le prologue du quart livre (1552): une sagesse et ses ... · la définition du ... s’inspire de...

17
HAL Id: halshs-00669014 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00669014 Submitted on 10 Feb 2012 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. ”Le prologue du Quart Livre (1552) : une sagesse et ses complications” Tristan Vigliano To cite this version: Tristan Vigliano. ”Le prologue du Quart Livre (1552): une sagesse et ses complications”. Le Verger, Cornucopia, 2012, 19 p. <halshs-00669014>

Upload: phamphuc

Post on 15-Sep-2018

214 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • HAL Id: halshs-00669014https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00669014

    Submitted on 10 Feb 2012

    HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

    Larchive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestine au dpt et la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publis ou non,manant des tablissements denseignement et derecherche franais ou trangers, des laboratoirespublics ou privs.

    Le prologue du Quart Livre (1552) : une sagesse et sescomplications

    Tristan Vigliano

    To cite this version:Tristan Vigliano. Le prologue du Quart Livre (1552) : une sagesse et ses complications. Le Verger,Cornucopia, 2012, 19 p.

    https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00669014https://hal.archives-ouvertes.fr

  • LE PROLOGUE DU QUART LIVRE (1552) :

    UNE SAGESSE ET SES COMPLICATIONS1

    Tristan VIGLIANO (U. Lumire Lyon 2 / UMR 5037)

    Sed veluti pueris

    Il nest pas facile dentrer dans le prologue du Quart Livre. La dfinition du pantagrulisme ou lloge de la mediocrit aure semblent indiquer au lecteur quil y trouvera certaines clefs pour comprendre la sagesse et lthique rabelaisiennes. Mais les nombreux dtours du texte, qui fuit de toutes parts, en compliquent { lenvi le commentaire. La rflexion quon propose ici tait, { lorigine, destine aux agrgatifs des Universits Lyon 2 et Lyon 3. Il sagissait dexpliquer le prologue, aussi clairement que possible, par la mise en vidence de ses enjeux principaux et par la prsentation des diffrentes lectures critiques. Ces lectures sont souvent divergentes, et les tudiants peuvent quelquefois sy perdre. Ils peuvent galement tre tents de choisir, par commodit, telle voie interprtative plutt que telle autre : un Rabelais vanglique contre un Rabelais ludique, par exemple. On aimerait leur donner les moyens de penser une synthse entre ces diffrentes voies, qui ne sexcluent pas ncessairement. Cest une manire, pour nous, de vrifier la validit, mais aussi lefficacit pdagogique, de propositions avances ailleurs2.

    Le dernier temps de la dmonstration dveloppe une analyse la fois plus gnrale et plus engage, dont on vitera de se servir dans un cadre trop strictement acadmique. Il sadresse un peu par ruse, que le lecteur soit averti ! aux curieux qui voudraient interroger la catchse rabelaisienne. Notre deuxime partie, sachevant sur lide dune mortification littraire, fournit dj les lments de ce dpassement dialectique auquel invitent les exercices universitaires : les plus prudents sen tiendront l{.

    1. LA SAGESSE PANTAGRULIQUE DU PROLOGUE

    1.1. Une dfinition

    Le prologue du Quart Livre ne donne pas seulement voir un pantagrulisme en acte, il ne se contente pas den faire lloge, il propose une dfinition de cette vertu, dont nous devons faire preuve pour le comprendre : vous entendez que cest certaine gayet desprict conficte en mespris des choses fortuites (p. 887)3. Cest le joyeux contentement du chrtien, qui se fonde sur Dieu seul, et non pas sur les idoles vnres par le monde : la chair, la gloire, largent, qui ne peuvent que passer, sur lesquelles il na pas de prise et que rencontreront les personnages du Quart Livre dans la plupart de leurs escales. On peut en effet lire le Quart Livre comme le roman de lidoltrie.

    La dfinition du pantagrulisme parat relever dune forme de stocisme chrtien. Pour les stociens, lhomme ne peut se confier aux biens extrieurs, qui doivent rester { ses yeux indiffrents . Le dterminant indfini, certaine gayet , nous avertit cependant de ne pas la ramener trop vite un dogme trop prcis4. Il apporte en outre une nuance qui semble

    1 Article prsent dans la revue lectronique Le Verger (Bouquet 1, janvier 2012).

    2 Dans ce mme but pdagogique, on souligne les notions et ides importantes, quil faut connatre ou discuter.

    3 Le texte est cit dans ldition de Jean Card, Grard Defaux et Michel Simonin (Franois Rabelais, Les Cinq Livres,

    La Pochothque, Le Livre de Poche , 1994). 4 Sur la dfinition du pantagrulisme et son rapport problmatique au stocisme chrtien : Claude La Charit,

    Rabelais et le De contemptu rerum fortuitarum (1520) de Bud , RHLF, n 3, juillet septembre 2008, p. 515-527.

  • suggrer que toute gaiet nest pas souhaitable. Le pantagrulisme contraste videmment avec limpuissance { rire dont font preuve les agelastes (p. 877), auxquels vient de sattaquer Rabelais dans lptre ddicatoire { Odet de Chtillon. Mais il nest pas { proprement parler le rire, dont nous savons pourtant depuis le dizain liminaire du Gargantua, quil est le propre de lhomme : dailleurs, on voit rarement Pantagruel rire. Peut-tre parce que ce nest plus le lieu, dans ce Quart Livre obsd par le mal, sous toutes ces formes : le Christ non plus ne rit pas. Peut-tre aussi parce que le rire et mme la gaiet courent le risque de la dmesure : voir, au chapitre XVII, les morts soudaines de Philomenes et Zeuxis, tus dune excessive guayet desprit , force de rire (p. 991). Notre prologue fait justement lloge de la mediocrit , cest--dire de la mesure5.

    En dfinissant ainsi le pantagrulisme quil requiert de son lecteur, Rabelais sinspire de Guillaume Bud et de son trait De contemptu mundi et rerum fortuitarum. Il fait proclamation dhumanisme et de fidlit envers une figure tutlaire importante, qui la soutenu quand il tait moine franciscain et que les suprieurs de son ordre lempchaient de lire : Bud, en 1552, est mort depuis douze ans. Le prologue comporte plusieurs hommages de cette sorte, certains beaucoup plus explicites encore. On pense en particulier { lloge du juriste Andr Tiraqueau, tant humain, tant debonnaire et equitable (p. 889), ou aux louanges de Chinon, ville insigne, ville noble, ville antique, voyre premiere du monde, scelon le jugement et assertion des plus doctes Massorethz (p. 903). Tous ces hommages, comme celui que rend ensuite le texte Guillaume Du Bellay (p. 1029), valent signature. Ils contribuent de surcrot { llaboration dune gographie auctoriale, symbolique ou non, dont la permanence corrige les instabilits topographiques du Quart Livre. Enfin, ces marques de fidlit convient le lecteur dans une forme dintimit et montrent par lexemple que le pantagrulisme est aussi une thique, fonde sur lamour et sur la bienveillance. De ce dernier point, la structure du prologue tmoigne son tour.

    1.2. Le pantagrulisme comme thique vanglique

    Edwin Duval a montr quil procdait en effet par embotements successifs6. On laisse de ct, provisoirement, le discours de Priape sur la cogne (l. 221-267). On simplifie en outre le schma, notamment aux deux extrmits de commencement et de fin. Lorganisation qui se dgage est clairement concentrique et elle met en vidence une thique de type vanglique :

    Pantagrulisme et loge de la mdiocrit [1-70] (2 exemples de Zache et du Fils du Prophte) Couillatris perd sa cogne [90-116] Jupiter et lactualit internationale [117-132] La dispute de Rameau et Galland [132-144] La fable du chien et du renard [173-190] La dispute de Rameau et Galland [190-207] Jupiter et lactualit internationale [206-220] Couillatris retrouve sa cogne, les Francs Gontiers sont punis [268-318]

    Pantagrulisme et loge de la mdiocrit [356-405] (2 contre-exemples des belistrandiers et des Gnois)

    proximit immdiate du centre se trouve la querelle des dialecticiens Pierre Galland et Pierre Ramus, devenu Rameau par drision. La dispute qui les anime ici est ce point haineuse quelle ne permet aucune rconciliation : Jupiter ne sait comment la rsoudre. Ils allument couilloniquement le feu de faction, simulte, sectes couilloniques, et partialit entre les ocieux escholiers , parce quils ont oubli lenseignement de lvangile. Peut-tre y a-t-il, dans cette accumulation, une variation sur la premire ptre de saint Paul Timothe, VI, 3-5, qui comporte sur le mme sujet un rythme assez semblable :

    Une seule rserve : le stocisme ne se rduit pas { un idal dapathie, puisquil accepte les bonnes passions, eupatheiai, dont laffection et la gaiet pantagruliques peuvent faire partie. 5 Sur le rire librateur et ses limites dans luvre de Rabelais, le Quart Livre notamment : Daniel Mnager, La

    Renaissance et le rire, Paris, PUF, 1995, p. 162-170. La retenue de Pantagruel ressort dautant mieux quelle vole en clats dans le dernier chapitre seulement : voyant Panurge qui sest conchi, il ne se peut contenir de rire (p. 1213). 6 Edwin Duval, The Design of Rabelaiss Quart Livre de Pantagruel, Genve, Droz, ER XXXVI, 1998, p. 52.

  • Si quelquun enseigne autre chose et ne reste pas attach { de saines paroles, celles de Notre Seigneur Jsus Christ, et { la doctrine conforme { la pit, cest un tre aveugl par lorgueil, un ignorant en mal de questions oiseuses et de querelles de mots ; de l{ viennent lenvie, la discorde, les outrages, les soupons malveillants, les disputes interminables de gens { lesprit corrompu [trad. Bible de Jrusalem].

    Le rcit des actualits internationales qui encadre cette dispute toutes sortes de guerres auxquelles Jupiter a d mettre un terme tablit par contamination des niveaux un lien entre les petites disputes savantes et des conflits autrement meurtriers, mais qui trouvent en elles leur origine : cette connexion est clairement mise en vidence par un humaniste contemporain de Rabelais comme lespagnol Jean-Louis Vivs7. Au niveau infrieur, cest--dire au centre exact de la structure, cette haine est figure dans la fable du renard et du chien. En bonne logique, le renard, qui chappe { tout ce qui le poursuit, ne peut exister que si le chien natteint pas tout ce quil pourchasse : et inversement. Leur tre propre, si tant est quils en aient un, suppose llimination du terme antagoniste, son radical anantissement. Or, les philauties couillonniformes de Rameau et Galland (p. 897) reprsentent justement lamour de soi, qui est oubli de Dieu et anantissement de tout ce qui nest pas soi : philautie est le nom que donne rasme { ce que nous appellerions lorgueil. Cet orgueil condamne ces savants, reprsentant la folle sagesse du monde, rester des pierres mortes (p. 897) quand saint Pierre compare au contraire les chrtiens des pierres vives (premire ptre, II, 4). On observera lquivoque sur les prnoms des deux savants et, dans ldition Defaux, lerreur de la note 65, p. 896 : Galland est bien prnomm Pierre ; dans cette onomastique cratylienne sannonce le notable discours de Pantagruel sus les noms propres des lieux et des persones (ch. XXXVII, p. 671). Saint Pierre dj semblait jouer sur son nom, comme le Christ lavait fait avant lui. Mais sur ces pierres-l, on ne peut construire aucune glise.

    Le centre de la structure, parce quil figure lanti-charit, soppose nettement { ses priphries. Car le dbut et la fin du prologue dfinissent et mettent en uvre le pantagrulisme, au contraire : fond sur le mpris des choses fortuites, cest--dire sur Dieu, ce dernier ne peut tre le fait que de lecteurs et desprits benevoles ; bienveillance qui nest pas seulement construction rhtorique, mais qui est aussi charit en acte. Et cette charit semble elle-mme inspire par la boisson : vous avez eu bonne vine ? { ce que lon ma dict. Je nen serois piece marry (p. 887) ; beuvez en trois [coups] (p. 909). On peut voir dans le vin un symbole eucharistique, fondant cet amour mutuel sur la communion avec le Christ. Dieu est ici eternellement lou (p. 887), et cette action de grce est significativement motive par le bien quil a fait { autrui, et non lautheur .

    La structure concentrique du prologue a une fonction programmatique, ou pour mieux dire, prparatoire : elle prpare le lecteur remarquer, dans le Quart Livre proprement dit, une structure analogue. Les extrmits de dbut et de fin (chap. 1 et 65) y reprsentent en effet des repas qui pourraient bien ractualiser la Cne, sous des modalits que Rabelais ne prcise jamais : peut-tre parce que la question de la prsence relle continue de se poser lui. Le centre (le chapitre XXXIV) montre Pantagruel en figure christique terrassant Physetere, sorte de monstrueux Lviathan. Prcd et suivi par trente-trois chapitres, soit un nombre quivalant au nombre des annes qua vcues le Christ, il met plusieurs fois en avant une triade laquelle on peut trouver des allures de trinit8. Cette frnsie triadique tait elle-mme prpare par la triangulation Galland Ramus Cugnires, sorte danti-trinit bouffonne. Pour pasticher Grard Defaux, qui naurait pas vu la Trinit partout dans le Quart Livre naurait rien vu. La structure du Quart Livre, de la bordure vers le centre, puis du centre vers la bordure, ne fait-elle pas un triangle, { sa manire ?

    7 Sur la place des disputes entre doctes dans lensemble des discordes humaines, voir en particulier son De

    concordia et discordia in humano genere, publi en 1529 (Opera omnia, d. Mayans, Valence, Monfort, t. 5, 1784, p. 210-211 notamment). Du reste, le dsir de passer pour savant est le premier mal incrimin par Vivs, aprs lorgueil (p. 202). 8 Cest la lecture propose par Edwin Duval, dans The Design of Rabelaiss Quart Livre de Pantagruel (sur le combat

    contre Physetre, p. 125-135). Duval est celui qui a pouss le plus loin linterprtation de Pantagruel comme figure christique ( Christ-like hero , p. 141). On reviendra dans la troisime partie sur une telle lecture, et sur les problmes quelle pose quant { lvanglisme de Rabelais.

  • 1.3. Un prologue apais

    Le prologue du Quart Livre ne peut donc se comprendre indpendamment de lengagement vanglique de Rabelais, sur lequel certains signes, trs clairs pour ses contemporains, ne sauraient tromper : on pense des marqueurs tels que les expressions philautie (renvoyant plutt { lvanglisme rasmien) ou ferme foy (p. 891, voir ce quen dit Grard Defaux dans sa note). Et cet engagement vanglique se prolonge dans lengagement gallican. Les affaires internationales dont se saisit Jupiter renvoient toutes des faits dactualit transparents pour les contemporains de Rabelais, et la description qui en est donne laisse peu de doutes sur lorientation du propos : laction de Jupiter renvoie allgoriquement celle du roi de France Henri II, dont sont rapports les succs ; la manire peu flatteuse dont le rcit prsente Charles Quint, petit homme tout estropi (p. 893), tmoigne dune certaine antipathie { lgard de son principal rival. cet gard, le prologue consonne avec lensemble dun livre qui prend parti, et dans lequel linvestissement personnel de lauteur est trs fort. Dans Gargantua et Pantagruel, lcrivain tait protg par lanagramme Alcofrybas Nasier ; en 1546, il signait le Tiers Livre de son nom, ajoutait docteur en Medicine , mais prcisait Calloer des Isles Hieres , simputant ainsi un titre fantaisiste, par lequel la fiction rejoignait immdiatement la ralit, brouillant les pistes9. Le Quart Livre commence par renoncer tout masque. Il est rdig par M. Franois Rabelais, docteur en Medicine . Lautheur qui prend la parole dans le prologue nest certes pas lauteur qui signe lptre ddicatoire au cardinal de Chtillon : on ne doit pas confondre ces deux instances nonciatrices, bien quelles portent le mme nom. Mais cette homonymie signale { quel point lcrivain se projette ici dans son uvre. De mme, le thme mdical organisant le dbut du prologue renvoie la profession de Rabelais et prolonge, sur un mode comique, les considrations de lptre ddicatoire sur la contenance du mdecin : il souligne encore cette projection, tout en troublant le dpart entre le fictionnel et le non-fictionnel.

    Lengagement personnel de lauteur va de pair, dans le prologue, avec un certain apaisement dans le rapport aux destinataires. cet gard, notre texte tranche avec lagressivit des prologues prcdents, ceux de Gargantua, de Pantagruel et du Tiers Livre. L autheur sadresse aux lecteurs benevoles , aux gens de bien , mais ne reprsente pas les lecteurs malveillants, sans doute parce quils taient dj{ pris { partie dans lptre ddicatoire. Tout se passe comme si la mesure ici atteinte tait proportionnelle la violence de lattaque porte par cette ptre contre des ennemis reprsents en cannibales diaboliques : les deux textes fonctionnent, cet gard, comme deux extrmes opposs. Mais la violence polmique ainsi prise en charge par lptre, et que ractivera la fin du chapitre XXXII, permet au thme de la mediocrit [] par les saiges anciens dicte aure dtre expos sans contradiction interne, du moins apparente. Il faut maintenant sy arrter.

    1.4. Lloge de laurea mediocritas

    Le thme de la mdiocrit prcieuse comme lor aurea mediocritas, en latin est repris { lode II, 10 dHorace, dont on relve seulement les premiers vers, dans la traduction de Franois Villeneuve :

    La bonne direction dans la vie, Licinius, cest de ne pas pousser toujours vers la haute mer, cest aussi de naller point, dans une horreur prudente des temptes, serrer de trop prs le rivage peu sr. Quiconque lit la mdiocrit toute dor a la scurit []

    En transposant en franais lexpression dHorace, Rabelais fait signe vers un texte qui reprsente la recherche morale, lexprience spirituelle, comme une navigation. Ce thme, prpondrant dans le Quart Livre, est dj prsent dans le prologue, mais il reste latent. La navigation du Quart Livre sera cependant ressentie par le lecteur comme une qute du juste milieu.

    9 Sur ce titre, voir ldition de Mireille Huchon : Rabelais, uvres compltes, Paris, Gallimard, La Pliade , p. 1341

    et p. 1356.

  • La mdiocrit est ici figure par une fable tire dsope, sous les traits du bcheron Couillatris. Elle dsigne la mesure par opposition { lexcs, le peu par opposition au trop : des trois cognes encore trois en or, argent et bois, que lui offre Mercure, Couillatris choisit celle dont le prix est le moindre. Pour avoir souhait mediocrit , il recevra en sus les deux autres, ce qui ninfirme nullement la leon : cette rcompense semble figurer allgoriquement les joies attendant au Paradis le chrtien et lhomme vertueux, lesquelles ne peuvent tre excessives, puisquelles sont une fin, un souverain bien, et quune fin est prcisment ce qui na pas de fin. Les Francs Gontiers et Jacques bons homs , qui croient imiter Couillatris en perdant volontairement leur cogne pour tre couverts dor et dargent, font preuve quant { eux dune excessive cupidit, dont procde galement leur envie : ils veulent plus que ce qui leur revient, et Rabelais se fait un plaisir de comparer leur attitude celle de ces Romipetes (p. 905) qui constituent lglise romaine abhorre. Satires morale et politique sont indissociables. Cet loge de la mesure est reli de manire implicite au thme delphique du CONGNOIS TOY que le lecteur du livre prcdent, le Tiers Livre, ne peut manquer davoir { lesprit, puisque cette injonction tait alors inscrite en majuscules, quelque part vers le centre de louvrage (p. 701). Couillatris procde bien une mesure : il soublieve la coingne dor, il la reguarde et la trouve bien poisante, puis dict Mercure : "Marmes, ceste cy nest mie la mienne" (p. 903). Il soupse, il calcule, pour savoir quelle est sa cogne, celle qui ne sera pas trop lourde { sa main dhomme. Mais cette mesure nemporte pas seule sa dcision. Elle saccompagne dune reconnaissance : il reguarde au bout du manche : en icelluy recongnoist sa marque , et la dclare joyeusement sienne. Le verbe employ enclenche un processus associatif, qui permet de voir dans cette reconnaissance une figuration allgorique de la connaissance de soi, le GNTHI SEAUTON, dont parlera de nouveau Homenaz, au chapitre XLIX (p. 1123).

    Or, linjonction delphique prsente en sous-texte sarticule elle-mme au commandement de lvangile, explicitement invoqu au dbut du prologue : Medicin, O gueris toy mesmes (p. 887). Prononcer des vux mdiocres, cest se connatre. Se connatre, cest reconnatre quon est humain et seulement humain : lhumanisme de Rabelais, un humanisme vanglique, nest videmment pas le ntre ; il ne glorifie lhomme que pour autant quil reconnat son infirmit. Se connatre, cest prendre conscience de ses limites pour se tenir { lintrieur de ces limites, et viter ainsi de chercher la paille dans lil dautrui, parce quon ne verrait pas la poutre qui est dans le sien : le prologue nous donne ainsi les moyens de comprendre lattitude trangement irnique de Pantagruel face aux diffrents vices quil rencontre dans ses escales. Cette attitude est prfigure par la parole du Christ, en bordure du prologue, mais aussi peut-tre, quoique de faon plus ambigu, par les ptrifications centrales. Lesquelles vitent Jupiter de trancher le problme du chien et du renard, et pourraient tre employes dans la dispute des deux Pierre : ne pas chercher gurir les autres, cest se rsoudre un certain statu quo qui ne peut mettre fin au mal, mais le maintient en ltat. Le lien du centre et de la bordure est encore soulign par la conclusion de Priape : A perpetuele memoire, que ces petites philauties couilloniformes plus tost davant vous contempnes feurent que condamnes (p. 897). Prconisant une forme dindiffrence, elle renvoie le lecteur au mepris des choses fortuites , et intgre la dfinition du pantagrulisme la mditation sur la gurison de soi, elle-mme indissociable de la mdiocrit.

    De lapologue Aesopicque se dgage donc une morale cohrente, mais dont le texte laisse au lecteur le soin de reconstituer la cohrence, vitant ainsi lcueil dun fastidieux didactisme, mais sollicitant surtout du lecteur une bienveillante activit. Cette morale lie galement lloge de la mdiocrit celui de la simplicit. Un thme dorigine paenne est ainsi subsum par la mditation sur la deuxime ptre aux Corinthiens ( notre fiert, cest ce tmoignage de notre conscience selon lequel nous nous sommes comports dans le monde avec la simplicit [in simplicitate] et la sincrit donnes par Dieu , I, 12), dans une forme de syncrtisme philosophico-religieux qui caractrise dcidment le pantagrulisme : Voyl que cest. Voyl{ quadvient { ceulx qui en simplicit soubhaitent et optent choses mediocres (p. 905). Celui dont les vux sont modestes se tient { sa place. Ou pour mieux dire, il ne pense mme pas en sortir : Couillatris ne songe manifestement pas aux richesses quil pourrait

  • acqurir. Ce faisant, il nest pas contraint dlaborer des plans tout sophistiques pour chapper sa condition, comme essaient de le faire les Francs Gontiers et plus encore les petitz Janspill hommes , anti-gentilhommes cupides comme lindique leur nom, prts { acheter des cognes pour les perdre (p. 905) ! Lhomme de bien ne veut rien de plus qutre un homme et, de ce fait, ne cherche pas pntrer les desseins de Dieu. La fin du prologue avertit le lecteur contre son excessive curiosit, sa libido sciendi, en la rapportant clairement au dbat contemporain sur le libre et le serf-arbitre, dans lequel Rabelais refuse de sengager (rasme lui-mme ne lavait fait qu{ contre-cur) : Et de qui estez vous apprins ainsi discourir et parler de la puissance et praedestination de Dieu, paouvres gens ? (p. 907). Or, cest justement de cette libido sciendi que font dj preuve les Francs Gontiers et les Janspillhommes. force de courir, senquerir, guermenter, informer , ils finissent par croire que les desseins divins sont faciles dchiffrer : ne tenoit il qu{ la perte dune coingne que riches ne feussions ? Le moyen est facile (p. 905). Simples leur manire, ils sont hommes de bas relief : leur simplicit eux consiste croire que les desseins de Dieu sont simples comprendre et, ce faisant, de les compliquer absurdement. Leur simplicit est une btise : cest la sagesse du monde, carnavalise, mais qui se dvoie toujours en folie aux yeux de Dieu. Peut-tre Mercure ne leur dit-il pas, comme Couillatris : Reguarde laquelle de ces troys est ta coingne, et lemporte (p. 903), ce qui ne laissait celui-ci dautre choix que dtre honnte, sauf enfreindre consciemment linterdit. La narration nous laisse ici dans lincertitude sur les mots quil prononce ; elle maintient, par lellipse, une certaine ambigut : { un chascun offrant la sienne perdue, une aultre dOr, et une tierce dArgent. Tous choisissoient celle qui estoit dOr (p. 905). La fable dsope ne comportait pas cette ambigut : Herms y demande { son solliciteur si la hache dor est bien la sienne10. Peut-tre le commandement de Mercure, dans notre prologue, nest-il pas tout { fait clair. Mais sil nest pas clair, ce qui est peut-tre une supposition elle-mme sophistique, cest qu{ lorigine, les Francs Gontiers et Janspilhommes ont regard Couillatris avec lil envieux de ceux qui saiment plutt que Dieu, et qui en veulent trop, comme sils voulaient prendre sa place.

    La franche tonalit comique laquelle ressortit ce passage vient de ce que leur plan heurte notre bon sens : si la raison du lecteur se perd un peu dans leurs sophismes, son rire les condamne spontanment. Rabelais introduit ici la topique du monde renvers, quil dveloppera plus au long dans la squence des Chiquanous et qui culminera dans linvention dAntiphysie (p. 1053) : les plans des Francs Gontiers et Janspillhommes ne sont pas naturels. Comme les Chiquanous, prts { mourir pour senrichir, ils mettent en pril leur subsistance physique pour parvenir leurs fins : plus nestoit abbatu, plus nestoit fendu boys on pays en ce default de coingnes (p. 905). La vivification, quand elle est purement terrestre, suppose absurdement une mortification tout aussi physique. La thologie de la Rvlation que promeut le texte, en sappuyant sur les vangiles, nest pas exclusive dun autre discours, fond quant { lui sur la nature : les simples ne contrarient pas les lois naturelles ; la vivification cleste ne soppose pas { la vivification terrestre. Cest par l{ que la morale gnrale de ce prologue intgre le thme de la sant : Sant est nostre vie, comme tresbien declare Ariphron Sicyonien. Sans sant nest la vie vie, nest la vie vivable : , (p. 891). Sants physique et spirituelle sont lies : { un premier niveau de lecture, lune peut tre une simple allgorie de lautre, mais en ralit, elles marchent ensemble.

    2. PERTURBATIONS, COMPLICATIONS ET DCENTREMENTS

    2.1. Perturbations de la structure

    Arriv ce point, il importe de rappeler une nouvelle fois que si le prologue expose une morale cohrente, il laisse au lecteur le soin de la reconstituer par lui-mme. Mais le lecteur est-il bien sr quil pourra maintenir jusquau bout cette cohrence ? Lloge de la simplicit ne va pas sans complications, et lloge de la mediocrit saccompagne dun singulier

    10

    Herms lui apparut lui aussi, et apprenant le sujet de ses pleurs, il plongea et lui rapporta aussi une cogne dor, et lui demanda si ctait celle quil avait perdue. Et lui, tout joyeux, scria : "Oui, cest bien elle" (sope, Fables, Le bcheron et Herms , trad. Chambry, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 2002, p. 113).

  • abandon { lexcs. Tout se passe comme si le discours normatif tait trop contraignant pour ne pas devenir suffoquant, comme si lnonc tait trop sage pour ne pas dborder dans une nonciation exubrante, qui semble lui apporter un cinglant dmenti. La comparaison du prologue avec lptre ddicatoire nous annonait dj{ une telle contradiction.

    Le texte progresse par digressions et processus associatifs. Cest par une association dides quest introduite la fable de Couillatris : A propos de soubhaictz mediocres en matiere de coingne (advisez quand sera temps de boire), je vous raconteray ce quest escript parmi les apologues du saige Aesope le Franois (p. 891). Par ladresse au lecteur, Rabelais installe une illusion doralit dans laquelle spanouit son plaisir fabulateur : la parole se dlgue, la fable engendre la fable, et cest sur cet auto-engendrement que repose la structure concentrique du prologue. Les parasitages bouffons se multiplient. On peut ainsi projeter dans Jupiter limage du roi Henri II ou encore celle de Dieu ; il nen reste pas moins un dieu grotesque, qui sinterdit de contredire les destins, et qui parat, de ce fait, trop humain pour que les marques physiques de sa perplexit ne fassent pas sourire : Vous protestates non contrevenir aux Destins. Les Destins estoient contradictoires. La verite, la fin, leffet des deux contradictions ensemble feut declaire impossible en nature. Vous en suastez dahan (p. 895). Linspiration est ici lucianesque, comme en tmoigne galement la mention d Icaromenippe (p. 899) : la prsence sous-jacente ou explicite du sophiste grec, railleur et athe, jette un trouble sur la leon ; elle parat la tourner en drision. Les quivoques sexuelles se multiplient, dont certaines en prparent dautres, dans la suite du Quart Livre : jai mentule, voyre diz je memoire, bien belle et grande assez pour emplir un pot beurrier (p. 899) nous permettra de mieux goter la mort de Bringuenarilles : estrangl, mangeant un coing de beurre frays la gueule dun four chaud (p. 991). Et cette gueule de four chaud introduit son tour, par lecture rtrospective, une quivoque sexuelle dans le proverbe des Limousins : faire la gueule dun four sont trois pierres ncessaires (p. 897). Le systme de renvois et contre-renvois est lui-mme triangulaire. Or, tout est ici parti dun lapsus : mentule, voyre diz je memoire . Le sens trbuche, glisse. Une autre cohrence se dessine, qui dit le contraire de la premire. Le pantagrulisme tait une certaine gayet modre, plutt quun rire : les venerables Dieulx et Deesses , eux, sclat[ent] de rire comme un microcosme de mouches aux mots de Priape (p. 901) et toutes les mouches ne sont pas mouches miel. Le lecteur, dsorient, ne sait plus { quoi sen tenir. Pierre de Cugnires devient, par allusion verbale, Pierre du Coingnet . Il entend et voit des coingnes partout, dans un texte satur par ce mot. Ce texte qui lui chuchote : Connais-toi , lui crie beaucoup plus fort, en vertu du mme processus associatif quencourage la multiplication des quivoques : Cogne toi-mme ! Couillon, Couillatris , de ne pas entendre que je plaisante !

    La structure proprement dite sen trouve perturbe. Le schma mis au jour par Edwin Duval ne devient vraiment convaincant que lorsquest introduit le thme de la mdiocrit : les symtries entre lextrme commencement du prologue et sa fin sont moins claires. Mais cest en son cur mme que sinstalle la perturbation : le propos de Priape sur le sens de la diction Coingne (l. 221-267) ne sembote pas dans la structure, comme Duval en personne le remarque. Or, sa fonction est prcisment de mettre au jour lambigut du texte : je notay que ceste diction Coingne est equivocque plusieurs choses (p. 899). Par lquivoque, le texte se dcentre, et mme plusieurs fois : le dieu du dsir et des forces enfouies jette bas lapparence apollinienne de cet Olympe. Or, cet espace dcentrant est aussi le lieu dune communion utopique, ou plutt uchronique, dans laquelle se retrouvent les potes, crivains et musiciens dpoques diffrentes : Josquin des Prez, Olkegan, Hobrethz, Agricola, Brumel, Camelin, Vigoris [] Villart, Gombert Janequin , et ainsi de suite, autour dun rampart de flaccons, jambons, pastez et diverses cailles coyphes (p. 899-901). Par lirruption du vers dans la prose, luvre affirme son caractre mnippen11. Mais la communion, quon pensait eucharistique et procdant de la charit, nest-elle pas surtout artistique et ludique ? Ne procde-t-elle pas dune joyeuse dconstruction du signifi, du sens ?

    11 ce propos, on se reportera aux pages dAndr Tournon sur notre prologue : Le paradoxe mnippen dans

    luvre de Rabelais , dans Rabelais en son demi-millnaire, Genve, Droz, ER XXI, 1988, p. 309-317.

  • 2.2. Des signes quivoques, des paroles suspectes

    Le prologue du Quart Livre nest pas conu comme un tout organique : sa composition est modulaire, pour reprendre le terme propos par Michel Jeanneret, et prpare la fiction en archipel dont parle Franck Lestringant12. Il suggre cependant une certaine construction : quelque trompeuse quelle soit, elle a attir le lecteur. En ce sens, on peut dire de Rabelais quil pratique une potique du leurre. Or, cette potique repose en grande partie sur une arithmologie de type kabbalistique, mais dceptive. Si les triades du Quart Livre dclenchent une rflexion sur la trinit, elles savrent trs souvent des trinits vides, auxquelles on ne peut assigner dautre fonction que de jeter le lecteur sur de fausses pistes. Il nest pas ncessaire, par exemple, que Mercure propose Couillatris et aux Francs Gontiers trois cognes : une cogne de bois et une cogne dor ou dargent suffisaient la morale de lapologue ; on pourrait formuler la mme remarque sur la fable dsope. La triade assure ici une cohrence thmatique avec le niveau infrieur (la figure trigone equilaterale , p. 897), mais cette cohrence ne repose que sur un signe indchiffrable, dans lequel le lecteur se perd, et qui pourrait tout aussi bien reprsenter un coin : mot de mme origine que cogne et dont la Renaissance connat le sens obscne (DMF, I B 3). Cogne toi-mme, de nouveau, de ty tre laiss prendre la tte dans le beurre, { la gueule dun four chaud13 ! Au niveau suprieur, cette mme triade fonctionne avec le modle trois termes de la mediocrit aure , qui est chez Horace un juste milieu entre les deux extrmes dune prudence excessive ou insuffisante. Mais la cogne que doit choisir Couillatris nest pas la cogne dargent, dont la valeur est intermdiaire. La notion mme de mediocrit aure agit comme un leurre : elle sert dans le prologue dfinir une morale asymtrique de la mesure, sensible { lexcs et non pas au dfaut ; mais elle a induit chez le lecteur, au plan hypogrammatique, une recherche du juste milieu entre les extrmes. Aussi sera-t-il naturellement enclin se reprsenter les les, qui vont souvent par paires, comme des extrmes opposs. Or, les Papefigues, pour ne citer que cet exemple, sont aussi superstitieux que les Papimanes : la symtrie des diffrentes les est toujours dmentie par le rcit, qui finit immanquablement par souligner la continuit de vices apparemment contraires ; elle aussi a une fonction dceptive, que le prologue a prpare. Par le jeu subtil des triangulations, le lecteur est pouss { croire dans lexistence dun juste milieu que le texte se plat faire disparatre aussitt. Le conflit de lnonc et de lnonciation dclenche son tour une recherche du juste milieu, conforte de nouveau par lexpression mediocrit aure . Au lecteur se proposent en effet les extrmes opposs dune leon peut-tre trop srieuse et dun rire peut-tre trop bruyant, entre lesquels il faut naviguer gaiement, parce que le texte ne tranche pas. On est tent de le lire plus hault sens , selon la recommandation formule dans le prologue de Gargantua. Mais lautheur , pour sa part, semble plutt interprter plus bas sens 14. Il vide de sa signification spirituelle la parole du Christ Medicin, O, gueriz toy mesmes , en la rapportant aux considrations de Galien et dAsclpiade sur la ncessit pour le mdecin dtre en bonne sant : il la paganise ; il la littralise, au lieu de lallgoriser. Le lecteur est tent de faire de mme : averti par Priape de lquivoque sexuelle contenue dans la notion de cogne, il relit lexemple du fils de Prophete en Israel en y cherchant un sens obscne quil ne devrait pas comporter. Le texte mme de la Bible, dans ces conditions, devient quivoque.

    12

    Michel Jeanneret, Le rcit modulaire et la crise de linterprtation , dans Le Dfi des signes. Rabelais et la crise de linterprtation la Renaissance, Orlans, Paradigme, 1994, p. 55-58, et Franck Lestringant, LInsulaire de Rabelais, ou la fiction en archipel (pour une lecture topographique du Quart Livre) (dans Rabelais en son demi-millnaire, op. cit., p. 249-274). 13

    On rejoint ici les analyses de Marie-Luce Demonet : ce qui tait sainte Trinit chez Duval, cest lternel retour du sexe ( Les textes et leur centre la Renaissance : une structure absente ? , La Renaissance dcentre, d. Frdric Tinguely, Genve, Droz, 2008, p. 167). La mme commentatrice montre galement que le CON-GNOIS TOY du Tiers Livre pouvait dj comporter une quivoque ludico-obscne (ibid., p. 163). 14

    On emprunte cette expression { Franois Rigolot, qui sen sert pour dcrire lnigme de Thlme et son interprtation : A plus bas sens interprter : Frre Jean et la matire de brviaire , Actes du Colloque du CESR (Chinon-Tours. 1994), ER XXXIII (1998), p. 41-53.

  • Ds lors, toute parole ne peut tre que suspecte. Lthos de lautheur parat ainsi mal assur. Prest boire (p. 887), il semble avoir dj bien bu, du moins en juger par le caractre dcousu de son propos : quel crdit porter la valorisation du thme bachique, par lequel commence et finit son propos ? On pense, chez rasme, { lloge de la folie par Folie elle-mme : sous une autre forme, cest toujours le paradoxe du menteur ; lnonc se dsigne lui-mme, il ne peut se vrifier. Aussi sophiste que les Francs Gontiers, lautheur ne se refuse pas aux syllogismes bouffons, notamment dans son commentaire parodique de ladage juridique le mort saisit le vif : sans sant nest la vie que langueur : la vie nest que simulachre de mort. Ainsi doncques, vous estants de sant privez, cest--dire mors, saisissez vous du vif : saisissez vous de vie, cest sant (p. 889). Le droit est absurdement prouv par la mdecine. Anadiploses, panadiploses, chiasmes font tourner le lecteur en rond : elles transposent au niveau micro-textuel une circularit dj{ { luvre au niveau macro-textuel, en raison de la structure partiellement concentrique ; la multiplication des cercles et leur inclusion les uns dans les autres produit un effet de vertige. Le tout pour un jeu de mots obscnes sur la vie et le vit ! Humour de la Basoche Ce faux logicien se moque dailleurs de dmontrer quoi que ce soit, et ne rechigne pas { dire tout et son contraire. Lorientation argumentative de son propos est inconsquente, mme quand la mythologie nationale en cours de construction doit en souffrir : Aesope le Franois, jentens Phrygien et Troian, comme afferme Max. Planudes : duquel peuple selon les plus veridiques chroniqueurs, sont les nobles Franois descenduz. Aelian escript quil feut Thracian : Agathias, aprs Herodote, quil estoit Samien. Ce mest tout un (p. 891). peine lAutheur a-t-il voqu les origines flatteuses du tant noble, tant antique, tant beau, tant florissant, tant riche royaulme de France (p. 889), peine a-t-il prouv cette gnalogie par lautorit des historiens, quil la discrdite par la mention de tmoignages historiques divergents sur les origines dsope. La louange patriotique est de peu de poids face au mcanisme dune contradiction perptuelle.

    2.3. Un magistre impossible

    Cette recherche de la contradiction pose des problmes que les commentateurs ont souvent passs sous silence, et qui ne sont pas seulement comiques. Elle touche au plus profond de ce quon croit gnralement tre lthique de Rabelais. Lautheur invite ses lecteurs faire preuve de charit, mais son premier geste est un geste dexclusion, qui ritre le Ci nentrez pas de Thlme (Gargantua, p. 261) : il sadresse aux lecteurs benevoles , et eux seuls. La note de Grard Defaux, qui souligne cette exclusion sans faire remarquer quelle pourrait tre contradictoire, parat caractristique dun certain silence critique : il y a, dans cette charit slective, quelque chose de gnant15. Le texte semble pourtant la thmatiser. Car la dmarche et le vocabulaire dHomenaz, vque des Papimanes et vident repoussoir, ressemblent trangement ceux de lautheur : la lecture des Dcrtales, il sent en son cur enflamme la fournaise damour divin : de charit envers [son] prochain, pourveu quil ne soit Hereticque : contemnement asceur de toutes choses fortuites et terrestres [] (chap. LI, p. 1133). On peut voir dans la reprise du mespris des choses fortuites , presque mot pour mot, le mme sarcasme qui pousse Rabelais placer le GNTHI SEAUTON dans la bouche de ce personnage grotesque : les idoltres entendent et rptent les paroles de vrit, mais sans les comprendre ; elles sont, chez eux, des signes vides de sens. Il nempche que lcho textuel jette un trouble supplmentaire sur la figure de lautheur , et que ce trouble se dporte ncessairement sur la question de la charit restreinte : la supposition de bienveillance,

    15

    Prenant au pied de la lettre les injonctions dun autheur au statut incertain, les rabelaisiens nvoquent { peu prs jamais la possibilit la simple possibilit ! que le pantagrulisme soit une vertu problmatique. Et quand lun dentre eux se risque { mettre en regard lappel { la bienveillance et le geste dexclusion pour insister sur le second, sans toutefois souligner trop que ce geste et cet appel saccordent difficilement (Grard Defaux, Rabelais agonists : du rieur au prophte, Genve, Droz, ER XXXII, 1997, p. 172-173), on arrondit les angles en mme temps quon acquiesce : la dfinition du Pantagrulisme que propose G. Defaux est sans doute excessive car la religion de Rabelais reste avant tout fonde sur la vertu de charit, mais elle permet de mesurer sa juste valeur la dimension polmique des textes (Nicolas Le Cadet, Lvanglisme fictionnel. Les Livres rabelaisiens, le Cymbalum mundi, lHeptamron (1532-1552), Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 169). Ce qui nest pas pens, dans ces conditions, cest ce fait prcis : une posture dvanglique vengeur ou de polmiste pacifiste est par dfinition paradoxale. Pourquoi ne pas le dire ? Un paradoxe peut se rsoudre ! Mais il faut, pour cela, lavoir dabord pos.

  • quon a souvent prise au srieux, est atteinte par lironie du texte ; Pantagruel donne dailleurs un exemple de plus grande ouverture, en ne condamnant pas les dvoys quil rencontre. Jamais il ne pousse, cependant, jusqu{ prier pour eux. La prire pour lennemi, { la veille des guerres de religion, tait sans doute aussi difficile { Rabelais qu{ beaucoup de ses contemporains : son ptre Odet de Chtillon, diabolisant ses ennemis avant de justifier demi-mot le feu pour les hrtiques (p. 877), en apporte un puissant tmoignage. Il se peut que le mcanisme contradictoire luvre dans le Quart Livre invite le lecteur une rflexion que Rabelais na pas eu la force de mener pour lui-mme. On nentre pas dans le secret des curs.

    Dans tous les cas, le prologue ninvestit aucun personnage dune valeur exemplaire qui ne soit aussitt remise en question. Lautheur fait peut-tre lloge de la charit, mais il se signale surtout par sa philautie. Peut-tre parce que la supposition de bienveillance rend inutile toute captatio, il droge { la rgle dune lmentaire modestie : sa rhtorique paradoxale lamne { se comparer aux mdecins antiques, qui ont su se gurir eux-mmes. Mais cette comparaison nest pas flatteuse : Galien en grande bravet [] se vente de stre maintenu en bonne sant et encores plus bravement se vantoit Asclepiades (p. 889). Lun et lautre sont des bravaches. La fin ridicule du second nannonce pas seulement le catalogue des morts tranges, au chapitre XVII : elle punit par le rire sa vanit et, par contamination, celle de lautheur . On comprend mieux ainsi o est lhorrible sarcasme et sanglante derision (p. 887) de la parole du Christ cite par Luc. Sauf dans la bouche de Dieu, qui est parfait, elle semble dmentie aussitt que prononce : de nouveau, le paradoxe du menteur. Dire aux autres de se gurir ou se donner pour modle de cette gurison, ce qui revient au mme, cest tre malade. Les conjurer en ces termes : recongnoissez vos imperfections (p. 907), cest tre imparfait. Le GNTHI SEAUTON , prononc par un homme, ne peut qutre ironique : en le plaant dans la bouche dHomenaz, Rabelais fera ressortir plus clairement encore cette ironie. Roman de lidoltrie, le Quart Livre remet en cause toutes les paroles et postures magistrielles, y compris celle de lautheur , parce quelles sont usurpes.

    La leon qui se dgage de la fable de Couillatris nest pas plus conclusive. Sans doute fait-il le bon choix, en mprisant ces choses fortuites que sont les haches dor et dargent. Mais la prire quil prononce, lorsquil perd sa cogne, est prsente de faon tout fait quivoque : Ma coingne, Juppiter, ma coingne, ma coingne. Rien plus, Juppiter, que ma coingne, ou deniers pour en achapter une autre. Helas, ma paouvre coingne ! . On laisse ici de ct la plaisanterie obscne, lucide par Priape. La premire raction du roi des Dieux est agace : Quel diable, demanda Jupiter, est l bas qui hurle si horrifiquement ? Vertuz de Styx, ne avons nous par cy davant est, praesentement ne sommes nous assez icy la decision empeschez de tant daffaires controvers et dimportance ? (p. 893). Cette raction indique au lecteur que la plainte de Couillatris est auto-centre, drisoire par rapport aux tragdies qui secouent le monde : petit diable , mais diable quand mme, il fait preuve { son tour dune certaine philautie, qui met mal sa fonction exemplaire. De fait, tous les personnages finissent par se ressembler. Jupiter lui-mme se pousse un peu, bientt imit par Priape, qui rappellera ses bons conseils : par mon advis, vous les convertissez en pierres (p. 895). Loriginalit de Couillatris est dans la forme que prend sa philautie : cest celle de lenfant, quobsde le jouet quil a perdu et qui ne cesse de lappeler, jusqu{ ce quon le retrouve. Mais son enfance nest-elle pas lenfance dont parlent les vangiles ? La prire de ce bcheron, reprsent en fcheux, consonne avec la parabole de lami importun (Luc XI, 5-8). Et cependant, lami importun de la Bible prie pour le bienfait dautrui, Couillatris pour le sien ! Esprit denfance et philautie sont indmlables De lextrme complication dun texte irrductiblement polysmique, la seule vidence qui surgit est celle des fragilits humaines.

    2.4. La logique de linsoluble

    Comme le Quart Livre en gnral, le prologue relve de ce quon pourrait appeler une logique de linsoluble . La dfinition de ce terme est, la Renaissance, trs prcise. Les Insolubilia constituent une partie des Parva logicalia, cette branche de la logique qua invente Pierre dEspagne au XIIIe sicle. Ils consistent dterminer si certains noncs particulirement retors, parce quils se dsignent eux-mmes, sont vrais, faux, vrais et faux tout { la fois, ou sils ne sont ni vrais ni faux. Les humanistes critiquent avec frocit ces discussions, quils jugent

  • oiseuses16, mais sen servent volontiers pour donner { leurs textes la profondeur ironique qui les caractrise : au fondement des insolubles se trouve le paradoxe du menteur, autour duquel sorganisent tous les prologues de Rabelais. Le problme du chien et du renard ne figure pas dans les traits dInsolubilia, parce quil ne constitue pas un cas dauto-rfrence : le chien par son destin fatal doibvoit prendre le Renard : le Renard, par son destin ne doibvoit estre prins (p. 895). Les dieux le dfinissent plutt comme impossible en nature (p. 895), ce que les logiciens nauraient certes pas contest17. Mais il est significatif que ce problme se trouve au cur de la structure concentrique : mme si celle-ci se rvle instable et trompeuse, elle dirige sur lui lattention du lecteur. De la sorte, le prologue se dcrit lui-mme comme fondamentalement indmlable, indcidable insoluble, au sens moderne et extra-technique du mot. Il ne maintient pas seulement le lecteur dans une infinie perplexit (p. 895), cette mme perplexit dans laquelle Panurge se dbattait au Tiers Livre : il la thmatise et en fait son centre, ncessairement dceptif, puisquelle ne peut se rsoudre.

    La ptrification laquelle procde Jupiter figure, par allgorie, un statu quo qui nest pas seulement politique ou moral : elle reprsente le renoncement du lecteur faire prvaloir les droits de sa raison, face un texte qui la dpasse. Aprs bien des complications et force de dcentrements, ce lecteur est ramen au point do il tait parti. Il est renvoy sa libido sciendi, pour avoir voulu trop en savoir et cru possible de dgager une leon positive, aussi tnue soit-elle : luvre de Rabelais est profondment sceptique. Par un dernier exemple de fonctionnement centrifuge et circulaire, le milieu du texte le renvoie vers la fin, et nous dit de nouveau ce quil nous disait dj{ tout { lheure : soubhaitez doncques mediocrit et recongnoissez vos imperfections (p. 907). Mais ce cercle-l{ nest pas un cercle logique, contrairement aux prcdents. Cest une spirale, dans laquelle sest joue une exprience dordre moral, sinon spirituel. Car les diverses complications ont excit la curiosit du lecteur, pour mieux la dcevoir, chaque fois davantage. Elles lont pouss { faire lessai de sa propre faiblesse, { la ressentir jusquau vertige, bien au-del{ dune simple reprsentation intellectuelle, qui serait demeure tout extrieure. La dynamique { luvre est proprement mortifiante, mais la mortification dont il est ici question atteint lesprit, et non le corps. Elle se substitue aux fausses ascses, purement judaques , que dtestent les vangliques et dont le Quart Livre fait rgulirement la satire. Et ce faisant, elle vivifie le texte, en lenrichissant sans fin dun sens ou dun rire supplmentaire18. Encore cette joyeuse humiliation de lhumaine raison doit-elle pousser jusquau constat de sa propre impuissance : on croit Panurge converti aprs le repas de type eucharistique qui clt presque louvrage, mais le dernier chapitre prouve quil nen est rien. Son bren lui est sapphran dHibernie (p. 1215) : le monstre Philautie nest jamais abattu, et cest pourquoi le texte repart toujours de plus belle.

    3. UNE DERNIRE AMBIGUT (POUR UNE LECTURE AGONISTIQUE DE RABELAIS)

    On voudrait, pour conclure, relever une dernire ambigut. Le prologue du Quart Livre engage une dynamique quon propose ici dappeler mortifiante, tout en signalant combien

    16

    Pour un exemple de cette critique, on se reportera de nouveau Vivs : De disciplinis [1531], dans Opera omnia, ed. cit., t. 6, 1785, p. 145-146. 17

    En philosophie mdivale et renaissante, ce paradoxe bouffon trouverait sa place { lintrieur des discussions sur la puissance absolue de Dieu, qui est suprieure { lordre naturel. Mais la plupart des logiciens admettent que cette potentia absoluta ne peut tre contradictoire : rien qui nimplique pas contradiction ne doit tre refus Dieu , crit par exemple Jean Mair, au dbut du XVI

    e sicle (Trait de linfini, d. et trad. Hubert lie, Paris, Vrin, 1938, p. 96

    le soulignement est ntre). Mair est nominaliste, mais Duns Scot, du ct des ralistes, tenait le mme langage : Dieu peut faire tout ce qui ninclut pas de contradiction (cit par Franois Loiret, Volont et infini chez Duns Scot, Paris, Kim, 2003, p. 250). Le problme du chien et du renard aurait t, leurs yeux, impossible en nature et au-del mme de la nature. 18

    On aimerait illustrer ici la thse centrale dveloppe dans Humanisme et juste milieu au sicle de Rabelais. Essai de critique illusoire (Paris, Les Belles Lettres, 2009), et reprise de faon succincte dans Pour en finir avec le prologue de Gargantua ! (@nalyses, Articles courants, Renaissance, mis en ligne le 23 aot 2008, consult le 7 fvrier 2012, URL : http://www.revue-analyses.org/index.php?id=1168) : la mise en vidence dune dynamique mortifiante permet de concilier lectures ludiques ou polysmiques, dune part, et lectures vangliques, dautre part. Les pages qui suivent entendent prciser cette proposition.

    http://www.revue-analyses.org/index.php?id=1168

  • cette mortification dordre littraire, par le jeu des paradoxes sur lesquels elle repose, peut tre vivifiante : le rire de Rabelais nest nullement attnu par cette ascse, pas plus que ne sont aplanis les excs de son criture, bien au contraire. On rapporte, par ailleurs, cette dynamique mortifiante { lvanglisme dun auteur chez qui la question de la philautie revient de faon presque obsessionnelle, tout comme la mditation des thmes pauliniens. Cest justement saint Paul qui invite le plus clairement les chrtiens la mortification : si vous vivez selon la chair, vous mourrez ; mais si par lEsprit, vous faites mourir les uvres du corps, vous vivrez (ptre aux Romains, VIII, 13). Il est intressant de constater que la Bible de Jrusalem utilise une priphrase, qui vite dcrire : mortifier. Cest que le mot, pour les modernes que nous sommes, a quelque chose de rebutant : nous avons souvent du mal le comprendre. Mortificare est pourtant le verbe utilis par saint Jrme dans la Vulgate, ainsi que par rasme dans sa traduction du Nouveau Testament : Jacques Lefvre dtaples, chef de file des vangliques franais, traduit par mortiffier. Lemploi de ce mot par le commentateur na donc rien dimpropre. Mais la mortification du chrtien ne peut avoir de sens que par rfrence la Passion du Christ, avec laquelle elle sidentifie. Ici encore, il faut entendre saint Paul : nous portons partout et toujours en notre corps les souffrances de mort de Jsus (Seconde ptre aux Corinthiens, IV, 10). Le substantif employ par rasme, comme par saint Jrme, est mortificatio. Lefvre dtaples traduit par mortiffication.

    Resterait savoir et cest l{ que se trouve lultime quivoque dans quelle mesure le texte permet cette identification Jsus par laquelle le fidle devient christiforme , pour reprendre un adjectif cher Lefvre et aux fabristes, ses disciples ; dans quelle mesure il permet au lecteur de se transformer dans le Christ , pour parler comme rasme. Le Quart Livre ne reprsente quune seule fois, mais de manire tout fait explicite, le rapport du fidle la Passion. la fin du chapitre XXVIII, Pantagruel sabme dans une douloureuse contemplation, aprs avoir interprt la mort de Pan comme signifiant la Crucifixion : Peu de temps apres, nous veismes les larmes decouller de ses oeilz grosses comme oeufz de Austruche , raconte le narrateur (p. 1035). Mais la comparaison bouffonne avec les ufs dautruche perturbe cette identification. Elle ne la tourne pas en ridicule, mais dissipe tout de mme la douleur par le rire et ramne le lecteur vers un jeu dordre intellectuel : de quoi ces ufs tranges peuvent-ils bien tre le symbole ? , se demande-t-il. Jeu dceptif, comme toujours : Michael Screech a mis en vidence plusieurs rponses possibles cette question19. Lquivoque se dporte alors sur le sens mme dune mortification { laquelle le texte nous invite cependant. On serait tent de la rsoudre en notant que les larmes de Pantagruel, parce quil est un gant, sont forcment gigantesques. Mais la comparaison animalise ce gant et, comme il est gant, parat le rabaisser encore davantage : de l{, leffet comique, ou du moins humoristique. De faon plus gnrale, le gigantisme de Pantagruel empche la mortification de se dployer dans toute sa dimension spirituelle. tre hybride, la fois homme et Christ, le hros du Quart Livre ne peut tre ni lun ni lautre. Il ne peut figurer de faon stable la relation personnelle de lhomme au Fils de Dieu, il empche le texte de dire cette relation : cest toute lambigut des figures christiques, toujours flottantes. Ce flottement induit ici, chez le lecteur, une tentation idoltre quil dment aussitt : il participe, lui aussi, du mcanisme dceptif. Mais sil est impossible de dterminer dans quelle mesure les simili-communions des premier et avant-dernier chapitres sont catholiques, protestantes, ou simplement vangliques, la raison principale en est que deux fonctions diffrentes se confondent dans le Pantagruel du Quart Livre : reprsenter lhomme et reprsenter lhomme-Dieu. Le rapport de lun { lautre, dans ces conditions, ne peut tre pens par le texte : le problme de la prsence relle ou symbolique nest pas tranch, parce quil ne peut mme pas tre pos20. Et les relations entre personnages soulvent une difficult analogue : peut-on tablir un lien srieux, de charit ou danti-charit, entre un autheur fantoche et ses lecteurs, entre Frre

    19

    M. Screech, Rabelais, Paris, Gallimard, 1992, p 467-472. 20

    On ne peut suivre ici Edwin Duval ( La Messe, la Cne et le voyage sans fin du Quart Livre , Rabelais en son demi-millnaire, Genve, Droz, 1988, ER XXI, p. 138).

  • Jean et des Chiquanous, entre Pantagruel et Niphleseth, un gant et un monstre, qui ne sont ni lun ni lautre des personnes, mme de fiction ? Andouille, de lavoir cru21 !

    Dans la perspective vanglique dfinie par luvre, le risque est que la dynamique se prenne elle-mme pour finalit, quelle devienne une mortification purement intellectuelle et morale, vide de toute signification thologale : elle serait alors un jeu desprit sans fin, autotlique, cest--dire tranger { lEsprit et dclencheur didoltrie. On ne peut exclure a priori cette hypothse. Dune part, la hantise de lorgueil et de la libido sciendi manifeste dans le texte rabelaisien peut fort bien tre celle de lrudit, quembarrasse son got pour le savoir, ou du moine dfroqu, qui aurait intrioris le discours culpabilisant de ses suprieurs ce propos : on comprendrait que son ascse reste alors un effort de savant. Dautre part, la logique de linsoluble qui prside au Quart Livre en fait un texte proprement labyrinthique, dont le lecteur ne parvient pas { triompher, mais qui excite constamment leffort de sa raison, au moment mme o il lhumilie. Or, cette mortification nimmortalise pas ncessairement le lecteur dune immortalit absolue, mais elle immortalise luvre { tout coup, dune immortalit relative que le prologue lui-mme thmatise, de faon significative, au sujet des savants.

    En effet, si la ptrification figure { la fois lirnisme de lhomme de bien et la suspension de jugement { laquelle il nous faut consentir face au texte, il est { noter quelle ne va pas sans un certain inconvnient. Quand Priape propose dagir avec Rameau et Galland comme avec le chien et le renard, Jupiter lui fait une rponse dont on peut encore essayer tant bien que mal et sans trop craindre le ridicule dextraire un plus haut sens : Vous leur favorisez [], { ce que je voy, bel messer Priapus. Ainsi nestes { tous favorable. Car, veu que tant ilz couvoitent perpetuer leur nom et memoire, ce seroit bien leur meilleur estre ainsi apres leur vie en pierres dures et marbrines convertiz que retourner en terre et pourriture (p. 897). Dun point de vue politique, figer les antagonismes, nest-ce pas les prenniser, les perptuer ? Ces quelques lignes nous avertissent peut-tre de ne pas applaudir trop vite { lattitude { la fois pacifique et conservatrice de Pantagruel Encore le texte ne permet-il pas dtablir une analogie sre avec laction du gant, ou plutt, de dire prcisment o cette analogie sopre. Car Jupiter, tout de suite aprs, laissera les excs belliqueux steindre deux-mmes, sans en arrter le cours, peut-tre mme en le prcipitant : Ceste furie durera son temps, comme les fours des Limosins, puis finira : mais non si tost. Nous y aurons du passetemps beaucoup (p. 897). Or, cette autre stratgie peut aussi prsider { ltrange politique de Pantagruel : mais alors, quel cynisme, pour celui quon croyait un parangon de charit22 ! Sur un plan diffrent, dgag ici par lecture associative et non plus allgorique, consentir { ce quun problme ne puisse tre dml, cest admettre quil restera prsent { lesprit des hommes, quil subsistera indfiniment dans les mmoires. Consentir par consquent { ce que le texte reste insoluble, cest reconnatre quil sest confr { lui-mme une immortalit toute provisoire, quil a construit sa propre gloire, qui nest pas celle de Dieu, et cest accepter cet tat de fait23.

    Mais ne pas laccepter, cest sengager encore plus loin dans son ddale, au pril de ne jamais en ressortir, au risque doublier quil devait en principe nous mener vers un autre texte, celui des vangiles. En quoi le Quart Livre pourrait en effet dclencher une sorte dadoration perptuelle, comme les fictions prcdentes de Rabelais, elles aussi labyrinthiques. Le mot dadoration nest dailleurs pas trop fort : Rabelais du rieur au prophte , lexpression nest

    21

    Il ny a rien l{ qui dmente limportance de lamiti chez Rabelais : on ne revient pas sur ce qui a t dit prcdemment des marques de fidlit prsentes dans le texte. Bien au contraire : elles nous semblent dautant plus importantes quil est difficile de penser un lien personnel entre les personnages. Mais lamiti nest pas la charit. 22

    On complte par cette remarque les dveloppements dHumanisme et juste milieu, sur ltrange charit de Pantagruel (op. cit., p. 648-656). 23

    Le texte comporte plusieurs chappes semblables, sur la gloire humaine et limmortalit relative. Elles prennent souvent la forme de digressions. Le lecteur remarque ainsi, dans lptre ddicatoire, cette remarque cursive de Rabelais : [aux grands personnages qui me demandent dcrire de nouvelles "mythologies Pantagruelicques"], je suis coutumier de repondre que, icelles par esbat composant, ne pretendois gloire ne louange aucune [] (p. 873). Dngation qui nest appele par rien dans ce qui prcde ni dans ce qui suit : mme les Canibales, misanthropes, agelastes ne semblent pas faire { lcrivain le reproche de cette gloire. Rabelais converse-t-il ici avec lui-mme ?

  • pas de nous. Et ce nest pas un hasard si Emmanuel Naya a pu crire ces lignes rcemment (les soulignements sont ntres) :

    Comme le Pantagruel construisait son image de nouvel vangile, le Quart Livre se pose comme un support de perfectionnement dont la lecture engage un acte de foi quelle contribue { fortifier, en un mot, comme un texte relevant du mode divin de signification : un texte qui engage une adhsion volontaire et qui, loin de se borner ne retrouver que quelques motifs et segments du Grand Code , fonctionne sur le mme mcanisme structurant tant son criture que sa rception. Le lecteur est donc convi { une critique religieuse de luvre : non une application de grilles de lecture ou de thmes issus de la religion, mais une application dun protocole de lecture qui est celui de la Rvlation

    24.

    On souscrit { cette analyse, ainsi qu{ la plupart des prmisses dont elle rsulte. Mais le commentateur ne peut sen tenir { relever le protocole en question ni { dcrire son fonctionnement. Il lui faut aussi dire combien cette adoration, puisque cen est une, serait horrifiquement scandaleuse. Et mme beaucoup plus scandaleuse propos du Quart Livre que pour les livres prcdents, parce que ce texte fait de bout en bout la satire des Homenaz et Dcrtales en tous genres et de toutes chapelles : satire qui ntait pas aussi insistante dans Pantagruel, Gargantua ou le Tiers Livre. On trouvera trange que cette possible contradiction nait gure t releve par la critique. Mais lexemple dHomenaz prononant le GNTHI SEAUTON nous a montr quil ntait pas facile de se connatre soi-mme. Cest sans doute ce qui explique quon ait refus aux livres rabelaisiens une lecture agonistique quils rclamaient pourtant et qui ne peut, ds lors, tre insultante leur gard : nommons agonistique une interprtation qui pousse les textes dans leurs retranchements et les prend partie sur leur invitation, cest--dire sans malveillance, mais avec toute la fermet de leur propre logique.

    Emmanuel Naya termine presque son propos par une nuance amuse : bien sr, il faut pour cela que le vin ne soit pas quune infme piquette ruinant lhypocondre au lieu de lexalter, et que Rabelais ne soit pas juste un simple rieur qui se joue de la posture du prophte 25. Dans le mme ordre dides, on pourrait ajouter que le lecteur nest pas oblig de croire Alcofrybas, quand il lui prsente Pantagruel comme beaux textes dvangiles en franais (p. 529). vrai dire, on est mme contraint de ne pas lire ainsi ledit ouvrage, si lon tient { voir dans Rabelais un crivain vanglique. Car peu dvangliques ont prtendu composer un nouvel vangile, et sil y en eut jamais, ils devaient tre un peu suspects. Mais cest prcisment le caractre indcidable de ce jeu, prophtique non-prophtique, srieux non-srieux, qui en fait un labyrinthe et risque de dclencher une lecture idoltre, sur laquelle achopperaient les pantagrulistes trop longtemps ou trop vite benevoles 26. De Nicolas Le Cadet, cette autre conclusion : la fiction suscite ce que Rabelais appelle le "bon espoir", qui est moins pnurie et insatisfaction qu"esprance", vertu thologale cautionne dans le prologue du Tiers Livre par limage dun tonneau dsign comme "inexpuisible" [p. 553] . On pourrait sinterroger, de nouveau, sur lidentit de l autheur qui prend la parole dans le prologue en question. Mais surtout : lesprance, en thologie, a un sens trs prcis. Ce nest pas lespoir de trouver une bribe de sens dans un texte qui nen a plus du tout, { force den avoir trop. Cest lespoir du fidle contre tout espoir humain. Lespoir dans la gloire ternelle de Dieu, et non pas simplement le bon espoir dune cuve fconde 27 dans laquelle seraient mls tous les vins, littraires et religieux, naturels et surnaturels. Or, voil bien le mlange qui doit nous arrter : quespre-t-on, au juste, en lisant les fictions rabelaisiennes ? Est-on certain de boire au bon tonneau ?

    24

    Emmanuel Naya, Priphrie et point centrique : la crise de la signification chez Rabelais , La Renaissance dcentre, op. cit., p. 190-191. 25

    E. Naya, ibid., p. 192. Cest lavant-dernire phrase de son article. La dernire est cite dans la note suivante. 26

    Trancher sur ces conditions de possibilit renvoie notre propre obscurit, et motive dfaut de pouvoir mobiliser des certitudes encore un petit effort, dans la logique infinie de la zttique pyrrhonienne , note Emmanuel Naya pour conclure tout fait (ibid., p. 192). Attention { ce que ce ne soit pas leffort de trop 27

    Nicolas Le Cadet, Lvanglisme fictionnel, op. cit., p. 431.

  • Pour ne pas conclure la supercherie, on aimerait changer une nouvelle fois les termes dun problme insoluble. Mais cest, au pied de la lettre, ce { quoi se refuse Jupiter malgr la recommandation de Priape. force de tourner et retourner la question du sens chez Rabelais, le lecteur senfermerait dans une dialectique de plus en plus desschante, et qui pis est, de moins en moins rieuse. Alors, que faire ? Aprs avoir constat que la ptrification de Rameau et Galland nest pas une solution, Jupiter laisse le problme de ct et parle dautre chose : des deux Pierre, dont il ne prononce plus le nom, il tourne ses regards vers la mer Thyrrene et lieux circumvoisins de lAppennin (p. 897), puis se laisse emporter vers dautres rflexions, assez comiques au demeurant. ce moment prcis, le texte semble suggrer son lecteur cette dernire gaiet desprit, conficte en mespris des choses fortuites , qui consiste le quitter. Si lon veut viter le scandale dune lecture idoltre, ou simplement son ironie, mieux vaut entendre cette suggestion.

    Cest ce quon fait ici.

    BIBLIOGRAPHIE

    uvres

    ESOPE, Fables, d. et trad. mile Chambry, Paris, Les Belles Lettres, coll. CUF, 2002.

    MAIR Jean, Trait de linfini, d. et trad. Hubert lie, Paris, Vrin, 1938.

    RABELAIS Franois, Les Cinq Livres. Gargantua / Pantagruel / Le Tiers Livre / Le Quart Livre / Le Cinquime Livre, d. Jean Card, Grard Defaux et Michel Simonin, Paris, Le Livre de Poche, coll. La Pochothque, 1994.

    RABELAIS Franois, uvres compltes, d. Mireille Huchon, Paris, Gallimard, coll. La Pliade, 1994.

    VIVES Jean-Louis, Opera omnia, d. Gregorio Mayans, Valence, Monfort, 1782-1790, 8 t.

    Textes critiques

    DEFAUX Grard, Rabelais agonists : du rieur au prophte, Genve, Droz, ER XXXII, 1997.

    DEMONET Marie-Luce, Les textes et leur centre la Renaissance : une structure absente ? , La Renaissance dcentre, d. Frdric Tinguely, Genve, Droz, 2008, p. 155-174.

  • DUVAL Edwin, The Design of Rabelaiss Quart Livre de Pantagruel, Genve, Droz, ER XXXVI, 1998, p. 52.

    DUVAL Edwin, La Messe, la Cne et le voyage sans fin du Quart Livre , Rabelais en son demi-millnaire, Genve, Droz, 1988, ER XXI, p. 131-141.

    JEANNERET Michel, Le rcit modulaire et la crise de linterprtation , dans Le Dfi des signes. Rabelais et la crise de linterprtation la Renaissance, Orlans, Paradigme, 1994, p. 53-74.

    LA CHARITE Claude, Rabelais et le De contemptu rerum fortuitarum (1520) de Bud , RHLF, n 3, juillet septembre 2008, p. 515-527.

    LE CADET Nicolas, Lvanglisme fictionnel, Les Livres rabelaisiens, le Cymbalum mundi, lHeptamron (1532-1552), Paris, Classiques Garnier, 2010.

    LESTRINGANT Franck, LInsulaire de Rabelais, ou la fiction en archipel (pour une lecture topographique du Quart Livre) , Rabelais en son demi-millnaire, Actes du Colloque de Tours (1984), d. Jean Card et Jean-Claude Margolin, Genve, Droz, ER XXI, 1988, p. 249-274.

    LOIRET Franois, Volont et infini chez Duns Scot, Paris, Kim, 2003.

    MENAGER Daniel, La Renaissance et le rire, Paris, PUF, 1995.

    NAYA Emmanuel, Priphrie et point centrique : la crise de la signification chez Rabelais , La Renaissance dcentre, d. Frdric Tinguely, Genve, Droz, 2008, p. 175-192.

    RIGOLOT Franois, plus bas sens interprter : frre Jean et la matire de brviaire , Actes du Colloque du CESR (Chinon-Tours 1994), Genve, Droz, ER XXXIII, 1998, p. 41-53.

    SCREECH Michael, Rabelais, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque des Ides, 1992.

    TOURNON Andr, Le paradoxe mnippen dans luvre de Rabelais , dans Rabelais en son demi-millnaire, d. Jean Card et Jean-Claude Margolin, Genve, Droz, ER XXI, 1988, p. 309-317.

    VIGLIANO Tristan, Humanisme et juste milieu au sicle de Rabelais. Essai de critique illusoire, Paris, Les Belles Lettres, coll. Le Miroir des Humanistes, 2009.

    VIGLIANO Tristan, Pour en finir avec le prologue de Gargantua ! , @nalyses, Articles courants, Renaissance, mis en ligne le 23 aot 2008, consult le 7 fvrier 2012, URL : http://www.revue-analyses.org/index.php?id=1168.

    http://www.revue-analyses.org/index.php?id=1168