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Applied Semiotics / Sémiotique appliquée, nº 26 (2018) LE JOURNAL MURAL, POUR UNE SÉMIOTIQUE INCARNÉE Annick Monseigne Université de Bordeaux Montaigne [email protected] Résumé Quelle est la capacité à « faire être » et à « faire faire » du journal mural ? En tant qu’hybridation de stratégies éditoriales et de principes d’affichage urbain, l’objet médiateur est éprouvé sur le plan de l’immanence des pratiques, notamment à travers le rapport qui s’établit entre l’environnement, les objets, les stratégies d’acteurs, mais également les corps. Une esquisse d’organon décrit le principe de journal mural en tant qu’objet factitif. Introduction « La sémiotique est condamnée à s’appliquer », déclarait Jean-Marie Klinkenberg 1 en ouverture de conférence au 12 e colloque de Sémiotique de la Francophonie consacré aux nouvelles méthodes de sémiotique appliquée, sémiotique applicable. Sentence ou chance ? Dans cette contribution, nous appréhendons la sémiotique précisément dans sa conception interactionniste. Par conséquent, la sémiotique appliquée 2 s’offre à nous comme une ouverture, une opportunité avec « ces lignes de force et de vie qui parcourent cette relation riche et complexe entre la sémiotique, les sémiotiques et les Sciences de l’Information et de la Communication » 3 (Boutaud et Berthelot-Guiet, 2013 : para. 2). Cet article s’intéresse à la production et la circulation du « sens » et des « signes », dans un cadre méthodologique qui relève de la communication des organisations publiques, mais que nous mettrons ici à distance pour nous permettre de construire l’objet sémiotique. Il propose d’aborder le concept original du journal mural à partir de l’étude d’un projet éditorial réalisé dans le cadre d’un cours 4 de stratégie éditoriale en Master Communication 1 Colloque qui se déroulait sous la présidence d’honneur du Professeur émérite de l’Université de Liège, Jean- Marie Klinkenberg. 2 Dans son Précis de sémiotique générale, Klinkenberg (1996), distingue plusieurs niveaux d’études. La sémiotique appliquée est classée au troisième niveau après la sémiotique particulière et la sémiotique générale. L’objet particulier qui nous occupe est le journal mural en tant qu’outil spécifique d’information et de communication dans un cadre de communication institutionnelle publique. 3 Les Sciences de l’Information et de la Communication, classée 71 e section au Conseil National des Universités (CNU) françaises. Pour plus d’informations sur la définition du champ, consulter le site : http://www.cpcnu.fr/web/section-71. 4 Ce cours de stratégie éditoriale que nous menons en collaboration avec le designer graphiste, David Gimenez, intervenant professionnel à l’Université Bordeaux Montaigne, répondait avec la promotion 2011-2012 du

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Applied Semiotics / Sémiotique appliquée, nº 26 (2018)

LE JOURNAL MURAL, POUR UNE SÉMIOTIQUE INCARNÉE

Annick Monseigne

Université de Bordeaux Montaigne [email protected]

Résumé Quelle est la capacité à « faire être » et à « faire faire » du journal mural ? En tant qu’hybridation de stratégies éditoriales et de principes d’affichage urbain, l’objet médiateur est éprouvé sur le plan de l’immanence des pratiques, notamment à travers le rapport qui s’établit entre l’environnement, les objets, les stratégies d’acteurs, mais également les corps. Une esquisse d’organon décrit le principe de journal mural en tant qu’objet factitif.

Introduction

« La sémiotique est condamnée à s’appliquer », déclarait Jean-Marie Klinkenberg1 en

ouverture de conférence au 12e colloque de Sémiotique de la Francophonie consacré aux nouvelles méthodes de sémiotique appliquée, sémiotique applicable. Sentence ou chance ? Dans cette contribution, nous appréhendons la sémiotique précisément dans sa conception interactionniste. Par conséquent, la sémiotique appliquée2 s’offre à nous comme une ouverture, une opportunité avec « ces lignes de force et de vie qui parcourent cette relation riche et complexe entre la sémiotique, les sémiotiques et les Sciences de l’Information et de la Communication »3 (Boutaud et Berthelot-Guiet, 2013 : para. 2).

Cet article s’intéresse à la production et la circulation du « sens » et des « signes », dans un cadre méthodologique qui relève de la communication des organisations publiques, mais que nous mettrons ici à distance pour nous permettre de construire l’objet sémiotique. Il propose d’aborder le concept original du journal mural à partir de l’étude d’un projet éditorial réalisé dans le cadre d’un cours4 de stratégie éditoriale en Master Communication 1 Colloque qui se déroulait sous la présidence d’honneur du Professeur émérite de l’Université de Liège, Jean-Marie Klinkenberg. 2 Dans son Précis de sémiotique générale, Klinkenberg (1996), distingue plusieurs niveaux d’études. La sémiotique appliquée est classée au troisième niveau après la sémiotique particulière et la sémiotique générale. L’objet particulier qui nous occupe est le journal mural en tant qu’outil spécifique d’information et de communication dans un cadre de communication institutionnelle publique. 3 Les Sciences de l’Information et de la Communication, classée 71e section au Conseil National des Universités (CNU) françaises. Pour plus d’informations sur la définition du champ, consulter le site : http://www.cpcnu.fr/web/section-71. 4 Ce cours de stratégie éditoriale que nous menons en collaboration avec le designer graphiste, David Gimenez, intervenant professionnel à l’Université Bordeaux Montaigne, répondait avec la promotion 2011-2012 du

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Publique et Politique5 à l’Université Bordeaux Montaigne. La problématique concernait la visibilité et l’accessibilité de l’action culturelle d’une salle de spectacle — le « Rocher de Palmer »6 de la ville de Cenon en Gironde — par une frange de la population qui fréquente peu cette structure ou s’en sent exclue. En réponse à cette question non pas artistique, car elle se situerait plutôt du côté de l’offre, mais culturelle parce qu’elle vise à intervenir sur le contexte social, le « texte sémiotique » (Menet et Mouratidou, 2013, para. 6) revendique le caractère déterminant d’un contexte porteur de sens. À une condition, nous rappelle Jean-Marie Floch, que ce « contexte de communication […], [soit] lui-même abordé comme un objet de sens, comme un texte » (1990 : 4).

Les pratiques sociales, signifiantes, posent, dans une approche sémio-communicationnelle, la question des objets ou supports techniques en tant que médiateurs capables d’articuler l’individuel et le collectif. L’artefact comme « objet du faire qui transforme » (Quinton, 2007) désigne ici, d’un point de vue anthropologique, une entité fabriquée qui engage une relation et dépend d’un contexte. Aussi le journal mural en tant que dispositif de communication qui dépend d’un ensemble relationnel entre objet, texte, image mais également acteurs, usage, corps de l’usager, institution, environnement… va nous conduire sur le chemin de l’objet communicant qui cherche les contacts entre le sensible et l’intelligible. Au bout du processus : l’espoir d’une nouvelle forme d’énonciation déterminante pour la cohésion sociale d’un territoire étroitement liée aux exigences du « vivre ensemble ». À l’aune de cette culture du partage, l’enjeu d’une efficience chargée de sens semble se situer entre l’objet et le sujet dans son rapport au monde, à l’endroit même de l’actant collectif. Un peu comme si le journal mural, en tant qu’espace de construction d’un « faire commun », pouvait fonctionner comme un lieu de concentration et de densité de valeur, un catalyseur d’interactions au service de l’« être ensemble ».

Notre étude s’inscrit dans le cadre épistémologique de la sémiotique des pratiques de Jacques Fontanille (2008) ; un arrière-plan du travail qui induit la revendication du basculement du plan d’immanence du texte vers celui de la pratique. « Conception de la signification qui se veut dynamique », la scène pratique composée de ce que l’auteur appelle l’expérience de l’« en acte » (Fontanille, 2008 : 26), autrement dit l’activité vécue, prend ici le pas sur celui du texte, de la textualité qui relève de l’approche antérieure — mais toujours d’actualité — de la sémiotique (Greimas, 1966).

Master CPP (direction : G. Guilhaume) à une commande de la ville de Cenon autour de la problématique : comment rendre visible et accessible l’action culturelle du Rocher de Palmer (salle de spectacle) directement dans l’espace public Cenonnais ? 5 Master professionnalisant codirigé par l’Institut des Sciences de l’Information et de la Communication et l’Institut d’Études Politiques (IEP). 6 Le Rocher de Palmer, inauguré en 2010, est un complexe de salles de spectacle de 6700 m2 composé de trois espaces modulables : deux salles de spectacle de 1200 et 650 places et un salon de musique. Une galerie relie ces trois espaces auquel il faut rajouter un centre de documentation, un atelier de travail et un espace restauration. Culturellement, cette structure s’impose comme le cœur battant des « musiques du monde » dans la région.

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L’hypothèse qui nous anime relève de la notion de factitivité (faire faire) initiée par Greimas (1983 : 74). Un « faire cognitif » augmenté par Deni (2005) d’une articulation entre une dimension communicative et une dimension opératoire. Envisageant une action potentielle de l’objet sur le sujet, l’auteure nous conduit vers une logique d’action intériorisée guidant l’usager dans son parcours d’usage. À suivre ce cadre théorique, nous chercherons à analyser le fonctionnement factitif du journal mural, autrement dit sa capacité à « faire être » le monde, installer le citoyen au cœur de l’objet et l’entraîner dans le « faire être » et le « faire faire » de la pratique quotidienne. Notre postulat de base suggère la réversibilité du faire : on peut faire avec et à travers l’objet, mais il peut aussi nous faire faire quelque chose.

Une partie descriptive sera consacrée à la contextualisation, puis nous poserons quelques éléments de compréhension de la médiation sémiotique a fortiori incarnée avant d’esquisser l’organon qui décrira le principe de journal mural en tant qu’objet « factitif ». 1. Contexte

La clameur est le premier numéro d’un journal mural qui a voulu installer dans

l’espace public une relation singulière entre les habitants de la ville de Cenon et la structure culturelle du « Rocher de Palmer ». Il est la continuité engagée, dès 2011, par la direction de la communication de la ville, le designer David Gimenez7 et auxquels se sont greffés les étudiants du Master Communication Publique et Politique. Recueil de témoignages multiformes des expériences de Cenonnais au Rocher, le journal mural est avant tout un média de proximité qui affiche en grand des paroles et des mots captés au grès d’aventures artistiques ou culturelles vécues par des Cenonnais au sein de la structure. Au fond, c’est comme si le journal mural dépassait le rôle de média pour assurer un rôle de médiateur. Reflet des habitants, le journal mural favorise le souvenir, les traces visibles de l’histoire des Cenonnais avec le Rocher de Palmer avant même d’offrir l’actualité programmatique de la salle de spectacle. Avec l’idée, comme l’explique David Gimenez, « de se démarquer esthétiquement pour toucher des publics variés, pour accrocher le regard et donner envie de s’approcher, pour y cueillir un mot, une parole, apprécier une image, un portrait, y saisir du sens au passage, et poursuivre plus loin, grâce à la technologie des codes barres 2D, lectures, écoutes, vidéos. La Clameur facilite l’accès à l’information : texte concis, photographies, illustrations graphiques, etc. 8 »

7 Nous reportons au site du designer bordelais : http://www.e3agence.fr/ 8 Tiré d’un extrait de communiqué de presse de la ville de Cenon. Disponible sur : http://www.ville-cenon.fr/uploads/tx_anetpublication/Laclameur22fevriercenon.pdf.

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1.1 Une histoire ancienne

Faisons un point rapide sur l’histoire du journal mural. La Révolution française a vu fleurir quelque 1 350 journaux dont bon nombre sont conçus comme des affiches, lesquelles sont ensuite placardées dans les rues, lues et commentées sur la place publique. Cet enjeu de l’accès à l’information et à la prise de position politique caractérise la diffusion des supports partout dans le monde. L’affichage comme outil de contestation est, du reste, une tradition de la Chine impériale. En 1966, lors de la Révolution culturelle lancée par Mao Zedong, les dazibaos ou « affiches de grand caractère », refont leur apparition en Chine. Très répandus, ils sont utilisés aussi bien pour débattre, qu’à des fins satiriques ou de dénonciation. Réalisés à la main, ces dazibaos couvrent d’abord les murs de Pékin avant de gagner les provinces. Média illégal et spontané, ces « affiches de grand caractère » placardées dans les rues ont pour particularité de rassembler le peuple qui se plaît à les commenter sur la place publique.

Au fil du temps, ce principe de journal mural a mué en outil d’expression individuelle et en espace de création dynamique. Pour preuve, mai 2012, dans le IXe arrondissement de Paris, un animateur radio sans emploi, sur le point d’être expulsé de son logement, tient un journal mural9 sur la façade de son immeuble, afin de raconter son histoire. Tous les jours, il placarde des affiches sur sa porte et ses fenêtres, allant même jusqu’à suspendre des ampoules qui symbolisent la coupure d’électricité.

Face aux mutations des questions et problématiques sociales, la dynamique induite par le journal mural devient un espace de création pour une mise en scène de pratiques sociales émergentes, un moyen d’expression et d’ouverture à d’autres possibles. 1.2 Une médiation sémiotique incarnée

Intéressons-nous maintenant au processus de médiation sémiotique en tant que facilitateur d’interactions et, dans le cas d’une sémiotique incarnée, capable de mobiliser un système d’« interprétation des comportements [inscrit] dans des logiques autres que celle du décodage » (Galinon-Mélénec, 2013 : para.17).

Pour commencer, il convient d’observer l’organisation spatiale du matériau signifiant. Selon Jean-Marie Klinkenberg : « l’image et le texte entretiennent une relation privilégiée » (2009 : 1) dans une spatialisation mobilisant une sémiotique linguistique et une sémiotique de l’espace. Si l’on suit l’auteur, la relation scripto-iconique mobilisant à la fois l’icône et l’écriture déploierait au sein du journal mural des relations à la fois linéaires et multidimensionnelles. Quarante ans plus tôt, Barthes parlait de rhétorique de l’image (1964), appréhendant déjà les images comme des textes. Ici, l’interaction du texte et de l’image s’établit dans un texte vu comme une image et déchiffré comme un texte. Ainsi, le journal mural se présenterait comme une configuration tabulaire où se conjugueraient messages iconiques et messages textuels, un peu à l’instar des supports électroniques. 9 http://www.lesinrocks.com/2012/06/12/actualite/un-journal-mural-pour-raconter-son-expulsion-11268211/. Consulté le 05 avril 2014.

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Pour Emmanuël Souchier (1998, 2007) spécialiste de l’énonciation éditoriale, c’est dans une sorte de complexe intersémiotique, et dans le cas du journal mural, dans la matérialité du support et son organisation graphique, typographique, photographique que se jouent les enjeux de la médiation par et pour les hommes.

Cette médiation sémiotique se veut singulière parce que double avec une dimension organisée et une mobilisation active du destinataire. Les traces sémiotiques laissées par chaque corps de métier (rédacteur, graphiste, maquettiste, imprimeur) révèlent dans leurs dimensions visuelles leur pluralité énonciative. Et c’est à cette « énonciation sur la page » (Souchier, 2007 : 27), c’est-à-dire ce qui « ne peut se dire avec des mots », que nous faisons référence. À une époque, qui plus est, où les pratiques et les modes d’écriture sont en pleine mutation, changer de mode d’expression, vouloir surprendre le lecteur en le confrontant à une praxis encore peu absorbée par l’épaisseur de l’usage et de l’usure nous semble pertinent. Ainsi, « l’image du texte », pour reprendre Souchier, est une part constitutive de l’énonciation éditoriale. Pour autant toute écriture relève de la linguistique et de l’iconique, c’est donc à ces deux niveaux d’expression augmentés d’une instance matérielle, c’est-à-dire le support formel, que nous ferons appel pour décrire notre organon, soit un ensemble de règles pratiques appliquées ici à notre objet issu de la sémiotique dynamique et du sensible. C’est le pouvoir de communicabilité du journal mural que nous allons analyser à travers la décomposition de cette forme d’organisation sémiotique.

Nous considérons, dès lors, que ce qui est envisagé, c’est que le journal mural en tant qu’outil de communication destiné à l’interprétation est saisi par des cultures, des normes et des codes très éloignés des formes sémiotiques organisées, classiques et reconnues au sein de notre société. À la croisée de la technique et de la poétique, ces nouvelles formes sémiotiques ont pour mission de transformer les comportements des Cenonnais et au-delà de changer leurs conditions au plan social et culturel. Parce qu’« être en relation » ne va pas de soi et surtout ne s’impose pas à l’individu, le journal mural en tant qu’« objet du faire » va aider à réparer puis reconstruire le lien à partir de l’individu. Ici, la pensée se « sémiotise » dans des signes extérieurs qui eux-mêmes déterminent des formes de pensée. C’est ce que nous allons découvrir. 2. Une esquisse d’organon10

C’est à partir de la réalisation du support qui s’est faite hors du circuit universitaire

entre le designer graphiste et le commanditaire que nous nous sommes appuyée pour bâtir l’organon du journal mural en tant qu’objet technique. C’est maintenant à la plurivocité des métiers que nous allons nous intéresser pour décrire l’énonciation éditoriale du journal mural.

10 Nous reportons à notre article paru en juin 2015 dans la revue Communication et Organisation.

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2.1 Entre l’affiche et le journal

Ce n’est pas uniquement un type d’objet (l’affiche) qui fait l’objet-support (journal d’information), l’acte de lire le journal sur un support mis en scène dans l’espace public (sur un panneau, un mur, au sol) peut aussi faire l’objet-support. Sorte d’escapade hors du texte, la sémiotique-objet s’intéresse notamment aux situations sociales. Le journal mural en tant qu’hybridation de stratégies éditoriales (message graphique et rédactionnel) et de principe d’affichage urbain (support et public) sera éprouvé sur le plan des pratiques notamment à travers le rapport qui s’établit entre l’environnement, les objets, les stratégies d’acteurs mais également les corps (sujet et objet). 2.2 Des partis pris graphiques et d’impression hors des codes institutionnels

Parmi les partis pris retenus, on note l’impression sérigraphique à l’insoleuse. Il s’agit d’une technique de pochoir bien connue des illustrateurs de bande dessinée qui permet de travailler la décomposition de l’image. Le rendu visuel de ce travail de sérigraphie se remarque par l’intensité des couleurs saturées qui lui confère une force réceptive exceptionnelle. L’impression sérigraphique est également la garantie de couleurs qui traversent les années et d’une palette chromatique originale proposant des fluo, des argentiques ou des métalliques. Nous le savons, l’interprétation des couleurs est anthropologique et culturelle. Aussi, la perception de ces tons à la fois saturés et précieux nous transporte vers des univers habituellement peu convoqués par les codes couleurs stéréotypés du monde institutionnel. Alors qu’ici l’argent et le métal nous renvoient au design, de leur côté, les fluos nous accrochent pour ne pas dire nous « électrisent ». Par conséquent, nous sommes loin des cyans et autres couleurs consensuelles, conformistes, empreintes de sérénité et héritées des traditions anciennes. Très simplement, nous venons d’assister à une remobilisation de l’attention par le renouvellement des signes. Une sorte de défamiliarisation propice à la découverte.

Les éléments graphiques détonent tout autant. On peut remarquer que sur le plan figuratif, les polices de caractère et les images se manifestent de manière tout aussi excessive. L’humain et la nature sont à l’honneur. Le style est épuré, l’approche ontologique est profonde tant par l’ampleur de vue que par la radicalité de la thèse marquée par l’expérience de vie. C’est l’Être tout entier qui est convoqué, sublimé. Pour preuve, les corps dans un mouvement continu d’émotions nous rappellent le sens de la vie. Des organes humains sont zoomés (oreilles), des insectes, caricaturés (abeille), des sons, convertis phonétiquement. 2.3 La performativité du texte et de l’image

Le performatif a ceci de particulier de déplacer le langage dans l’action. Avec les mots, on ne fait pas que dire, on agit, nous rappelle Austin à travers sa célèbre formule « Quand faire, c’est dire » (1970). Dans le journal mural cenonnais, on peut relever plusieurs

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formes injonctives de performativité comme « Ecoutez voir » (figure 1), « rends-moi » (figure 3), « partageons nos richesses » (figure 4). Ces actes de langage ont pour particularité de se marier parfaitement avec une autre forme de performativité lyrique et poétique portée, cette fois-ci, par l’image. Une oreille géante comme symbolisation et empathisation de la modalité sensible, une parenthèse monumentale, un bourdonnement entêtant, des successions de portraits et de corps en mouvement, c’est une immersion polysensorielle « à l’intérieur de l’être » qui nous est proposée. Ici, le sens est incarné. Le corps est mobilisé en tant que premier médiateur de signification. Chaque page du journal mural dépend du rapport interactif existant entre le corps et le monde sensible, un corps considéré comme « siège, vecteur ou opérateur de la sémiosis » (Fontanille, 2004 : 13). En réalité, c’est la factitivité qui commence déjà à opérer. L’objet en tant qu’instance nous affronte (Beyaert-Geslin, 2012), les corps (objet et sujet) en présence dialoguent, les forces s’ajustent mutuellement. 2.4 Des actes entre ostentation et sélection

Nous avons repéré11 trois actes spécifiques :

1. Un acte d’ostentation et d’intensification, qui se manifeste par la taille du journal qui adopte le format de l’affiche, mais aussi la taille des éléments graphiques (image, typographie, etc.) grossis à l’excès ou la surprésence des images et des illustrations (60 % d’image pour 40 % de texte). L’effet « miroir grossissant » n’est pas sans conséquence. Au fond, c’est comme si l'on passait du citoyen lambda représenté habituellement dans un format magazine à celui, idéalisé, de statue grecque dans un format affiche quasi grandeur nature. En somme, ces changements d’« échelle, proportions, format »12 sous-tendent une transformation de la normalité en exceptionnel. Ce saut qualitatif vient confirmer la fonction heuristique du redimensionnement. 2. Un acte d’identification, grâce à une compétence sémantique, autrement dit, la thématisation du médium (la mention journal mural, le titre La Clameur, le flashcode du site de la ville) et à une compétence modale capable de présenter un fait comme possible, non pas avec les seuls marqueurs habituels (pouvoir, vouloir), mais par le biais implicite d’une mise en scène forte. L’exemple (figure 8) d’un « jeune Cenonnais devenu danseur de l’opéra qui décide de revenir danser dans la commune qui l’a vu grandir » illustre parfaitement cette sorte de connivence sociale appuyée par des motifs modaux et pathémiques très persuasifs.

11 Ce travail de repérage a pris appui sur la méthodologie de l’« étude de cas : l’affichage » de Jacques Fontanille (2008). 12 Nous reprenons pour partie le titre d’un article d’Anne Beyaert-Geslin : « Échelle, proportions, format. Quelques instructions pour embarquer sur un radeau ».

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3. Un acte de sélection, dans la mesure où le cadre décalé induisant une mise en scène identifiée hors des circuits institutionnels habituels (panneaux électoraux, bâtiments publics, abribus, etc.) est captatif et où les données textuelles triées et réduites se donnent à consommer comme une denrée rare.

3. La factitivité intentionnelle de l’objet

Le principe du journal mural impose le corps en action de l’usager, un mode de lecture

et de comportement spécifique. C’est aux éléments fortement factitifs, dont la mission est de produire un effet sur le comportement des citoyens récalcitrants à ce nouvel outil culturel, que nous proposons maintenant de nous intéresser. 3.1 Un format inhabituel

Ce format inhabituel pour un journal (1 m sur 75 cm) impose une lecture debout et induit un déplacement physique. La lecture peut s’organiser soit en séquences individuelles, soit globalement. Dans ce dernier cas, si les huit pages sont disposées successivement, le déplacement physique se fait latéralement, tandis que dans l’optique d’une configuration spécifique (agora) de l’agencement des pages, la lecture est circulaire et se voit augmentée d’une fonction d’échanges de corps à corps et de débat dans l’espace public.

Figure 1. Poème de Kamel Daoud Figure 2. Les instants pour elles (1 Figure 3. Les instants pour elles (2)

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Figure 4. Le Rucher du Rocher (1) Figure 5. Le Rucher du Rocher (2)

Figure 6. À voix retrouvées (1)

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Figure 7. À voix retrouvées (2) Figure 8. Chorégraphie de Sébastien Bertaud

3.2 Quatre niveaux de lecture

En moyenne, quatre niveaux de lecture (titre, chapeau, texte, image) caractérisent le journal mural, autrement dit, plus qu’une affiche et moins qu’un journal traditionnel. Or compte tenu du format monumental, lui-même entraînant une exagération des distances de

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pratique de lecture (5 à 6 m au plus loin), un jeu de va-et-vient physique peut s’installer en fonction des différents niveaux de lecture. Une occasion supplémentaire de rendre le lecteur actif dans sa recherche de contenu et d’augmenter sa capacité de « vouloir lire ». 3.3 Des couleurs saturées et intenses

La couleur est réduite à un choix de deux ou trois coloris en vue d’obtenir des tons francs et de se distinguer d’une communication marketing exclusivement quadrichrome. Des couleurs saturées et intenses, comme nous l’avons vu, qui accrochent l’œil, mais également des typographies de création au style chaotique, proche du graphe et du tag, des polices de caractère à forte densité pour les titres notamment. Cette spontanéité recherchée est en parfaite cohérence avec la volonté d’interpeller le lecteur. Conclusion

Faisons le point. Parce que le sens émerge de l’expérience, du corps et de son

contexte, et peut avoir une emprise sur le monde13, parce que « l’avènement du sensible est programmé », lançait sans détour Jean-Marie Klinkenberg14, le principe du journal mural, en questionnant les effets de sens du matériau et du support, du lieu et du mode de diffusion, des interactions textes-images et du rapport corps-objet, corps-environnement, corps-corps pour ne pas dire « corps à corps », construit un modus operandi remarquable. Précisément, le journal mural répond à cette tendance d’inscription processuelle de la corporéité dans les pratiques communicationnelles. Plus généralement, il participe à la démultiplication des formes actionnelles de médiations et d’expressions entre les citoyens et leurs institutions, révélatrices d’une volonté de s’inscrire dans la lignée du tournant pragmatique (Peirce, 1931-1935, Austin 1970, Grice, 1979, Habermas, 1987) qui a contribué à orienter le monde vers l’agir. Enfin, en mobilisant le pouvoir factitif du journal mural, soit un artefact qui « fait être » la vie (faire être) de telle manière qu’il conditionne et « fait faire » au citoyen (faire faire) l’expérience d’un nouvel environnement culturel, prouve sa valeur et s’impose comme une avancée communicationnelle dans le remodelage volontaire de l’activité éditoriale des organisations publiques. Nous retiendrons tout particulièrement le pouvoir de la scène pratique capable de guider le citoyen par la mise en scène, la sensorialité, le corps en action. Ici, c’est la scène pratique qui construit l’actant collectif, dirige l’action et lui fait faire

13 Nous référons à la notion d’anasémiose (production du sens) et de catasémiose (action du sens sur le monde). Voir Groupe µ (2013), « Sémiotique de l’outil. Anasémiose et catasémiose instrumentées », Signata, n° 4, p. 412-438. 14 Intervention du 26 mai 2015 de Jean-Marie Klinkenberg « La sémiotique entre autonomie et hétéronomie. L’avènement du corps dans la science du sens » comme Grand conférencier du colloque international Sémiotique appliquée, sémiotique applicable : nouvelles méthodes.

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quelque chose. Ce nouvel objet témoigne d’une communication publique en quête de processus qui cherchent un écho dans la réhabilitation des notions de « commun» et de pratiques du « partage ».

Notice biobibliographique Annick Monseigne est Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’Université Bordeaux Montaigne et chercheur au MICA (EA 4426). Elle compte à son actif vingt ans d’expérience de terrain comme consultante en communication auprès des collectivités territoriales. Ses thématiques de recherche portent principalement sur les enjeux communicationnels des politiques publiques et les nouvelles procédures de concertation et d'interaction avec le citoyen, la mutation du métier de communicant public, l’innovation de la communication publique dans une démarche d’inspiration sémio-pragmatique, en observant la transition de la participation vers le commun.

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