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Véronique Gocel Le « nombre d'or » de Charmes de Valéry : Sur quelques associations significatives du recueil In: L'Information Grammaticale, N. 56, 1993. pp. 24-27. Citer ce document / Cite this document : Gocel Véronique. Le « nombre d'or » de Charmes de Valéry : Sur quelques associations significatives du recueil. In: L'Information Grammaticale, N. 56, 1993. pp. 24-27. doi : 10.3406/igram.1993.3166 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/igram_0222-9838_1993_num_56_1_3166

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  • Vronique Gocel

    Le nombre d'or de Charmes de Valry : Sur quelquesassociations significatives du recueilIn: L'Information Grammaticale, N. 56, 1993. pp. 24-27.

    Citer ce document / Cite this document :

    Gocel Vronique. Le nombre d'or de Charmes de Valry : Sur quelques associations significatives du recueil. In:L'Information Grammaticale, N. 56, 1993. pp. 24-27.

    doi : 10.3406/igram.1993.3166

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/igram_0222-9838_1993_num_56_1_3166

  • LE NOMBRE D'OR DE CHARMES DE VALERY

    Sur quelques associations significatives du recueil

    Vronique GOCEL

    Paul Valry a beaucoup recours au lexeme or dans son oeuvre potique ; dans Charmes en particulier, il est souvent employ (2), et le lecteur de ce recueil sent d'emble son importance, mme s'il a du mal en saisir toute la valeur. En effet, cette notion est gnralement utilise de faon mtaphorique : dans ces vers des Fragments du Narcisse :

    Par de tels souvenirs qu'ils empourprent sa mort Et qu'ils la font heureuse agenouiller dans l'or (p. 64),

    le dernier mot ne renvoie pas la ralit matrielle de l'or, mais a bel et bien un sens plus large et plus abstrait. Assurment une telle mtaphore de l'or est loin d'tre un trait original, tant trs dveloppe chez les potes du XIXs sicle, des Parnassiens Rimbaud (pensons au Million d'oiseaux d'or du Bateau ivre ) ; n'avons-nous pas l, en particulier, un clich de la posie symboliste (3) repris par Valry, de mme que le mot azur qu'il emploie souvent est extrmement strotyp ? Nous nous proposons d'aller au-del de cette apparence, et de montrer qu'OR considr la fois aux points de vue lexical, phonique et smantique constitue vritablement une pierre angulaire du recueil Charmes. En effet le pho- ntisme n'est pas ngliger : Jean Molino et Jolle Gardes-Tamine sont frapps par la concentration de sonorits identiques ou voisines dans ces vers des Grenades :

    Et que si l'or sec de l'corce A la demande d'une force Crve en gemmes rouges de jus (4).

    L'hypothse de dpart serait que la squence phonique /R/ et ses variantes - dont /aR/ contenue dans le titre - dtermine dans une certaine mesure la thmatique de l'oeuvre.

    I. LE LEXEME OR 1) Sa prsence Le mot qui nous intresse est bien sr le substantif issu du latin aurum qui dsigne un mtal, et auquel s'attachent

    1. Edition de rfrence : Posie / Gallimard. 2. Monique Parent en a compt 27 occurrences : Cohrence et rso

    nance dans le style de Charmes de Paul Valry (Klincksieck, 1970), p. 66. 3. Cf. Samain : [...] j'ai rv d'orient [...], / De cits aux noms d'or

    [...] dans Le chariot d'or justement, Mallarm : Le sceptre des rivages roses / Stagnants sur les soirs d'or ( Autre ventail )... 4. Introduction l'analyse de la posie, I - Vers et figures (PUF, 1992,

    coll. Linguistique nouvelle), p. 59.

    des connotations de couleur, de prix, de raret (S). Il ouvre un champ lexical important qui comporte aussi le verbe dorer (7 fois) et le qualificatif dor (2 fois) (ces deux mots tant indirectement rattachs or pour l'tymologie puisque dorer < deaurare < aurum ) : le sang [...] dore l[es] paupires (p. 69), les colonnes sont Si froides et dores (p. 52)... L'importance de la notion est souligne par la mise en vidence mtrique lorsque le mot est place - comme cela arrive assez souvent - avant la csure :

    Mais s'ils tranent dans l'or / leurs yeux secs et funbres (p. 70) l'hmistiche dans les alexandrins du Narcisse (6), Et viens fumer dans l'or, Toison ! (p. 81) : 6/2,

    pour les octosyllabes de La Pythie , etc. Mais la rime surtout, en bonne versification franaise, est susceptible de confrer un tel poids un mot, et c'est le cas lorsque d'or rime avec s'endort (p. 53, p. 55) ou avec trsor (p. 93), lorsque dans l'or suit sa mort en fin de deux vers successifs (p. 64)

  • conserver d'autres smes manant de Toi qui dans l'or les plonges , nonc dans la strophe prcdente d' Au Platane . Ces rserves sur l'interprtation du mot tant faites, il est possible de tenter de classer sommairement le smantisme d'or. Ce monosyllabe apparat trs accueillant smantiquement, si bref qu'il soit ou peut-tre d'autant plus qu'il est bref - l'or ici ne semble pas un sme pur (8). Il lui arrive naturellement d'tre pris au sens propre et de faire rfrence au matriau, comme dans le Cimetire marin , Compos d'or, de pierre et d'arbres sombres (p. 102), lieu dans lequel la nature s'allie l'architecture si importante dans Charmes. La mention du marbre au vers suivant ne laisse aucune ambigut (9). Mais gnralement le sens attribuer or est plus flou, la faveur des dterminations adjectivales qui viennent le modifier : Votre or lger , l'or adorable (p. 66), l'or rougi (p. 81), l'or ardent de ta laine (p. 91), l'or trs pur , l'or oisif des soleils secs (p. 96), l'or sec de l'corce (p. 97), L'or lger qu'elle murmure (p. 111). Certains de ces qualificatifs nous portent dans la direction de la lumire et de la couleur, qui est un des traits essentiels du lexeme : mme dans Filles des nombres d'or , une notation de couleur (cf. Un dieu couleur de miel ) se superpose la rfrence une ralit numrique et architecturale prcise ( Cantique des colonnes , p. 53). Cependant les qualificatifs cits ci-dessus sont souvent trs imprvisibles a priori, notamment lorsqu'ils correspondent une isotopie morale (10>. A travers cette connotation de lumire, on obtient une qualification valorisante d'un paysage, d'un tat ( Par cette infime alerte d'or , p. 55), ou d'un tre comme Eve l'oreille d'or (p. 93) - image de la beaut sculpturale du corps qui se met en mouvement : Le marbre aspire, l'or se cambre ! (p. 94) (11). L'or en particulier renvoie la lumire du soleil, parfois explicit dans l'environnement immdiat de la mtaphore (ainsi p. 87 : Toi qui masques la mort, Soleil, / Sous l'azur et l'or d'une tente ), mais il ne faut peut-tre pas en rester au tableau d'quivalences de M. Parent :

    Mots propres Afote imags Symbolisme Soleil Or Apparence trompeuse

    et dlicieuse (12)

    8. M. Gauthier prcise que dans Quand, au velours du souffle envol l'or des lampes (La Jeune Parque ) l'or est un sme pur qui [a] pour valences les smes couleur + lumire : La dcomposition potique du mot (pp. 241-259 in Cahiers du vingtime sicle, n 11 : Potique et communication. Paul Valry , colloque international de Kiel, 19-21 octobre 1977), p. 249. Le mot valence tant de Valry pour dsigner ces sens qu'il y a entre les mots, mais que les mots accrochent dans leur sillage (ibid., pp. 244-245), cette facult qu'ont les mots de s'attirer l'un l'autre ou de s'accrocher l'un l'autre (p. 245).

    9. Cf. dore suivi de laure (p. 104) qui nous situe dans le champ des ornements.

    10. Cette imprvisibilit des associations tant une caractristique du langage potique, comme Valry le montre sur les expressions - cheval lucide et vol sucr par opposition cheval blanc et vol rapide (Cahiers, XXV, 649, repris par M. Gauthier, art. cit., pp. 246-247).

    11. Cependant ce symbolisme n'est pas uniquement visuel : cf. L'or lger qu'elle murmure (p. 111).

    car si cela convient au contexte du Cimetire marin ( [...] ces couleurs de mensonge / Qu'aux yeux de chair l'onde et l'or font ici , p. 104), la nuance dprciative qu'elle y voit n'est pas constante : n'oublions pas la dernire apparition de l'or, dans le pome de clture, rappel allgorique de la potique de Valry, Palme :

    N'accuse pas d'tre avare Une Sage qui prpare Tant d'or et d'autorit (p. 1 12).

    Il n'y a rien de dvalorisant dans ce symbole de la riche rcolte intellectuelle et de la gloire qui en dcoulera (13). Ce n'est pas le lieu de traiter le symbolisme complexe de l'or solaire et chthonien, trsor ambivalent (14> ; ce qui compte pour nous est qu'or ne peut se concevoir sans son environnement smantique (l'association soleil / sommeil si caractristique de Valry) et sonore (comme on l'a vu par le dernier exemple : autORit ).

    II. LES ASSOCIATIONS AUTOUR D'OR 1) Elles sont de nature phonique Il ne faut pas se cacher le rle que joue la rsonance dans la syllabe OR : comme le rappelle M. Parent, Dans la prface de sa belle dition des manuscrits du Cimetire marin [...], L.-J. Austin insiste sur le fait que les mots du pome ont t choisis plutt pour leurs sonorits, leurs allitrations, que pour leur valeur conceptuelle

  • (p. 43) esquisse dj - ainsi que les suivantes - la prsence de l'or travers les suites OR et RO ((morose, rose, oraison, sorti), mais de plus apparat la faon dont cette reprise importante est relaye par les associations AR / RA (apparence, admirables, ma raison, etc.) et OUR / ROU ( A vos sourires jumeaux , v. 12, etc.), de coloration comparable. La consonne de soutien peut lgrement varier sans que cela remette en question de telles harmonies : OL (cf. soleil) peut tre rapproch de OR avec des effets proches, comme on peut le constater dans cette strophe de l'Ebauche d'un serpent o chacune des rimes croises comporte la voyelle / / (et la consonne /R/) :

    Sr triomphe I si ma parole, De l'me obsdant le trsor, Comme une abeille une corolle Ne quitte plus l'oreille d'or I (p. 93).

    Le mot parole, rcurrent dans cette page, est en bonne place dans une telle constellation phonique, car il unit les successions AR, RO et OL. Valry aime galement jouer sur arme : Tout l'arme des amours ( Palme , p. 112)

  • / Dans les roses le temps se joue , p. 60), mais aussi de faon toute ronsardienne avec le corps et la mort :

    Ce grand corps qui fit tant de choses [...] N'est plus qu'une masse de roses (p. 106).

    En outre le pote prolonge habilement rose en roseau - rcurrent dans les Fragments du Narcisse -, qui lui permet aussi de jouer sur les loi : au milieu des roseaux (p. 62) (25>, rime d'ailleurs avec le second hmistiche du vers suivant, valeur circonstancielle lui aussi : au bord mme des eaux (v. 4). C'est que cette srie est galement aquatique (rose / eau ?), le retour des sons permettant Valry d'opposer minralit et liquidit. La syllabe / R/ est insparable de l'assonance en loi qui la soutient souvent :

    Heureux vos corps fondus, Eaux planes et profondes I (p. 63) .

    Mais ce n'est pas tout, car O quivaut encore , le point d'appui des apostrophes en style soutenu et noble , et cette structure syntaxique ( -t- vocatif) si constamment employe dans Fragments du Narcisse w renforce le jeu sur les sonorits (p. 64) :

    Quand l'opaque dlice o dort cette clart, Cde mon corps l'horreur du feuillage cart, Alors, vainqueur de l'ombre, mon corps tyrannique ,

    sans exclure le paralllisme avec l'autre signifi d'/ol ( prsence pensive, / eau calme qui recueilles , p. 68) (29>. Il arrive mme que le vers soit enclos entre deux voyelles /o/ : perfide et grosse de maux (p. 93). Car ce qui compte dans toutes ces quivalences vocaliques, ce sont les effets de symtrie et d'cho qu'elles constituent trs prcisment dans le vers :

    Echo lointaine est prompte rendre son oracle I De son rire enchant, le roc brise mon coeur (p. 65)

    / Rakl/ reprend /eko/ tandis que /R k/ et /k R/ sont en miroir (30). La mise en rapport phonique est illimite (31).

    III. VERS UNE MOTIVATION DE CET EMPLOI DU SIGNIFIANT ? Pourquoi ce rle particulier jou par OR et les mots apparents ? La question qui se pose une nouvelle fois ici est celle du rapport entre signifiant et signifi dans la

    25. Cf. p. 66 Vous le dites, roseaux , p. 69 Redire tes roseaux de plus profonds soupirs .

    26. Dans Le Rameur , le retour des sonorits voque le mouvement de l'eau : Sous les ponts annels, l'eau profonde me porte (p. 109).

    27. Contrairement l'avis de certains dictionnaires, rappelons que ce n'est pas une interjection (Grevisse, 2545 (16) : O servant invoquer, interpeller, n'est pas, proprement dire, une interjection ; c'est le signe du vocatif, de l'apostrophe .) 28. A ne pas confondre avec les interjections : O qu' tous mes souhaits, que vous tes semblable I (p. 71), Oh I te saisir enfml... (p. 72).

    29. Cf. la disposition graphique en dbut de vers dans la troisime strophe du Cimetire marin .

    30. Rptant O moqueur I (v. 95). 31 . D'autant qu'on pourrait ajouter qu' ct du paralllisme or / eau

    (6), or est galement rapproch de os (la vie et la mort ?) : Mais dont l'os orgueilleux est plus dur que leur porte (p. 109).

    posie. Ce problme longtemps dbattu du rapport du son et du sens est videmment de premire importance pour la posie, o le choix des sons n'est pas laiss au hasard comme dans la langue courante , rappellent J. Molino et J. Gardes-Tamine (32). S'il est vrai qu' il n'y a pour [Valry] aucun rapport naturel, dans le langage ni dans la posie, entre le son et le sens des mots (33), les Cahiers montrant qu'il ne croit pas l'harmonie imitative, il croit nanmoins des mouvements trs rapides entre sons et sens, si bien que le lecteur (et l'auditeur) ont l'impression que le son et le sens sont lis (34). Une hypothse semble pouvoir tre mise, bien qu'elle soit loin de tout expliquer : la syllabe qui nous arrte, du point de vue phonologique, se compose de deux phonmes, / /et /R/, qui correspondent une ouverture : / / est en opposition fonctionnelle avec loi, et /R/ qui n'est pas une occlusive se prononce sans occlusion buccale. Il en est d'ailleurs de mme de /aR/ qui en a t rapproch, puisque le phonme /a/ est celui qui correspond une aperture maximale. Ne pourrait-on pas penser que cette ouverture convient tout fait aux notions de richesse et d'clat qu'on a vu apparatre, et la profusion de sens qui sont venus prendre place dans les associations?

    certains caractres articulatoires des sons (antriorit, labialit, aperture), sont universellement mis en relation avec des formes : les voyelles labialises [a, o, u], sont associes des formes rondes [...], et des grandeurs : les voyelles labialises sont associes la grandeur .

    Il en est donc de mme que dans la potique de Mallarm, selon lequel Ce quoi nous devons viser surtout est que, dans le pome, les mots [...] se refltent les uns sur les autres jusqu' paratre ne plus avoir leur couleur propre, mais n'tre que les transitions d'une gamme. (Propos sur la posie) : or perd ici sa couleur propre, qui s'attnue pour constituer une gamme musicale ou picturale qui s'harmonise autour de lui. C'est pourquoi nous ne rejoignons pas Michel Gauthier qui estime que s[i Valry] a su, partiellement et ponctuellement, se pencher sur les syllabes quivalentes, ou en miroir, ou sur un couple de consonnes, parfois sur trois d'entre elles, quand elles taient lies dans un mme mot, il n'a pas su dpasser le mot (de prose) pour gnraliser tout le vers cette notion d'un univers sonore fond sur les rptitions et les symtries &*>. A voir le traitement du groupe harmonique OR, nous n'en avons pas l'impression (d'autant que M. Gauthier ajoute : Cette remarque est encore plus applicable aux voyelles qu'il semble n'avoir apprcies qu'isolment