard qu’on décida
d’inclure la haute-ville au développement urbain. Des grandes parties du terrain,
qui se trouve aujourd’hui à l’intérieur des fortifications, ne furent habitées qu’à
partir du XVIIIe siècle.9 Ce zonage semble particulièrement utile pour l’analyse du
9 LAROCHE ET MORASSE 1984, 7, 17-21
matériel archéologique, parce qu’il est basé sur l’évolution historique de la ville.
Les zones désignent des quartiers qui étaient différents par leur fonction et par
conséquent leur population et leur statut social. Ceci nous permet de nous faire
une première impression sur la distribution sociale à l’intérieur de la ville.
Figure 5 : Plan de la distribution du grès rhénan dans les zones de l’arrondissement historique de Québec.
La figure 5 présente les dix zones de l’arrondissement historique de Québec. Un
premier coup d’œil sur cette carte nous montre que le grès rhénan gris est
dispersé un peu partout dans la ville. Au deuxième regard nous apercevons que
les sites avec grès rhénan sont particulièrement nombreux dans la zone de la
Basse-Ville (zone I) et ici dans le quartier qui s’appelle la Place-Royale. Les
zones Saint-Roch (III) et des Ursulines (VI) ne contiennent pas de site avec grès
rhénan. La figure 6 nous
apprend que non seulement la
zone de la Basse-Ville (I)
contient le plus de sites avec
grès rhénan, mais que c’est ici
que se trouve de loin le plus
grand nombre de matériel de
grès rhénan, c’est à dire 43%
de tout le grès rhénan de la
ville. Les zones Saint-Louis (V)
et de la Citadelle et des
Fortifications (IV) prennent la
deuxième place avec autour de
16% et 15%, suivis des zones du
Palais (II), du Séminaire (IX) et
de l’Hôtel Dieu (X, 7 à 9%). Dans les zones de la Fabrique (VIII) et des Jésuites
(VII) on n’a trouvé que des minimes quantités de grès rhénan (0,4-1,8%). Avant
de faire des conclusions sur la distribution sociale, il nous faut faire une critique
des données. Malheureusement nous nous rendons compte, que ces proportions
reflètent beaucoup l’état de la recherche archéologique à Québec. La zone de la
Basse-Ville (I), dont surtout le quartier de la Place-Royale, a été fouillé
intensément depuis les année 1970. La zone de la Citadelle et des Fortifications
(IV) ainsi que des parties de la zone Saint-Louis (V) relèvent de la responsabilité
de Parcs Canada, un organisme fédéral qui a également entrepris plusieurs
campagnes de fouilles intensives depuis les années 1970. Les zones du Palais
(II), du Séminaire (IX) et de l’Hôtel-Dieu (X) ont chacune un site important qui a
été l’objet de plusieurs campagnes de fouilles. Quand aux autres zones, les sites
marqués sur la carte ont souvent été ouverts à la suite de découvertes
I43,6%
II8,8%
IV14,6%
V16,3%
VIII1,8%
IX7,6%
X6,9%
VII0,4%
Figure 6 : Proportions du grès rhénan dans les zones de l’arrondissement historique de Québec.
archéologiques fortuites durant des projets d’excavation, mais n’ont pas fait l’objet
de projets de recherche. La faible proportion ou l’absence de grès rhénan dans
ces zones n’est donc pas une preuve de la non-utilisation de cette céramique
dans ces quartiers, mais plutôt un reflet du manque de recherche systématique.
De ce fait, il faut plutôt travailler avec la présence qu’avec l’absence de grès
rhénan dans certaines zones ou sur certains sites archéologiques.
Les zones ne se distinguent pas seulement par le nombre de grès rhénan qui y a
été trouvé, mais aussi par la composition de ce grès. Un aspect intéressant est lié
aux formes, voir fonctions du grès rhénan de type Westerwald. Les proportions de
ces fonctions ne sont pas égales dans toutes les zones. Dans trois zones prévaut
la fonction de consommation de boisson : les chopes et pichets. Ces zones sont
la zone de la Basse-Ville (zone I, 65% de toutes les formes), la zone Saint-Louis
(V, 54%) et la zone du Séminaire (IX, 47%). Dans les autres zones (sauf la zone
de la Fabrique, VIII, laissée de côté dû au trop petit échantillon) la fonction de
l’excrétion, le pot de chambre, est la plus courante (50 à 63%). Ceci est un
phénomène qui n’est pas dû à l’échantillonnage et qui pourrait être plus
significatif quant à une éventuelle distribution socialement différenciée du grès
rhénan.
3.3. Le grès rhénan trouvé sur d’autres sites de la Nouvelle-France
Le grès rhénan ne se retrouve pas seulement dans la capitale de la Nouvelle-
France, mais aussi à d’autres endroits (voir figure 2). Une étude sur la vie de
plusieurs familles bourgeoises établies à Louisbourg au milieu du XVIIIe nous
montre que le grès rhénan gris était bien présent dans tous ces ménages. La
fonction la plus représentée est la consommation de boissons froides avec des
chopes et des pichets et seulement un pot de chambre y fut trouvé.10 On retrouve
le grès rhénan gris également sur des sites moins urbains, comme
l’établissement de pêche de la Baie du Grand Pabos du milieu du XVIIIe siècle, où
il provient aussi bien du village des pêcheurs que de la seigneurie. Encore une
fois prévalent les formes classiques de pichet et de chope à bière.11 Du matériel
semblable se trouve à l’établissement rural de Beaubassin en Acadie, habité par
des colons français de 1710 à 1745/50.12 Non seulement les civils, mais aussi les
10 L’ANGLAIS 1994b, 236 11 NADON 2004, Tab. 6, 115 12 MOUSSETTE 1970, 199; 232-235, Fig. 6-7; 292-293, Fig. 36
militaires utilisaient du grès rhénan. Gérard GUSSET présente entre autres le grès
rhénan provenant de plusieurs postes militaires français, notamment de la
forteresse de Louisbourg, du fort Anne et du fort Beauséjour. Malheureusement il
ne nous parle pas des proportions des différentes fonctions de grès rhénan, mais
la fonction de consommation de boisson, ainsi que la fonction d’excrétion
semblent bien représentées. Basé sur un travail de M. L. Solon de 189213, il
suppose que la France n’importait que peu de grès rhénan, surtout des bouteilles
de vin, et que alors la plupart du grès rhénan trouvé sur les sites de la Nouvelle-
France appartiendrait aux phases d’occupation anglaise.14 Le grès rhénan d’un
autre fort et poste important pour la traite des fourrures a été également étudié. Il
s’agit du fort Michilimackinac sur le bord des Grands-Lacs. On y a trouvé
plusieurs chopes et cruches. La plupart de ce matériel était toutefois trouvé dans
des couches qui contenaient du matériel datant de l’occupation anglaise à partir
de 1760.15 Le même tableau se dresse au fort de Chambly. Les formes n’ont pas
été mentionnées, mais il paraît que la majorité des fragments de grès rhénan
appartiendrait encore à la période d’occupation anglaise.16
4. Analyse des données :
L’analyse des données dans cet article se concentre sur le grès rhénan gris de
type Westerwald, représenté en nombre plus significatif dans les collections de
Québec et du reste de la Nouvelle-France. Un premier regard sur la distribution
spatiale de ce grès à Québec nous montre qu’il est présent aussi bien sur des
sites où vivaient de riches marchands et artisans du quartier de la Place-Royale
(zone I), que sur des sites de pouvoir gouvernemental comme le palais de
l’intendant (zone II) et le fort Saint-Louis (zone V). Il se trouve dans des régions
militaires proches des casernes dans la zone de la Citadelle et des Fortifications
(zone IV), ainsi que dans la zone des Jésuites (VII) près de l’ancienne Redoute
Royale. En plus on le trouve proche du clergé au Séminaire de Québec (zone IX),
au monastère des Récollets (zone V) et dans la zone de la Fabrique (VIII).
Comme je l’ai déjà mentionné plus haut, certains quartiers ont été moins
investigués, dont les quartiers où vivait une population moins fortunée ou pauvre.
13 Solon, M. L., The Ancient Art Stoneware of Low Countries and Germany, Londres 1892. 14 GUSSET 1980, 175-176; 185; 195; 201 15 MILLER ET STONE 1970, 74-76 16 MIVILLE-DESCHÊNES ET PIÉDALUE 1980, 135-147
Une fouille fait cependant exception, c’est la fouille intensive de la Place
d’Youville (zone IV), un terrain qui hébergeait le faubourg Saint-Jean avec sa
population d’artisans et journaliers. Et ici également on a trouvé du grès rhénan.
Le grès rhénan se trouvait donc vraisemblablement dans plusieurs niveaux
sociaux : des riches marchands et artisans aisés aux artisans plus modestes et
journaliers, ainsi que dans le milieu militaire et clérical. Cette impression est
soutenue également par d’autres sites en Nouvelle-France : le grès rhénan se
trouve chez la bourgeoise, comme à Louisbourg, et la basse noblesse, comme à
la seigneurie de Pabos, mais aussi chez des simples pêcheurs du village de
Pabos et des colons de la région rurale de l’Acadie. Bien sûr la présence d’un
type de céramique dans un foyer ne peut pas nous confirmer hors de tout doute
s’il était utilisée par les maîtres de la maison ou par des domestiques ou
pensionnaires. Mais certains
indices semblent indiquer que le
grès rhénan était un produit
relativement cher en Nouvelle-
France. L’ANGLAIS suppose que le
prix du grès rhénan était plus élevé
que celui de produits français, car
l’état mercantiliste imposait des
taxes aux produits étrangers. En
plus il constate que le grès n’est
pas très fréquent dans les
inventaires après décès et que sa
valeur dans ces derniers était plutôt
élevée.17 Ces indices nous permettent de présumer que le grès rhénan était
vraisemblablement acheté par une clientèle plutôt aisée et le fait que le grès
rhénan soit particulièrement répandu dans un quartier comme la Place-Royale,
dans la zone de la Basse-Ville (I), n’étonne guère. Mais reste que nous avons des
quantités de grès rhénan non négligeables dans d’autres quartiers de la ville,
notamment dans un faubourg de Québec. Quelques tessons issus de couches
d’occupation du XVIIIe provenaient de récipients déjà relativement vieux au
moment de leur abandon. Il se pourrait alors que ces récipients ne soient venus
Figure 7 : Chope en grès rhénan de type Westerwald, trouvée à la ville de Québec; hauteur : 17,6 cm.
17 L’ANGLAIS 1994, 220, 227
en possession des habitants de ce quartier qu’après un certain temps d’utilisation
dans un foyer plus aisé.
Un autre aspect qui doit être considéré dans ce contexte est la distribution des
formes différentes. NADON, qui a travaillé sur la Baie de Pabos, écrit à ce sujet :
« Il est évident que l’utilisation des faïences ou des grès allemands peut-être un
critère de différenciation sociale, mais il faut en considérer autant la variété des
utilisations que celles des fabrications ».18 Comme nous avons vu, la distribution
des fonctions d’utilisation varie beaucoup entre les différentes zones. Les zones
de la Basse-Ville (zone I), Saint-Louis (V) et du Séminaire (IX) montrent toutes un
pourcentage plus élevé de contenants pour la consommation de boisson que de
pots de chambre. Le faubourg
Saint-Jean ne se distingue
pas de ce pattern malgré un
niveau social plus bas,
comme c’est aussi le cas sur
les autres sites civils de
Nouvelle-France mentionnés
plus haut. Mais sur les sites
archéologiques de Québec en
rapport avec une occupation
militaire le ratio s’inverse.
C’est le cas des zones de la
Citadelle, des Fortifications (IV) et des Jésuites (VII) avec leurs casernes
militaires, ainsi que de la zone de l’Hôtel-Dieu (X), où la plupart du grès rhénan
vient d’un site directement voisin des casernes militaires. Il se pourrait alors que
les soldats français à l’inverse des civils utilisaient plutôt des pots de chambre en
grès rhénan que d’autres récipients. Mais ce pattern pourrait aussi avoir une autre
raison que la préférence d’un certain groupe social. GAIMSTER nous relate un
phénomène intéressant sur les sites nord-américains anglais en Virginie. Le grès
rhénan qui provient des habitations de riches propriétaires de plantation jusqu’au
début du XVIIIe est une vaisselle de table richement décorée, tandis que le
matériel du milieu du XVIIIe est composé surtout de pots de chambre et
d’entreposage. Il explique ce phénomène avec l’arrivée de produits de terre cuite
Figure 8 : Pot de chambre en grès rhénan de type Westerwald, trouvé à la ville de Québec; hauteur : 13 cm.
18 NADON 2004, 119
fine anglaise bon marché à cette période.19 Maintenant il se pourrait que le même
phénomène soit valide pour les colonies françaises, car les casernes ne furent
habitées qu’à partir du milieu du XVIIIe siècle et les dénommées Nouvelles
Casernes seulement après 1758.20 Le grès rhénan de Louisbourg, également du
milieu du XVIIIe, ne reflète pas cette tendance. Quelques détails nous laissent
alors penser à une autre hypothèse. De un nous avons la même prédominance
de pots de chambre sur le site du palais de l’intendant dans la zone du Palais (II).
Ce palais était effectivement utilisé en tant que caserne, mais seulement après le
régime français. De deux les quantités de grès rhénan, en particulier sur le site
des Nouvelles Casernes, nous étonnent parce que ces casernes n’étaient
habitées qu’à partir de la toute fin du régime français. Il se pourrait alors qu’une
grande partie du matériel de ces sites ne date qu’à partir de l’occupation anglaise
en 1759, comme ça semble être le cas sur plusieurs postes militaires mentionnés
plus haut.
Au XVIIIe siècle les quantités de grès rhénan de type Westerwald dans les
collections de Québec augmentent beaucoup. On pourrait maintenant conclure
que ce serait encore dû à l’arrivée des Anglais. Nous avons alors essayé de filtrer
le matériel par les contextes archéologiques. Ceci élimine un tiers du matériel, qui
est sans contexte. Ensuite nous n’avons retenu que le matériel issu de contextes
datant au plus tard du milieu du XVIIIe siècle. Une grande quantité de grès
provenant de contextes du temps de la transition entre régime français et anglais
a donc été exclu. Ceci et la longue durée de vie du grès rhénan font que nous
avons possiblement aussi exclu beaucoup de matériel du régime français, mais
de cette manière nous pouvons être sûr de ne traiter que du matériel importé
pendant l’occupation française. Au dessus de 70% du matériel datable de ces
225 contextes restants, date du XVIIIe siècle, il y a donc réellement une
augmentation des quantités de grès rhénan sous le régime français au XVIIIe
siècle. D’un côté ceci est sûrement dû à l’augmentation rapide de la population de
la ville à partir du dernier quart du XVIIe siècle. D’un autre côté il se pourrait aussi
que cette céramique était devenue plus accessible qu’auparavant. Ceci pourrait
également expliquer pourquoi elle se trouve à travers tous les niveaux sociaux.
19 GAIMSTER 1997, 104 20 DUGUAY ET GUIMONT 7-9
5. Conclusion :
L’étude du grès rhénan à Québec et le bref survol sur d’autres sites de
découvertes de grès rhénan en Nouvelle-France prouvent que cette céramique
n’était pas chose rare sur le territoire français d’Amérique du Nord. Le grès
rhénan de type Frechen se trouve à Québec surtout au XVIIe siècle. Le grès
rhénan de type Westerwald est présent, mais plutôt rare à cette époque. À partir
de la fin du XVIIe ce grès devient plus commun et il se retrouve sur presque
chaque site archéologique du XVIIIe. À Québec le grès rhénan semble alors avoir
été utilisé par plusieurs groupes de niveaux sociaux très différents. Son
apparition dans des niveaux sociaux plus bas pourrait être dû à l’acquisition de
récipients usagés ou à une plus grande accessibilité causé par une baisse de
prix au cours du XVIIIe siècle.
Une partie du matériel de grès rhénan de Québec provient du temps de
l’occupation britannique après 1759. En Amérique du Nord, les Britanniques , ou
au moins leurs soldats, semblent avoir eu à ce moment un autre pattern
d’utilisation de grès rhénan que les Français : Les récipients pour la
consommations de boisson avait perdu beaucoup de leur importance par rapport
aux récipients destinés à l’excrétion.
Comme des parties de la collection de grès rhénan de Québec viennent de
l’époque britannique, nous nous rappelons la supposition de Gérard GUSSET de
1980 citée plus haut. Il présume que le grès rhénan était rare en France et que
pour cela la plupart de ce matériel en Nouvelle-France proviendrait de phases
d’occupation britanniques. En tenant compte du matériel aujourd’hui disponible, il
faut relativiser la dernière hypothèse : le grès rhénan n’était apparemment pas si
rare pendant le régime français en Nouvelle-France. Mais il reste que la présence
de grès rhénan en France est toujours très mal connue. De ce fait découle la
question par où le grès rhénan aurait pu arriver en Nouvelle-France. Le
commerce avec des pays autres que la France n’était pas permis, mais il y avait
la contrebande avec les colonies anglaises au sud qui recevaient des produits
manufacturés à moindre prix que les colonies françaises. Est-ce que cette
contrebande pourrait expliquer la présence abondante de grès rhénan en
Nouvelle-France, ou est-ce qu’il y aurait en France une présence aussi étendue,
mais encore mal connue du grès rhénan?
Bibliographie : CÔTÉ
2000 Renée Côté, Place-Royale. Quatre siècles d’histoire. Musée de la civilisation/Éditions Fides, Québec/Montréal 2000.
DUGUAY ET GUIMONT
2002 Geneviève Duguay et Jacques Guimont : La cour des Nouvelles Casernes. Les bâtiments de service. Patrimoine culturel et biens immobiliers, Parcs Canada, document inédit, Mars 2002
GAIMSTER
1997 David R. M. Gaimster, German Stoneware 1200-1900. Archaeology and Cultural History. British Museum Press, London 1997.
GUSSET
1980 Gérard Gusset, Les grès salins, rhénans et à corps sec. Histoire et archéologie 38, 1980.
HARE ET AL.
1987 John Hare, Marc Lafrance, David Thiery-Ruddel, Histoire de la ville de Québec 1608-1871. Montréal, Boréal/Musée canadien des civilisations 1987.
L’ANGLAIS
1994 Paul-Gaston L’Anglais, Les modes de vie à Québec et à Louisbourg au milieu du XVIIIe siècle à partir de collections archéologiques (Tome 1: Place-Royale). Publications du Québec, Québec 1994.
1994b Paul-Gaston L’Anglais, Les modes de vie à Québec et à Louisbourg au milieu du XVIIIe siècle à partir de collections archéologiques (Tome 2 : Louisbourg). Publications du Québec, Québec 1994.
LAROCHE ET MORASSE
1984 Daniel Laroche et Claire Morasse: Partie III: Étude du potentiel archéologique historique du Vieux-Québec; in: Ville de Québec : étude du potentiel archéologique du Vieux-Québec et analyse des composantes architecturales du Vieux-Québec / [réalisé par] Pluram inc. ; [sous la direction de la Division du Vieux-Québec du Service de l'urbanisme de la ville de Québec] Québec : Pluram inc., 1984.
MILLER ET STONE
1970 J. Jefferson Miller und Lyle M. Stone, Eighteenth-century Ceramics from Fort Michilimackinac. A Study in Historical Archaeology. Smithonian Studies in History an Technology No. 4. Smithonian Institution Press, Washington 1970.
MIVILLE-DESCHÊNES UND PIÉDALUE
1980 François Miville-Deschênes et Gisèle Piédalue, Étude binaire. L’origine des céramiques et la quincaillerie architecturale au Fort Chambly. Travail inédit no. 433, Parcs Canada 1980.
MOUSSETTE
1970 Marcel Moussette, Analyse du matériel céramique du site acadien de Beaubassin, Travail inédit numéro 117, Parcs Canada, mars 1970.
NADON
2004 Pierre Nadon, La baie du Grand Pabos : une seigneurie gaspésienne en Nouvelle-France au XVIIIe siècle. Québec : Association des archéologues du Québec, 2004.
NOËL HUME
1967 Ivor Noël Hume, Rhenish gray stonewares in Colonial America. Antiques, Vol. XXVII, No. 3, 1967, 349-353.
2001 Ivor Noël Hume, If These Pots Could Talk. Collecting 2,000 Years of British Household Pottery. University Press of New England, Hanover 2001.
REINEKING VON BOCK
1980 Gisela Reineking von Bock, Verbreitung von Rheinischem Steinzeug. Keramos 87, 1980, 11-50.
1986 Gisela Reineking von Bock, Steinzeug. Kataloge des Kunstgewerbemuseum Köln
Band IV. Köln 1986 (3. Aufl., 1. Aufl. 1971). WASELKOV
1997 Gregory A. Waselkov, The archaeology of French colonial North America. Guides to Historical Archaeological Literature, Nr. 5. Society for Historical Archaeology,Tucson, Arizona 1997.
Anna Bröker Leverkusenstraße 21 22761 Hamburg Allemagne/Germany [email protected]