le point de vue des Éditeursexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · le point de vue des...

28

Upload: others

Post on 25-Oct-2020

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre
Page 2: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Paris, 1980. Alors qu’il “accompagne” sa belle-fille dans sa lutte

contre un cancer, le narrateur se souvient de Stéphane, son ami

de jeunesse. Au début de la guerre, cet homme l’a initié à l’es-

calade et au dépassement de la peur, avant d’entrer dans la

Résistance puis, capturé par un officier nazi – le colonel

Shadow –, de mourir dans des circonstances jamais vraiment

élucidées.

Mais Shadow, à la fin de la guerre, s’est fait connaître du nar-

rateur. Son intangible présence demeure en lui, elle laisse

affleurer les instants ultimes, la mort courageuse – héroïque,

peut-être – de Stéphane. Et la réalité contemporaine (l’hôpital,

les soignés et les soignants, les visites, l’anxiété des proches,

les minuscules désastres de la vie ordinaire, tout ce que repré-

sentent les quotidiens trajets sur le boulevard périphérique)

reçoit de ce passé un écho d’incertitude et pourtant d’espé-

rance…

L’ombre portée de la mort en soi, telle est sans doute

l’énigme dont Henry Bauchau interroge les manifestations

conscientes et inconscientes, dans ce captivant roman qui

semble défier les lois de la pesanteur littéraire et affirmer, jusqu’à

sa plus ultime mise à nu, l’amour de la vie mystérieusement

éveillée à sa condition mortelle.

“DOMAINE FRANÇAIS”

Page 3: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

HENRY BAUCHAU

Né en Belgique en 1913, Henry Bauchau est décédé à Louveciennes en2012. Psychanalyste, poète, dramaturge, essayiste, romancier, il estl’auteur d’une des œuvres les plus marquantes de notre temps, traduitedans le monde entier. En 2008, son roman Le Boulevard périphériquea obtenu le prix du Livre Inter.

DU MÊME AUTEUR

GÉOLOGIE, poèmes (prix Max Jacob), Gallimard, 1958.GENGIS KHAN, théâtre, Mermod, 1960 ; Actes Sud-Papiers, 1989.

L’ESCALIER BLEU, poèmes, Gallimard, 1964.LA DÉCHIRURE, roman, Gallimard, 1966 ; Actes Sud, 2003.

LA PIERRE SANS CHAGRIN, poèmes, L’Aire, 1966 ; Actes Sud, 2001.LA MACHINATION, théâtre, L’Aire, 1969.

LE RÉGIMENT NOIR, roman (prix Frans Hellens, Prix triennal du roman),Gallimard, 1972 ; Les Eperonniers, 1987 ; Actes Sud, 2000

(nouv. éd. revue) ; Babel n° 647, 2004.CÉLÉBRATION, poèmes, L’Aire, 1972.

LA CHINE INTÉRIEURE, poèmes, Seghers, 1975 ; Actes Sud, 2003.LA SOURDE OREILLE OU LE RÊVE DE FREUD, poème, L’Aire, 1981.

ESSAI SUR LA VIE DE MAO ZEDONG, Flammarion, 1982.POÉSIE 1950-1986 (prix de la Société des gens de lettres, Prix triennal

de la ville de Tournai), Actes Sud, 1986.L’ÉCRITURE ET LA CIRCONSTANCE, Chaire de poétique de l’université de

Louvain-la-Neuve, 1988.ŒDIPE SUR LA ROUTE, roman (prix Antigone, Prix triennal du roman),

Actes Sud, 1990 ; Babel n° 54, 1992.DIOTIME ET LES LIONS, récit, Actes Sud, 1991 ; Babel n° 279, 1997.JOUR APRÈS JOUR, journal 1983-1989, Les Eperonniers, 1992 ;

Babel n° 588, 2003.HEUREUX LES DÉLIANTS, poèmes, Labor, 1995.

ANTIGONE, roman (prix Rossel), Actes Sud, 1997 ; Babel n° 362, 1999.PROMÉTHÉE ENCHAÎNÉ D’ESCHYLE, adaptation théâtrale,

Cahiers du Rideau, 1998.JOURNAL D’ANTIGONE, journal 1989-1997, Actes Sud, 1999.LES VALLÉES DU BONHEUR PROFOND, récits, Babel n° 384, 1999.

EXERCICE DU MATIN, poèmes, Actes Sud, 1999.L’ÉCRITURE A L’ÉCOUTE, essais, Actes Sud, 2000.THÉÂTRE COMPLET, Actes Sud-Papiers, 2001.

PASSAGE DE LA BONNE-GRAINE, journal 1997-2001, Actes Sud, 2002.ŒDIPE SUR LA ROUTE, livret d’opéra, Actes Sud, 2003.L’ENFANT BLEU, Actes Sud, 2004 ; Babel n° 727, 2006.

LA GRANDE MURAILLE, journal 1960-1965, Babel n° 684, 2005.EN NOIR ET BLANC. VU PAR LIONEL, nouvelles, Les éditions

du Chemin de fer, 2005.NOUS NE SOMMES PAS SÉPARÉS, poésie, Actes Sud, 2006.

LE PRÉSENT D’INCERTITUDE, journal 2002-2005, Actes Sud, 2007.

© ACTES SUD, 2011ISBN 978-2-330-00404-0

MEP_Num_Boulevard peripherique_MEP Le Boulevard périphérique 09/10/12 16:16 Page 2

Page 4: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre
Page 5: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

HENRY BAUCHAU

Le Boulevardpériphérique

roman

ACTES SUD

Page 6: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

REMERCIEMENTS

Je remercie la Promotion des lettres de la Communautéfrançaise en Belgique de l’aide qui a rendu possible cetouvrage.

Merci à Marie Donzel pour son aide.

Page 7: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

A Christian,à Rodolphe,

à Marine.

Page 8: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

Marche doucement, car tu marchessur mes rêves

YEATS

Page 9: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

I

Tandis que le métro m’emporte vers la stationdu fort d’Aubervilliers où je prendrai le bus pourBobigny, je pense à ma famille telle qu’elleétait dans mon enfance. La famille, les annéeslointaines que j’ai encore connues, c’est celasurtout qui intéresse Paule lorsque nous par-lons en semble à l’hôpital. Les racines, les liensentremêlés, les façons de vivre de ce clan au -quel son mari et son petit garçon, souvent àleur insu, appartiennent si fort et avec qui ellea conclu alliance.

Le traitement contre le cancer a fait perdreses cheveux à Paule. Je pense souvent, en lavoyant si préoccupée de garder sa perruquebien en place, combien elle a dû souffrir en sedécouvrant chauve. Stéphane, s’il avait vécu,s’il n’avait pas été assassiné en 1944 par lesnazis, serait-il devenu chauve ? Je le verrai tou-jours tel qu’il était à vingt-sept ans, et dansma mémoire il n’aura jamais été touché par letemps. Il me semble qu’il entre avec moi dans lachambre de Paule, avec ses yeux très bleus, sescheveux blonds, sa taille haute, son sourire bref.Non pas timide mais réservé. Un homme del’acte.

7

Page 10: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

C’est en juillet 1940 que je l’ai connu, dansun chantier de déblaiement des ruines de laguerre. De son métier il était sondeur de mines,mais il connaissait bien les travaux de chantier.Très vite c’est lui qui a dirigé le nôtre. Quandnos chantiers se sont regroupés il a pris la têted’un camp de formation de chefs de chantieren 1941 dans la région mosane.

Chaque fois qu’il était libre il partait grimperdans les rochers qui par endroits bordent lefleuve, puisque depuis la guerre les Alpes oules autres montagnes ne lui étaient plus acces-sibles. J’ai appris qu’il était un excellent alpinisteet que montagnes, rochers, glaciers étaient lapassion de sa vie.

Un jour il m’a proposé d’aller grimper aveclui. Un petit train nous mène à proximité d’ungroupe de rochers où il y a plusieurs voies àfaire. Il sort de son sac une corde tressée enanneaux et la met autour de son cou. Nous mar-chons jusqu’au pied des rochers et avec son col-lier de cordes il paraît à la fois modeste etglorieux. Pour grimper il faut une pratique, unapprentissage et tout de suite j’aime le faireavec lui. Je me rappelle cette voie, la premièrequ’il m’a fait faire. Je suis impressionné car j’aitoujours eu le vertige. Il ne m’explique pasgrand-chose sinon le maniement de la corde etcomment il faut la faire coulisser dans les mous-quetons qu’il attache à quelques pitons. Pour lereste, il me dit : “Fais comme moi.” Je le re -garde m’étonnant du peu de surface qui lui estnécessaire pour une prise de pied ou une prisede main. Cela me semble irréalisable pour moi,je vais lâcher, glisser, pourtant j’arrive à peu prèsà tenir où il a tenu, à me soulever là où il a prisde la hauteur. A un passage un peu délicat il faut

8

Page 11: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

contourner le rocher en ne se tenant en équilibreque sur un pied tandis que l’autre, à tâtons,cherche une vire sur laquelle s’élever. On estforcé de poser le regard vers le bas. Nous nesommes pas très haut, assez pourtant pour quela sensation du vide me trouble. Tout se met àtournoyer légèrement et mon pied tremble sur laprise qu’il faut quitter sans que j’arrive à trouverl’autre. Je pense : Je vais dévisser. A ce momentje vois son regard, tourné vers moi, pendantqu’il tend un peu la corde pour m’assurer mieux,et j’entends sa voix très calme dire : “Lève unpeu la jambe gauche, tu vas trouver la prise.Ensuite n’hésite pas, lance le bras droit vers lehaut, il y a une petite vire pour te hausser.” Jesens que ce moment est décisif, j’oserai ou n’ose-rai pas être un grimpeur et de toutes mes forcesje veux le devenir. Je passe, je le rejoins. Par lasuite, j’ai souvent refait ce passage et me suisdemandé pourquoi il m’avait paru si difficile.Chaque fois que j’y ai amené un débutant, j’aiconstaté qu’il avait les mêmes problèmes quemoi la première fois et je me suis efforcé de luiinspirer confiance à la manière de Stéphane.

Me voilà devant Paule et elle me pose la ques -tion : “Est-ce que je vais guérir ou non ?” Il mesemble que Stéphane est présent. Il s’agit depasser, de lui indiquer la bonne prise. Celle juste-ment que je ne connais pas. Je ne réponds pas,je me répète sa question, je laisse l’étonnementenvahir mon visage et je réponds comme tou-jours : “Naturellement, tu es en train de guérir, tule sais bien.” Qui me dicte cela, est-ce que c’estStéphane ? Est-ce qu’il aurait fait cela commemoi, sans rien savoir ? J’obéis à une pulsion,

9

Page 12: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

celle de l’équipe soignante et de sa mère quiveut maintenir Paule dans l’espérance. Ils ontraison, que faire d’autre ?

En sortant de l’hôpital, je rencontre sur le seuilune amie de Paule qui va la voir. Elle s’étonne :“Tout le monde lui raconte des blagues, ellepense partir à l’étranger, installer sa maison, toutcela est impossible. C’est terrible de le lui cacheret de jouer la comédie.”

La mère de Paule arrive avec ce visage calmeet décidé qu’elle a depuis que sa fille est à nou-veau hospitalisée. Elle n’a pas entendu ce queJustine m’a dit, elle le devine et l’écarte d’unmouvement d’épaule : “Ce qui compte, c’est quePaule garde le moral, s’il cède, tout cédera.”Elle prend le bras de Justine et elles entrent dansl’ascenseur en me faisant un signe d’adieu.

Je pars, je reprends l’autobus. En face de moiil y a un homme encore jeune, le visage creusé.Je suis frappé par son regard bleu-gris, un regardattentif, concentré, qui semble fait pour scruter lelointain. C’est de ce regard que Sté phane scrutaitle rocher avant d’entreprendre une escalade etc’est de ce même regard, qui ressemblait un peualors à celui d’un oiseau de proie, qu’il étudiait lesprises possibles en cours d’ascension.

Pendant les premières années de la guerrenous avons souvent grimpé ensemble et uneamitié est née entre nous. Un jour il m’a em -mené avec un moniteur de sport, Sarquin, trèsbon grimpeur. A la fin de la journée, Stéphanenous a montré, pendant que nous l’assurionsd’en bas, comment faire une voie dominée parun fort surplomb sur lequel il fallait faire deuxrétablissements difficiles.

10

Page 13: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

Stéphane franchit le premier surplomb assezlentement, puis, ayant repris souffle, il abordeet dépasse le second avec une précision et unerapidité admirables. Redescendu en rappel, ilassure Sarquin. Celui-ci prend un bon départ,franchit trop vite le premier surplomb, arrive fati-gué au second, ne parvient pas à s’élever et sou-dain dévisse.

Stéphane assure sa descente et me dit d’es-sayer à mon tour. Si Sarquin a échoué, ce n’estpas moi qui vais réussir. Je n’ai pas trop envie detenter l’entreprise mais je ne puis me dégonflerdevant les deux autres.

Je prends le départ plus lentement que Sar -quin, je franchis le premier surplomb avec peine,en ménageant mon souffle. Au second surplombil y a un rapide travail des mains à faire. Face aurocher je me rappelle tous les gestes de Sté -phane et l’instinct qui m’habite les exécute.Mes mains se hissent sur des prises minuscules,un élan me soulève et, sans savoir comment, jepasse. Au moment où je franchis le premiersurplomb, je vois entre mon corps et mon bras levisage attentif de Stéphane en train de m’assurer.Quand, parvenu en haut je me retourne, je voisl’ébauche d’un sourire de satisfaction sur sonvisage. Son sourire d’Indien, comme disent leshommes de son chantier, et je ressens à traverslui un sentiment de joie, de plénitude totale.

Quand je reviens au sol Sarquin me regardeétonné, ne comprenant pas comment j’ai puréussir là où lui, plus fort et plus entraîné, aéchoué.

A partir de ce regard jeté d’en haut sur le sou-rire de Stéphane, le vertige, dont j’ai toujourssouffert, me quitte. Je n’ai plus affaire qu’à laparoi, à la pesanteur, au travail de mes quatre

11

Page 14: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

pattes et je n’ai plus été paralysé par la peur.Quelque chose a eu lieu comme si Stéphanem’avait revêtu de sa force.

Aujourd’hui dans le bus, puis dans le métroqui me ramène à l’Opéra pour y prendre le RER,je songe à cet instant qui m’a soulevé pendantdes semaines, et qui a compté, je m’en rendscompte aujourd’hui, fortement dans ma vie.

C’était une preuve. Une preuve de l’efficacitéde mon corps, c’était surtout une preuve del’amitié de Stéphane. Il lui fallait, il nous fallaitune épreuve de vérité. Il en a ménagé très subti-lement les conditions. Il a été heureux de ne pass’être trompé sur moi. C’est ici qu’il y a un doutecar cette force dont j’ai disposé à ce moment-là,ce n’était pas ma force mais, par le pouvoir deson regard, la sienne. Pourquoi ce moment detriomphe, pourquoi ces années d’amitié si pro-fonde, presque en dehors de la parole, me re -viennent-ils si rarement en mémoire ?

Quelque chose a effacé ces moments heu-reux, les nombreux instants de risque, de forceet de victoire de mes ascensions avec Stéphane.Quelque chose que je n’ai pas vécu, que je suisen train de vivre aujourd’hui et qui est sa mort.

Alors que j’ai vieilli, que mon corps a perdu desa souplesse et de sa force, Stéphane sera tou-jours jeune, il aura toujours vingt-neuf ans, sesyeux bleus, ses cheveux blonds et son sourired’Indien.

La mort de Paule que je crains et ne crains pas,car l’espérance m’habite de force, ranime en moibien d’autres souvenirs et avant tout celui de

12

Page 15: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

Stéphane. Est-ce que je veux, est-ce que je peuxvivre tout cela maintenant, dans ce mois de juinventeux, gris, submergé par les ondées où je mesens dépassé par les choses à faire, par lesdéplacements et la cruelle absence de mon tra-vail d’écrivain ? A la gare de l’Est des gens mon-tent, d’autres descendent. Je n’en puis plus depenser à Paule, de vivre à travers elle la mort deStéphane. Je descends à Opéra, je m’engouffredans les corridors que je connais jusqu’à l’écœu-rement. Je prends le trottoir roulant avec sesmurs rouges, je mets mon ticket dans l’appareilde contrôle. A côté de moi, un jeune homme lefranchit d’un bond léger. Je le regarde avecenvie, je me dis que si j’étais encore commenous étions Stéphane et moi en 1942, je le fran-chirais comme lui, aussi légèrement. Les annéesont passé, je ne suis plus ainsi, un poids s’estétendu sur ma vie.

Je descends l’escalier, il y a dans le grand halld’Auber une exposition sur les années 1900-1914. Il est tard mais j’entre quelques instants. Ily a là une étonnante photo du roi Léopold II deBelgique à Ostende. Il est penché pour luttercontre le vent, en redingote avec un haut-de-forme d’où ne sort que son air déterminé etson énorme barbe blanche. Il est entouré deplusieurs messieurs en hauts-de-forme aussipenchés en avant, plus petits que lui. Il res-semble plus à un grand capitaliste du début duXXe siècle qu’à un roi. A un grand homme d’af-faires givré, gelé par l’âge qui sait qu’il n’y aurabientôt plus d’affaires, plus de lendemain.

Cette extraordinaire image me fait penser aupôle, au temps où des bateaux à voiles y étaientenserrés par les glaces. Le vieux roi, encore enmouvement, se hâtant peut-être vers de dernières

13

Page 16: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

cérémonies, de derniers plaisirs, me fait penserà un de ces bateaux des grands explorateurs dupassé. Sur cette immense barbe, les ouvriers deSainpierre, qui étaient en grève, le jour d’unevisite du roi dans la ville – c’est mon grand-pèrequi l’a raconté à table – ont lancé des crottins dechevaux. “Lui, a dit grand-père, ne s’est pasarrêté, n’a pas bronché, il a légèrement de lamain fait tomber les débris de crottin de sabarbe.” Les rires ont cessé immédiatement, il y aeu un silence sidéré, il a fait un salut léger à lafoule qui s’est mise à applaudir. “Il n’était paspopulaire, a dit grand-père, mais il avait de latenue, il savait faire face aux risques du métier.”

Je descends l’escalier qui va vers les quais defaçon à être en face de la dernière voiture, celleoù j’ai le plus de chance de trouver une placeassise. L’image du vieux roi, tout blanc parmi lessignes annonciateurs de la Première Guerre mon-diale, occupe mon esprit. Etonnante photo quidate d’avant ma naissance. Mais ce monde-là,celui des villes sans voitures, des chevaux, desouvriers lançant des crottins dans la barbe desrois, a été un peu le mien. J’ai connu ce mondesans tracteurs et les campagnes où seuls la -bouraient des chevaux et des bœufs. Dans mapetite enfance, pendant la guerre, nos ennemisn’étaient pas des dictateurs ou des présidents,mais l’empereur Guillaume II, l’empereur François-Joseph, le sultan turc et parmi nos alliés il y avaitle roi d’Angleterre, le tsar de Russie et le roid’Italie. Les gens d’aujourd’hui, en 1980, n’ont plusaucune idée de ce monde, dont il ne reste quedes photos et des séquences de films, en noir etblanc.

14

Page 17: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

Voilà le train, je trouve une place dans la der-nière voiture, autour de moi deux Noirs parlentet rient, tous les autres sont silencieux et fati-gués. Je prends le livre que j’ai dans mon sac.C’est une patiente qui me l’a prêté. Elle prépareun doctorat d’histoire, elle m’a plusieurs fois parlédes livres de Philippe Ariès, elle a senti que celam’intéressait. Elle m’a apporté Essais sur l’histoirede la mort en Occident. Je le feuillette et je tombesur cette réflexion : “Au XIXe siècle, on ne parlaitpas du sexe mais on vivait encore en présencede la mort, maintenant on parle du sexe et ona caché la mort.” Cette phrase repousse avecvigueur le flot des revendications mesquines quim’a accablé toute la journée. Pourquoi tant detravail, de déplacements, pourquoi le délaisse-ment du livre que je sentais se former en moi ?

Argile est à la gare avec la voiture, je suiscontent, au moins la fatigue du retour à pied mesera épargnée aujourd’hui.

Je lui dis : “Paule ne va pas mieux, pourquoiest-ce que je m’oblige à aller à l’hôpital, si sou-vent, alors que je ne puis rien pour elle ?

— Parce que tu le désires. Tu crois que tu nepeux rien pour elle, mais au moins tu te crèves…Tu es ainsi.”

Je la regarde. Les yeux sur la route encombrée,elle le sent, elle sourit.

Page 18: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

II

Ce qui m’apparaît peu à peu, dans les jours, lesnuits qui suivent, c’est ce que, Stéphane et moi,avons vécu pendant les quelques années oùnous avons été liés par la varappe. Si au débutnous avons souvent grimpé à trois ou quatre,bientôt nous ne sommes plus montés qu’à deux.Parce que ainsi nous faisions plus de voies etparce que je le suivais mieux que les autres ?Sur le plan du rocher, j’ai eu le sentiment, jamaisclairement formulé jusque-là, d’être son compa-gnon préféré. Là, il était mon maître. Un maîtrerigoureux qui ne m’épargnait pas la difficulté,qui relevait mes fautes. Un maître qui me trai-tait comme un égal. Ce garçon, peu instruit,qui avait quitté l’école à seize ans, était unmaître auprès duquel j’apprenais une tech-nique, une science de la gaieté dans l’effort etl’énergie du plaisir difficile. Je me souviens qu’unjour nous avons fait une voie particulièrementaérienne qu’il était un des seuls à pouvoir faireen premier. Il avait plu le matin, la roche étaitglissante. Arrivés presque en haut, il fallait faireune extension pour atteindre du bout desdoigts un piton, qu’il avait posé lui-même encréant la voie, et y placer un mousqueton. Lepiton était tombé et personne ne l’avait rem-placé.

16

Page 19: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

La vire sur laquelle Stéphane compte pourprendre son élan s’effrite et cède soudain sousson poids. Il se rattrape de justesse en calantson pied et sa main gauches dans une failletrès étroite. Il se met à examiner avec un calmeextrême la paroi au-dessus de lui. Je le regarded’en dessous, gagné par son calme bien que jesois moi aussi dans une position malaisée.

Son regard me frappe, qui ne ressemble plusà celui d’un homme, un œil sans sourire, sansangoisse, sans autre expression que celle d’uneextrême attention. Je pense alors à l’œil d’unrapace et j’éprouve non pas que Stéphane est sus-pendu en situation difficile à un rocher assezfriable mais qu’il plane dans le ciel comme unfaucon (à cette époque je n’avais jamais vu d’aigleen vol). Aussi, quand Stéphane me dit d’une voixcalme : “Laisse-moi assez de mou pour partir,ensuite assure de près, si je dévisse, le premierpiton ne tiendra que si la chute est brève”, je nesuis pas inquiet, je plane comme Stéphane.

Il repart, il arrive, je ne sais comment, à coin-cer un instant son autre pied et, tout en ne pou-vant le maintenir sur cette prise minuscule, às’étendre pour parvenir à saisir au-dessus del’ancien piton une prise assez forte à laquelle ilse suspend d’une main, puis réussit à placer lamain gauche à côté de la droite. Il se hisse peuà peu, s’aidant des pieds sur la paroi puis, brus-quement, semble se fendre en deux, pose sespieds où étaient ses mains et s’élève, atteint dela main gauche une prise que je ne vois pas. Ildit : “Donne du mou !” Il a passé, je l’entendsqui souffle, il s’élève encore, je ne le vois plus.A peine est-il sorti de ma vue que je commenceà avoir peur. Survient alors sa voix calme, unpeu essoufflée : “Je t’assure. Vas-y, coince ton

17

Page 20: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

pied à gauche et lance-toi.” Comme il me l’aappris, j’emplis mes poumons d’air, je vérifieque la corde est bien tendue, j’arrive à coincermon pied dans la fente, je m’élève, je sens monpied qui tremble et tout d’un coup il me sem -ble que je n’ai plus aucune force dans la jambeet que mon corps tout entier n’est plus quespasme, convulsion et tremblement. Je suis prisd’une intense angoisse, une sueur glacée m’inondele dos. Je ne vois pas Stéphane mais lui, de l’an-fractuosité où il est parvenu, peut me voir. Il medit : “Ta main, ta main gauche puis la droite etquand tu as rapproché suffisamment ton piedtu y vas.” Je n’ai plus aucune force, commentm’élever sur mes mains ? Il m’assure, il va metirer. Je tâte instinctivement la corde. Elle n’estpas tout à fait tendue. Donc Stéphane necompte pas me tirer de ce mauvais pas grâce àla corde. Il pense que je puis le faire seul. Unesorte de force me revient. Je lance ma maindroite. Je sens la prise, je ne l’ai que du bout desdoigts. La main gauche s’accroche aussi. Monpied dérape sur la dalle. Impossible de m’élever.La voix dit : “A gauche, en oblique, cale tonpied.” Je sens une résistance, je prends appuidessus et d’un dernier effort j’élève le pieddroit. Je passe, je suis passé. Lui devant, assurépar lui, mais en somme seul, tout seul. Je m’ef-fondre à côté de lui dans la cheminée. Je suis àbout de souffle, couvert d’une sueur froide, inca-pable de faire encore un geste. Il se penche,enlève mon pull, ma chemise, me bouchonneavec elle comme un cheval et quand je suis secil me renfile mon pull sur la peau et me fric-tionne d’un mouvement doux, expérimenté. Lavoie, à partir de là, est facile. Il n’y a pas, il n’yaura pas d’autres commentaires sur ce que nous

18

Page 21: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

avons vécu tous les deux. Je marmonne confu-sément : “Tu as été formidable” et je suis sou-dain submergé de joie, comme tout à l’heure jel’ai été d’angoisse et de sueur glacée.

Nous revenons à travers les arbres par unesorte de lit de ruisseau coupé de dalles assezfaciles à descendre. Je plane dans la joie, dansle calme, comme s’il le comprenait il me faitremarquer par où il faut passer et les points derepère pour s’y retrouver. Cela trouble l’en-thousiasme, l’état de possession par les dieux,où je me trouve.

“Pourquoi me fais-tu remarquer tout ça ?” Etlui : “Pour que tu puisses t’y retrouver si tu vienssans moi, si on ne suit pas la bonne route onarrive sur un à-pic.

— Mais je ne reviendrai jamais ici sans toi.— Tu devrais apprendre à devenir premier

de cordée.”Cela me donne à penser, je dis : “Je n’en suis

pas là et de toute façon, si j’arrivais à grimper enpremier, jamais je ne pourrais faire cette voie sanstoi. Ça, ce sera toujours au-dessus de mes forces.”

Nous parvenons à un petit mur pas trop aisé,il me fait passer en tête. Je descends sans peinesous son regard. Le ciel est devenu gris foncé, ilva y avoir un orage, de larges gouttes commen-cent à tomber. Je lui dis comme si nous avionsl’un et l’autre continué à penser la même chose :“D’ailleurs je n’ai pas envie de monter avecd’autres. J’aime être avec toi.” Il s’arrête, il a l’airheureux : “Moi aussi, mais les chantiers ne vontpas durer toujours. C’est la guerre, on ne sait pasoù on sera, toi et moi, dans un an. Quand on acommencé de grimper, on est mordu, on nepeut plus s’arrêter.” Il me semble qu’il ouvresoudain devant nous une perspective très som bre.

19

Page 22: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

Je sais bien que les chantiers ne vont plusdurer très longtemps, que la guerre ne peutque s’aggraver toujours jusqu’à sa fin. Mais jen’aime pas y penser, je me concentre sur le pré-sent, sur les prochains mois, les prochainessemaines. Nous sommes arrivés dans la vallée,l’orage éclate. Abrités sous un arbre nous écou-tons la pluie crépiter sur le dôme de branches. Lebonheur que j’ai ressenti tout à l’heure persiste,mais adouci. Il bute sur cette masse de nuages grispourchassés par le vent qui semble sortir de laréflexion de Stéphane et de l’avenir noir, dugouffre qu’il a fait surgir devant nous. Dans cemonde de mort, qui nous entoure en ce mois deseptembre 1942, dans ce petit îlot de relative tran-quillité où nous nous trouvons encore, je nepense jamais à la mort. Toujours à l’avenir.

“Tu penses souvent à la mort, toi, Stéphane ?”Il ne répond pas, il bourre méthodiquement

une petite pipe qu’il allume de temps à autre.La pluie s’arrête presque, nous sommes trem-pés, il m’emmène à travers les prés gorgésd’eau jusqu’au rocher au pied duquel il a cachésous un surplomb nos deux sacs. Il me guidejusqu’à une petite grotte au fond de laquelle,sous quelques pierres, il a entreposé un peude bois sec. Il allume le feu pendant que jeramasse encore un peu de bois. Quand je re -viens, le feu commence à éclairer la grotte, il amis ma chemise à sécher et lui-même est en trainde se dévêtir. Je fais comme lui, nous sommes enslips et, pendant que nos vêtements sèchent,nous mangeons. Il s’est assis sur une pierre, moisur une bûche, nous partageons la nourritureque nous avons. J’admire la façon lente dont ilmâche et savoure ses aliments, quel contrasteavec ma façon rapide et nerveuse d’absorber

20

Page 23: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

ce que je mange. Je me dis que si je pouvaismâcher comme lui mes difficultés corporelless’évanouiraient, mais quoi, je ne suis pas commelui. Je suis une sorte d’intellectuel nerveux, aucerveau sans cesse en érection, au désir viteallumé, pris constamment entre des contradic-tions insolubles dont je me dis parfois, quand jel’ose, qu’elles font ma richesse. Lui, je le sensbien, vit aussi ses contradictions mais pas auniveau des mots. Je ne peux m’empêcher de luidemander : “Tu n’as pas répondu à ma ques-tion. Stéphane, tu penses souvent à la mort ?” Ilrépond simplement “oui”, en tirant sur sa petitepipe qui s’est éteinte et qu’il vient de rallumeravec un tison. Il ajoute : “Et toi ?

— Moi presque jamais.— Toi, tu as des enfants, les enfants, c’est

l’éternité.”Cette idée me frappe. Je regarde sur la paroi

nord de la grotte une sorte de couche de feuilleset de fougères.

“Tu viens parfois dormir ici ?” Il fait oui de la tête.“Tu viens avec une fille ?”Il hausse les épaules, marmonne : “Tu sais, les

filles ne s’intéressent pas beaucoup à moi.— Tu veux dire que tu ne t’intéresses pas

beaucoup à elles.”Il rit, il se lève pour prendre un peu de bois et

le place méthodiquement sur le feu. Cela pro-voque un nuage de fumée et de vapeur. Le boisgrésille, il reste debout en face de moi pour sur-veiller la façon dont le feu prend. Je me lèveaussi, gêné par mon slip mouillé, je l’enlève etle pose à côté de mes autres vêtements sur unebranche en face du feu. Je vois qu’il fait demême. Nous sommes séparés par le feu, jeregarde Stéphane à travers un écran de fumée.

21

Page 24: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

Debout, très droit, plus grand que moi, tenantd’une main la pipe qu’il fume d’un air médita-tif, il ne me regarde pas. Le visage et les brasbronzés par le soleil avec ses membres et sesmuscles longs, la légère cicatrice qu’il porte ausommet du front, sa beauté me frappe. Non passa beauté à lui, Stéphane, mais celle de l’hommejeune, le bel équilibre des jambes, des hanchesfines, des épaules larges. Le défaut du dos, unpeu arrondi par le travail dans la mine, ajouteà l’ensemble la menace du caractère précairede la beauté. Je pense tout à coup que si c’étaitune femme qui était nue en face de moi, unefemme aussi belle que Stéphane est beau, jene pourrais m’empêcher de la désirer et d’enêtre ému dans tout mon corps. Je n’éprouverien de tel aujourd’hui et pourtant commebeaucoup d’hommes j’ai connu autrefois del’amour pour un autre garçon, je l’éprouveraipeut-être encore. Je le regarde seulement à tra-vers la fumée et le trouve beau. Mon corpsplus fragile, plus nerveux que le sien se recon-naît dans l’image, dans la juste proportion de saforme. Il lève les yeux et voyant que je leregarde il me regarde aussi. Nos yeux ne se ren-contrent pas, il regarde mon corps, je regardele sien. Je vois qu’il admire comme j’admire. Cen’est pas moi qu’il admire, mais cette formedé liée, un peu grêle, un peu aiguë de l’hommequi est en moi. L’homme qui jette ses actes et sasemence, qui ne porte pas d’enfant, qui ne portepas la durée. L’homme éphémère, joueur, quis’amuse avec le rocher. Jamais je n’ai compriscomme en cet instant combien l’homme, lemâle, est gratuit en somme, fait pour le jeu, laguerre. La femme, l’enfant l’entraînent vers letravail, vers la civilisation. Mais lui, Stéphane,

22

Page 25: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

l’homme jeune sans femme, sans enfant, il peutchanter avec les garçons de son chantier Travailtient debout de sa belle voix profonde. On voit,je vois à ce moment qu’il n’a nul besoin du tra-vail pour tenir debout. Sobre, industrieux commeil l’est, il pourrait très bien vivre dans un mondesauvage. Il y serait plus heureux peut-être, il n’ycourrait sans doute pas les risques dans lesquelsmoi et mes pareils avec nos idéaux, nos idées,nos plans, notre volonté de donner un sens à lavie, nous nous engageons. Je ne sais pas com-bien de temps nous sommes restés ainsi à nousvoir sans nous regarder, quelques instants peut-être ou peut-être quelques minutes. Dans la cas-serole qu’il a posée sur deux bûches pour le thél’eau s’est mise à bouillir. Nos yeux se rencon-trent, il a eu une sorte de sourire silencieux, labouche fermée mais les yeux rayonnants degaieté et de sympathie. Je souris aussi, je suismême sur le point de parler, de casser ce mo -ment parfait. Nous nous asseyons tous les deux.Il ébouillante sa petite théière, il y met quel quesgrains de thé noir et des feuilles de tilleul. Moi,j’ai apporté du sucre, cela fait un breuvage quenous buvons brûlant. Pendant que je mange, enbuvant mon quart à petites gorgées, il se lève,prend ma chemise étendue près du feu et me latend. Elle est sèche et le contact de l’étoffe bienchaude et de la peau est exquis.

Je m’habille, mes vêtements sont secs commeceux qu’Eugène m’apportait quand je devais partiren patrouille de nuit. Eugène qui est parti pourle Service du travail obligatoire en Allemagne.Où est-il maintenant ? J’ai vu sa femme, elle aeu un bébé avant son départ, je me suis étonné :“Mais il avait le droit de ne pas partir comme pèred’un enfant de cet âge.” Elle m’a répondu : “Il le

23

Page 26: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

savait mais il fallait aller demander à la Komman -dantur. Il a dit : Je n’irai jamais demander quelquechose à ces gens-là.” J’ai vu qu’elle pensaitcomme lui. Jamais elle n’y serait allée non plus.Moi, par contre, j’y serais allé, c’est évident. PourEugène, le droit, c’était autre chose. L’honneurn’était pas un mot de son vocabulaire. En 1940,il aurait pensé que c’était un mot d’officier. Pourlui un homme ne va pas chez ces gens-là. C’esttout. Et il part, laissant au village sa femme et sapetite fille. Je raconte ce qu’a fait Eugène àStéphane en buvant avec lui plusieurs tasses dece mélange que nous nous sommes habituésà appeler du thé. Il demande : “Eugène est mi -neur ?

— Non, il n’est pas mineur, il a fait un peutous les métiers à cause du chômage. Pourquoidemandes-tu ça ?”

Il répond : “Les mineurs sont comme ça !— Toi, Stéphane, tu n’y serais pas allé non

plus ?”Il me regarde : “Pour moi, non. Si j’avais un

enfant, je ne sais pas.”Il va rapidement jusqu’à l’entrée de la grotte :

“Il ne pleut plus, il y a même un peu de soleilqui se pointe. Nous avons le temps de faireencore une voie. Le rocher sera humide, on vachoisir quelque chose de pas trop difficile.”

Dans le train de retour, il y a d’autres varap-peurs. Nous nous regroupons sur la plate-forme,nous nous asseyons sur nos sacs et nous chantons.C’est Stéphane qui de sa voix grave soutient labase du chant, parfois dans les chants de marinsqu’il affectionne et dont nous ne connaissonspas complètement les paroles nous le laissons

24

Page 27: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

chanter seul certains couplets pour reprendre enchœur le refrain. Nous sommes heureux, ayantpartagé le même plaisir, sentant la même fatiguedans nos bras, dans nos jambes, unissant nosvoix. Parfois je ferme les yeux pour mieux en -tendre la voix de Stéphane et la mienne se mêlerà celles des autres.

A Namur, je change de train pour Bruxellestandis que lui rejoint son chantier par un autretrain. Nous nous donnons rendez-vous quinzejours plus tard. Il me demande d’acheter quel -ques mousquetons. Je ressens avec étonnementqu’il y a un moment de séparation très dur. Trèsdur des deux côtés et que nous sommes en 1942dans le temps des séparations. Je monte avec lesautres varappeurs dans le train, nous occuponsà quelques-uns un coin de plate-forme, nousrecommençons à chanter mais je n’y trouve plusle même plaisir.

Quelqu’un se penche vers moi :“C’est toi qui faisais la grande voie avec lui

ce matin ?— Oui.”J’ajoute : “Cela a été dur pour lui, le piton était

tombé. Mais il a passé tout de même.”L’autre approuve : “Sans le piton, il faut être

un as. Il est le seul à pouvoir faire ça. Moi j’aiessayé ce passage avec le piton en me faisantassurer d’en haut, chaque fois j’ai dévissé. Etnaturellement il a remis un autre piton ?

— Oui, et qui tient bien.— C’est bien lui : passer tout seul. C’est qu’il

risquait une chute et la tienne en plus. Et remettrele piton en même temps…

— Je ne crois pas qu’il risquait de dévisser,j’ai senti qu’il allait passer. Avec lui on se senttoujours en sécurité. Tu as grimpé avec lui ?

25

Page 28: LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSexcerpts.numilog.com/books/9782742771691.pdf · LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Paris, 1980. Alors qu il accompagne sa belle- fille dans sa lutte contre

— Oui, souvent avant la guerre dans les Alpes,c’est lui qui m’a appris ce que je sais. Mais toi,tu es nouveau sur le rocher ?

— Depuis six mois.— Et tu n’as pas dévissé au passage.— Non. A un poil près, mais comme Sté -

phane était sûr que je pouvais passer, je l’aisuivi.

— Dis donc, c’est pas mal après six mois. Tumontes avec qui, d’habitude ?

— Toujours avec lui.”Il siffle un peu entre ses lèvres : “Bon maître,

tu as de la chance.”Nous arrivons à Ottignies, je me cale sur mon

sac dans le coin, le dos contre la paroi, je chan -tonne vaguement avec les autres en pensant àce que m’a dit Stéphane : “Je tiens aux chan-tiers. Oui, un peu à cause de toi.” Je sens queje compte pour lui.

Cela me fait penser à Argile. Quand je lavois, je suis souvent submergé. Submergé parl’admiration, par le désir, par le plaisir, par la ten-dresse, parfois par une étrange désespérance.A ces moments-là je sais que je ne la vois pluscomme elle est. Je suis dans la vague, je ne la visplus comme une personne, mais comme unelégende parmi les saisons, les odeurs, les par-fums, dans l’intense précarité de la jeunesse,du plaisir, du désir qui cherchent plus grandsqu’eux.

Tout à l’heure, c’est ainsi que j’ai vu Stéphane,non pas seulement avec la grotte, la fumée, lefeu et son corps nu, qui me regardait de sonregard sans yeux. Je l’ai vu dans la connaissanceobscure des années d’avant, celles de l’enfanceet de la mine, dont il ne parle jamais et cellesqui vont s’aggraver, les années de la guerre.