le métier de psychotechnicien

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Maurice Reuchlin V. Le métier de psychotechnicien : son objet, son organisation, sa morale professionnelle In: L'année psychologique. 1948 vol. 49. pp. 405-422. Citer ce document / Cite this document : Reuchlin Maurice. V. Le métier de psychotechnicien : son objet, son organisation, sa morale professionnelle. In: L'année psychologique. 1948 vol. 49. pp. 405-422. doi : 10.3406/psy.1948.8371 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/psy_0003-5033_1948_num_49_1_8371

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Maurice Reuchlin

V. Le métier de psychotechnicien : son objet, son organisation,sa morale professionnelleIn: L'année psychologique. 1948 vol. 49. pp. 405-422.

Citer ce document / Cite this document :

Reuchlin Maurice. V. Le métier de psychotechnicien : son objet, son organisation, sa morale professionnelle. In: L'annéepsychologique. 1948 vol. 49. pp. 405-422.

doi : 10.3406/psy.1948.8371

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/psy_0003-5033_1948_num_49_1_8371

V

LE MÉTIER DE PSYCHOTECHNICIEN SON OBJET, SON ORGANISATION, SA MORALE PROFESSIONNELLE

par M. Reuciilin

L'après-guerre a vu s'accroître dans le monde le nombre et l'importance des applications de la psychologie.

G. K. Bennett, président de la « Psychological corporation », n'hésite pas à parler d'une « ère nouvelle » (1) dont il explique l'avènement par deux raisons : l'intérêt des patrons à l'égard des éléments humains après l'échec des méthodes arbitraires ou paternalistes, et les progrès accomplis par les psychologues, que la guerre a forcés à sortir de leurs laboratoires. La guerre a également contribué à informer le public sur la psychologie.

Cet essor de la psychotechnique ne semble pas cependant être également vigoureux dans tous les pays. En ce qui concerne le nôtre en particulier, P. H. Maucorps (2) signale que « la psychotechnique industrielle n'a pas rencontré en France l'accueil qu'elle méritait et que lui ont réservé les milieux du travail d'autres grandes puissances économiques ». Pour lui, le retard psychotechnique français a pour causes (ou pour prétextes) les préjugés traditionnels, l'incertitude méthodologique, les inquiétudes sociales et les objections financières.

Mais, aux U. S. A. tout au moins, Bennett n'est pas seul à constater un développement de la psychotechnique. On peut trouver, chez certains auteurs, une enumeration des problèmes qu'elle cherche maintenant à résoudre dans ce pays. Voici par exemple quel est le champ de la psychologie des individus en tant que salariés, pour Taylor et M osier (3) présentant leur revue nouvelle Personnel psychology : sélection, orientation, apprentissage, motivation, moral, attitude au travail, problèmes personnels et professionnels, adaptation des machines à l'homme, contrôle des conditions du travail en vue de la diminution du nombre des erreurs et des accidents, de l'effort et de la fatigue, en vue de l'accroissement de la produc--

406 REVUES DE QUESTIONS

tion et de la satisfaction du travailleur, description, classification et analyse des postes, détermination des salaires « psychologiquement acceptables », évaluation des individus, étude du travail en équipe. Les auteurs signalent que la revue ne s'occupera pas des autres domaines de la psychologie des individus qui sont : la psychologie scolaire, l'orientation professionnelle et le « counseling » (le conseil, la consultation psychologique).

Kornhauser (4) cite en outre : les enquêtes auprès des consommateurs, la formation des cadres, l'étude des effets de la réclame.

Toujours aux U. S. À. dans le domaine de la psychotechnique industrielle (que nous prendrons comme exemple, faute de pouvoir inventorier également les autres domaines de la psychotechnique) nous avons trouvé un article écrit par un psychologue, R. Stagner, qui, d'après la notice de l'éditeur, semble s'être spécialisé dans l'étude psychologique des conflits industriels (grèves), matière qu'il a enseignée à Darmouth et pour laquelle il est un collaborateur de la General Motors (5). Nous analyserons plus loin son travail.

£n Angleterre, Mercer (6) définit ainsi le psychologue industriel : «•«"Celui qui applique sa connaissance de la structure, du développement et des bases de la personnalité à des problèmes professionnels tels que le choix d'un travail pour un individu, le choix d'un individu

, pour une forme spécifique de travail, l'adaptation de l'individu à vson milieu de travail, l'adaptation du milieu à l'individu; et l'étude des facteurs ayant une influence sur le développement, la cohérence et la direction du groupe de travail. » On voit que sa conception <est la même que celle des auteurs américains.

Mais son compatriote Frisby, qui dirige l'Institut National de Psychologie Industrielle de Londres (N. I. I. P.), apporte une nuance importante (7). Pour lui, la psychologie industrielle, n'est pas la psychologie appliquée, parce que le comportement des individus dans un milieu particulier tel que l'industrie a ses lois particulières, susceptibles de faire l'objet d'études théoriques aussi bien <jue pratiques. Sur cette question de principe, Frisby se déclare d'accord avec Hearnshaw (8). Cette opinion pourrait facilement ouvrir un débat qui dépasserait largement le cadre de ce travail. On pourrait, en effet, faire remarquer que l'individu est toujours, à un moment donné de son existence, inclus dans « un milieu particulier » et que des études théoriques portant sur l'homme « en général » se heurteront à des difficultés majeures dès qu'elles s'écar- teront un peu des questions strictement physiologiques. On retrouverait là des opinions émises, depuis un certain temps déjà, par des auteurs français. G. Politzer écrit par exemple (9) page 84 : « La psychologie industrielle et d'une façon générale la psychotechnique, ne représentent pas la psychologie appliquée. De' quoi en effet seraient-elles lès applications? Autant vaudrait dire... que le retour à la forme vraie d'une recherche scientifique ne peut

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être que la partie appliquée de la forme fausse de cette recherche. » Et H. Wallon (10, p. 8-04-6) : « L'homme que doit étudier la psychologie, c'est l'homme concret, non l'entité formelle que trop souvent encore elle débite, en facultés ou en activités sans objet défini. »L'homme en général, dont elle fait son point de départ, où le trouve- t-elle? » La discussion de ces opinions n'entrant pas dans le cadre de notre travail, nous reviendrons à l'article de Frisby pour constater que son inventaire des facteurs que doit étudier le psychologue industriel est à peu près identique à ceux que nous avons déjà cités. Nous noterons cependant que, parmi les facteurs sociaux influençant certains aspects du comportement des Ouvriers du travail, il cite : l'influence du groupe de travail, de l'organisation du travail, des organisations professionnelles, des groupes sociaux plus larges. Nous aurons l'occasion de voir plus loin quelles questions épineuses soulève l'étude de ces facteurs sociaux, mais il semble bien que cette étude constitue actuellement un pôle d'intérêt dans les recherches psychotechniques.

L'élargissement du champ d'action de la psychotechnique a contribué à mettre en lumière la question de l'organisation du métier de psychotechnicien : formation, diplômes, salaires.

La contribution anglaise la plus importante au problème de la formation du psychologue industriel nous est offerte, dans un symposium sur ce thème, publié dans l'organe du N. I. I. P., Occupational Psychology.

Mercer (6) envisage, comme formation théorique, une formation universitaire comprenant des travaux de laboratoire, ne négligeant pas l'étude de la personnalité, des tendances, des groupes sociaux et des individus en tant que membres de ces groupes, et complétée, après la licence, par un travail d'un an sur un problème particulier, ce travail pouvant être accompli à temps partiel.

Pour la formation pratique, il préconise l'organisation d'institutions centrales d'entraînement, comparables aux hôpitaux-écoles, où les futurs psychotechniciens auraient surtout la possibilité de comprendre le milieu dans lequel ils vont travailler, d'apprendre à adapter les techniques expérimentales aux conditions concrètes du travail, à expliquer un travail technique dans une langue accessible, à être prudent sans décevoir, etc. A côté de cette formation théorique et pratique en psychologie, l'étudiant devra faire un peu de philosophie, des sciences expérimentales, de la statistique qui est indispensable, un peu d'anthropologie, de sociologie, d'économie, apprendre à administrer et à diriger. Pour ceux qui entrent dans la profession alors qu'ils sont déjà âgés, après une activité professionnelle dans un autre domaine, il recommande, à titre transitoire, de leur donner une formation d'un an à temps complet, sanctionnée par un diplôme, sous le contrôle d'une organisation professionnelle.

J. Drever (11) se limite à l'étude des moyens dont dispose l'Uni-

408 REVUES DE QUESTIONS ;

versité pour donner la formation préconisée par Mercer. Il se déclare favorable à la création de ce que nous appellerions une licence de « biologie sociale », qui serait exigée non seulement des psychologues, mais aussi de tous ceux qui vont travailler sur des êtres humains, que ce soit dans le domaine social, dans le domaine industriel ou dans la recherche. Sa préparation durerait trois ans et comprendrait de la philosophie, des mathématiques (une année), de la physiologie, de la sociologie et de l'anthropologie. Une formation professionnelle de deux ans serait donnée aux futurs psychotechniciens, après la licence. Elle se proposerait les buts signalés par Mercer pour sa formation pratique, le même moyen étant préconisé : des instituts d'entraînement, dont le N. I. I. P., en Angleterre pourrait servir d'exemple. Le problème est ici un problème financier.

Wilson (12) est à peu près d'accord avec Mercer et Drever. Il pense que les trois ans de préparation théorique pourraient comprendre un cours élémentaire d'une année, destiné à recruter les étudiants, à leur donner une formation générale non limitée à la psychologie, et à les sélectionner à l'aide de travaux, de tests, etc. Seuls passeraient en 2e et 3e année ceux qui auraient convenablement réussi à ces épreuves, qui seraient échelonnées sur toute la première année. D'après lui, une année suffirait, après la licence, année consacrée pour moitié à un enseignement théorique spécialisé et pour moitié à une formation pratique qui pourrait être donnée dans les services psychotechniques de l'Etat (Armée) ou des grandes industries nationalisées.

Frisby (7) clôt la discussion. Il est d'accord avec Drever sur son projet de licence de « biologie sociale ». La formation complémentaire durerait deux années, dont la première serait surtout consacrée aux problèmes théoriques et techniques de psychologie industrielle et la seconde à un travail effectif exécuté en usine par groupes de deux étudiants sous le contrôle d'un psychotechnicien qualifié. Mais il pose, lui aussi, le problème financier.

Les contributions américaines sont plus fragmentaires, sur cette question de la formation du psychotechnicien.

Me Quitty (13) pense que les psychologues militaires ont été plus efficients que les psychologues industriels parce que les traditions de Farmée leur avaient imposé une formation militaire générale avant de leur demander la solution de problèmes de psychologie militaire. Le psychologue industriel échoue souvent parce qu'il ne connaît pas le milieu dans lequel il travaille. D'où l'idée d'inclure dans la formation universitaire des futurs psychologues industriels des cours d'ingénieurs, des cours d'économie ou de finances. Cette formation non psychologique faciliterait le placement des psychologues.

Canter Jr a fait une enquête (14) auprès de psychologues employés à temps complet dans l'industrie et membres de l'Association Américaine de Psychologie (A. P. A.), dans le courant de l'été 1947.

M. REUCHLIN. LE MÉTIER DE PSYCHOTECHNICIEN 409

Un questionnaire, préalablement mis au point sur de petits groupes, a été envoyé à 220 personnes, et 103 ont répondu, dont 56 travaillaient en usine, 37 faisaient du « consulting » (c'est-à-dire venaient, sur la demande d'un client, essayer de résoudre dans une entreprise un problème psychologique), 10 se consacraient à la réclame. Canter leur demande quel est le niveau de culture minimum, dans leur travail. Le B. A. (correspondant à peu près à un premier certificat de licence) n'est estimé suffisant que par 43 % des psychologues d'usine, 9 % des « consultants » et 30 % des « annonciers »; tandis que le doctorat en philosophie est considéré indispensable, dans les mêmes groupes, par 33 %, 60 % et 60 % des intéressés. Les enseignements qui paraissent le plus nécessaire à ces praticiens sont, par ordre d'importance, la statistique, les tests et mesures, la psychologie générale, la psychologie clinique, le commerce, l'administration et la direction, la psychologie expérimentale, etc. Mais ils ne signalent, comme moyen de formation actuel dans leur partie, que la formation « sur le tas », et ils pensent qu'il faut cinq ans en moyenne pour qu'on puisse la juger suffisante. Au nombre des aspects désagréables de leur métier, ils mettent l'indifférence réciproque de l'Université et de l'industrie. 90 % d'entre eux dénient toute utilité à l'étude des langues étrangères (mais n'est-ce pas là un trait propre aux nations de langue anglaise?). Dans son commentaire à ces réponses, Canter insiste sur la nécessité d'une formation universitaire adaptée aux besoins industriels, et critique à ce propos le doctorat. Il pense que, dès l'Université, les étudiants devraient faire de petits travaux de recherche exigeant l'application de plusieurs techniques différentes et collaborer avec les professeurs à l'occasion de travaux plus importants. Ils devraient être informés des règles d'administration d'une recherche : plan, coût, contrôle, coordination, etc.

Quel diplôme sanctionnera la formation du psychologue industriel? Nous avons parlé déjà d'une licence en biologie sociale, du doctorat en philosophie, d'un diplôme destiné aux psychologues venus tard d'une autre profession. Signalons de plus une note de Bingham (15) donnant la liste de vingt-cinq psychologues américains, membres de l'A. P. A., qui ont reçu le diplôme de psychologie industrielle de FAmerican Board of Examiners in Professional Psychology. Les conditions à remplir sont les suivantes : être docteur, avoir cinq ans au moins de pratique industrielle, avoir été l'objet d'un rapport favorable rédigé par deux membres au moins de l'A. P. A. et portant sur la culture de base, sur l'expérience en psychologie et en particulier en psychologie industrielle.

En France, signalons que l'Association professionnelle des psychotechniciens diplômés a étudié un programme de formation des psychotechniciens, formation qui serait sanctionnée par un diplôme d'État.

410 -• - -BEVUES DE QUESTIONS

On peut trouver quelques indication« sur les salaires qui sont payés, aux U. S. Ai, aux psychologues industriels. Les correspondants de Canter (14) qui travaillent en usine et qui ont le doctorat gagnent annuellement (été 1947), en moyenne, 3.600 dollars en début de carrière et 6.500 en fin de carrière. S'ils n'ont pas le doctorat, mais la licence (M. A.) ils ne débutent qu'à 3.000 dollars1. ;

Giese (16) nous donne, pour 1947 également, des chiffres qui semblent concorder dans la mesure où ils leur sont comparables, avec ceux de Canter. Il distingue le « consultant » psychologue, qui conçoit le programme et dirige son contrôle, du « psychométri- cien ». On ne sait pas quel temps le « consultant » consacre à l'installation d'un service nouveau, mais il gagne pour cela 4.000 dollars la première année et 1.000 dollars la deuxième année. Le psycho- métricien, lui, se borne à appliquer les tests et à faire le travail connexe. Employé à mi-temps ou à 2/3 de temps, il gagne annuellement de 3.000 à 3.500 dollars. Il voit 2.000 candidats par an. Signalons en outre qu'un service de cette importance dépense 1 .000 dollars par an pour les tests, les fournitures et 750 dollars pour le loyer, l'amortissement du matériel et frais généraux.

Des renseignements plus complets, mais moins récents, sur le salaire du psychologue industriel sont apportés par Wolle (17) qui indique que le salaire médian est passé de 3.030 dollars en 1940 à 3.819 en 1945, mais que l'accroissement des impôts a entièrement absorbé cette augmentation alors que le revenu moyen par habitant doublait dans la même période et que le prix de la vie augmentait, d'où une baisse sensible du standard de vie pour le psychologue.

Mais l'extension des applications de la psychologie que nous signalions au début a mis en lumière des questions plus délicates encore que celle de la formation ou des salaires : toutes les questions se rattachent à la morale du psychologue, à ses responsabilités à l'égard des individus et de la société. C'est là un «terrain dangereux », selon l'expression de l'un des auteurs cités, mais il devient chaque jour plus difficile à éviter. On reconnaît que le psychotechnicien ne peut plus éluder les questions de morale professionnelle, et tandis que certains tentent d'organiser l'étude systématique d'un code, d'autres se demandent déjà si le psychotechnicien a le droit d'utiliser toutes les méthodes, d'aborder tous les problèmes.

Plusieurs auteurs soulignent la nécessité d'une morale professionnelle pour le psychotechnicien. La raison qu'ils donnent tous, à quelques nuances près, est celle que Sargent (18) formule ainsi : « La psychologie qui a commencé comme une branche de la philosophie et s'est développée comme une science de laboratoire est devenue une profession... » Les psychologues américains semblent

1. Cours approximatif du dollar en 1947 : 120 francs. -

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prendre conscience de façon particulièrement vive de cette « sortie du laboratoire ». Bennett (1) déclare que la guerre a favorisé cette évolution. C'est aussi l'avis de Me Quitty (13) qui y voit une raison d'efficience accrue de la psychotechnique. Mais du même coup, la psychologie a une influence concrète et souvent décisive sur la vie pratique d'un nombre croissant d'individus. Le psychotechnicien a maintenant, et de plus en plus souvent, des décisions à prendre dans des situations pour lesquelles il a besoin d'une morale, écrit Hobbs (19). Pour cette raison, et pour d'autres raisons connexes (relations intra et interprofessionnelles par exemple), on se préoccupe activement, en 1948, d'élaborer un code de règles morales à l'usage du psychotechnicien.

Ce mouvement a des origines anciennes. Dès 1940, l'Association américaine de psychologie (A. P. A.) avait organisé un comité « On Scientific and professional ethics ». En 1944, Subich (20) publiait un code pour le psychologue consultant, critiqué l'année suivante par Sargent (18).

Un apport plus intéressant, et qui mérite qu'on s'y arrête, est publié l'année suivante, en 1946, par Bixler et Seeman (21). Ils étudient successivement la responsabilité du psychologue à l'égard des individus, à l'égard des professions voisines, à l'égard de la société. A l'égard des individus, la situation du psychologue est caractérisée par le fait qu'il travaille en général au sein d'une institution, d'une entreprise, et qu'il risque d'être amené à une attitude double : obtenir la confiance des individus pour être renseigné sur eux, et ensuite transmettre à d'autres (les clients de l'institution, les dirigeants de l'entreprise) ce qu'il a ainsi appris. S'il s'agit de faire un diagnostic, et que le client vienne volontairement consulter le psychologue, il est clair qu'aucune information ne peut être transmise à des tiers sans l'autorisation expresse de l'intéressé. Par exemple un centre psychologique installé dans une université ne devra pas renseigner le professeur qui lui demanderait un renseignement sur un étudiant venu librement consulter le psychologue. Si le diagnostic a été demandé par un tiers, le client est supposé connaître ce fait. On le prévient cependant avant l'examen qu'un rapport sera fait sur son cas. S'il s'agit, non d'un diagnostic, mais de psychothérapie, les renseignements sont toujours confidentiels. Les transmissions de renseignements entre professions voisines devront avoir exclusivement pour but l'intérêt du client, et se limiter à ce qu'exige cet intérêt. A l'égard de la société, le psychologue a le devoir de prévenir et de traiter les inadaptations, d'aider les individus quelles que soient leur solvabilité, leur religion, leur race et leur éducation, défendre la société contre certains individus et vice versa. Dans leur conclusion, les auteurs expriment une idée que nous retrouverons : « Un groupe professionnel dont le code n'est organisé qu'en fonction de ses propres besoins et qui

412 REVUES DE QUESTIONS .

reste insensible aux besoins sociaux retarde le développement de la société et maintient le statu quo. »

En 1947, le Comité de l'A. P. A. créé en 1940 estime que la situation de la psychologie a suffisamment évolué pour que des principes, directeurs généraux puissent être formulés, et fait place à un Committee on Ethical Standards for Psychology (Comité des règles, morales en psychologie) composé de Tolman, Flanagan, Ghiselli, Hobbs, Sargent et Yepsen.

Comment rechercher ces principes directeurs? Hobbs (19) propose de rassembler un grand nombre de situations où le besoin d'une règle morale se fait sentir. La description de ces situations sera présentée, avec plusieurs solutions à choisir, à un grand nombre de psychologues membres dé l'A. P. A., qui devront mettre un poids à chacune des réponses proposées. C'est le dépouillement de ces réponses qui fournira les principes cherchés. Le Code devra satisfaire à seize critères énumérés par l'auteur.

Dans le cadre des travaux de ce nouveau comité, deux contributions de moindre importance sont à signaler. Hackbusch (22) étudie la question pour les psychologues travaillant dans les hôpitaux psychiatriques, les colonies pour épileptiques, les écoles de retardés, les maisons de correction, etc. Il envisage en particulier le cas où un conflit s'élève entre les ordres de la direction et les intérêts du « client » : temps d'examen par sujet, punitions inacceptables, etc. Dans ces cas, le psychologue, s'il ne peut parvenir à modifier le point de vue de la direction, doit quitter l'institution.

Munn (23) propose un certain nombre de règles à l'usage des psychologues qui publient leurs écrits. Entre autres, il condamne l'emploi de « ghost writers », c'est-à-dire de « nègres » vendant leurs écrits qui paraissent sous la signature de l'acheteur. Il désapprouve également le professeur qui, ayant encouragé et conseillé un étudiant, publie sous sa seule signature le travail de cet étudiant.

A côté de cette série de travaux s'efforçant de résoudre ou tout au moins de poser le problème de la morale professionnelle du psychotechnicien dans toute son ampleur et de façon systématique, on trouve d'autres travaux qui abordent ce même problème sous un angle moins général, et qui sont parfois fort intéressants. Pour la commodité de l'exposé, on peut distinguer les auteurs qui semblent préoccupés surtout par la question de savoir si le psychotechnicien a le droit d'utiliser toutes les méthodes, et ceux qui semblent se demander s'il a le droit d'aborder tous les sujets.

Pour certains en effet, tout le problème moral se ramène à celui du choix de la méthode de travail. On est un travailleur honnête si on respecte les règles de la méthode expérimentale. Nous verrons plus loin combien ce point de vue peut être insuffisant quand il s'agit non d'expériences de laboratoire, mais de techniques sociales ayant un effet direct sur la vie d'hommes appartenant à une Société

M. REUCHLIN. LE MÉTIER DE PSYCHOTECHNICIEN 413

«en évolution. Mais si la condition, à notre avis, n'est pas suffisante, ■du moins est-elle absolument nécessaire. Nous avons évidemment besoin de pouvoir distinguer les méthodes scientifiques des méthodes charlatanesques, et le travail de Seashore (24) peut nous aider à le faire. Pour apprécier le mérite scientifique d'un travail de psychologie appliquée, il nous donne les neuf critères ci-après :

1° L'expérimentateur a-t-il fractionné son problème de façon à pouvoir traiter un facteur spécifique à la fois, et en donner une •définition opérationnelle?

2° A-t-il isolé le facteur choisi pour expérience de façon à ce qu'il puisse varier sous contrôle?

3° Ses résultats sont-ils exprimables numériquement et peut-on répéter les expériences pour les vérifier?

4° A-t-il tenu constants les autres facteurs, subjectifs et objectifs? 5° Le facteur mesuré n'est-il pas déformé par le fait qu'on l'a

?isolé de la situation totale. 6° Le facteur mesuré est-il significatif? 7° La méthode statistique employée est-elle convenable? 8° Contribue-t-il à un fait qui utilise ou qui porte sur la science

•systématique? 9° Les conclusions sont-elles limitées au rôle du facteur mesuré? L'auteur démontre par des exemples que ces critères sont appli

cables en psychologie appliquée, et il met en garde contre le goût «des théories générales.

Soulignons l'importance, en psychologie industrielle, du cinquième critère de Seashore à l'aide d'un exemple cité par un participant de la Conférence internationale d'hygiène mentale (Londres, 1948) et rapporté par Koekebakker (29). Il s'agit de ce fait souvent cité, d'ouvriers de série faisant un travail monotone, mais refusant •de le quitter pour un autre, malgré l'offre qu'on leur en fait. Certains en ont tiré la conclusion que ces ouvriers aimaient la monotonie de leur tâche. Une autre explication est plus vraisemblable, d'après l'auteur, si on considère la situation dans son ensemble. Les ouvriers ne seraient guère intéressés par l'abandon d'un travail monotone pour un autre travail tout aussi monotone. Dans ce changement, ils perdraient au contraire les camarades qu'ils se sont faits dans le premier poste, et c'est la raison pour laquelle ils préfèrent ne »pa3 le quitter.

Quelques remarques de Baumgarten (25) à propos des examens -de caractère révèlent le même souci d'honnêteté méthodologique, dans un domaine largement fréquenté par les charlatans. L'auteur écrit fort clairement : « Les psychotechniciens qui prétendent pouvoir examiner le caractère avec autant de certitude que l'intelligence trompent le public... Il résulte de tout ceci que l'on n'est pas en état, actuellement, de déceler avec une probabilité suffisamment élevée des traits de caractère réels d'un individu. » Et elle conclut : « II

414 y,; REVUES D|E QUESTIONS

nous faut beaucoup travailler. Mais la méthode qui guidera ce travail doit, à notre avis,; rester toujours celle des sciences experiment tales. ». - . . .•• ,,•■■»..•. ... ;

Les psychotechniciens sont conscients du danger que font courir au public, et à leur profession même, les charlatans qui usurpent leur titre et emploient des méthodes dépourvues de toute valeur scientifique. .

Maucorps (2) en France et, aux U. S. A., toute une série d'auteurs signalent le danger et cherchent un moyen de défense. Bennett (1) préconise un travail de définition du titre de psychologue. Bingham (15) fait connaître au public une liste de psychotechniciens diplômés. Hackbusch (22) signale les dangers que présente un usage prématuré des tests de projection. Paterson (26), enfin, pense que le développement actuel de la psychotechnique, en augmentant le nombre d'offres d'emploi, favorise les charlatans dont il énumère une série de variétés, parmi lesquelles il classe la graphologie et la physionomonie. Quels moyens le public a-t-il, aux U. S. A., de reconnaître les psychologues de bonne foi? Les membres de l'A. P. A. ont eu une formation suffisante. Les diplômes de Y American Board of examiners inprofessional psychology ont fait, de plus, la preuve de leur compétence. Aux autres, il faut demander un certificat de l'Université dont ils se réclament, ou leurs publications antérieures. Un critère annexe : un psychologue sérieux ne fait pas de publicité dans les journaux. En France, ne sont admis à l'Association professionnelle de psychotechniciens diplômés que des psychologues ayant une formation et une expérience suffisantes. Les conditions d'admission précisées par les Statuts sont sévères, et de plus, chaque nouvelle admission fait l'objet d'un examen particulier.

Un exemple qui démontre bien la nécessité de tels critères est l'article du général Chassin (27). L'auteur parle en termes fort pertinents de l'insuffisance des examens purement médicaux pour la sélection des aviateurs. Il propose qu'un examen psychotechnique soit adjoint, suivant des modalités qu'il précise, à l'examen classique d'entrée à l'École de l'Air. Malheureusement, il rapporte, comme exemple à suivre, les méthodes d'examen d'un « très grand psychologue » suisse chargé de la sélection pour l'aviation militaire suisse, et qui se base exclusivement sur des procédés .subjectifs, y compris la graphologie et l'examen des lignes de la main. Même si ce psychologue obtient personnellement d'excellents résultats, il est manifeste qu'il y a danger à préconiser la généralisation de méthodes purement intuitives, ne pouvant ni s'apprendre, ni surtout se contrôler, et à permettre que de telles méthodes aient une influence sur l'admission ou le rejet de candidats. , ...... . La question de la légitimité des méthodes n'est évidemment pas facile à résoudre. Elle l'est d'autant moins que les charlatans eux- mêmes sont les premiers, bien entendu, à se réclamer de la science,

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de la méthode expérimentale et que leurs protestations, qui ne résistent pas un instant à un examen un peu serré, risquent cependant d'induire eh erreur un public peu averti. Mais cette question est sûrement moins épineuse que celle qui nous reste à examiner : le psychotechnicien a-t-il le droit d'aborder tous les sujets?

La question peut avoir deux sens. Demandons-nous d'abord si, compte tenu de la situation sociale du psychotechnicien, l'organisation économico-sociale des groupes auxquels il appartient lui accorde le droit d'aborder tous les sujets. Cette question est traitée avec une grande franchise par Kornhauser (28) dont l'article mériterait une traduction intégrale plutôt qu'une analyse. L'auteur constate qu'il y a un contraste entre l'ampleur prise par les travaux de psychologie qui ont pour objet des problèmes immédiats et limités de direction et d'administration des entreprises et le très petit nombre de travaux consacrés a l'étude de problèmes sociaux tels que les conflits industriels, l'effet du chômage et l'insécurité de l'emploi sur le développement personnel des travailleurs et de leurs enfants, les possibilités et les limites d'une coopération sociale démocratique à l'intérieur d'usines dont la structure reste essentiellement autocratique. A titre d'exemple, il expose ce que pourraient être des études d'attitude entreprises dans une perspective plus large. Il conviendrait, d'après lui, d'étudier plus complètement les employés leur attitude en famille^ à l'égard des amis et de la vie sociale, les problèmes qu'ils se posent en tant que consommateurs, les pressions économiques, sociales et politiques qui s'exercent sur eux, leurs sentiments syndicaux et de classe, leurs aspirations et leurs frustrations personnelles, leurs perspectives sociales et leurs espoirs. Gela ne suffirait pas cependant, et il faudrait aussi étudier les employeurs, afin de savoir ce que veulent au fond les différents groupes dans leurs relations économiques, lesquelles de leurs attitudes et de leurs croyances sont en conflit, lesquelles peuvent servir de base d'entente, quels facteurs sont susceptibles d'expliquer les vues opposées et dans quelle mesure ces facteurs sont associés à la différence de situation socio-économique. Il faudrait également poser des questions sur les conditions de travail et le niveau de vie, sur les problèmes syndicaux, les lois anti-grèves, le droit de propriété, les prérogatives patronales, les crises, le chômage... Toutes ces questions ayant pour but d'aider à résoudre la question fondamentale : quelles demandes de changement impliquent les attitudes constatées, en ce qui concerne l'orientation prise par l'industrie. Pourquoi ce contraste, se demande l'auteur, entre, les travaux de psychologie comme technique de direction et les travaux portant sur les grands problèmes saciaux? La question est liée à celle de savoir qui contrôle la recherche et à quelles fins? Et l'auteur continue : « Le patronat constitue un groupe d'intérêt spécial par rapport à la recherche comme dans d'autres domaines. Certains domaines de recherche

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sont tabous. On ne doit pas prendre en considération certaines variables cruciales. Nous devons éviter une analyse explicite des larges problèmes fondamentaux du pouvoir et de X autorité dans la vie économique. Oh ne doit pas se mêler des prérogatives patronales; les étudier pourrait révéler un besoin de changements ou de concessions. De même les mobiles et les attitudes privées des dirigeants sont sacro-saints. La recherche est d'ordinaire écartée de ces sujets. Ils sont dangereux. »

Une remarquable illustration des opinions de Kornhauser nous est fournie par l'article de Stagner (5), ce spécialiste des conflits industriels dont il a déjà été fait mention. Les conflits surviennent, nous dit-il, comme le résultat d'un processus mental des hommes et il se propose d'étudier un facteur de ce processus : les différences de perception entre représentants syndicaux et représentants patronaux. Il est clair, pour l'auteur, que si chacun se comportait logiquement, les grèves ne surviendraient jamais, car chacun perd dans une grève, surtout si elle se prolonge : l'employé, l'employeur et le public. Les ouvriers de telle usine qui ont obtenu une augmentation après une grève mettront cinq ans onze mois à rattraper, par leur augmentation, les salaires perdus à cause de la grève. Pour étudier psychologiquement les grèves, on peut se placer à deux points de vue : étudier les buts et les motifs de l'individu; étudier la façon dont il perçoit la situation. L'auteur déclare se limiter au second point de vue. Il traite le problème à l'aide de l'interview de neuf dirigeants syndicaux et de six représentants patronaux, et d'une épreuve d'adjectifs à attribuer par des étudiants aux ouvriers d'une part, aux patrons d'autre part, les étudiants se divisant d'après cette épreuve en pro-ouvriers et pro-patrons, et se voyant eux-mêmes comme ils voient le groupe qu'ils préfèrent.

Les limitations signalées par Kornhauser apparaissent clairement dans le travail de Stagner. Il limite les conflits industriels aux grèves sans envisager le lock-out. Il limite la portée d'une grève à l'entreprise même où elle a eu lieu, sans envisager l'organisation concrète du monde du travail qui est telle que les avantages acquis dans une entreprise s'étendent assez vite aux autres entreprises de la corporation, et par là, quelquefois, aux autres corporations. Il limite enfin son étude à un facteur dont on a tout lieu de croire qu'il est de faible poids par rapport au facteur qu'il écarte, mais qui risquerait de l'entraîner sur « ces sujets dangereux » dont parle Kornhauser.

L'opinion de Kornhauser que les problèmes de psychologie indus? trielle ou du moins certains d'entre eux, ne peuvent être traités à la seule échelle de l'entreprise, mais qu'ils nous entraînent inévitablement à mettre en cause des facteurs très généraux d'organisation sociale, se retrouve chez plusieurs participants de la Conférence internationale d'hygiène mentale qui, à Londres, en août 1948,

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examina entre autres problèmes : la Santé mentale dans l'industrie tt les relations industrielles. Ces opinions peuvent être citées ici, car elles se rapportent à des problèmes tels que les inadaptations ou les tensions au sein de l'entreprise, problèmes qui, nous l'avons vu, sont traités par les psychotechniciens. D'ailleurs plusieurs rapporteurs sont des psychologues.

Koekebakker (29) faisant une synthèse de vingt-quatre rapports, signale que la question du travail des femmes par exemple ne peut être résolue par des aides, des facilités, des palliatifs. Il ajoute : « C'est ici peut-être qu'on voit le plus clairement combien plusieurs de nos prétendus problèmes industriels sont, en fait, intriqués dans la vie entière de la société. » Résumant un autre rapport traitant des « attitudes de chef », il écrit : « Ces attitudes... ne sont pas seulement influencées par la situation dans Ventreprise, mais elles sont aussi fortement modelées par les conditions culturelles, politiques et économiques de la société dans son ensemble. » Et plus loin : « Nous devons considérer les équipes de travailleurs et les entreprises comme insérées dans les structures culturelles, économiques et sociales du pays et du monde entier. »

Sur la question de Kornhauser : « Qui contrôle la recherche », ce qui peut s'écrire : « Qui paie le psychotechnicien? », l'enquête de Canter (14) nous fournit un élément d'information. Les cinquante- six psychotechniciens en usine qui lui ont répondu travaillent tous pour de grandes sociétés. Le budget d'un service psychotechnique tel qu'il est rapporté plus haut d'après Giese (16) suffît à expliquer le fait.

Mais ce fait, et d'une façon générale les remarques de Kornhauser, nous amènent à poser en un sens un peu différent la question de savoir si le psychotechnicien a le droit d'aborder tous les sujets. Nous pouvons nous demander en effet,*si dans ses conditions actuelles de travail, le psychotechnicien peut assumer, à V égard des individus qu'il examine la responsabilité d'aborder tous les problèmes.

On peut tout d'abord penser que, les problèmes de psychologie industrielle (ou au moins certains d'entre eux) étant liés aux problèmes économiques et sociaux dans leur ensemble, notre attitude à l'égard de la psychotechnique sera liée à notre attitude à l'égard de la Société. C'est du moins l'opinion d'auteurs tels que Bixler et Seeman (21) qui écrivent : « Ce que nous pensons de notre profession évoluera inévitablement d'après ce que nous pensons de notre société », et qui n'hésitent pas à partir d'une série de postulats relatifs à la société pour en déduire un projet de code de morale professionnelle à l'usage des psychotechniciens; ou bien de Hobbs (19) qui pense qu'un tel code doit refléter un système de valeurs et par conséquent qu'il devra faire clairement mention des hypothèses philosophiques sous-jacentes sur la nature de l'homme et de la société.

Cette liaison inéluctable entre l'attitude professionnelle du psy- l'année psychologique, xlix 27

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ehotechnicien et son attitude sociale est particulièrement sensible dans les problèmes d'inadaptation d'un individu à un groupe, ou de tensions entre individus ou entre groupes. Ces problèmes ont été étudiés au Congrès de Londres, et c'est Stoetzel qui tira en ces termes les conclusions du débat (30) : « Le fait des problèmes industriels d'inadjustements et de tension, est indiscutablement un problème réel. Mais quels «ont les éléments de la situation qui doivent être modifiés? On n'échappera pas à poser la question de principe. Certains semblent penser qu'il suffit de régler les difficultés à l'intérieur de l'individu, d'autres pensent à la modification de la structure sociale. En même temps nous restons simultanément attachés au respect, et de la personnalité des individus étudiés et de la structure sociale qui est le lieu des difficultés et des conflits. Or, il est clair que l'on ne peut intervenir dans ces problèmes sans toucher à quelque chose. Pour ma part, je l'avoue, je n'ai pas de solution à proposer. Mais je dis qu'on peut apercevoir des solutions alternatives, et que le choix est sans doute une des obligations les plus sérieuses qui se posent à nous. Il ne sert à rien de dissimuler cette obligation. La psychologie sociale industrielle n'échappera pas à l'obligation de poser le problème des valeurs. »

Essayons de préciser et d'illustrer ces « solutions alternatives » dont parle Stoetzel. Si nous pensons que la forme d'organisation 'actuelle de la société n'est pas satisfaisante, nous essaierons de la modifier de façon à ce que l'individu se trouve mieux adapté dans une organisation meilleure. Si nous pensons au contraire que l'organisation actuelle de la société est bonne, nous la considérerons comme intangible et nous nous efforcerons d'agir sur l'individu pour qu'il s'y adapte. (A la limite de cette seconde position, signalons l'opinion de ceux qui considèrent tout révolutionnaire comme un névrosé qu'il convient de soigner.)

Nous essaierons de citer un exemple de chacune de ces deux attitudes pour montrer qu'elles ne sont pas des déductions abstraites et gratuites.

Ua psychiatre cité par Koekebakker (29) dans son rapport de synthèse, tout en reconnaissant la valeur des méthodes thérapeutiques pour les cas d'inadaptation, de « phobies du travail », etc., pense que le problème central est ailleurs. « Peut-être, dit-il, la plupart des difficultés actuelles dans les relations humaines industrielles sont causées par le fait que la structure sociale industrielle n'a pas emboîté le pas à la société dans ses changements rapides. » L'ouvrier serait mal à l'aise à l'usine parce qu'il n'y retrouverait pas les responsabilités que la démocratie lui offre hors de l'usine. « Si cela est exact, continue-t-il, ce que nous devrions essayer d'abord est d'ajuster la structure industrielle à ces structures sociales plus larges, c'est-à-dire de la rendre plus démocratique, parce que la démocratie est l'idée directrice de notre société actuelle. »

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Toute différente est l'opinion de Gemelli, opinion qu'il a exprimée dans deux ouvrages (32), (33) qui ont été analysés déjà dans Y Année Psychologique, mais qui s'intègrent trop bien au présent travail pour que nous puissions les passer sous silence. Nous nous bornerons à citer le plus récent (33), l'opinion de l'auteur n'ayant pas varié de l'un à l'autre. L'auteur constate que « l'ouvrier de l'industrie moderne a aujourd'hui une profonde aversion pour son travail et pour l'usine où il travaille ». Il est hostile aux cadres de l'usine et son aversion s'étend jusqu'au système économique dont il s'estime la victime : le capitalisme. Il faudrait sans doute « revoir et réformer toute l'organisation économique ». Mais comme « nous ne savons pas si cela pourra être réalisé ou tout au moins quand cela pourra devenir une réalité, il est nécessaire, en attendant, de mettre tout en œuvre pour que l'ouvrier recommence à aimer son travail ». En effet, l'état actuel des choses « conduit fatalement à des conflits, entre le travail et le capital ». Par exemple, les chômeurs « peuvent être facilement victimes d'une propagande subversive et anti-sociale précisément parce que leur état d'âme constitue une condition favorable à l'action suggestive de la propagande ». Évidemment, « on ne peut nier que beaucoup d'initiatives (en matière d'assistance sociale) furent prises sous l'aiguillon des agitations ouvrières ». Mais l'auteur « a expérimenté dans sa vie que la solution envisagée par ceux qui rejettent la doctrine catholique pour accepter dans leurs diverses formes les doctrines extrêmes et révolutionnaires que le socialisme et le communisme ont fait naître depuis qu'ils ont commencé à se répandre, finissent par agir au désavantage de ceux auxquels elles voudraient bénéficier : les ouvriers ». Donc, « il faut, selon nous catholiques, donner au travail qui est nécessaire pour la vie en société et pour le bien commun, une organisation telle que soient éliminés les conflits sociaux sans que soit mise en péril l'efficience du système économique, mais bien au contraire en le rendant toujours plus puissant ». Comment les sciences du travail, et surtout la psychotechnique qui a, à l'égard de ces sciences, un rôle « modérateur et directeur », peuvent-elles contribuer à cette fin? « Toutes les recherches accomplies par la psychotechnique sur le travailleur, permettent de déterminer de quelle activité le travailleur est réellement capable; elles nous donnent les directives selon lesquelles il faut demander au travailleur un effort déterminé; elles nous démontrent la possibilité d'agir sur lui en l'instruisant, en le guidant, en le soutenant, en l'aidant avec les influences morales les plus diverses. »

Ainsi, les « solutions alternatives » de Stoetzel se manifestent bien et il semblerait que la première étape à franchir pour établir un code de morale professionnelle consiste à choisir l'une des deux catégories de solutions, en fonction d'une conception de la société qui pourrait, dans une large mesure, être élaborée scientifiquement.

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Mais il serait inutile de tenter cette élaboration, de franchir cette étape, si le psychotechnicien n'était pas sûr de se trouver ensuite dans des conditions effectives de travail qui lui permettent de conformer ses actes aux principes qu'il aurait adoptés, quels qu'ils soient.

Or, le psychotechnicien peut-il espérer, sur la base de l'organisation actuelle de son travail, que cette liberté d'action lui sera laissée? Certains auteurs en doutent.

Kornhauser (28), par exemple, répond ainsi à la question : « Aucun groupe ne se souciera d'aider des recherches qu'il a peur de voir utiliser en vue de changements auxquels il est opposé. »

Au Congrès de Londres, Line (31) psychologue qui dirigea les services de sélection de l'armée canadienne, étudiant les conditions pratiques d'une action susceptible d'améliorer l'hygiène mentale dans le domaine de l'industrie et des relations industrielles, s'exprime ainsi : « Le plus grand danger, ici, réside peut-être dans l'industrie elle-même. Peut-être « les Affaires » (Business) serait un terme plus adapté, surtout avec un A majuscule; car « les Affaires » se considèrent indubitablement comme une forme de gouvernement. Si par conséquent nous nous allions avec elles, ne serons-nous pas susceptibles d'avoir une position plus efficiente? La réponse doit être franchement, non. Jusqu'à ce que les affaires et l'industrie, et le gouvernement aussi, soient assez influencées par nos aspirations pour apprendre à agir sur la base de nos postulats, nous ne pouvons même pas trouver en eux une position pratique commode qui nous permettrait la liberté d'action que nous devons avoir. »

Arriverons-nous à conclure que tout travail psychotechnique ne peut, comme l'écrivent dans un autre contexte Bixler* et Seeman (21) que « retarder le développement de la société et maintenir le statu quo »? Il semble que ce soit l'opinion de certains, de Gemelli (33) par exemple, ou de ces ouvrières auxquelles Low (34) s'est heurté au cours d'un travail classique de sélection qui modifiait les règles anciennes pour l'avancement. Les intéressées demandaient « comment .pouvons-nous être sûres que chaque fois que quelque chose est fait, qui va contre nos intérêts, on ne l'appellera pas : une expérience ».

Notre opinion, s'il nous est maintenant permis d'en faire état, ne sera pas aussi catégorique. Il est certain que tout homme actif, au sein d'une société organisée, contribue pour une part au moins de son activité à la vie de cette société sous sa forme momentanée d'organisation. Cela est vrai pour chaque acte du psychotechnicien comme pour chaque acte de l'ingénieur par exemple. Mais ce qui est propre au psychotechnicien c'est la nature d'une certaine catégorie de ses travaux (certaines enquêtes d'opinion, d'attitude, de moral; certaines études de conflits ou certaines résolutions de tensions, par exemple) qui n'existent et -ne peuvent être traités qu'en

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fonction d'une conception donnée de l'organisation sociale et au bénéfice immédiat de cette conception. Si le psychotechnicien était parfaitement indépendant dans les faits, il est certain que ces questions, ou celles d'entre elles qui se poseraient encore, seraient du plus haut intérêt. Nous ne pensons pas que, dans les faits, cette indépendance soit suffisamment assurée. La solution provisoire, valable seulement dans l'état actuel des choses, consiste donc, à notre avis, à refuser purement et simplement d'aborder ces problèmes. C'est là notre réponse à la question qui ouvrait ce paragraphe : le psychotechnicien peut-il, dans les conditions actuelles de travail, assumer à l'égard des individus qu'il examine, la responsabilité d'aborder tous les problèmes. Rédiger un code de morale sur la base d'une société idéale ne constitue qu'une œuvre littéraire. Il serait plus efficace probablement de délimiter avec précision cette zone provisoirement interdite et de préciser suivant quelles modalités les employeurs des psychotechniciens seraient informés de ces limites.

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