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ANALYSE DE SÉQUENCE LE MISANTHROPE FILMÉ EN DIRECT DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE

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  • ANALYSE DE SÉQUENCE

    LE MISANTHROPEFILMÉ EN DIRECT DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE

  • a jeune veuve Célimène, aimée par Alceste et courtisée par les deux marquis Acaste et Clitandre, reçoit dans son salon. La conversation prend le tour d’un jeu mondain et cruel où se succèdent des portraits

    satiriques de gens de la Cour. Alceste, en atrabilaire, ne se prête pas à ces vanités qu’il méprise, mais en amoureux, tient à rester présent pour ne pas laisser Célimène seule avec ses rivaux.

    Pour mettre en scène la fameuse « scène des portraits » de l’Acte II, scène 4, Clément Hervieu-Léger choisit d’installer ses comédiens autour d’une table, au cours d’un dîner en ville, entre les hauts murs moulurés d’un hôtel particulier (décors d’Éric Ruf). Ils parlent, mangent, boivent, et ce qui est dit gagne de ce fait en naturel. La mise en scène théâtrale, par le choix de la situation, mais également par le jeu des regards, la modernité des attitudes, le travail de la lumière, semble ici en soi très cinématographique. Elle peut en effet faire écho chez le spectateur aux multiples scènes de repas au cinéma qui sont souvent le lieu où la parole est un théâtre et où se manifestent des antagonismes sociaux, amoureux ou familiaux, de La Règle du Jeu de Jean Renoir comme dans Gosford Park de Robert Altman ou encore à Melancholia de Lars Von Trier. Filmée, la scène voit ce caractère cinématographique pleinement confirmé.

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    DE 53’21 À 57’08 (38 PLANS)

    TÉLÉCHARGER LA SÉQUENCE ICI

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    https://we.tl/HBbg9Jl5kY

  • I. LA PAROLE DES MARQUIS, LE SILENCE D’ALCESTE (PLAN 1 À 5)

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    a séquence s’ouvre sur un panoramique qui accompagne Clitandre de son arrivée jusqu’à la table où le conduit Célimène. D’emblée, Clitandre commence de manière fort mondaine le portrait d’un certain Cléonte, courtisan ridicule. Le découpage accorde

    autant d’importance à la parole qu’à l’écoute et la bascule du plan 1 au plan 2 (plan taille sur un Alceste au visage consterné et un Basque stoïque) renforce, par le montage, l’opposition entre celui qui parle avec une éloquence cruelle et celui qui écoute cette parole tout en la réprouvant. On retrouve cette même figure d’opposition de la parole au silence avec l’arrivée d’Acaste : à nouveau, un panoramique l’accompagne de l’entrée à la table alors qu’il parle (plan 3) puis, avant qu’il n’ait fini sa réplique, on passe au contre-champ silencieux avec Alceste et Basque. Le refus d’Alceste de se plier au jeu des mondanités cruelles est souligné ainsi par le cadrage qui le sépare des autres, et par le montage qui renforce sa déliaison d’avec les invités.

    Mais l’attitude d’Alceste ne témoigne pas que de sa réprobation morale, elle est aussi pleine de jalousie à l’égard des deux jeunes marquis qui rivalisent pour séduire Célimène. Le plan large frontal nous fait voir la manière précipitée dont il vient s’asseoir à la table pour ne pas laisser le champ libre à ses rivaux, tandis que le plan latéral (début du plan 6) permet de voir les regards menaçants qu’il leur lance, transformant la table en espace d’affrontements silencieux. Toute la durée de la scène, Alceste se tiendra de dos, et le cadrage maintiendra cette présence têtue et taiseuse en amorce (à partir du plan 24 notamment), comme un obstacle voué à troubler la fête.

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  • II. MAÎTRES ET SERVITEURS (PLAN 6 À 22)

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    e plan large latéral permet à Éliante et Philinte (fin du plan 6) de rejoindre la table pour que les convives soient au complet. À partir de là, le découpage va mettre Célimène au centre de toutes les attentions : les regards et les paroles des deux marquis lui sont tous destinés, tandis que le cadrage va privilégier les plans rapprochés

    sur elle. Les deux marquis, différenciés par la couleur de leur costume, leur place à table et le cadrage qui les sépare (voir la série des plans rapprochés sur Acaste, 13-19-23) rivalisent en encourageant Célimène (« Timante encor, Madame … », « Et Géralde, Madame ? »). Son art du portrait dans cette mise en scène passe tout autant par la parole que par le corps, et la satire rejoint ici le burlesque : les plans rapprochés grossissent ainsi ses mimiques et ses gestes, renforçant la

    contradiction entre le maintien qu’on attend d’un dîner mondain et la jubilation cruelle, parfois presqu’enfantine de la médisance. L’alternance de plans serrés et larges relie en permanence les dîneurs à ceux qui les servent : comme c’est souvent le cas des scènes de repas dans les films, le dîner est le théâtre des différences sociales. Leur présence, fortement affirmée ici par une mise en scène qui peut évoquer le Gosford Park de Robert Altman, fait du salon de Célimène un hôtel particulier où de jeunes dandys se livrent au plaisir frivole de la cruauté verbale. Ainsi, les domestiques, précis dans leurs gestes, mais aussi raides et silencieux mettent à distance par leur mutisme et leurs regards les mots de Célimène, si habiles soient-ils, et empêchent la contagion du rire (plan 9). Le spectateur n’est pas sans éprouver une certaine gêne face à ce qui se joue ici.

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  • III. L’ART DE LA SATIRE, AU RISQUE DE L’EXCÈS (PLANS 23 À 38)

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    litandre encourage encore Célimène en lui glissant le nom de Bélise, ce qui donne lieu à l’un des portraits les plus assassins de cette scène. Si l’incitation est de Clitandre, Célimène répond en regardant Acaste : la mise en scène associe ainsi ce jeu des portraits à la question de la rivalité

    entre les marquis, chacun risquant de susciter une parole dont il ne serait pas le destinataire. Le cadre élargi ici permet de suivre cette circulation des regards (Clitandre regardant Célimène qui regarde Acaste) qui n’est pas exactement celle de la parole. La satire de Bélise, cette femme au « silence stupide », donne lieu à des fous rires quelque peu crispés de la part des convives et le montage accumule les plans sur Éliante, Clitandre et Acaste.

    La légère accélaration du montage ici, les gestes plus nerveux des marquis (plan 31 : plan rapproché sur Acaste buvant, suivi du même geste par Clitandre, plan 32), font monter une tension inquiétante et la pointe finale du portrait (« Qu’elle grouille aussi peu qu’une pièce de bois »), dite par Célimène dans un éclat de rire quasi ivre, suscite un silence circonspect, une distance entre celle qui parle et ceux qui l’ont encouragée à parler. Le morcellement du découpage (le cadrage isole un Clitandre désormais silencieux au plan 37 et un Adraste presqu’inquiet de cet excès de satire au plan 38) renforce l’impression que la parole cruelle, plutôt que d’unir par le rire, n’est parvenue qu’à délier davantage les uns et les autres.

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  • QUESTIONS

    1. Dans cette scène, la parole est centrale. Pour autant, le réalisateur choisit-il toujours de filmer celui qui parle ? Pourquoi ?

    2. Cherchez sur internet ou en bibliothèque des images d’autres mises en scène du Misanthrope (photos ou captations). Comment la scène des portraits y est-elle représentée ?

    3. Comparez cette scène avec une scène de repas dans un film de votre choix en vous attachant aux liens qui se nouent entre paroles, regards et nourriture.

    Laurence Cousteix, professeur de cinéma en classes préparatoires littéraires (Lycée Léon Blum, Créteil).RÉDACTRICE DU DOSSIER

    Réseau Canopé édite des ressources pédagogiques pour accompagner les enseignants et les élèves pour une école du spectateur : ouvrages, DVD, dossiers pédagogiques en ligne : https://www.reseau-canope.fr/arts-vivants/theatre.html

    La CASDEN, banque coopérative de toute la Fonction publique, créée à l’origine par et pour des enseignants, s’engage au quotidien aux côtés de ses Sociétaires. Fortement impliquée dans les domaines de l’éducation et de la culture, elle développe notamment des outils pédagogiques qu’elle met gratuitement à disposition de ses Sociétaires et soutient des initiatives visant à favoriser l’accès à la culture au plus grand nombre. www.casden.fr

    AVEC LE SOUTIEN DE :

    http://cinema.arte.tv/fr/article/le-repas-au-cinemaPour un aperçu des différentes scènes de repas au cinéma : l’émission Blow Up d’Arte.

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    https://www.reseau-canope.fr/arts-vivants/theatre.htmlhttp://www.casden.fr/Avec-vous-au-quotidien/Decouvrir-et-enseigner/Outils-pedagogiqueshttp://www.casden.frhttp://cinema.arte.tv/fr/article/le-repas-au-cinema