le triangle d or - bibebook.com · mauriceleblanc le triangle d’or 1918 untextedudomainepublic....

289
MAURICE LEBLANC LE TRIANGLE D’OR

Upload: others

Post on 25-Aug-2020

2 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

MAURICE LEBLANC

LE TRIANGLE D’OR

Page 2: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

MAURICE LEBLANC

LE TRIANGLE D’OR

1918

Un texte du domaine public.Une édition libre.

ISBN—978-2-8247-1616-9

BIBEBOOKwww.bibebook.com

Page 3: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

À propos de Bibebook :Vous avez la certitude, en téléchargeant un livre sur Bibebook.com de

lire un livre de qualité :Nous apportons un soin particulier à la qualité des textes, à la mise

en page, à la typographie, à la navigation à l’intérieur du livre, et à lacohérence à travers toute la collection.

Les ebooks distribués par Bibebook sont réalisés par des bénévolesde l’Association de Promotion de l’Ecriture et de la Lecture, qui a commeobjectif : la promotion de l’écriture et de la lecture, la diffusion, la protection,la conservation et la restauration de l’écrit.

Aidez nous :Vous pouvez nous rejoindre et nous aider, sur le site de Bibebook.

http ://www.bibebook.com/joinusVotre aide est la bienvenue.

Erreurs :Si vous trouvez des erreurs dans cette édition, merci de les signaler à :

[email protected]

Télécharger cet ebook :

http ://www.bibebook.com/search/978-2-8247-1616-9

Page 4: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Credits

Sources :— Bibliothèque Électronique duQuébec

Ont contribué à cette édition :— Association de Promotion de l’Ecriture et de la

Lecture

Fontes :— Philipp H. Poll— Christian Spremberg— Manfred Klein

Page 5: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

LicenceLe texte suivant est une œuvre du domaine public éditésous la licence Creatives Commons BY-SA

Except where otherwise noted, this work is licensed under http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/

Lire la licence

Cette œuvre est publiée sous la licence CC-BY-SA, ce quisignifie que vous pouvez légalement la copier, la redis-tribuer, l’envoyer à vos amis. Vous êtes d’ailleurs encou-ragé à le faire.

Vous devez attribuer l’œuvre aux différents auteurs, ycompris à Bibebook.

Page 6: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Préfacei est Arsène Lupin ?

C Arsène Lupin ?De tout un concours de circonstances. Non seulement je ne mesuis pas dit un jour : je vais créer un type d’aventurier qui aura

tel et tel caractère, mais je ne me suis même pas rendu compte tout desuite de l’importance qu’il pouvait prendre dans mon œuvre.

J’étais alors enfermé dans un cercle de romans de mœurs et d’aven-tures sentimentales qui m’avaient valu quelques succès, et je collaboraisd’une manière constante au Gil Blas.

Un jour, Pierre Lafitte, avec qui j’étais très lié, me demanda une nou-velle d’aventures pour le premier numéro de Je sais tout qu’il allait lancer.Je n’avais encore rien écrit de ce genre, et cela m’embarrassait beaucoupde m’y essayer.

Enfin, au bout d’un mois, j’envoyais à Pierre Lafitte une nouvelle oùle passager d’un paquebot de la ligne Le Havre-New York raconte que lenavire reçoit au large, et en plein orage, un sans-fil annonçant la présence,à bord, du célèbre cambrioleur Arsène Lupin, qui voyage sous le nom deR… À ce moment, l’orage interrompt la communication. Inutile de dire

1

Page 7: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre

que la nouvelle met tout le transatlantique sens dessus dessous. Des volscommencent à se produire. Tous les voyageurs dont le nom commence parun R sont soupçonnés. Et c’est seulement à l’arrivée qu’Arsène Lupin estidentifié. Il n’était autre que le narrateur même de l’histoire, mais commeson récit était fait d’une façon tout objective, aucun des lecteurs, paraît-il,n’avait pensé un instant à porter ses soupçons sur lui.

L’histoire fit du bruit. Pourtant, lorsque Lafitte me demanda de conti-nuer, je refusai : à cemoment-là, les romans demystère et de police étaientfort mal classés en France.

J’ai tenu bon pendant six mois, mais, malgré tout, mon esprit tra-vaillait. D’ailleurs, Lafitte insistait, et, lorsque je lui faisais remarquer qu’àla fin de ma nouvelle j’avais coupé court à tout développement ultérieur,en fourrant mon héros en prison, il me répondait tranquillement :

—Qu’à cela ne tienne… qu’il s’évade !Il y eut donc un second conte, où Arsène Lupin continuait à diriger

des « opérations » sans quitter sa cellule ; puis un troisième où il s’évadait.Pour ce dernier, j’eus la conscience d’aller consulter le chef de la Sû-

reté. Il me reçut très aimablement et s’offrit à revoir mon manuscrit…mais il me le renvoya au bout de huit jours, avec sa carte et sans un com-mentaire… Il avait dû trouver cette évasion complètement impossible !…

Et, depuis, je suis le prisonnier d’Arsène Lupin ! L’Angleterre, d’abord,a traduit ses aventures, puis les États-Unis, et maintenant, elles courentle monde entier.

L’épigraphe « Arsène Lupin, gentleman cambrioleur », ne m’est ve-nue à l’esprit qu’au moment où j’ai voulu réunir en volume les premierscontes, et qu’il m’a fallu leur trouver un titre général.

Un de mes plus efficaces éléments de renouvellement pour les aven-tures d’Arsène Lupin a été la lutte que je lui ai fait soutenir contre Sher-lock Holmes, travesti en Herlock Sholmès. Je peux, néanmoins, dire queConan Doyle ne m’a nullement influencé, pour la bonne raison que jen’avais encore jamais rien lu de lui, lorsque j’ai créé Arsène Lupin.

Les auteurs qui ont pu m’influencer sont plutôt ceux de mes lecturesd’enfant ; Fenimore Cooper, Assolant, Gaboriau, et plus tard, Balzac, dontle Vautrin m’a beaucoup frappé. Mais celui à qui je dois le plus, et à biendes égards, c’est Edgar Poe. Ses œuvres sont, à mon sens, les classiques

2

Page 8: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre

de l’aventure policière et de l’aventure mystérieuse. Ceux qui s’y sontconsacrés depuis n’ont fait que reprendre sa formule… autant qu’il peutêtre question de reprendre sa formule à un génie ! Car il savait, lui, commenul ne l’a jamais tenté depuis, créer autour de son sujet une atmosphèrepathétique.

D’ailleurs, ceux qui lui ont succédé ne l’ont généralement pas suividans ces deux voies, mystère et police ; ils se sont orientés surtout versla seconde. Ainsi, Gaboriau, Conan Doyle et toute la littérature qu’ils ontinspirée en France et en Angleterre.

Pour moi, je n’ai pas cherché à me spécialiser ; toutes mes œuvrespolicières sont des romans mystérieux, toutes mes œuvres de mystèresont des romans policiers. Je dois dire que mon personnage même m’y aconduit.

La situation n’est, en effet, pas la même suivant que le personnagecentral est le bandit ou le détective. Lorsque c’est le détective, cela pré-sente cet intérêt que le lecteur ne sait jamais où il va, puisqu’il est du côtédu détective qui se trouve en face de l’inconnu. Au contraire, lorsque lerécit tourne autour du bandit, on connaît d’avance le coupable, puisquec’est justement lui.

D’autre part, j’ai dû faire d’Arsène Lupin un héros double, un hommequi soit à la fois un bandit et un garçon sympathique (car il ne peut y avoirde héros de roman qui ne soit sympathique). Il fallait donc ajouter à monrécit un élément humain pour faire accepter ses cambriolages comme deschoses très pardonnables, sinon toutes naturelles. D’abord, il vole beau-coup plus par plaisir que par avidité. Ensuite, il ne dépouille jamais desgens sympathiques. Il se montre même parfois très généreux.

Enfin, ses exploits malhonnêtes sont souvent expliqués en partiepar des entraînements sentimentaux qui lui donnent l’occasion de fairepreuve de bravoure, de dévouement et d’esprit chevaleresque.

Dans Conan Doyle, Sherlock Holmes n’est animé que du désir de ré-soudre des énigmes, et il n’intéresse le public que par les moyens qu’ilemploie pour y parvenir. Arsène Lupin, au contraire, est continuellementmêlé à des événements qui, le plus souvent, lui tombent dessus sans qu’ilsache même pourquoi, et dont il doit sortir avec honneur… c’est-à-direun peu plus riche qu’avant. Lui aussi se jette dans des aventures pour

3

Page 9: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre

découvrir la vérité ; seulement cette vérité il l’empoche.Cela ne signifie d’ailleurs pas qu’il se pose en ennemi de la société.

Au contraire, il dit de lui-même : « Je suis un bon bourgeois… Si on mevolait ma montre, je crierais au voleur. » Il est donc, par goût, sociable etconservateur. Seulement, cet ordre qu’il juge nécessaire, qu’il approuvemême, son instinct le pousse sans cesse à le bouleverser. Ce sont ses re-marquables dons à « barboter » qui l’amènent fatalement à être malhon-nête.

Mais il est, dans ses aventures, un autre élément d’intérêt importantet qui me semble avoir le mérite de l’originalité. Je ne m’en suis pas renducompte non plus tout de suite. D’ailleurs, en littérature on ne prévoit ja-mais ce que l’on doit faire : ce qui vient de nous, se forme en nous et nousest souvent une révélation à nous-mêmes. Il s’agit dans le cas d’ArsèneLupin de l’intérêt que présente la liaison du présent, dans ce qu’il a de plusmoderne, avec le passé, surtout historique oumême légendaire, il ne s’agitpas de reconstituer des événements d’autrefois en les romançant, commedans Alexandre Dumas, mais de découvrir la solution de problèmes trèsanciens. Arsène Lupin est continuellement mêlé à de tels mystères par legoût qu’il a de ces sortes de recherches.

D’où cette série d’aventures d’Arsène Lupin où les faits sont contem-porains mais où l’énigme est historique. Par exemple, dans L’Île aux trentecercueils, il s’agit d’un rocher entouré de trente écueils. On l’appelle laPierre-des-rois-de-Bohême ; mais personne ne sait pourquoi. La traditionprétend seulement qu’autrefois on amenait des malades sur cette pierreet qu’ils guérissaient. Arsène Lupin découvre qu’un navire qui apportaitce rocher de Bohême a échoué là du temps des druides, et que les miraclesdont on parlait étaient dus au radium que contenait cette pierre (on sait,en effet, que la Bohême en est la plus grande productrice).

Établir un roman d’aventures policières sur de telles données, élèveforcément le sujet ; et c’est une des raisons, j’imagine, qui ont concouru àrendre populaire et attachante la personnalité de ce Don Quichotte sansvergogne qu’est Arsène Lupin.

Maurice LeblancLe Petit Var, samedi 11 novembre 1933

4

Page 10: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre

n

5

Page 11: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Première partie

La pluie d’étincelles

6

Page 12: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

CHAPITRE I

Maman Coralie

U que sonnât la demie de six heures, comme lesombres du soir devenaient plus épaisses, deux soldats attei-gnirent le petit carrefour, planté d’arbres, que forme en face

du musée Galliera la rencontre de la rue de Chaillot et de la rue Pierre-Charron.

L’un portait la capote bleu horizon du fantassin ; l’autre, un Sénéga-lais, ces vêtements de laine beige, à large culotte et à veston cintré, donton a habillé, depuis la guerre, les zouaves et les troupes d’Afrique. L’unn’avait plus qu’une jambe, la gauche ; l’autre, plus qu’un bras, le droit.

Ils firent le tour de l’esplanade, au centre de laquelle se dresse un joligroupe de Silènes, et s’arrêtèrent. Le fantassin jeta sa cigarette. Le Sé-négalais la ramassa, en tira vivement quelques bouffées, la pressa, pourl’éteindre, entre le pouce et l’index et la mit dans sa poche.

Tout cela sans un mot.Presque en même temps, de la rue Galliera, débouchèrent deux autres

7

Page 13: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre I

soldats, dont il eût été impossible de dire à quelle arme ils appartenaient,leur tenue militaire se composant des effets civils les plus disparates. Ce-pendant, l’un arborait la chéchia du zouave ; l’autre, le képi de l’artilleur.Le premier marchait avec des béquilles, le second avec des cannes.

Ceux-là se tinrent auprès du kiosque qui s’élève au bord du trottoir.Par les rues Pierre-Charron, Brignoles et de Chaillot, il en vint encore,

isolément, trois : un chasseur à pied manchot, un sapeur qui boitait, unmarsouin dont une hanche était comme tordue. Ils allèrent droit, chacunvers un arbre, auquel chacun s’appuya.

Entre eux, nulle parole ne fut échangée. Aucun de ces sept mutilésne semblait connaître ses compagnons et ne semblait s’occuper ni mêmes’apercevoir de leur présence.

Debout derrière leurs arbres, ou derrière le kiosque, ou derrière legroupe de Silènes, ils ne bougeaient pas. Et les rares passants qui traver-saient, en cette soirée du 3 avril 1915, ce carrefour peu fréquenté, quedes réverbères encapuchonnés éclairaient à peine, ne s’attardaient pas ànoter leurs silhouettes immobiles.

La demie de six heures sonna.À ce moment, la porte d’une des maisons qui ont vue sur la place

s’ouvrit. Un homme sortit de cette maison, referma la porte, franchit larue de Chaillot et contourna l’esplanade.

C’était un officier, vêtu de kaki. Sous son bonnet de police rouge, ornéde trois soutaches d’or, un large bandeau de linge enveloppait sa tête, ca-chant son front et sa nuque. L’homme était grand et très mince. Sa jambedroite se terminait par un pilon de bois muni d’une rondelle de caou-tchouc. Il s’appuyait sur une canne.

Ayant quitté la place, il descendit sur la chaussée de la rue Pierre-Charron. Là, il se retourna et regarda posément, de plusieurs endroits.

Ce minutieux examen le ramena jusqu’à l’un des arbres de l’espla-nade. Du bout de sa canne, il toucha doucement un ventre qui dépassait.Le ventre se rentra. L’officier repartit.

Cette fois, il s’éloigna définitivement par la rue Pierre-Charron vers lecentre de Paris. Il gagna ainsi l’avenue des Champs-Élysées, qu’il remontasur le trottoir de gauche.

Deux cents pas plus loin, il y avait un vaste hôtel, transformé, ainsi

8

Page 14: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre I

que l’annonçait une banderole, en ambulance. L’officier se posta à quelquedistance, de façon à n’être point vu de ceux qui en sortaient, et il attendit.

Les trois quarts, puis sept heures sonnèrent.Il s’écoula encore quelques minutes.Cinq personnes s’en allèrent de l’hôtel. Il y en eut encore deux autres.

Enfin, une dame apparut au seuil du vestibule, une infirmière vêtue d’ungrand manteau bleu que marquait la croix rouge.

— La voici, murmura l’officier.Elle prit le chemin qu’il avait pris lui-même et gagna la rue Pierre-

Charron, qu’elle suivit sur le trottoir de droite, se dirigeant ainsi vers lecarrefour de la rue de Chaillot.

Elle avançait légèrement, le pas souple et cadencé. Le vent que heur-tait sa course rapide gonflait le long voile bleu qui flottait autour deses épaules. Malgré l’ampleur du manteau, on devinait le rythme de seshanches et la jeunesse de son allure.

L’officier restait en arrière et marchait d’un air distrait, faisant desmoulinets avec sa canne, ainsi qu’un promeneur qui flâne.

En cet instant, il n’y avait point d’autres personnes visibles, en cettepartie de la rue, qu’elle et lui.

Mais, comme elle venait de traverser l’avenue Marceau, et bien avantque lui-même y parvînt, une automobile qui stationnait le long de l’ave-nue s’ébranla et se mit à rouler dans le même sens que la jeune femme,tout en gardant un intervalle qui ne se modifiait pas.

C’était un taxi-auto. Et l’officier remarqua deux choses : d’abord, qu’ily avait deux hommes à l’intérieur, et, ensuite, qu’un de ces hommes, dontil put distinguer un moment la figure barrée d’une forte moustache etsurmontée d’un feutre gris, se tenait presque constamment penché endehors de la portière, et s’entretenait avec le chauffeur.

L’infirmière, cependant, marchait sans se retourner. L’officier avaitchangé de trottoir et hâtait le pas, d’autant plus qu’il lui semblait quel’automobile accélérait sa vitesse, à mesure que la jeune femme appro-chait du carrefour.

De l’endroit où il se trouvait, l’officier embrassait d’un coup d’œilpresque toute la petite place, et, quelle que fût l’acuité de son regard, il nediscernait rien dans l’ombre qui pût déceler la présence des sept mutilés.

9

Page 15: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre I

En outre, aucun passant. Aucune voiture. À l’horizon seulement, parmiles ténèbres des larges avenues qui se croisaient, deux tramways, leursstores descendus, troublaient le silence.

La jeune femme, non plus, en admettant qu’elle fît attention aux spec-tacles de la rue, ne paraissait rien voir qui fût de nature à l’inquiéter. Ellene donnait point le moindre signe d’hésitation. Et le manège de l’auto-mobile qui la suivait ne devait pas l’avoir frappée davantage, car elle nese retourna pas une seule fois.

L’auto, pourtant, gagnait du terrain. Aux abords de la place, dix àquinze mètres au plus la séparaient de l’infirmière, et lorsque celle-ci,toujours absorbée, parvint aux premiers arbres, l’auto se rapprocha d’elleencore, et, quittant le milieu de la chaussée, se mit à longer le trottoir,tandis que, du côté opposé à ce trottoir, à gauche par conséquent, celuides deux hommes qui se tenait en dehors avait ouvert la portière et des-cendait sur le marchepied.

L’officier traversa de nouveau, vivement, sans crainte d’être vu, telle-ment ces gens, au point où les choses en étaient, paraissaient insoucieuxde tout ce qui n’était pas leur manœuvre. Il porta un sifflet à sa bouche. Iln’y avait point de doute que l’événement prévu ne fût près de se produire.

De fait, l’auto stoppa brusquement.Par les deux portières, les deux hommes surgirent et bondirent sur le

trottoir de la place, quelques mètres avant le kiosque.Il y eut, en même temps, un cri de frayeur poussé par la jeune femme,

et un coup de sifflet strident jeté par l’officier. Et, en même temps aussi,les deux hommes atteignaient et saisissaient leur proie, qu’ils entraînaientaussitôt vers la voiture, et les sept soldats blessés, semblant jaillir du troncmême des arbres qui les dissimulaient, couraient sus aux deux agresseurs.

La bataille dura peu. Ou plutôt, il n’y eut pas de bataille. Dès le dé-but, le chauffeur du taxi, constatant qu’on ripostait à l’attaque, démar-rait et filait au plus vite.Quant aux deux hommes, voyant leur entreprisemanquée, se trouvant en face d’une levée de cannes et de béquilles me-naçantes, et sous le canon d’un revolver que l’officier braquait sur eux, ilslâchèrent la jeune femme, firent quelques zigzags pour qu’on ne pût pasles viser, et se perdirent dans l’ombre de la rue Brignoles.

— Galope, Ya-Bon, commanda l’officier au Sénégalais manchot, et

10

Page 16: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre I

rapporte-m’en un par la peau du cou.Il soutenait de son bras la jeune femme toute tremblante et qui pa-

raissait près de s’évanouir. Il lui dit avec beaucoup de sollicitude :— Ne craignez rien, maman Coralie, c’est moi, le capitaine Belval…

Patrice Belval…Elle balbutia :— Ah ! c’est vous, capitaine…— Oui, et ce sont tous vos amis réunis pour vous défendre, tous vos

anciens blessés de l’ambulance que j’ai retrouvés à l’annexe des conva-lescents.

— Merci… merci…Et elle ajouta, d’une voix qui frémissait :— Les autres ? Ces deux hommes ?— Envolés. Ya-Bon les poursuit.— Mais que me voulaient-ils ? Et par quel miracle étiez-vous là ?— On en causera plus tard, maman Coralie. Parlons de vous d’abord.

Où faut-il vous conduire ? Tenez, vous devriez venir jusqu’ici… le tempsde vous remettre et de prendre un peu de repos.

Avec l’aide d’un des soldats, il la poussait doucement vers la maisond’où lui-même était sorti trois quarts d’heure auparavant. La jeune femmes’abandonnait à sa volonté.

Ils entrèrent tous au rez-de-chaussée et passèrent dans un salon dontil alluma les lampes électriques et où brûlait un bon feu de bois.

— Asseyez-vous, dit-il.Elle se laissa tomber sur un des sièges, et le capitaine donna des ordres.— Toi, Poulard, va chercher un verre dans la salle à manger. Et toi,

Ribrac, une carafe d’eau fraîche à la cuisine… Chatelain, tu trouveras uncarafon de rhum dans le placard de l’office… Non, non, elle n’aime pas lerhum… Alors…

— Alors, dit-elle en souriant, un verre d’eau seulement.Un peu de couleur revenait à ses joues, naturellement pâles d’ailleurs.

Le sang affluait à ses lèvres, et le sourire qui animait son visage étaitconfiant.

Ce visage, tout de charme et de douceur, avait une forme pure, destraits d’une finesse excessive, un teint mat et l’expression ingénue d’un

11

Page 17: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre I

enfant qui s’étonne et qui regarde les choses avec des yeux toujoursgrands ouverts. Et tout cela, qui était gracieux et délicat, donnait cepen-dant à certains moments une impression d’énergie due sans doute ausombre éclat des yeux et aux deux bandeaux noirs et réguliers qui des-cendaient de la coiffe blanche sous laquelle le front était emprisonné.

— Ah ! s’écria gaiement le capitaine, quand elle eut bu le verre d’eau,il me semble que ça va mieux, maman Coralie ?

— Bien mieux !— À la bonne heure ! Mais quelle sacrée minute nous avons passée

là ! et quelle aventure ! Il va falloir s’expliquer là-dessus et faire la pleinelumière, n’est-ce pas ? En attendant, les gars, présentez vos hommages àmaman Coralie. Hein, mes gaillards, qui est-ce qui aurait dit, quand ellevous dorlotait et qu’elle tapait sur l’oreiller pour que votre caboche s’yenfonce, qui est-ce qui aurait dit qu’on la soignerait à son tour, et que lesenfants dorloteraient leur maman ?

Ils s’empressaient tous autour d’elle, les manchots et les boiteux, lesmutilés et les infirmes, tous contents de la voir. Et elle leur serrait la mainaffectueusement.

— Eh bien, Ribrac, et cette jambe ?— Je n’en souffre plus, maman Coralie.— Et vous, Vatinel, votre épaule ?— Plus trace de rien, maman Coralie…— Et vous, Poulard ? Et vous, Jorisse ?…Son émotion grandissait à les retrouver, eux qu’elle appelait ses en-

fants. Et Patrice Belval s’exclama :— Ah ! maman Coralie, voilà que vous pleurez ! Maman, maman, c’est

ainsi que vous nous avez pris le cœur à tous.Quand on se tenait à quatrepour ne pas crier, sur le lit de torture, on voyait de grosses larmes quicoulaient de vos yeux. Maman Coralie pleurait sur ses enfants. Alors onserrait les dents plus fort.

— Et moi, je pleurais davantage, dit-elle, justement parce que vousaviez peur de me faire de la peine.

— Et aujourd’hui, vous recommencez. Ah ! non, assez d’attendrisse-ment ! Vous nous aimez. On vous aime. Il n’y a pas là de quoi se lamenter.Allons, maman Coralie, un sourire… Et tenez, voici Ya-Bon qui arrive, et

12

Page 18: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre I

Ya-Bon rit toujours, lui.Elle se leva brusquement.— Croyez-vous qu’il ait pu rejoindre un de ces deux hommes ?— Comment, si je le crois ! J’ai dit à Ya-Bon d’en ramener un par le

collet. Il n’y manquera pas. Je ne redoute qu’une chose…Ils s’étaient dirigés vers le vestibule. Déjà le Sénégalais remontait les

marches. De samain droite, il serrait à la nuque un homme, une loque plu-tôt, qu’il paraissait porter à bout de bras, comme un pantin. Le capitaineordonna :

— Lâche-le.Ya-Bon écarta les doigts. L’homme s’écroula sur les dalles du vesti-

bule.— Voilà bien ce que je redoutais, murmura l’officier. Ya-Bon n’a que

sa main droite, mais lorsque cette main tient quelqu’un à la gorge, c’estmiracle si elle ne l’étrangle pas. Les Boches en savent quelque chose.

Ya-Bon, une sorte de colosse, couleur de charbon luisant, avec descheveux crépus et quelques poils frisés au menton, avec une manche videfixée à son épaule gauche et deux médailles épinglées à son dolman, Ya-Bon avait eu une joue, un côté de la mâchoire, la moitié de la bouche etle palais fracassés par un éclat d’obus. L’autre moitié de cette bouche sefendait jusqu’à l’oreille en un rire qui ne semblait jamais s’interrompre etqui étonnait d’autant plus que la partie blessée de la face, raccommodéetant bien quemal, et recouverte d’une peau greffée, demeurait impassible.

En outre, Ya-Bon avait perdu l’usage de la parole. Tout au pluspouvait-il émettre une série de grognements confus où l’on retrouvaitson sobriquet de Ya-Bon éternellement répété.

Il le redit encore d’un air satisfait, en regardant tour à tour son maîtreet sa victime, comme un bon chien de chasse devant la pièce de gibierqu’il a rapportée.

— Bien, fit l’officier, mais, une autre fois, vas-y plus doucement.Il se pencha sur l’homme, le palpa, et constatant qu’il n’était qu’éva-

noui, dit à l’infirmière :— Vous le reconnaissez ?— Non, affirma-t-elle.— Vous êtes sûre ? Vous n’avez jamais vu, nulle part, cette tête-là ?

13

Page 19: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre I

C’était une tête très grosse, à cheveux noirs et pommadés, à mous-tache grisonnante. Les vêtements, gros bleu, et de bonne coupe, indi-quaient l’aisance.

— Jamais… jamais…, déclara la jeune femme.Le capitaine fouilla les poches. Elles ne contenaient aucun papier.— Soit, dit-il, en se relevant, nous attendrons qu’il se réveille pour

l’interroger. Ya-Bon, attache-lui les bras et les jambes, et reste ici, dans levestibule. Vous, les autres, les camarades, c’est l’heure de rentrer à l’an-nexe. Moi, j’ai la clef. Faites vos adieux à la maman, et trottez-vous.

Et lorsque les adieux furent faits, il les poussa dehors, revint vers lajeune femme, la ramena au salon, et s’écria :

— Maintenant, causons, maman Coralie. Et d’abord, avant toute ex-plication, écoutez-moi. Ce sera bref.

Ils étaient assis devant le feu clair dont les flammes brillaient joyeu-sement. Patrice Belval glissa un coussin sous les pieds de maman Coralie,éteignit une ampoule électrique qui semblait la gêner, puis, certain quemaman Coralie était bien à son aise, il commença tout de suite :

— Il y a, comme vous le savez, maman Coralie, huit jours que je suissorti de l’ambulance, et que j’habite boulevard Maillot, à Neuilly, l’an-nexe réservée aux convalescents de cette ambulance, annexe où je mefais panser chaque matin et où je couche chaque soir. Le reste du temps,je me promène, je flâne, je déjeune et je dîne de droite et de gauche, etje rends visite à d’anciens amis. Or, ce matin, j’attendais l’un d’eux dansune salle d’un grand café-restaurant du boulevard, lorsque je surpris lafin d’une conversation… Mais il faut vous dire que cette salle est diviséeen deux par une cloison qui s’élève à hauteur d’homme, et contre laquelles’adossent, d’un côté, les consommateurs du café et, de l’autre, les clientsdu restaurant. J’étais encore seul, côté restaurant, et les deux consomma-teurs qui me tournaient le dos et que je ne voyais pas, croyaient mêmeprobablement qu’il n’y avait personne, car ils parlaient d’une voix un peutrop forte, étant données les phrases que j’ai surprises… et que, par suite,j’ai notées sur ce calepin.

Il tira le calepin de sa poche et reprit :— Ces phrases, qui se sont imposées à mon attention pour des raisons

que vous comprendrez, furent précédées de quelques autres où il était

14

Page 20: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre I

question d’étincelles, d’une pluie d’étincelles qui avait eu lieu déjà deuxfois avant la guerre, une sorte de signal nocturne dont on se promettaitd’épier le retour possible afin d’agir en hâte dès qu’il se produirait. Toutcela ne vous indique rien ?

— Non… Pourquoi ?— Vous allez voir. Ah ! J’oubliais encore de vous dire que les deux

interlocuteurs s’exprimaient en anglais, et d’une façon correcte, maisavec des intonations qui me permettent d’affirmer que ni l’un ni l’autren’étaient Anglais. Leurs paroles, les voici fidèlement traduites :

« – Donc, pour conclure, fit l’un d’eux, tout est bien réglé. Vous serez,vous et lui, ce soir, un peu avant sept heures, à l’endroit désigné.

« – Nous y serons, colonel. Notre automobile est retenue.« – Bien. Rappelez-vous que la petite sort de son ambulance à sept

heures.« – Soyez sans crainte. Aucune erreur n’est possible, puisqu’elle suit

toujours le même chemin, en passant par la rue Pierre-Charron.« – Et tout votre plan est arrêté ?« – Point par point. La chose aura lieu sur la place où aboutit la rue

de Chaillot. En admettant même qu’il y ait quelques personnes, on n’aurapas le temps de secourir la dame, tellement nous agirons avec rapidité.

« – Vous êtes sûr de votre chauffeur ?« – Je suis sûr que nous le payons de manière qu’il nous obéisse. Cela

suffit.« – Parfait. Moi, je vous attends où vous savez, dans une automobile.

Vous me passerez la petite. Dès lors, nous sommes maîtres de la situation.« – Et vous de la petite, colonel, ce qui n’est pas désagréable, car elle

est diablement jolie.« – Diablement. Il y a longtemps que je la connais de vue, mais je n’ai

jamais pu réussir à me faire présenter… Aussi je compte bien profiter del’occasion pour mener les choses tambour battant.

« Le colonel ajouta :« – Il y aura peut-être des pleurs, des cris, des grincements de dents.

Tant mieux ! J’adore qu’on me résiste… quand je suis le plus fort.« Il se mit à rire grossièrement. L’autre en fit autant. Comme ils

payaient leurs consommations, je me levai aussitôt et me dirigeai vers

15

Page 21: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre I

la porte du boulevard, mais un seul des deux sortit par cette porte, unhomme à grossemoustache tombante, et qui portait un feutre gris. L’autres’en était allé par la porte d’une rue perpendiculaire. À ce moment, iln’y avait sur la chaussée qu’un taxi. L’homme le prit et je dus renoncerà le suivre. Seulement… seulement… comme je savais que, chaque soir,vous quittiez l’ambulance à sept heures et que vous suiviez la rue Pierre-Charron, alors, n’est-ce pas ? j’étais fondé à croire… »

Le capitaine se tut. La jeune femme réfléchissait d’un air soucieux. Aubout d’un instant, elle prononça :

— Pourquoi ne m’avez-vous pas avertie ?Il s’écria :— Vous avertir ! Et si, après tout, il ne s’était pas agi de vous ? Pour-

quoi vous inquiéter ? Et si, au contraire, il s’agissait de vous, pourquoivous mettre en garde ? Le coupmanqué, vos ennemis vous auraient tenduun autre piège, et, l’ignorant, nous n’aurions pas pu le prévenir. Non, lemieux était d’engager la lutte. J’ai enrôlé la petite bande de vos anciensmalades, en traitement à l’annexe, et comme justement l’ami que j’atten-dais habite sur cette place, ici même, à tout hasard je l’ai prié de mettreson appartement à ma disposition, de six heures à neuf heures. Voilà ceque j’ai fait, maman Coralie. Et maintenant que vous en savez autant quemoi, qu’en pensez-vous ?

Elle lui tendit la main.— Je pense que vous m’avez sauvée d’un péril que j’ignore, mais qui

semble redoutable, et je vous en remercie.— Ah ! non, dit-il, je n’accepte pas le remerciement. C’est une telle

joie pour moi d’avoir réussi ! Non, ce que je vous demande, c’est votreopinion sur l’affaire elle-même.

Elle n’hésita pas une seconde et répondit nettement :— Je n’en ai pas. Aucun mot, aucun incident, parmi tout ce que vous

me racontez, n’éveille en moi la moindre idée qui puisse nous renseigner.— Vous ne vous connaissez pas d’ennemis ?— Personnellement, non.— Et cet homme à qui vos deux agresseurs devaient vous livrer, et qui

prétend que vous lui êtes connue ?Elle rougit un peu et déclara :

16

Page 22: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre I

— Toute femme, n’est-ce pas ? a rencontré dans sa vie des hommesqui la poursuivent plus ou moins ouvertement. Je ne saurais dire de quiil s’agit.

Le capitaine garda le silence assez longtemps, puis repartit :— En fin de compte, nous ne pouvons espérer quelque éclaircissement

que par l’interrogatoire de notre prisonnier. S’il se refuse à nous répondre,tant pis pour lui… je le confie à la police, qui, elle, saura débrouiller l’af-faire.

La jeune femme tressaillit.— La police ?— Évidemment. Que voulez-vous que je fasse de cet individu ? Il ne

m’appartient pas. Il appartient à la police.— Mais non ! mais non ! s’écria-t-elle vivement. À aucun prix ! Com-

ment ! on entrerait dans ma vie !… Il y aurait des enquêtes !… mon nomserait mêlé à toutes ces histoires !…

— Pourtant, maman Coralie, je ne puis pas…—Ah ! je vous en prie, je vous en supplie, mon ami, trouvez unmoyen,

mais qu’on ne parle pas de moi ! Je ne veux pas que l’on parle de moi !Le capitaine l’observa, assez étonné de la voir dans une telle agitation,

et il dit :— On ne parlera pas de vous, maman Coralie, je m’y engage.— Et alors, qu’allez-vous faire de cet homme ?— Mon Dieu, dit-il en riant, je vais d’abord lui demander respectueu-

sement s’il daigne répondre à mes questions, puis le remercier des atten-tions qu’il a eues pour vous, et, enfin, le prier de se retirer.

Il se leva.— Vous désirez le voir, maman Coralie ?— Non, dit-elle. Je suis si lasse ! Si vous n’avez pas besoin de moi,

interrogez-le seul à seul. Vous me raconterez ensuite…Elle semblait épuisée, en effet, par cette émotion et cette fatigue nou-

velles, ajoutées à toutes celles qui déjà rendaient si pénible sa vie d’infir-mière. Le capitaine n’insista pas et sortit en ramenant sur lui la porte dusalon.

Elle l’entendit qui disait :

17

Page 23: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre I

— Eh bien, Ya-Bon, tu as fait bonne garde ? Rien de nouveau ? Etton prisonnier ? Ah ! vous voilà, camarade ? Commencez-vous à respi-rer ? Ah ! c’est que la main de Ya-Bon est un peu dure… Hein ? Quoi ?vous ne répondez pas… Ah ! ça ! mais, qu’est-ce qu’il a ? Il ne bouge pas…Crebleu, mais on dirait…

Il laissa échapper un cri. La jeune femme courut jusqu’au vestibule.Elle rencontra le capitaine qui essaya de lui barrer le passage, et qui, trèsvivement, lui dit :

— Ne venez pas. À quoi bon ?— Mais vous êtes blessé ! s’exclama-t-elle.— Moi ?— Vous avez du sang, là, sur votre manchette.— En effet, mais ce n’est rien, c’est le sang de cet homme qui m’a taché.— Il a donc reçu une blessure ?— Oui, ou du moins il saignait par la bouche.Quelque rupture de vais-

seau…— Comment ! Mais Ya-Bon n’avait pas serré à ce point…— Ce n’est pas Ya-Bon.—Qui, alors ?— Les complices.— Ils sont donc revenus ?— Oui, et ils l’ont étranglé.— Ils l’ont étranglé ! Mais non, voyons, ce n’est pas croyable.Elle réussit à passer et s’approcha du prisonnier. Il ne bougeait plus.

Son visage avait la pâleur de la mort. Une fine cordelette de soie rouge,tressée fin, munie d’une boucle à chaque extrémité, lui entourait le cou.

n

18

Page 24: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

CHAPITRE II

La main droite et la jambegauche

— Un coquin de moins, maman Coralie, s’écria Patrice Belval, aprèsavoir ramené la jeune femme dans le salon et fait une enquête rapide avecYa-Bon. Rappelez-vous son nom, que j’ai trouvé gravé sur sa montre :« Mustapha Rovalaïoff », le nom d’un coquin.

Il prononça ces mots d’un ton allègre, où il n’y avait plus trace d’émo-tion, et il reprit, tout en allant et venant à travers la pièce :

— Nous qui avons assisté à tant de catastrophes et vu mourir tant debraves gens, maman Coralie, ne pleurons pas la mort de Mustapha Rova-laïoff, assassiné par ses complices. Pas même d’oraison funèbre, n’est-cepas ? Ya-Bon l’a pris sous son bras, et profitant d’unmoment où il n’y avaitpersonne sur la place, il l’a emporté vers la rue Brignoles, avec ordre dejeter le personnage par-dessus la grille, dans le jardin du musée Galliera.La grille est haute. Mais la main droite de Ya-Bon ne connaît pas d’obs-

19

Page 25: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre II

tacles. Ainsi donc, maman Coralie, l’affaire est enterrée. On ne parlerapas de vous, et, pour cette fois, je réclame un remerciement.

Il se mit à rire.— Un remerciement, mais pas de compliment. Saperlotte, quel mau-

vais gardien de prison je fais ! Et avec quelle dextérité les autres m’ontsoufflé mon captif ! Comment n’ai-je pas prévu que le second de vosagresseurs, l’homme au feutre gris, irait avertir le troisième complice quiattendait dans son auto, et que tous deux ensemble viendraient au secoursde leur compagnon ? Et voilà qu’ils sont venus. Et, tandis que vous et moinous bavardions, ils ont forcé l’entrée de service, ont passé par la cuisine,sont arrivés devant la petite porte qui sépare l’office du vestibule et ontentrebâillé cette porte. Là, tout près d’eux, sur son canapé, le personnageest toujours évanoui, et solidement attaché. Comment faire ? Impossiblede le tirer hors du vestibule sans donner l’éveil à Ya-Bon. Et pourtant, si onne le délivre pas, il parlera, il vendra ses complices, il empêchera d’abou-tir un plan soigneusement préparé. Alors ? Alors un des compagnons sepenche furtivement, avance le bras, entoure de sa cordelette cette gorgeque Ya-Bon a déjà rudement endommagée, ramène les boucles des deuxextrémités, et serre, serre lentement, serre tranquillement, jusqu’à ce quemort s’ensuive. Aucun bruit. Pas un soupir. Tout cela s’opère dans le si-lence. On est venu, on tue, et l’on s’en va. Bonsoir. Le tour est joué, lecamarade ne parlera pas.

La gaieté du capitaine redoubla.— Le camarade ne parlera pas, reprit-il, et la justice, qui retrouvera

son cadavre demain matin dans un jardin clôturé, ne comprendra rienà l’affaire. Et nous non plus, maman Coralie, et nous ne saurons jamaispourquoi ces gens-là voulaient vous enlever. Vrai ! si je ne vaux pas grand-chose comme gardien de prison, comme policier je suis au-dessous detout.

Il continuait de se promener d’un bout à l’autre de la pièce. L’amputa-tion de sa jambe, ou plutôt de son mollet, ne paraissait guère le gêner, etprovoquait tout au plus à chaque pas, les articulations de la cuisse et dugenou ayant gardé leur souplesse, un certain désaccord des hanches et desépaules. D’ailleurs sa haute taille corrigeait plutôt ce défaut d’harmonie,que la désinvolture de ses gestes et l’insouciance avec laquelle il avait l’air

20

Page 26: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre II

de l’accepter, réduisaient en apparence à d’insignifiantes proportions.La figure était ouverte, assez forte en couleur, brûlée par le soleil

et durcie par les intempéries, d’expression franche, enjouée, souventgouailleuse. Le capitaine Belval devait avoir vingt-huit à trente ans. Ilrappelait un peu par son allure ces officiers du Premier Empire auxquelsla vie des camps donnait un air spécial, qu’ils gardaient par la suite dansles salons et près des femmes.

Il s’arrêta pour contempler Coralie dont le joli profil se détachait surles lueurs de la cheminée, puis il revint s’asseoir à ses côtés, et il lui ditdoucement :

— Je ne sais rien de vous. À l’ambulance les infirmières et les docteursvous appellent Mme Coralie. Vos blessés prononcent maman. Quel estvotre nom de femme ou de jeune fille ? Êtes-vous mariée ou veuve ? Oùhabitez-vous ? On l’ignore. Chaque jour, aux mêmes heures, vous arrivezet vous vous en allez par la même rue. Quelquefois, un vieux serviteurà longs cheveux gris et à barbe embroussaillée, un cache-nez autour ducou, des lunettes jaunes sur les yeux, vous accompagne ou vient vouschercher.Quelquefois aussi, il vous attend, assis sur la même chaise, dansla cour vitrée. On l’a interrogé, mais il ne répond à personne.

« Je ne sais donc rien de vous, qu’une chose, c’est que vous êtes ado-rablement bonne et charitable, et que vous êtes aussi, je puis le dire, n’est-ce pas ? adorablement belle. Et c’est peut-être, maman Coralie, parce quetoute votre existence m’est inconnue que je me l’imagine si mystérieuse,et, en quelque sorte, si douloureuse, oui, si douloureuse ! Vous donnezl’impression de vivre dans la peine et dans l’inquiétude. On vous senttoute seule. Personne ne se dévoue à votre bonheur et à votre sécurité.Alors j’ai pensé… il y a longtemps que je pense à cela et que j’attendsl’occasion de vous l’avouer… j’ai pensé que vous aviez sans doute be-soin d’un ami, d’un frère qui vous guide et qui vous défende. Me suis-jetrompé, maman Coralie ? »

À mesure qu’il parlait, on eût dit que la jeune femme se resserraiten elle-même et qu’elle mettait un peu plus de distance entre elle et lui,comme si elle n’eût pas voulu qu’il pénétrât dans ces régions secrètes qu’ildénonçait. Elle murmura :

— Si, vous vous êtes trompé. Ma vie est toute simple, je n’ai pas besoin

21

Page 27: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre II

d’être défendue.— Vous n’avez pas besoin d’être défendue ! s’écria-t-il avec une ani-

mation croissante. Et alors ces hommes qui ont essayé de vous enlever ?Ce complot ourdi contre vous ? Ce complot dont vos agresseurs redoutenttellement la découverte qu’ils vont jusqu’à supprimer celui d’entre euxqui s’est laissé prendre ? Alors, quoi, ce n’est rien tout cela ? Je me trompeen affirmant que vous êtes environnée de périls ? que vous avez des en-nemis d’une audace extraordinaire ? qu’il faut vous défendre contre leursentreprises ? et que, si vous n’acceptez pas l’offre de mon assistance… ehbien… eh bien…

Elle s’obstinait dans le silence, de plus en plus lointaine, presque hos-tile.

L’officier frappa du poing le marbre de la cheminée et, se penchantsur la jeune femme :

— Eh bien, dit-il, achevant sa phrase d’un ton résolu, eh bien, si vousn’acceptez pas l’offre de mon assistance, moi, je vous l’impose.

Elle secoua la tête.— Je vous l’impose, répéta-t-il fermement. C’est mon devoir et c’est

mon droit.— Non, fit-elle à demi-voix.— Mon droit absolu, reprit le capitaine Belval, et cela pour une raison

qui prime toutes les autres et qui me dispense même de vous consulter,maman Coralie.

— Laquelle ? dit la jeune femme en le regardant.— C’est que je vous aime.Il lui jeta ces mots nettement, non pas comme un amoureux qui risque

un aveu timide, mais comme un homme fier du sentiment qu’il éprouveet heureux de le déclarer.

Elle baissa les yeux en rougissant, et il s’écria, d’une voix joyeuse :— Je ne vous l’envoie pas dire, hein, maman ? Pas de tirades enflam-

mées, pas de soupirs, ni de grands gestes, ni de mains jointes. Non, troispetits mots seulement que je vous adresse sans me mettre à genoux. Etcela m’est d’autant plus facile que vous le saviez. Mais oui, maman Co-ralie, vous avez beau prendre vos airs farouches, vous savez bien que jevous aime, et vous le savez depuis aussi longtemps que moi. Nous l’avons

22

Page 28: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre II

vu naître ensemble, ce sentiment-là, lorsque vos petites mains adoréestouchaient ma tête sanglante. Les autres me torturaient. Vous, c’étaientautant de caresses. Autant de caresses aussi, vos regards de compassion.Autant de caresses, vos larmes qui tombaient parce que je souffrais. Mais,d’abord, est-ce qu’on peut vous voir sans vous aimer ? Vos sept maladesde tout à l’heure sont amoureux de vous, maman Coralie. Ya-Bon vousadore. Seulement ce sont de simples soldats. Ils se taisent. Moi, je suiscapitaine. Et je parle sans embarras, la tête haute, croyez-le bien.

La jeune femme avait posé ses mains sur ses joues brûlantes, et lebuste incliné, elle se taisait. Il reprit, d’une voix qui sonnait clairement :

— Vous comprenez ce que je veux vous dire en déclarant que je parlesans embarras et la tête haute ? Oui, n’est-ce pas ? Si j’avais été, avant laguerre, tel que je suis aujourd’hui, mutilé, je n’aurais pas eu cette assu-rance, et c’est humblement, en vous demandant pardon de mon audace,que je vous aurais avoué mon amour. Mais maintenant… Ah ! croyez bien,maman Coralie, que là, en face de vous, qui êtes une femme et que j’aimepassionnément, je n’y pense même pas, à mon infirmité. Pas un instant,je n’ai l’impression que je puis vous paraître ridicule ou présomptueux.

Il s’arrêta, comme pour reprendre haleine, puis, se levant, il repartit :— Et il faut qu’il en soit ainsi. Il faut que l’on sache bien que les mutilés

de cette guerre ne se considèrent pas comme des parias, des malchanceuxet des disgraciés, mais comme des hommes absolument normaux. Et oui,normaux ! Une jambe de moins ? Et après ? Est-ce que cela fait qu’on n’aitpoint de cerveau ni de cœur ? Alors, parce que la guerre m’aura pris unejambe ou un bras, même les deux jambes ou les deux bras, je n’aurai pasle droit d’aimer, sous peine de risquer une rebuffade ou de deviner qu’ona pitié de moi ? De la pitié ? Mais nous ne voulons pas qu’on nous plaigne,ni qu’on fasse un effort pour nous aimer, ni même qu’on se croie chari-table parce qu’on nous traite gentiment. Ce que nous exigeons, devant lafemme comme devant la société, devant le passant qui nous croise commedevant le monde dont nous faisons partie, c’est l’égalité totale entre nouset ceux que leur bonne étoile ou que leur lâcheté auront garantis.

Le capitaine frappa de nouveau la cheminée.—Oui, l’égalité totale. Nous tous, boiteux,manchots, borgnes, aveugles,

estropiés, difformes, nous prétendons valoir, physiquement et morale-

23

Page 29: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre II

ment, autant, et peut-être plus que le premier venu. Comment ! ceux quise sont servis de leurs deux jambes pour courir plus vite à l’attaque, unefois amputés, seraient distancés dans la vie par ceux qui se sont chauf-fés les deux pattes sur les chenets d’un bureau ? Allons donc ! Place pournous comme pour les autres ! Et croyez que cette place, qui nous est due,nous saurons bien la prendre, et nous saurons bien la tenir. Il n’y a pas debonheur auquel nous n’ayons le droit d’atteindre et pas de besogne dontnous ne soyons capables, avec un peu d’exercice et d’entraînement. Lamain droite de Ya-Bon vaut déjà toutes les paires de mains de l’univers,et la jambe gauche du capitaine Belval lui permet d’abattre ses deux lieuesà l’heure, s’il le veut.

Il se mit à rire, tout en poursuivant :— La main droite et la jambe gauche… la main gauche et la jambe

droite… Qu’importe ce qui nous reste si nous savons nous en servir ?En quoi avons-nous déchu ? Qu’il s’agisse d’obtenir un poste, ou qu’ils’agisse de perpétuer la race, ne sommes-nous pas ce que nous étionsauparavant ? Et, mieux encore peut-être. Je crois pouvoir dire que les en-fants que nous donnerons à la patrie seront tous aussi bien bâtis, qu’ilsauront bras et jambes, et le reste… sans compter un fameux héritage decœur et d’entrain. Voilà nos prétentions, maman Coralie. Nous n’admet-tons pas que nos pilons de bois nous empêchent d’aller de l’avant et que,dans la vie, nous ne soyons pas d’aplomb sur nos béquilles, comme surdes jambes en chair et en os. Nous n’estimons pas que ce soit un sacrificeque de se dévouer à nous, et qu’il soit nécessaire de crier à l’héroïsmeparce que telle jeune fille a l’honneur d’épouser un soldat aveugle !

« Encore une fois, nous ne sommes pas des êtres à part ! Aucune dé-chéance, je le répète, ne nous a frappés, et c’est là une vérité à laquelletout lemonde se pliera, durant deux ou trois générations. Vous comprenezque, dans un pays comme la France, lorsque l’on rencontrera des mutiléspar centaines de mille, la conception de ce qu’est un homme complet nesera plus aussi rigide, et que, en fin de compte, il y aura, dans cette huma-nité nouvelle qui se prépare, des hommes avec deux bras et des hommesavec un seul bras, comme il y a des hommes bruns et des hommes blonds,des gens qui portent la barbe et d’autres qui n’en portent pas. Et tout celasemblera très naturel. Et chacun vivra la vie qu’il lui plaira, sans avoir

24

Page 30: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre II

besoin d’être intact. Et comme ma vie est en vous, maman Coralie, et quemon bonheur dépend de vous, je n’ai pas attendu plus longtemps pourvous placer mon petit discours. Ouf ! c’est fini. J’aurais encore bien deschoses à dire là-dessus, mais, n’est-ce pas, ce n’est pas en un jour… »

Il s’interrompit, intimidé malgré tout par le silence de la jeune femme.Elle n’avait pas bougé depuis les premières paroles d’amour qu’il avait

prononcées. Ses mains avaient glissé sur sa figure jusqu’à son front. Unléger frémissement secouait ses épaules. Il se courba, et, avec une douceurinfinie, écartant les doigts fragiles, il découvrit le joli visage.

— Pourquoi pleures-tu, maman Coralie ?Le tutoiement ne la troubla point. Entre l’homme et la femme qui s’est

penchée sur ses plaies, il s’établit des relations d’une nature spéciale, eten particulier, le capitaine Belval avait de ces façons un peu familières,mais respectueuses, dont on ne pouvait s’offusquer. Il lui demanda :

— Est-ce moi qui les fais couler, ces larmes ?— Non, dit-elle à voix basse, c’est votre gaieté, votre manière, non pas

même de vous soumettre au destin, mais de le dominer de toute votrehauteur. Le plus humble d’entre vous s’élève sans effort au-dessus de sanature, et je ne sais rien de plus beau et de plus émouvant que cette in-souciance.

Il se rassit auprès d’elle.— Alors vous ne m’en voulez pas de vous avoir dit… ce que je vous ai

dit ?— Vous en vouloir ? répliqua-t-elle, affectant de se tromper sur le sens

de la question. Mais toutes les femmes sont d’accord avec vous ! Si la ten-dresse doit faire un choix entre ceux qui reviendront de la guerre, ce sera,j’en suis certaine, en faveur de ceux qui ont souffert le plus cruellement.

Il hocha la tête.— C’est que moi, je demande autre chose que de la tendresse, et une

réponse plus précise à certaines demes paroles. Dois-je vous les rappeler ?— Non.— Alors la réponse…— La réponse, mon ami, c’est que vous ne les direz plus, ces paroles.Il prit un air solennel.— Vous me le défendez ?

25

Page 31: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre II

— Je vous le défends !— En ce cas, je vous jure de me taire jusqu’à la prochaine fois où je

vous verrai…Elle murmura :— Vous ne me verrez plus.Cette affirmation divertit fort le capitaine Belval.— Oh ! oh ! pourquoi ne vous verrai-je plus, maman Coralie ?— Parce que je ne le veux pas.— Et la raison de cette volonté ?— La raison ?…Elle tourna les yeux vers lui, et, lentement, prononça :— Je suis mariée.Cette déclaration ne parut pas déconcerter le capitaine, qui affirma le

plus tranquillement du monde :— Eh bien, vous vous marierez une seconde fois. Il est hors de doute

que votre mari est vieux et que vous ne l’aimez pas. Il comprendra doncfort bien qu’étant aimée…

— Ne plaisantez pas, mon ami…Il saisit vivement la main de la jeune femme, à l’instant où elle se

levait, prête à partir.— Vous avez raison, maman Coralie, et je m’excuse même de n’avoir

pas pris un ton plus sérieux pour vous dire des choses très graves. Il s’agitde ma vie, et il s’agit de votre vie. J’ai la conviction profonde qu’elles vontl’une vers l’autre, sans que votre volonté puisse y mettre obstacle, et c’estpourquoi votre réponse est inutile. Je ne vous demande rien. J’attends toutdu destin. C’est lui qui nous réunira.

— Non, dit-elle.— Si, affirma-t-il, les choses se passeront ainsi.— Les choses ne se passeront pas ainsi. Elles ne doivent pas se passer

ainsi. Vous allez me promettre sur l’honneur de ne plus chercher à mevoir ni même à connaître mon nom. J’aurais pu accorder davantage àvotre amitié. L’aveu que vous m’avez fait nous éloigne l’un de l’autre. Jene veux personne dans ma vie… personne.

Elle mit une certaine véhémence dans sa déclaration et, en mêmetemps, elle essayait de dégager son bras de l’étreinte qui la serrait.

26

Page 32: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre II

Patrice Belval s’y opposa en disant :— Vous avez tort… Vous n’avez pas le droit de vous exposer ainsi… je

vous en prie, réfléchissez…Elle le repoussa. Et c’est alors qu’il se produisit par hasard un étrange

incident. Dans le mouvement qu’elle fit, un petit sac qu’elle avait placé surla cheminée fut heurté et tomba sur le tapis. Mal fermé, il s’ouvrit. Deuxou trois objets en sortirent, qu’elle ramassa, tandis que Patrice Belval sebaissait rapidement.

— Tenez, dit-il, il y a encore ceci.C’était un étui, un petit étui en paille tressée que le choc avait ouvert

également et d’où s’échappaient les grains d’un chapelet.Debout, ils se turent tous deux. Le capitaine examinait le chapelet. Et

il murmura :— Curieuse coïncidence… ces grains d’améthyste… cette monture an-

cienne en filigrane d’or… C’est étrange de retrouver le même travail et lamême matière…

Il tressaillit, et si nettement que la jeune femme interrogea :—Qu’y a-t-il donc ?Il tenait entre ses doigts un des grains, plus gros que les autres et

auquel se réunissaient, d’une part, le collier des dizaines et, de l’autre, lacourte chaîne des prières. Or, ce grain-là était cassé par le milieu, presqueau ras des griffes d’or qui l’enchâssaient.

— Il y a, dit-il, il y a que la coïncidence est si inconcevable que j’ose àpeine… Cependant, je pourrais vérifier le fait sur-le-champ… Mais aupa-ravant un mot : qui vous a donné ce chapelet ?…

— Personne ne me l’a donné, dit-elle. Je l’ai toujours eu.— Pourtant, il appartenait à quelqu’un, avant de vous appartenir ?— À ma mère, sans doute.— Ah ! il vous vient de votre mère ?—Oui, je suppose qu’il me vient d’elle, aumême titre que les différents

bijoux qu’elle m’a laissés.— Vous avez perdu votre mère ?— Oui. J’avais quatre ans à sa mort. À peine ai-je gardé d’elle un sou-

venir très confus. Mais pourquoi me demandez-vous cela, à propos d’unchapelet ?

27

Page 33: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre II

— C’est à propos de ceci, dit-il, à propos de ce grain d’améthyste quiest cassé en deux…

Il ouvrit son dolman et tira sa montre de la poche de son gilet. Plu-sieurs breloques étaient attachées à cettemontre par une petite châtelainede cuir et d’argent.

Une de ces breloques était constituée par la moitié d’une boule d’amé-thyste également cassée vers sa face extérieure, également enchâsséedans des griffes de filigrane. La grosseur des deux boules semblait iden-tique. Les améthystes étaient de même couleur, montées sur le même fi-ligrane.

Ils se regardèrent anxieusement. La jeune femme balbutia :— Il n’y a là qu’un hasard, pas autre chose qu’un hasard…— Certes, dit-il, mais admettons que ces deux moitiés de boule

s’adaptent exactement l’une à l’autre…— Ce n’est pas possible, dit-elle, effrayée elle aussi à l’idée du petit

geste si simple qu’il fallait faire pour avoir l’indiscutable preuve.Ce geste, pourtant, l’officier s’y décida. Sa main droite qui tenait le

grain de chapelet et sa main gauche qui tenait la breloque se rappro-chèrent. La rencontre eut lieu. Les mains hésitèrent et tâtonnèrent, puisne bougèrent plus. Le contact s’était produit.

Les inégalités de la cassure correspondaient strictement les unes auxautres. Les reliefs trouvaient des vides équivalents. Les deux moitiésd’améthyste étaient les deuxmoitiés de la même améthyste. Réunies, ellesformaient une seule et même boule.

Il y eut un long silence chargé d’émotion et de mystère. Le capitaineBelval dit à voix basse :

—Moi non plus, je ne sais pas au juste la provenance de cette breloque.Dès mon enfance, je l’ai vue, mêlée à des objets sans grande valeur queje gardais dans un carton, des clefs de montre, des vieilles bagues, descachets anciens, parmi lesquels j’ai choisi ces breloques, il y a deux outrois ans. D’où vient celle-ci ? Je l’ignore. Mais ce que je sais…

Il avait séparé les deux fragments et, les examinant avec attention, ilconcluait :

— Ce que je sais, à n’en point douter, c’est que la plus grosse boule dece chapelet se détacha autrefois et se brisa, que les deux moitiés de cette

28

Page 34: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre II

boule furent recueillies, que l’une d’elles retrouva sa place, et que l’autre,avec sa monture, forma la breloque que voici. Nous possédons donc, vouset moi, les deux moitiés d’une chose que quelqu’un possédait entière il ya une vingtaine d’années.

Il se rapprocha d’elle et reprit, d’un même ton, bas et un peu grave :— Vous protestiez tout à l’heure quand j’affirmais ma foi dans le des-

tin et la certitude que les événements nous menaient l’un vers l’autre. Leniez-vous encore ? Car enfin il s’agit là, ou bien d’un hasard, si extraor-dinaire que nous n’avons pas le droit de l’admettre – ou bien un fait réelqui montre que nos deux existences se sont touchées déjà dans le passépar quelque point mystérieux, et qu’elles se retrouveront dans l’avenir,pour ne plus se séparer. Et c’est pourquoi, sans attendre cet avenir peut-être lointain, je vous offre, aujourd’hui que vous êtes menacée, l’appui demon amitié. Remarquez que je ne vous parle plus d’amour, mais d’amitiéseulement. Acceptez-vous ?

Elle demeurait interdite, et tellement troublée par tout ce qu’il y avaitde miraculeux dans l’union complète des deux fragments d’améthyste,qu’elle ne semblait pas entendre la voix du capitaine.

— Acceptez-vous ? répéta-t-il.Au bout d’un instant, elle répondit :— Non.— Alors, dit-il avec bonne humeur, la preuve que le destin vous donne

de sa volonté ne vous suffit pas ?Elle déclara :— Nous ne devons plus nous voir.— Soit. Je m’en remets aux circonstances. Ce ne sera pas long. En

attendant, je vous jure de ne rien faire pour chercher à vous revoir.— Et de ne rien faire pour connaître mon nom ?— Rien. Je vous le jure.Elle lui tendit la main.— Adieu, dit-elle.Il répondit :— Au revoir.Elle s’éloigna. Sur le seuil de la porte, elle se retourna et parut hésiter.

Il se tenait immobile auprès de la cheminée. Elle dit encore :

29

Page 35: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre II

— Adieu.Une seconde fois il répliqua :— Au revoir, maman Coralie.Tout était dit entre eux pour l’instant. Il ne tenta plus de la retenir.Elle s’en alla.Lorsque la porte de la rue fut refermée et seulement alors, le capi-

taine Belval se dirigea vers une des fenêtres. Il aperçut la jeune femmequi passait entre les arbres, toute menue dans les ténèbres. Son cœur seserra :

La reverrait-il jamais ?— Si, je la reverrai ! s’écria-t-il. Mais demain peut-être. Ne suis-je pas

favorisé par les dieux ?Et prenant sa canne, il partit, comme il le disait, du pilon droit.Le soir, après avoir dîné dans un restaurant voisin, le capitaine Belval

arrivait à Neuilly. L’annexe de l’ambulance, jolie villa située au début duboulevard Maillot, avait vue sur le bois de Boulogne. La discipline y étantassez relâchée, le capitaine pouvait rentrer à toute heure de la nuit, et leshommes obtenaient aisément des permissions de la surveillante.

— Ya-Bon est là ? demanda-t-il à celle-ci.— Oui, mon capitaine, il joue aux cartes avec son flirt.— C’est son droit d’aimer et d’être aimé, dit-il. Pas de lettres pourmoi ?— Non, mon capitaine, un paquet seulement.— De la part de qui ?— C’est un commissionnaire qui l’a apporté, sans rien dire que ces

mots : « Pour le capitaine Belval. » Je l’ai déposé dans votre chambre.L’officier gagna sa chambre, qu’il avait choisie au dernier étage, et vit

le paquet sur la table, ficelé et enveloppé d’un papier.Il l’ouvrit. C’était une boîte. Et cette boîte contenait une clef, une

grosse clef vêtue de rouille, et qui était d’une forme et d’une fabricationévidemment peu récentes.

Que diable cela signifiait-il ? La boîte ne portait aucune adresse ni au-cune marque. Il supposa qu’il y avait là quelque erreur qui s’expliqueraitd’elle-même, et il mit la clef dans sa poche.

— Assez d’énigmes pour aujourd’hui, se dit-il, couchons-nous.

30

Page 36: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre II

Mais, comme il allait tirer les grands rideaux de sa fenêtre, il aperçutà travers les vitres, par-dessus les arbres du bois de Boulogne, un jaillis-sement d’étincelles qui s’épanouissait assez loin, dans l’ombre épaisse dela nuit.

Et il se souvint de la conversation qu’il avait surprise au restaurantet de cette pluie d’étincelles dont avaient parlé ceux mêmes qui complo-taient l’enlèvement de maman Coralie.

n

31

Page 37: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

CHAPITRE III

La clef rouillée

A ’ huit ans, Patrice Belval, qui jusqu’alors avait habitéParis avec son père, fut expédié dans une école française deLondres, d’où il ne sortit que dix ans plus tard.

Les premiers temps, il reçut chaque semaine des nouvelles de son père.Puis, un jour, le directeur de l’école lui apprit qu’il était orphelin, que lesfrais de son éducation étaient assurés, et que, à sa majorité, il toucherait,par l’intermédiaire d’un solicitor anglais, une somme de deux cent millefrancs environ, qui composaient l’héritage paternel.

Deux cent mille francs, cela ne pouvait suffire à un garçon dont lesgoûts se révélèrent dispendieux et qui, envoyé enAlgérie pour son servicemilitaire, trouva le moyen, n’ayant pas encore d’argent, de faire vingtmille francs de dettes.

Il commença donc par dissiper l’héritage, puis se mit au travail. Espritingénieux, actif, sans vocation spéciale, mais apte à tout ce qui exige del’initiative et de la résolution, plein d’idées, sachant vouloir et sachant

32

Page 38: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

exécuter, il inspira confiance, trouva des capitaux et monta des affaires.Affaires d’électricité, achats de sources et de cascades, organisation de

services automobiles dans les colonies, lignes de bateaux, exploitationsminières ; en quelques années, il improvisa une douzaine d’entreprisesqui, toutes, réussirent.

La guerre fut pour lui une aventure merveilleuse. Il s’y jeta à corpsperdu. Sergent de troupes coloniales, il gagna ses galons de lieutenantsur la Marne. Le 15 septembre, atteint au mollet, il était amputé le jourmême. Deux mois après, on ne sait à la suite de quelles intrigues, lui, lemutilé, il montait comme observateur dans l’avion d’un de nos meilleurspilotes. Un shrapnell mettait fin, le 10 janvier, aux exploits des deux héros.Cette fois le capitaine Belval, blessé grièvement à la tête, était évacué surl’ambulance de l’avenue des Champs-Élysées. Vers la même époque, cellequ’il devait appeler maman Coralie entrait également à cette ambulancecomme infirmière.

L’opération du trépan, qu’on dut lui faire, réussit. Mais il y eut descomplications. Il souffrit beaucoup, sans jamais se plaindre, cependant, eten soutenant de sa bonne humeur ses compagnons de misère, qui, tous,éprouvaient pour lui une véritable affection. Il les faisait rire. Il les conso-lait et les remontait avec sa verve et avec sa manière toujours heureused’envisager les pires situations. Aucun d’eux n’oubliera jamais la façondont il accueillit un fabricant qui venait lui proposer une jambe articulée.

— Ah ! ah ! une jambe articulée ! Et pour quoi faire, monsieur ? Sansdoute pour tromper le monde et pour qu’on ne s’aperçoive pas que jesuis amputé, n’est-ce pas ? Par conséquent, monsieur, vous considérez quec’est une tare d’être amputé et que moi, officier français, je dois m’encacher comme d’une chose honteuse ?

— Pas du tout, mon capitaine. Cependant…— Et combien coûte-t-elle, votre mécanique ?— Cinq cents francs.— Cinq cents francs ! Et vous me jugez capable de mettre cinq cents

francs pour une jambe articulée, lorsqu’il y aura cent mille pauvresbougres amputés comme moi, et qui seront contraints d’exhiber leurs pi-lons de bois ?

Les hommes qui se trouvaient là s’épanouissaient d’aise. Maman Co-

33

Page 39: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

ralie elle-même écoutait en souriant. Et que n’aurait point donné PatriceBelval pour un sourire de maman Coralie ?

Comme il le lui avait dit, dès les premiers jours il s’était épris d’elle,de sa beauté touchante, de sa grâce ingénue, de ses yeux tendres, de sonâme douce qui se penchait sur les malades et qui semblait vous effleurercomme une caresse bienfaisante. Dès les premiers jours, le charme s’insi-nuait en lui et l’enveloppait à la fois. Sa voix le ranimait. Elle l’enchantaitde son regard et de son parfum. Et cependant, bien qu’il se soumît à l’em-pire de cet amour, il éprouvait en même temps un immense besoin dese dévouer et de mettre sa force au service de cette créature menue etdélicate qu’il sentait environnée de périls.

Et voilà que les événements lui donnaient raison, que ces périls se pré-cisaient, et qu’il avait eu le bonheur d’arracher la jeune femme à l’étreintede ses ennemis. Première bataille dont l’issue le réjouissait, mais qu’il nepouvait croire terminée. Les attaques recommenceraient. Et déjà n’était-ilpas en droit de se demander s’il n’y avait point corrélation étroite entrele complot préparé le matin contre la jeune femme et cette sorte de si-gnal que révélait la pluie des étincelles ? Les deux faits annoncés par lesdeux interlocuteurs n’appartenaient-ils pas à la même machination téné-breuse ? Les étincelles continuaient à scintiller là-bas.

Autant que Patrice Belval pouvait en juger, cela s’élevait du côté de laSeine, entre deux points extrêmes qui eussent été le Trocadéro, à gauche,et la gare de Passy, à droite.

« Donc, se dit-il, à deux ou trois kilomètres au plus à vol d’oiseau.Allons-y. Nous verrons bien. »

Au second étage, un peu de lumière filtrait par la serrure d’une porte.Ya-Bon habitait là, et l’officier savait par la surveillante que Ya-Bon jouaitaux cartes avec son flirt. Il entra.

Ya-Bon ne jouait plus. Il s’était endormi dans un fauteuil devant lescartes étalées, et, sur la manche retournée qui pendait à l’épaule gauche,reposait une tête de femme – une tête de la plus effarante vulgarité,dont les lèvres épaisses comme celles de Ya-Bon s’ouvraient sur des dentsnoires, et dont la peau grasse et jaune semblait imprégnée d’huile. C’étaitAngèle, la fille de cuisine, le flirt de Ya-Bon. Elle ronflait.

Patrice les contempla avec satisfaction. Ce spectacle affirmait la jus-

34

Page 40: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

tesse de ses théories. Si Ya-Bon trouvait une amoureuse, les plus mutilésdes héros ne pouvaient-ils pas prétendre, eux aussi, à toutes les joies del’amour ?

Il toucha l’épaule du Sénégalais. Celui-ci s’éveilla et sourit, ou plu-tôt même, ayant deviné la présence de son capitaine, sourit avant des’éveiller.

— J’ai besoin de toi, Ya-Bon.Ya-Bon grogna de plaisir et repoussa Angèle qui s’écroula sur la table

et continua de ronfler.Dehors, Patrice ne vit plus les étincelles. La masse des arbres les lui

cachait. Il suivit le boulevard, et, pour gagner du temps, prit le train deceinture jusqu’à l’avenue Henri-Martin. De là, il s’engagea dans la rue deLa Tour, qui aboutit à Passy.

En route, il ne cessa d’entretenir Ya-Bon de ses préoccupations, bienqu’il sût que le nègre n’y pouvait pas comprendre grand-chose. Maisc’était une habitude chez lui. Ya-Bon, son compagnon de guerre, puis sonordonnance, lui était dévoué comme un chien. Amputé le même jour queson chef, atteint le même jour que lui à la tête, Ya-Bon se croyait destinéà toutes les mêmes épreuves, et il se réjouissait d’être deux fois blessé,comme il se fût réjoui de mourir en même temps que le capitaine Belval.Le capitaine répondait à cette soumission de bête fidèle par une camara-derie affectueuse, un peu taquine, souvent même assez rude, qui exaltaitl’affection du nègre. Ya-Bon jouait le rôle du confident passif que l’onconsulte sans l’écouter, et sur qui l’on passe sa mauvaise humeur.

—Qu’est-ce que tu penses de tout cela, monsieur Ya-Bon ? disait-il enmarchant bras dessus bras dessous avec lui. J’ai idée que c’est toujours lamême histoire. C’est ton avis, hein ?

Ya-Bon avait deux grognements, l’un qui signifiait oui, l’autre non.Il grogna :— Oui.— Donc, pas de doute, déclara l’officier, et nous devons admettre que

maman Coralie court un nouveau danger, n’est-ce pas ?— Oui, grogna Ya-Bon, qui, par principe, approuvait toujours.— Bien. Reste à savoir, maintenant, ce que veut dire cette pluie d’étin-

celles. Un moment, comme les zeppelins nous ont rendu une première

35

Page 41: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

visite, il y a une huitaine de jours, j’ai supposé… Mais tu m’écoutes ?— Oui…— J’ai supposé que c’était un signal de trahison ayant pour objet une

seconde visite de zeppelins…— Oui…—Mais non, imbécile, pas oui. Comment veux-tu que ce soit un signal

pour zeppelins, puisque, selon la conversation surprise parmoi, le signal adéjà eu lieu deux fois avant la guerre ? Et puis, d’ailleurs, est-ce réellementun signal ?

— Non.— Comment non ? Alors qu’est-ce que ce serait, triple idiot ? Tu ferais

mieux de te taire et dem’écouter, d’autant que tu ne saismême pas de quoiil s’agit…Moi non plus, du reste, et j’avoue que j’y perds mon latin. Dieu !que tout cela est compliqué, et que je suis peu qualifié pour résoudre detels problèmes !

Patrice Belval fut encore plus embarrassé quand il déboucha de la ruede La Tour. Plusieurs chemins s’offraient à lui. Lequel choisir ? En outre,quoiqu’il se trouvât au centre même de Passy, aucune étincelle ne luisaitdans le ciel obscur.

— Sans doute est-ce terminé, dit-il, et nous en sommes pour nos frais.C’est de ta faute, Ya-Bon. Si tu ne m’avais pas fait perdre des minutesprécieuses à t’arracher des bras de ta bien-aimée, nous arrivions à temps.Je m’incline devant les charmes d’Angèle, mais enfin…

Il s’orienta, de plus en plus indécis. L’expédition entreprise au hasard,et sans informations suffisantes, n’amenait décidément aucun résultat, etil songeait à l’abandonner, lorsque, à ce moment, une automobile surgitde la rue Franklin, venant ainsi du Trocadéro, et une personne qui était àl’intérieur, cria par le tube acoustique :

— Obliquez à gauche… et tout droit ensuite, jusqu’à ce que je vousavertisse.

Or, il sembla au capitaine Belval que cette voix avait les mêmes in-flexions étrangères que l’une des voix entendues le matin au restaurant.

— Serait-ce l’individu au chapeau gris ? murmura-t-il, c’est-à-dire unde ceux qui ont essayé d’enlever maman Coralie ?

— Oui, grogna Ya-Bon.

36

Page 42: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

—N’est-ce pas ? Le signal des étincelles explique sa présence dans cesparages. Il s’agit de ne pas lâcher cette piste-là. Galope, Ya-Bon.

Mais il était inutile que Ya-Bon galopât. La voiture – une limousinede maître – avait enfilé la rue Raynouard, et le capitaine put arriver lui-même au moment où elle s’arrêtait à trois ou quatre mètres du carrefour,devant une grande porte cochère, située sur la gauche.

Cinq hommes descendirent.L’un deux sonna.Il s’écoula trente à quarante secondes. Puis une deuxième fois Patrice

perçut la vibration du timbre. Les cinq hommes massés sur le trottoirattendaient. Enfin, après un troisième coup de timbre, une petite entréepratiquée dans l’un des vantaux fut entrebâillée. Il y eut une pause. Onparlementait. La personne qui avait ouvert devait demander des explica-tions. Mais soudain deux des hommes appuyèrent fortement sur le vantailqui céda sous la poussée et livra passage à toute la bande. Un bruit violent.La porte se referma. Aussitôt le capitaine étudia les lieux.

La rue Raynouard est un ancien chemin de campagne qui serpentaitjadis parmi les maisons et les jardins du village de Passy, au flanc descollines que baigne la Seine. Elle a gardé en certains endroits, de plusen plus rares, hélas ! un air de province. De vieux domaines la bordent.De vieilles demeures s’y cachent au milieu des arbres. On y conserve lamaison que Balzac habita. C’est là que se trouvait le jardin mystérieuxoù Arsène Lupin découvrit, dans la fente d’un antique cadran solaire, lesdiamants d’un fermier général.

La maison que les cinq individus avaient envahie, et près de laquellestationnait encore l’automobile, ce qui empêchait le capitaine d’en ap-procher, faisait suite à un mur. Elle avait l’apparence des vieux hôtelsconstruits sous le Premier Empire. Des fenêtres rondes, grillagées au rez-de-chaussée, condamnées par des volets pleins au premier étage, s’ali-gnaient sur la très longue façade. Un autre bâtiment s’y ajoutait plus loincomme une aile indépendante.

— Rien à faire de ce côté, dit le capitaine. C’est clos comme une forte-resse féodale. Cherchons ailleurs.

De la rue Raynouard, des ruelles étroites, qui séparaient les anciensdomaines, dégringolent vers le fleuve. L’une d’elles côtoyait le mur qui

37

Page 43: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

précédait la maison. Le capitaine s’y engagea avec Ya-Bon. Elle était faiteen mauvais cailloux pointus, coupée de marches, et faiblement éclairéepar la lueur d’un réverbère.

— Un coup de main, Ya-Bon. Le mur est trop haut. Mais peut-êtrequ’avec le poteau de ce réverbère…

Aidé par le nègre, il se hissa jusqu’à la lanterne et tendait déjà une deses mains, lorsqu’il s’aperçut que toute cette partie du faîte était garniede morceaux de verre qui en rendaient l’abord absolument impossible.

Il descendit, furieux.— Crebleu, Ya-Bon, tu aurais pume prévenir. Un peu plus tume faisais

taillader les mains. À quoi penses-tu ? En vérité, je me demande la raisonpour laquelle tu as voulu à tout prix m’accompagner.

Il y eut un tournant. La ruelle n’étant plus éclairée devint tout à faitobscure, et le capitaine n’avançait qu’à tâtons. La main du Sénégalaiss’abattit sur son épaule.

—Que veux-tu, Ya-Bon ?La main le poussa contre le mur. Il y avait à cet endroit le renfonce-

ment d’une porte.— Évidemment, dit-il, c’est une porte. T’imagines-tu que je ne l’avais

pas vue ? Non, mais il n’y a que monsieur Ya-Bon qui ait des yeux !Ya-Bon lui présenta une boîte d’allumettes. Il en alluma plusieurs, les

unes à la suite des autres, afin d’examiner la porte.— Qu’est-ce que je t’avais dit ? bougonna-t-il. Rien à faire. Du bois

massif, renforcé de barres et de clous… Regarde, il n’y a pas de poignéede ce côté… tout juste un trou de serrure… Ah ! ce qu’il en faudrait une declef, taillée exprès et faite sur mesure !… tiens, une clef du genre de cellequ’un commissionnaire a déposée tantôt pour moi à l’annexe.

Il se tut. Une idée absurde lui traversait le cerveau, et cependant, siabsurde qu’elle fût, il se sentait incapable de résister au petit geste qu’ellelui suggérait.

Il revint donc sur ses pas. Cette clef, il l’avait sur lui. Il la tira de sapoche. La porte fut éclairée de nouveau. Le trou de la serrure apparut. Dupremier coup, le capitaine introduisit la clef. Il fit un effort à gauche : laclef tourna. Il poussa : la porte s’ouvrit.

— Entrons, dit-il.

38

Page 44: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

Le nègre ne bougea pas. Patrice devina sa stupeur. Au fond, sa stu-peur, à lui, n’était pas moindre. Par quel prodige inouï cette clef était-elleprécisément la clef de cette porte ? Par quel prodige la personne incon-nue qui la lui avait envoyée avait-elle pu deviner qu’il serait à même, sansautre avertissement, d’en user ?… Par quel prodige ?… Mais Patrice avaitrésolu d’agir sans chercher le mot des énigmes qu’un hasard malicieuxsemblait prendre plaisir à lui poser.

— Entrons, répéta-t-il victorieusement.Des branches d’arbre lui fouettèrent le visage et il se rendit compte

qu’il marchait sur de l’herbe et qu’un jardin devait s’étendre devant lui.L’obscurité était si grande qu’on ne distinguait pas les allées dans lamassenoire des pelouses et qu’après avoir marché pendant une ou deux mi-nutes, il se heurta à des rochers sur lesquels glissait une nappe d’eau.

— Zut ! maugréa-t-il, me voilà tout mouillé. Sacré Ya-Bon !Il n’avait pas fini de parler qu’un aboiement furieux se fit entendre

dans les profondeurs du jardin et, tout de suite, le bruit de cet aboiementse rapprocha avec une extrême rapidité. Patrice comprit qu’un chien degarde, averti de leur présence, se ruait vers eux, et, si brave qu’il fût, ilfrissonna, tellement cette attaque en pleine nuit avait quelque chose d’im-pressionnant. Comment se défendre ? Un coup de feu les eût dénoncés et,cependant, il n’avait pas d’autre arme que son revolver.

La bête se précipitait, puissante, à en juger par le fracas de sa galopade,qui évoquait la course d’un sanglier dans les taillis. Elle devait avoir cassésa chaîne, car un bruit de ferraille l’accompagnait. Patrice s’arc-bouta.Mais à travers les ténèbres, il vit que Ya-Bon passait devant lui pour leprotéger, et, presque aussitôt, le choc eut lieu.

— Hardi, Ya-Bon, pourquoi ne m’as-tu pas laissé en avant ? Hardi,mon gars… me voilà.

Les deux adversaires avaient roulé sur l’herbe. Patrice se courba, cher-chant à secourir le nègre. Il toucha le pelage d’une bête puis les vêtementsde Ya-Bon. Mais tout cela se convulsait à terre en un bloc si uni et com-battait avec une telle frénésie que son intervention ne pouvait servir àrien.

D’ailleurs, la lutte fut brève. Au bout de quelques minutes, les adver-saires ne bougeaient plus. Un râle confus sortait du groupe qu’ils for-

39

Page 45: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

maient.— Eh bien ? eh bien, Ya-Bon ? murmurait le capitaine, anxieux.Le nègre se releva en grognant. À la lueur d’une allumette, Patrice vit

qu’il tenait au bout de son bras, de son bras unique avec lequel il lui avaitfallu se défendre, un énorme chien qui râlait, serré à la gorge par cinqdoigts implacables. Une chaîne brisée pendait de son collier.

— Merci, Ya-Bon, je l’ai échappé belle. Maintenant tu peux le lâcher.Il doit être inoffensif.

Ya-Bon obéit. Mais il avait sans doute serré trop fort. Le chien se torditun instant sur l’herbe, poussa quelques gémissements et demeura immo-bile.

— Le pauvre animal, dit Patrice, il n’avait pourtant fait que son devoiren se jetant sur les cambrioleurs que nous sommes. Faisons le nôtre, Ya-Bon, qui est beaucoup moins clair.

Quelque chose qui brillait comme la vitre d’une fenêtre dirigea sespas et le conduisit, par une série d’escaliers taillés dans le roc et de plates-formes superposées, à la terrasse sur laquelle était construite la maison.De ce côté également, toutes les fenêtres, rondes et hautes comme cellesde la rue, se barricadaient de volets. Mais l’un deux laissait filtrer cettelumière qu’il avait aperçue d’en bas.

Ayant ordonné à Ya-Bon de se cacher dans les massifs, il s’approchade la façade, écouta, perçut le bruit confus de paroles, constata que lasolide fermeture des volets ne lui permettait ni de voir ni d’entendre, etparvint ainsi, après la quatrième fenêtre, jusqu’aux degrés d’un perron.

Au bout de ce perron, une porte…« Puisque, se dit-il, on m’a envoyé la clef du jardin, il n’y a aucune

raison pour que la porte qui donne de la maison dans le jardin ne soit pasouverte. »

Elle était ouverte. À l’intérieur, le bruit des voix fut plus net, et le capi-taine se rendit compte que ce bruit lui arrivait par la cage de l’escalier, etque cet escalier, qui semblait desservir une partie inhabitée de la maison,était vaguement éclairé au-dessus de lui. Il monta.

De fait, au premier étage, une porte était entrebâillée. Il glissa la têtepar l’ouverture, puis, se courbant, passa.

40

Page 46: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

Alors il se trouva sur un balcon étroit qui courait à mi-hauteur d’unevaste salle. Cette galerie longeait des rayons de livres qui atteignaient leplafond, et elle tournait sur trois côtés de la pièce. Deux escaliers de fer,en forme de vis, descendaient contre le mur, à chaque extrémité.

Des piles de livres s’amoncelaient aussi contre les barreaux de larampe qui protégeait la galerie, de sorte que Patrice ne pouvait être vudes gens groupés en bas, trois ou quatre mètres au-dessous de lui, au rez-de-chaussée par conséquent.

Doucement, il écarta deux piles. À ce moment, le bruit des voix enflasoudain en une violente clameur, et, d’un coup d’œil, il aperçut cinq indi-vidus qui se jetaient sur un homme et qui, avant même qu’il eût le tempsde se défendre, le renversaient en hurlant comme des enragés.

Le premier mouvement du capitaine fut de se précipiter au secours dela victime. Avec l’aide de Ya-Bon, qui fût accouru à son appel, il aurait cer-tainement tenu les individus en respect. S’il ne le fit pas, c’est que, aprèstout, ils ne se servaient d’aucune arme et qu’ils semblaient ne pas avoird’intention meurtrière. Ayant immobilisé leur victime, ils se contentèrentde la tenir à la gorge, aux épaules et aux chevilles. Qu’allait-il se passer ?

Vivement, l’un des cinq individus se releva et commanda d’un ton dechef :

— Attachez-le… Un bâillon sur la bouche… D’ailleurs, il peut crier àvolonté. Il n’y a personne pour l’entendre.

Tout de suite, Patrice reconnut une des deux voix qu’il avait déjà en-tendues le matin au restaurant. L’individu était petit, mince, élégant, leteint olivâtre, la figure cruelle.

— Enfin, dit-il, nous le tenons, le coquin ! Et je crois, cette fois, qu’ilfinira par causer. Vous êtes décidés à tout, les amis ?

Un des quatre gronda haineusement :— À tout ! et sans tarder, quoi qu’il arrive !Celui-là avait une forte moustache noire, et Patrice reconnut l’autre

interlocuteur du restaurant, c’est-à-dire l’un des deux agresseurs de ma-man Coralie, celui qui avait pris la fuite. Son chapeau de feutre gris étaitdéposé sur une chaise.

— À tout, hein, Bournef, et quoi qu’il arrive ? ricana le chef. Eh bien,en avant la danse ! Ah ! mon vieil Essarès, tu refuses de livrer ton secret !

41

Page 47: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

Nous allons rire !Tous les gestes avaient dû être convenus entre eux et la besogne ri-

goureusement partagée, car les actes qu’ils accomplirent furent exécutésavec une méthode et une promptitude incroyables.

L’homme étant ligoté, ils le soulevèrent et le jetèrent au fond d’unfauteuil à dossier très renversé, auquel ils le fixèrent, à l’aide d’une corde,par le buste et par le tronc.

Les jambes, toujours ficelées, furent assujetties au siège d’une lourdechaise de la même hauteur que le fauteuil et demanière que les deux piedsdébordassent. Puis ces deux pieds furent débarrassés de leurs bottines etde leurs chaussettes. Le chef dit : « Roulez ! »

Il y avait, entre deux des quatre fenêtres qui donnaient sur le jardin,une grande cheminée dans laquelle brûlait un feu de charbon tout rouge,blanc par place, tellement le foyer était incandescent. Les hommes pous-sèrent le fauteuil et la chaise qui portaient la victime et l’approchèrent, sespieds nus en avant, jusqu’à cinquante centimètres de ce brasier. Malgréle bâillon, un cri de douleur jaillit, atroce, et, malgré les liens, les jambesréussirent à se recroqueviller sur elles-mêmes.

— Allez-y ! Allez-y ! Plus près ! proféra le chef exaspéré.Patrice Belval saisit son revolver.« Ah ! moi aussi, j’y vais, se dit-il, je ne laisserai pas ce malheureux… »Mais, à cette seconde précise, lorsqu’il était sur le point de se dresser

et d’agir, le hasard d’un mouvement lui fit apercevoir le spectacle le plusextraordinaire et le plus imprévu.

C’était, en face de lui, et de l’autre côté de la salle par conséquent,sur la partie de balcon symétrique à celle qu’il occupait, c’était une têtede femme, une tête collée aux barreaux de la rampe, livide, épouvantée,et dont les yeux agrandis par l’horreur contemplaient éperdument l’ef-froyable scène qui se passait en bas, devant le brasier rouge. Le capitaineavait reconnu maman Coralie.

n

42

Page 48: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

CHAPITRE IV

Devant les flammes

M C ! Maman Coralie, cachée dans cette maison queses agresseurs avaient envahie, et où lui-même se cachaitgrâce à un concours de circonstances inexplicables !

Il eut cette idée immédiate – et alors, une des énigmes tout au moins sedissipait – qu’entrée, elle aussi, par la ruelle, elle avait pénétré dans lamaison par le perron, et qu’elle lui avait, de la sorte, ouvert le passage.Mais, en ce cas, comment s’était-elle procuré les moyens de réussir unepareille entreprise ? Et surtout que venait-elle faire là ?

Toutes ces questions se posaient d’ailleurs à l’esprit du capitaine Bel-val sans qu’il essayât d’y répondre, tellement la figure hallucinée de Co-ralie l’impressionnait. En outre un second cri, plus sauvage encore quele premier, partait d’en bas, et il vit les deux pieds de la victime qui setordaient devant l’écran rouge du foyer.

Mais cette fois, Patrice, retenu par la présence de Coralie, n’avait pasenvie de se porter au secours du patient. Il décidait de modeler en tout

43

Page 49: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

sa conduite sur celle de la jeune femme, de ne pas bouger, et même de nerien faire pour attirer son attention.

— Repos ! commanda le chef. Tirez-le en arrière. L’épreuve suffira sansdoute.

Et, s’approchant :— Eh bien, mon cher Essarès, qu’en dis-tu ? Ça te plaît, cette histoire

là ? Et, tu sais, nous n’en sommes qu’au début. Si tu ne parles pas, nousirons jusqu’au bout, comme faisaient les vrais « chauffeurs » du temps dela Révolution, des maîtres, ceux-là. Alors, c’est convenu, tu parles ?

Le chef lâcha un juron.— Hein ?Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu refuses ? Mais, bougre d’en-

têté, tu ne comprends donc pas la situation ? ou bien, c’est qu’il te resteencore un peu d’espoir. De l’espoir ! Tu es fou. Qui pourrait bien te se-courir ? Tes domestiques ? Le concierge, le valet de chambre et le maîtred’hôtel sont des gens à moi. Je leur ai donné leurs huit jours. Ils sont par-tis à l’heure qu’il est. La femme de chambre ? la cuisinière ? Elles habitentà l’autre extrémité de la maison, et tu m’as dit toi-même, souvent, qu’onne pouvait rien entendre de cette extrémité-là. Et puis après ? Ta femme ?Elle aussi couche loin de cette pièce, et elle n’a rien entendu non plus. Si-méon, ton vieux secrétaire ? Nous l’avons ficelé quand il nous a ouvert laporte d’entrée tout à l’heure. D’ailleurs, autant en finir de ce côté, Bour-nef !

L’homme à la forte moustache, qui maintenait à ce moment la chaise,se redressa et répliqua :

—Qu’y a-t-il ?— Bournef, où a-t-on enfermé le secrétaire ?— Dans la loge du concierge.— Tu connais la chambre de la dame ?— Certes, d’après les indications que vous m’avez données.— Allez-y tous les quatre et ramenez la dame et le secrétaire !Les quatre individus sortirent par une porte qui se trouvait au-dessous

de maman Coralie, et ils n’avaient pas disparu que le chef se pencha vi-vement sur sa victime et prononça :

— Nous voilà seuls, Essarès. C’est ce que j’ai voulu. Profitons-en.

44

Page 50: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

Il se baissa davantage encore et murmura de telle façon que Patriceavait du mal à entendre :

— Ces gens-là sont des imbéciles que je mène à ma guise et à qui jene dévoile que le moins possible de mes plans. Tandis que nous, Essarès,nous sommes faits pour nous accorder. C’est ce que tu n’as pas voulu ad-mettre et tu vois où cela t’a conduit. Allons, Essarès, n’y mets pas d’entê-tement et ne finasse pas avec moi. Tu es pris au piège, impuissant, soumisà ma volonté. Eh bien, plutôt que de te laisser démolir par des tortures quifiniraient certainement par avoir raison de ton énergie, accepte une tran-saction. Part à deux, veux-tu ? Faisons la paix et traitons sur cette basedu partage égal. Je te prends dans mon jeu et tu me prends dans le tien.Réunis, nous gagnons fatalement la victoire. Ennemis, qui sait si le vain-queur surmontera tous les obstacles qui s’opposeront encore à lui ? C’estpourquoi, je te le répète : part à deux. Réponds. Oui ou non ?

Il desserra le bâillon et tendit l’oreille. Cette fois, Patrice ne perçutpas les quelques mots qui furent prononcés par la victime. Mais presqueaussitôt, l’autre, le chef, se releva dans une explosion de colère subite.

— Hein ? Quoi ? Qu’est-ce que tu me proposes ? Vrai, tu en as del’aplomb ! Une offre de ce genre à moi ! Offre cela à Bournef ou à sescamarades. Ils comprendront, eux. Mais moi ? moi ? le colonel Fakhi. Ah !non, mon petit, je suis plus gourmand, moi ! Je consens à partager. Mais,à recevoir l’aumône, jamais de la vie !

Patrice écoutait avidement, et, en même temps, il ne perdait pas devue maman Coralie, dont le visage, toujours décomposé par l’angoisse,exprimait la même attention.

Et aussi, il regardait la victime que la glace posée au-dessus de la che-minée reflétait en partie. Habillé d’un vêtement d’appartement en velourssoutaché, et d’un pantalon de flanelle marron, c’était un homme d’envi-ron cinquante ans, complètement chauve, de figure grasse, au nez fort etrecourbé, aux yeux profondément renfoncés sous des sourcils épais, auxjoues gonflées et couvertes d’une lourde barbe grisonnante. Du reste, Pa-trice pouvait l’examiner d’une manière plus précise sur un portrait de luiqui était pendu à gauche de la cheminée, entre la seconde et la premièrefenêtre, et qui représentait une face énergique, puissante, et pour ainsidire violente d’expression.

45

Page 51: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

« Une face d’Oriental, se dit Patrice ; j’ai vu, en Égypte et en Turquie,des têtes pareilles à celle-là. »

Les noms de tous ces individus, d’ailleurs, le colonel Fakhi, Musta-pha, Bournef, Essarès, leur accent, leur manière d’être, leur aspect, leursilhouette, tout lui rappelait des impressions ressenties là-bas, dans leshôtels d’Alexandrie ou sur les rives du Bosphore, dans les bazars d’An-drinople ou sur les bateaux grecs qui sillonnent la mer Égée. Types deLevantins, mais de Levantins enracinés à Paris. Essarès bey, c’était unnom de financier que Patrice connaissait, de même que celui de ce colonelFakhi, que ses intonations et son langage dénotaient comme un Parisienaverti.

Mais un bruit de voix s’éleva de nouveau du côté de la porte. Bruta-lement celle-ci fut ouverte, et les quatre individus survinrent en traînantun homme attaché, qu’ils laissèrent tomber à l’entrée de la salle.

— Voilà le vieux Siméon, s’écria celui qu’on appelait Bournef.— Et la femme ? demanda vivement le chef. J’espère bien que vous

l’avez !— Ma foi, non.— Hein ? Comment ! Elle s’est échappée ?— Par sa fenêtre.— Mais il faut courir après elle ! Elle ne peut être que dans le jardin…

Rappelez-vous, tout à l’heure, le chien de garde aboyait…— Et si elle s’est enfuie ?— Comment ?— La porte de la ruelle ?— Impossible !— Pourquoi ?— Depuis des années, c’est une porte qui ne sert pas. Il n’y a même

plus de clef.— Soit, reprit Bournef. Mais, cependant, nous n’allons pas organiser

une battue avec des lanternes et ameuter tout le quartier, tout cela pourretrouver une femme…

— Oui, mais cette femme…Le colonel Fakhi semblait exaspéré. Il se retourna vers le captif.

46

Page 52: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

— Tu as de la chance, vieux coquin. Voilà deux fois qu’elle me fileentre les doigts aujourd’hui, ta mijaurée ! Elle t’a raconté l’affaire de tan-tôt ? Ah ! s’il n’y avait pas eu là un sacré capitaine… que je retrouveraid’ailleurs, et qui me paiera son intervention…

Patrice serrait les poings avec rage. Il comprenait. Maman Coralie secachait dans sa propre maison. Surprise par l’irruption des cinq indivi-dus, elle avait pu – au prix de quels efforts ! – descendre de sa fenêtre,longer la terrasse jusqu’au perron, gagner la partie de l’hôtel opposéeaux chambres habitées, et se réfugier sur la galerie de cette bibliothèqued’où il lui était possible d’assister à la lutte terrible entreprise contre sonmari.

« Son mari ! Son mari » pensa Patrice avec un frémissement.Et s’il avait gardé encore un doute à ce sujet, les événements qui se

précipitaient le lui enlevèrent aussitôt, car le chef se mit à ricaner :— Oui, mon vieil Essarès, je puis te l’avouer, ta femme me plaît infi-

niment, et, comme je l’ai manquée cet après-midi, j’espérais bien, ce soir,aussitôt réglées mes affaires avec toi, en régler d’autres plus agréablesavec elle. Sans compter qu’une fois en mon pouvoir, la petite me servaitd’otage, et je ne te l’aurais rendue – sois-en sûr – qu’après exécution in-tégrale de notre accord. Et tu aurais marché droit, Essarès ! C’est que tul’aimes passionnément, ta Coralie ! Et comme je t’approuve !

Il se dirigea vers la droite de la cheminée et, tournant un interrupteur,alluma une lampe électrique posée sous un réflecteur, entre la troisièmeet la quatrième fenêtre.

Il y avait là un tableau qui faisait pendant au portrait d’Essarès. Il étaitvoilé. Le chef tira le rideau. Coralie apparut en pleine lumière.

— La reine de ces lieux ! L’enchanteresse ! L’idole ! La perle des perles !Le diamant impérial d’Essarès bey, banquier ! Est-elle assez jolie ! Admirela forme délicate de sa figure, la pureté de cet ovale, et ce cou charmant,et ces épaules gracieuses. Essarès, il n’y a pas de favorite, en nos paysde là-bas, qui vaille ta Coralie ! la mienne bientôt ! car je saurai bien laretrouver. Ah ! Coralie ! Coralie !…

Patrice regarda la jeune femme, et il lui sembla qu’une rougeur dehonte empourprait son visage.

Lui-même, à chaque mot d’injure, tressaillait d’indignation et de co-

47

Page 53: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

lère. C’était déjà pour lui la plus violente douleur que Coralie fût l’époused’un autre, et il s’ajoutait à cette douleur la rage de la voir ainsi exposéeaux yeux de ces hommes et promise comme une proie impuissante à celuiqui serait le plus fort.

Et, en même temps, il se demandait la cause pour laquelle Coralierestait dans cette salle. En supposant qu’elle ne pût sortir du jardin, ellepouvait cependant, étant libre d’aller et venir en cette partie de la mai-son, ouvrir quelque fenêtre et appeler au secours. Qui l’empêchait d’agirainsi ? Certes, elle n’aimait pas son mari. Si elle l’eût aimé, elle auraitaffronté tous les périls pour le défendre. Mais comment lui était-il pos-sible de laisser torturer cet homme, bien plus, d’assister à son supplice,de contempler le plus affreux des spectacles et d’écouter les hurlementsde sa souffrance ?

— Assez de bêtises ! s’écria le chef en ramenant le rideau. Coralie, tuseras ma récompense suprême, mais il faut te mériter. À l’œuvre, cama-rades, et finissons-en avec notre ami. Pour commencer, dix centimètresd’avance. Ça brûle, hein ! Essarès ? Mais tout de même , c’est encore sup-portable. Patiente, mon bon ami, patiente.

Il détacha le bras du captif, installa près de lui un petit guéridon surlequel il mit un crayon et du papier, et reprit :

— Tout ce qu’il faut pour écrire. Puisque ton bâillon t’empêche deparler, écris. Tu n’ignores pas de quoi il s’agit, n’est-ce pas ? Quelqueslettres griffonnées là-dessus, et tu es libre. Tu consens ? Non ? Camarades,dix centimètres de plus.

Il s’éloigna, et, se baissant sur le vieux secrétaire, en qui Patrice, à lafaveur d’une lumière plus vive, avait effectivement reconnu le bonhommequi accompagnait parfois Coralie jusqu’à l’ambulance, il lui dit :

— Toi, Siméon, il ne te sera fait aucun mal. Je sais que tu es dévouéà ton maître, mais qu’il ne te met au courant d’aucune de ses affairesparticulières. D’autre part, je suis sûr que tu garderas le silence sur toutcela, puisqu’un seul mot de dénonciation contre nous serait la perte deton maître plus encore que le nôtre. C’est compris, n’est-ce pas ? Eh bien,quoi, tu ne réponds pas ? Est-ce qu’ils t’auraient serré la gorge un peutrop fort avec leurs cordes ? Attends, je vais te donner de l’air…

Près de la cheminée, cependant, la besogne sinistre continuait. À tra-

48

Page 54: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

vers les deux pieds rougis par la chaleur, on aurait cru voir, en transpa-rence, l’éclat fulgurant des flammes. De toutes ses forces, le patient tâ-chait de replier ses jambes et de reculer, et un gémissement sortait de sonbâillon, sourd, ininterrompu.

« Ah ! sacrebleu, se dit Patrice, allons-nous le laisser cuire ainsi,comme un poulet à la broche ? »

Il regarda Coralie. Elle ne bougeait pas, la figure convulsée, mécon-naissable, et les yeux comme fascinés par la terrifiante vision.

— Cinq centimètres encore, cria du bout de la pièce le chef, qui des-serrait les liens du vieux Siméon.

L’ordre fut exécuté. La victime poussa une telle plainte que Patricese sentit bouleversé. Mais, au même moment, il se rendit compte d’unechose qui ne l’avait pas frappé jusqu’ici, ou du moins à laquelle il n’avaitattaché aucune signification. La main du patient, par une série de petitsgestes qui semblaient dus à des crispations nerveuses, avait saisi le rebordopposé du guéridon, tandis que le bras s’appuyait sur le marbre. Et, peu àpeu, cette main, à l’insu des bourreaux dont tout l’effort consistait à tenirles jambes immobiles, à l’insu du chef, toujours occupé avec Siméon, cettemain faisait tourner un tiroir monté sur pivot, se glissait dans ce tiroir, ensortait un revolver, et ramenée brusquement, cachait l’arme à l’intérieurdu fauteuil.

L’acte ou plutôt le dessein qu’il annonçait était d’une hardiesse folle,car enfin, réduit à l’impuissance comme il l’était, l’homme ne pouvaitespérer la victoire contre cinq adversaires libres et armés. Pourtant, dansla glace où il le voyait, Patrice nota sur le visage une résolution farouche.

— Cinq centimètres encore, commanda le colonel Fakhi en revenantvers la cheminée.

Ayant constaté l’état des chairs, il dit en riant :— La peau se gonfle par endroits, les veines sont près d’éclater. Essarès

bey, tu ne dois pas être à la noce, et je ne doute plus de ta bonne volonté.Voyons, as-tu commencé à écrire ? Non ? Et tu ne veux pas ? Tu espèresdonc encore ? Du côté de ta femme, peut-être ? Allons donc, tu vois bienque, même si elle a pu s’échapper, elle ne dira rien. Alors ? alors, c’est quetu te moques de moi ?…

Il fut saisi d’une fureur soudaine et vociféra :

49

Page 55: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

— Foutez-lui les pieds au feu ! et que ça sente le roussi une bonnefois ! Ah ! tu te fiches de moi ? Eh bien, attends un peu, mon bonhomme,et d’abord, je vais m’en mêler, moi, et te faire sauter une oreille ou deux…tu sais ? comme ça se pratique dans mon pays.

Il avait tiré de son gilet un poignard qui étincela aux lumières. Sa faceétait répugnante de cruauté bestiale. Avec un cri sauvage, il leva le braset se dressa, implacable.

Mais si rapide que fut son geste, Essarès le devança.Le revolver braqué d’un coup détona violemment. Le couteau tomba

de la main du colonel. Il demeura quelques secondes dans son attitude demenace, le bras suspendu en l’air, les yeux hagards, et comme s’il n’eûtpas bien compris ce qui lui arrivait. Et puis, subitement, il s’écroula sursa victime, lui paralysant le bras de tout son poids, à l’instant même oùEssarès visait un des autres complices.

Il respirait encore. Il bégaya :— Ah ! la brute… la brute… il m’a tué… mais c’est ta perte, Essarès…

J’avais prévu le cas. Si je ne rentre pas cette nuit, le préfet de police re-cevra une lettre… on saura ta trahison, Essarès… toute ton histoire… tesprojets… Ah ! misérable… Est-ce bête ?… On aurait pu si bien s’accordertous les deux…

Il marmotta encore quelques paroles confuses et roula sur le tapis.C’était la fin.

Plus encore peut-être que ce coup de théâtre, la révélation faite par lechef avant de mourir et l’annonce de cette lettre qui, sans doute, accusaitles agresseurs aussi bien que leur victime, produisirent une minute destupeur. Bournef avait désarmé Essarès. Celui-ci, profitant de ce que lachaise n’était plus maintenue, avait pu replier ses jambes, et personne nebougeait.

Cependant, l’impression de terreur qui se dégageait de toute cettescène semblait plutôt s’accroître avec le silence. À terre, le cadavre, al-longé, et dont le sang coulait sur le tapis. Non loin, la forme inerte de Si-méon. Puis le patient, toujours captif devant les flammes prêtes à dévorersa chair. Et, debout à côté de lui, les quatre bourreaux, hésitant peut-êtresur la conduite à tenir, mais dont la physionomie indiquait la résolutionimplacable de dompter l’ennemi par quelque moyen que ce fût.

50

Page 56: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

Bournef, que les autres consultaient du regard, paraissait déterminéà tout. C’était un homme assez gros et petit, taillé en force, la lèvre hé-rissée de cette moustache qu’avait remarquée Patrice Belval. Moins cruelen apparence que le chef, moins élégant d’allure et moins autoritaire, ilmontrait plus de calme et de sang-froid.

Quant au colonel, ses complices ne semblaient plus s’en soucier. Lapartie qu’ils jouaient les dispensait de toute vaine compassion.

Enfin Bournef se décida, comme un homme dont le plan est établi. Ilalla prendre son chapeau de feutre gris déposé près de la porte, en rabattitla coiffe, et sortit de là un menu rouleau dont l’aspect fit tressaillir Patrice.C’était une fine cordelette rouge, identique à celle qu’il avait trouvée aucou de Mustapha Rovalaïoff, le premier complice arrêté par Ya-Bon.

Cette cordelette, Bournef la déplia, la saisit par les deux boucles, envérifia sur son genou la solidité, puis, revenant à Essarès, la lui passa au-tour du cou, après l’avoir débarrassé de son bâillon.

— Essarès, dit-il, avec une tranquillité plus impressionnante que l’em-portement et les railleries du colonel, Essarès, je ne te ferai pas souffrir.La torture, c’est un procédé qui me dégoûte, et je ne veux pas y avoir re-cours. Tu sais ce que tu as à faire, et je sais, moi, ce que j’ai à faire. Unmot de ta part, un acte de la mienne, et ce sera fini. Ce mot, c’est le ouiou le non que tu vas prononcer. Cet acte que je vais accomplir, moi, enréponse à ton oui ou à ton non, ce sera ta mise en liberté ou bien…

Il s’arrêta quelques secondes, puis déclara :— Ou bien ta mort.La petite phrase fut articulée très simplement, mais avec une fermeté

qui lui donnait la signification d’une sentence irrévocable. Il était clairqu’Essarès se trouvait en face d’un dénouement qu’il ne pouvait plus évi-ter que par une soumission absolue. Avant une minute, il aurait parlé, ouil serait mort.

Une fois de plus, Patrice observa maman Coralie, prêt à intervenir s’ilavait deviné en elle autre chose qu’une terreur passive. Mais l’attitude dela jeune femme n’avait pas changé. Elle admettait donc les pires événe-ments, même celui qui menaçait son mari ? Patrice se contint.

— Nous sommes d’accord ? fit Bournef à ses complices.— Entièrement d’accord, fit l’un d’eux.

51

Page 57: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

— Vous prenez votre part de responsabilité ?— Nous la prenons.Bournef rapprocha ses mains l’une de l’autre, puis les croisa, ce qui

noua la cordelette autour du cou. Ensuite il serra légèrement de manièreà ce que la pression fût sentie, et il demanda d’un ton sec :

— Oui ou non ?— Oui.Il y eut un murmure de joie. Les complices respiraient, et Bournef

hocha la tête d’un air d’approbation.— Ah ! tu acceptes ?… Il était temps… je ne crois pas qu’on puisse être

plus près de la mort que tu l’as été, Essarès.Sans lâcher la corde cependant, il reprit :— Soit. Tu vas parler. Mais je te connais, et ta réponse m’étonne, car

je l’avais dit au colonel, la certitude même de la mort ne te ferait pasconfesser ton secret. Est-ce que je me trompe ?

Essarès répondit :— Non, ni la mort, ni la torture…— Alors, c’est que tu as autre chose à nous proposer ?— Oui.— Autre chose qui en vaut la peine ?— Oui. Je l’ai proposée tout à l’heure au colonel, pendant que vous

étiez sortis. Mais s’il voulait bien vous trahir et traiter avec moi pour l’en-semble du secret, il a refusé cette autre chose.

— Pourquoi l’accepterai-je ?— Parce que c’est à prendre ou à laisser, et que tu comprends, toi, ce

qu’il n’a pas compris.— Donc, une transaction, n’est-ce pas ?— Oui.— De l’argent.— Oui.Bournef haussa les épaules.— Sans doute quelques billets de mille ? Et tu t’imagines que Bournef

et que ses amis seront assez naïfs ?… Voyons, Essarès, pourquoi veux-tuque nous transigions ? Ton secret, nous le connaissons presque entière-ment…

52

Page 58: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

— Vous savez en quoi il consiste, mais vous ignorez les moyens devous en servir. Vous ignorez, si l’on peut dire, l’« emplacement » de cesecret. Tout est là.

— Nous le découvrirons.— Jamais.— Si, ta mort nous facilitera les recherches.— Ma mort ? Dans quelques heures, grâce à la dénonciation du co-

lonel, vous allez être traqués et pris au collet probablement, en tout casincapables de poursuivre vos recherches. Par conséquent, vous non plus,vous n’avez guère le choix. Ou l’argent que je vous propose, ou la prison.

— Et si nous acceptons, dit Bournef, que l’argument frappa, quandserons-nous payés ?

— Tout de suite.— La somme est donc là ?— Oui.— Une somme misérable, je le répète ?— Non, beaucoup plus forte que tu n’espères, infiniment plus forte.— Combien.—Quatre millions.

n

53

Page 59: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

CHAPITRE V

Le mari et la femme

L un haut-le-corps, comme secoués par unchoc électrique. Bournef se précipita.— Hein ?Que dis-tu ?

— Je dis quatre millions, ce qui fait un million pour chacun de vous.— Voyons !… quoi !… tu es bien sûr ?… quatre millions ?…—Quatre millions.Le chiffre était tellement énorme, et la proposition si inattendue, que

les complices éprouvèrent ce que Patrice Belval éprouvait de son côté. Ilscrurent à un piège, et Bournef ne put s’empêcher de dire :

— En effet, l’offre dépasse nos prévisions… Aussi, je me demandepourquoi tu en arrives là.

— Tu te serais contenté de moins ?— Oui, dit Bournef franchement…— Par malheur, je ne puis faire moins. Pour échapper à la mort, je n’ai

qu’un moyen, c’est de t’ouvrir mon coffre. Or, mon coffre contient quatre

54

Page 60: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

paquets de mille billets.Bournef n’en revenait pas, et il se méfiait de plus en plus.—Qui t’assure qu’après avoir pris les quatremillions nous n’exigerons

pas davantage ?— Exiger quoi ? Le secret de l’emplacement ?— Oui.— Non, puisque vous savez que j’aime autant mourir. Les quatre mil-

lions, c’est le maximum. Les veux-tu ? Je ne réclame en échange aucunepromesse, aucun serment, certain d’avance qu’une fois les poches pleines,vous n’aurez plus qu’une idée, c’est de filer, sans vous embarrasser d’unassassinat qui pourrait vous perdre.

L’argument était si péremptoire que Bournef ne discuta plus.— Le coffre est dans cette pièce ?— Oui, entre la première et la seconde fenêtre, derrière mon portrait.Bournef décrocha le tableau et dit :— Je ne vois rien.— Si. Le coffre est délimité par les moulures mêmes du petit panneau

central. Au milieu, il y a une rosace, non pas en bois, mais en fer, et il y ena quatre autres aux quatre coins du panneau. Ces quatre-là se tournentvers la droite, par crans successifs, et suivant un mot qui est le chiffre dela serrure, le mot « Cora ».

— Les quatre premières lettres de Coralie ? fit Bournef, qui exécutaitles prescriptions d’Essarès.

— Non, dit celui-ci, mais les quatre premières lettres du mot Coran.Tu y es ?

Au bout d’un instant, Bournef répondit :— J’y suis. Et la clef ?— Il n’y a pas de clef. La cinquième lettre du mot, l’n, est la lettre de

la rosace centrale.Bournef tourna cette cinquième rosace et, aussitôt, un déclic se pro-

duisit.— Tu n’as plus qu’à tirer, ordonna Essarès. Bien. Le coffre n’est pas

profond. Il est creusé dans une des pierres de la façade. Allonge la main.Tu trouveras quatre portefeuilles.

55

Page 61: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

En vérité, à ce moment, Patrice Belval s’attendait à ce qu’un évé-nement insolite interrompît les recherches de Bournef et le précipitâtdans quelque gouffre subitement entrouvert par les maléfices d’Essarès.Et les trois complices devaient avoir cette appréhension désagréable, carils étaient livides, et lui-même, Bournef, semblait n’agir qu’avec précau-tion et défiance.

Enfin il se retourna et revint s’asseoir auprès d’Essarès. Il avait entreles mains un paquet de quatre portefeuilles attachés ensemble par unesangle de toile, et qui étaient courts, mais d’une grosseur extrême. Il ouvritl’un d’eux après avoir défait la boucle de la sangle.

Ses genoux, sur lesquels il avait déposé le précieux fardeau, ses ge-noux tremblaient, et, lorsqu’il eut saisi, à l’intérieur d’une des poches,une liasse énorme de billets, on eût dit que ses mains étaient celles d’unvieillard qui grelotte de fièvre. Il murmura :

— Des billets de mille… dix paquets de billets de mille.Brutalement, comme des gens prêts à se battre, chacun des complices

empoigna un portefeuille, fouilla dedans et marmotta :— Dix paquets… le compte y est… dix paquets de billets de mille.Et aussitôt l’un d’eux s’écria, d’une voix étranglée :— Allons-nous-en… Allons-nous-en…Une peur subite les affolait. Ils ne pouvaient imaginer qu’Essarès leur

eût livré une pareille fortune sans avoir un plan qui lui permît de la re-prendre avant qu’ils fussent sortis de cette pièce. C’était là une certitude.Le plafond allait s’écrouler sur eux. Les murs allaient se rejoindre et lesétouffer, tout en épargnant leur incompréhensible adversaire.

Patrice Belval, lui, ne doutait pas non plus. Le cataclysme était immi-nent, la revanche immédiate d’Essarès inévitable. Un homme comme lui,un lutteur aussi fort que celui-là paraissait l’être, n’abandonne pas aussifacilement une somme de quatre millions s’il n’a pas une idée de derrièrela tête. Patrice se sentait oppressé, haletant. Depuis le début des scènestragiques auxquelles il assistait, il n’avait pas encore frissonné d’une émo-tion plus violente, et il constata que le visage de maman Coralie exprimaitla même intense anxiété. Bournef, cependant, recouvra un peu de sang-froid, et, retenant ses compagnons, il leur dit :

— Pas de bêtises ! Il serait capable, avec le vieux Siméon, de se détacher

56

Page 62: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

et de courir après nous.Tous quatre se servant d’une seule main, car, de l’autre, ils se cram-

ponnaient à leur portefeuille, tous quatre ils fixèrent au fauteuil le brasd’Essarès, tandis que celui-ci maugréait :

— Imbéciles ! Vous étiez venus avec l’intention de me voler un secretdont vous connaissez l’importance inouïe, et vous perdez l’esprit pour unemisère de quatre millions. Tout de même, le colonel avait plus d’estomac.

On le bâillonna de nouveau, et Bournef lui assena sur la tête un coupde poing formidable qui l’étourdit.

— Comme cela, notre retraite est assurée, dit Bournef.Un de ses compagnons demanda :— Et le colonel, nous le laissons ?— Pourquoi pas ?Mais la solution dut lui paraître mauvaise, car il reprit :— Après tout, non, notre intérêt n’est pas de compromettre davan-

tage Essarès. Notre intérêt à tous est de disparaître le plus vite possible,Essarès comme nous, avant que cette damnée lettre du colonel arrive à lapréfecture, c’est-à-dire, je suppose, avant midi.

— Et alors ?— Alors, chargeons-le dans l’auto et on le déposera n’importe où. La

police se débrouillera.— Et ses papiers ?— Nous allons le fouiller en cours de route. Aidez-moi.Ils bandèrent la blessure pour que le sang ne coulât plus, puis ils sou-

levèrent le cadavre, chacun le prenant par unmembre, et ils sortirent sansqu’aucun d’eux eût lâché une seconde son portefeuille.

Patrice les entendit qui traversaient en toute hâte une autre pièce et,ensuite, qui piétinaient les dalles sonores d’un vestibule.

« C’est maintenant, se dit-il. Essarès ou Siméon vont presser un bou-ton, et les coquins seront bouclés. »

Essarès ne bougea pas.Siméon ne bougea pas.Le capitaine entendit tous les bruits de départ, le claquement de la

porte cochère, la mise en marche du moteur, et enfin le ronflement de

57

Page 63: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

l’auto qui s’éloignait. Et ce fut tout. Rien ne s’était produit. Les complicess’enfuyaient avec les quatre millions.

Un long silence suivit, durant lequel l’angoisse de Patrice persista. Ilne pensait pas que le drame eût atteint sa dernière phase, et il avait si peurdes choses imprévues qui pouvaient encore survenir qu’il voulut signalersa présence à Coralie.

Une circonstance nouvelle l’en empêcha. Coralie s’était levée.Le visage de la jeune femme n’offrait plus la même expression d’effa-

rement et d’horreur, mais peut-être Patrice fut-il plus effrayé de la voirsoudain animée d’une énergie mauvaise qui donnait aux yeux un éclatinaccoutumé et crispait les sourcils et les lèvres. Il comprit que mamanCoralie se disposait à agir. Dans quel sens ? Était-ce là le dénouement dudrame ?

Elle se dirigea vers le coin où était appliqué, de son côté, l’un des deuxescaliers tournants, et descendit lentement, mais sans essayer d’assourdirle bruit de ses pas.

Inévitablement son mari l’entendait. Dans la glace, d’ailleurs, Patricevit qu’il dressait la tête et qu’il la suivait des yeux. En bas, elle s’arrêta.

Il n’y avait point d’indécision dans son attitude. Son plan devait êtretrès net, et elle ne réfléchissait qu’au meilleur moyen de l’exécuter.

« Ah ! se dit Patrice tout frémissant, que faites-vous, maman Cora-lie ? »

Il sursauta. La direction qu’avait prise le regard de la jeune femme,en même temps que la fixité étrange de ce regard lui révélaient sa penséesecrète. Coralie avait aperçu le poignard, échappé aux mains du colonel,et tombé à terre.

Pas une seconde Patrice ne douta qu’elle ne voulût saisir ce poignarddans une autre intention que de frapper son mari. La volonté du meurtreétait inscrite sur sa face livide, et de telle façon que, avant même qu’ellefît un seul geste, un soubresaut de terreur secoua Essarès et qu’il chercha,par un effort de tous ses muscles, à briser les liens qui l’entravaient. Elles’avança, s’arrêta de nouveau, et, d’un mouvement brusque, ramassa lepoignard.

Presque aussitôt, elle fit encore deux pas. À cemoment, elle se trouvaità la hauteur et à droite du fauteuil où Essarès était couché. Il n’eut qu’à

58

Page 64: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

tourner un peu la tête pour la voir. Et il s’écoula uneminute épouvantable.Le mari et la femme se regardaient.

Le bouillonnement d’idées, de peurs, de haines, de passions désor-données et contraires qui agitait le cerveau de ces deux êtres dont l’unallait tuer et dont l’autre allait mourir, se répercutait dans l’esprit de Pa-trice Belval et dans la profondeur de sa conscience. Que devait-il faire ?Quelle part devait-il prendre au drame qui se jouait en face de lui ? Devait-il intervenir, empêcher Coralie de commettre l’acte irréparable, ou biendevait-il le commettre lui-même en cassant d’une balle de son revolver latête de l’homme ?

Mais, pour dire la vérité, depuis le début il y avait en Patrice Belvalun sentiment qui se mêlait à tous les autres, le dominait peu à peu et ren-dait illusoire toute lutte intérieure, un sentiment de curiosité poussé jus-qu’à l’exaspération. Non point la curiosité banale de connaître les dessousd’une affaire ténébreuse, mais celle plus haute de connaître l’âme mys-térieuse d’une femme qu’il aimait, qui était emportée par le tourbillondes événements, et qui, soudain, redevenant maîtresse d’elle-même, pre-nait en toute liberté et avec un calme impressionnant la plus terrifiantedes résolutions. Et alors d’autres questions s’imposaient à lui. Cette réso-lution, pourquoi la prenait-elle ? Était-ce une vengeance, un châtiment,l’assouvissement d’une haine ?

Patrice Belval demeura immobile.Coralie leva le bras. Devant elle, son mari ne tentait même plus ces

mouvements de désespoir qui indiquent l’effort suprême. Il n’y avait dansses yeux ni prières, ni menaces. Il était résigné. Il attendait.

Non loin d’eux, le vieux Siméon, toujours ficelé, se dressait à demisur ses coudes et les contemplait éperdument. Coralie leva le bras encore.Tout son être se haussait et se grandissait dans un élan invisible où toutesses forces accouraient au service de sa volonté. Elle était sur le point defrapper. Son regard choisissait la place où elle frapperait. Pourtant, ceregard devenait moins dur et moins sombre. Il sembla même à Patricequ’il y flottait une certaine hésitation et que Coralie retrouvait, non pointsa douceur habituelle, mais un peu de sa grâce féminine.

« Ah ! maman Coralie, se dit Patrice, te voilà revenue. Je te reconnais.Quel que soit le droit que tu te croyais de tuer cet homme, tu ne tueras

59

Page 65: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

pas… et j’aime mieux ça. »Lentement le bras de la jeune femme retomba le long de son corps.

Les traits se détendirent. Patrice devina le soulagement immense qu’elleéprouvait à échapper aux étreintes de l’idée fixe qui la contraignait aumeurtre. Elle examina son poignard avec étonnement, comme si elle sor-tait d’un cauchemar affreux. Puis, se penchant sur son mari, elle se mit àcouper ses liens.

Elle fit cela avec une répugnance visible, évitant pour ainsi dire dele toucher et fuyant son regard. Une à une, les cordes furent tranchées.Essarès était libre.

Ce qui se passa alors fut la chose la plus déconcertante. Sans un motde remerciement pour sa femme, et sans un mot de colère non plus contreelle, cet homme qui venait de subir un supplice cruel et que la souffrancebrûlait encore, cet homme se précipita, titubant et les pieds nus, vers unappareil téléphonique posé sur une table et que des fils reliaient à un postefixé à la muraille.

On eût dit un homme affamé, qui aperçoit un morceau de pain et quis’en empare avidement. C’est le salut, le retour à la vie. Tout pantelant,Essarès décrocha le récepteur et cria :

— Central 39-40.Puis, aussitôt, il se tourna vers sa femme :— Va-t’en !Elle parut ne pas entendre. Elle s’était inclinée vers le vieux Siméon

et le délivrait également.Au téléphone, Essarès s’impatientait :— Allô… Mademoiselle… ce n’est pas pour demain, c’est pour aujour-

d’hui, et tout de suite… Le 39-40… tout de suite…Et, s’adressant à Coralie, il répéta d’un ton impérieux :— Va-t’en !…Elle fit signe qu’elle ne s’en irait pas et que, au contraire, elle voulait

écouter. Il lui montra le poing et redit :— Va-t’en ! Va-t’en !… Je t’ordonne de t’en aller. Toi aussi, va-t’en, Si-

méon.Le vieux Siméon se leva et s’avança vers Essarès. On eût dit qu’il vou-

lait parler et, sans doute, protester. Mais son geste demeurait indécis, et,

60

Page 66: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

après un mouvement de réflexion, il se dirigea vers la porte, sans avoirprononcé un seul mot, et sortit.

— Va-t’en ! Va-t’en ! reprit Essarès, en menaçant sa femme de touteson attitude.

Mais Coralie se rapprocha de lui et se croisa les bras avec une obsti-nation où il y avait du défi.

Au même instant, la communication dut s’établir, car Essarès de-manda :

— Le 39-40 ? Ah ! bien…Il hésita. Évidemment, la présence de Coralie lui était extrêmement

désagréable, et il allait dire des choses qu’elle n’aurait pas dû connaître.Mais l’heure pressait sans doute. Il prit son parti brusquement et pro-nonça, en anglais, les deux récepteurs collés aux oreilles :

— C’est toi, Grégoire ?… C’est moi, Essarès… Allô… Oui, je te télé-phone de la rue Raynouard… Ne perdons pas de temps… Écoute…

Il s’assit et continua :— Voici. Mustapha est mort. Le colonel aussi… Mais, sacrebleu ! ne

m’interromps pas, ou nous sommes fichus…« Eh ! oui, fichus, et toi aussi… Écoute, ils sont tous venus, le colonel,

Bournef, toute la bande, et ils m’ont volé par force, par menace… J’ai ex-pédié le colonel. Seulement il avait écrit à la préfecture, nous dénonçanttous. La lettre arrivera tantôt. Alors, tu comprends, Bournef et ses troisforbans vont se mettre à l’abri. Le temps de passer chez eux et de ramas-ser leurs papiers… Je calcule qu’ils seront chez toi dans une heure, deuxheures au plus. C’est le refuge certain. C’est eux qui l’ont préparé sans sa-voir que nous nous connaissons, toi et moi. Donc, pas d’erreur possible.Ils vont venir… »

Essarès se tut. Après avoir réfléchi, il poursuivit :— Tu as toujours une double clef de chacune des pièces qui leur ser-

viront de chambre ? Oui ?… Bien. Et tu as aussi en double les clefs quiouvrent les placards de ces pièces ? Oui ? Parfait. Eh bien, dès qu’ils dor-miront, ou plutôt dès que tu seras sûr qu’ils dorment profondément, pé-nètre chez eux et fouille les placards. Il est inévitable que chacun d’euxy cachera sa part de butin. Tu la trouveras facilement. Ce sont les quatreportefeuilles que tu connais. Mets-les dans ton sac de voyage, décampe

61

Page 67: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

au plus vite et rejoins-moi.Une nouvelle pause. Cette fois Essarès écoutait. Il reprit :—Qu’est-ce que tu dis ? Rue Raynouard ? Ici ? Me rejoindre ici ? Mais

tu es fou ! T’imagines-tu que je puisse rester maintenant, après la dénon-ciation du colonel ? Non, va m’attendre à l’hôtel, près de la gare. J’y seraivers midi ou une heure, peut-être plus tard. Ne t’inquiète pas. Déjeunetranquillement et nous aviserons. Allô, c’est compris ? En ce cas, je ré-ponds de tout. À tantôt.

La communication était terminée, et l’on eût pu croire que, toutes cesmesures prises pour rentrer en possession des quatre millions, Essarèsn’avait plus aucun sujet d’inquiétude. Il raccrocha les récepteurs, gagna lefauteuil où il avait subi la torture, tourna le dossier du côté du feu, s’assit,rabattit sur ses pieds le bas de son pantalon, mit ses chaussettes et enfilases chaussons, tout cela péniblement, et non sans quelques grimaces dedouleur, mais calmement, et comme un homme qui n’a pas besoin de sepresser.

Coralie ne le quittait pas des yeux.« Je devrais partir », pensa le capitaine Belval, un peu gêné à l’idée de

surprendre les paroles qu’échangeraient le mari et la femme.Il resta cependant. Il avait peur pour maman Coralie. Ce fut Essarès

qui engagea l’attaque.— Eh bien, fit-il, qu’est-ce que tu as à me regarder ainsi ?Elle murmura, contenant sa révolte :— Alors, c’est vrai ? Je n’ai pas le droit de douter ?Il ricana :— Pourquoi mentirais-je ? Je n’aurais pas téléphoné devant toi si je

n’avais pas été sûr que tu étais là, avant, dès le début.— J’étais là-haut.— Donc, tu as tout entendu ?— Oui.— Et tout vu ?— Oui.— Et, voyant le supplice qu’on m’infligeait, et entendant mes cris, tu

n’as rien fait pourme défendre, pourme défendre contre la torture, contrela mort !

62

Page 68: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

— Rien, puisque je savais la vérité.—Quelle vérité ?— Celle que je soupçonnais sans oser l’admettre.—Quelle vérité ? répéta-t-il plus fortement.— La vérité sur votre trahison.— Tu es folle. Je ne trahis pas.— Ah ! ne jouez pas sur les mots. En effet, une partie de cette vérité

m’échappe, je n’ai pas compris tout ce que ces hommes ont dit, et ce qu’ilsréclamaient de vous. Mais ce secret qu’ils voulaient vous arracher, c’estun secret de trahison.

Il haussa les épaules.— On ne trahit que son pays, je ne suis pas français.—Vous êtes français, s’écria-t-elle. Vous avez demandé à l’être, et vous

l’avez obtenu. Vous m’avez épousée en France, et c’est en France que voushabitez, et que vous avez fait fortune. C’est donc la France que vous tra-hissez.

— Allons donc ! et au profit de qui ?— Ah ! voilà ce que je ne comprends pas non plus. Depuis des mois,

depuis des années même, le colonel, Bournef, tous vos anciens compliceset vous, vous avez accompli une œuvre énorme, oui énorme, ce sont euxqui l’ont dit, et maintenant il semble que vous vous disputez les bénéficesde l’entreprise commune, et les autres vous accusent de les empocher, cesbénéfices, à vous tout seul, et de garder un secret qui ne vous appartientpas. En sorte que j’entrevois une chose plus malpropre peut-être et plusabominable que la trahison… je ne sais quelle besogne de voleur et debandit.

— Assez !L’homme frappait du poing sur le bras du fauteuil. Coralie ne parut

pas s’effrayer. Elle prononça :— Assez, vous avez raison. Assez de mots entre nous. D’ailleurs, il y a

un fait qui domine tout, votre fuite. C’est l’aveu. La police vous fait peur.Il haussa de nouveau les épaules.— Je n’ai peur de rien.— Soit, mais vous partez.— Oui.

63

Page 69: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

— Alors, finissons-en. À quelle heure partez-vous ?— Tantôt, vers midi.— Et si l’on vous arrête ?— On ne m’arrêtera pas.— Si l’on vous arrête, cependant ?— On me relâchera.— Tout au moins on fera une enquête, un procès ?— Non, l’affaire sera étouffée.— Vous l’espérez…— J’en suis sûr.— Dieu vous entende ! Et vous quitterez la France, sans doute ?— Dès que je le pourrai.— C’est-à-dire ?…— Dans deux ou trois semaines.— Prévenez-moi, ce jour-là, pour que je respire enfin.— Je te préviendrai, Coralie, mais pour une autre raison.— Laquelle ?— Pour que tu puisses me rejoindre.— Vous rejoindre !Il sourit méchamment.— Tu es ma femme. La femme doit suivre son mari, et tu sais même

que, dans ma religion, le mari a tous les droits sur sa femme, même ledroit de mort. Or, tu es ma femme.

Coralie secoua la tête, et d’un ton de mépris indicible :— Je ne suis pas votre femme. Je n’ai pour vous que de la haine et de

l’horreur. Je ne veux plus vous voir, et, quoi qu’il arrive, quelles que soientvos menaces, je ne vous verrai plus.

Il se leva et, marchant vers elle, courbé en deux, tout tremblant surses jambes, il articula, les poings serrés de nouveau :

— Qu’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce que tu oses dire ? Moi, moi, lemaître, je t’ordonne de me rejoindre au premier appel.

— Je ne vous rejoindrai pas. Je le jure devant Dieu. Je le jure sur monsalut éternel.

Il trépigna de rage. Sa figure devint atroce, et il vociféra :

64

Page 70: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

— C’est que tu veux rester, alors ! Oui, tu as des raisons que j’ignore,mais qu’il est facile de deviner…Des raisons de cœur, n’est-ce pas ?… Il y aquelque chose dans ta vie, sans doute ?… Tais-toi ! tais-toi !… Est-ce que tunem’as pas toujours détesté ?… Ta haine n’est pas d’aujourd’hui. Elle datede la première minute, d’avant même notre mariage… Nous avons tou-jours vécu comme des ennemis mortels. Moi, je t’aimais… Moi, je t’ado-rais… Un mot de toi, et je serais tombé à tes pieds. Le bruit seul de tes pasme remue jusqu’au cœur…Mais toi, c’est de l’horreur que tu éprouves. Ettu t’imagines que tu vas refaire ta vie, sans moi ? Mais j’aimerais mieuxte tuer, ma petite.

Ses doigts s’étaient resserrés, et sesmains ouvertes palpitaient à droiteet à gauche de Coralie, tout près de sa tête, comme autour d’une proiequ’elles semblaient sur le point d’écraser. Un frisson nerveux faisait cla-quer sa mâchoire. Des gouttes de sueur luisaient le long de son crâne.

En face de lui, Coralie, frêle et petite, demeurait impassible. PatriceBelval, que l’angoisse étreignait, et qui se préparait à l’action, ne pouvaitlire sur son calme visage que du dédain et de l’aversion. À la fin, Essarès,parvenant à se dominer, prononça :

— Tume rejoindras, Coralie.Que tu le veuilles ou non, je suis tonmari.Tu l’as bien senti tout à l’heure, quand la volonté du meurtre t’a arméecontre moi et que tu n’as pas eu le courage d’aller jusqu’au bout de tondessein. Il en sera toujours ainsi. Ta révolte s’apaisera, et tu rejoindrascelui qui est ton maître.

Elle répondit :— Je resterai pour lutter contre toi ici, dans cette maison même.

L’œuvre de trahison que tu as accomplie, je la détruirai. Je ferai cela sanshaine, car je n’ai plus de haine, mais je le ferai sans répit, pour réparer lemal.

Il dit tout bas :— Moi, j’ai de la haine. Prends garde à toi, Coralie. Le moment même

où tu croiras n’avoir plus rien à craindre sera peut-être celui où je te de-manderai des comptes. Prends garde.

Il pressa le bouton d’une sonnette électrique. Le vieux Siméon ne tardapas à entrer. Il lui dit :

— Alors, les deux domestiques se sont esquivés ?

65

Page 71: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

Et, sans attendre la réponse, il reprit :— Bon voyage. La femme de chambre et la cuisinière suffiront pour

assurer le service. Elles n’ont rien entendu, elles. Non, n’est-ce pas ? ellescouchent trop loin. N’importe, Siméon, tu les surveilleras après mon dé-part.

Il observa sa femme, étonné qu’elle ne s’en allât pas et il dit à sonsecrétaire :

— Il faut que je sois debout à six heures pour tout préparer, et je suismort de fatigue. Conduis-moi jusqu’à ma chambre. Ensuite, tu reviendraséteindre.

Il sortit avec l’aide de Siméon.Aussitôt, Patrice Belval comprit que Coralie n’avait pas voulu faiblir

devant son mari, mais qu’elle était à bout d’énergie et incapable de mar-cher. Prise de défaillance, elle tomba à genoux, en faisant le signe de lacroix.

Quand elle put se relever, quelques minutes plus tard, elle avisa sur letapis, entre elle et la porte, une feuille de papier à lettre où son nom étaitinscrit. Elle ramassa et lut :

Maman Coralie, la lue est au-dessus de vos forces. Pourquoi ne pas faireappel à mon amitié ? Un geste et je suis près de vous.

Elle chancela, étourdie par la découverte inexplicable de cette lettre,et troublée par l’audace de Patrice. Mais, rassemblant dans un effort su-prême tout ce qui lui restait de volonté, elle sortit à son tour, sans avoirfait le geste que Patrice implorait.

n

66

Page 72: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

CHAPITRE VI

Sept heures dix-neuf

C , sa chambre de l’annexe, Patrice ne put dor-mir. À l’état de veille, il continuait de se sentir oppressé et tra-qué, comme s’il eût subi les affres d’un cauchemar monstrueux.

Il avait l’impression que les événements furieux, où il jouait à la fois unrôle de témoin déconcerté et d’acteur impuissant, ne s’arrêtaient pas, tan-dis qu’il essayait, lui, de se reposer, mais que, au contraire, ils se déchaî-naient avec plus d’intensité et plus de violence. Les adieux du mari et dela femme ne mettaient pas fin, même momentanément, aux dangers quimenaçaient Coralie. De tous côtés des périls surgissaient, et Patrice Belvals’avouait incapable de les prévoir, et, plus encore, de les conjurer.

Après deux heures d’insomnie, il ralluma son électricité, et, sur unpetit registre, se mit à écrire, en des pages rapides, l’histoire de la demi-tournée qu’il venait de vivre. Il espérait ainsi débrouiller un peu l’inextri-cable écheveau.

À six heures, il alla réveiller Ya-Bon et le ramena. Puis, planté devant

67

Page 73: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

le nègre ahuri, les bras croisés, il lui jeta :— Alors, tu estimes que ta tâche est accomplie ! Pendant que je turbine

en pleines ténèbres, monsieur dort, et tout va bien ! Mon cher, vous avezune conscience rudement élastique.

Le mot élastique amusa fort le Sénégalais, dont la bouche s’élargitencore et qui grogna de plaisir.

—Assez de discours, ordonna le capitaine. On n’entend que toi. Prendsun siège, lis ce mémoire, et donne-moi ton opinion motivée. Quoi ? tu nesais pas lire ? Eh bien, vrai, ce n’était pas la peine d’user la peau de tonderrière sur les bancs des lycées et des collèges du Sénégal ! Singulièreéducation !

Il soupira et, lui arrachant le manuscrit :— Écoute, réfléchis, raisonne, déduis et conclus. Donc voici où nous

en sommes. Je résume :« 1° Il y a un sieur Essarès bey, banquier richissime, lequel sieur est

la dernière des fripouilles et trahit à la fois la France, l’Égypte, l’Angle-terre, la Turquie, la Bulgarie et la Grèce… à preuve que ses complices luichauffent les pieds. Sur quoi il en tue un et en démolit quatre à l’aided’autant de millions, lesquels millions il charge un autre complice de leslui rattraper en l’espace de cinq minutes. Et tout ce joli monde va rentrersous terre à onze heures du matin, car, à midi, la police entre en scène.Bien. »

Patrice Belval reprit haleine et poursuivit.— 2° Maman Coralie – je me demande un peu pourquoi, par exemple

– a épousé fripouille bey. Elle le déteste et veut le tuer. Lui l’aime et veutla tuer. Il y a aussi un colonel qui l’aime et qui en meurt, et un certainMustapha qui l’enlève pour le compte du colonel, et qui en meurt aussi,étranglé par un Sénégalais. Et il y a enfin un capitaine français, un demi-cul-de-jatte, qui l’aime également, qu’elle fuit parce qu’elle est mariée àun homme qu’elle exècre, et avec lequel capitaine elle a partagé en deux,dans une existence antérieure, un grain d’améthyste. Joins à cela commeaccessoires une clef rouillée, une cordelette de soie rouge, un chien as-phyxié et une grille de charbons rouges. Et si tu t’avises de comprendreun seul mot à mes explications, je te flanque mon pilon quelque part, car,moi, je n’y comprends rien du tout, et je suis ton capitaine.

68

Page 74: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

Ya-Bon riait de toute sa bouche et de toute la plaie béante qui fendaitune des joues. Selon l’ordre de son capitaine, d’ailleurs, il ne comprenaitabsolument rien à l’affaire, et pas grand-chose au discours de Patrice, maislorsque Patrice s’adressait à lui de ce ton bourru, il trépignait de joie.

— Assez, commanda le capitaine. C’est à mon tour de raisonner, dedéduire, de conclure.

Appuyé contre la cheminée, les deux coudes sur le marbre, il se serrala tête entre les mains. Sa gaieté, qui provenait d’une nature habituelle-ment insouciante, n’était cette fois qu’une gaieté de surface. Au fond ilne cessait de songer à Coralie avec une appréhension douloureuse. Quefaire pour la protéger ?

Plusieurs projets se dessinaient en lui : lequel choisir ? Devait-il cher-cher, grâce au numéro de téléphone, la retraite de ce nommé Grégoire,chez qui Bournef et ses compagnons s’étaient réfugiés ? Devait-il avertirla police ? Devait-il retourner rue Raynouard ? Il ne savait pas. Agir, oui,il en était capable, si l’acte consistait à se jeter dans la bataille avec touteson ardeur et toute sa furie. Mais préparer l’action, deviner les obstacles,déchirer les ténèbres, et, comme il le disait, apercevoir l’invisible et saisirl’insaisissable, cela n’était pas dans ses moyens.

Il se retourna brusquement vers Ya-Bon, que son silence désolait.— Qu’est-ce que tu as avec ton air lugubre ! Aussi c’est toi qui m’as-

sombris. Tu vois toujours les choses en noir… comme un nègre… Dé-campe.

Ya-Bon s’en allait tout déconfit, mais on vint frapper à la porte, etquelqu’un cria du dehors :

— Mon capitaine, on vous téléphone.Patrice sortit précipitamment. Qui diable pouvait lui téléphoner à

cette heure matinale ?— De la part de qui ? demanda-t-il à l’infirmière qui le précédait.— Ma foi, je ne sais pas, mon capitaine… Une voix d’homme… qui pa-

raissait avoir hâte de vous parler. On avait sonné assez longtemps. J’étaisen bas à la cuisine…

Malgré lui, Patrice évoquait le téléphone de la rue Raynouard, dans lagrande salle de l’hôtel Essarès. Les deux faits avaient-ils quelque rapportentre eux ?

69

Page 75: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

Il descendit un étage et suivit un couloir. L’appareil se trouvait au-delàd’une antichambre, dans une pièce qui servait alors de lingerie, et où ils’enferma.

— Allô !… c’est moi, le capitaine Belval. De quoi s’agit-il ?Une voix, une voix d’homme en effet, et qu’il ne connaissait pas, lui

répondit, mais si essoufflée, si haletante !— Capitaine Belval !… Ah ! c’est bien…Vous voilà…mais j’ai bien peur

qu’il ne soit trop tard… aurais-je le temps… Tu as reçu la clef et la lettre ?…—Qui êtes-vous ?— Tu as reçu la clef et la lettre ? insista la voix.— La clef oui, mais pas la lettre, répliqua Patrice.— Pas la lettre ! Mais c’est effrayant. Alors tu ne sais pas ?…Un cri rauque heurta l’oreille de Patrice, puis au bout de la ligne il en-

tendit des sons incohérents, le bruit d’une discussion. Puis la voix semblase coller à l’appareil, et il la perçut distinctement qui bégayait :

— Trop tard… Patrice… c’est toi ?… Écoute, le médaillon d’amé-thyste…, oui, je l’ai sur moi… le médaillon… Ah ! trop tard… j’aurais tantvoulu ! Patrice… Coralie… Patrice… Patrice…

Puis un grand cri de nouveau, un cri déchirant, et des clameurs pluslointaines où Patrice crut discerner : « Au secours… au secours…Oh ! l’as-sassin, le misérable… », clameurs qui s’affaiblirent peu à peu. Ensuite, lesilence. Et soudain, là-bas, un petit claquement. L’assassin avait raccrochéle récepteur.

Cela n’avait pas duré vingt secondes.Quand Patrice voulut à son tourreplacer le cornet, il dut faire un effort pour le lâcher, tellement ses doigtss’étaient crispés autour du métal.

Il demeura interdit. Ses yeux s’étaient fixés sur une grande horlogeque l’on voyait sur un bâtiment de la cour, à travers la fenêtre, et quimarquait sept heures dix-neuf, et il répétait machinalement ces chiffresen leur attribuant une valeur documentaire. Puis il se demanda, tellementla scène tenait de l’irréel, si tout cela était vrai, et si le crime ne s’était pasperpétré en lui-même, dans les profondeurs de son cerveau endolori.

Mais l’écho des clameurs vibrait encore à son oreille, et tout à coupil reprit le cornet, comme quelqu’un qui se rattache désespérément à unespoir confus.

70

Page 76: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

— Allô… mademoiselle… c’est vous qui m’avez appelé au téléphone ?Vous avez entendu les cris ?… Allô ! Allô !…

Personne ne répondait, il se mit en colère, injuria la demoiselle, sortitde la lingerie, rencontra Ya-Bon et le bouscula.

— Fiche le camp ! C’est de ta faute… Évidemment ! tu aurais dû resterlà-bas et veiller sur Coralie. Et puis, tiens, tu vas y aller et te mettre à sadisposition. Et moi, je vais prévenir la police… Si tu ne m’en avais pasempêché, il y a longtemps que ce serait fait et nous n’en serions pas là.Va, galope.

Il le retint.— Non, ne bouge pas. Ton plan est absurde. Reste ici. Ah ! pas ici,

auprès de moi, par exemple ! Tu manques trop de sang-froid, mon petit.Il le poussa dehors et rentra dans la lingerie qu’il arpenta en tous

sens avec une agitation qui se traduisait en gestes irrités et en parolesde courroux. Pourtant, au milieu de son désarroi, une idée peu à peu sefaisait jour : c’est que, somme toute, il n’avait aucune preuve que la chosese fût passée dans l’hôtel de la rue Raynouard. Le souvenir qu’il gardait nedevait pas l’obséder au point de le conduire toujours à la même vision ettoujours au même décor tragique. Certes, le drame se poursuivait, commeil en avait eu le pressentiment, mais ailleurs peut-être et loin de Coralie.

Et cette première idée en amena une autre : pourquoi ne pas s’enquérirdès maintenant ?

« Oui, pourquoi pas ? se dit-il. Avant de déranger la police, de re-trouver le numéro de l’individu qui m’a demandé, et de remonter ainsiau point de départ – procédés qu’on emploiera par la suite –, qui m’em-pêche, moi, de téléphoner immédiatement rue Raynouard, sous n’importequel prétexte et de la part de n’importe qui ? J’aurai des chances, alors, desavoir à quoi m’en tenir… »

Patrice sentait bien que le procédé ne valait pas grand-chose. Si per-sonne ne répondait, cela prouvait-il que le crime avait eu lieu là-bas ? ouplutôt, tout simplement, que personne n’était encore levé ?

Mais le besoin d’agir le décida. Il chercha dans l’annuaire le numérod’Essarès bey et, résolument, téléphona. L’attente lui causa une émotioninsupportable. Puis il reçut un choc qui l’ébranla des pieds à la tête. Lacommunication était établie.Quelqu’un, là-bas, se présentait à son appel.

71

Page 77: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

— Allô, dit-il.— Allô, fit une voix. Qui est à l’appareil ?C’était la voix d’Essarès bey.Bien qu’il n’y eût là rien que de fort naturel, puisque, à cette heure,

Essarès devait ranger ses papiers et préparer sa fuite, Patrice fut si inter-loqué qu’il ne savait que dire et qu’il prononça les premiers mots qui luivinrent à l’esprit.

— Monsieur Essarès bey ?— Oui. À qui ai-je l’honneur ?…— C’est de la part d’un des blessés de l’ambulance en traitement à

l’annexe…— Le capitaine Belval peut-être ?Patrice fut absolument déconcerté. Le mari de Coralie le connaissait

donc ? Il balbutia :— Oui… en effet, le capitaine Belval.—Ah ! quelle chance, mon capitaine ! s’écria Essarès bey d’un ton ravi.

Précisément, j’ai téléphoné il y a un instant à l’annexe pour demander…— Ah ! c’était vous…, interrompit Patrice, dont la stupeur n’avait pas

de bornes.— Oui, je voulais savoir à quelle heure je pourrais communiquer avec

le capitaine Belval, afin de lui adresser tous mes remerciements.— C’était vous… c’était vous…, répéta Patrice, de plus en plus boule-

versé…L’intonation d’Essarès marqua de la surprise.— Oui, n’est-ce pas, dit-il, la coïncidence est curieuse ? Par malheur,

j’ai été coupé, ou plutôt une autre communication est venue s’embranchersur la mienne.

— Alors, vous avez entendu ?—Quoi donc, mon capitaine ?— Des cris…— Des cris ?— Du moins il m’a semblé, mais la communication était si indis-

tincte !…— Pour ma part, j’ai simplement entendu quelqu’un qui vous deman-

dait et qui était très pressé. Comme, moi, je ne l’étais pas, j’ai refermé, et

72

Page 78: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

j’ai remis à plus tard le plaisir de vous remercier.— De me remercier ?— Oui, je sais de quelle agression ma femme a été l’objet hier soir, et

comment vous l’avez sauvée. Aussi, je tiens à vous voir et à vous expri-mer ma reconnaissance. Voulez-vous que nous prenions rendez-vous ? Àl’ambulance, par exemple ? Aujourd’hui, vers trois heures…

Patrice ne répliquait pas. L’audace de cet homme menacé d’arresta-tion et qui s’apprêtait à fuir le déconcertait. En même temps, il se deman-dait à quel motif réel Essarès bey avait obéi en téléphonant, sans que rienl’y obligeât. Mais son silence ne troubla pas le banquier, qui continua sespolitesses et termina son inexplicable communication par un monologueoù il répondait avec la plus grande aisance aux questions qu’il posait lui-même.

Puis les deux hommes se dirent adieu. C’était fini.Malgré tout, Patrice se sentait plus tranquille. Il rentra dans sa

chambre, se jeta sur son lit et dormit deux heures. Puis il fit venir Ya-Bon.— Une autre fois, lui dit-il, tâche de commander à tes nerfs et de ne pas

perdre la tête comme tout à l’heure. Tu as été ridicule. Mais n’en parlonsplus. As-tu déjeuné ? Non. Moi non plus. As-tu passé la visite ? Non ?Moi non plus. Et justement le major m’a promis de m’enlever ce sinistrebandeau qui m’enveloppe la tête. Tu penses si cela me fait plaisir ! Unejambe de bois, soit, mais une tête enveloppée de linge, pour un amoureux !Va, dépêche-toi. Et quand on sera prêt, en route pour l’ambulance.MamanCoralie ne peut pas me défendre de l’y retrouver !

Patrice était tout heureux. Ainsi qu’il le disait, une heure plus tard, àYa-Bon, durant le trajet vers la porte Maillot, les ténèbres commençaientà se dissiper.

— Mais oui, mais oui, Ya-Bon, ça commence. Et voici où nous ensommes. D’abord, Coralie n’est pas en danger. Comme je l’espérais, lalutte se passe loin d’elle, sans doute entre les complices et à propos deleurs millions. Quant au malheureux qui m’a téléphoné et dont j’ai en-tendu les cris d’agonie, c’était évidemment un ami inconnu, puisqu’ilm’appelait Patrice et me tutoyait. C’est lui, certainement, qui m’a envoyéla clef du jardin. Malheureusement, la lettre qui accompagnait l’envoi decette clef a été égarée. Enfin, pressé par les événements, il allait tout me

73

Page 79: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

confier, lorsque l’attaque s’est produite. Qui l’a attaqué, dis-tu ? Proba-blement un des complices que ces révélations effrayaient. Voilà, Ya-Bon.Tout cela est d’une clarté aveuglante. Il se peut, d’ailleurs, que la véritésoit exactement le contraire de ce que j’avance. Mais, je m’enmoque. L’es-sentiel, c’est de s’appuyer sur une hypothèse, vraie ou fausse. D’ailleurs,si la mienne est fausse, je me réserve d’en rejeter sur toi toute la respon-sabilité. À bon entendeur…

Après la porte Maillot, ils prirent une automobile, et Patrice eut l’idéede faire un détour par la rue Raynouard. Comme ils débouchaient au car-refour de Passy, ils aperçurent maman Coralie qui sortait de la rue Ray-nouard, accompagnée du vieux Siméon.

Elle avait arrêté une auto, Siméon s’installa sur le siège.Suivis par Patrice, ils allèrent jusqu’à l’ambulance des Champs-

Élysées.Il était onze heures.— Tout va bien, dit Patrice. Pendant que son mari se sauve, elle ne

veut, elle, rien changer à sa vie quotidienne.Ils déjeunèrent aux environs, se promenèrent le long de l’avenue, tout

en surveillant l’ambulance, puis s’y rendirent à une heure et demie.Tout de suite Patrice avisa, au fond d’une cour vitrée où les soldats se

réunissaient, le vieux Siméon qui, la moitié de la tête enveloppée de soncache-nez habituel, ses grosses lunettes jaunes devant les yeux, fumait sapipe sur la chaise qu’il occupait chaque fois.

Quant à maman Coralie, elle se tenait au troisième étage, dans unedes salles de son service, assise au chevet d’un malade dont elle gardaitla main entre les siennes. L’homme dormait.

MamanCoralie parut très lasse à Patrice. Ses yeux cernés et son visageplus pâle encore qu’à l’ordinaire attestaient sa fatigue.

« Ma pauvre maman, pensa-t-il, tous ces gredins-là finiront par tetuer. »

Il comprenait maintenant, au souvenir des scènes de la nuit précé-dente, pourquoi Coralie dérobait ainsi son existence et s’efforçait, aumoins pour ce petit monde de l’ambulance, de n’être que la sœur cha-ritable qu’on appelle par son prénom. Soupçonnant les infamies dont elleétait entourée, elle reniait le nom de son mari et cachait le lieu de sa de-

74

Page 80: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

meure. Et les obstacles que sa volonté et que sa pudeur accumulaient ladéfendaient si bien que Patrice n’osait approcher d’elle.

« Ah mais ! ah mais ! se dit-il, cloué au seuil de la porte, et regardantla jeune femme de loin, sans être vu d’elle, je ne vais pas cependant luifaire tenir ma carte ! »

Il se déterminait à entrer lorsqu’une femme, qui avait monté l’escalieren parlant assez fort, s’écria, près de lui :

— Où est madame ?… Il faut qu’elle vienne tout de suite, Siméon…Le vieux Siméon, qui était monté aussi, désigna Coralie au fond de la

salle, et la femme s’élança.Elle dit quelques mots à Coralie, qui sembla bouleversée et qui se mit

à courir vers la porte, passa devant Patrice et descendit l’escalier rapide-ment, suivie de Siméon et de la femme.

— J’ai une auto, madame, balbutiait celle-ci, essoufflée. J’ai eu lachance de trouver une auto en sortant de la maison et je l’ai gardée.Dépêchons-nous, madame… Le commissaire de police m’a ordonné…

Patrice, qui descendait également, n’entendit plus rien, mais ces der-niers mots le décidèrent. Il saisit Ya-Bon au passage et tous deux sautèrentdans une automobile dont le chauffeur reçut comme consigne de suivrel’auto de Coralie.

— Du nouveau, Ya-Bon, du nouveau, raconta le capitaine ; les faits seprécipitent. Cette femme est évidemment une domestique de l’hôtel Es-sarès, et elle vient chercher sa maîtresse sur l’ordre du commissaire depolice. Donc, la dénonciation du colonel produit son effet. Visite domici-liaire, enquête, tous les ennuis pourmaman Coralie. Et tu as le culot demeconseiller la discrétion ? Tu t’imagines que je vais la laisser seule pendantcette crise ?Quelle sale nature que la tienne, mon pauvre Ya-Bon !

Une idée le frappa et il s’écria :— Saperlotte ! Pourvu que cette fripouille d’Essarès ne se soit pas laissé

pincer ! Ce serait la catastrophe ! Mais aussi, il était trop sûr de lui. Il auralanterné…

Durant tout le trajet, cette crainte surexcita le capitaine Belval et luienleva toute espèce de scrupule. À la fin, sa certitude était absolue. Seulel’arrestation d’Essarès avait pu provoquer la démarche affolée de la do-mestique et le départ précipité de Coralie. Dans ces conditions, comment

75

Page 81: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

hésiterait-il à intervenir dans une affaire où ses révélations étaient de na-ture à éclairer la justice ? D’autant que, ces révélations, il pourrait, en lesaccentuant ou en les atténuant, faire en sorte qu’elles ne servissent qu’àl’intérêt de Coralie…

Les deux voitures s’arrêtèrent donc presque en même temps devantl’hôtel Essarès, où stationnait déjà une autre automobile. Coralie descen-dit et disparut sous la voûte cochère.

La femme de chambre et Siméon franchirent aussi le trottoir.— Viens, dit Patrice au Sénégalais.La porte était entrouverte et Patrice entra. Dans le grand vestibule, il

y avait deux agents de planton.Patrice les salua d’un geste hâtif et passa en homme qui est de la mai-

son, et dont l’importance est si considérable que rien d’utile ne pourraits’y faire en dehors de lui.

Le son de ses pas sur les dalles lui rappela la fuite de Bournef et deses complices. Il était dans le bon chemin. D’ailleurs, un salon s’ouvrait àgauche, celui par lequel les complices avaient emporté le cadavre du colo-nel et qui communiquait avec la bibliothèque. Des bruits de voix venaientde ce côté. Il traversa le salon.

À ce moment, il entendit Coralie qui s’exclamait avec un accent deterreur :

— Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu ! est-ce possible ?Deux autres agents lui barrèrent la porte. Il leur dit :— Je suis parent de Mme Essarès… le seul parent…— Nous avons ordre, mon capitaine…— Je le sais bien, parbleu ! Ne laissez entrer personne ! Ya-Bon, reste

ici.Il passa.Mais, dans la vaste pièce, un groupe de six à sept messieurs, commis-

saires et magistrats sans doute, lui faisaient obstacle, penchés sur quelquechose qu’il ne distinguait pas. De ce groupe sortit soudain Coralie, qui sedirigea vers lui en titubant et en battant l’air de ses mains. Sa femme dechambre la saisit par la taille et l’attira dans un fauteuil.

—Qu’y a-t-il ? demanda Patrice.

76

Page 82: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

— Madame se trouve mal, répondit la femme de chambre, toujoursaffolée. Ah ! j’ai la tête perdue.

— Mais enfin quoi ?… Pour quelle raison ?— C’est monsieur !… Pensez donc ! ce spectacle… Moi aussi, ça m’a

révolutionnée.—Quel spectacle ?Un des messieurs quittant le groupe s’approcha.— Mme Essarès est souffrante ?— Ce n’est rien, dit la femme de chambre… Une syncope… Madame

est sujette à des faiblesses.— Emmenez-la dès qu’elle pourra marcher. Sa présence est inutile.Et, s’adressant à Patrice Belval d’un air d’interrogation :— Mon capitaine ?…Patrice affecta de ne pas comprendre.— Oui, monsieur, dit-il, nous allons emmener Mme Essarès. Sa pré-

sence est inutile, en effet. Seulement je suis obligé tout d’abord…Il fit un crochet pour éviter son interlocuteur et, profitant de ce que

le groupe des magistrats s’était un peu desserré, il avança.Ce qu’il vit alors lui expliqua l’évanouissement de Coralie et l’agita-

tion de la femme de chambre. Lui-même sentit toute la peau de son crânese hérisser devant un spectacle infiniment plus horrible que celui de laveille.

Par terre, non loin de la cheminée, donc presque à l’endroit où il avaitsubi la torture, Essarès bey gisait sur le dos. Il portait les mêmes habitsd’appartement que la veille, pantalon de flanelle marron et veste de ve-lours soutachée. On avait recouvert ses épaules et sa tête d’une serviette.Mais un des assistants, un médecin légiste sans doute, d’une main tenaitce drap soulevé, et, de l’autre, montrait le visage du mort, tout en s’expli-quant à voix basse.

Et ce visage… mais peut-on appeler ainsi l’innommable amas dechairs, dont une partie semblait carbonisée, et dont l’autre ne formaitplus qu’une bouillie sanguinolente où se mêlaient à des débris d’os et àdes fragments de peau, des cheveux, des poils de barbe, et le globe écraséd’un œil ?…

77

Page 83: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

— Oh ! balbutia Patrice, quelle ignominie ! On l’a tué, et il est tombéla tête en plein dans les flammes. C’est ainsi qu’on l’a ramassé, n’est-cepas ?

Celui qui l’avait déjà interpellé, et qui paraissait le personnage le plusimportant, s’approcha de nouveau.

—Qui donc êtes-vous ?— Le capitaine Belval, monsieur, un ami de Mme Essarès, un des bles-

sés qu’elle a sauvés à force de soins…— Soit, monsieur, reprit le personnage important. Mais vous ne pou-

vez pas rester ici. Personne, d’ailleurs, ne doit rester ici. Monsieur le com-missaire, ayez l’obligeance de faire sortir tout le monde de la pièce sauf ledocteur, et de faire garder la porte. Sous aucun prétexte, vous ne laisserezpasser, sous aucun prétexte…

— Monsieur, insista Patrice, j’ai à vous communiquer des révélationsd’une importance exceptionnelle.

— Je les entendrai volontiers, capitaine, mais tout à l’heure. Excusez-moi.

n

78

Page 84: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

CHAPITRE VII

Midi vingt-trois

L qui conduit de la rue Raynouard à la terrassesupérieure du jardin, et que remplit à demi un large escalier, di-vise l’hôtel Essarès en deux parties qui ne communiquent entre

elles que par ce vestibule.À gauche, le salon et la bibliothèque, à laquelle fait suite un corps de

bâtiment indépendant, pourvu d’un escalier particulier. À droite, une sallede billard et la salle à manger, pièces plus basses de plafond et surmontéesde chambres qu’occupaient Essarès bey du côté de la rue, et Coralie ducôté du jardin.

Au-delà, l’aile des domestiques, où couchait également le vieux Si-méon.

C’est dans la salle de billard qu’on pria Patrice d’attendre en compa-gnie du Sénégalais. Il était là depuis un quart d’heure, lorsque Siméon futintroduit ainsi que la femme de chambre.

Le vieux secrétaire semblait anéanti par la mort de sonmaître, et il pé-

79

Page 85: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

rorait tout bas, avec des airs bizarres. Patrice l’interrogea. Le bonhommelui dit à l’oreille :

— Ce n’est pas fini… Il faut craindre des choses… des choses !… au-jourd’hui même… tantôt…

— Tantôt ? fit Patrice.— Oui… oui… affirma le vieux qui tremblait…Il ne dit plus rien.Quant à la femme de chambre, questionnée par Patrice, elle raconta :— Tout d’abord, monsieur, ce matin, première surprise : plus de

maître d’hôtel, plus de valet, plus de concierge. Tous trois partis. Puis,à six heures et demie, M. Siméon est venu nous dire, de la part de mon-sieur, que monsieur s’enfermait dans sa bibliothèque et qu’il ne fallait pasle déranger, même pour le déjeuner. Madame était un peu souffrante. Onlui a servi son chocolat à neuf heures… À dix heures, elle sortait avec M.Siméon. Alors, les chambres faites, on n’a pas bougé de la cuisine. Onzeheures, midi… Et puis, voilà que sur le coup d’une heure, on carillonneà la porte d’entrée. Je regarde par la fenêtre. Une auto, avec quatre mes-sieurs. Aussitôt, j’ouvre. C’est le commissaire de police qui se présente etqui veut voir monsieur. Je les conduis. On frappe. On secoue la porte quiétait fermée. Pas de réponse. À la fin, un d’eux, qui avait le truc, crochète laserrure… Alors, alors…, vous voyez ça d’ici… ou plutôt non… c’était bienpire, puisque ce pauvre monsieur, à ce moment-là, avait la tête presquesous la grille de charbon. Hein ! faut-il qu’il y en ait des misérables !… Caron l’a tué, n’est-ce pas ? Il y avait bien un de ces messieurs qui, tout desuite, a dit qu’il était mort d’un coup d’apoplexie, et tombé à la renverse.Seulement, pour moi…

Le vieux Siméon avait écouté sans rien dire, toujours emmitouflé, sabarbe grise en broussaille, les yeux cachés derrière ses lunettes jaunes. Àce moment de l’histoire, il eut un petit ricanement, s’approcha de Patriceet lui dit à l’oreille :

— Il faut craindre des choses !… des choses !… Mme Coralie… il fautqu’elle s’en aille… tout de suite… Sinon, malheur à elle…

Le capitaine frissonna et voulut l’interroger ; il ne put en apprendredavantage. Un agent vint chercher le vieillard et le mena dans la biblio-thèque.

80

Page 86: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

Sa déposition dura longtemps. Elle fut suivie de la déposition de lacuisinière et de la femme de chambre. Puis on se rendit auprès de Coralie.

À quatre heures, une nouvelle automobile arriva. Patrice vit passerdans le vestibule deux messieurs que tout le monde saluait très bas. Ilreconnut le ministre de la Justice et le ministre de l’Intérieur. Ils demeu-rèrent en conférence dans la bibliothèque durant une demi-heure et re-partirent.

Enfin, vers cinq heures, un agent vint chercher Patrice et le fit monterau premier étage. L’agent frappa et s’effaça. Patrice fut introduit dans unboudoir de dimensions restreintes, illuminé par un feu de bois, et où deuxpersonnes étaient assises : Coralie, devant laquelle il s’inclina, puis, enface d’elle, le monsieur qui l’avait interpellé lors de son arrivée et quiparaissait diriger toute l’enquête.

C’était un homme d’environ cinquante ans, corpulent, épais de figureet lourd de manières, mais dont les yeux vifs brillaient d’intelligence.

— Monsieur le juge d’instruction, sans doute ? demanda Patrice.— Non, dit-il, je suis M. Desmalions, ancien juge, délégué spéciale-

ment pour éclaircir cette affaire… non pour l’instruire, comme vous dites,car il ne me semble pas qu’il y ait matière à instruction.

— Comment, s’écria Patrice, très étonné, il n’y a pas matière à instruc-tion ?

Il regarda Coralie. Elle tenait ses yeux fixés sur lui d’un air attentif.Puis elle les tourna vers M. Desmalions qui reprit :

—Quand nous nous serons expliqués, mon capitaine, je ne doute pasque nous ne tombions d’accord sur tous les points… comme nous sommestombés d’accord, madame et moi.

— Je n’en doute pas, dit Patrice. Cependant j’ai peur tout de même quebeaucoup de ces points ne demeurent obscurs.

— Certes, mais nous arriverons à la lumière, nous y arriverons en-semble. Voulez-vous me dire ce que vous savez ?

Patrice réfléchit, puis prononça :— Je ne vous cacherai pas mon étonnement, monsieur. Le récit que

je vais vous faire n’est pas sans importance, et cependant il n’y a per-sonne ici pour l’enregistrer. Il n’aura donc pas la valeur d’une déposition,d’une déclaration faite sous serment et qu’il me faudra appuyer de ma

81

Page 87: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

signature ?— Mon capitaine, c’est vous-même qui déterminerez la valeur de vos

paroles et les conséquences que vous voudrez leur donner. Pour l’instant,il s’agit d’une conversation préalable, d’un échange de vues relatif à desfaits… sur lesquels d’ailleurs Mme Essarès m’a donné, je crois, les rensei-gnements que vous pouvez me donner.

Patrice différa sa réponse. Il avait l’impression confuse d’un accordentre la jeune femme et le magistrat, et qu’en face de cet accord, il jouait,lui, autant par sa présence que par son zèle, le rôle d’un importun quel’on cherche à éconduire. Il résolut donc de rester sur la réserve, jusqu’àce que son interlocuteur se fût découvert.

— En effet, dit-il, madame a pu vous renseigner. Ainsi, vous connaissezl’entretien que j’ai surpris hier au restaurant ?

— Oui.— Et la tentative d’enlèvement dont Mme Essarès a été la victime ?— Oui.— Et l’assassinat ?…— Oui.— Mme Essarès vous a raconté la scène de chantage à laquelle on

s’est livré cette nuit contre M. Essarès, les détails du supplice, la mort ducolonel, la remise des quatre millions, puis la conversation téléphoniqueentre M. Essarès et le dénommé Grégoire, et enfin les mesures proféréescontre madame par son mari ?

— Oui, mon capitaine, je sais tout cela, c’est-à-dire tout ce que voussavez, et je sais en plus tout ce que m’a révélé mon enquête personnelle.

— En effet… en effet…, répéta Patrice, je vois que mon récit devientinutile, et que vous avez tous les éléments nécessaires pour conclure.

Et il ajouta, continuant d’interroger et de se soustraire aux questions :— Puis-je vous demander, alors, dans quel sens vous avez conclu ?— Mon Dieu, mon capitaine, mes conclusions ne sont pas définitives.

Cependant, jusqu’à preuve du contraire, je m’en tiens aux termes d’unelettre que M. Essarès écrivait à sa femme aujourd’hui vers midi, et quenous avons trouvée sur son bureau, inachevée. Mme Essarès m’a prié d’enprendre lecture, et au besoin de vous la communiquer. En voici le texte :

« Aujourd’hui, 4 avril, à midi.

82

Page 88: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

« Coralie,« Tu as eu tort, hier, d’attribuer mon départ à des raisons inavouables,

et peut-être ai-je eu tort de ne pas me défendre suffisamment contre tonaccusation. Le seul motif de mon départ, ce sont les haines dont je suisentouré, et dont tu as pu voir la férocité implacable. Devant de tels enne-mis, qui cherchent à me dépouiller par tous les moyens possibles, il n’ya pas d’autre salut que la fuite. Je pars donc, mais je te rappelle ma vo-lonté absolue, Coralie. Tu dois me rejoindre à mon premier signal. Si tune quittes pas Paris, rien ne pourra te garantir contre une colère légitime,rien, pas même ma mort. J’ai pris, en effet, toutes mes dispositions pourque, dans ce cas… »

— La lettre s’arrête là, dit M. Desmalions en la rendant à Coralie, etnous savons par un indice irrécusable que les dernières lignes ont pré-cédé de peu la mort de M. Essarès, puisque, dans sa chute, il a fait tomberune petite pendulette qui se trouvait sur son bureau, et que cette pendu-lette marque midi vingt-trois. Je suppose qu’il s’était senti mal à l’aise,qu’il aura voulu se lever, et que, pris de vertige, il s’est écroulé par terre.Malheureusement, la cheminée était proche, un feu violent y flambait, latête a porté contre la grille, et la blessure était si profonde – le docteur l’aconstaté – qu’un évanouissement s’en est suivi. Alors le feu, tout proche,a fait son œuvre… vous avez pu voir comment…

Patrice écoutait avec stupeur cette explication imprévue. Il murmura :— Ainsi, selon vous, monsieur, M. Essarès est mort d’un accident ? Il

n’a pas été assassiné ?— Assassiné ! Ma foi, non, aucun indice ne nous permet une pareille

hypothèse.— Cependant…— Mon capitaine, vous êtes victime d’une association d’idées, tout à

fait justifiable d’ailleurs. Depuis hier, vous assistez à une série d’événe-ments tragiques et votre imagination est naturellement conduite à leurdonner la solution la plus tragique qui soit, l’assassinat. Seulement… ré-fléchissez… Pourquoi cet assassinat, et qui l’aurait commis ? Bournef etses amis ? À quoi bon ? Ils étaient gorgés de billets de banque, et, en ad-mettant même que l’inconnu qui porte le nom de Grégoire leur ait reprisces millions, ce n’est pas en assassinant M. Essarès qu’ils les eussent re-

83

Page 89: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

trouvés. Et puis, par où seraient-ils entrés ? Et puis, par où sortis ? Non,excusez-moi, mon capitaine, M. Essarès est mort d’un accident. Les faitssont indiscutables, et c’est l’opinion du médecin légiste, lequel établirason rapport dans ce sens.

Patrice Belval se tourna vers Coralie.— Et c’est l’opinion de madame également ?Elle rougit un peu et répondit :— Oui.— Et c’est l’opinion du vieux Siméon ?— Oh ! le vieux Siméon, repartit le magistrat, il divague. À l’entendre,

on croirait que tout va recommencer, qu’un péril menace Mme Essarès,et qu’elle devrait s’enfuir dès maintenant. Voilà tout ce que j’ai pu tirer delui. Cependant il m’a conduit vers une ancienne porte qui donne du jardinsur une ruelle perpendiculaire à la rue Raynouard, et, là, il m’a montré,d’abord, le cadavre du chien de garde, et ensuite, entre cette porte et leperron voisin de la bibliothèque, des traces de pas. Mais ces traces, vousles connaissez, n’est-ce pas, mon capitaine ? Ce sont les vôtres et cellesde votre Sénégalais. Quant à l’étranglement du chien de garde, puis-jel’attribuer à votre Sénégalais ? Oui, n’est-ce pas ?

Patrice commençait à comprendre. Les réticences du magistrat, sesexplications, son accord avec la jeune femme, tout cela prenait peu à peusa véritable signification.

Il articula nettement :— Donc pas de crime ?— Non.— Et alors pas d’instruction ?— Non.— Et alors pas de bruit autour de l’affaire ? Le silence, l’oubli ?— Justement.Le capitaine Belval se mit à marcher de long en large, selon son habi-

tude. Il se rappelait maintenant la prédiction d’Essarès :« On ne m’arrêtera pas… Si l’on m’arrête, on me relâchera… L’affaire

sera étouffée… »Essarès avait vu clair. La justice se taisait. Et comment n’aurait-elle

pas trouvé en Coralie une complice de son silence ?

84

Page 90: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

Cette manière d’agir irritait profondément le capitaine. Par le pacteindéniable conclu entre Coralie et M. Desmalions, il soupçonnait celui-ci de circonvenir la jeune femme et de l’amener à sacrifier ses propresintérêts à des considérations étrangères. Pour cela, il fallait tout d’abordse débarrasser de lui, Patrice.

« Oh ! oh ! se dit Patrice, il commence àm’agacer, ce monsieur-là, avecson calme et son ironie. Il a l’air de se ficher de moi dans les grands prix. »

Cependant, il se contint et, affectant un désir de conciliation, il revints’asseoir auprès du magistrat.

— Vous excuserez, monsieur, dit-il, une insistance qui doit vous pa-raître plutôt indiscrète. Mais, ma conduite ne s’explique pas seulementpar la sympathie ou par le sentiment que je puis éprouver pour Mme Es-sarès, à unmoment de sa vie où elle est plus isolée que jamais – sympathieet sentiment qu’elle semble repousser plus encore qu’auparavant –, maconduite s’explique par l’existence de certains liens mystérieux qui nousunissent l’un à l’autre, et qui remontent à une époque où nos regards n’ontpu pénétrer. Mme Essarès vous a-t-elle mis au courant de ces détails qui,selon moi, ont une importance considérable, et qu’il m’est impossible dene pas rattacher aux événements qui nous préoccupent ?

M. Desmalions observa Coralie, qui fit un signe de tête. Il répondit :— Oui, Mme Essarès m’a mis au courant, et même…Il hésita de nouveau et, de nouveau, consulta la jeune femme, qui rou-

git et perdit contenance.Pourtant, M. Desmalions attendait une réponse qui lui permît d’aller

plus avant. Elle finit par déclarer à voix basse :— Le capitaine Belval doit connaître ce que nous avons découvert à

ce propos. Cette vérité lui appartient comme à moi, et je n’ai pas le droitde la lui cacher. Parlez, monsieur.

M. Desmalions prononça :— Est-il même besoin de parler ? Je crois qu’il suffit de présenter au

capitaine cet album de photographies que j’ai trouvé. Tenez, mon capi-taine.

Et il tendit à Patrice un album très mince, relié en toile grise et main-tenu par un élastique.

85

Page 91: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

Patrice le saisit avec une certaine anxiété. Mais ce qu’il vit aprèsl’avoir ouvert était tellement inattendu qu’il poussa une exclamation :

— Est-ce croyable !Il y avait à la première page, encastrées par les quatre coins, deux

photographies, l’une à droite représentant un petit garçon en costumede collégien anglais, l’autre à gauche représentant une toute petite fille.Deux mentions au-dessous. À droite : « Patrice à dix ans. » À gauche :« Coralie à trois mois. »

Ému au-delà de toute expression, Patrice tourna le feuillet.La seconde page les représentait encore, lui à l’âge de quinze ans, Co-

ralie à l’âge de huit ans.Et il se revit aussi à dix-neuf ans, et à vingt-trois ans, et à vingt-huit

ans, et toujours Coralie l’accompagnait, fillette d’abord, et puis jeune fille,et puis femme.

— Est-ce croyable ! murmurait-il. Comment cela est-il possible ? Voilàdes portraits de moi que j’ignorais, épreuves d’amateur évidemment, etqui me suivent à travers la vie. Me voici en soldat quand je faisais monservice militaire… Me voici à cheval… Qui a pu ordonner que ces pho-tographies fussent prises ? Et qui a pu les réunir ainsi, près des vôtres,madame ?

Il tenait ses yeux fixés sur Coralie. La jeune femme se dérobait à soninterrogatoire et baissait la tête comme si l’intimité de leurs existences,attestée par ces pages, l’eût troublée au plus profond d’elle-même.

Il répéta :—Qui a pu les réunir ? Le savez-vous ? Et d’où vient cet album ?M. Desmalions répondit :— C’est le docteur qui l’a trouvé en déshabillant M. Essarès. Sous sa

chemise, M. Essarès portait un maillot, et, dans une poche intérieure dece maillot, poche cousue, il y avait ce petit album dont le docteur a sentile cartonnage.

Cette fois, les yeux de Patrice et de Coralie se rencontrèrent. L’idéeque M. Essarès avait collectionné leurs photographies, à eux deux, et celadepuis vingt-cinq ans, et qu’il les conservait sur sa poitrine, et qu’il vivaitavec elles, et qu’il était mort avec elles, une telle idée le bouleversait, aupoint qu’il n’essayait même pas d’en examiner l’étrange signification.

86

Page 92: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

— Vous êtes bien sûr de ce que vous avancez, monsieur ? demandaPatrice.

— J’étais là, dit M. Desmalions. J’ai assisté à la découverte. D’ailleurs,j’en ai fait moi-même une autre qui confirme celle-ci et la complète d’unemanière vraiment surprenante. C’est la découverte d’un médaillon, taillédans un bloc d’améthyste et entouré d’un cercle de filigrane.

— Qu’est-ce que vous dites ? Qu’est-ce que vous dites ? s’écria le ca-pitaine Belval. Un médaillon ? Un médaillon en améthyste ?

— Regardez vous-même, monsieur, offrit le magistrat, après avoir, en-core une fois, consulté Mme Essarès.

Et M. Desmalions tendit au capitaine une noix d’améthyste, plusgrosse que la boule formée par la réunion des deux moitiés que Cora-lie et que lui, Patrice, possédaient, elle à son chapelet et lui à sa breloque,et cette nouvelle boule était encerclée d’un filigrane d’or qui rappelaitexactement le travail du chapelet et le travail de la breloque.

La monture servait de fermoir.— Je dois ouvrir ? demanda-t-il.Coralie l’en pria d’un geste.Il ouvrit.L’intérieur était divisé par un mobile en cristal qui séparait deux pho-

tographies très réduites, l’une, celle de Coralie en costume d’infirmière,l’autre, le représentant, lui, mutilé et en uniforme d’officier.

Patrice réfléchissait, très pâle. Au bout d’un moment, il dit :— Et ce médaillon, d’où vient-il ? C’est vous qui l’avez trouvé, mon-

sieur ?— Oui, mon capitaine.— Et où cela ?Le magistrat sembla hésiter. Patrice eut l’impression, à l’attitude de

Coralie, qu’elle ignorait ce détail.Enfin, M. Desmalions répondit :— Je l’ai trouvé dans la main du mort.— Dans la main du mort ? Dans la main de M. Essarès ?Patrice avait sursauté, comme au choc du coup le plus imprévu, et il

se penchait sur le magistrat, avide d’une réponse qu’il voulait entendreune seconde fois avant de l’admettre comme certaine.

87

Page 93: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

— Oui, dans sa main. J’ai dû desserrer les doigts crispés pour l’en ar-racher.

Le capitaine se dressa et, frappant la table du poing, il s’écria :— Eh bien, monsieur, je vais vous dire une chose que je réservais

comme dernier argument, pour vous prouver que ma collaboration n’estpas inutile, et cette chose devient d’une importance considérable aprèsce que nous venons d’apprendre. Monsieur, ce matin, quelqu’un m’a de-mandé au téléphone, et la communication était à peine établie que cequelqu’un, qui semblait en proie à une vive agitation, a été l’objet d’uneagression criminelle, dont le bruit m’est parvenu. Et, au milieu du tumultede la lutte et des cris d’agonie, j’ai entendu ces mots que le malheureuxs’acharnait à me transmettre comme des renseignements suprêmes : « Pa-trice… Coralie… Le médaillon d’améthyste… oui, je l’ai sur moi… le mé-daillon… Ah ! trop tard… j’aurais tant voulu !… Patrice… Coralie… »

« Voilà ce que j’ai entendu, monsieur, et voici les deux faits qui s’im-posent à nous. Cematin, à sept heures dix-neuf, un homme a été assassiné,qui portait sur lui un médaillon d’améthyste. Premier fait indiscutable.Quelques heures plus tard, à midi vingt-trois, on découvre dans la maind’un autre homme ce même médaillon d’améthyste. Deuxième fait indis-cutable. Rapprochez les deux faits. Et vous serez obligé de conclure que lepremier crime, celui dont j’ai perçu l’écho lointain, a été commis ici, danscet hôtel, dans cette même bibliothèque, où viennent aboutir, depuis hiersoir, toutes les scènes du drame auquel nous assistons. »

Cette révélation qui, en réalité, aboutissait à une nouvelle accusationcontre Essarès bey, parut faire beaucoup d’effet sur le magistrat. Patricel’avait jetée dans le débat avec une véhémence passionnée, et une logiqued’argumentation à laquelle on ne pouvait se soustraire sans unemauvaisefoi évidente.

Coralie s’était un peu détournée, et Patrice ne la voyait point, mais ildevinait son désarroi devant tant d’opprobre et tant de honte.

M. Desmalions objecta :— Deux faits indiscutables, dites-vous, mon capitaine ? Sur le premier

point, je vous ferai remarquer que nous n’avons pas trouvé le cadavre decet homme qui aurait été assassiné ce matin à sept heures dix-neuf.

— On le retrouvera.

88

Page 94: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

— Soit. Second point : en ce qui concerne le médaillon d’améthysterecueilli dans la main d’Essarès bey, qui nous dit qu’Essarès bey l’ait prisà cet homme assassiné et non pas ailleurs ? Car, enfin, nous ne savonsmême pas s’il était chez lui à cette heure-là, et moins encore s’il étaitdans sa bibliothèque.

— Je le sais, moi.— Et comment ?— Je lui ai téléphoné quelques minutes plus tard, et il m’a répondu.

Bien plus, et cela pour parer à toute éventualité, il m’a dit qu’il avait té-léphoné chez moi, mais qu’on l’avait coupé.

M. Desmalions réfléchit et reprit :— Est-il sorti ce matin ?—Que Mme Essarès nous le dise.Sans se tourner, avec un désir manifeste de ne pas rencontrer les yeux

de Patrice, Coralie déclara :— Je ne crois pas qu’il soit sorti. Les vêtements qu’il portait aumoment

de sa mort sont ses vêtements d’intérieur.— Vous l’avez vu depuis hier soir ?— Trois fois ce matin il est venu frapper à ma porte, de sept heures à

neuf heures. Je ne lui ai pas ouvert. Vers onze heures, je partais seule ; jel’ai entendu qui appelait le vieux Siméon et lui ordonnait de m’accompa-gner. Siméon m’a rejointe aussitôt dans la rue. Voilà tout ce que je sais.

Il y eut un très long silence. Chacun méditait de son côté à cette suiteétrange d’aventures.

À la fin, M. Desmalions, qui en arrivait à se rendre compte qu’unhomme de la trempe du capitaine Belval n’était pas un de ceux dont on sedébarrasse facilement, reprit, du ton de quelqu’un qui, avant d’entrer encomposition veut connaître exactement le dernier mot de l’adversaire :

— Droit au but, mon capitaine, vous échafaudez une hypothèse quime semble très confuse.Quelle est-elle au juste ? Et si je ne m’y conformepas, quelle sera votre conduite ? Deux questions très nettes. Voulez-vousy répondre ?

— Avec autant de netteté que vous me les posez, monsieur.Il s’approcha du magistrat et prononça :

89

Page 95: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

— Voici, monsieur, le terrain de combat et d’attaque – oui, d’attaque,s’il est nécessaire – que je choisis. Un homme qui m’a connu jadis, quia connu Mme Essarès tout enfant, et qui nous porte intérêt, un hommequi recueillait nos portraits d’âge en âge, qui avait des raisons secrètesde nous aimer, qui m’a fait tenir la clef de ce jardin et qui se disposait ànous rapprocher l’un de l’autre pour des motifs qu’il nous eût révélés, cethomme a été assassiné aumoment où il allait mettre ses plans à exécution.Or, tout me prouve qu’il a été assassiné par M. Essarès. Je suis donc résoluà porter plainte, quelles que doivent être les conséquences de mon acte.Et, croyez-moi, monsieur, ma plainte ne sera pas étouffée. Il y a toujoursmoyen de se faire entendre… fût-ce en criant la vérité sur les toits.

M. Desmalions se mit à rire.— Bigre, mon capitaine, comme vous y allez !— J’y vais selon ma conscience, monsieur, et Mme Essarès me par-

donnera, j’en suis sûr. J’agis pour son bien, elle le sait. Elle sait qu’elle estperdue si cette affaire est étouffée et si la justice ne lui prête pas son appui.Elle sait que les ennemis qui la menacent sont implacables. Ils ne recu-leront devant rien pour atteindre leur but et pour la supprimer, elle quileur fait obstacle. Et ce qu’il y a de plus terrible, c’est que ce but sembleinvisible aux yeux les plus clairvoyants. On joue contre ces ennemis lapartie la plus formidable qui soit, et l’on ne sait même pas quel est l’enjeude cette partie. La justice seule peut le découvrir, cet enjeu.

M. Desmalions laissa passer quelques secondes, puis, posant sa mainsur l’épaule de Patrice, il dit calmement :

— Et si la justice le connaissait cet enjeu ?…Patrice le regarda avec surprise :—Quoi, vous connaîtriez ?…— Peut-être.— Et vous pouvez me le dire ?— Dame ! puisque vous m’y forcez…— Il s’agit ?…— Oh ! pas de grand-chose ! Une bagatelle…— Mais enfin ?…— Un milliard.— Un milliard ?

90

Page 96: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

— Tout simplement. Un milliard dont les deux tiers, hélas ! sinon lestrois quarts, sont déjà sortis de France avant la guerre. Mais les deux centcinquante ou trois cents millions qui restent valent tout de même plusd’un milliard, et cela pour une bonne raison…

— Laquelle ?— Ils sont en or.

n

91

Page 97: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

CHAPITRE VIII

L’œuvre d’Essarès bey

C , capitaine Belval sembla se radoucir un peu. Il entre-voyait vaguement les considérations qui obligeaient la justice àconduire la bataille avec prudence.

— Vous êtes sûr ? dit-il.— Oui, mon capitaine. Voilà deux ans que j’ai été chargé d’étudier

cette affaire et que mon enquête m’a prouvé qu’il y avait, en France, desexportations d’or vraiment inexplicables. Mais, je l’avoue, c’est depuis maconversation avec Mme Essarès que je vois seulement d’où provenaientces fuites, et qui avait mis debout, à travers toute la France et jusque dansles moindres bourgades, la formidable organisation par laquelle s’écoulaitpeu à peu l’indispensable métal.

— Mme Essarès savait donc ?…— Non, mais elle soupçonnait beaucoup de choses, et cette nuit, avant

votre arrivée, elle en entendit d’autres qui furent dites entre Essarès et sesagresseurs et qu’elle m’a répétées, me donnant ainsi le mot de l’énigme.

92

Page 98: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VIII

Cette énigme, j’aurais voulu en poursuivre sans vous la solution com-plète – c’était, du reste, l’ordre de M. le ministre de l’Intérieur, et MmeEssarès manifestait ce même désir – mais votre fougue emporte mes hé-sitations, et puisqu’il n’y a pas moyen de vous évincer, mon capitaine, j’yvais carrément… d’autant qu’un collaborateur de votre trempe n’est pasà dédaigner.

— Ainsi donc, dit Patrice, qui brûlait d’en savoir davantage.— Ainsi donc, la tête du complot était ici. Essarès bey, directeur de

la Banque Franco-Orientale, sise rue La Fayette, Essarès bey, Égyptienen apparence, Turc en réalité, jouissait à Paris, dans le monde financier,d’une grosse influence. Naturalisé anglais, mais ayant gardé des relationssecrètes avec les anciens possesseurs de l’Égypte, Essarès bey était chargé,pour le compte d’une puissance étrangère, que je ne pourrais encore dési-gner exactement, de saigner, il n’y a pas d’autre mot, de saigner la Francede tout l’or qu’il lui serait possible de faire affluer dans ses coffres.

« D’après certains documents, il a réussi de la sorte, en deux ans, à ex-pédier sept cents millions. Un dernier envoi se préparait lorsque la guerrea été déclarée. Vous comprenez bien que des sommes aussi importantesne pouvaient plus, dès lors, s’escamoter aussi facilement qu’en temps depaix. Aux frontières, les wagons sont visités. Dans les ports, les naviresen partance sont fouillés. Bref, l’expédition n’eut pas lieu. Les deux centcinquante à trois cents millions d’or demeurèrent en France. Dix mois sepassèrent. Et il arriva ceci, qui était inévitable, c’est qu’Essarès bey, ayantce trésor fabuleux à sa disposition, s’y attacha, le considéra peu à peucomme à lui, et, à la fin, résolut de se l’approprier. Seulement, il y avaitles complices…

— Ceux que j’ai vus cette nuit ?— Oui, une demi-douzaine de Levantins équivoques, faux naturali-

sés, Bulgares plus ou moins déguisés, agents personnels des petites coursallemandes de là-bas. Tout cela, auparavant, tenait en province des suc-cursales de la banque Essarès. Tout cela soudoyait, pour le compte d’Essa-rès, des centaines de sous-agents qui écumaient les villages, faisaient lesfoires, buvaient avec les paysans, offraient des billets et des titres contrede l’or français, et vidaient les bas de laine. À la guerre, tout cela fermaboutique et vint se grouper auprès d’Essarès bey qui, lui aussi, avait fermé

93

Page 99: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VIII

ses bureaux de la rue La Fayette.— Et alors ?— Alors, il se passa des incidents que nous ignorons. Sans doute, les

complices apprirent-ils par leurs gouvernements que le dernier envoi d’orn’avait pas été effectué, et sans doute devinèrent-ils aussi qu’Essarès beytentait de garder par-devers lui les trois cents millions récoltés par labande. Toujours est-il que la lutte commença entre les anciens associés,lutte acharnée, implacable, les uns voulant leur part du gâteau, l’autre ré-solu à ne rien lâcher et prétendant que les millions étaient partis. Dansla journée d’hier, cette lutte atteignit son maximum d’intensité. L’après-midi, les complices tentaient de s’emparer deMme Essarès afin d’avoir unotage dont ils comptaient se servir contre le mari. Le soir… le soir, vousavez vu l’épisode suprême…

— Mais pourquoi, précisément, hier soir ?— Pour cette raison que les complices avaient tout lieu de croire que

les millions allaient disparaître hier soir. Sans connaître les procédés em-ployés par Essarès bey lors de ses derniers envois, ils pensaient que cha-cun de ces envois, ou plutôt que l’enlèvement des sacs était précédé d’unsignal.

— Oui, une pluie d’étincelles, n’est-ce pas ?— Justement. Il y a dans un coin du jardin d’anciennes serres que

surmonte la cheminée qui les chauffait. Cette cheminée encrassée, pleinede suie et de détritus, dégage, quand on l’allume, des flammèches et desétincelles qui se voient de loin et qui servaient d’avertissement. Essarèsbey l’a allumée hier soir lui-même. Aussitôt, les complices, effrayés etrésolus à tout, sont venus.

— Et le plan d’Essarès bey a échoué ?— Oui. Celui des complices aussi d’ailleurs. Le colonel est mort. Les

autres n’ont pu récolter que quelques liasses qui ont dû leur être reprises.Mais la lutte n’était pas finie, et les soubresauts les plus tragiques en ontaccompagné ce matin le dénouement. Selon vos affirmations, un hommequi vous connaissait et qui cherchait à se mettre en rapport avec vousa été tué à sept heures dix-neuf, et, vraisemblablement, par Essarès bey,qui redoutait son intervention. Et quelques heures plus tard, à midi vingt-trois, Essarès bey lui-même était assassiné, probablement par l’un de ses

94

Page 100: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VIII

complices. Voici toute l’affaire, mon capitaine. Et maintenant que vousen savez autant que moi, ne pensez-vous pas que l’instruction de cetteaffaire doit demeurer secrète et se poursuivre un peu en dehors des règlesordinaires ?

Après un instant de réflexion, Patrice répondit :— Oui, je le crois.— Eh ! oui, s’écria M. Desmalions. Outre qu’il est inutile de proclamer

cette histoire d’or disparu et d’or introuvable qui alarmerait les imagina-tions, vous pensez bien qu’une opération qui a consisté à drainer pendantdeux ans une pareille masse d’or n’a pas pu s’effectuer sans des compro-missions fort regrettables. Mon enquête personnelle va me révéler, j’ensuis sûr, du côté de certaines banques plus ou moins importantes et decertains établissements de crédit, une suite de défaillances et de marchan-dages sur lesquels je ne veux pas insister, mais dont la publication seraitdésastreuse. Donc, silence.

— Mais le silence est-il possible ?— Pourquoi pas ?—Dame ! il y a quelques cadavres, celui du colonel Fakhi, par exemple.— Suicide.— Celui de ce Mustapha que vous retrouverez, ou que vous avez dû

retrouver, dans le jardin Galliera.— Fait divers.— Celui de M. Essarès.— Accident.— De sorte que toutes ces manifestations de la même force criminelle

resteront isolées les unes des autres ?— Rien ne montre le lien qui les rattache les unes aux autres.— Le public pensera peut-être le contraire.— Le public pensera ce que nous jugerons bon qu’il pense. Nous

sommes en temps de guerre.— La presse parlera.— La presse ne parlera pas. Nous avons la censure.— Mais si un fait quelconque, un crime nouveau ?…— Un crime nouveau ? Pourquoi ? L’affaire est finie, du moins en sa

partie active et dramatique. Les principaux acteurs sont morts. Le rideau

95

Page 101: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VIII

baisse sur l’assassinat d’Essarès bey. Quant aux comparses, Bournef etautres, avant huit jours ils seront parqués dans un camp de concentra-tion. Nous nous trouvons en face d’un certain nombre de millions, sanspropriétaire, que personne n’osera réclamer, et sur lesquels la France a ledroit de mettre la main. Je m’y emploierai activement.

Patrice Belval hocha la tête.— Reste aussi Mme Essarès, monsieur. Nous ne devons pas négliger

les menaces si précises de son mari.— Il est mort.— N’importe, la menace demeure. Le vieux Siméon vous le dit d’une

façon saisissante.— Il est à moitié fou.— Précisément, son cerveau garde l’impression du danger le plus pres-

sant. Non, monsieur, la lutte n’est pas terminée. Peut-être même ne fait-elle que commencer.

— Eh bien, mon capitaine, ne sommes-nous pas là ? Protégez et dé-fendez Mme Essarès par tous les moyens qui sont en votre pouvoir etpar tous ceux que je mets à votre disposition. Notre collaboration seraconstante, puisque ma tâche est ici, et que, s’il y a la bataille que vousattendez et dont je doute, elle aura lieu dans l’enceinte de cette maison etde ce jardin.

—Qui vous fait supposer ?…— Certaines paroles entendues hier soir par Mme Essarès. Le colonel

Fakhi a répété plusieurs fois : « L’or est ici, Essarès. » Et il ajoutait : « De-puis des années, chaque semaine, ton automobile apportait ici ce qu’il yavait à ta banque de la rue La Fayette. Siméon, le chauffeur et toi, vousfaisiez glisser les sacs par le dernier soupirail à gauche. De là, commentl’expédiais-tu ? Je l’ignore. Mais ce qui était ici au moment de la guerre,les sept ou huit cents sacs qu’on attendait là-bas, rien n’est sorti de chezmoi. Je me doutais du coup et, nuit et jour, nous avons veillé. L’or est ici. »

— Et vous n’avez aucun indice ?— Aucun. Ceci tout au plus, et je n’y attache qu’une valeur relative.Il tira de sa poche un papier froissé, qu’il déplia, et reprit :— Avec le médaillon il y avait, dans la main d’Essarès bey, ce papier

barbouillé d’encre où l’on peut voir cependant quelques mots informes,

96

Page 102: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VIII

écrits en hâte, dont les seuls à peu près lisibles sont ceux-ci : Triangle d’or.Que signifie ce triangle d’or ? En quoi se rapporte-t-il à notre affaire ? Pourl’instant, je n’en sais rien. J’imagine tout au plus que le chiffon de papier,comme le médaillon, a été arraché par Essarès bey à l’homme qui est mortce matin à sept heures dix-neuf, et que, quand lui-même a été tué, à midivingt-trois, il était en train de l’examiner.

— Oui, les choses ont dû se passer ainsi. Et vous voyez, monsieur,conclut Patrice, comme tous ces détails se relient les uns aux autres.Croyez bien qu’il n’y a qu’une affaire.

— Soit, dit M. Desmalions en se levant. Une seule affaire en deuxparties. Poursuivez la seconde, mon capitaine. Je vous accorde que rienn’est plus étrange que cette découverte des photographies qui vous re-présentent, Mme Essarès et vous, sur un même album et sur un mêmemédaillon. Il y a là un problème qui se pose, dont la solution nous amè-nera sans doute bien près de la vérité. À bientôt, mon capitaine. Et, encoreune fois, usez de moi et de mes hommes.

Sur ces mots, l’ancien magistrat serra la main de Patrice…Patrice le retint.— J’userai de vous, monsieur. Mais, n’est-ce pas dès maintenant qu’il

faut prendre les précautions nécessaires ?— Elles sont prises, mon capitaine. La maison n’est-elle pas occupée

par nous ?— Oui… oui… je le sais… mais tout de même… j’ai comme un pres-

sentiment que la journée ne s’achèvera pas… Rappelez-vous les étrangesparoles du vieux Siméon…

M. Desmalions se mit à rire.— Allons, mon capitaine, il ne faut rien exagérer. Pour l’instant, s’il

nous reste des ennemis à combattre, ils doivent avoir grand besoin de serecueillir. Nous parlerons de cela demain, voulez-vous, mon capitaine ?

Il serra la main de Patrice, s’inclina devant Mme Essarès, et sortit.Par discrétion, le capitaine Belval avait fait d’abord un mouvement

pour sortir avec lui. Il s’arrêta près de la porte et revint sur ses pas. MmeEssarès, qui sembla ne pas l’entendre, demeurait immobile, courbée endeux et la tête tournée. Il lui dit : « Coralie… »

97

Page 103: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VIII

Elle ne répondit pas, et il lui dit une seconde fois : « Coralie », avec l’es-poir qu’elle ne répondrait pas non plus, car le silence de la jeune femmelui semblait tout à coup la chose la plus désirable. Il n’y avait plus decontrainte ni de révolte. Coralie acceptait qu’il fût là, auprès d’elle, commeun ami secourable. Et Patrice ne pensait plus à tous les problèmes qui letourmentaient, ni à cette série de crimes qui s’étaient accumulés autourd’eux, ni aux périls qui pouvaient les environner. Il ne pensait qu’à l’aban-don et à la douleur de la jeune femme.

— Ne répondez pas, Coralie, ne dites pas un mot. C’est à moi de parler.Il faut que je vous apprenne ce que vous ignorez, c’est-à-dire les motifspour lesquels vous vouliez m’éloigner de cette maison… de cette maisonet de votre existence même…

Il posa sa main sur le dossier du fauteuil où elle était assise, et cettemain effleura la coiffe de la jeune femme.

— Coralie, vous vous imaginez que c’est la honte de votre ménage quivous éloigne de moi. Vous rougissez d’avoir été la femme de cet homme,et cela vous rend confuse et inquiète, comme si vous étiez coupable vous-même. Mais pourquoi ? Est-ce de votre faute ? Ne pensez-vous pas que jedevine, entre vous deux, tout un passé de misère et de haine, et que, cemariage, vous y avez été contrainte je ne sais par quelle machination ?Non, Coralie, il y a autre chose, que je vais vous dire. Il y a autre chose…

Il s’était penché sur elle encore davantage. Il discernait son profil char-mant que la flamme des bûches éclairait, et il s’écria avec une ardeur crois-sante et en usant de ce tutoiement qui, chez lui, gardait un ton de respectaffectueux :

— Dois-je parler, maman Coralie ? Non, n’est-ce pas ? Tu as compriset tu vois clair en toi. Ah ! je sens que tu trembles des pieds à la tête.Mais oui, dès le premier jour, tu l’as aimé ton grand diable de blessé, toutmutilé et tout balafré qu’il fût. Tais-toi, ne proteste pas. Oui, je me rendscompte… cela t’offusque un peu d’entendre de telles paroles aujourd’hui,j’aurais dû patienter peut-être… Pourquoi ? Je ne te demande rien. Je sais.Cela me suffit. Je ne t’en parlerai plus avant longtemps, avant l’heureinévitable où tu seras forcée de me le dire toi-même. Jusque-là je garderaile silence. Mais il y aura entre nous ceci, notre amour, et c’est délicieux,maman Coralie. C’est délicieux de savoir que tu m’aimes, Coralie… Bon !

98

Page 104: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VIII

voilà que tu pleures maintenant ! Et tu voudrais nier encore ? Mais quandtu pleures, maman, je te connais, c’est que tout ton cœur adorable débordede tendresse et d’amour. Tu pleures ? Ah ! maman, je ne croyais pas quetu m’aimais à ce point !

Lui aussi, Patrice, il avait les larmes aux yeux. Celles de Coralie cou-laient sur ses joues pâles, et il eût voulu baiser ces joues mouillées. Mais lemoindre geste d’affection lui paraissait une offense en de telles minutes.Il se contentait de la regarder éperdument.

Et comme il la regardait, il eut l’impression que la pensée de la jeunefemme se détachait de la sienne, que ses yeux étaient attirés par un spec-tacle imprévu, et qu’elle écoutait, dans le grand silence de leur amour,une chose qu’il n’avait pas entendue, lui.

Et soudain, à son tour, il l’entendit, cette chose, bien qu’elle fût pourainsi dire imperceptible. C’était, plutôt qu’un bruit, la sensation d’uneprésence qui se mêlait aux rumeurs lointaines de la ville.

Que se passait-il donc ?Le jour avait baissé, sans que Patrice s’en rendît compte. À son insu

également, comme le boudoir n’était pas grand et que la chaleur du feuy devenait lourde, Mme Essarès avait entrouvert la fenêtre, dont les bat-tants, néanmoins, se rejoignaient presque. C’est cela qu’elle considéraitattentivement, et c’est de là que venait le danger.

Patrice fut près de courir à cette fenêtre. Il ne le fit pas. Le dangerse précisait. Dehors, dans l’ombre du crépuscule, il distinguait, à traversles carreaux obliques, une forme humaine. Puis il aperçut, entre les deuxbattants, un objet qui brillait à la lueur du feu et qui lui parut être le canond’un revolver.

« Si l’on soupçonne un instant que je suis sur mes gardes, pensa-t-il,Coralie est perdue. »

De fait, la jeune femme se trouvait en face de la fenêtre, dont aucunobstacle ne la séparait. Il prononça donc à haute voix et d’un ton dégagé :

— Coralie, vous devez être un peu lasse. Nous allons nous dire adieu.En même temps, il tournait autour du fauteuil pour la protéger.Mais il n’eut pas le temps d’accomplir sonmouvement. Elle aussi, sans

doute, avait vu luire le canon du revolver, elle se recula brusquement etbalbutia :

99

Page 105: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VIII

— Ah ! Patrice… Patrice…Deux détonations retentirent que suivit un gémissement.— Tu es blessée ! s’écria Patrice en se précipitant sur la jeune femme.— Non, non, dit-elle, mais la peur…— Ah ! s’il t’a touchée, le misérable !— Non, non…— Tu es bien sûre ?Il perdit ainsi trente à quarante secondes, allumant l’électricité, exa-

minant la jeune femme, attendant avec angoisse qu’elle reprît toute saconscience.

Et, seulement alors, il se jeta vers la fenêtre qu’il ouvrit toute grandeet il enjamba le balcon. La pièce se trouvait au premier étage. Il y avaitbien des treillis le long du mur. Mais, à cause de sa jambe, Patrice eut dumal à descendre.

En bas, il s’empêtra dans les barreaux d’une échelle renversée surla terrasse. Puis il se heurta à des agents qui émergeaient de ce rez-de-chaussée, et dont l’un vociférait :

— J’ai vu une silhouette qui s’enfuyait par là.— Par où ? demanda Patrice.L’homme courait dans la direction de la petite ruelle. Patrice le suivit.

Mais, à ce moment, du côté même de cette porte, il s’éleva des clameursaiguës et le glapissement d’une voix qui râlait :

— Au secours !… Au secours !…Lorsque Patrice arriva, l’agent promenait déjà sur le sol une lanterne

électrique, et tous deux ils aperçurent une forme humaine qui se tordaitdans un massif.

— La porte est ouverte, cria Patrice, l’agresseur s’est sauvé… Allez-y.L’agent disparut dans la ruelle, et comme Ya-Bon survenait, Patrice

lui ordonna :— Au galop, Ya-Bon. Si l’agent monte la ruelle, descends. Au galop,

moi, je m’occupe de la victime.Pendant ce temps, Patrice se courbait, projetant la lanterne de l’agent

sur l’homme qui se débattait à terre. Il reconnut le vieux Siméon à moitiéétranglé, une cordelette de soie rouge autour du cou.

— Ça va ? demanda-t-il. Vous m’entendez ?

100

Page 106: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VIII

Il desserra la cordelette et répéta sa question. Siméon bégaya une suitede syllabes incohérentes, puis, tout à coup, il se mit à chanter et puis àrire, d’un rire saccadé, très bas, qui alternait avec des hoquets. Il était fou.

— Monsieur, dit Patrice à M. Desmalions, quand celui-ci l’eut rejointet qu’ils se furent expliqués, croyez-vous vraiment que l’affaire soit finie ?

— Vous aviez raison, avoua M. Desmalions, et nous allons prendretoutes les précautions nécessaires pour la sécurité de Mme Essarès. Lamaison sera gardée toute la nuit.

Quelques minutes plus tard, l’agent et Ya-Bon revenaient après desrecherches inutiles. Dans la ruelle on trouva la clef qui avait servi à ouvrirla porte. Elle était exactement semblable à celle que possédait Patrice,aussi vieille, aussi rouillée. L’agresseur s’en était débarrassé au cours desa fuite.

Il était sept heures du soir lorsque Patrice, en compagnie de Ya-Bon,quitta l’hôtel de la rue Raynouard et reprit le chemin de Neuilly.

Selon son habitude, Patrice saisit le bras du Sénégalais et, s’appuyantsur lui pour marcher, il lui dit :

— Je devine ton idée, Ya-Bon.Ya-Bon grogna.— C’est bien cela, approuva le capitaine Belval ; nous sommes entière-

ment d’accord sur tous les points. Ce qui te frappe principalement, n’est-ce pas, c’est l’incapacité totale de la police en cette occurrence ? Un tas denullités, diras-tu ? En parlant ainsi, monsieur Ya-Bon, tu dis une bêtise etune insolence qui ne m’étonnent pas de toi et qui pourraient t’attirer dema part la correction que tu mérites. Mais passons. Donc, quoi que tu endises, la police fait ce qu’elle peut, sans compter qu’en temps de guerre ellea autre chose à faire qu’à s’occuper des relationsmystérieuses qui existententre Mme Essarès et le capitaine Belval. C’est donc moi qui devrai agir,et je n’ai guère à compter que sur moi. Eh bien, je me demande si je suis detaille à lutter contre de tels adversaires.Quand je pense qu’en voici un quia le culot de revenir dans l’hôtel que la police surveillait, de dresser uneéchelle, d’écouter sans doute ma conversation avec M. Desmalions, puisles paroles que j’ai dites à maman Coralie, et, en fin de compte, de nousenvoyer deux balles de revolver ! Hein, qu’en dis-tu ? suis-je de force ? ettoute la police française elle-même, déjà surmenée, m’offrira-t-elle le se-

101

Page 107: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VIII

cours indispensable ? Non, ce qu’il faudrait pour débrouiller une pareilleaffaire, c’est un type exceptionnel et qui réunisse toutes les qualités. Enfinun bonhomme comme on n’en voit pas.

Patrice s’appuya davantage sur le bras de son compagnon.— Toi qui as de si belles relations, tu n’as pas ça dans ta poche ? Un

génie, un demi-dieu !Ya-Bon grogna de nouveau, d’un air joyeux et dégagea son bras. Il

portait toujours sur lui une petite lanterne électrique. Il l’alluma et intro-duisit la poignée entre ses dents. Puis il sortit de son dolman un morceaude craie.

Le long de la rue il y avait unmur recouvert de plâtre, sali et noirci parle temps. Ya-Bon se planta devant ce mur, et lançant le disque de lumière,il se mit à écrire d’une main inhabile, comme si chacune des lettres luicoûtait un effort démesuré, et comme si l’assemblage de ces lettres étaitle seul qu’il pût jamais réussir à composer et à retenir. Et de la sorte, ilécrivit deux mots que Patrice put lire d’un coup :

Arsène Lupin.— Arsène Lupin, dit Patrice à mi-voix.Et le contemplant avec stupeur :— Tu deviens maboul ? Qu’est-ce que ça veut dire, Arsène Lupin ?

Quoi ? tu me proposes Arsène Lupin ?Ya-Bon fit un signe affirmatif.— Arsène Lupin ? tu le connais donc ?— Oui, déclara Ya-Bon.Patrice se souvint alors que le Sénégalais passait ses journées à l’hôpi-

tal à se faire lire par des camarades de bonne volonté toutes les aventuresd’Arsène Lupin, et il ricana :

— Oui, tu le connais comme on connaît quelqu’un dont on a lu l’his-toire.

— Non, protesta Ya-Bon.— Tu le connais personnellement ?— Oui.— Idiot, va ! Arsène Lupin est mort. Il s’est jeté dans la mer du haut

d’un rocher, et voilà que tu prétends le connaître ?— Oui.

102

Page 108: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VIII

— Tu as donc eu l’occasion de le rencontrer depuis sa mort ?— Oui.— Fichtre ! Et le pouvoir de monsieur Ya-Bon sur Arsène Lupin est

assez grand pour qu’Arsène Lupin ressuscite et se dérange sur un signede monsieur Ya-Bon ?

— Oui.— Bigre ! Tu m’inspirais déjà une haute considération, mais mainte-

nant je n’ai plus qu’à m’incliner. Ami de feu Arsène Lupin, rien que çade chic ! Et combien de temps te faut-il pour mettre cette ombre à notredisposition ? Six mois ? Trois mois ? Un mois ?Quinze jours ?

Ya-Bon fit un geste.— Environ quinze jours, traduisit le capitaine Belval. Eh bien, évoque

l’esprit de ton ami, je serai enchanté d’entrer en rapports avec lui. Seule-ment, vrai, il faut que tu aies de moi une idée bien médiocre pour t’ima-giner que j’aie besoin d’un collaborateur. Alors quoi, tu me prends pourun imbécile, pour un incapable ?

n

103

Page 109: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

CHAPITRE IX

Patrice et Coralie

T comme l’avait prédit M. Desmalions. La presse neparla pas. Le public ne s’émut point. Accidents et faits diversfurent accueillis avec indifférence. L’enterrement du richissime

banquier Essarès bey passa inaperçu.Mais le lendemain de cet enterrement, à la suite de quelques dé-

marches effectuées par le capitaine Belval auprès de l’autorité militaire,avec l’appui de la préfecture, un nouvel ordre de choses fut établi dans lamaison de la rue Raynouard. Reconnue comme annexe numéro deux del’ambulance des Champs-Élysées, elle devint, sous la surveillance deMmeEssarès, la résidence exclusive du capitaine Belval et de ses sept mutilés.

Ainsi, Coralie demeura là toute seule. Plus de femme de chambre nide cuisinière. Les sept mutilés suffirent à toutes les besognes. L’un futconcierge, un autre cuisinier, un autre maître d’hôtel. Ya-Bon, nomméfemme de chambre, se chargea du service personnel de maman Coralie.La nuit, il couchait dans le couloir, devant sa porte. Le jour, il montait la

104

Page 110: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

garde devant sa fenêtre.—Que personne n’approche ni de cette porte, ni de cette fenêtre ! lui

dit Patrice. Que personne n’entre ! Si seulement un moustique réussit àpénétrer près d’elle, ton compte est réglé.

Malgré tout, Patrice n’était pas tranquille. Il avait eu trop de preuvesde ce que pouvait oser l’ennemi pour croire que des mesures quelconquesfussent capables d’assurer une protection absolument efficace. Le dangers’insinue toujours par où il n’est pas attendu, et il était d’autant moinsfacile de s’en garer qu’on ignorait d’où venait la menace. Essarès bey étantmort, qui poursuivait son œuvre ? Et qui reprenait contre maman Coraliele plan de vengeance qu’il annonçait dans sa dernière lettre ?

M. Desmalions avait commencé aussitôt son œuvre d’investigation,mais le côté dramatique de l’affaire semblait lui être indifférent. N’ayantpas retrouvé le cadavre de l’homme dont Patrice avait entendu les crisd’agonie, n’ayant recueilli aucun indice sur l’agresseur mystérieux quiavait tiré sur Patrice et Coralie, à la fin de la journée, n’ayant pu établird’où provenait l’échelle qui avait servi à cet agresseur, il ne s’occupait plusde ces questions, et limitait ses efforts à l’unique recherche des dix-huitcents sacs. Cela seul lui importait.

— Nous avons toutes les raisons de croire qu’ils sont là, disait-il, entreles quatre côtés du quadrilatère formé par le jardin et par les bâtimentsd’habitation. Évidemment un sac d’or de cinquante kilos n’a pas, à beau-coup près, le volume d’un sac de charbon du même poids. Mais, tout demême, dix-huit cents sacs, cela représente peut-être une masse de sept àhuit mètres cubes, et cette masse-là ne se dissimule pas aisément.

Au bout de deux jours, il avait acquis la certitude que la cachette nese trouvait ni dans la maison, ni sous la maison. Lorsque, certains soirs,le chauffeur de l’automobile d’Essarès bey amenait rue Raynouard lecontenu des coffres de la Banque Franco-Orientale, Essarès bey, le chauf-feur de l’automobile et le nomméGrégoire faisaient passer par le soupiraildont les complices du colonel avaient parlé, un gros fil de fer que l’on re-trouva. Le long de ce fil de fer glissaient des crochets, que l’on retrouvaégalement, et auxquels on suspendait les sacs qui s’empilaient dès lorsdans une grande cave exactement située sous la bibliothèque.

Inutile de dire tout ce que M. Desmalions et ses agents déployèrent

105

Page 111: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

d’ingéniosité, de minutie et de patience pour interroger tous les recoinsde cette cave. Leurs efforts aboutirent tout au moins à savoir – et cela sansaucune espèce de doute – qu’elle n’offrait aucun secret, sauf le secret d’unescalier qui descendait de la bibliothèque et dont l’issue supérieure étaitfermée par une trappe que recouvrait le tapis. Outre le soupirail de la rueRaynouard, il y en avait un autre qui donnait sur le jardin, au niveau de lapremière terrasse. Ces deux ouvertures se barricadaient de l’intérieur, àl’aide de volets de fer très lourds, de sorte que des milliers et des milliersde rouleaux d’or avaient pu être entassés dans la cave jusqu’au momentde leur expédition.

« Mais comment cette expédition avait-elle lieu ? se demandait M.Desmalions. Mystère. Et pourquoi cette halte dans le sous-sol de la rueRaynouard ? Mystère également. Et puis voilà que Fakhi, Bournef etconsorts affirment que cette fois il n’y a pas eu d’expédition, que l’or estici, et qu’il suffit de chercher pour l’y découvrir. Nous avons cherché dansla maison. Reste le jardin. Cherchons de ce côté. »

C’est un admirable vieux jardin qui faisait jadis partie du vaste do-maine où, à la fin du XVIIIᵉ siècle, on venait prendre les eaux de Passy.De la rue Raynouard jusqu’au quai, sur une largeur de deux cents mètres,il descend, par quatre terrasses superposées, vers des pelouses harmo-nieuses que soulignent des massifs d’arbustes verts et que dominent desgroupes de grands arbres.

Mais la beauté du jardin provient avant tout de ses quatre terrasseset de la vue qu’elles offrent sur le fleuve, sur les plaines de la rive gaucheet sur les collines lointaines. Vingt escaliers les font communiquer entreelles, et vingt sentiers montent de l’une à l’autre, creusés parmi les mursde soutènement et engloutis parfois sous les vagues de lierre qui déferlentdu haut en bas.

Çà et là émergent une statue, une colonne tronquée, les débris d’unchapiteau. Le balcon de pierre qui borde la terrasse supérieure est ornéde très vieux vases en terre cuite. On y voit aussi, sur cette terrasse, lesruines de deux petits temples ronds qui étaient autrefois des buvettes. Ily a devant les fenêtres de la bibliothèque une vasque circulaire, au centrede laquelle un enfant lance un mince filet d’eau par l’entonnoir d’uneconque.

106

Page 112: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

C’est le trop-plein de cette vasque, recueilli en un ruisseau, qui glissaitsur les rochers contre lesquels Patrice s’était heurté au premier soir.

— Somme toute, trois ou quatre hectares à fouiller, dit M. Desmalions.À cette besogne, il employa, outre les mutilés de Patrice, une douzaine

de ses agents. Besogne assez facile au fond, et qui devait aboutir à desrésultats certains. Comme M. Desmalions ne cessait de le répéter, dix-huit cents sacs ne peuvent pas rester invisibles. Toute excavation laissedes traces. Il faut une issue pour y entrer et pour en sortir. Or, le gazondes pelouses, comme le sable des allées, ne révélait aucun vestige de terreremuée fraîchement. Le lierre ? Les murailles de soutien ? Les terrasses ?Tout cela fut visité. Inutilement. On trouva de place en place, dans lestranchées que l’on pratiqua, d’anciennes canalisations vers la Seine, etdes tronçons d’aqueduc qui servaient jadis à l’écoulement des eaux dePassy. Mais quelque chose qui fût un abri, une casemate, une voûte demaçonnerie, quelque chose qui eût l’apparence d’une cachette, cela ne setrouva point.

Patrice et Coralie suivaient ces recherches. Pourtant, bien qu’ils encomprissent tout l’intérêt, et bien que, d’autre part, ils subissent encorel’anxiété des heures dramatiques qui venaient de s’écouler, au fond, ilsne se passionnaient que pour le problème inexplicable de leur destin, etpresque toutes leurs paroles s’en allaient vers les ténèbres du passé.

La mère de Coralie, fille d’un consul de France à Salonique, avaitépousé là-bas un homme d’un certain âge, très riche, le comte Odolavitz,d’une vieille famille serbe, lequel était mort un an après la naissance deCoralie. La veuve et l’enfant se trouvaient alors en France, précisémentdans cet hôtel de la rue Raynouard, que le comte Odolavitz avait achetépar l’intermédiaire d’un jeune Égyptien, Essarès, qui lui servait de secré-taire et de factotum.

Coralie avait donc vécu là trois années de son enfance. Puis, subite-ment, elle perdait samère. Restant seule aumonde, elle était emmenée parEssarès à Salonique, où son grand-père, le consul, avait laissé une sœurbeaucoup plus jeune que lui et qui se chargea d’elle. Malheureusement,cette femme tomba sous la domination d’Essarès, signa des papiers, en fitsigner à sa petite nièce, de sorte que toute la fortune de l’enfant, adminis-trée par l’Égyptien, disparut peu à peu.

107

Page 113: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

Enfin, vers l’âge de dix-sept ans, Coralie fut la victime d’une aventurequi lui laissa le plus affreux souvenir et qui eut sur sa vie une influence fa-tale. Enlevée un matin, dans la campagne de Salonique, par une bande deTurcs, elle passa deux semaines au fond d’un palais en butte aux désirs dugouverneur de la province. Essarès la délivra. Mais cette délivrance s’ef-fectua d’une façon si bizarre que, bien souvent, depuis, Coralie devait sedemander s’il n’y avait pas eu un coup monté entre le Turc et l’Égyptien.

Toujours est-il que, malade, déprimée, redoutant une nouvelle agres-sion, contrainte par sa tante, elle épousait un mois plus tard cet Essarèsqui, déjà, lui faisait la cour et qui, maintenant, en définitive, prenait à sesyeux figure de sauveur. Union lamentable, dont l’horreur lui apparut lejour même où elle fut consommée. Coralie était la femme d’un hommequ’elle détestait et dont l’amour s’exaspéra de toute la haine et de tout lemépris qui lui furent opposés.

L’année même du mariage, ils venaient s’installer dans l’hôtel de larue Raynouard. Essarès, qui, depuis longtemps, avait fondé et dirigeait àSalonique la succursale de la Banque Franco-Orientale, ramassait presquetoutes les actions de cette banque, achetait pour l’établissement de la mai-son principale l’immeuble de la rue La Fayette, devenait à Paris l’un desmaîtres de la finance, et recevait en Égypte le titre de bey.

Telle était l’histoire qu’un jour, dans le beau jardin de Passy, Cora-lie raconta, et, en ce morne passé qu’ils interrogèrent ensemble, en leconfrontant avec celui de Patrice, ni Patrice ni Coralie ne purent décou-vrir un seul point qui leur fût commun. L’un et l’autre avaient vécu dansdes lieux différents. Aucun nom ne les frappait d’un même souvenir. Au-cun détail ne pouvait leur faire comprendre pourquoi ils possédaient l’unet l’autre des morceaux de la même boule d’améthyste, pourquoi leursimages réunies se trouvaient enfermées dans le même médaillon, ou col-lées sur les pages du même album.

—À la rigueur, dit Patrice, on peut expliquer que le médaillon recueillidans la main d’Essarès avait été arraché par lui à cet inconnu qui veillaitsur nous et qu’il a assassiné. Mais l’album, cet album qu’il portait dansune poche cousue d’un sous-vêtement ?…

Ils se turent. Patrice demanda :— Et Siméon ?

108

Page 114: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

— Siméon a toujours habité ici.— Même du temps de votre mère ?— Non, c’est un an ou deux après la mort de ma mère et après mon

départ pour Salonique, qu’il a été chargé par Essarès bey de garder cettepropriété et de veiller à son entretien.

— Il était le secrétaire d’Essarès ?— Je n’ai jamais su son rôle exact. Secrétaire ? Non. Confident ? Non

plus. Ils ne conversaient jamais ensemble. Trois ou quatre fois, il est venunous voir à Salonique. Je me rappelle une de ses visites. J’étais tout enfant,et je l’ai entendu qui parlait à Essarès d’une façon très violente et semblaitle menacer.

— De quoi ?— Je l’ignore. J’ignore tout de Siméon. Il vivait ici très à part, et

presque toujours dans le jardin, fumant sa pipe, rêvassant, soignant lesarbres ou les fleurs avec l’aide de deux ou trois jardiniers qu’il faisait ve-nir de temps à autre.

—Quelle conduite observait-il à votre égard ?— Là encore, je ne puis rien dire de précis. Nous ne causions jamais,

et ses occupations ne le rapprochaient guère de moi. Cependant, j’ai euquelquefois l’impression que, à travers ses lunettes jaunes, son regard mecherchait avec une certaine insistance, et peut-être même avec intérêt.En outre, dans ces derniers temps, il se plaisait à m’accompagner jusqu’àl’ambulance, et il se montrait alors, soit là-bas, soit en route, plus attentif,plus empressé… à tel point que je me demande, depuis un jour ou deux…

Après un instant d’indécision, elle continua :— Oh ! c’est une idée bien vague…, mais, tout de même… Tenez, il y a

quelque chose que je n’ai pas pensé à vous dire… Pourquoi suis-je entréeà l’ambulance des Champs-Élysées, à cette ambulance où vous vous trou-viez déjà, blessé, malade ? Pourquoi ? Parce que Siméon m’y a conduite. Ilsavait que je voulais m’engager comme infirmière, et il m’a indiqué cetteambulance… où il ne doutait pas que les circonstances nous mettraientl’un en face de l’autre…

« Et puis, réfléchissez… Plus tard la photographie du médaillon, cellequi nous représente ensemble, vous en uniforme,moi en infirmière, n’a puêtre prise qu’à l’ambulance… Or, des gens d’ici, de cette maison, Siméon

109

Page 115: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

était le seul qui s’y rendît.« Vous rappellerai-je aussi qu’il est venu à Salonique, qu’il m’y a vue

enfant, puis jeune fille, et qu’il a pu, là, également, prendre les instantanésde l’album ? De sorte que, si nous admettons qu’il ait eu quelque corres-pondant qui, de son côté, vous suivit dans la vie, il ne serait pas impossiblede croire que l’ami inconnu dont vous avez supposé l’intervention entrenous, qui vous a envoyé la clef du jardin…

— Que cet ami fût le vieux Siméon ? interrompit vivement Patrice.L’hypothèse est inadmissible.

— Pourquoi ?— Parce que cet ami est mort. Celui qui cherchait, comme vous dites,

à intervenir entre nous, celui qui m’a envoyé la clef du jardin, celui quim’appelait au téléphone pour m’apprendre la vérité, celui-là a été assas-siné… Aucun doute à ce propos. J’ai perçu les cris d’un homme qu’onégorgeait… des cris d’agonie… de ceux que l’on pousse quand on expire.

— Est-on jamais sûr ?…— Je le suis absolument. Ma certitude n’est atténuée par aucune hé-

sitation. Celui que j’appelle notre ami inconnu est mort avant d’avoirachevé son œuvre. Il est mort assassiné. Or, Siméon est vivant.

Et Patrice ajouta :— D’ailleurs celui-là avait une autre voix que Siméon, une voix que je

n’avais jamais entendue et que je n’entendrai plus jamais.Coralie n’insista pas, convaincue à son tour.Ils étaient assis sur un des bancs du jardin, profitant d’un beau soleil

d’avril. Les bourgeons desmarronniers luisaient aux pointes des rameaux.Les lourds parfums des giroflées montaient des plates-bandes, et leursfleurs jaunes ou mordorées, comme des robes de guêpes ou d’abeilles ser-rées les unes contre les autres, ondulaient au gré d’une brise légère.

Soudain, Patrice frissonna. Coralie avait posé sa main sur la sienne,en un geste d’abandon charmant, et, tout de suite, l’ayant observée, il vitqu’elle était émue jusqu’aux larmes.

—Qu’y a-t-il donc, maman Coralie ?La tête de la jeune femme s’inclina, et sa joue toucha l’épaule de l’offi-

cier. Patrice n’osa pas bouger, pour ne point paraître donner à ce mouve-ment fraternel une valeur de tendresse qui eût peut-être froissé Coralie.

110

Page 116: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

Il répéta :—Qu’y a-t-il ? Qu’avez-vous, mon amie ?— Oh ! murmura-t-elle, c’est si étrange ! Regardez, Patrice, regardez

ces fleurs.Ils se trouvaient sur la troisième terrasse et dominaient donc la qua-

trième terrasse, et cette dernière, la plus basse, au lieu de plates-bandesde giroflées, offrait des parterres où s’entremêlaient toutes les fleurs deprintemps, tulipes, mères-de-famille, corbeilles d’argent. Et au milieu, ily avait un grand rond planté de pensées.

— Là, là ! dit-elle en désignant ce rond de son bras tendu, là, regardezbien… vous voyez ?… des lettres…

En effet, peu à peu, Patrice se rendait compte que les touffes de pen-sées étaient disposées de manière à inscrire sur le sol quelques lettres quise détachaient parmi d’autres touffes de fleurs. Cela n’apparaissait pas dupremier coup. Il fallait un certain temps pour voir, mais, quand on avaitvu, les lettres s’assemblaient d’elles-mêmes et formaient sur une mêmeligne, trois mots : Patrice et Coralie.

— Ah ! dit-il à voix basse, je vous comprends !…C’était si étrange, en effet, et si émouvant de lire leurs deux noms,

qu’une main amie avait pour ainsi dire semés, leurs deux noms réunis enfleurs de pensées ! C’était si étrange et si émouvant de se retrouver tou-jours ainsi l’un et l’autre, liés par des volontés mystérieuses, liés mainte-nant par l’effort laborieux des petites fleurs qui surgissent, s’éveillent àla vie, et s’épanouissent dans un ordre déterminé ! Coralie se redressa etdit :

— C’est le vieux Siméon qui s’occupe du jardin.— Évidemment, dit-il d’un air un peu ébranlé, cela ne change certes

pas mon idée. Notre ami inconnu est mort, mais Siméon a pu le connaître,lui. Siméon était peut-être de connivence avec lui sur certains points, et ildoit en savoir long. Ah ! s’il pouvait parler et nous mettre dans la bonnevoie.

Une heure plus tard, comme le soleil penchait à l’horizon, ils mon-tèrent sur les terrasses.

En arrivant à la terrasse du haut, ils avisèrent M. Desmalions qui leurfit signe de venir, et qui leur dit :

111

Page 117: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

— Je vous annonce quelque chose d’assez curieux, une trouvaille d’unintérêt spécial pour vous, madame… et pour vous, mon capitaine.

Il les mena tout au bout de la terrasse, devant la partie inhabitée quifaisait suite à la bibliothèque. Il y avait là deux agents, une pioche à lamain. Au cours des recherches, ils avaient d’abord, comme l’expliqua M.Desmalions, écarté le lierre qui recouvrait le petit mur orné de vases enterre cuite. Or, un détail attira l’attention de M. Desmalions. Le petit murétait revêtu, sur une longueur de quelques mètres, d’une couche de plâtrequi semblait de date plus récente que la pierre elle-même.

— Pourquoi ? dit M. Desmalions. N’était-ce pas un indice dont je de-vais tenir compte ? Je fis démolir cette couche de plâtre et, dessous, j’en aitrouvé une secondemoins épaisse, mêlée aux aspérités de la pierre. Tenez,approchez-vous… ou plutôt non, reculez un peu… on distingue mieux.

La couche inférieure, en effet, ne servait qu’à retenir une série depetits cailloux blancs qui faisaient comme une mosaïque encadrée decailloux noirs, et qui formaient de grandes lettres, largement écrites, les-quelles formaient trois mots. Et ces trois mots c’était encore : Patrice etCoralie.

—Qu’est-ce que vous en dites ? interrogeaM. Desmalions. Remarquezque l’inscription remonte à plusieurs années… au moins dix ans, étantdonné la disposition du lierre qui était accroché là…

— Au moins dix ans…, répéta Patrice, lorsqu’il fut seul avec la jeunefemme. Dix ans, c’est-à-dire à une époque où vous n’étiez pas mariée, oùvous habitiez encore à Salonique, et où personne ne venait en ce jardin…personne, excepté Siméon et ceux qu’il voulait bien y laisser pénétrer.

Et Patrice conclut :— Et parmi ceux-là, Coralie, il y avait notre ami inconnu qui est mort.

Et Siméon sait la vérité.Ils le virent, en cette fin d’après-midi, le vieux Siméon, comme ils le

voyaient depuis le drame, errant dans le jardin ou dans les couloirs de lamaison, l’attitude inquiète et désemparée, son cache-nez toujours enrouléautour de la tête, les lunettes serrées aux tempes. Il bégayait des mots in-compréhensibles. La nuit, son voisin, un des mutilés, l’entendit plusieursfois qui chantonnait.

À deux reprises, Patrice essaya de le faire parler. Siméon hochait la

112

Page 118: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

tête et ne répondait pas, ou bien riait d’un rire d’innocent.Ainsi, le problème se compliquait, et rien ne laissait prévoir qu’il pût

être résolu.Qui les avait, depuis leur enfance, promis l’un à l’autre commedes fiancés dont une loi inflexible a disposé d’avance ? Qui avait, à l’au-tomne dernier, alors qu’ils ne se connaissaient pas, préparé la corbeille depensées ? Et qui avait, dix ans plus tôt, inscrit leurs deux noms en caillouxblancs dans l’épaisseur d’un mur !

Questions troublantes pour deux êtres chez qui l’amour s’était éveilléspontanément, et qui, tout à coup, apercevaient derrière eux un long passéqui leur était commun. Chaque pas qu’ils faisaient ensemble dans le jar-din leur semblait un pèlerinage parmi des souvenirs oubliés, et, à chaquedétour d’allée, ils s’attendaient à découvrir une nouvelle preuve du lienqui les avait unis à leur insu.

Et de fait, en ces quelques jours, deux fois sur le tronc d’un arbre, unefois sur le dossier d’un banc, ils virent leurs initiales entrelacées. Et, deuxfois encore, leurs noms apparurent inscrits sur de vieux murs et masquéspar une couche de plâtre que voilait un rideau de lierre.

Et ces deux fois-là, leurs deux noms étaient accompagnés de deuxdates : « Patrice et Coralie, 1904 »… « Patrice et Coralie, 1907 ».

— Il y a onze ans, et il y a huit ans, dit l’officier. Toujours nos deuxnoms… Patrice et Coralie.

Leurs mains se serraient. Le grand mystère de leur passé les rappro-chait l’un de l’autre, autant que le profond amour qui les emplissait etdont ils s’abstenaient de parler.

Malgré eux, cependant, ils recherchaient la solitude, et c’est ainsiqu’un jour, deux semaines après l’assassinat d’Essarès bey, comme ilspassaient devant la petite porte de la ruelle, ils se décidèrent à sortir età descendre jusqu’aux berges de la Seine. On ne les vit point, les abordsde cette porte et le chemin qui y conduit étant cachés par de grands buis,et M. Desmalions explorant alors, avec ses hommes, les anciennes serressituées de l’autre côté du jardin, ainsi que la vieille cheminée qui avaitservi aux signaux.

Mais, dehors, Patrice s’arrêta. Il y avait, presque en face, dans le muropposé, une porte exactement semblable. Il en fit la réflexion, et Coralielui dit :

113

Page 119: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

— Cela n’a rien d’étonnant. Ce mur limite un jardin qui dépendaitautrefois de celui que nous venons de quitter.

—Qui est-ce qui l’habite ?— Personne. La petite maison qui le domine et qui précède la mienne,

rue Raynouard, est toujours fermée.Patrice murmura :— Même porte… même clef, peut-être ?Il introduisit dans la serrure la clef rouillée qui lui avait été adressée.La serrure fonctionna.— Allons-y, dit-il, la suite des miracles continue. Celui-ci nous sera t-il

favorable ?C’était une bande de terrain assez étroite et livrée à tous les caprices

de la végétation. Cependant, au milieu de l’herbe exubérante, un sentierde terre battue, où l’on devait passer souvent, partait de la porte etmontaiten biais vers l’unique terrasse, sur laquelle était bâti un pavillon aux voletsclos, délabré, sans étage, surmonté d’un tout petit belvédère en forme delanterne.

Il avait son entrée particulière dans la rue Raynouard, dont une couret un mur très haut le séparaient. Cette entrée était comme barricadée deplanches et de poutres clouées les unes aux autres.

Ils contournèrent la maison et furent surpris par le spectacle qui lesattendait sur le côté droit. C’était une espèce de cloître de verdure, rec-tangulaire, soigneusement entretenu, avec des arcades régulières, tailléesdans des haies de buis et d’ifs. Un jardin en miniature était dessiné en cetespace où semblaient s’accumuler le silence et la paix. Là aussi il y avaitdes ravenelles fleuries, et des pensées, et des mères-de-famille. Et quatresentiers qui venaient des quatre coins du cloître aboutissaient à un rond-point central, où se dressaient les cinq colonnes d’un petit temple ouvert,construit grossièrement avec des cailloux et des moellons en équilibre.

Sous le dôme de ce petit temple, une pierre tombale. Devant cettepierre tombale, un vieux prie-Dieu en bois, aux barreaux duquel étaientsuspendus, à gauche, un christ d’ivoire, à droite, un chapelet composé degrains en améthyste et en filigrane d’or.

— Coralie, Coralie, murmura Patrice, la voix tremblante d’émotion…qui donc est enterré là ?

114

Page 120: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

Ils s’approchèrent. Des couronnes de perles étaient alignées sur lapierre tombale. Ils en comptèrent dix-neuf qui portaient les dix-neuf mil-lésimes des dix-neuf dernières années. Les ayant écartées, ils lurent cetteinscription en lettres d’or usées et salies par la pluie :

Ici reposentPatrice et Coralietous deux assassinésle 14 avril 1895.Ils seront vengés.

n

115

Page 121: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

CHAPITRE X

La cordelette rouge

C ses jambes fléchir sous elle et elle s’était jetéesur le prie-Dieu, où, ardemment, éperdument, elle priait. En fa-veur de qui ? Pour le repos de quelles âmes inconnues ? Elle ne

savait pas. Mais tout son être était embrasé de fièvre et d’exaltation et lesmots seuls de la prière pouvaient l’apaiser. Patrice lui dit à l’oreille :

— Comment s’appelait votre mère, Coralie ?— Louise, répondit-elle.— Et mon père s’appelait Armand. Il ne s’agit donc ni d’elle ni de lui,

et pourtant…Patrice aussi montrait une agitation extrême. S’étant baissé, il exa-

mina les dix-neuf couronnes, puis de nouveau la pierre tombale, et il re-prit :

— Pourtant, Coralie, la coïncidence est vraiment trop anormale. Monpère est mort en cette année 1895.

— Ma mère est morte également en cette même année, dit-elle, sans

116

Page 122: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre X

qu’il me soit possible de préciser la date.— Nous le saurons, Coralie, affirma-t-il. Tout cela peut se vérifier.

Mais, dès maintenant, voici une vérité qui apparaît. Celui qui entrela-çait les noms de Patrice et de Coralie ne pensait pas seulement à nous, etne regardait pas seulement l’avenir. Peut-être plus encore songeait-il aupassé, à cette Coralie et à ce Patrice dont il savait la mort violente, et qu’ilavait pris l’engagement de venger. Venez, Coralie, et que l’on ne puissepas soupçonner que nous sommes venus jusqu’ici.

Ils redescendirent le sentier et franchirent les deux portes de la ruelle.Personne ne les vit rentrer. Patrice conduisit aussitôt Coralie chez elle,recommanda à Ya-Bon et à ses camarades de redoubler de surveillance,et sortit.

Il ne revint que le soir pour repartir dès le matin, et ce n’est que lejour suivant, vers trois heures, qu’il demandait à Coralie de le recevoir.

Tout de suite, elle lui dit :— Vous savez ?…— Je sais beaucoup de choses, Coralie, qui ne dissipent pas les ténèbres

du présent – je serais presque tenté de dire : au contraire –, mais quijettent des lueurs très vives sur le passé.

— Et qui expliquent ce que nous avons vu avant-hier ? demanda-t-elleanxieusement.

— Écoutez-moi, Coralie.Il s’assit en face d’elle et prononça :— Je ne vous raconterai pas toutes les démarches que j’ai faites. Je vous

résumerai simplement le résultat de celles qui ont abouti. Avant tout, j’aicouru jusqu’à la mairie de Passy, puis à la légation de Serbie.

— Alors, dit-elle, vous persistez à supposer qu’il s’agissait de mamère ?

— Oui, j’ai pris copie de son acte de décès, Coralie. Votre mère estmorte le 14 avril 1895.

— Oh ! fit-elle, c’est la date inscrite sur la tombe.— La même date.— Mais ce nom de Coralie ?… Ma mère s’appelait Louise.— Votre mère s’appelait Louise-Coralie, comtesse Odolavitch.Elle répéta entre ses dents :

117

Page 123: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre X

— Oh ! ma mère… ma mère chérie… c’est donc elle qui a été assassi-née… c’est donc pour elle que j’ai prié, là-bas.

— C’est pour elle, Coralie, et pour mon père. Mon père s’appelaitArmand-Patrice Belval. J’ai trouvé son nom exact à la mairie de la rueDrouot. Il est mort le 14 avril 1895.

Patrice avait eu raison de dire que des lueurs singulières illuminaientmaintenant le passé. Il était établi, de la façon la plus formelle, que l’ins-cription de la tombe concernait son père à lui et sa mère à elle, tous deuxassassinés le même jour. Par qui ? Pour quels motifs ? À la suite de quelsdrames ? C’est ce que la jeune femme demanda à Patrice.

— Je ne puis encore répondre à vos questions, dit-il. Mais il y en aune autre que je me suis posée, plus facile à résoudre celle-là, et qui nousapporte également une certitude sur un point essentiel. À qui appartientle pavillon ? Extérieurement, sur la rue Raynouard, aucune indication.Vous avez pu voir le mur de la cour et la porte de cette cour : rien departiculier. Mais le numéro de la propriété me suffisait. J’ai été chez lepercepteur du quartier et j’ai appris que les impositions étaient payéespar un notaire habitant l’avenue de l’Opéra. J’ai fait visite à ce notaire etj’ai appris ceci…

Il s’arrêta un moment et déclara :— Le pavillon a été acheté, il y a vingt et un ans, par mon père. Deux

années plus tard, mon père mourait, et ce pavillon, qui faisait donc partiede son héritage, fut mis en vente par le prédécesseur du notaire actuel etacheté par un sieur Siméon Diodokis, sujet grec.

— C’est lui ! s’écria Coralie, Diodokis est le nom de Siméon.— Or, continua Patrice, Siméon Diodokis était l’ami de mon père,

puisquemon père, sur le testament que l’on trouva, l’avait désigné commelégataire universel, et puisque ce fut Siméon Diodokis qui, par l’entremisedu notaire précédent et d’un solicitor de Londres, réglait mes frais de pen-sion et me fit remettre, à ma majorité, la somme de deux cent mille francs,solde de l’héritage paternel.

Ils gardèrent un long silence. Bien des choses leur apparaissaient, maisindistinctes encore, estompées, comme ces spectacles que l’on aperçoitdans la brume du soir.

Et une de ces choses dominait toutes les autres. Patrice murmura :

118

Page 124: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre X

— Votre mère et mon père se sont aimés, Coralie.Cette idée les unissait davantage et les troublait profondément. Leur

amour se doublait d’un autre amour, comme le leur meurtri par lesépreuves, plus tragique encore, et qui avait fini dans le sang et dans lamort.

—Votremère etmon père se sont aimés, reprit-il. Sans doute furent-ilsde ces amants un peu exaltés dont l’amour a des puérilités charmantes, carils voulurent s’appeler entre eux d’une façon dont personne ne les avaitappelés, et ils choisirent leurs seconds prénoms, qui étaient le vôtre et lemien également. Un jour votre mère laissa tomber son chapelet en grainsd’améthyste. Le plus gros se cassa en deuxmorceaux. Mon père fit monterl’un de ces morceaux en breloque qu’il suspendit à la chaîne de sa montre.Votre mère et mon père étaient tous deux veufs. Vous aviez deux ans etmoi huit ans. Pour se consacrer entièrement à celle qu’il aimait, mon pèrem’envoya enAngleterre, et il acheta le pavillon où votremère, qui habitaitl’hôtel voisin, allait le rejoindre en traversant la ruelle et en usant de cettemême clef. C’est dans ce pavillon ou dans le jardin qui l’entoure qu’ilsfurent sans doute assassinés. Nous le saurons d’ailleurs, car il doit resterdes preuves visibles de cet assassinat, des preuves que Siméon Diodokis atrouvées, puisqu’il n’a pas craint de l’affirmer par l’inscription de la pierretombale.

— Et qui fut l’assassin ? murmura la jeune femme.— Comme moi, Coralie, vous le soupçonnez. Le nom abhorré se pré-

sente à votre esprit, bien qu’aucun indice ne nous permette la certitude.— Essarès ! dit Coralie en un cri d’angoisse.— Très probablement.Elle se cacha la tête entre les mains.— Non, non… cela ne se peut pas… il ne se peut pas que j’aie été la

femme de celui qui a tué ma mère.— Vous avez porté son nom, mais vous n’avez jamais été sa femme.

Vous le lui avez dit la veille même de sa mort, en ma présence. N’affir-mons rien au-delà de ce que nous pouvons affirmer, mais tout de mêmerappelons-nous qu’il fut votre mauvais génie, et rappelons-nous aussi queSiméon, l’ami et le légataire universel de mon père, l’homme qui achetale pavillon des deux amants, l’homme qui jura sur la tombe de les venger,

119

Page 125: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre X

rappelons-nous que Siméon, quelques mois après la mort de votre mère,se faisait engager par Essarès comme gardien de sa propriété, devenaitson secrétaire et, peu à peu, entrait dans sa vie. Pourquoi ? sinon pourmettre à exécution des projets de vengeance ?

— Il n’y a pas eu vengeance.—Qu’en savons-nous ? Savons-nous comment est mort Essarès bey ?

Certes, ce n’est pas Siméon qui l’a tué, puisque Siméon se trouvait à l’am-bulance. Mais peut-être l’a-t-il fait tuer ? Et puis, la vengeance a millefaçons de se traduire. Enfin, Siméon obéissait sans doute à des ordres demon père. Sans doute voulait-il d’abord atteindre un but que mon pèreet que votre mère s’étaient proposé : l’union de nos destinées, Coralie. Etce but a dominé sa vie. C’est lui, évidemment, qui plaça parmi mes pe-tits bibelots d’enfant cette moitié d’améthyste dont l’autre moitié formaitun grain de votre chapelet. C’est lui qui collectionna nos photographies.C’est lui, enfin, notre ami inconnu, qui m’envoya la clef, accompagnéed’une lettre… que je n’ai pas reçue, hélas !

— Alors, Patrice, vous ne pensez plus qu’il est mort, cet ami inconnu,et que vous avez entendu ses cris d’agonie ?

— Je ne sais pas. Siméon a-t-il agi seul ? Avait-il un confident, un as-sistant dans l’œuvre qu’il a entreprise ? Et est-ce celui-là qui est tombé àsept heures dix-neuf ? Je ne sais pas. Tout ce qui s’est passé en cette mati-née sinistre reste dans une ombre que rien n’atténue. La seule convictionque nous puissions avoir, c’est que, depuis vingt ans, Siméon Diodokis apoursuivi, en notre faveur et contre l’assassin de nos parents, une tâcheobscure et patiente, et que Siméon Diodokis est vivant.

Et Patrice ajouta :— Vivant, mais fou ! De sorte que nous ne pouvons ni le remercier, ni

l’interroger sur la sombre histoire qu’il connaît ou sur les périls qui vousmenacent. Et pourtant, pourtant, lui seul…

Une fois de plus, Patrice voulut tenter l’épreuve, bien qu’assuré d’unéchec nouveau. Siméon occupait, dans l’aile naguère réservée au loge-ment des domestiques, une chambre où il était le voisin de deux mutilés.Patrice y alla. Siméon s’y trouvait.

À moitié endormi dans un fauteuil, tourné vers le jardin, il tenait à sabouche une pipe éteinte. La chambre était petite, à peine meublée, mais

120

Page 126: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre X

propre et claire. Toute la vie secrète de ce vieillard s’y était écoulée. Àdiverses reprises, en son absence, M. Desmalions l’avait visitée. Patriceégalement, chacun à son point de vue.

L’unique découverte qui valût d’être notée consistait en un dessinsommaire, fait au crayon, derrière une commode : trois lignes qui se croi-saient, formant un vaste triangle régulier. Au milieu de cette figure géo-métrique, un barbouillage effectué grossièrement, avec de l’or adhésif. Letriangle d’or ! Sauf cela, qui n’avançait en rien les recherches de M. Des-malions, aucun indice.

Patrice marcha directement sur le vieux et lui frappa sur l’épaule.— Siméon, dit-il.L’autre leva sur lui ses lunettes jaunes, et Patrice eut une envie sou-

daine de lui arracher cet obstacle de verre qui cachait les yeux du bon-homme et empêchait de pénétrer au fond de son âme et de ses souvenirslointains.

Siméon se mit à rire stupidement.« Ah ! songea Patrice, c’est là mon ami et l’ami de mon père. Il a aimé

mon père, il a respecté ses volontés, il a été fidèle à sa mémoire, il lui aconsacré une tombe sur laquelle il priait, il a juré de le venger. Et sa raisonn’est plus. »

Patrice sentit l’inutilité de toute parole. Mais si le son de la voixn’éveillait aucun écho dans le cerveau égaré, peut-être les yeux gardaient-ils quelquemémoire. Il écrivit sur une feuille blanche les mots que Siméonavait dû contempler tant de fois :

Patrice et Coralie. – 14 avril 1895.Le vieux regarda, hocha la tête, et recommença son petit ricanement

douloureux et stupide. L’officier continua :Armand Belval.Toujours, chez le vieux, même torpeur. Patrice tenta l’épreuve encore.

Il traça les noms d’Essarès et du colonel Fakhi, dessina un triangle. Levieux ne comprenait pas et ricanait.

Mais, soudain, son rire eut quelque chose de moins enfantin. Patriceavait écrit le nom du complice Bournef, et l’on aurait dit que, cette fois, unsouvenir agitait le vieux secrétaire. Il essaya de se lever, retomba sur sonfauteuil, puis se dressa de nouveau et saisit son chapeau qui était accroché

121

Page 127: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre X

au mur. Il quitta sa chambre et, suivi de Patrice, il sortit de la maison, ettourna sur la gauche du côté d’Auteuil.

Il avait l’air d’avancer comme ces gens endormis que la suggestioncontraint à marcher sans savoir où ils vont. Il prit par la rue de Boulain-villiers, traversa la Seine, et s’engagea dans le quartier de Grenelle d’unpas qui n’hésitait jamais.

Puis sur un boulevard il s’arrêta, et, de son bras tendu, fit signe àPatrice de s’arrêter également.

Un kiosque les dissimulait. Il passa la tête. Patrice l’imita.En face, à l’angle de ce boulevard et d’un autre boulevard, il y avait

un café, avec une terrasse que limitaient des caisses de fusains.Derrière ces fusains, quatre consommateurs étaient assis. Trois tour-

naient le dos. Patrice vit le seul qui fût de face et reconnut Bournef.À ce moment, le vieux Siméon s’éloignait déjà, comme un homme qui

a terminé son rôle et qui laisse à d’autres le soin d’en finir. Patrice cherchades yeux, aperçut un bureau de poste et y entra vivement. Il savait queM. Desmalions se trouvait rue Raynouard. Par téléphone, il lui annonçala présence de Bournef. M. Desmalions répondit qu’il arrivait aussitôt.

Depuis l’assassinat d’Essarès bey, l’enquête de M. Desmalions n’avaitpas avancé en ce qui concernait les quatre complices du colonel Fakhi. Ondécouvrit bien la retraite du sieur Grégoire, et les chambres aux placards,mais tout cela était vide. Les complices avaient disparu.

« Le vieux Siméon, se dit Patrice, était au courant de leurs habitudes. Ildevait savoir que, tel jour de la semaine, à telle heure, ils se réunissaientdans ce café, et il s’est souvenu, tout à coup, à l’évocation du nom deBournef. »

Quelques minutes plus tard, M. Desmalions descendait d’automobileavec ses agents. L’affaire ne traîna pas. La terrasse fut cernée. Les com-plices n’opposèrent pas de résistance. M. Desmalions en expédia trois,sous bonne garde, au Dépôt et poussa Bournef dans une salle particu-lière.

— Venez, dit-il à Patrice. Nous allons l’interroger.Patrice objecta :— Mme Essarès est seule là-bas…— Seule, non. Il y a tous vos hommes.

122

Page 128: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre X

—Oui, mais j’aime mieux y être. C’est la première fois que je la quitte,et toutes les craintes sont permises.

— Il s’agit de quelques minutes, insista M. Desmalions. Il faut toujoursprofiter du désarroi que cause l’arrestation.

Patrice le suivit, mais ils purent se rendre compte que Bournef n’étaitpas de ces hommes qui se déconcertent aisément. Aux menaces, il répli-qua en haussant les épaules.

— Inutile, monsieur, de me faire peur. Je ne risque rien. Fusillé ? Desblagues ! En France on ne fusille pas pour un oui ou pour un non, et noussommes tous quatre sujets d’un pays neutre. Un procès ? Une condamna-tion ? La prison ? Jamais de la vie. Vous comprenez bien que, si vous avezétouffé l’affaire jusqu’ici, et si vous avez escamoté le meurtre de Musta-pha, celui de Fakhi et celui d’Essarès, ce n’est pas pour ressusciter cettemême affaire, sans raison valable. Non, monsieur, je suis tranquille. Lecamp de concentration, voilà tout ce qui m’attend.

— Alors, dit M. Desmalions, vous refusez de répondre ?— Fichtre non ! Le camp de concentration, soit. Mais il y a vingt degrés

de régimes, dans ces camps, et je tiens à mériter vos faveurs, et par là àgagner confortablement la fin de la guerre. Mais d’abord que savez-vous ?

— À peu près tout.— Tant pis, ma valeur diminue. Vous connaissez la dernière nuit d’Es-

sarès ?— Oui, et le marché des quatre millions. Que sont-ils devenus ?Bournef eut un geste de rage.— Repris ! Volés ! C’était un piège !—Qui les a repris ?— Un nommé Grégoire.—Qui était-ce ?— Son âme damnée, nous l’avons su depuis. Nous avons découvert

que ce Grégoire n’était autre qu’un individu qui lui servait de chauffeurà l’occasion.

— Qui lui servait, par conséquent, à transporter les sacs d’or de sabanque à son hôtel ?

— Oui, et nous croyons même savoir… tenez, autant dire que c’est unecertitude. Eh bien… Grégoire, c’est une femme.

123

Page 129: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre X

— Une femme !— Parfaitement. Sa maîtresse. Nous en avons plusieurs preuves. Mais

une femme solide, d’aplomb, forte comme un homme, et qui ne reculedevant rien.

— Vous connaissez son adresse ?— Non.— Et l’or, vous n’avez aucun indice, aucun soupçon ?—Non. L’or est dans le jardin ou dans l’hôtel de la rue Raynouard. Du-

rant toute une semaine, nous l’avons vu rentrer, cet or. Depuis, il n’en estpas sorti. Nous faisions le guet, chaque nuit. Les sacs y sont, je l’affirme.

— Aucun indice non plus relativement au meurtrier d’Essarès ?— Aucun.— Est-ce bien sûr ?— Pourquoi mentirais-je ?— Et si c’était vous ?… ou l’un de vos amis ?— Nous avons bien pensé qu’on le supposerait. Par hasard, et c’est

heureux, nous avons un alibi.— Facile à prouver ?— Irréfutable.— Nous examinerons cela. Donc pas d’autre révélation ?— Non. Mais une idée… ou plutôt une question à laquelle vous répon-

drez à votre guise. Qui nous a trahis ? Votre réponse peut m’éclairer, carune seule personne connaissait nos rendez-vous de chaque semaine, ici,de quatre à cinq heures… une seule personne, Essarès bey… et lui-mêmeil y venait souvent pour conférer avec nous, Essarès est mort. Qui doncnous a dénoncés ?

— Le vieux Siméon.— Comment ! Siméon ! Siméon Diodokis !— Siméon Diodokis, le secrétaire d’Essarès bey.— Lui ! Ah ! le gredin, il me le paiera… Mais non, c’est impossible !— Pourquoi dites-vous que c’est impossible ?— Pourquoi ? Mais parce que…Il réfléchit assez longtemps, sans doute pour être bien sûr qu’il n’y

avait pas d’inconvénient à parler. Puis il acheva sa phrase :— Parce que le vieux Siméon était d’accord avec nous.

124

Page 130: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre X

—Qu’est-ce que vous dites ? s’écria Patrice fort surpris à son tour.— Je dis et j’affirme que Siméon Diodokis était d’accord avec nous.

C’était notre homme. C’est lui qui nous tenait au courant des manœuvreséquivoques d’Essarès bey. C’est lui qui, par un coup de téléphone, donné àneuf heures du soir, nous a prévenus qu’Essarès avait allumé le fourneaudes anciennes serres et que le signal des étincelles allait fonctionner. C’estlui qui nous a ouvert la porte en affectant, bien entendu, la résistance ettout en se laissant attacher dans la loge du concierge. C’est lui, enfin, quiavait congédié et payé les domestiques.

— Mais le colonel Fakhi ne s’est pas adressé à lui comme à un com-plice…

— Comédie pour donner le change à Essarès. Comédie d’un bout àl’autre !

— Soit. Mais pourquoi Siméon trahissait-il Essarès ? Pour de l’argent ?— Non, par haine. Il avait contre Essarès bey une haine qui nous a

souvent donné le frisson.— Le motif ?— Je ne sais pas. Siméon est un silencieux, mais cela remontait très

haut.— Connaissait-il la cachette de l’or ? demanda M. Desmalions.— Non. Et ce n’est pas faute d’avoir cherché ! Il n’a jamais su comment

les sacs sortaient de la cave, laquelle n’était qu’une cachette provisoire.— Pourtant, ils sortaient de la propriété. En ce cas, qui nous dit qu’il

n’en fut pas de même cette fois ?— Cette fois-là nous faisions le guet dehors, de tous les côtés, ce que

Siméon ne pouvait faire à lui tout seul.Patrice reprit à son tour :— Vous n’en savez pas davantage sur lui ?— Ma foi non. Ah ! cependant, il est arrivé ceci d’assez curieux.

L’après-midi qui précéda le fameux soir, je reçus une lettre dans laquelleSiméon me donnait certains renseignements. Dans la même enveloppe ily avait une autre lettre, mise là, évidemment, par une erreur incroyable,car elle semblait fort importante.

— Et que disait-elle ? fit Patrice anxieusement.— Il y était question d’une clef.

125

Page 131: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre X

— Ne pouvez-vous préciser ?— Voici la lettre. Je l’avais conservée pour la lui rendre et le mettre en

garde. Tenez, c’est bien son écriture…Patrice saisit la feuille de papier, et tout de suite il vit son nom.

La lettre lui était adressée, comme il l’avait pressenti. C’était celle qu’iln’avait point reçue.

« Patrice,« Tu recevras ce soir une clef. Cette clef ouvre, au milieu d’une ruelle

qui descend vers la Seine, deux portes, l’une à droite, celle du jardin dela femme que tu aimes ; l’autre, à gauche, celle d’un jardin où je te donnerendez-vous le 14 avril, à 9 heures du matin. Celle que tu aimes sera làégalement. Vous saurez qui je suis et le but que je veux atteindre. Vousapprendrez tous deux sur le passé des choses qui vous rapprocheront plusencore l’un de l’autre.

« D’ici le 14 avril, la lutte qui commence ce soir sera terrible. Si jesuccombe, il est certain que celle que tu aimes va courir les plus grandsdangers. Veille sur elle, Patrice, et que ta protection ne la quitte pas un ins-tant. Mais je ne succomberai pas, et vous aurez le bonheur que je préparepour vous depuis si longtemps.

« Toute mon affection. »— Ce n’est pas signé, reprit Bournef, mais, je le répète, l’écriture est

de Siméon. Quant à la dame, il s’agit évidemment de Mme Essarès.— Mais quel danger court-elle ? s’écria Patrice avec inquiétude. Essa-

rès est mort. Donc, rien à craindre.— Est-ce qu’on sait ? C’était un rude homme.— À qui aurait-il donné mission de le venger ? Qui poursuivrait son

œuvre ?— Je l’ignore, mais il faut se méfier.Patrice n’écoutait plus. Il tendit vivement la lettre à M. Desmalions,

et, sans vouloir rien entendre, s’échappa.— Rue Raynouard, et rondement, dit-il au chauffeur, quand il eut sauté

dans une auto.Il avait hâte d’arriver. Les dangers dont parlait le vieux Siméon lui

semblaient soudain suspendus sur la tête de Coralie. Déjà l’ennemi, profi-tant de son absence, attaquait sa bien-aimée. « Et qui pourrait la défendre

126

Page 132: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre X

si je succombe ? » avait dit Siméon. Or, cette hypothèse s’était réalisée enpartie, puisqu’il avait perdu la raison.

— Voyons, quoi, murmurait Patrice, c’est idiot… Je me forge desidées… Il n’y a aucun motif…

Mais son tourment croissait à chaque minute. Il se disait que le vieuxSiméon l’avait prévenu à dessein que la clef devait ouvrir la porte du jar-din de Coralie, afin que lui, Patrice, pût exercer une surveillance efficaceen pénétrant, en cas de besoin, jusqu’auprès de la jeune femme.

Il le vit de loin, Siméon. La nuit était venue, le bonhomme rentraitdans l’hôtel. Patrice le dépassa devant la loge du concierge et l’entenditqui fredonnait. Patrice demanda au soldat de faction :

— Rien de nouveau ?— Rien, mon capitaine.— Maman Coralie ?Elle a fait un tour dans le jardin. Elle est remontée il y a une demi-

heure.— Ya-Bon ?— Ya-Bon suivait maman Coralie. Il doit être à sa porte.Patrice grimpa l’escalier, plus calme.Mais, quand il parvint au premier

étage, il fut très étonné de voir que l’électricité n’était pas allumée. Il fitjouer l’interrupteur. Alors, il aperçut, au bout du couloir, Ya-Bon à genouxdevant la chambre de maman Coralie, la tête appuyée contre le mur. Lachambre était ouverte.

—Qu’est-ce que tu fais là ? cria-t-il en accourant.Ya-Bon ne répondit pas. Patrice constata qu’il y avait du sang sur

l’épaule de son dolman. À cet instant, le Sénégalais s’affaissa.— Tonnerre ! Il est blessé !… Mort peut-être !Il sauta par-dessus le corps, et se précipita dans la chambre dont il

alluma aussitôt l’électricité.Coralie était étendue sur un canapé. L’affreuse petite cordelette de

soie rouge entourait son cou. Et cependant Patrice n’avait pas en lui cetteétreinte horrible du désespoir que l’on éprouve devant des malheurs ir-réparables. Il lui semblait que la figure de Coralie n’avait pas la pâleur dela mort. Et, de fait, la jeune femme respirait.

127

Page 133: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre X

« Elle n’est pas morte… Elle n’est pas morte, se dit Patrice. Elle nemourra pas, j’en suis sûr… et Ya-Bon non plus… Le coup est manqué. »

Il desserra la cordelette.Au bout de quelques secondes, la jeune femme respirait largement et

reprenait connaissance. Elle lui sourit.Mais aussitôt, se souvenant, elle le saisit de ses deux bras, si faibles

encore, et lui dit, d’une voix tremblante :— Oh ! Patrice, j’ai peur… j’ai peur pour vous…— Peur de quoi, Coralie ? Quel est le misérable ?…— Je ne l’ai pas vu… Il avait éteint… et il m’a prise à la gorge tout de

suite, et il m’a dit à voix basse : « Toi d’abord… cette nuit ce sera le tourde ton amant… » Oh ! Patrice, j’ai peur pour vous… J’ai peur pour toi,Patrice…

n

128

Page 134: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

CHAPITRE XI

Vers le gouffre

L Patrice fut immédiate. Il transporta la jeune femmesur son lit et la pria de ne pas bouger et de ne pas appeler. Puisil s’assura que Ya-Bon n’était pas blessé grièvement. Enfin, il

sonna violemment, faisant vibrer tous les timbres qui communiquaientavec les postes placés par lui en divers endroits de la maison.

Les hommes arrivèrent en hâte. Il leur dit :— Vous n’êtes que des brutes.Quelqu’un a pénétré ici. Maman Coralie

et Ya-Bon ont failli être tués…Et, comme ils s’exclamaient :— Silence ! commanda-t-il. Vous méritez des coups de bâton. Je vous

pardonne à une condition, c’est que, durant toute cette soirée et toutecette nuit, vous parliez de maman Coralie comme si elle était morte.

L’un d’eux protesta :— Mais à qui parler, mon capitaine ? Il n’y a personne ici.— Il y a quelqu’un, bougre d’idiot, puisque maman Coralie et Ya-Bon

129

Page 135: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre XI

ont été attaqués. À moins que ce ne soit par vous… Non ? Alors… Et puis,trêve de bêtises ! Il ne s’agit pas de parler à d’autres personnes, mais deparler entre vous… et même d’y penser dans le secret de votre conscience.On vous écoute, on vous épie, on entend ce que vous dites et l’on devinece que vous ne dites pas. Donc, jusqu’à demain, maman Coralie ne sor-tira pas de sa chambre. On veillera sur elle à tour de rôle. Les autres secoucheront, sitôt après le dîner. Pas d’allées et venues dans la maison. Lesilence.

— Et le vieux Siméon, mon capitaine ?—Qu’on l’enferme dans sa chambre. Comme fou, il est dangereux. On

a pu profiter de sa démence, se faire ouvrir par lui. Qu’on l’enferme !Le plan de Patrice était simple. Comme l’ennemi, croyant Coralie sur

le point de mourir, avait dévoilé à la jeune femme son but, qui était dele tuer, lui aussi, Patrice, il fallait que l’ennemi se crût libre d’agir, sansque personne soupçonnât ses projets et fût en garde contre lui. L’ennemiviendrait. Il engagerait la lutte et serait pris au piège.

En attendant cette lutte, qu’il appelait de tous ses vœux, Patrice fit soi-gner Ya-Bon, dont la blessure en effet n’avait aucun caractère de gravité,et il l’interrogea, ainsi que maman Coralie.

Leurs réponses furent identiques. La jeune femme raconta que, éten-due, un peu lasse, elle lisait, et que Ya-Bon demeurait dans le couloirdevant la porte ouverte, accroupi à la mode arabe. Ni l’un ni l’autre ilsn’entendirent rien de suspect. Et soudain, Ya-Bon vit une ombre s’inter-poser entre lui et la lumière du couloir. Cette lumière, qui provenait d’uneampoule électrique, fut éteinte pour ainsi dire en même temps que l’am-poule qui éclairait la chambre. Ya-Bon, à moitié dressé déjà, reçut un coupviolent à la nuque et perdit connaissance. Coralie essaya de s’enfuir parla porte de son boudoir, ne put l’ouvrir, se mit à crier, et aussitôt fut saisieet renversée. Tout cela en l’espace de quelques secondes.

La seule indication que Patrice put obtenir, c’est que l’homme venaitnon de l’escalier, mais du côté de l’aile que l’on nommait l’aile des domes-tiques. Cette aile était desservie par un escalier plus petit et communiquaitpar la cuisine avec un office où se trouvait la porte de service sur la rueRaynouard.

Cette porte, Patrice la trouva fermée à clef. Mais quelqu’un pouvait

130

Page 136: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre XI

avoir cette clef.Le soir, Patrice passa un moment au chevet de Coralie, puis, à neuf

heures, se retira dans sa chambre, laquelle était située un peu plus loin, etsur le même côté. C’était auparavant une pièce qu’Essarès bey se réservaitcomme fumoir.

Comme il n’attendait pas l’attaque, dont il espérait de si bons résul-tats, avant le milieu de la nuit, Patrice s’assit devant un bureau-cylindreplacé contre le mur, et en sortit le registre sur lequel il avait commencéle journal détaillé des événements.

Durant trente à quarante minutes, il écrivit, et il était près de fermerce registre lorsqu’il crut entendre comme un frôlement confus, qu’il n’eûtcertes pas perçu si ses nerfs n’avaient été tendus au plus haut point. Celavenait de la fenêtre, du dehors. Et il se rappela le jour où l’on avait déjàtiré sur Coralie et sur lui. Cependant la fenêtre n’était pas entrouverte nimême entrebâillée.

Il continua donc d’écrire sans tourner la tête et sans que rien pût lais-ser croire que son attention eût été mise en éveil, et il inscrivait, pourainsi dire à son insu, les phrases mêmes de son anxiété.

« Il est là, il me regarde. Que va-t-il faire ? Je ne pense pas qu’il briseune vitre et qu’il m’envoie une balle. Le procédé est incertain et ne luia pas réussi. Non, son plan doit être établi de façon différente et plusintelligente. Je suppose plutôt qu’il guette le moment où je me coucherai,qu’il épiera mon sommeil, et que seulement alors il entrera, par quelquemoyen que j’ignore.

« D’ici là, j’éprouve une véritable volupté à me sentir sous ses yeux. Ilme hait, et nos deux haines vont à l’encontre l’une de l’autre, comme deuxépées qui se cherchent et qui battent le fer. Il me regarde, comme une bêtefauve, tapie dans l’ombre, regarde sa proie et choisit la place où ses crocsmordront. Mais moi, je sais que c’est lui qui est la proie, vouée d’avance àla défaite et à l’écrasement. Il prépare son couteau ou sa cordelette rouge.Et ce sont mes deux mains qui termineront la bataille. Elles sont fortes,vigoureuses déjà. Elles seront implacables… »

Patrice rabattit le cylindre. Puis il alluma une cigarette, qu’il fumatranquillement, comme chaque soir. Puis il ôta ses habits, les plia avecsoin sur le dossier d’une chaise, remonta sa montre, se coucha, éteignit

131

Page 137: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre XI

l’électricité.« Enfin, se disait-il, je vais savoir. Je vais savoir qui est cet homme.

Un ami d’Essarès ? Le continuateur de son œuvre ? Mais pourquoi cettehaine contre Coralie ? Il l’aime donc, puisqu’il cherche à m’atteindre, moiaussi ? Je vais savoir… je vais savoir… »

Une heure s’écoula pourtant, puis une autre heure, et rien ne se pro-duisit du côté de la fenêtre. Un seul craquement, qui eut lieu du côté dubureau. Mais c’était sans doute un de ces craquements de meuble que l’onentend la nuit dans le silence.

Patrice commença à perdre le bel espoir qui l’avait soutenu. Au fond,il se rendait compte que toute sa comédie relativement à la mort supposéede maman Coralie était de valeur médiocre, et qu’un homme de la taillede son ennemi avait bien pu ne pas s’y laisser prendre. Assez déconcerté,il était sur le point de s’endormir, lorsque le même craquement eut lieuau même endroit.

Le besoin d’agir le fit sauter du lit. Il alluma. Tout semblait dans lemême ordre. Nulle trace d’une présence étrangère.

« Allons, se dit Patrice, décidément je ne suis pas de force. L’ennemiaura deviné mes desseins et flairé le piège qui lui était tendu. Dormons, iln’y aura rien cette nuit. »

Il n’y eut, en effet, aucune alerte.Le lendemain, en examinant sa fenêtre, il remarquait que tout le long

de la façade du jardin une corniche de pierre courait au-dessus du rez-de-chaussée, assez large pour qu’un homme pût y marcher en se retenantaux balcons et aux gouttières.

Il visita toutes les pièces auxquelles cette corniche donnait accès.L’une d’elles était la chambre du vieux Siméon.

— Il n’a pas bougé de là ? demanda-t-il aux deux soldats chargés de lasurveillance.

— C’est à croire, mon capitaine. En tout cas, nous ne lui avons pasouvert la porte.

Patrice entra, et, sans s’occuper du bonhomme, lequel fumait toujourssa pipe éteinte, il fouilla la chambre, avec cette arrière-pensée qu’elle pou-vait servir de refuge à l’ennemi.

132

Page 138: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre XI

Il n’y trouva personne. Mais il découvrit dans un placard plusieursobjets qu’il n’y avait point vus dans les perquisitions effectuées en com-pagnie de M. Desmalions : une échelle de corde, un rouleau de tuyauxen plomb qui semblaient être des tuyaux de gaz, et une petite lampe àsouder.

« Tout cela est bougrement louche, pensa-t-il. Comment ces objetssont-ils entrés ici ? Est-ce Siméon qui les a rassemblés sans but précis,machinalement ? Ou bien dois-je supposer que Siméon n’est que l’instru-ment de l’ennemi ? Avant de perdre la raison, il le connaissait, cet ennemi,et aujourd’hui il subit son influence. »

Siméon, assis devant la fenêtre, lui tournait alors le dos. Patrice s’ap-procha de lui et tressaillit. Le bonhomme tenait entre ses mains une cou-ronne mortuaire en perles noires et blanches. Elle portait comme date :14 avril 1915. C’était la vingtième, celle que Siméon devait mettre sur latombe de ses amis morts.

— Il lamettra, dit Patrice à haute voix. Son instinct d’ami et de vengeur,qui l’a conduit toute sa vie, persiste à travers la démence. Il la mettra.N’est-ce pas, Siméon, que vous irez la porter demain ? Car c’est demain,le 14 avril, l’anniversaire sacré…

Il se pencha vers l’être incompréhensible en qui venaient se rencon-trer, comme des chemins qui aboutissent à un carrefour, toutes les in-trigues bonnes ou mauvaises, favorables ou perfides, dont se composaitl’inextricable drame. Siméon crut qu’on voulait lui prendre sa couronne,et la serra fortement contre lui, d’un geste farouche.

— N’aie pas peur, dit Patrice, je te la laisse. À demain, Siméon, à de-main. Coralie et moi, nous serons exacts au rendez-vous que tu nous asdonné. Et demain peut-être le souvenir de l’horrible passé délivrera toncerveau.

La journée parut longue à Patrice. Il avait tellement hâte d’arriver àquelque chose qui fût comme une lueur dans les ténèbres ! Et cette lueurn’allait-elle pas justement jaillir des circonstances que ferait naître cevingtième anniversaire du 14 avril ?

Vers la fin de l’après-midi, M. Desmalions passa rue Raynouard et dità Patrice :

— Tenez, voici ce que j’ai reçu, c’est assez curieux… une lettre ano-

133

Page 139: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre XI

nyme à écriture déguisée… Écoutez cela : « Monsieur, vous êtes prévenuque l’or va s’en aller. Faites aention. Demain soir les dix-huit cents sacsauront pris le chemin de l’étranger. – Un ami de la France. »

— Et c’est demain le 14 avril, dit Patrice, qui fit aussitôt le rapproche-ment.

— Oui. Pourquoi cette remarque ?— Oh ! rien… une idée…Il fut près de raconter à M. Desmalions tous les faits qui se rappor-

taient à cette date du 14 avril, et tous ceux qui concernaient l’étrangepersonnalité du vieux Siméon. S’il ne parla pas, ce fut pour des raisonsobscures, peut-être parce qu’il voulait mener seul et jusqu’au bout cettepartie de l’affaire, peut-être aussi par une sorte de pudeur qui l’empêchaitd’initier M. Desmalions à tous les secrets du passé. Il garda donc le silenceà ce propos et dit :

— Alors, cette lettre ?— Ma foi, je ne sais que penser. Est-ce un avertissement justifié ? ou

bien un stratagème pour nous imposer une conduite plutôt qu’une autre ?J’en causerai avec Bournef.

— Toujours rien de spécial de ce côté ?— Non, et je n’attends rien de plus. L’alibi qu’il m’a fourni est réel. Ses

amis et lui ne sont que des comparses dont le rôle est terminé.De cette conversation, Patrice ne retint qu’une chose : la coïncidence

des dates.Les deux directions que M. Desmalions et lui suivaient dans cette af-

faire se rejoignaient tout à coup en cette date depuis si longtemps mar-quée par le sort. Le passé et le présent allaient se réunir. Le dénouementapprochait. C’était le jour même du 14 avril que l’or devait disparaître àjamais, et qu’une voix inconnue convoquait Patrice et Coralie au mêmerendez-vous que leurs parents avaient pris vingt ans auparavant.

Et le lendemain, ce fut le 14 avril.Dès neuf heures, Patrice demandait des nouvelles du vieux Siméon.— Sorti, mon capitaine, lui répondit-on. Vous aviez levé la consigne.Patrice entra dans la chambre et chercha la couronne. Elle n’y était

plus. Mais les trois objets du placard, l’échelle de corde, le rouleau deplomb et la lampe à souder n’y étaient plus non plus. Il interrogea :

134

Page 140: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre XI

— Siméon n’a rien emporté ?— Si, mon capitaine, une couronne.— Pas autre chose ?— Non, mon capitaine.La fenêtre était ouverte. Patrice en conclut que les objets avaient pris

ce chemin, et son hypothèse d’une complicité inconsciente du bonhommeen fut confirmée.

Un peu avant dix heures, Coralie le rejoignit dans le jardin. Patricel’avait mise au courant des derniers incidents. La jeune femme était pâleet inquiète.

Ils firent le tour des pelouses et gagnèrent sans être vus les bosquetsde fusains qui dissimulaient la porte de la ruelle. Patrice ouvrit cette porte.

Au moment d’ouvrir l’autre, il eut une hésitation. Il regrettait den’avoir pas prévenu M. Desmalions, et d’accomplir, seul avec Coralie, cepèlerinage que certains symptômes annonçaient comme dangereux. Maisil secoua cette impression. Il avait eu soin de prendre deux revolvers.Qu’yavait-il à craindre ?

— Nous entrons, n’est-ce pas, Coralie ?— Oui, dit-elle.— Cependant, vous semblez indécise, anxieuse…— C’est vrai, murmura la jeune femme, j’ai le cœur serré.— Pourquoi ? Vous avez peur ?— Non… ou plutôt si… Je n’ai pas peur pour aujourd’hui, mais en

quelque sorte pour autrefois. Je pense à ma pauvre mère qui a franchicette porte comme moi, par un matin d’avril. Elle était tout heureuse, elleallait vers l’amour… Et alors c’est comme si je voulais la retenir et luicrier : « N’avance pas… la mort te guette… n’avance pas… » Et, ces motsd’effroi, c’est moi qui les entends… ils bourdonnent à mon oreille… et c’estmoi qui n’ose plus avancer. J’ai peur…

— Retournons, Coralie.Elle lui saisit le bras, et la voix ferme :— Marchons. Je veux prier. La prière me fera du bien.Hardiment, elle suivit le petit sentier transversal que sa mère avait

suivi et monta parmi les herbes folles et les branches envahissantes. Ilslaissèrent le pavillon sur leur gauche et gagnèrent le cloître de verdure

135

Page 141: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre XI

où reposaient leurs parents. Et tout de suite, au premier regard, ils virentque la vingtième couronne était là.

— Siméon est venu, dit Patrice. L’instinct, plus fort que tout, l’a obligéà venir. Il ne doit pas être loin d’ici.

Tandis que Coralie s’agenouillait, il chercha autour du cloître, et des-cendit jusqu’à la moitié du jardin. Mais Siméon demeurait invisible. Il nerestait plus qu’à visiter le pavillon, et c’était évidemment un acte redou-table dont ils retardèrent l’accomplissement, sinon par crainte, du moinspar l’espèce de frayeur sacrée que l’on éprouve à pénétrer dans un lieu demort et de crime.

Ce fut encore la jeune femme qui donna le signal de l’action.— Venez, dit-elle.Patrice ne savait comment ils entreraient dans le pavillon dont les

fenêtres et les issues lui avaient toutes paru fermées. Mais, en approchant,ils constatèrent que la porte de derrière, sur la cour, était grande ouverte,et ils pensèrent aussitôt que Siméon les attendait à l’intérieur.

Il était exactement dix heures quand ils franchirent le seuil du pa-villon. Un petit vestibule conduisait d’un côté à une cuisine, de l’autre àune chambre. En face, ce devait être la pièce principale. La porte en étaitentrebâillée et Coralie balbutia :

— C’est ici que la chose a dû avoir lieu… autrefois.— Oui, dit Patrice, nous y trouverons Siméon. Mais, si le cœur vous

manque, Coralie, il vaut mieux renoncer.Une volonté irréfléchie soutenait la jeune femme. Rien n’eût arrêté

son élan. Elle avança.Quoique grande, la pièce donnait une impression d’intimité par la fa-

çon dont elle était meublée. Divans, fauteuils, tapis, tentures, tout concou-rait à la rendre confortable, et l’on eût dit que l’aspect n’en avait paschangé depuis la mort tragique de ceux qui l’habitaient. Cet aspect étaitplutôt celui d’un atelier, à cause d’un vitrage qui occupait le milieu dutrès haut plafond, à l’endroit du belvédère, et par où le jour descendait. Ily avait bien deux fenêtres, mais des rideaux les masquaient.

— Siméon n’est pas là, dit Patrice.Coralie ne répondit pas. Elle examinait les choses avec une émo-

tion qui contractait sa figure. C’étaient des livres qui tous remontaient

136

Page 142: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre XI

au siècle dernier. Quelques-uns portaient sur leur couverture, jaune oubleue, une signature au crayon : Coralie. C’étaient des ouvrages de dameinachevés, un canevas de broderie, une tapisserie d’où pendait l’aiguilleau bout du brin de laine. Et c’étaient aussi des livres avec la signature :Patrice, et une boîte de cigares, et un sous-main, et des porte-plume, et unencrier. Et c’étaient deux petites photographies dans leurs cadres, cellesde deux enfants, Patrice et Coralie.

Et ainsi toute la vie de jadis continuait, non point seulement la vie dedeux amoureux qui s’aiment d’un amour violent et passager, mais de deuxêtres qui se retrouvent dans le calme et dans la certitude d’une longueexistence commune.

— Oh ! maman, maman, chuchota Coralie.Son émotion croissait à chacun des souvenirs recueillis. Elle s’appuya

toute palpitante sur l’épaule de Patrice.— Allons-nous-en, dit-il.— Oui, oui, cela vaut mieux, mon ami. Nous reviendrons… nous re-

vivrons auprès d’eux… nous reprendrons ici l’intimité de leur vie brisée.Allons-nous-en. Aujourd’hui je n’ai plus de forces.

Mais à peine avaient-ils fait quelques pas qu’ils s’arrêtèrent, confon-dus. La porte était close.

Leurs yeux se rencontrèrent, chargés d’inquiétude.— Nous ne l’avions pas fermée, n’est-ce pas ? dit-il.— Non, dit-elle, nous ne l’avions pas fermée.Il s’approcha pour ouvrir et s’aperçut que la porte n’avait pas de poi-

gnée ni de serrure.C’était une porte à un seul battant, de bois plein, qui semblait dur

et massif. On eût dit qu’elle était faite d’un morceau et prise dans lecœur même d’un chêne. Nul vernis, nulle peinture. Çà et là, des éraflures,comme si on l’eût frappée à l’aide d’un instrument.

Et puis… et puis… vers la droite, ces quelques mots au crayon :Patrice et Coralie – 14 avril 1895Dieu nous vengera.Au-dessous une croix, et au-dessous de cette croix, une autre date,

mais d’une écriture différente et plus fraîche :14 avril 1915

137

Page 143: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre XI

– 1915 !… 1915 !… prononça Patrice. C’est effrayant ! La date d’au-jourd’hui !Qui a écrit cela ? Cela vient d’être écrit. Oh ! c’est effrayant !…Voyons… Voyons… nous n’allons pourtant pas…

Il s’élança jusqu’à l’une des fenêtres, d’un coup tira le rideau qui lavoilait, et ouvrit la croisée.

Un cri lui échappa.La fenêtre était murée, murée avec de gros moellons qui s’interpo-

saient entre les vitres et les volets.Il courut à l’autre : même obstacle.Il y avait deux portes, qui devaient donner, à droite, dans la chambre,

à gauche sans doute dans une salle attenant à la cuisine.Il les ouvrit rapidement.L’une et l’autre étaient murées.Il courut de tous côtés, en une minute d’effarement, puis se précipita

sur la première des trois portes qu’il essaya d’ébranler.Elle ne bougea pas. Elle donnait l’impression d’un bloc immuable.Alors, de nouveau, ils se regardèrent éperdument, et la même pensée

terrible les envahit. La chose d’autrefois se répétait. Le drame recommen-çait dans des conditions identiques. Après la mère et le père, c’étaient lafille et le fils. Comme les amants de jadis, ceux d’aujourd’hui étaient cap-tifs. L’ennemi les tenait sous sa griffe puissante, et sans doute allaient-ilsconnaître la façon dont leurs parents étaient morts par la façon dont eux-mêmes allaient mourir… 14 avril 1895… 14 avril 1915…

n

138

Page 144: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Deuxième partie

La victoire d’ArsèneLupin

139

Page 145: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

CHAPITRE I

L’épouvante

— Ah ! non, non, s’écria Patrice, cela ne sera pas !Il se rejeta contre les fenêtres et contre les portes, saisit un chenet

avec lequel il frappa le bois des battants, ou le mur de moellons. Gestesstériles ! C’étaient les mêmes que son père avait exécutés jadis, et il nepouvait faire dans le bois des battants ou le moellon des murs que lesmêmes éraflures, inefficaces et dérisoires.

— Ah ! maman Coralie, maman Coralie, dit-il en un cri de désespoir,c’est de ma faute. Dans quel abîme vous ai-je entraînée ! Mais c’est de lafolie d’avoir voulu lutter seul. Il fallait demander le secours de ceux quisavent, qui ont l’habitude !… Non, j’ai cru que je pourrais… Pardonnez-moi, Coralie.

La jeune femme était tombée sur un fauteuil. Lui, presque à genoux,l’entourait de ses bras et la suppliait.

Elle sourit, pour le calmer, et dit doucement :—Voyons,mon ami, ne perdons pas courage. Peut-être nous trompons-

140

Page 146: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre I

nous… Car enfin, rien ne prouve que tout cela ne soit pas l’effet d’unhasard.

— La date ! prononça-t-il, la date de cette année, la date de ce jour,tracée par une autre main ! c’étaient nos parents qui avaient écrit l’autre…mais celle-ci, Coralie, celle-ci ne montre-t-elle pas la préméditation et lavolonté implacable d’en finir avec nous ?

Elle frissonna. Cependant elle dit encore, s’obstinant à le réconforter :— Soit, je veux bien. Mais enfin, nous n’en sommes pas là. Si nous

avons des ennemis, nous avons des amis… Ils nous chercheront…— Ils nous chercheront, mais comment pourraient-ils nous trouver,

Coralie ? Nous avons pris toutes nos mesures pour qu’on ne sache pas oùnous allions, et nul ne connaît cette maison.

— Le vieux Siméon ?— Siméon est venu, et il a déposé la couronne, mais un autre est venu

avec lui, un autre qui le domine et qui s’est peut-être déjà débarrassé delui, maintenant que Siméon a joué son rôle.

— Et alors, Patrice ?Il la sentit bouleversée et eut honte de sa propre faiblesse.—Alors, dit-il en semaîtrisant, attendons. Somme toute, l’attaque peut

ne pas se dessiner. Le fait d’être enfermés ne signifie pas que nous soyonsperdus. Et puis, quand même, nous lutterons, n’est-ce pas ? et croyez queje ne suis pas à bout de forces ni de ressources. Attendons, Coralie, etagissons. L’essentiel est de s’enquérir s’il n’existe pas quelque entrée quipermît une agression imprévue.

Après une heure de recherches, ils n’en découvrirent point. Les mu-railles rendaient partout le même son. Sous le tapis, qu’ils défirent, c’étaitdu carrelage, dont les carreaux n’offraient rien d’anormal.

Décidément, il n’y avait que la porte, et, comme ils ne pouvaient em-pêcher qu’on l’ouvrît, puisqu’elle s’ouvrait vers l’extérieur, ils accumu-lèrent devant elle la plupart des meubles de la pièce, formant ainsi unebarricade qui les mettait à l’abri d’une surprise.

Puis Patrice arma ses deux revolvers, et les plaça bien en vue, près delui.

— Comme cela, dit-il, nous sommes tranquilles. Tout ennemi qui seprésente est un homme mort.

141

Page 147: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre I

Mais le souvenir du passé pesait sur eux de tout son poids formidable.Toutes leurs paroles et toutes leurs actions, d’autres les avaient déjà diteset déjà accomplies, dans des conditions analogues, avec les mêmes pen-sées et les mêmes appréhensions. Le père de Patrice avait dû préparer sesarmes. La mère de Coralie avait dû joindre les mains et prier. Tous deuxensemble, ils avaient barricadé la porte, et, tous deux ensemble, interrogéles murs et soulevé le tapis.

Quelle angoisse que celle qui se double d’une angoisse pareille !Pour chasser l’horrible idée, ils feuilletèrent les livres, romans et bro-

chures que leurs parents avaient lus. Sur certaines pages, en fin de cha-pitre ou en fin de volume, des lignes étaient écrites. C’étaient des lettresque le père de Patrice et la mère de Coralie s’écrivaient.

« Mon Patrice bien-aimé, j’ai couru jusqu’ici ce matin pour revivrenotre vie d’hier et pour rêver à notre vie de tantôt. Comme tu arriverasavant moi, tu liras ces lignes. Tu liras que je t’aime… »

Et, sur un autre livre :« Ma Coralie bien-aimée,« Tu viens de partir, je ne te verrai pas avant demain, et je ne veux

pas quitter le refuge où notre amour a goûté tant de joies, sans te dire,une fois de plus… »

Ils feuilletèrent ainsi la plupart des livres, n’y trouvant d’ailleurs, aulieu des indications qu’ils cherchaient, que de la tendresse et de la passion.

Et plus de deux heures s’écoulèrent dans l’attente et dans le tourmentde ce qui pouvait survenir.

— Rien, dit Patrice, il n’y aura rien. Et voilà peut-être le plus redou-table, car si rien ne se produit, c’est que nous sommes condamnés à nepas sortir d’ici. Et en ce cas…

La conclusion de la phrase que Patrice n’achevait point, Coralie lacomprit, et ils eurent ensemble cette vision de la mort par la faim quisemblait les menacer. Mais Patrice s’écria :

— Non, non, nous n’avons pas à craindre cela. Non. Pour que des gensde notre âge meurent de faim, il faut des journées entières, trois jours,quatre jours, davantage. Et d’ici là, nous serons secourus.

— Comment ? fit Coralie.

142

Page 148: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre I

— Comment ? Mais par nos soldats, par Ya-Bon, par M. Desmalions.Ils s’inquiéteront d’une absence qui se prolongerait au-delà de cette nuit.

— Vous l’avez dit vous-même, Patrice, ils ne peuvent pas savoir oùnous sommes.

— Ils le sauront. C’est facile. La ruelle seule sépare les deux jardins.Et, d’ailleurs, tous nos actes ne sont-ils pas consignés sur le journal queje tiens, et qui est dans le bureau de ma chambre ? Ya-Bon en connaîtl’existence. Il ne peut manquer d’en parler à M. Desmalions. Et puis… etpuis, il y a Siméon… Qu’est-il devenu, lui ? Ne remarquera-t-on pas sesallées et venues ? Ne donnera-t-il pas un avertissement quelconque ?

Mais les mots étaient impuissants à les rassurer. S’ils ne devaient pasmourir de faim, c’est que l’ennemi avait imaginé un autre supplice. Leurinaction les torturait. Patrice recommença ses investigations qu’un hasardcurieux dirigea dans un sens nouveau.

Ayant ouvert un des livres qu’ils n’avaient pas encore feuilletés, unlivre publié en l’année 1895, Patrice aperçut deux pages cornées ensemble.Il les détacha l’une de l’autre, et lut une note qui lui était adressée par sonpère :

« Patrice, mon fils, si jamais le hasard te met cette note sous les yeux,c’est que la mort violente qui nous guette ne m’aura pas permis de l’ef-facer. Alors, à propos de cette mort, Patrice, cherche la vérité sur le murde l’atelier, entre les deux fenêtres. J’aurai peut-être le temps de l’y ins-crire. »

Ainsi, à cette époque, les deux victimes avaient prévu le destin tra-gique qui leur était réservé, et le père de Patrice et la mère de Coralieconnaissaient le danger qu’ils couraient en venant dans ce pavillon.

Restait à savoir si le père de Patrice avait pu exécuter son projet.Entre les deux fenêtres, il y avait, comme tout autour de la pièce, un

lambris de bois verni, surmonté, à la hauteur de deux mètres, d’une cor-niche. Au-dessus de la corniche, c’était le simple mur de plâtre. Patriceet Coralie avaient déjà remarqué, sans y porter une attention particu-lière, que le lambris, à cet endroit, semblait avoir été refait, le vernis desplanches n’ayant pas la même teinte uniforme. Patrice se servit commed’un ciseau d’un des chenets, démolit la corniche et souleva la premièreplanche.

143

Page 149: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre I

Elle se cassa aisément. Sous cette planche, sur le plâtre même du mur,il y avait des lignes écrites.

— C’est le même procédé que, depuis, emploie le vieux Siméon. Écriresur les murs, puis recouvrir de bois ou de plâtre.

Il cassa le haut des autres planches, et, de la sorte, plusieurs lignescomplètes apparurent, lignes tracées au crayon, hâtivement, et que letemps avait fortement altérées.

Avec quelle émotion Patrice les déchiffra ! Son père les avait écritesau moment où la mort rôdait autour de lui. Quelques heures plus tard,il ne vivait plus. C’était le témoignage de son agonie, et peut-être sonimprécation contre l’ennemi qui le tuait et qui tuait sa bien-aimée.

Il lut à demi-voix :« J’écris ceci pour que le dessein du bandit ne puisse s’exécuter jus-

qu’au bout et pour assurer son châtiment. Sans doute allons-nous mourir,Coralie et moi, mais du moins nous ne mourrons pas sans qu’on sache lacause de notre mort.

« Il y a peu de jours, il disait à Coralie :“Vous repoussez mon amour, vous m’accablez de votre haine. Soit,

mais je vous tuerai, votre amant et vous, et de telle façon que l’on nepourra m’accuser d’une mort qui semblera un suicide. Tout est prêt.Défiez-vous, Coralie !”

« Tout était prêt, en effet. Il neme connaissait point, mais devait savoirque Coralie avait ici des rendez-vous quotidiens, et c’est dans ce pavillonqu’il a préparé notre tombeau.

« Quelle sera notre mort ? Nous l’ignorons. Le manque de nourri-ture, sans doute. Voilà quatre heures que nous sommes emprisonnés. Laporte s’est refermée sur nous, une lourde porte qu’il a dû placer cette nuit.Toutes les autres ouvertures, portes et fenêtres, sont également bouchéespar des blocs de pierre accumulés et cimentés depuis notre dernière en-trevue. Une évasion est impossible. Qu’allons-nous devenir ? »

La partie découverte s’arrêtait là. Patrice prononça :— Vous voyez, Coralie, ils ont passé par les mêmes affres que nous.

Eux aussi, ils ont redouté la faim. Eux aussi, ils ont connu les longuesheures d’attente où l’inaction est si douloureuse, et c’est un peu pour sedistraire de leurs pensées qu’ils ont écrit ces lignes.

144

Page 150: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre I

Il ajouta après un instant d’examen.— Ils pouvaient croire – et c’est ce qui est arrivé – que celui qui les tuait

ne lirait pas ce document. Tenez, un seul grand rideau était tendu devantces fenêtres et devant l’intervalle qui les sépare, un seul rideau commele prouve l’unique tringle qui domine tout cet espace. Après la mort denos parents, personne n’ayant songé à écarter ce voile, la vérité demeuracachée… jusqu’au jour où Siméon la découvrit, et, par précaution, la dis-simula de nouveau sous une cloison de bois, et posa deux rideaux à laplace de l’unique rideau. De la sorte, tout semblait normal.

Patrice se remit à l’ouvre. Quelques lignes encore apparurent.« Ah ! si j’étais seul à souffrir, seul à mourir mais l’horreur de tout

cela, c’est que j’entraîne avec moi ma chère Coralie. Elle s’est évanouieet repose en ce moment, terrassée par l’épouvante qu’elle cherche à do-miner. Ma pauvre bien-aimée ! Je crois voir déjà, sur son doux visage, lapâleur de la mort. Pardon, pardon, ma bien-aimée. »

Patrice et Coralie se regardèrent. C’étaient les mêmes sentiments quiles agitaient, les mêmes scrupules, les mêmes délicatesses, le même oublide soi devant la douleur de l’autre.

Patrice murmura :— Il aimait votre mère comme je vous aime. Moi non plus, la mort ne

m’effraie pas. Je l’ai bravée tant de fois, et en souriant ! Mais vous, vousCoralie, vous pour qui je subirais toutes les tortures…

Il se mit à marcher. La colère le reprenait.— Je vous sauverai, Coralie, je le jure. Et quelle joie ce sera alors de se

venger ! Il aura le sort même qu’il nous réservait, vous entendez, Coralie.C’est ici qu’il mourra… C’est ici. Ah ! comme je m’y emploierai de toutema haine !

Il arracha de nouveau des morceaux de planche avec l’espoir d’ap-prendre des choses qui pourraient lui être utiles, puisque la lutte reprenaitdans des conditions identiques.

Mais les phrases suivantes étaient, comme celles qu’il venait de pro-noncer, des serments de vengeance :

« Coralie, il sera châtié. Si ce n’est pas par nous, ce sera par la justicedivine. Non, son plan infernal ne réussira pas. Non, on ne croira pas quenous avons recouru au suicide pour nous délivrer d’une existence qui

145

Page 151: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre I

n’était que joie et bonheur. On connaîtra son crime. Heure par heure, j’endonnerai ici les preuves irrécusables… »

— Des mots ! Des mots ! s’écria Patrice exaspéré. Des mots de menaceet de douleur. Mais aucun fait qui nous guide… Mon père, n’allez-vousrien me dire pour sauver la fille de votre Coralie ? Si la vôtre a succombé,que la mienne échappe au malheur, grâce à vous, mon père ! Aidez-moi !Conseillez-moi !

Mais le père ne répondait au fils que par d’autres mots d’appel et dedésespoir.

« Qui va nous secourir ? Nous sommes murés dans ce tombeau, en-terrés vivants et condamnés au supplice sans pouvoir nous défendre. J’ailà, sur une table, mon revolver. À quoi bon ? L’ennemi ne nous attaquepas. Il a pour lui le temps, le temps implacable qui tue par sa seule force,et par cela seul qu’il est le temps. Qui va nous secourir ? Qui sauvera mabien-aimée Coralie ? »

Situation effrayante et dont ils sentaient toute l’horreur tragique. Illeur semblait qu’ils étaient déjà morts une fois, que l’épreuve, subie pard’autres, c’était eux qui l’avaient subie, et qu’ils la subissaient encore dansles mêmes conditions, et sans que rien leur permît d’échapper à toutesles phases par lesquelles avaient passé les autres – leur père et leur mère.L’analogie de leur sort et du sort de leurs parents était telle qu’ils souf-fraient deux souffrances et que leur deuxième agonie commençait.

Coralie, vaincue, se mit à pleurer. Patrice, bouleversé par la vue deslarmes, s’acharna contre le lambris, dont les planches, consolidées par destraverses, résistaient à son effort.

Enfin il lut :« Qu’y a-t-il ? Nous avons l’impression que quelqu’un a marché de-

hors, devant la façade du jardin. Oui, en collant notre oreille contre lamuraille de moellons élevée dans l’embrasure de la fenêtre, nous avonscru entendre des pas. Est-ce possible ? Oh ! si cela pouvait être ! Ce seraitenfin la lutte… Et tout, plutôt que le silence étouffant et l’incertitude quine finit pas.

« … C’est cela !… C’est cela !… Le bruit se précise… un autre bruit quiest celui que l’on fait quand on creuse la terre avec une pioche.Quelqu’uncreuse la terre, non pas devant la maison, mais sur le côté droit, près de

146

Page 152: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre I

la cuisine. »Patrice redoubla d’efforts. Coralie s’était approchée et l’aidait. Cette

fois, il sentait qu’un coin du voile allait se soulever. Et l’inscription sepoursuivait :

« Une heure encore, avec des alternatives de bruit et de silence… lemême bruit de terre remuée et le même silence où l’on devine une œuvrequi se continue.

« Et puis on est entré dans le vestibule… Une seule personne… lui,évidemment. Nous avons reconnu son pas… Il marche sans essayer del’assourdir… Puis il s’est dirigé vers la cuisine, où il a travaillé commeauparavant, avec une pioche, mais en pleine pierre. Nous avons entenduaussi le bruit d’un carreau cassé.

« Et maintenant, il est retourné dehors, c’est un autre bruit qui semblemonter le long de la maison comme si le misérable était obligé de s’éleverpour mettre son projet à exécution… »

Patrice s’arrêta de lire et regarda.Tous deux, ils prêtèrent l’oreille. Il dit à voix basse :— Écoute…— Oui, oui, dit-elle, j’entends… Des pas dehors… Des pas devant la

maison ou dans le jardin…L’un et l’autre, ils avancèrent jusqu’à l’une des fenêtres dont la croisée

n’avait pas été refermée sur les moellons, et ils écoutèrent.On marchait réellement, et ils éprouvèrent, à deviner l’approche de

l’ennemi, le soulagement que leurs parents avaient éprouvé.On fit le tour de la maison deux fois. Mais ils ne reconnurent point,

comme leurs parents, le bruit des pas. C’étaient les pas d’un inconnu, oudes pas dont on changeait la cadence.

Puis, durant quelquesminutes, il n’y eut plus rien. Et soudain, un autrebruit s’éleva, et, quoique, au fond d’eux, ils s’attendissent à le percevoir,ils furent, malgré tout, confondus de l’entendre. Et Patrice prononça sour-dement, en scandant la phrase inscrite par son père, vingt années aupa-ravant :

— C’est celui que l’on fait quand on creuse la terre avec une pioche.Oui, ce devait être cela.Quelqu’un creusait la terre, non pas devant la

maison, mais sur le côté droit de la cuisine.

147

Page 153: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre I

Ainsi donc le miracle abominable du drame renouvelé continuait. Làencore le fait d’autrefois se représentait, fait tout simple en lui-même,mais qui devenait sinistre, parce qu’il était un de ceux qui s’étaient pro-duits déjà, et qu’il annonçait et préparait la mort jadis annoncée et pré-parée.

Une heure s’écoula. La besogne s’achevait avec des répits et des re-crudescences. On eût dit un tombeau que l’on creuse. Le fossoyeur n’estpas pressé. Il se repose, puis reprend son travail.

Patrice et Coralie écoutaient debout, l’un près de l’autre, les mains etles yeux mêlés.

— Il s’arrête, dit Patrice tout bas…— Oui, dit-elle, seulement on dirait…— Oui, Coralie, on entre dans le vestibule… Ah ! il n’est même pas

nécessaire d’écouter… Il n’y a qu’à se souvenir… Tenez… « Il se dirigevers la cuisine, et il creuse comme tout à l’heure avec la pioche, mais enpleine pierre… » Et puis…. et puis… Oh ! Coralie, le même bruit de carreaucassé…

C’étaient des souvenirs en effet, des souvenirs qui se mêlaient à laréalité macabre. Le présent et le passé ne faisaient qu’un. Ils prévoyaientles événements à l’instant même où ils se produisaient.

L’ennemi retourna dehors, et tout de suite « le bruit sembla monterle long de la maison, comme si le misérable était obligé de s’élever pourmettre son projet à exécution ».

Et puis… et puis… qu’allait-il advenir ? Ils ne pensaient plus à inter-roger l’inscription du mur, ou peut-être ne l’osaient-ils pas. Toute leurattention était portée sur les actes invisibles et, par moments, impercep-tibles, qui s’accomplissaient en dehors d’eux et contre eux, effort sournoiset ininterrompu, plan mystérieux dont les moindres détails étaient régléscomme un mouvement d’horlogerie, et cela depuis vingt ans !

L’ennemi entra dans la maison, et ils entendirent un frôlement au basde la porte, un frôlement de choses molles que l’on paraissait accumu-ler et presser par-dessous le bois du battant. Ensuite, il y eut aussi desbruits confus dans les deux pièces voisines, contre les portes murées, etles mêmes bruits au-dehors entre les moellons des fenêtres et les voletsouverts. Et ensuite, du bruit sur le toit.

148

Page 154: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre I

Ils levèrent les yeux. Cette fois, ils ne pouvaient douter que le dé-nouement approchât, ou du moins une des scènes du dénouement. Letoit, pour eux, c’était le châssis vitré qui occupait le centre du plafond, etpar où provenait la seule lumière dont la pièce s’éclairât.

Et toujours la même question angoissante se posait à eux.Qu’allait-iladvenir ? L’ennemi allait-il montrer son visage au-dessus de ce châssis etse démasquer enfin ?

Assez longtemps, ce travail se poursuivit sur le toit. Les pas ébran-laient les plaques de zinc qui le recouvraient, selon une direction qui re-liait le côté droit de la maison aux abords de la lucarne.

Et, tout à coup, cette lucarne, ou plutôt une partie de cette lucarne, unrectangle de quatre carreaux, fut soulevée très légèrement, par une mainqui assujettit un bâton pour que l’entrebâillement demeurât.

Et l’ennemi traversa de nouveau le toit et redescendit.Ce fut presque une déception, et un tel besoin d’en savoir davantage

les secoua que Patrice se remit à casser les planches du lambris, les der-niers morceaux, la fin de l’inscription.

Et cette inscription leur fit revivre les dernières minutes qui venaientde s’écouler. La rentrée de l’ennemi, le frôlement contre les portes etcontre les fenêtres murées, le bruit sur le toit, l’entrebâillement de la lu-carne, la façon de la maintenir, tout s’était arrangé suivant le même ordre,et, pour ainsi dire, dans les mêmes limites de temps. Le père de Patrice etla mère de Coralie avaient connu les mêmes impressions. Le destin s’ap-pliquait à repasser par les mêmes sentiers, en faisant les mêmes gestes eten recherchant le même but.

Et cela continuait :« Il remonte… il remonte… voilà son pas encore sur le toit… Il

s’approche de la lucarne… Va-t-il regarder ?… Verrons-nous son visageabhorré ?… »

— Il remonte… il remonte…, balbutia Coralie en se serrant contre Pa-trice.

Les pas de l’ennemi, en effet, martelaient le zinc.— Oui, dit Patrice… il remonte comme autrefois, sans s’écarter du pro-

gramme que l’autre a suivi. Seulement, nous ne savons pas quel visage vanous apparaître… Nos parents, eux, connaissaient leur ennemi.

149

Page 155: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre I

Elle frissonna en évoquant l’image de celui qui avait tué sa mère etdemanda :

— C’était lui, n’est-ce pas ?— Oui, c’était lui… Voilà son nom que mon père a tracé.Patrice avait découvert l’inscription presque entièrement.À moitié courbé, il montrait du doigt :— Tenez… lisez ce nom… Essarès… vous voyez… là ? C’est un des der-

niers mots que mon père avait écrits… Lisez, Coralie :« La lucarne s’est soulevée davantage… unemain la poussait… Et nous

avons vu… il nous a regardés en riant… Ah ! le misérable… Essarès… Es-sarès…

« Et puis il a passé quelque chose par l’ouverture, quelque chose quia descendu, qui s’est déroulé au milieu de la pièce, sur nos têtes… uneéchelle, une échelle de corde…

«Nous ne comprenons pas… Elle se balance devant nous… Et puis, à lafin, j’aperçois… Il y a, épinglée et enroulée autour de l’échelon inférieur,une feuille de papier… Et, sur cette feuille, je lis ces mots qui sont del’écriture d’Essarès :

« e Coralie monte seule. Elle aura la vie sauve. Je lui donne dix mi-nutes pour accepter. Sinon… »

— Ah ! fit Patrice en se relevant, est-ce que cela également va recom-mencer ? Et cette échelle… cette échelle de corde que j’ai trouvée dans leplacard du vieux Siméon.

Coralie ne quittait pas la lucarne des yeux, car les pas tournaient alen-tour. Il y eut un arrêt là-haut. Patrice et Coralie ne doutaient pas que laminute ne fût arrivée, et qu’eux aussi ne fussent sur le point de voir…

Et Patrice disait sourdement, d’une voix altérée :— Qui ? Il n’y a que trois êtres qui auraient pu jouer ce rôle sinistre,

déjà joué autrefois. Deux sont morts : Essarès et mon père. Et le troisième,Siméon, est fou. Est-ce lui, qui, dans sa folie, a continué toute cette ma-chination ? Mais comment supposer qu’il eût pu le faire d’une manière siprécise ? Non… non… C’est l’autre, celui qui le dirige et qui, jusqu’ici, estresté dans l’ombre.

Il sentit sur son bras les doigts crispés de Coralie.— Taisez-vous, le voici…

150

Page 156: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre I

— Non… non…, dit-il.— Si… j’en suis sûre…Elle devinait l’autre événement qui se préparait, et, de fait, comme

jadis, la lucarne se souleva davantage… Une main la poussait. Et tout àcoup ils virent…

Ils virent une tête qui se glissait sous le châssis entrouvert.C’était la tête du vieux Siméon.En vérité, ce qu’ils virent ne les étonna pas outre mesure. Que ce fût

celui-là plutôt qu’un autre qui les persécutait, cela ne pouvait pas leurparaître extraordinaire, puisque celui-là était mêlé à leur existence de-puis quelques semaines comme un acteur au drame qui se joue. Quoiqu’ils fissent, ils le retrouvaient toujours et partout, remplissant son rôlemystérieux et incompréhensible. Complice inconscient ? Force aveugledu destin ?Qu’importe ! il était celui qui agit, qui attaque inlassablement,et contre lequel on ne peut pas se défendre. Patrice chuchota :

— Le fou… le fou…Mais Coralie insinua :— Il n’est peut-être pas fou… Il ne doit pas être fou.Elle tremblait, secouée par un frisson interminable.Là-haut, l’homme les regardait, caché derrière ses lunettes jaunes sans

qu’aucune expression de haine ou de joie satisfaite parût sur son visageimpassible.

— Coralie, dit Patrice, à voix basse… laisse-toi faire… viens…Il la poussait doucement, en ayant l’air de la soutenir et de la conduire

vers un fauteuil. En réalité, il n’avait qu’une idée, se rapprocher de la tablesur laquelle il avait posé son revolver, saisir cette arme et tirer.

Siméon ne bougeait pas, pareil à quelque génie du mal venu pour dé-chaîner la tempête… Coralie ne pouvait s’affranchir de ce regard qui pe-sait sur elle.

— Non, murmurait-elle en résistant, comme si elle eût peur que leprojet de Patrice ne précipitât le dénouement redouté ; non, il ne faut pas…

Mais, plus résolu qu’elle, Patrice atteignait le but. Encore un effort etsa main touchait au revolver.

Il se décida rapidement. L’arme fut braquée d’un coup. La détonationretentit.

151

Page 157: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre I

En haut, la tête disparut.— Ah ! fit Coralie, vous avez eu tort, Patrice, il va se venger…— Non… peut-être pas…, dit Patrice, le revolver au poing. Non, qui

sait si je ne l’ai pas touché !… la balle a frappé le bord du châssis… Maisun ricochet peut-être, et alors…

Ils attendirent, la main dans la main, avec un peu d’espoir.Espoir qui dura peu. Sur le toit le bruit recommença.Puis, comme autrefois, et cela, vraiment, ils eurent l’impression de

l’avoir déjà vu, comme autrefois quelque chose passa par l’ouverture,quelque chose qui descendait, qui se déroula au milieu de la pièce… uneéchelle… une échelle de corde… celle-là même que Patrice avait avisée dansle placard du vieux Siméon.

Comme autrefois, ils regardaient, et ils savaient si bien que tout re-commençait et que les faits s’enchaînaient les uns aux autres avec une ri-gueur implacable, que leurs yeux cherchèrent aussitôt l’inévitable feuillequi devait être épinglée à l’échelon inférieur.

Elle s’y trouvait, formant comme un rouleau de papier. Elle était jau-nie, sèche, usée.

C’était la feuille d’autrefois, écrite vingt ans auparavant par Essarès, etqui servait comme autrefois à la même œuvre de tentation et de menace.

« e Coralie monte seule. Elle aura la vie sauve. Je lui donne dix mi-nutes pour accepter. Sinon… »

n

152

Page 158: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

CHAPITRE II

Les clous du cercueil

S… C , Patrice le répéta machinalement, à diverses re-prises, tandis que la signification redoutable leur en apparaissaità tous deux. Sinon… cela voulait dire que si Coralie n’obéissait

pas et ne se livrait pas à l’ennemi, si elle ne s’enfuyait pas de la prisonpour suivre celui qui tenait les clefs de la prison, c’était la mort.

En cet instant, ils ne songeaient plus ni l’un ni l’autre au genre demort qui leur était réservé, ni même à cette mort.

Ils ne songeaient qu’à l’ordre de séparation que l’ennemi leur adres-sait. L’un devait partir et l’autre mourir. La vie était promise à Coralie,si elle sacrifiait Patrice. Mais à quel prix, cette promesse ? et par quoi sepayerait le sacrifice imposé ?

Il y eut entre les deux jeunes gens un long silence plein d’incertitudeet d’angoisse. Maintenant quelque chose se précisait, et le drame ne sepassait plus absolument en dehors d’eux et sans qu’ils y participassentautrement que comme victimes impuissantes. Il se passait en eux et ils

153

Page 159: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre II

avaient la faculté d’en changer le dénouement. Problème terrible ! Déjà ilavait été posé à la Coralie d’autrefois, et elle l’avait résolu dans le sens del’amour, puisqu’elle était morte…

Il se posait de nouveau.Patrice lut sur l’inscription, et les mots, tracés rapidement, devenaient

moins distincts. Patrice lut :« J’ai supplié Coralie… Elle s’est jetée à mes genoux. Elle veut mourir

avec moi… »Patrice observa la jeune femme. Il avait dit cela très bas, et elle n’avait

point entendu.Alors, il l’attira vivement contre lui, dans un élan de passion, et il

s’écria :— Tu vas partir, Coralie. Tu comprends bien que, si je ne l’ai pas dit

tout de suite, ce n’est pas par hésitation. Non… seulement… je songeaisà l’offre de cet homme… et j’ai peur pour toi… C’est épouvantable, cequ’il demande, Coralie. S’il te promet la vie sauve, c’est qu’il t’aime… Etalors, tu comprends… N’importe, Coralie, il faut obéir… il faut vivre… Va-t’en… Inutile d’attendre que les dix minutes soient écoulées… Il pourraitse raviser… te condamner à mort, toi aussi, non, Coralie, va-t’en, va-t’entout de suite.

Elle répondit simplement :— Je reste.Il eut un sursaut.—Mais c’est de la folie ! Pourquoi ce sacrifice inutile ? As-tu donc peur

de ce qui pourrait arriver si tu lui obéissais ?— Non.— Alors, va-t’en.— Je reste.— Mais pourquoi ? pourquoi cette obstination ? Elle ne sert à rien.

Pourquoi ?— Parce que je vous aime, Patrice.Il demeura confondu. Il n’ignorait pas que la jeune femme l’aimât, et

il le lui avait dit. Mais qu’elle l’aimât jusqu’à mourir à ses côtés, c’étaitune joie imprévue, délicieuse et terrible en même temps.

— Ah ! fit-il, tu m’aimes, ma Coralie… tu m’aimes…

154

Page 160: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre II

— Je t’aime, mon Patrice.Elle lui entourait le cou de ses bras, et il sentait que cet enlacement

était de ceux dont on ne peut se déprendre. Pourtant il ne céda pas, résoluà la sauver.

— Justement, dit-il, si tu m’aimes, tu dois obéir et vivre. Crois bienqu’il m’est cent fois plus douloureux de mourir avec toi que seul. Si je tesais libre et vivante, la mort me sera douce.

Elle n’écoutait pas, et elle poursuivait son aveu, heureuse de le faire,heureuse de prononcer des paroles qu’elle gardait en elle depuis si long-temps.

— Je t’aime du premier jour, mon Patrice. Je n’ai pas eu besoin quetu me le dises pour le savoir, et, si je ne te l’ai pas dit plus tôt, c’est quej’attendais un événement solennel, une circonstance où ce serait bon dete le dire en te regardant au fond des yeux et en m’offrant à toi tout en-tière. Puisque c’est au seuil de la mort que j’ai dû parler, écoute-moi et nem’impose pas une séparation qui serait pire que la mort.

— Non, non, fit-il en essayant de se dégager, ton devoir est de partir.— Mon devoir est de rester auprès de celui que j’aime.Il fit un effort et lui saisit les mains.— Ton devoir est de fuir, murmura-t-il, et, quand tu seras libre, de tout

tenter pour mon salut.—Que dis-tu, Patrice ?— Oui, reprit-il, pour mon salut. Rien ne prouve que tu ne pourras pas

t’échapper des griffes de ce misérable, le dénoncer, chercher du secours,avertir nos amis… Tu crieras, tu emploieras quelque ruse…

Elle le regardait avec un sourire si triste et un tel air de doute qu’ils’interrompit.

— Tu essayes de m’abuser, mon pauvre bien-aimé, dit-elle, mais tun’es pas plus que moi dupe de tes paroles. Non, Patrice, tu sais bien quesi je me livre à cet homme, il me réduira au silence et me gardera dansquelque réduit, pieds et poings liés, jusqu’à ton dernier soupir.

— En es-tu sûre ?— Comme toi, Patrice, de même que tu es sûr de ce qui arrivera en-

suite.—Qu’arrivera-t-il ?

155

Page 161: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre II

— Voyons, Patrice, si cet homme me sauve, ce n’est pas par géné-rosité. Son plan, n’est-ce pas, une fois que je serai sa captive, son planabominable, tu le prévois ? Et tu prévois aussi, n’est-ce pas, le seul moyenque j’aurai de m’y soustraire ? Alors, mon Patrice, si je dois mourir dansquelques heures, pourquoi ne pas mourir maintenant, dans tes bras… enmême temps que toi, tes lèvres sur mes lèvres ? Est-ce la mort cela ? N’est-ce pas vivre en un instant la plus belle des vies ?

Il résistait à son étreinte. Il savait qu’au premier baiser de ces lèvresqui s’offraient il perdrait toute volonté.

— C’est affreux, murmura-t-il… Comment veux-tu que j’accepte tonsacrifice ? Toi, si jeune… avec toutes les années de bonheur qui t’at-tendent…

— Des années de deuil et de désespoir, si tu n’es plus là…— Il faut vivre, Coralie. De toute mon âme, je t’en supplie.— Je ne puis vivre sans toi, Patrice. Tu es ma seule joie. Je n’ai plus

d’autre raison d’être que de t’aimer. Tu m’as appris l’amour. Je t’aime…Oh ! les divines paroles ! Elles résonnaient pour la seconde fois entre

les quatre murs de la pièce. Mêmes paroles d’amour prononcées par lafille, et que la mère avait prononcées avec la même passion et la mêmeardeur d’immolation ! Mêmes paroles que le souvenir de la mort et que lamort imprégnaient d’une émotion doublement sacrée ! Coralie les disaitsans effroi. Toute sa peur semblait se perdre dans son amour, et l’amourseul faisait trembler sa voix et troublait ses beaux yeux.

Patrice la contemplait d’un regard exalté. Maintenant il jugeait, luiaussi, que de telles minutes valaient bien de mourir.

Cependant il fit un effort suprême.— Et si je t’ordonnais de partir, Coralie ?— C’est-à-dire, murmura-t-elle, si tu m’ordonnais de rejoindre cet

homme et de me livrer à lui ? Voilà ce que tu voudrais, Patrice ?Il frémit sous le choc.— Oh ! l’horreur ! Cet homme… Cet homme… Toi, ma Coralie, si

pure… si fraîche…Cet homme, ni elle ni lui ne se le représentaient sous l’image très pré-

cise de Siméon. L’ennemi gardait, même pour eux, malgré l’affreuse vi-sion apparue là-haut, un caractère mystérieux. C’était peut-être Siméon.

156

Page 162: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre II

C’était un autre, peut-être, dont il n’était que l’instrument. En tout cas,c’était l’ennemi, le génie malfaisant accroupi au-dessus de leurs têtes, quipréparait leur agonie, et dont le désir infâme poursuivait la jeune femme.

Patrice demanda seulement :— Tu ne t’es jamais aperçue que Siméon te recherchait ?…— Jamais… Jamais… Il ne me recherchait pas… Peut-être même

m’évitait-il…— C’est qu’il est fou alors…— Il n’est pas fou… je ne crois pas… Il se venge.— Impossible. Il était l’ami demon père. Toute sa vie, il a travaillé pour

nous réunir, et maintenant, il nous tuerait volontairement ?— Je ne sais pas, Patrice, je ne comprends pas…Ils ne parlèrent plus de Siméon. Cela n’avait point d’importance que

la mort leur vînt de celui-ci ou de celui-là. C’était contre elle qu’il fallaitcombattre, sans se soucier de ce qui la dirigeait. Or, que pouvaient-ilscontre elle ?

— Tu acceptes, n’est-ce pas, Patrice ? fit Coralie à voix basse.Il ne répondit pas. Elle reprit :— Je ne partirai pas, mais je veux que tu sois d’accord avec moi. Je t’en

supplie. C’est une torture de penser que tu souffres davantage. Il faut quenotre part soit égale. Tu acceptes, n’est-ce pas ?

— Oui, dit-il.— Donne-moi tes deux mains. Regarde au fond de mes yeux, et sou-

rions, mon Patrice.Ils s’abîmèrent un instant dans une sorte d’extase, éperdus d’amour

et de désir. Mais elle lui dit :—Qu’est-ce que tu as, mon Patrice ? Te voilà encore bouleversé…— Regarde… regarde…Il poussa un cri rauque. Cette fois, il était certain de ce qu’il avait vu.L’échelle remontait. Les dix minutes étaient écoulées.Il se précipita et saisit violemment un des barreaux.Elle ne bougea plus.Que voulait-il faire ? Il l’ignorait. Cette échelle offrait la seule chance

de salut pour Coralie. Allait-il y renoncer et se résigner à l’inévitable ?Une minute, deux minutes se passèrent. En haut, on avait dû raccrocher

157

Page 163: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre II

de nouveau l’échelle, car Patrice sentait la résistance qu’offre une chosefixée solidement.

Coralie le supplia :— Patrice, Patrice, qu’espères-tu ?…Il regardait autour de lui et au-dessus de lui, comme s’il eût cherché

une idée, et il semblait regarder aussi en lui-même, comme si, cette idée, ill’eût cherchée parmi tous les souvenirs qu’il avait accumulés au momentoù son père tenait aussi l’échelle dans une tension dernière de sa volonté.

Et soudain, d’un seul élan de sa jambe gauche, il posa le pied sur lecinquième échelon, tout en s’enlevant à bout de bras le long des montantsde corde.

Tentative absurde ! Escalader l’échelle ? Atteindre la lucarne ? S’em-parer de l’ennemi, et, par là, se sauver et sauver Coralie ? Et si son pèreavait échoué, comment admettre que, lui, pût réussir ?

Cela ne dura certes pas trois secondes. Brusquement Patrice retomba.L’échelle avait été aussitôt détachée de l’écrou qui, sans doute, la tenaitsuspendue à la lucarne et retombait également à côté de Patrice.

Et en même temps un éclat de rire strident jaillit là-haut. Puis aussitôtun bruit se fit entendre. La lucarne fut refermée.

Patrice se releva furieux, injuria l’ennemi, et, sa rage croissant, tiradeux coups de revolver qui brisèrent deux vitres.

Il s’en prit ensuite aux fenêtres et aux portes, sur lesquelles il cognaà l’aide du chenet. Il frappa les murs, il frappa le parquet, il montra lespoings au démon invisible qui se moquait de lui. Mais subitement, aprèsquelques gestes dans le vide, il fut immobilisé. Quelque chose comme unvoile épais avait glissé là-haut. Et c’était l’obscurité.

Il comprit. L’ennemi avait rabattu sur la lucarne un volet qui la recou-vrait entièrement.

— Patrice ! Patrice cria Coralie que les ténèbres affolaient et qui perdittoute sa force d’âme. Patrice ! Où es-tu, mon Patrice ? Ah ! j’ai peur… Oùes-tu ?

Alors, ils se cherchèrent à tâtons, comme des aveugles, et rien ne leuravait paru encore plus affreux que d’être égarés dans cette nuit impi-toyable.

— Patrice ! Où es-tu, mon Patrice ?

158

Page 164: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre II

Leurs mains se heurtèrent, les pauvres mains glacées de Coralie, etcelles de Patrice que la fièvre rendait brûlantes, et elles se pressaientles unes contre les autres, s’enlaçaient et s’agrippaient, comme si elleseussent été les signes palpables de leur existence.

— Ah ! ne me quitte pas, mon Patrice, implorait la jeune femme.— Je suis là, répondit-il, ne crains rien… on ne peut pas nous séparer.Elle balbutia :—On ne peut pas nous séparer, tu as raison… nous sommes dans notre

tombeau.Et le mot était si terrible, et Coralie le prononça d’une voix si doulou-

reuse, que Patrice eut un sursaut de révolte.— Mais non !… Que dis-tu ? Il ne faut pas désespérer… Jusqu’au der-

nier moment, le salut est possible.Il dégagea une de ses mains et braqua son revolver sur la clarté qui

filtrait par des interstices autour de la lucarne. Il tira trois fois. Ils enten-dirent le craquement du bois et le ricanement de l’ennemi. Mais le voletdevait être doublé de métal, car aucune fente ne se produisit.

Et tout de suite, d’ailleurs, les interstices furent bouchés, et ils se ren-dirent compte que l’ennemi exécutait le même travail qu’il avait accom-pli autour des fenêtres et des portes. Cela fut assez long et dut être faitminutieusement. Puis il y eut un autre travail qui compléta le premier.L’ennemi cloua le volet contre le châssis de la lucarne.

Bruit épouvantable ! Les coups de marteau étaient légers et rapides,mais comme ils pénétraient profondément en leur cerveau ! C’était leurcercueil que l’on clouait, leur grand cercueil qui faisait peser sur eux uncouvercle clos hermétiquement. Plus d’espoir ! Plus de secours possible !Chaque coup de marteau renforçait la prison noire et multipliait les obs-tacles, élevant, entre le monde et eux, des murs qu’aucune puissance hu-maine ne pouvait renverser.

— Patrice, bégaya Coralie, j’ai peur… Oh ! ces coups me font mal.Elle défaillait entre les bras de Patrice. Il sentait que des pleurs cou-

laient sur ses joues.L’œuvre s’achevait cependant là-haut. Ils avaient cette impression ef-

farante que doivent éprouver les condamnés à l’aube de leur dernier jour.Du fond de leurs cellules, ils entendent les préparatifs, la machine sinistre

159

Page 165: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre II

que l’on monte, ou les batteries électriques qui fonctionnent déjà. Deshommes s’ingénient à ce que tout soit prêt, pour qu’aucune chance fa-vorable ne demeure et que le destin s’accomplisse dans toute sa rigueurinflexible.

Le leur allait s’accomplir. La mort était au service de l’ennemi ; la mortet l’ennemi travaillaient ensemble. Il était la mort lui-même, agissant,combinant, et menant la lutte contre ceux qu’il avait résolu de suppri-mer.

— Ne me quitte pas, dit Coralie en sanglotant, ne me quitte pas…—Quelques secondes seulement, dit-il… Il faut que nous soyons ven-

gés plus tard.— À quoi bon, mon Patrice, qu’est-ce que cela peut nous faire ?Il avait quelques allumettes dans une boîte. Tout en les allumant les

unes après les autres, il conduisit Coralie vers le panneau de l’inscription.—Que veux-tu ? demanda-t-elle.— Je ne veux pas que l’on attribue notre mort à un suicide. Je veux

répéter ce que nos parents ont fait et préparer l’avenir. Quelqu’un lira ceque je vais écrire et nous vengera.

Il se baissa et prit un crayon dans sa poche. Il y avait un espace libre,tout en bas, sur le panneau. Il traça :

Patrice Belval et sa fiancée Coralie meurent de la même mort, assassinéspar Siméon Diodokis, le 14 avril 1915.

Mais, comme il finissait d’écrire, il aperçut quelques mots de l’an-cienne inscription, qu’il n’avait pas lus jusqu’ici parce qu’ils étaient, pourainsi dire, placés en dehors, et qu’ils semblaient n’en point faire partie.

— Une allumette encore, prononça-t-il. Tu as vu ?… Il y a là des mots…les derniers sans doute que mon père ait écrits.

Elle alluma.À la lueur vacillante, ils déchiffrèrent un certain nombre de lettres,

mal formées, visiblement jetées à la hâte et qui composaient deux mots…Asphyxiés… Oxyde…L’allumette s’éteignit. Ils se relevèrent, silencieux. L’asphyxie…C’était

de cette façon, ils le comprenaient, que leurs parents avaient péri etqu’eux-mêmes allaient périr. Mais ils ne saisissaient pas bien encore com-ment la chose se produirait. Le manque d’air ne serait jamais assez absolu

160

Page 166: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre II

pour les asphyxier, dans cette vaste pièce où la quantité d’air pourrait suf-fire durant des jours et des jours.

— À moins que, murmura Patrice, à moins que la qualité de cet airpuisse être modifiée, et que, par conséquent…

Il s’arrêta, puis reprit :— Oui… c’est cela… je me souviens…Il dit à Coralie ce qu’il soupçonnait, ou plutôt ce qui s’adaptait si bien

à la réalité que le doute n’était plus possible.Dans le placard du vieux Siméon, il n’avait pas vu seulement cette

échelle de corde que le fou avait apportée,mais aussi un rouleau de tuyauxen plomb et alors la conduite de Siméon, depuis l’instant même où ilsétaient enfermés, ses allées et venues autour du pavillon, le soin aveclequel il avait bouché tous les interstices, son travail le long du mur etsur le toit, tout s’expliquait de la manière la plus précise. Le vieux Siméonavait tout simplement branché sur un compteur à gaz, placé probablementdans la cuisine, le tuyau qu’il avait ensuite amené contre le mur et couchésur le toit.

C’était donc ainsi, de même qu’avaient péri leurs parents, qu’ils al-laient périr, eux, asphyxiés par le gaz d’éclairage.

Tous deux ensemble, ils eurent comme un accès d’effarement, et ilscoururent dans la pièce au hasard, se tenant par la main, le cerveau endésordre, sans idées, sans volonté, pareils à de petites choses que secouela plus violente des tempêtes.

Coralie disait des paroles incohérentes. Patrice, qui la suppliait d’êtrecalme, était lui-même emporté dans la tourmente et impuissant à réagircontre l’épouvantable sensation de détresse que donne le poids des té-nèbres où la mort vous guette. On veut fuir. On veut échapper à ce soufflefroid qui déjà vous glace la nuque. Il faut fuir, il le faut. Mais où ? Par où ?Les murailles sont infranchissables et les ténèbres plus dures encore queles murailles.

Ils s’arrêtèrent, épuisés. Un sifflement fusait de quelque part, le légersifflement qui sort d’un bec de gaz mal fermé. Ayant écouté, ils se ren-dirent compte que cela venait d’en haut.

Le supplice commençait. Patrice chuchota :— Il y en a pour une demi-heure, une heure au plus.

161

Page 167: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre II

Elle avait repris conscience d’elle-même, et elle répondit :— Soyons courageux, Patrice.— Ah ! si j’étais seul ! mais toi, ma pauvre Coralie…Elle dit à voix très basse :— On ne souffre pas.— Tu souffriras, toi qui es si faible !— On souffre d’autant moins qu’on est faible. Et puis, je le sais, nous

ne souffrirons pas, mon Patrice.Elle semblait tout à coup si sereine qu’à son tour il fut empli d’une

grande paix.Ils se turent, les doigts toujours entrelacés, assis sur un large divan. Ils

s’imprégnaient peu à peu du grand calme qui se dégage des événementsque l’on considère pour ainsi dire comme accomplis et qui est de la rési-gnation, de la soumission aux forces supérieures. Des natures comme lesleurs ne se révoltent plus lorsque l’ordre du destin est manifeste, et qu’iln’y a plus qu’à obéir et à prier.

Elle entoura le cou de Patrice et prononça :— Devant Dieu, tu es mon fiancé. Qu’il nous accueille comme il ac-

cueillerait deux époux.Sa douceur le fit pleurer. Elle sécha ses larmes avec des baisers, et ce

fut elle-même qui donna ses lèvres à Patrice.— Ah ! dit-il, tu as raison, c’est vivre que de mourir ainsi.Un silence infini les baigna. Ils sentirent les premières odeurs de gaz

qui descendirent autour d’eux, mais ils n’en éprouvèrent point de terreur.Patrice chuchota :— Tout se passera comme autrefois jusqu’à la dernière seconde, Cora-

lie. Ta mère et mon père, qui s’aimaient comme nous nous aimons, sontmorts aussi dans les bras l’un de l’autre, et les lèvres jointes. Ils avaientdécidé de nous unir, et ils nous ont unis.

Elle murmura :— Notre tombe sera près de la leur.Leurs idées se brouillaient peu à peu et ils pensaient, ainsi qu’on voit

à travers une brume croissante. Comme ils n’avaient pas mangé, la faimajoutait son malaise à la sorte de vertige où leur esprit sombrait insen-siblement, et ce vertige, à mesure qu’il augmentait, perdait tout carac-

162

Page 168: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre II

tère d’inquiétude ou d’anxiété. C’était plutôt une extase, une torpeur, unanéantissement, un repos où ils oubliaient l’horreur de n’être plus bientôt.

La première, Coralie fut prise de défaillance et prononça des parolesde délire qui d’abord étonnèrent Patrice.

— Mon bien-aimé, ce sont des fleurs qui tombent, des roses. Oh ! c’estdélicieux !

Mais il éprouva, lui aussi, la même béatitude et une même exaltationqui se traduisait par de la tendresse, par de la joie et de l’émotion.

Sans effroi, il la sentit peu à peu fléchir entre ses bras et s’abandonner,et il eut l’impression qu’il la suivait dans un abîme immense, inondé delumière, où ils planaient tous les deux, en descendant, doucement et sanseffort, vers une région heureuse.

Des minutes ou des heures coulèrent. Ils descendaient toujours, luila portant par la taille, elle un peu renversée, les yeux clos et souriant. Ilse souvenait d’images où l’on voit ainsi des couples de dieux qui glissentdans l’azur, et, ivre de clarté et d’air, il faisait de larges cercles au-dessusde la région heureuse.

Cependant, comme il en approchait, il se sentit plus las. Coralie étaitlourde, sur son bras plié. La descente s’accéléra. Les ondes de lumières’assombrirent. Il vint un nuage épais, et puis d’autres qui formèrent untourbillon de ténèbres.

Et soudain, exténué, de la sueur au front et le corps tout grelottant defièvre, il tomba dans un grand trou noir…

n

163

Page 169: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

CHAPITRE III

Un étrange individu

C ’ encore tout à fait la mort. En cet état d’agonie, ce quipersistait de sa consciencemêlait, dans une espèce de cauchemar,les réalités de la vie aux réalités imaginaires du monde nouveau

où il se trouvait et qui était celui de la mort.Dans ce monde, Coralie n’existait plus, ce qui lui causait un chagrin

fou. Mais il lui semblait entendre et voir quelqu’un dont la présence serévélait par le passage d’une ombre devant ses paupières baissées.

Ce quelqu’un, il se le représentait, sans aucune raison d’ailleurs, sousl’apparence du vieux Siméon, lequel venait constater la mort de ses vic-times, commençait par emporter Coralie, puis revenait vers lui, Patrice,l’emportait également et l’étendait quelque part. Et tout cela était si précisque Patrice se demandait s’il n’était pas réveillé.

Ensuite, il s’écoula des heures… ou des secondes. À la fin, Patrice eutl’impression qu’il s’endormait, mais d’un sommeil infernal, durant lequelil souffrait, physiquement et moralement, comme doit souffrir un damné.

164

Page 170: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

Il était revenu au fond du trou noir d’où il faisait des efforts désespéréspour sortir, comme un homme tombé à la mer et qui chercherait à rega-gner la surface. Il traversait ainsi – avec quelles difficultés ! – des couchesd’eau, dont le poids l’étouffait. Il devait les escalader, en s’accrochant despieds et des mains à des choses qui glissaient, à des échelles de corde qui,n’ayant pas de points de support, s’affaissaient.

Pourtant les ténèbres devenaient moins épaisses. Un peu de jourglauque s’y mêlait. Patrice se sentait moins oppressé. Il entrouvrit lesyeux, respira plusieurs fois et vit autour de lui un spectacle qui le sur-prit : l’embrasure d’une porte ouverte, auprès de laquelle il était couché,en plein air, sur un divan.

Sur un autre divan, à côté de lui, il aperçut Coralie, étendue. Elle re-muait et semblait souffrir infiniment.

Il pensa :« Elle remonte du trou noir… Comme moi, elle s’efforce… Ma pauvre

Coralie… »Entre eux, il y avait un guéridon, et, sur ce guéridon, deux verres

d’eau. Très altéré, il en prit un. Mais il n’osa l’avaler. À ce moment, quel-qu’un sortit par la porte ouverte qui était, Patrice s’en rendit compte, laporte du pavillon, et ce quelqu’un, Patrice constata que ce n’était pas levieux Siméon, comme il l’avait cru, mais un étranger qu’il n’avait jamaisvu.

Il se dit :« Je ne dors pas… Je suis sûr que je ne dors pas et que cet étranger est

un ami. »Et il essayait de dire ces choses-là, à haute voix, pour que sa certitude

en fût mieux établie. Mais il n’avait pas de force.Pourtant l’étranger s’approcha de lui et prononça doucement :— Ne vous fatiguez pas, mon capitaine. Tout va bien. Tenez, il faut

boire.L’étranger lui présenta alors un des deux verres, que Patrice vida d’un

trait, sans défiance, et il fut heureux de voir que Coralie buvait de même.— Oui, tout va bien, dit-il. Mon Dieu ! comme c’est bon de vivre ! Co-

ralie est bien vivante, n’est-ce pas ?Il n’entendit pas la réponse et s’endormit d’un sommeil bienfaisant.

165

Page 171: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

Lorsqu’il se réveilla, la crise était finie, bien qu’il éprouvât encorequelques bourdonnements dans le cerveau et du mal à respirer jusqu’aubout de son souffle. Cependant, il se leva, et il comprit que toutes sessensations avaient été exactes, qu’il se trouvait à l’entrée du pavillon, queCoralie avait vidé le deuxième verre d’eau et qu’elle dormait paisiblement.Et il répéta, à haute voix :

— Comme c’est bon de vivre !Il voulait agir cependant, mais il n’osa pas pénétrer dans le pavillon,

malgré les portes ouvertes. Il s’en éloigna, côtoya le cloître réservé auxtombes, puis – et sans but précis, car il ne savait pas encore la raison deses actes, ne comprenait absolument rien à ce qui lui arrivait, et marchaitau hasard – il revint vers le pavillon, sur l’autre façade, celle qui dominaitle jardin, et, tout à coup, s’arrêta.

À quelques mètres en avant de la façade, au pied d’un arbre qui bor-dait le sentier oblique, un homme était renversé sur une chaise-longue enosier, la tête à l’ombre, les jambes au soleil. Il semblait assoupi. Un livreétait entrouvert sur ses genoux.

Alors, et seulement alors, Patrice se rendit compte nettement que Co-ralie et lui avaient échappé à la mort, qu’ils étaient bien vivants tous deux,et que leur sauveur ce devait être cet homme dont le sommeil indiquaitun état de sécurité absolue et de conscience satisfaite.

Il l’examina. Mince, les épaules larges, le teint mat, une fine mous-tache aux lèvres, quelques cheveux gris aux tempes, l’inconnu semblaitavoir tout au plus une cinquantaine d’années. La coupe de ses vêtementsindiquait un grand souci d’élégance. Patrice se pencha et regarda le titredu volume : Les Mémoires de Benjamin Franklin. Il lut aussi les initialesqui ornaient la coiffe d’un chapeau posé sur l’herbe : L. P.

« C’est lui qui m’a sauvé, se dit Patrice, je le reconnais. Il nous a trans-portés tous les deux hors de l’atelier et il nous a soignés. Mais commentun tel miracle s’est-il produit ? Qui nous l’a envoyé ? »

Il lui frappa l’épaule. Tout de suite, l’homme fut debout et sa figures’éclaira d’un sourire.

— Excusez-moi, mon capitaine, mais ma vie est si remplie que, quandj’ai quelques minutes, j’en profite pour dormir… n’importe où… commeNapoléon, n’est-ce pas ? Mon Dieu, oui, cette petite ressemblance n’est

166

Page 172: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

pas pour me déplaire… Mais c’est assez parler de moi. Et vous, mon capi-taine, comment ça va-t-il ? Et Mme « maman Coralie », son indispositionest finie ? Je n’ai pas cru, après avoir ouvert les portes et vous avoir trans-portés dehors, qu’il fût utile de vous éveiller. J’étais tranquille, j’avais faitle nécessaire. Vous respiriez tous les deux. Le bon air pur se chargerait dureste.

Il s’interrompit, et, devant l’attitude interloquée de Patrice, son sou-rire fit place à un rire joyeux.

— Ah ! j’oubliais, vous ne me connaissez pas ? C’est vrai, la lettre queje vous ai écrite a été interceptée. Il faut donc que jeme présente : don LuisPerenna, d’une vieille famille espagnole, noblesse authentique, papiers enrègle…

Son rire redoubla.— Mais je vois que cela ne vous dit rien. Sans doute, Ya-Bon m’aura

désigné autrement quand il écrivait mon nom sur le mur de cette rue, ily a une quinzaine de jours, un soir ? Ah ! ah ! vous commencez à com-prendre… Ma foi, oui, le monsieur que vous appeliez à votre secours…Dois-je prononcer le nom tout crûment ?…Allons-y, mon capitaine. Donc,pour vous servir, Arsène Lupin.

Patrice était stupéfait. Il avait complètement oublié la proposition deYa-Bon et l’autorisation distraite qu’il avait donnée au Sénégalais de faireappel au fameux aventurier. Et voilà qu’Arsène Lupin était là devant lui,et voilà qu’Arsène Lupin, d’un seul effort de sa volonté, par un miracleincroyable, l’avait retiré, ainsi que Coralie, du fond même de leur cercueilhermétiquement clos.

Il lui tendit la main et prononça :— Merci.— Chut ! dit don Luis gaiement. Pas de merci ! Une bonne poignée de

main, ça suffit. Et l’on peut me serrer la main, croyez-le, mon capitaine.Si j’ai sur la conscience quelques peccadilles, j’ai commis en revancheun certain nombre de bonnes actions qui doivent me gagner l’estime deshonnêtes gens… à commencer par la mienne. Donc…

Il s’interrompit de nouveau, sembla réfléchir, et, tout en prenant Pa-trice par un des boutons de son dolman, il articula :

— Ne bougez pas… on nous espionne…

167

Page 173: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

— Mais qui ?— Quelqu’un qui se trouve sur le quai, tout au bout du jardin… Le

mur n’est pas haut. Il y a une grille en dessus. On regarde à travers lesbarreaux de cette grille et on cherche à nous voir.

— Comment le savez-vous ? Vous tournez le dos au quai, et il y a lesarbres en plus.

— Écoutez.— Je n’entends rien de spécial.— Si, le bruit d’unmoteur… lemoteur d’une auto arrêtée. Or, que ferait

une auto arrêtée sur le quai, en face d’un mur auprès duquel il n’y a pointd’habitation ?

— Et alors, selon vous, qui serait-ce ?— Parbleu ! le vieux Siméon.— Siméon ?— Certes. Il se rend compte si décidément je vous ai sauvés tous les

deux.— Il n’est donc pas fou ?— Fou, lui ? Pas plus que vous et moi.— Cependant…— Cependant, vous voulez dire que Siméon vous protégeait, que son

but était de vous réunir tous les deux, qu’il vous a envoyé la clef du jardin,etc.

— Vous savez tout cela ?— Il le faut bien. Sans quoi, comment vous aurais-je secourus ?— Mais, dit Patrice avec anxiété, si ce bandit revient à la charge, ne

devons-nous pas prendre certaines précautions ? Retournons au pavillon.Coralie est seule.

— Aucun danger.— Pourquoi ?— Je suis là.La stupeur de Patrice augmentait. Il demanda :— Siméon vous connaît donc ? Il sait donc que vous êtes ici ?— Oui, par une lettre que je vous ai écrite sous le couvert de Ya-Bon et

qu’il a interceptée. J’annonçais mon arrivée et il s’est hâté d’agir. Seule-ment, suivant mon habitude en ces occasions, j’ai avancé mon arrivée de

168

Page 174: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

quelques heures, de sorte que je l’ai surpris en pleine action.— À ce moment, vous ignoriez que ce fût lui l’ennemi… vous ne saviez

rien…— Rien du tout…— C’était ce matin ?— Non, cet après-midi, à une heure trois quarts.Patrice tira sa montre.— Et il en est quatre. Donc, en deux heures…— Même pas, il y a une heure que je suis ici.— Vous avez interrogé Ya-Bon ?— Si vous croyez que j’ai perdu mon temps ! Ya-Bon m’a simplement

répondu que vous n’étiez pas là, ce qui commençait à l’étonner.— Alors ?— J’ai cherché où vous étiez.— Comment ?— J’ai d’abord fouillé votre chambre, et, en fouillant votre chambre,

comme je sais le faire, j’ai fini par découvrir qu’il y avait une fente aufond de votre bureau à cylindre, et que cette fente s’ouvrait en regardd’une autre fente pratiquée dans le mur de la pièce voisine. J’ai donc puattirer le registre sur lequel vous teniez votre journal et prendre connais-sance des événements. C’est ainsi, d’ailleurs, que Siméon était au courantde vos moindres intentions. C’est ainsi qu’il a su votre projet de venir ici,en pèlerinage, le 14 avril. C’est ainsi que, la nuit dernière, vous voyantécrire, il a préféré, avant de vous attaquer, savoir ce que vous écriviez. Lesachant, et apprenant, par vous-même, que vous étiez sur vos gardes, ils’est abstenu. Vous voyez combien tout cela est facile. M. Desmalions, in-quiet de votre absence, aurait tout aussi bien réussi, mais il aurait réussi…demain.

— C’est-à-dire trop tard, fit Patrice.— Oui, trop tard. Ce n’est pas son affaire, ni celle de la police. Aussi

j’aimemieux quelle ne s’en mêle pas. J’ai demandé le silence à vos mutiléssur tout ce qui peut leur paraître équivoque. De sorte que, si M. Desma-lions vient aujourd’hui, il croira que tout est en ordre. Et puis, tranquillede ce côté, muni par vous des renseignements nécessaires, j’ai, en com-pagnie de Ya-Bon, franchi la ruelle et pénétré dans ce jardin.

169

Page 175: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

— La porte en était ouverte ?— Non, mais au même moment, Siméon sortait du jardin. Malchance

pour lui, n’est-ce pas ? et dont j’ai profité hardiment. J’ai mis la main surla clenche, et nous sommes entrés, sans qu’il osât protester. Et certes il abien su qui j’étais.

— Mais vous, vous ignoriez alors que ce fût lui l’ennemi ?— Comment, je l’ignorais ?… Et votre journal ?— Je ne me doutais pas…— Mais, mon capitaine, chaque page est une accusation contre lui. Il

n’y a pas un incident auquel il n’ait été mêlé, pas un forfait qu’il n’aitpréparé !

— En ce cas, il fallait le prendre au collet.— Et après ? À quoi cela m’aurait-il servi ? L’aurais-je contraint à par-

ler ? Non, c’est en le laissant libre que je le tiendrai le mieux. C’est alorsqu’il se perdra. Vous voyez bien, le voilà déjà qui rôde autour de la mai-son, au lieu de filer. Et puis, j’avais mieux à faire, vous secourir d’abordtous les deux… s’il en était temps encore. Ya-Bon et moi, nous avons doncgalopé jusqu’à la porte du pavillon. Elle était ouverte, mais l’autre, cellede l’escalier, était fermée à clef et au verrou. Je tirai les deux verrous, etce fut un jeu pour nous de forcer la serrure.

« Alors, rien qu’à l’odeur du gaz, j’ai compris. Siméon avait dû bran-cher un vieux compteur sur quelque conduite extérieure, probablementcelle qui alimente les réverbères de la ruelle, et il vous asphyxiait. Il nenous restait plus qu’à vous sortir tous les deux et à vous donner les soinshabituels, massages, tractions, etc. Vous étiez sauvés. »

Patrice demanda :— Sans doute a-t-il enlevé toute son installation de mort ?— Non. Il se réservait évidemment de revenir et de mettre tout en

ordre, afin que son intervention ne pût être établie et que l’on crût à votresuicide… suicide mystérieux, décès sans cause apparente, bref, le mêmedrame qu’autrefois, entre votre père et la mère de maman Coralie.

— Vous savez donc quelque chose ?…— Eh quoi, n’ai-je pas des yeux pour lire ? Et l’inscription du mur, les

révélations de votre père ? J’en sais autant que vous, mon capitaine… etpeut-être davantage.

170

Page 176: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

— Davantage ?— Mon Dieu, l’habitude… l’expérience. Bien des problèmes, indéchif-

frables pour les autres, me semblent à moi les plus simples et les plusclairs du monde. Ainsi…

— Ainsi ?…Don Luis hésita, puis, à la fin, répondit :— Non, non…, il est préférable que je ne parle pas… L’ombre se dissi-

pera peu à peu. Attendons. Pour l’instant…Il prêta l’oreille.— Tenez, il a dû vous voir. Et, maintenant qu’il est renseigné, il s’en

va.Patrice s’émut :— Il s’en va ! Vous voyez… Il eût mieux valu s’emparer de lui. Le

retrouvera-t-on jamais, le misérable ? Pourrons-nous nous venger ?Don Luis sourit.— Voilà que vous traitez de misérable l’homme qui veille sur vous

depuis vingt ans, et qui vous a rapproché de maman Coralie ! Votre bien-faiteur !

—Ah ! est-ce que je sais ! Tout cela est tellement obscur ! Je ne puis quele haïr… Je suis désolé de sa fuite… Je voudrais le torturer, et cependant…

Il avait eu un geste de désespoir et se tenait la tête entre les mains.Don Luis le réconforta.

— Ne craignez rien. Jamais il n’a été plus près de sa perte qu’à la mi-nute actuelle. Je l’ai sous la main comme cette feuille d’arbre.

— Mais comment ?— L’homme qui conduit son automobile est à moi.—Quoi ?Que dites-vous ?— Je dis que j’ai mis l’un de mes hommes sur un taxi ; que ce taxi,

selon mon ordre, rôdait au bas de la ruelle et que Siméon n’a pas manquéde sauter dedans.

— C’est-à-dire que vous le supposez…, précisa Patrice, de plus en plusinterloqué.

— J’ai reconnu le bruit du moteur au bas du jardin, quand je vous aiaverti.

— Et vous êtes sûr de votre homme ?

171

Page 177: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

— Certain.— Qu’importe ! Siméon peut se faire conduire loin de Paris, donner

un mauvais coup à cet homme… Et alors, quand serons-nous prévenus ?— Si vous croyez que l’on sort de Paris et qu’on se balade sur les

grandes routes sans un permis spécial !… Non, s’il quitte Paris, Siméonse fera conduire d’abord à une gare quelconque, et nous le saurons vingtminutes après. Et aussitôt, nous filons.

— Comment ?— En auto.— Vous avez donc un sauf-conduit, vous ?— Oui, valable pour toute la France.— Est-ce possible ?— Parfaitement, et un sauf-conduit authentique encore : au nom de

don Luis Perenna, signé par le ministre de l’Intérieur et contresigné…— Et contresigné ?— Par le président de la République.L’ahurissement de Patrice se changea tout à coup en une violente

émotion. Dans l’aventure terrible où il se trouvait engagé, et où, jusque-là, subissant la volonté implacable de l’ennemi, il n’avait guère connu quela défaite et les affres d’une mort toujours menaçante, il advenait soudainqu’une volonté plus puissante surgissait en sa faveur. Et, brusquement,tout se modifiait. Le destin semblait changer de direction, comme un na-vire qu’un bon vent imprévu amène vers le port.

— Vraiment, mon capitaine, lui dit don Luis, on croirait que vous allezpleurer, comme maman Coralie. Vous avez les nerfs trop tendus, moncapitaine…Et puis, la faim, peut-être… Il va falloir vous restaurer. Allons…

Il l’entraîna vers le pavillon à pas lents, en le soutenant, et il prononça,d’une voix un peu grave :

— Sur tout cela, mon capitaine, je vous demande la discrétion la plusabsolue. Sauf quelques anciens amis, et sauf Ya-Bon, que j’ai rencontréen Afrique et qui m’a sauvé la vie, personne, en France, ne me connaîtsous mon véritable nom. Je m’appelle don Luis Perenna. Au Maroc, oùj’ai combattu, j’ai eu l’occasion de rendre service au très sympathiqueroi d’une nation voisine de la France, et neutre, lequel, bien qu’obligé decacher ses vrais sentiments, souhaite ardemment notre victoire. Il m’a

172

Page 178: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

fait venir, et, comme conséquence, je lui ai demandé de m’accréditer etd’obtenir pour moi un sauf-conduit. J’ai donc officieusement une missionsecrète, qui expire dans deux jours. Dans deux jours, je retourne… d’oùje venais et où, pendant la guerre, je sers la France à ma façon… qui n’estpas mauvaise, croyez-le bien, comme on le verra un jour ou l’autre ¹.

Ils arrivaient tous deux près du siège où dormait maman Coralie. DonLuis arrêta Patrice.

— Un mot encore, mon capitaine. Je me suis juré, et j’ai donné maparole à celui qui a eu confiance en moi, que mon temps, durant cettemission, serait exclusivement consacré à défendre, dans la mesure de mesmoyens, les intérêts de mon pays. Je dois donc vous avertir que, malgrétoute ma sympathie pour vous, je ne saurais prolonger mon séjour d’uneseule minute à partir du moment où j’aurai découvert les dix-huit centssacs d’or. Je n’ai répondu à l’appel de mon ami Ya-Bon que pour cetteunique raison. Lorsque les sacs d’or seront en notre possession, c’est-à-dire au plus tard après-demain soir, je m’en irai. D’ailleurs, les deux af-faires sont liées. Le dénouement de l’une sera la conclusion de l’autre. Etmaintenant, assez de paroles, assez d’explications, présentez-moi à ma-man Coralie, et travaillons !

Il se mit à rire :— Pas de mystère avec elle, mon capitaine. Dites-lui mon vrai nom. Je

n’ai rien à craindre : Arsène Lupin a toutes les femmes pour lui.Quarante minutes plus tard, maman Coralie était dans sa chambre,

bien soignée et bien gardée. Patrice avait pris un repas substantiel, tandisque don Luis se promenait sur la terrasse en fumant des cigarettes.

— Ça y est, mon capitaine ? Nous commençons ?Il regarda sa montre.— Cinq heures et demie. Nous avons encore plus d’une heure de jour ;

c’est suffisant.— Suffisant ?… Vous n’avez pas la prétention, je suppose, d’arriver au

but en une heure ?— Au but définitif, non, mais au but que je m’assigne, oui… et même

avant. Une heure ? Pour quoi faire, mon Dieu ? Dans quelques minutes,

1. Voir Les dents du tigre.

173

Page 179: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

nous serons renseignés sur la cachette de l’or.Don Luis se fit conduire à la cave creusée sous la bibliothèque et où

Essarès bey enfermait les sacs d’or jusqu’au moment de leur expédition.— C’est bien par ce soupirail que les sacs étaient jetés, mon capitaine ?— Oui.— Pas d’autre issue ?— Pas d’autre que l’escalier qui monte à la bibliothèque et que le sou-

pirail correspondant.— Lequel ouvre sur la terrasse ?— Oui.— Donc, c’est clair. Les sacs entraient par le premier et sortaient par

le second.— Mais…— Il n’y a pas de mais, mon capitaine. Comment voulez-vous qu’il en

soit autrement ? Voyez-vous, le tort qu’on a toujours, c’est d’aller cher-cher midi à quatorze heures.

Ils regagnèrent la terrasse. Don Luis se posta près du soupirail et ins-pecta les alentours immédiats. Ce ne fut pas long. Il y avait, à quatremètres en avant des fenêtres de la bibliothèque, un bassin rond, orné, enson centre, d’une statue d’enfant qui lançait un jet d’eau par l’entonnoird’une conque.

Don Luis s’approcha, examina le bassin, et, se penchant, atteignit lastatuette qu’il fit tourner sur elle-même, de droite à gauche.

Le piédestal tourna en même temps d’un quart de cercle.— Nous y sommes, dit-il en se relevant.—Quoi ?— Le bassin va se vider.De fait, très rapidement, l’eau baissa et le fond de la vasque apparut.Don Luis descendit et s’accroupit. La paroi intérieure était recouverte

d’unemosaïque demarbre à larges dessins blancs et rouges, composant ceque l’on appelle une grecque. Aumilieu de l’un de ces dessins, s’encastraitun anneau que don Luis souleva et tira. Toute la portion de la paroi queformait l’ensemble du dessin, répondit à cet appel, et s’abattit, laissant unorifice d’environ trente centimètres sur vingt-cinq.

Don Luis affirma :

174

Page 180: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

— Les sacs s’en allaient par là. Seconde étape. On les expédiait de lamême manière, au moyen d’un crochet qui glissait sur un fil de fer. Voilà,en haut de cette canalisation, le fil de fer.

— Crebleu ! s’écria le capitaine Belval. Mais le fil de fer, nous ne pou-vons le suivre !

—Non, mais il nous suffit de savoir où il aboutit. Tenez, mon capitaine,allez jusqu’au bas du jardin, près du mur, en suivant une ligne perpendi-culaire à la maison. Là, vous couperez une branche d’arbre un peu haute.Ah ! j’oubliais, il me faudra sortir par la ruelle. Vous avez la clef de laporte ? Oui ? Donnez-la-moi.

Patrice donna la clef, puis se rendit auprès du mur qui bordait le quai.— Un peu plus à droite, commanda don Luis. Encore un peu. Bien.

Maintenant, attendez.Il sortit du jardin par la ruelle, gagna le quai, et, de l’autre côté dumur,

appela :— Vous êtes là, mon capitaine ?— Oui.— Plantez votre branche d’arbre de façon que je la voie d’ici… À mer-

veille !Patrice rejoignit alors don Luis, qui traversa le quai.Tout le long de la Seine, en contrebas, s’étendent des quais, construits

sur la berge même du fleuve, et réservés au cabotage. Les péniches yabordent, déchargent leurs cargaisons, en reçoivent d’autres, et souventrestent amarrées les unes auprès des autres.

À l’endroit où Patrice et don Luis descendaient par les marches d’unescalier, le quai offrait une série de chantiers, dont l’un, celui auquel ilsaccédèrent, paraissait abandonné, sans doute depuis la guerre. Il y avait,parmi des matériaux inutiles, plusieurs tas de moellons et de briques, unecabane aux vitres brisées, et le soubassement d’une grue à vapeur. Unepancarte suspendue à un poteau portait cette inscription : « Chantier Ber-thou, construction ».

Don Luis longea le mur de soutènement, au-dessus duquel le quaiformait terrasse.

Un tas de sable en occupait la moitié et l’on apercevait dans le murles barreaux d’une grille en fer dont le sable, maintenu par des planches,

175

Page 181: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

cachait la partie inférieure.Don Luis dégagea la grille et dit en plaisantant :— Avez-vous remarqué que, dans cette aventure, aucune porte n’est

fermée ?… Espérons qu’il en sera de même pour celle-ci.L’hypothèse se trouva confirmée, ce qui ne manqua pas, malgré tout,

d’étonner don Luis, et ils pénétrèrent dans un de ces réduits où les ou-vriers serrent leurs instruments.

— Jusqu’ici, rien d’anormal, murmura don Luis, qui alluma une lampeélectrique. Des seaux, des pioches, des brouettes, une échelle… Ah ! ah !voilà bien ce que je pensais… Des rails…, tout un système de rails à petitécartement… Aidez-moi, capitaine, débarrassons le fond. Parfait… Nousy sommes.

Au ras du sol, et face à la grille, s’ouvrait un orifice rectangulaire exac-tement semblable à celui du bassin. On apercevait le fil de fer en haut. Unesuite de crochets y étaient suspendus.

Don Luis expliqua :— Donc, ici, arrivée des sacs. Ils tombaient pour ainsi dire dans un de

ces petits wagonnets que vous voyez en ce coin. Les rails étaient déployés,la nuit bien entendu, traversaient la berge, et les wagonnets étaient dirigésvers une péniche où ils déchargeaient leur contenu… simple mouvementde bascule !

— De sorte que ?…— De sorte que l’or de la France s’en allait par là… je ne sais où… à

l’étranger.— Et vous croyez que les dix-huit cents derniers sacs ont été expédiés

aussi ?— J’en ai peur.— Alors, nous arrivons trop tard ?Il y eut un assez long moment de silence entre les deux hommes.

Don Luis réfléchissait. Patrice, bien que déçu par un dénouement qu’ilne prévoyait point, demeurait confondu de l’extraordinaire habileté aveclaquelle, en si peu de temps, son compagnon était parvenu à débrouillerune partie de l’écheveau.

Il murmura :— C’est un vrai miracle. Comment avez-vous pu ?

176

Page 182: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

Sans unmot, don Luis sortit de sa poche le livre que Patrice avait avisésur ses genoux, Les Mémoires de Benjamin Franklin, et lui fit signe de lirequelques lignes qu’il montra du doigt.

Ces lignes avaient été écrites durant les dernières années du règne deLouis XVI. Elles disaient :

« Chaque jour, nous allons au village de Passy qui touche à mon habi-tation, et où l’on prend les eaux dans un jardin admirable. Les ruisseauxet les cascades y coulent de toutes parts, amenés et reconduits par descanaux fort bien aménagés.

« Comme on me sait amateur de belle mécanique, on m’a montré lebassin où toutes les eaux des sources sont recueillies. Il suffit de tournerd’un quart de cercle vers la gauche un petit bonhomme de marbre, et touts’en va, en droite ligne, jusqu’à la Seine, par un aqueduc qui s’ouvre dansla paroi… »

Patrice ferma le livre. Don Luis expliqua :— Les choses ont changé depuis, sans doute du fait d’Essarès bey.

L’eau s’échappe autrement, et l’aqueduc servait à l’écoulement de l’or.En outre, le lit du fleuve a été resserré. Des quais ont été construits, souslesquels passe la canalisation. Vous voyez, mon capitaine, que tout celaétait facile à trouver, étant donné que ce livre me renseignait. Doctus cumlibro.

— Oui, certes, mais encore fallait-il le lire, ce livre.— Un hasard. Je l’ai déniché dans la chambre de Siméon et je l’ai mis

dans ma poche, curieux de savoir les raisons pour lesquelles il le lisait.Patrice s’écria :— Eh ! c’est justement ainsi qu’il aura découvert, lui également, le se-

cret d’Essarès bey, secret qu’il ignorait. Il a trouvé le livre parmi les pa-piers de son maître, et il s’est documenté de cette façon. Qu’en pensez-vous ? Non ? On croirait que vous n’êtes pas de mon avis ? Avez-vousquelque idée ?

Don Luis Perenna ne répondit pas. Il regardait le fleuve. Le long desquais et un peu à l’écart du chantier, il y avait une péniche amarrée, où ilsemblait qu’il n’y eût personne. Mais unmince filet de fumée commençaità monter d’un tuyau qui émergeait du pont.

— Allons donc voir, dit-il.

177

Page 183: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

La péniche portait l’inscription : La Nonchalante-Troyes.Il leur fallut enjamber l’espace qui la séparait du quai et franchir des

cordages et des barriques vides dont étaient couvertes les parties platesdu pont. Une échelle les conduisit dans une sorte de cabine qui servait dechambre et de cuisine. Un homme s’y trouvait, solide d’aspect, le bustelarge, les cheveux noirs et bouclés, la figure imberbe. Comme vêtements,une blouse et un pantalon de treillis, sales et rapiécés.

Don Luis lui tendit un billet de vingt francs que l’homme prit avecvivacité.

—Un renseignement, camarade. As-tu vu, ces jours-ci, devant le chan-tier Berthou, une péniche ?

— Oui, une péniche à moteur qui est partie hier.— Le nom de cette péniche ?— La Belle-Hélène. Les gens qui l’habitaient, deux hommes et une

femme, étaient des gens de l’étranger qui causaient… je ne sais pas enquelle langue… anglais, je crois, ou espagnol… à moins que… bref, je nesais pas…

— Le chantier Berthou ne travaille pourtant plus ?— Non, le patron est mobilisé, qu’on m’a dit…, et puis les contre-

maîtres… Tout le monde y passe, n’est-ce pas, même moi. J’attends uneconvocation… quoique le cœur soit malade.

— Mais si l’on ne travaille plus au chantier, qu’est-ce que ce bateaufaisait là ?

— Je l’ignore. Cependant, ils ont travaillé toute une nuit. Ils avaientdéployé des rails sur le quai. J’entendais les wagonnets, et on chargeait…quoi ? J’ignore. Et puis, au petit matin, démarrage.

— Où allaient-ils ?— Ils descendaient la rivière du côté de Mantes.— Merci, camarade, c’est ce que je voulais savoir.Dix minutes plus tard, en arrivant à l’hôtel Essarès, Patrice et don

Luis trouvaient le chauffeur de l’automobile où Siméon Diodokis avaitpris place après sa rencontre avec don Luis. Selon la prévision de donLuis, Siméon s’était fait conduire à une gare, la gare Saint-Lazare, où ilavait pris son billet.

— Pour quelle destination ? demanda don Luis.

178

Page 184: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre III

Le chauffeur répondit :— Pour Mantes !

n

179

Page 185: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

CHAPITRE IV

La « Belle-Hélène »

— Pas d’erreur, fit Patrice. L’avertissement même qui fut donné à M.Desmalions que l’or était expédié… la rapidité avec laquelle le travail futexécuté, de nuit, sans préparatifs et par les gens mêmes du bateau… lanationalité étrangère de ces gens… la direction qu’ils ont prise… toutconcorde. Il est probable qu’il y a, entre la cave où on le jetait et le réduitoù il aboutissait, une cachette intermédiaire où l’or séjournait, à moinsque les dix-huit cents sacs aient pu attendre leur expédition, suspendusles uns derrière les autres le long de la canalisation ?…

« Mais cela importe peu. L’essentiel est de savoir que la Belle-Hélène,blottie dans quelque coin de banlieue, attendait l’occasion propice. Ja-dis, Essarès bey, par prudence, lui lançait un signal à l’aide de cette pluied’étincelles que j’ai observée. Cette fois-ci, le vieux Siméon, qui continuel’œuvre d’Essarès, sans doute pour son propre compte, a prévenu l’équi-page, et les sacs d’or filent du côté de Rouen et du Havre, où quelque va-peur les emmènera vers l’Orient. Après tout, quelques dizaines de tonnes

180

Page 186: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

à fond de cale sous une couche de charbon, ce n’est rien. Qu’en dites-vous ? Nous y sommes, n’est-ce pas ? Pour moi, il y a là une certitude…

« Et Mantes, cette ville pour laquelle il a pris son billet et vers laquellenavigue la Belle-Hélène ? Est-ce clair ? Mantes, où il rattrapera sa cargai-son d’or, et où il s’embarquera sous quelque déguisement de matelot…Ni vu ni connu… L’or et le bandit s’évanouissent. Qu’en dites-vous ? Pasd’erreur ? »

Cette fois encore, don Luis ne répondit pas. Cependant, il devait ac-quiescer aux idées de Patrice, car, au bout d’un instant, il déclara :

— Soit, j’y vais. Nous verrons bien…Et il dit au chauffeur :— File au garage, et ramène la quatre-vingts chevaux. Avant une

heure, je veux être à Mantes. Quant à vous, mon capitaine…—Quant à moi, je vous accompagne.— Et qui gardera ?…— Maman Coralie ? Quel danger court-elle ? Personne ne peut plus

l’attaquer maintenant. Siméon a manqué son coup et ne songe qu’à sasûreté personnelle… et à ses sacs d’or.

— Vous insistez ?— Absolument.— Vous avez peut-être tort. Mais enfin, cela vous regarde. Partons…

Ah ! cependant, une précaution…Il appela :— Ya-Bon !Le Sénégalais accourut.Si Ya-Bon éprouvait pour Patrice un attachement de bête fidèle, il sem-

blait professer à l’égard de don Luis un culte religieux. Le moindre gestede l’aventurier le plongeait dans l’extase. Il ne cessait pas de rire en pré-sence du grand chef.

— Ya-Bon, tu vas tout à fait bien ? Ta blessure est finie ? Plus de fa-tigue ? Parfait. En ce cas, suis-moi.

Il le conduisit jusqu’au quai, un peu à l’écart du chantier Berthou.— Dès neuf heures, ce soir, tu prendras la garde ici, sur ce banc. Tu

apporteras de quoi manger et boire, et tu surveilleras particulièrementce qui se passe là, en contrebas. Que se passera-t-il ? Peut-être rien du

181

Page 187: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

tout. N’importe, tu ne bougeras pas avant que je sois revenu… à moins…à moins qu’il ne se passe quelque chose… auquel cas tu agiras en consé-quence.

Il fit une pause et reprit :— Surtout, Ya-Bon, méfie-toi de Siméon. C’est lui qui t’a blessé. Si

tu l’apercevais, saute-lui à la gorge, et amène-le ici… Mais ne le tue pas,fichtre ! Pas de blague, hein ! Je ne veux pas que tu me livres un cadavre…mais un homme vivant. Compris, Ya-Bon ?

Patrice s’inquiéta :— Vous craignez donc quelque chose de ce côté ? Voyons, c’est inad-

missible, puisque Siméon est parti…—Mon capitaine, dit don Luis, quand un bon général se met à la pour-

suite de l’ennemi, cela ne l’empêche pas d’assurer le terrain conquis et delaisser des garnisons dans les places fortes. Le chantier Berthou est évi-demment un des points de ralliement, le plus important, peut-être, denotre adversaire. Je le surveille.

Don Luis prit également des précautions sérieuses à l’égard de ma-man Coralie. Très lasse, la jeune femme avait besoin de repos et de soins.On l’installa dans l’automobile, et, après une pointe vers le centre de Pa-ris, exécutée à toute allure, afin de dépister un espionnage possible, on laconduisit à l’annexe du boulevard Maillot, où Patrice la remit aux mainsde la surveillante et la recommanda au docteur. Défense était faite d’in-troduire auprès d’elle aucune personne étrangère. Elle ne devait répondreà aucune lettre, à moins qu’elle ne fût signée : « Capitaine Patrice. »

À neuf heures du soir, l’auto filait sur la route de Saint-Germain et deMantes. Placé dans le fond, près de don Luis, Patrice éprouvait l’exaltationde la victoire et se dépensait en hypothèses qui, d’ailleurs, avaient toutespour lui la valeur de certitudes irréfutables. Quelques doutes cependantpersistaient en son esprit, des points demeuraient obscurs sur lesquels ileût été bien aise de recueillir l’opinion d’Arsène Lupin.

— Pour moi, disait-il, deux choses restent absolument incompréhen-sibles. D’abord, qui est-ce qui a été assassiné par Essarès, le 4 avril, à 7heures 19 dumatin ? J’ai entendu les cris d’agonie.Qui est mort ? et qu’estdevenu le cadavre ?

Don Luis ne répondait toujours pas, et Patrice reprenait :

182

Page 188: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

— Deuxième point, plus étrange encore, la conduite de Siméon. Com-ment, voilà un homme qui consacre sa vie à un seul but, venger l’assassi-nat de son ami Belval, et, en même temps assurer mon bonheur et celui deCoralie. Pas un fait ne dément l’unité de sa vie. On devine en lui l’obses-sion, la maniemême. Et puis, le jour où son ennemi Essarès bey succombe,tout à coup, il fait volte-face, et nous persécute, Coralie et moi, jusqu’àourdir et mettre à exécution cette affreuse machination qu’Essarès beyavait réussie contre nos parents !

« Voyons, avouez qu’il y a là quelque chose d’inouï. Est-ce l’appât del’or qui lui a tourné la tête, le trésor prodigieux mis à sa disposition, dujour où il a pénétré le secret ? Est-ce là l’explication de ses forfaits ? L’hon-nête homme est-il devenu bandit pour assouvir des instincts subitementéveillés ? Qu’en pensez-vous ? »

Silence de don Luis. Patrice, qui s’attendait à ce que toutes les énigmesfussent résolues en un tournemain par l’illustre aventurier, en concevaitde l’humeur et de l’étonnement.

Il fit une dernière tentative.— Et le triangle d’or ? Encore un mystère ? Car enfin, dans tout cela,

pas de trace d’un triangle ! Où est-il le triangle d’or ? Avez-vous une idéeà ce propos ?

Silence de don Luis. À la fin, l’officier ne put s’empêcher de dire :— Mais qu’y a-t-il donc ? Vous ne répondez pas… Vous avez l’air sou-

cieux…— Peut-être, fit don Luis.— Mais pour quelle raison ?— Oh ! il n’y a pas de raison.— Cependant…— Eh bien, je trouve que cela marche trop bien.—Qu’est-ce qui marche trop bien ?— Notre affaire.Et, comme Patrice allait encore l’interroger, il prononça :— Mon capitaine, j’ai pour vous la plus franche sympathie, et je porte

le plus vif intérêt à tout ce qui vous concerne, mais, je vous l’avouerai,il y a un problème qui domine toutes mes pensées, et un but où tendentmaintenant tous mes efforts. C’est la poursuite de l’or qu’on nous a volé,

183

Page 189: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

et, cet or-là, je ne veux pas qu’il nous échappe… J’ai réussi de votre côté.De l’autre, pas encore. Vous êtes sains et saufs tous les deux, mais je n’aipas les dix-huit cents sacs, et il me les faut… il me les faut…

— Mais vous les aurez, puisque vous savez où ils sont.— Je les aurai, dit don Luis, lorsqu’ils seront sous mes yeux, étalés.

Jusque-là, c’est l’inconnu.À Mantes, les recherches ne furent pas longues. Ils eurent presque

aussitôt la satisfaction d’apprendre qu’un voyageur dont le signalementcorrespondait à celui du vieux Siméon était descendu à l’hôtel des Trois-Empereurs, et qu’à l’heure actuelle il dormait dans une chambre du troi-sième étage.

Don Luis s’installa au rez-de-chaussée, tandis que Patrice qui, à causede sa jambe, eût plus facilement attiré l’attention, se rendait au Grand-Hôtel.

Il s’éveilla tard, le lendemain. Un coup de téléphone de don Luis an-nonça que Siméon, après avoir passé à la poste, était allé au bord dela Seine, puis à la gare, d’où il avait ramené une dame, assez élégante,dont une voilette épaisse cachait le visage. Tous deux déjeunaient dans lachambre du troisième étage.

À quatre heures, nouveau coup de téléphone. Don Luis priait le ca-pitaine de le rejoindre sans retard dans un petit café situé au sortir de laville, en face du fleuve. Là, Patrice put voir Siméon qui se promenait surle quai.

Il se promenait les mains au dos, de l’air d’un homme qui flâne et quin’a point de but précis.

— Cache-nez, lunettes, toujours le même accoutrement, toujours lamême allure, dit Patrice.

Et il ajouta :— Regardez-le bien, il affecte l’insouciance, mais on devine que ses

yeux se portent en amont du fleuve, vers le côté par où la Belle-Hélènedoit arriver.

— Oui, oui, murmura don Luis. Tenez, voici la dame.— Ah ! c’est celle-là ? fit Patrice. Je l’ai rencontrée déjà deux ou trois

fois dans la rue.

184

Page 190: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

Un manteau de gabardine dessinait sa taille et ses épaules qui étaientlarges et un peu fortes. Autour de son feutre à grands bords, un voiletombait. Elle tendit à Siméon le papier bleu d’un télégramme qu’il lutaussitôt.

Puis ils s’entretinrent un moment, semblèrent s’orienter, passèrentdevant le café et, un peu plus loin, s’arrêtèrent.

Là, Siméon écrivit quelques mots sur une feuille de papier qu’il donnaà sa compagne. Celle-ci le quitta et rentra en ville. Siméon continua desuivre le cours du fleuve.

— Vous allez rester, mon capitaine, fit don Luis.— Pourtant, protesta Patrice, l’ennemi ne semble pas sur ses gardes. Il

ne se retourne pas.— Il vaut mieux être prudent, mon capitaine. Mais quel dommage que

nous ne puissions pas prendre connaissance du papier que Siméon a écrit.— Et si je rejoignais…— Si vous rejoigniez la dame ? Non, non, mon capitaine. Sans vous

offenser, vous n’êtes pas de force. C’est tout juste si moi-même…Il s’éloigna.Patrice attendit. Quelques barques montaient ou descendaient la ri-

vière. Machinalement, il regardait leurs noms. Et, tout à coup, une demi-heure après l’instant où don Luis l’avait quitté, il entendit la cadence trèsnette, le martèlement rythmé d’un de ces forts moteurs que l’on a, depuisquelques années, adaptés à certaines péniches.

De fait, une péniche débouchait au détour de la rivière. Quand ellepassa devant lui, il lut distinctement, et avec quelle émotion : Belle-Hélène !

Elle glissait assez rapidement, dans un fracas d’explosions régulières.Elle était épaisse, ventrue, lourde, et assez profondément enfoncée, bienqu’elle ne semblât porter aucune cargaison.

Patrice vit deux mariniers, assis, et qui fumaient distraitement. Amar-rée derrière, une barque flottait.

La péniche s’éloigna et atteignit le tournant.Patrice attendit encore une heure avant que don Luis fût de retour. Il

lui dit aussitôt :— Eh bien, la Belle-Hélène ?

185

Page 191: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

— À deux kilomètres d’ici, ils ont détaché leur barque et sont venuschercher Siméon.

— Alors il est parti avec eux ?— Oui.— Sans se douter de rien ?— Vous m’en demandez un peu trop, mon capitaine.— N’importe ! la victoire est gagnée. Avec l’auto, nous allons les rat-

traper, les dépasser, et, à Vernon, par exemple, prévenir les autorités, mi-litaires et autres, afin qu’elles procèdent à l’arrestation, à la saisie…

— Nous ne préviendrons personne, mon capitaine. Nous procéderonsnous-mêmes à ces petites opérations.

— Nous-mêmes ? Comment ? Mais…Les deux hommes se regardèrent. Patrice n’avait pu dissimuler la pen-

sée qui s’était présentée à son esprit.Don Luis ne se fâcha pas.— Vous avez peur que je n’emporte les trois cents millions ? Bigre,

c’est un paquet difficile à cacher dans un veston.— Cependant, dit Patrice, puis-je vous demander quelles sont vos in-

tentions à cet égard ?— Vous le pouvez, mon capitaine ; mais permettez-moi de retarder ma

réponse, jusqu’au moment où nous aurons réussi. À l’heure présente, ilfaut d’abord retrouver la péniche.

Ils revinrent à l’hôtel des Trois-Empereurs, et repartirent en auto dansla direction de Vernon. Cette fois, tous deux se taisaient.

La route rejoignait le fleuve quelques kilomètres plus loin, au bas dela côte escarpée qui commence à Rosny. Au moment où ils arrivaient àRosny, la Belle-Hélène entrait déjà dans la grande boucle au sommet delaquelle se trouve la Roche-Guyon et qui revient vers la route nationaleà Bonnières. Il lui fallait au moins trois heures pour effectuer ce trajet,tandis que l’auto, escaladant la colline, et coupant droit, débouchait dansBonnières quinze minutes après.

Ils traversèrent le village.Un peu plus loin, à droite, il y avait une auberge. Don Luis s’y arrêta

et dit à son chauffeur :

186

Page 192: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

— Si, à minuit, nous ne sommes pas revenus, retourne à Paris. Vousm’accompagnez, capitaine ?

Patrice le suivit vers la droite et ils aboutirent, par un petit chemin,aux berges du fleuve qu’ils suivirent durant un quart d’heure. Enfin, donLuis trouva ce qu’il semblait chercher : une barque, attachée à un pieu,non loin d’une villa dont les volets étaient clos.

Don Luis défit la chaîne.Il était environ sept heures du soir. La nuit venait rapidement, mais

un beau clair de lune illuminait l’espace.— Tout d’abord, dit don Luis, un mot d’explication. Nous allons guet-

ter la péniche, qui débouchera sur le coup de dix heures. Elle nous ren-contrera en travers du fleuve et, à la lueur de la lune… ou de ma lampeélectrique, nous lui ordonnerons de stopper, ce à quoi, sans doute, étantdonné votre uniforme, elle obéira. Alors nous montons.

— Si elle n’obéit pas ?— C’est l’abordage. Ils sont trois, mais nous sommes deux. Donc…— Et après ?— Après ? Il y a tout lieu de croire que les deux hommes de l’équipage

ne sont que des comparses, au service de Siméon, mais ignorants de sesactes, et ne sachant pas la nature de la cargaison. Siméon réduit à l’im-puissance, eux-mêmes payés largement par moi, ils conduiront la pénicheoù je voudrai. Mais – et c’est là que je voulais en venir, mon capitaine –je dois vous avertir que je ferai de cette péniche ce qu’il me plaira. J’enlivrerai le chargement à l’heure qui me conviendra. C’est mon butin, maprise. Personne n’a de droit sur elle que moi.

L’officier se cabra :— Cependant, je ne puis accepter un tel rôle…— En ce cas, donnez-moi votre parole d’honneur que vous garderez

un secret qui ne vous appartient pas. Et alors, bonsoir, chacun de son côté.Je vais seul à l’abordage et vous retournez à vos affaires. Notez d’ailleursque je n’exige nullement une réponse immédiate. Vous avez tout le tempsde réfléchir et de prendre la décision que vous dicteront vos intérêts et vostrès honorables scrupules.

« Pour ma part, excusez-moi, mais je vous ai confié mes petites fai-blesses : quand les circonstances m’accordent un peu de répit, j’en profite

187

Page 193: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

pour dormir. Carpe sumnum, a dit le poète. Bonsoir, mon capitaine. »Et, sans unmot de plus, don Luis s’enveloppa dans sonmanteau, sauta

dans la barque, et s’y coucha.Patrice avait dû faire un violent effort pour refréner sa colère. Le

calme ironique de don Luis, son intonation polie, où il y avait un peude persiflage, lui donnaient d’autant plus sur les nerfs qu’il subissait l’in-fluence de cet homme étrange, et qu’il se reconnaissait incapable d’agirsans son assistance. Et puis, comment oublier que don Luis lui avait sauvéla vie, ainsi qu’à Coralie ?

Les heures passèrent. L’aventurier dormait dans la nuit fraîche. Pa-trice hésitait, cherchant un plan de conduite qui lui permît d’atteindreSiméon et de se débarrasser de cet ennemi implacable en empêchant donLuis de mettre la main sur l’énorme trésor. Il s’effarait d’être complice. Etpourtant, lorsque les premiers battements du moteur se firent entendreau loin et que don Luis s’éveilla, Patrice était auprès de lui, prêt à l’action.

Ils n’échangèrent aucune parole. Une horloge de village sonna onzeheures. La Belle-Hélène avançait.

Patrice sentait grandir son émotion. La Belle-Hélène, c’était la capturede Siméon, les millions repris, Coralie hors de danger, la fin du plus abo-minable cauchemar, l’œuvre d’Essarès à jamais abolie. Le moteur tapait,de plus en plus près. Son rythme régulier et puissant s’élargissait sur laSeine immobile. Don Luis avait pris les avirons et ramait vigoureusementpour gagner le milieu du fleuve.

Et tout à coup on vit au loin une masse noire qui surgissait dans lalumière blanche. Encore douze ou quinze minutes, et elle était là.

— Voulez-vous que je vous aide ? murmura Patrice. On dirait que lecourant vous entraîne et que vous avez du mal à vous redresser.

— Aucun mal, dit don Luis qui se mit à fredonner.— Mais enfin…Patrice était stupéfait. La barque avait viré sur place et revenait vers

la berge.— Mais enfin…mais enfin… répéta-t-il… Enfin quoi ? vous lui tournez

le dos… Quoi ? vous renoncez ?… Je ne comprends pas… ou plutôt, c’estque nous ne sommes que deux, n’est-ce pas ? deux contre trois… et vouscraignez ?… Est-ce cela ?

188

Page 194: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

D’un bond, don Luis sauta sur la rive, et tendit la main à Patrice.Celui-ci le repoussa et grogna :— M’expliquerez-vous ?…— Trop long, répondit don Luis. Une seule question : ce livre que

j’ai trouvé dans la chambre du vieux Siméon, Les Mémoires de BenjaminFranklin, l’aviez-vous aperçu lors de vos investigations ?

— Sacrebleu ! il me semble que nous avons autre chose…—Question urgente, capitaine.— Eh bien, non, il n’y était pas.— Alors, dit don Luis, c’est bien ça, nous sommes roulés, ou plutôt,

pour être juste, j’ai été roulé. En route mon capitaine, et rondement.Patrice n’avait pas bougé de la barque. D’un coup brusque, il la poussa

et saisit la rame en marmottant :— Nom de Dieu ! je crois qu’il se fiche de moi, le client !Et, à dix mètres du bord, déjà, il s’écria :— Si vous avez peur, j’irai seul. Besoin de personne !Don Luis répondit :— À tout à l’heure, mon capitaine, je vous attends à l’auberge.L’expédition de Patrice ne se heurta à aucune difficulté. Au premier

ordre qu’il lança d’une voix impérieuse, la Belle-Hélène stoppa, de sorteque l’abordage s’effectua de la manière la plus paisible.

Les deux mariniers, des hommes d’un certain âge, originaires de lacôte basque et auxquels il se présenta comme agent délégué par l’autoritémilitaire, lui firent visiter leur péniche.

Il n’y trouva pas le vieux Siméon et pas davantage le plus petit sac d’or.La cale était à peu près vide.

L’interrogatoire fut bref.— Où allez-vous ?— À Rouen. On est réquisitionné par le service de ravitaillement.— Mais vous avez pris quelqu’un en cours de route ?— Oui, à Mantes.— Son nom ?— Siméon Diodokis.—Qu’est-il devenu ?— Il s’est fait descendre un peu après pour reprendre le train.

189

Page 195: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

—Que voulait-il ?— Nous payer.— De quoi ?— D’un chargement que nous avions fait à Paris il y a deux jours.— Des sacs ?— Oui.— De quoi ?— Nous ne savons pas. On nous payait bien. Ça suffisait.— Et où est-il, ce chargement ?— Nous l’avons passé la nuit dernière à un petit vapeur qui nous a

accosté en aval de Poissy.— Le nom de ce vapeur ?— Le Chamois. Six hommes d’équipage.— Et où est-il ?— En avant. Il filait vite. Il doit être plus loin que Rouen. Siméon Dio-

dokis va le rejoindre.— Depuis quand connaissez-vous Siméon Diodokis ?— C’était la première fois qu’on le voyait. Mais on le savait au service

de M. Essarès.— Ah ! vous avez travaillé pour M. Essarès ?— Plusieurs fois… Le même travail et le même voyage.— Il vous faisait venir au moyen d’un signal ?— Une vieille cheminée d’usine qu’il allumait.— Toujours des sacs ?— Oui, des sacs. On ne savait pas quoi. Il payait bien.Patrice n’en demanda pas davantage. En hâte il redescendit dans sa

barque, regagna la rive et trouva don Luis attablé devant un souperconfortable.

— Vite, dit-il. La cargaison est à bord d’un vapeur, le Chamois, quenous rattraperons entre Rouen et le Havre.

Don Luis se leva et tendit à l’officier un paquet enveloppé de papierblanc.

— Voilà deux sandwiches, mon capitaine. La nuit va être dure. Je re-grette bien que vous n’ayez pas dormi comme moi. Filons et, cette fois, jeprends le volant. Ça va ronfler. Asseyez-vous près de moi, mon capitaine.

190

Page 196: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

Ils montèrent tous deux dans l’auto, ainsi que le chauffeur. Mais, àpeine sur la route, Patrice s’écria :

— Eh ! dites donc, attention ! Pas de ce côté ! Nous retournons surMantes et sur Paris.

— C’est bien ce que je veux, ricana don Luis.— Hein ?Quoi ? Sur Paris ?— Évidemment.— Ah ! non ! non ! Cela devient un peu trop raide. Puisque je vous dis

que les deux mariniers…— Vos mariniers ? Des fumistes.— Ils m’ont affirmé que le chargement…— Le chargement ? Une charge.— Mais enfin, le Chamois…— Le Chamois ? Un bateau. Je vous répète que nous sommes roulés,

mon capitaine, roulés jusqu’à la gauche ! Le vieux Siméon est un bon-homme prodigieux ! Voilà un adversaire, le vieux Siméon ! On s’amuseavec lui ! Il m’a tendu un traquenard où je m’embourbais jusqu’au cou. Àla bonne heure ! Seulement, n’est-ce pas ? la meilleure plaisanterie a deslimites. Fini de rire !

— Cependant…—Vous n’êtes pas content, mon capitaine ? Après la Belle-Hélène, vous

voulez attaquer le Chamois ? À votre aise, vous descendrez à Mantes.Seulement, je vous en préviens, Siméon est à Paris, avec trois ou quatreheures d’avance sur nous.

Patrice frissonna. Siméon à Paris ! à Paris, où Coralie se trouvait. Il neprotesta plus, et don Luis continuait :

— Ah ! le gueux ! a-t-il bien joué sa partie ? Un coup de maître, LesMémoires de Franklin !… Connaissant mon arrivée, il s’est dit : « ArsèneLupin ? Voilà un gaillard dangereux, capable de débrouiller l’affaire et deme mettre dans sa poche ainsi que les sacs d’or. Pour me débarrasser delui, un seul moyen : faire en sorte qu’il s’élance sur la vraie piste, et d’untel élan qu’il ne s’aperçoive pas de la minute psychologique où la vraiepiste devient une fausse piste. » Hein ? Est-ce fort cela ? Et alors, c’estle volume de Franklin tendu comme un appât, c’est la page qui s’ouvretoute seule, à l’endroit voulu, c’est mon inévitable et facile découverte de

191

Page 197: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

la canalisation, c’est le fil d’Ariane qui m’est offert en toute obligeance etque je suis docilement, conduit par la main même de Siméon, depuis lacave jusqu’au chantier Berthou. Et, jusque-là, tout est bien. Mais à partirde là, attention ! Au chantier Berthou, personne. Seulement, à côté, unepéniche, donc une possibilité de renseignement, donc la certitude que jeme renseignerai. Et je me renseigne. Et une fois renseigné, je suis perdu.

— Mais alors, cet homme ?…— Eh ! oui, un complice de Siméon, lequel Siméon, se doutant bien

qu’il serait suivi jusqu’à la gare Saint-Lazare, me fait ainsi donner pardeux fois la direction de Mantes.

« ÀMantes, la comédie continue. La Belle-Hélène passe, avec la doublecharge de Siméon et des sacs d’or ; nous courons après la Belle-Hélène.Bien entendu, sur la Belle-Hélène, rien, ni Siméon, ni sacs d’or. Courezdonc après le Chamois. Nous avons transbordé tout cela sur le Chamois.Nous courons après le Chamois, jusqu’à Rouen, jusqu’au Havre, jusqu’aubout du monde, et, bien entendu, poursuite vaine, puisque le Chamoisn’existe pas. Mais nous croyons mordicus qu’il existe et qu’il a échappéà nos investigations. Et alors, le tour est joué. Les millions sont partis.Siméon a disparu. Et nous n’avons plus qu’une chose à faire, c’est de nousrésigner et d’abandonner nos recherches. Vous entendez, l’abandon denos recherches, voilà le but du bonhomme. Et ce but, il l’aurait atteintsi… »

L’auto marchait à toute allure. De temps en temps, avec une adresseinouïe, don Luis l’arrêtait net. Un poste de territoriaux. Demande de sauf-conduit. Puis un bond en avant, et de nouveau la course folle, vertigi-neuse.

— Si… quoi ?…, demanda Patrice à moitié convaincu.Quel est l’indicequi vous a mis sur la voie ?

— La présence de cette femme à Mantes. Indice vague d’abord. Mais,tout à coup, je me suis souvenu que, dans la première péniche, la Non-chalante, l’individu qui nous a donné ces renseignements… vous vousrappelez… le chantier Berthou ! Eh bien, en face de cet individu… j’avaiseu l’impression bizarre… inexplicable, que j’étais peut-être en face d’unefemme déguisée. Cette impression a surgi de nouveau en moi. J’ai fait lerapprochement avec la femme de Mantes… Et puis… et puis, ce fut un

192

Page 198: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

coup de lumière…Don Luis réfléchit, et, à voix basse, il reprit :— Mais qui diable ça peut-il bien être que cette femme-là ?Il y eut un silence, et Patrice prononça instinctivement :— Grégoire, sans doute…— Hein ?Que dites-vous ? Grégoire ?— Ma foi, puisque ce Grégoire est une femme.— Voyons, quoi ! Qu’est-ce que vous chantez là ?— Évidemment… Rappelez-vous… C’est ce que les complices m’ont

révélé, le jour où je les ai fait arrêter, sur la terrasse d’un café.— Comment ! mais votre journal n’en souffle pas mot !— Ah !… en effet… j’ai oublié ce détail.— Un détail ! il appelle ça un détail. Mais c’est de la dernière impor-

tance, mon capitaine ! Si j’avais su, j’aurais deviné que ce batelier n’étaitautre que Grégoire, et nous ne perdions pas toute une nuit. Nom d’unchien, vous en avez de bonnes, mon capitaine !

Mais ceci ne pouvait altérer la bonne humeur de don Luis. À son tour,et tandis que Patrice, assailli de pressentiments, devenait plus sombre, àson tour, il chantait victoire.

— À la bonne heure ! La bataille prend de la gravité ! Aussi, vraiment,c’est trop commode, et voilà pourquoi j’étais maussade, moi, Lupin ! Est-ce que les choses marchent ainsi dans la réalité ? Est-ce que tout s’en-chaîne avec cette rigueur ? Franklin, le canal d’or, la filière ininterrom-pue, les pistes qui se révèlent toutes seules, le rendez-vous à Mantes, laBelle-Hélène, non, tout cela me gênait. Trop de fleurs, madame, n’en jetezplus ! Et puis aussi, cette fuite de l’or sur une péniche !… Bon en temps depaix, mais durant la guerre, en plein régime de sauf-conduits, de bateauxpatrouilleurs, de visites, de prises… Comment se fait-il qu’un bonhommecomme Siméon risque un pareil voyage ? Non, je me méfiais, et c’est pourcela, mon capitaine, qu’à tout hasard j’ai mis Ya-Bon de faction devantle chantier Berthou. Une idée comme ça… Ce chantier me semblait bienau centre de l’aventure ! Hein ? ai-je eu raison ? et M. Lupin a-t-il perduson flair ? Mon capitaine, je vous confirme mon départ pour demain soir.D’ailleurs, je vous l’ai dit, il le faut : vainqueur ou vaincu, je m’en vais…Mais nous vaincrons… Tout s’éclaircira… Plus de mystère… Pas même

193

Page 199: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

celui du triangle d’or… Ah ! je ne prétends pas vous apporter un beau tri-angle en métal précieux. Non, il ne faut pas se laisser éblouir par les mots.C’est peut-être une disposition géométrique des sacs d’or, un entassementen forme de triangle… ou bien le trou dans la terre qui est creusé de lasorte. N’importe, on l’aura ! Et les sacs d’or seront à nous ! Et Patrice etCoralie iront devant M. le maire et ils recevront ma bénédiction, et ilsauront beaucoup d’enfants !

On arrivait aux portes de Paris. Patrice, qui devenait de plus en plussoucieux, demanda :

— Ainsi donc, vous croyez qu’il n’y a plus rien à craindre ?— Oh ! oh ! je ne dis pas cela, le drame n’est pas fini. Après la grande

scène du troisième acte, que nous appellerons la scène de l’oxyde de car-bone, il y aura sûrement un quatrième acte, et peut-être un cinquième.L’ennemi n’a pas désarmé, fichtre !

On longeait les quais.— Descendons ici, fit don Luis.Il donna un léger coup de sifflet, qu’il répéta trois fois.— Aucune réponse, murmura-t-il, Ya-Bon n’est plus là. La lutte a com-

mencé.— Mais Coralie…—Que craignez-vous pour elle ? Siméon ignore son adresse.Au chantier Berthou, personne. Sur le quai en contrebas, personne.

Mais, au clair de la lune, on apercevait l’autre péniche, la Nonchalante.— Allons-y, dit don Luis. Cette péniche est-elle l’habitation ordinaire

de la dénommée Grégoire ? Et y est-elle déjà revenue, nous croyant surla route du Havre ? Je l’espère. En tout cas, Ya-Bon a dû passer par là et,sans doute, laisser quelque signal. Vous venez, capitaine ?

— Voilà. Seulement, c’est étrange comme j’ai peur !— De quoi ? fit don Luis, qui était assez brave pour comprendre cette

impression.— De ce que nous allons voir…— Ma foi, peut-être rien.Chacun alluma sa lampe de poche et tâta la crosse de son revolver.Ils franchirent la planche qui reliait le bateau à la berge. Quelques

marches. La cabine.

194

Page 200: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

La porte en était fermée.— Eh ! camarade, il faudrait ouvrir.Aucune réponse. Ils se mirent alors en devoir de la démolir, ce qui leur

fut difficile, car elle était massive et n’avait rien d’une porte habituelle decabine.

Enfin, elle céda.— Crebleu ! fit don Luis, qui avait pénétré le premier, je ne m’attendais

pas à celle-là !—Quoi ?— Regardez… Cette femme qu’on nommait Grégoire… Elle semble

morte…Elle était renversée sur un petit lit de fer, sa blouse d’homme échan-

crée, la poitrine découverte. La figure gardait une expression de frayeurextrême. Le désordre dans la cabine indiquait que la lutte avait été fu-rieuse.

— Je ne me suis pas trompé. Voici tout près d’elle les vêtements qu’elleportait à Mantes. Mais qu’y a-t-il, capitaine ?

Patrice avait étouffé un cri.— Là… en face de nous… au-dessous de la fenêtre…C’était une petite fenêtre qui donnait sur le fleuve. Les carreaux en

étaient cassés.— Eh bien, fit don Luis. Quoi ? Oui, en effet, quelqu’un a dû être jeté

par là…— Ce voile… Ce voile bleu… bégaya Patrice, c’est son voile d’infir-

mière…, le voile de Coralie…Don Luis s’irrita :— Impossible ! Voyons, personne ne connaissait son adresse.— Cependant…— Cependant, quoi ? Vous ne lui avez pas écrit ? Vous ne lui avez pas

télégraphié ?— Si… Je lui ai télégraphié… de Mantes…— Qu’est-ce que vous dites ? Mais alors… Voyons, voyons…, c’est de

la folie… Vous n’avez pas fait cela ?— Si…— Vous avez télégraphié du bureau de poste de Mantes ?

195

Page 201: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IV

— Oui.— Et il y avait quelqu’un dans ce bureau de poste ?— Oui, une femme.— Laquelle ? Celle qui est là, assassinée ?— Oui.— Mais elle n’a pas lu ce que vous écriviez ?— Non, mais j’ai recommencé deux fois ma dépêche.— Et le brouillon, vous l’avez jeté au hasard, par terre… De sorte que

le premier venu… Ah ! vraiment, vous avouerez, mon capitaine…Patrice était déjà loin. À toute vitesse, il courait vers l’auto.Une demi-heure plus tard, il revenait avec deux télégrammes en main,

deux télégrammes trouvés sur la table de Coralie.Le premier, envoyé par lui, contenait ces mots :« Tout va bien. Soyez tranquille et ne sortez pas. Vous envoie ma ten-

dresse. – Capitaine Patrice. »Le second, envoyé évidemment par Siméon, était ainsi conçu :« Événements graves. Projets modifiés. Nous revenons. Vous aends ce

soir à neuf heures à la petite porte de votre jardin. – Capitaine Patrice. »Cette second dépêche, Coralie l’avait reçue à huit heures. Elle était

partie aussitôt.

n

196

Page 202: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

CHAPITRE V

Le quatrième acte

— Mon capitaine, nota don Luis, cela fait à votre actif deux joliesgaffes. La première, c’est de ne m’avoir pas prévenu que Grégoire étaitune femme. La seconde…

Mais don Luis vit l’officier dans un tel état d’abattement qu’il n’achevapas son réquisitoire. Il lui posa la main sur l’épaule et prononça :

— Allons, mon capitaine, ne vous déballez pas. La situation est moinsmauvaise que vous ne croyez.

Patrice murmura :— Pour échapper à cet homme, Coralie s’est jetée par cette fenêtre.Don Luis haussa les épaules.— Maman Coralie est vivante… entre les mains de Siméon, mais vi-

vante.— Eh ! qu’en savez-vous ? Et puis, quoi, entre les mains de ce monstre,

n’est-ce pas la mort, l’horreur même de la mort ?— C’est la menace de la mort. Mais c’est la vie, si nous arrivons à

197

Page 203: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

temps. Et nous arriverons.— Vous avez une piste ?— Pensez-vous que je me sois croisé les bras ? Et qu’une demi-heure

n’ait pas suffi à un vieux routier comme moi pour déchiffrer les énigmesqui me sont posées dans cette cabine ?

— Alors, allons-nous-en, s’écria Patrice déjà prêt à la lutte. Courons àl’ennemi.

— Pas encore, dit don Luis, qui continuait à chercher autour de lui.Écoutez-moi. Voici ce que je sais, mon capitaine, et je vous le dirai sèche-ment, sans essayer de vous éblouir par mes déductions, sans même vousdire les toutes petites choses qui me servent de preuves. La réalité toutenue. Un point, c’est tout. Donc…

— Donc ?— Maman Coralie est venue à neuf heures au rendez-vous. Siméon

s’y trouvait avec sa complice. À eux deux, ils l’ont attachée et bâillonnée,et ils l’ont portée jusqu’ici. Remarquez qu’à leurs yeux la retraite étaitsûre, puisque, selon toute certitude, vous et moi n’avions pas découvertle piège. Cependant, il est à présumer que c’était une retraite provisoire,adoptée pour une partie de la nuit, et que Siméon comptait laisser mamanCoralie aux mains de sa complice et se mettre en quête d’un refuge défini-tif, d’une prison. Mais heureusement – et de cela je conçois quelque fierté– Ya-Bon était là. Ya-Bon, perdu dans l’obscurité, veillait de son banc. Ildut voir ces gens traverser le quai, et, sans doute, de loin, reconnaître ladémarche de Siméon.

« Aussitôt, poursuite, Ya-Bon saute sur le pont de la péniche, et il ar-rive ici en même temps que les deux agresseurs, et avant qu’ils aient pus’y enfermer. Quatre personnes dans cette pièce exiguë, en pleine obs-curité, ce dut être une bousculade effrayante. Je connais Ya-Bon en cescas-là, il est terrible. Par malheur, ce ne fut pas Siméon qu’il accrocha aubout de sa main qui ne pardonne pas, ce fut… ce fut cette femme. Siméonen profita. Il n’avait pas lâché Coralie. Il la prit dans ses bras, remonta, lajeta au haut des marches, puis revint enfermer à clef les combattants. »

— Vous croyez ?… Vous croyez que c’est Ya-Bon, et non pas Siméon,qui a tué cette femme ?

— Certain. S’il n’y avait pas d’autres preuves, il y a celle-ci, cette frac-

198

Page 204: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

ture du larynx, qui est la marque même de Ya-Bon. Ce que je ne com-prends pas, c’est la raison pour laquelle Ya-Bon, son adversaire hors decombat, n’a pas renversé la porte d’un coup d’épaule afin de courir aprèsSiméon. Je suppose qu’il a été blessé et qu’il n’a pas pu fournir l’effortnécessaire. Je suppose aussi que la femme n’est pas morte sur-le-champ,et qu’elle aura parlé, et parlé contre Siméon, qui l’avait abandonnée aulieu de la défendre. Toujours est-il que Ya-Bon cassa les carreaux…

— Pour se jeter dans la Seine, blessé, avec un seul bras ? objecta Pa-trice.

— Nullement. Il y a un rebord tout le long de cette fenêtre. Il put yprendre pied et s’en aller par là.

— Soit, mais il avait bien dix minutes, vingt minutes de retard surSiméon.

— Qu’importe, si cette femme a eu le temps, avant de mourir, de luidire où Siméon se réfugiait ?

— Comment le savoir ?— C’est ce que je cherche depuis que nous bavardons, mon capitaine…

et c’est ce que je viens de découvrir.— Ici ?— À l’instant, et je n’attendais pas moins de Ya-Bon. Cette femme

lui a indiqué un endroit de la cabine – tenez, sans doute ce tiroir, laisséouvert – où se trouvait une carte de visite portant une adresse. Ya-Bon l’aprise, cette carte, et, pour me prévenir, l’a épinglée sur ce rideau. Je l’avaisdéjà vue mais c’est seulement à la minute que j’ai remarqué l’épingle quila tenait. Une épingle en or avec laquelle j’ai moi-même accroché sur lapoitrine de Ya-Bon la croix du Maroc.

— Et cette adresse ?— Amédée Vacherot, 18, rue Guimard. La rue Guimard est toute

proche, ce qui confirme le renseignement.Ils s’en allèrent aussitôt, laissant le cadavre de la femme. Comme le

dit don Luis, la police se débrouillerait.En traversant le chantier Berthou, ils jetèrent un coup d’œil dans le

réduit, et don Luis remarqua :— Il manque une échelle. Retenons ce détail. Siméon a dû passer par

là, et Siméon commence, lui aussi, à faire des gaffes.

199

Page 205: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

L’auto les conduisit rue Guimard, petite rue de Passy dont le numéro18 est une vaste maison de rapport, de construction déjà ancienne et à laporte de laquelle ils sonnèrent, à deux heures du matin.

On mit longtemps à leur ouvrir et lorsqu’ils franchirent la voûte co-chère le concierge sortit la tête de sa loge.

—Qui est là ?— Nous avons absolument besoin de voir M. Amédée Vacherot.— C’est moi.— C’est vous ?— Oui, moi, le concierge. Mais de quel droit ?— Ordre de la préfecture, dit don Luis, qui exhiba une médaille quel-

conque.Ils entrèrent dans la loge.Amédée Vacherot était un petit vieillard, à figure honnête, à favoris

blancs, qui avait l’aspect d’un bedeau.— Répondez nettement, ordonna don Luis d’une voix rude, et pas de

faux détours, n’est-ce pas ? Nous cherchons le sieur Siméon Diodokis.Le concierge s’effara.Pour lui faire du mal ? Si c’est pour lui faire du mal, inutile de m’in-

terroger. J’aimerais mieux la mort à petit feu que de nuire à ce bon M.Siméon.

Le ton de don Luis se radoucit.— Lui faire du mal ? Au contraire, nous le cherchons pour lui rendre

service, pour le préserver d’un grand danger.— Un grand danger, s’écria M. Vacherot. Ah ! cela ne m’étonne pas. Je

ne l’ai jamais vu dans un tel état d’agitation.— Il est donc venu ?— Oui, un peu après minuit.— Il est ici ?— Non, il est reparti.Patrice eut un geste de désespoir et demanda :— Il a laissé quelqu’un peut-être ?— Non, mais il voudrait amener quelqu’un.— Une dame ?M. Vacherot hésita.

200

Page 206: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

—Nous savons, reprit don Luis, que SiméonDiodokis essaye demettreà l’abri une dame pour laquelle il professe la vénération la plus profonde.

— Vous pouvez me dire le nom de cette dame ? interrogea le conciergetoujours défiant.

— Certes, Mme Essarès, la veuve du banquier, chez qui Siméon rem-plissait les fonctions de secrétaire. Mme Essarès est persécutée, il la dé-fend contre des ennemis, et, comme nous voulons nous-mêmes leur por-ter secours à tous deux, et prendre en main cette affaire criminelle, nousinsistons auprès de vous…

—Eh bien, voilà, dit M. Vacherot, tout à fait rassuré. Je connais SiméonDiodokis depuis des années et des années. Il m’a rendu service du tempsque je travaillais comme menuisier, il m’a prêté de l’argent, il m’a faitavoir cette place, et, très souvent, il venait bavarder dans ma loge, causantd’un tas de choses…

—De ses histoires avec Essarès bey ? De ses projets concernant PatriceBelval ? demanda don Luis négligemment.

Le concierge eut encore une hésitation et dit :— D’un tas de choses. C’est un homme excellent, M. Siméon, qui fait

beaucoup de bien et qui m’employait dans le quartier pour ses bonnesœuvres. Et, tout à l’heure encore, il risquait sa vie pour Mme Essarès…

— Un mot encore. Vous l’avez vu depuis la mort d’Essarès bey ?— Non, c’était la première fois. Il est arrivé sur le coup d’une heure. Il

parlait à voix basse, essoufflé, écoutant les bruits de la rue. « Onm’a suivi,qu’il m’a dit… On m’a suivi… J’en jurerais… – Mais qui ? ai-je demandé.– Tu ne le connais pas… Il n’a qu’une main, mais il vous tord la gorge… »Et puis il s’est tu. Et il a recommencé tout bas… à peine si je l’entendais :« Voilà, tu vas venir avec moi. Nous allons chercher une dame, Mme Es-sarès… On veut la tuer… Je l’ai bien cachée, mais elle est évanouie… Ilfaudra la porter… Et puis non, j’irai tout seul ; je m’arrangerai… Mais, jevoudrais savoir… Ma chambre est toujours libre ? » Il faut vous dire qu’ila ici un petit logement, depuis un jour où il a dû, lui aussi, se cacher. Il yrevenait quelquefois, et il le gardait, en cas, parce que c’est un logementisolé, à l’écart des autres locataires.

— Après ? fit Patrice, anxieux.— Après ? Mais il est parti.

201

Page 207: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

— Mais pourquoi n’est-il pas encore de retour ?— J’avoue que c’est inquiétant. Peut-être cet homme, qui le suivait,

l’a-t-il attaqué ? Ou bien peut-être est-ce la dame… la dame, à qui il estarrivé malheur ?…

—Que dites-vous ? Un malheur à cette dame ?— C’est à craindre.Quand il m’a indiqué d’abord de quel côté nous al-

lions la rechercher, il m’avait dit : « Vite, dépêchons-nous. Pour la sauver,j’ai dû l’enfouir dans un trou…Deux à trois heures, ça va. Mais davantage,elle étoufferait… le manque d’air… »

Patrice avait empoigné le vieillard. Il était hors de lui. l’idée que Co-ralie, déjà malade, épuisée, agonisait quelque part, en proie à l’épouvanteet au martyre, cette idée l’affolait.

— Vous parlerez ! criait-il, et tout de suite. Vous nous direz où elle est !Ah ! vous vous imaginez qu’on se fiche de nous à ce point ! Où est-elle ?Il vous l’a dit… Vous le savez…

Il secouait M. Vacherot par les épaules et lui jetait sa colère à la faceavec une violence inouïe.

Don Luis ricana :—Très bien, mon capitaine ! Tousmes compliments !Ma collaboration

vous fait faire de réels progrès. M. Vacherot nous est acquis maintenant.— Ah ! bien, s’écria Patrice, vous allez voir si je ne lui délie pas la

langue, au bonhomme !— Inutile, monsieur, déclara le concierge avec beaucoup de fermeté et

un grand calme. Vous m’avez trompé, messieurs. Vous êtes des ennemisde M. Siméon. Je ne prononcerai pas une parole qui puisse vous rensei-gner.

— Tu ne parleras pas ? Tu ne parleras pas ?Exaspéré, Patrice braqua son revolver sur lui.— Je compte jusqu’à trois. Si à ce moment-là tu ne te décides pas, tu

verras de quel bois se chauffe le capitaine Belval.Le concierge tressaillit. Il semblait, à voir l’expression de son visage,

que quelque chose de nouveau venait de se produire qui modifiait du toutau tout la situation actuelle.

— Le capitaine Belval ! Qu’avez-vous dit ? Vous êtes le capitaine Bel-val ?

202

Page 208: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

— Ah, mon bonhomme, il paraît que ça te fait réfléchir, cela !— Vous êtes le capitaine Belval ? Patrice Belval ?— Pour te servir, si, d’ici deux secondes, tu ne m’as pas expliqué…— Patrice Belval ! Vous êtes Patrice Belval et vous prétendez être l’en-

nemi de M. Siméon ? Voyons, voyons, ce n’est pas possible. Quoi ! vousvoudriez…

— Je veux l’abattre comme un chien qu’il est… oui, ta fripouille deSiméon, et toi-même, son complice…Ah ! de rudes coquins ! Ah ! ça !mais,vas-tu te décider ?

— Malheureux ! balbutia le concierge… Malheureux ! vous ne savezpas ce que vous faites… Tuer M. Siméon ! Vous ! Vous ! Mais vous êtes ledernier des hommes qui pourrait commettre un tel crime !

— Et après ? Parle donc, vieille ganache !— Vous, tuer M. Siméon, vous, Patrice ! Vous, le capitaine Belval !

Vous !— Et pourquoi pas ?— Il y a des choses…—Quelles choses ?…— C’est que…— Ah çà ! mais parleras-tu, vieille ganache ! De quoi s’agit-il ?— Vous, Patrice ! Tuer M. Siméon !— Et pourquoi pas ? Parle, nom de Dieu ! Pourquoi pas ?Le concierge resta muet quelques instants, puis il murmura :— Vous êtes son fils.Toute la fureur de Patrice, toute son angoisse à l’idée que Coralie était

au pouvoir de Siméon ou bien gisait au fond de quelque trou, toute sonimpatience douloureuse, toutes ses terreurs, tout cela fit place pour unmoment à une gaieté formidable qui s’exprima par des éclats de rire.

— Le fils de Siméon !Qu’est-ce que tu chantes ! Ah ! celle-là est drôle !Vrai, tu en as de bonnes pour le sauver, vieux bandit ! Parbleu, c’est com-mode. « Ne tue pas cet homme, c’est ton père. » Mon père, l’immondeSiméon ! Siméon Diodokis, le père du capitaine Belval ! Non, c’est à setenir les côtes.

Don Luis avait écouté silencieusement. Il fit un signe à Patrice et dit :

203

Page 209: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

— Mon capitaine, voulez-vous me permettre de débrouiller cetteaffaire-là ? Quelques minutes suffiront, et cela ne nous retardera pas. Aucontraire.

Et, sans attendre la réponse de l’officier, il se pencha sur le bonhomme,auquel il demanda lentement :

— Expliquons-nous, monsieur Vacherot. Nous y avons tout intérêt. Ils’agit seulement d’être net et de ne pas se perdre en phrases superflues.Vous en avez trop dit, d’ailleurs, pour ne pas aller jusqu’au bout de votrerévélation. Siméon Diodokis n’est pas le nom véritable de votre bienfai-teur, n’est-ce pas ?

— En effet.— Il s’appelle Armand Belval et celle qui l’aimait l’appelait Patrice

Belval.— Oui, comme son fils à lui.— Cet Armand Belval a pourtant été victime du même assassinat que

celle qu’il aimait, que la mère de Coralie Essarès ?— Oui, mais la mère de Coralie Essarès est morte. Lui n’est pas mort.— C’était le 14 avril 1895.— Le 14 avril 1895.Patrice saisit don Luis par le bras.— Venez, balbutia-t-il. Coralie agonise. Le monstre l’a enterrée. Cela

seul compte.Don Luis répondit :— Ce monstre, vous ne croyez donc pas que c’est votre père ?— Vous êtes fou !— Cependant, mon capitaine, vous tremblez…— Peut-être… peut-être… mais à cause de Coralie !… Je n’entends

même pas ce que dit cet homme ! Ah ! quel cauchemar que de telles pa-roles ! Qu’il se taise ! Qu’il se taise ! J’aurais dû l’étrangler !

Il s’affaissa sur une chaise, les coudes sur la table et la tête entre lesmains. Vraiment, l’instant était effroyable, et nulle catastrophe ne pouvaitbouleverser un homme plus profondément.

Don Luis le regarda avec émotion, puis, s’adressant au concierge, ildit :

204

Page 210: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

— Expliquez-vous, monsieur Vacherot. En quelques mots, n’est-cepas ? Aucun détail. Plus tard, on verra. Donc, le 14 avril 1895…

— Le 14 avril 1895, un clerc de notaire, accompagné du commissaire depolice, vint commander chez mon patron, tout près d’ici, deux cercueils àlivrer aussitôt faits. Tout l’atelier se mit à l’œuvre. À dix heures du soir, lepatron, un de mes camarades et moi, nous arrivions rue Raynouard, dansun pavillon.

— Je connais. Continuez.— Il y avait là deux corps. On les enveloppa d’un suaire tous les deux,

et on les étendit dans les cercueils. Puis, à onze heures, mon patron etmon camarademe laissèrent seul avec une religieuse. Il n’y avait plus qu’àclouer. Or, à ce moment, la religieuse, qui veillait et qui priait, s’endormit,et il arriva cette chose… Oh ! une chose qui me fit dresser les cheveux surla tête, et que je n’oublierai jamais, monsieur… je ne tenais plus debout… jegrelottais de peur…Monsieur, le corps de l’homme avait bougé…. L’hommevivait.

Don Luis demanda :— Vous ne saviez rien du crime alors ? Vous ignoriez l’attentat ?— Oui, on nous avait dit qu’ils s’étaient asphyxiés tous les deux au

moyen du gaz. Il fallut d’ailleurs plusieurs heures à cet homme pour re-prendre tout à fait connaissance. Il était comme empoisonné.

— Mais pourquoi n’avez-vous pas prévenu la religieuse ?— Je ne saurais dire. J’étais abasourdi. Je regardais le mort qui revivait,

qui s’animait peu à peu, et qui finit par ouvrir les yeux. Sa première parolefut : « Elle est morte, n’est-ce pas ? » Et tout de suite, il me dit : « Pas unmot. Le silence là-dessus. On me croira mort, cela vaut mieux. » Et jene sais pas pourquoi, j’ai consenti. Ce miracle m’enlevait toute volonté…J’obéissais comme un enfant… Il finit par se lever. Il se pencha sur l’autrecercueil, écarta le suaire et embrassa plusieurs fois le visage de la morteen murmurant : « Je te vengerai. Toute ma vie sera consacrée à te venger,et aussi, comme tu le voulais, à unir nos enfants. Si je ne me tue pas, c’estpour eux, pour Patrice et Coralie. Adieu. » Puis il me dit : « Aide-moi. »Alors, nous avons sorti la morte de sa bière et nous l’avons portée dans lapetite chambre voisine. Puis, on a été dans le jardin, on a pris des grossespierres, et on les a mises à la place des deux corps. Et, quand ce fut fini,

205

Page 211: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

je clouai les deux cercueils, et je partis après avoir réveillé la bonne sœur.Lui, s’était enfermé dans la chambre avec la morte. Au matin, les hommesdes pompes funèbres venaient chercher les deux cercueils.

Patrice avait desserré ses mains, et sa tête convulsée se glissait entredon Luis et le concierge. Ses yeux hagards fixés sur le bonhomme, il mar-motta :

— Les tombes, cependant ?… Cette inscription où il est dit que les deuxmorts reposent là, près du pavillon où eut lieu l’assassinat ?… Ce cime-tière ?

— Armand Belval voulut qu’il en fût ainsi. J’habitais alors une man-sarde dans la maison où nous sommes. Je louai pour lui un logement qu’ilvint habiter furtivement sous le nom de Siméon Diodokis, puisque Ar-mand Belval était légalement mort, et où il demeura plusieurs mois sanssortir. Puis, sous son nouveau nom, et par mon intermédiaire, il rachetason pavillon. Et peu à peu, ensemble, nous avons creusé les tombes, cellede Coralie et la sienne. La sienne, oui, il le voulut ainsi, je le répète. Patriceet Coralie étaient morts tous deux. De la sorte, il lui semblait qu’il ne laquittait pas. Peut-être aussi, vous l’avouerai-je, le désespoir l’avait-il unpeu déséquilibré… Oh ! très peu… seulement en ce qui concernait le sou-venir et le culte de celle qui était morte le 14 avril 1895. Il écrivait son nomet le sien de tous côtés, sur la tombe et aussi sur les murs, sur les arbreset jusque dans les plates-bandes de fleurs. C’était votre nom et celui deCoralie Essarès… Et, pour cela, pour ce qui était de sa vengeance contrel’assassin, et pour ce qui était de son fils et de la fille de la morte… oh !pour cela, monsieur, il avait bien toute sa tête, allez ! il avait bien toute satête !

Patrice tendit vers lui ses poings crispés et son visage éperdu.— Des preuves, scanda-t-il d’une voix étouffée, des preuves sur-le-

champ. Il y a quelqu’un qui meurt en ce moment, par la volonté criminellede ce bandit… Il y a une femme qui agonise. Des preuves !

— Ne craignez rien, dit M. Vacherot. Mon ami n’a qu’une idée, sauvercette femme et non pas la tuer…

— Il nous a, elle et moi, attirés dans le pavillon pour nous tuer, commeon avait tué nos parents…

— Il ne cherche qu’à vous unir, elle et vous.

206

Page 212: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

— Oui, dans la mort.— Dans la vie. Vous êtes son fils bien-aimé. Il me parlait de vous avec

orgueil.— C’est un bandit ! un monstre ! grinça l’officier.— C’est le plus honnête homme du monde, monsieur, et c’est votre

père.Patrice sursauta, fouetté par l’injure sanglante.— Des preuves, des preuves ! cria-t-il, je te défends de dire un mot de

plus avant d’avoir établi la vérité de la manière la plus irréfutable.Le bonhomme ne bougea pas de son siège. Il avança seulement le bras

vers un vieux secrétaire d’acajou dont il abattit le panneau, et dont ilouvrit un des tiroirs en appuyant sur un ressort. Puis il tendit une liassede papiers.

— Vous connaissez l’écriture de votre père, capitaine, n’est-ce pas ?Vous avez dû conserver des lettres de lui, du temps où vous étiez en An-gleterre, dans une école. Eh bien, lisez les lettres qu’il m’écrivait. Vousy verrez votre nom cent fois répété, le nom de son fils, et vous y verrezle nom de cette Coralie qu’il vous destinait. Toute votre existence, vosétudes, vos voyages, vos travaux, tout est là-dedans. Et vous trouverezaussi vos photographies, qu’il faisait prendre par des correspondants, etdes photographies de Coralie auprès de laquelle il s’était rendu à Salo-nique. Et vous verrez surtout sa haine contre Essarès bey, dont il s’étaitfait le secrétaire, et ses projets de vengeance, sa ténacité, sa patience. Etvous verrez aussi son désespoir quand il apprit le mariage d’Essarès etde Coralie, et, tout de suite après, sa joie à l’idée que sa vengeance seraitplus cruelle lorsqu’il aurait réussi à unir son fils Patrice à la femme mêmed’Essarès.

Au fur et à mesure, le bonhomme mettait les lettres sous les yeux dePatrice, qui, du premier coup, avait reconnu l’écriture de son père, et quilisait fiévreusement des bouts de phrases où son nom revenait sans cesse.

M. Vacherot l’observait et lui dit à la fin :— Vous ne doutez plus, capitaine ?L’officier crispa de nouveau ses poings contre ses tempes. Il articula :— J’ai vu son visage, au haut de la lucarne, dans le pavillon où il nous

avait enfermés… Il nous regardait mourir… un visage de haine éperdue…

207

Page 213: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

Il nous haïssait encore plus qu’Essarès…— Erreur ! Hallucination ! protesta le bonhomme.— Ou folie, murmura Patrice.Mais il frappa la table violemment, dans un accès de révolte.— Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! s’exclama-t-il. Cet homme n’est

pas mon père. Non ! un tel scélérat…Il fit quelques pas en tournant dans la loge puis s’arrêta devant don

Luis et lui dit d’un ton saccadé :— Allons-nous-en. Moi aussi, je deviendrais fou. Un cauchemar… il

n’y a pas d’autre mot…, un cauchemar où les choses tournent à l’enverset où le cerveau chavire. Allons-nous-en… Coralie est en danger… Il n’ya que cela qui compte…

Le bonhomme hocha la tête.— J’ai bien peur que…—Quelle peur avez-vous ? rugit l’officier.— J’ai peur que mon pauvre ami n’ait été rejoint par l’individu qui

le suivait… car, alors, comment aurait-il pu sauver Mme Essarès ? C’est àpeine, m’a-t-il dit, s’il lui était possible de respirer, à la malheureuse.

— C’est à peine s’il lui était possible de respirer… répéta Patrice sour-dement. Ainsi Coralie agonise… Coralie…

Il sortit de la loge comme un homme ivre, en s’accrochant à don Luis :— Elle est perdue, n’est-ce pas ? dit-il.—Mais nullement, fit don Luis. Siméon est, comme vous, dans la fièvre

de l’action. Il touche au dénouement. Il tremble de frayeur et il n’a pasmesuré ses paroles. Croyez-moi, maman Coralie n’est pas en danger im-médiat. Nous avons quelques heures devant nous.

— Vous êtes sûr ?— Absolument.— Mais Ya-Bon…— Eh bien ?…— Si Ya-Bon a mis la main sur lui.— J’ai donné l’ordre à Ya-Bon de ne pas le tuer. Donc, quoi qu’il arrive,

Siméon est vivant. C’est l’essentiel, Siméon vivant, il n’y a rien à craindre.Il ne laissera pas périr maman Coralie.

208

Page 214: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

— Pourquoi, puisqu’il la hait ? Pourquoi ? Qu’y a-t-il donc au fondde cet homme ? Toute son existence, il la consacre à une œuvre d’amourenvers nous, et, d’une minute à l’autre, cet amour devient de l’exécration.

Soudain, il pressa le bras de don Luis et prononça d’une voix dé-faillante :

— Croyez-vous qu’il soit mon père ?— Écoutez… on ne peut nier que certaines coïncidences…— Je vous en prie, interrompit l’officier… pas de détours…Une réponse

nette. Votre opinion, en deux mots.Don Luis répliqua :— Siméon Diodokis est votre père, mon capitaine.— Ah ! taisez-vous, taisez-vous ! C’est horrible ! Mon Dieu, quelles té-

nèbres !— Au contraire, dit don Luis, les ténèbres se dissipent un peu, et

je vous avouerai que notre conversation avec M. Vacherot m’a donnéquelque lueur.

— Est-ce possible ?…Mais dans le cerveau tumultueux de Patrice les idées chevauchaient

les unes sur les autres.Il s’arrêta subitement.— Siméon va peut-être retourner dans la loge ?… Et nous n’y serons

plus ! Il va peut-être ramener Coralie ?— Non, affirma don Luis, ce serait déjà fait, s’il avait pu le faire. Non,

c’est à nous d’aller vers lui.— Mais de quel côté ?— Eh ! mon Dieu ! du côté où toute la bataille s’est livrée… Du côté de

l’or. Toutes les opérations de l’ennemi tournent autour de cet or, et soyezsûr que, même en retraite, il ne peut s’en écarter beaucoup. D’ailleurs,nous savons qu’il n’est pas bien loin du chantier Berthou.

Sans un mot, Patrice se laissa mener. Mais brusquement don Luiss’écria :

— Vous avez entendu ?— Oui, une détonation.Ils se trouvaient à ce moment sur le point de déboucher dans la rue

Raynouard. La hauteur des maisons les empêchait de discerner l’endroit

209

Page 215: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

exact où le coup de feu avait été tiré, mais approximativement cela venaitde l’hôtel Essarès ou des environs de cet hôtel. Patrice s’inquiéta :

— Serait-ce Ya-Bon ?— J’en ai peur, fit don Luis, et comme Ya-Bon ne tire pas, ce serait

contre lui qu’on a tiré… Ah ! crebleu, si mon pauvre Ya-Bon succombait…— Et si c’était contre elle, contre Coralie ! murmura Patrice.Don Luis se mit à rire :— Ah ! mon capitaine, je regrette presque de m’être mêlé de cette af-

faire. Avant mon arrivée, vous étiez autrement fort… et quelque peu clair-voyant. Pourquoi diable Siméon s’en prendrait-il à maman Coralie, puis-qu’elle est en son pouvoir ?

Ils se hâtèrent. En passant devant l’hôtel Essarès, ils virent que toutétait tranquille et continuèrent leur chemin jusqu’à la ruelle, qu’ils des-cendirent.

Patrice avait la clef, mais la petite porte qui ouvrait sur le jardin dupavillon était verrouillée à l’intérieur.

— Oh ! oh ! fit don Luis, c’est signe que nous brûlons. Rendez-voussur le quai, capitaine. Moi, je galope au chantier Berthou, pour me rendrecompte.

Depuis quelques minutes, un jour pâle commençait à se mêler auxombres de la nuit.

Le quai cependant était encore désert.Don Luis ne remarqua rien de particulier au chantier Berthou, mais,

lorsqu’il rejoignit Patrice, celui-ci lui montra, sur le trottoir qui bordait lejardin du pavillon, tout en bas, une échelle couchée, et don Luis recon-nut l’échelle dont il avait constaté l’absence dans le réduit du chantier.Aussitôt, avec cette spontanéité de vision qui était une de ses forces, ilexpliqua :

— Siméon ayant la clef du jardin, il est évident que c’est Ya-Bon quis’est servi de cette échelle pour y pénétrer. Donc il avait vu Siméon ychercher un refuge au retour de sa visite à l’ami Vacherot, et après êtrevenu reprendre maman Coralie. Maintenant Siméon a-t-il pu reprendremaman Coralie ou bien a-t-il pu s’enfuir encore avant de la reprendre ?Je l’ignore. Mais, en tout cas…

Courbé en deux, il regardait le trottoir et continuait :

210

Page 216: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

— Mais en tout cas, ce qui devient une certitude, c’est que Ya-Bonconnaît la cachette où les sacs d’or sont accumulés, et que c’est la cachettetout probablement où Coralie se trouvait et où peut-être, hélas ! elle setrouve encore, si l’ennemi, pensant d’abord à sa sécurité personnelle, n’apas eu le temps de l’en retirer.

— Vous êtes sûr ?— Mon capitaine, Ya-Bon porte toujours sur lui un morceau de craie.

Comme il ne sait pas écrire – sauf les lettres de mon nom – il a tracé cesdeux lignes droites qui, avec la ligne du mur, soulignée par lui, d’ailleurs,forment un triangle. Le triangle d’or.

Don Luis se releva.— L’indication est un peu succincte. Mais Ya-Bon me croit sorcier. Il

n’a pas douté que je ne réussisse à venir jusqu’ici et que ces trois lignesne me suffisent. Pauvre Ya-Bon !

—Mais, objecta Patrice, tout cela, selon vous, aurait eu lieu avant notrearrivée à Paris, donc vers minuit ou une heure.

— Oui.— Et alors, ce coup de feu que nous venons d’entendre, quatre ou cinq

heures après ?— Là, je deviens moins affirmatif. Il est à présumer que Siméon se

sera tapi dans l’ombre. Ce n’est qu’au tout petit jour que, plus tranquille,n’ayant pas entendu Ya-Bon, il aura risqué quelques pas. Ya-Bon, quiveillait silencieusement aura sauté sur lui.

— De sorte que vous supposez…— Je suppose qu’il y a eu lutte, que Ya-Bon a été blessé et que Siméon…— Et que Siméon s’est enfui ?— Ou qu’il est mort. Du reste, d’ici quelques minutes, nous serons

renseignés.Il dressa l’échelle contre la grille qui surmontait le mur. Aidé par don

Luis, le capitaine passa. Puis, ayant enjambé la grille à son tour, don Luisretira l’échelle, la jeta dans le jardin, et l’examina attentivement. Enfin ilsse dirigèrent, au milieu des herbes hautes et des arbustes touffus, vers lepavillon.

Le jour croissait rapidement, et les choses prenaient leur forme pré-cise. Ils contournèrent le pavillon.

211

Page 217: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre V

Arrivés en vue de la cour, du côté de la rue, don Luis, qui marchait lepremier, se retourna et dit :

— Je ne m’étais pas trompé.Aussitôt il s’élança.Devant la porte du vestibule gisaient les corps des deux adversaires,

entrelacés et confondus. Ya-Bon avait à la tête une blessure affreuse dontle sang lui coulait sur tout le visage. De sa main droite, il tenait Siméon àla gorge.

Don Luis se rendit compte aussitôt que Ya-Bon était mort. SiméonDiodokis vivait.

n

212

Page 218: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

CHAPITRE VI

Siméon livre bataille

I du temps pour desserrer l’étreinte de Ya-Bon. Mêmemort, le Sénégalais ne lâchait pas sa proie, et ses doigts durscomme du fer, armés d’ongles acérés comme des griffes de tigre,

entraient dans le cou de l’ennemi qui râlait, évanoui et sans forces.Sur le pavé de la cour, on voyait le revolver de Siméon.— Tu as eu de la veine, vieux brigand, fit don Luis à voix basse, que

Ya-Bon n’ait pas eu le temps de te serrer la vis avant ton coup de feu. Maisne rigole pas trop. Il t’aurait peut-être épargné… tandis que, Ya-Bon mort,tu peux écrire à ta famille et retenir ton fauteuil à l’enfer. De profundis,Diodokis. Tu ne fais plus partie de ce monde.

Et il ajouta avec émotion :— Pauvre Ya-Bon, il m’avait sauvé d’une mort affreuse, un jour, en

Afrique… et il meurt aujourd’hui, sur mon ordre, pour ainsi dire… Monpauvre Ya-Bon !

Il ferma les yeux du Sénégalais. Il s’agenouilla près de lui, baisa le

213

Page 219: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

front sanglant, et parla tout bas à l’oreille du mort, lui promettant tout cequi est doux aux âmes simples et fidèles, le souvenir, la vengeance…

Enfin, avec l’aide de Patrice, il transporta le cadavre dans la petitechambre qui flanquait la grande salle.

— Ce soir, mon capitaine, dit-il, quand le drame sera fini, on prévien-dra la police. Pour l’instant, il s’agit de le venger, lui et les autres.

Il se mit alors à faire une inspection minutieuse sur le terrain de lalutte, puis il revint vers Ya-Bon, et ensuite vers Siméon, dont il examinales vêtements et les chaussures.

Patrice Belval était là, en face de son effroyable ennemi, qu’il avaitassis contre le mur du pavillon et qu’il regardait en silence, d’un regardfixe et chargé de haine. Siméon ! Siméon Diodokis ! le démon exécrablequi, l’avant-veille, avait ourdi le terrible complot, et qui, penché sur lalucarne, contemplait en riant leur agonie affreuse ! Siméon Diodokis qui,comme une bête fauve, avait caché Coralie au fond de quelque trou, pourrevenir la torturer à son aise !

Il paraissait souffrir et ne respirer qu’avec beaucoup de difficulté, lelarynx froissé sans doute par la poigne implacable de Ya-Bon. Pendant lecombat, ses lunettes jaunes étaient tombées. D’épais sourcils grisonnantssurplombaient ses lourdes paupières.

Don Luis dit :— Fouillez-le, mon capitaine.Mais, Patrice semblant y répugner, il chercha lui-même dans les

poches et sortit un portefeuille qu’il tendit à l’officier.Il y avait d’abord un permis de séjour au nom de Siméon Diodokis,

sujet grec, avec son portrait collé au haut du carton. Lunettes, cache-nez,longs cheveux… le portrait était récent et portait le timbre de la Préfec-ture à la date de décembre 1914. Il y avait une série de papiers d’affaires,factures, mémoires adressés à Siméon, secrétaire d’Essarès bey, et, parmices papiers, une lettre du concierge, d’Amédée Vacherot.

Cette lettre était ainsi conçue :Cher monsieur Siméon,J’ai réussi. Un des jeunes amis a pu prendre, à l’ambulance, la photo-

graphie de Mme Essarès et de Patrice, qui se trouvaient l’un près de l’autreà ce moment. Je suis bien heureux de vous faire plaisir. Mais quand donc

214

Page 220: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

direz-vous la vérité à votre cher fils ? elle joie pour lui !…Au-dessous de la lettre, ces mots écrits par Siméon Diodokis, comme

une note personnelle :Une fois de plus, je prends vis-à-vis de moi l’engagement solennel de ne

rien révéler à mon fils bien-aimé avant que ma fiancée Coralie soit vengée,et avant que Patrice et Coralie Essarès soient libres de s’aimer et de s’unir.

— C’est bien l’écriture de votre père ? demanda don Luis.— Oui, fit Patrice bouleversé… Et c’est également l’écriture des lettres

adressées par ce misérable à son ami Vacherot… Oh ! quelle ignominie !…cet homme !… ce bandit !…

Siméon eut un mouvement. Plusieurs fois ses paupières s’ouvrirent etse refermèrent. Puis, s’éveillant tout à fait, il regarda Patrice.

Tout de suite, celui-ci, d’une voix étouffée, prononça :— Coralie ?…Et, comme Siméon ne semblait pas comprendre, encore étourdi, et le

contemplait avec stupeur, il répéta plus durement :—Coralie ?…Où est-elle ?…Où l’avez-vous enfouie ? Ellemeurt, n’est-

ce pas ?Siméon revenait peu à peu à la vie, à la conscience.Il marmotta :— Patrice… Patrice…Il regarda autour de lui, aperçut don Luis, se souvint sans doute de

sa lutte implacable avec Ya-Bon, et referma les yeux. Mais Patrice, quiredoublait de rage, lui cria :

— Écoutez… pas d’hésitation !… Il faut répondre… C’est votre vie quiest en jeu.

Les yeux de l’homme se rouvrirent, des yeux striés de sang et bordésde rouge. Il esquissa vers sa gorge un geste qui signifiait combien il luiétait difficile de parler. Enfin, avec des efforts visibles, il redit :

— Patrice, c’est toi ?… Il y a si longtemps que j’attendais ce moment !…Et c’est aujourd’hui, comme deux ennemis, que nous…

— Comme deux ennemis mortels, scanda Patrice. La mort est entrenous… la mort de Ya-Bon… La mort de Coralie peut-être… Où est-elle ? Ilfaut parler… Sinon…

L’homme répéta tout bas :

215

Page 221: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

— Patrice… C’est donc toi ?Ce tutoiement exaspérait l’officier. Il saisit son adversaire par le revers

du veston et le brutalisa.Mais Siméon avait vu le portefeuille que Patrice tenait dans son autre

main, et, sans opposer de résistance aux brusqueries de Patrice, il articula :— Tu ne me feras pas de mal, Patrice… Tu as dû trouver des lettres,

et tu sais le lien qui nous attache l’un à l’autre… Ah ! j’aurais été si heu-reux !…

Patrice l’avait lâché et l’observait avec horreur. Tout bas, à son tour,il dit :

— Je vous défends de parler de cela… C’est là une chose impossible.— C’est une vérité, Patrice.— Tumens ! tumens ! s’écria l’officier, incapable de se contenir et dont

la douleur contractait le visage au point de le rendre méconnaissable.— Ah ! je vois que tu avais deviné déjà. Alors inutile de t’expliquer…— Tu mens !… tu n’es qu’un bandit !… Si c’était vrai, pourquoi le com-

plot contre Coralie et moi ? Pourquoi ce double assassinat ?— J’étais fou, Patrice… Oui, je suis fou par moments… Toutes ces ca-

tastrophes m’ont tourné la tête… La mort de ma Coralie autrefois… Etpuis ma vie dans l’ombre d’Essarès… Et puis… et puis… l’or surtout… Ai-je voulu vraiment vous tuer tous les deux ? Je ne m’en souviens plus… Oudu moins, je me souviens d’un rêve que j’ai fait… Cela se passait dans lepavillon, n’est-ce pas ? ainsi qu’autrefois… Ah ! la folie… quel supplice !Être obligé, comme un forçat, de faire des choses contre sa volonté !…Alors, c’était dans le pavillon, ainsi qu’autrefois, sans doute, et de lamêmemanière ?… avec les mêmes instruments ?… Oui, en effet, dans mon rêve,j’ai recommencé toute mon agonie, et celle de ma bien-aimée… Et au lieud’être torturé, c’était moi qui torturais…Quel supplice !…

Il parlait bas, en lui-même, avec des hésitations et des silences, et unair de souffrir au-delà de toute expression. Patrice l’écoutait, plein d’uneanxiété croissante. Don Luis ne le quittait pas des yeux, comme s’il eûtcherché où l’autre voulait en venir.

Et Siméon reprit :— Mon pauvre Patrice… je t’aimais tant… Et maintenant je n’ai pas

d’ennemi plus acharné… Comment en serait-il autrement ?… Comment

216

Page 222: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

pourrais-tu oublier ?… Ah ! pourquoi ne m’a-t-on pas enfermé après lamort d’Essarès ? C’est là que j’ai senti ma raison m’échapper…

— C’est donc vous qui l’avez tué ? demanda Patrice.— Non, non justement… C’est un autre qui m’a pris ma vengeance.—Qui ?— Je ne sais pas… tout cela est incompréhensible. Taisons-nous là-

dessus… tout cela me fait mal… J’ai tant souffert depuis la mort de Cora-lie !

— De Coralie ! s’exclama Patrice.— Oui, de celle que j’aimais…Quant à la petite, par elle aussi, j’ai bien

souffert… Elle n’aurait pas dû épouser Essarès, et alors peut-être bien deschoses ne seraient pas arrivées…

Patrice murmura, le cœur étreint :— Où est-elle ?…— Je ne puis pas te le dire.— Ah ! dit Patrice, secoué de colère, c’est qu’elle est morte !— Non, elle est vivante, je te le jure.— Alors, où est-elle ? Il n’y a que cela qui compte… Tout le reste, c’est

du passé… Mais cela, la vie d’une femme, la vie de Coralie…— Écoute.Siméon s’arrêta, jeta un coup d’œil vers don Luis, et dit :— Je parlerais bien… mais…—Qu’est-ce qui vous en empêche ?— La présence de cet homme, Patrice. Que celui-là s’en aille d’abord !Don Luis Perenna se mit à rire.— Cet homme, c’est moi, n’est-ce pas ?— C’est vous.— Et je dois m’en aller ?— Oui.—Moyennant quoi, vieux brigand, tu indiques la cachette où se trouve

maman Coralie ?— Oui…La gaieté de don Luis redoubla.— Eh ! parbleu, maman Coralie est dans la même cachette que les sacs

d’or. Sauver maman Coralie, c’est livrer les sacs d’or.

217

Page 223: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

— Eh bien ? dit Patrice, sur un ton où il y avait un peu d’hostilité.— Eh bien, mon capitaine, répondit don Luis non sans ironie, je ne

suppose pas que, si l’honorable M. Siméon vous offrait de le laisser libresur parole et d’aller chercher maman Coralie, je ne suppose pas que vousaccepteriez ?

— Non.— N’est-ce pas ? Vous n’avez pas la moindre confiance, et vous avez

raison. L’honorable M. Siméon, bien que fou, a fait preuve, en nous en-voyant balader du côté de Mantes, d’une telle supériorité et d’un tel équi-libre, qu’il serait dangereux d’accorder à ses promesses le plus petit crédit.Il en résulte…

— Il en résulte ?…— Ceci, mon capitaine, c’est que l’honorable M. Siméon va vous pro-

poser un marché… qui peut s’énoncer de la sorte : « Je te donne Coralie,mais je garde l’or. »

— Et après ?— Après ? Ce serait parfait si vous étiez seul avec cet honorable gent-

leman. Le marché serait vite conclu. Mais il y a moi… et dame !Patrice s’était dressé. Il s’avança vers don Luis et prononça d’une voix

qui devenait nettement agressive :— Je présume que, vous non plus, vous n’y mettrez aucune opposi-

tion ? Il s’agit de la vie d’une femme.— Évidemment. Mais, d’autre part, il s’agit de trois cents millions.— Alors vous refusez ?— Si je refuse !— Vous refusez, quand cette femme agonise ! Vous préférez qu’elle

meure !… Mais enfin, vous oubliez que cela me regarde… que cette af-faire… que cette affaire…

Les deux hommes étaient debout l’un contre l’autre. Don Luis gardaitce calme un peu narquois et cet air d’en savoir davantage qui irritaientPatrice. Au fond, Patrice, tout en subissant la domination de don Luis,concevait de l’humeur et sentait quelque embarras à se servir d’un colla-borateur dont il connaissait le passé. Il serra les poings et scanda :

— Vous refusez ?

218

Page 224: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

— Oui, dit don Luis, toujours tranquille. Oui, mon capitaine, je refusecemarché que je trouve absurde…Vraimarché de dupe. Bigre ! Trois centsmillions… abandonner une pareille aubaine ! Jamais de la vie ! Mais, tou-tefois, je ne refuse nullement de vous laisser en tête-à-tête avec l’hono-rable M. Siméon… pourvu que je ne m’éloigne pas. Cela te suffit-il, vieuxSiméon ?

— Oui.— Eh bien, entendez-vous tous les deux. Signez l’accord. L’honorable

M. Siméon Diodokis, qui, lui, a toute confiance en son fils, va vous dire,mon capitaine, où est la cachette, et vous délivrerez maman Coralie.

— Mais vous ? vous ? grinça Patrice, exaspéré.— Moi, je vais compléter ma petite enquête sur le présent et sur le

passé, en visitant de nouveau la salle où vous avez failli mourir, mon ca-pitaine. À tout à l’heure. Et, surtout, prenez bien vos garanties.

Et don Luis, allumant sa lampe de poche, pénétra dans le pavillon,puis dans l’atelier. Patrice vit les reflets électriques qui se jouaient sur lelambris, entre les fenêtres murées.

Aussitôt, l’officier revint vers Siméon, et, d’une voix impérieuse :— Ça y est. Il est parti. Faisons vite.— Tu es sûr qu’il n’écoute pas ?— Absolument.— Méfie-toi de lui, Patrice. Il veut prendre l’or et le garder.Patrice s’impatienta.— Ne perdons pas de temps, Coralie…— Je t’ai dit que Coralie était vivante.— Elle était vivante quand vous l’avez quittée, mais depuis…— Ah ! depuis…—Quoi ? Vous avez l’air de douter ?…— On ne peut répondre de rien. C’était cette nuit, il y a cinq ou six

heures, et je crains…Patrice sentait que la sueur lui coulait dans le dos. Il eût tout donné

pour entendre des paroles décisives, et, en même temps, il était sur lepoint d’étrangler le vieillard pour le châtier.

Il se domina et répéta :

219

Page 225: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

— Ne perdons pas de temps. Les mots sont inutiles. Conduisez-moivers elle.

— Non, nous irons ensemble.— Vous n’aurez pas la force.— Si… si… j’aurai la force… Ce n’est pas loin. Seulement, seulement,

écoute-moi…Le vieillard semblait exténué. Par moments, sa respiration était cou-

pée, comme si la main de Ya-Bon lui eût encore étreint la gorge, et ils’affaissait sur lui-même en gémissant.

Patrice se pencha et lui dit :— Je vous écoute. Mais, par Dieu, hâtez-vous !— Voilà, fit Siméon… voilà… dans quelques minutes… Coralie sera

libre. Mais à une condition… une seule… Patrice.— Je l’accepte. Quelle est-elle ?— Voilà, Patrice, tu vas me jurer sur sa tête que tu laisseras l’or et que

personne au monde ne saura…— Je vous le jure, sur sa tête.— Tu le jures, soit, mais l’autre… ton damné compagnon… il va nous

suivre… Il va voir.— Non.— Si… à moins que tu ne consentes…— À quoi ? Ah ! pour l’amour de Dieu !…— À ceci… écoute… Mais rappelle-toi qu’il faut aller au secours de

Coralie… et se presser… sans quoi…Patrice, sa jambe gauche pliée, à genoux presque, était haletant.— Alors… viens…, dit-il, tutoyant son ennemi… Viens, puisque Cora-

lie…— Oui, mais cet homme…— Eh ! Coralie avant tout !—Que dis-tu ? Et s’il nous voit ?… S’il me prend l’or ?—Qu’importe !…— Oh ! ne dis pas cela, Patrice !… L’or ! tout est là ! Depuis que cet or

est à moi, ma vie a changé. Le passé ne compte plus… ni la haine… nil’amour… il n’y a que l’or… les sacs d’or. J’aimerais mieux mourir et queCoralie meure… et que le monde entier disparaisse…

220

Page 226: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

— Enfin, quoi, que veux-tu ?Qu’exiges-tu ?Patrice avait pris les deux bras de cet homme, qui était son père, et

qu’il n’avait jamais détesté avec plus de violence. Il le suppliait de toutson être. Il eût versé des larmes s’il avait pu croire que le vieillard selaissât troubler par des larmes.

—Que veux-tu ?— Ceci. Écoute. Il est là, n’est-ce pas ?— Oui.— Dans l’atelier ?— Oui.— En ce cas… il ne faut pas qu’il en sorte…— Comment !— Non… Tant que nous n’aurons pas fini, il faut qu’il reste là, lui.— Mais…— C’est simple. Comprends-moi bien. Tu n’as qu’un geste à faire… la

porte à fermer sur lui… La serrure a été forcée, mais il y a les deux verrouset ça suffira… Tu comprends ?

Patrice se révolta.— Mais vous êtes fou ! Je consentirais, moi !… Un homme qui m’a

sauvé la vie… qui a sauvé Coralie !— Mais qui la perd maintenant. Réfléchis… S’il n’était pas là, s’il ne se

mêlait pas de cette affaire… Coralie serait libre… Tu acceptes ?— Non.— Pourquoi ? Cet homme, tu sais qui c’est ? Un bandit…, un misérable,

qui n’a qu’une idée, c’est de s’emparer des millions. Et tu aurais des scru-pules ? Voyons, Patrice, c’est absurde, n’est-ce pas ? Tu acceptes ?

— Non, mille fois non.— Alors, tant pis pour Coralie… Eh oui ! je vois que tu ne te rends pas

un compte exact de la situation. Il est temps, Patrice. Peut-être est-il troptard.

— Oh ! taisez-vous.— Mais si, il faut que tu saches et que tu prennes ta responsabilité.

Lorsque ce damné nègre me poursuivait, je me suis débarrassé de Coraliecomme j’ai pu, croyant la délivrer au bout d’une heure ou deux… Et puis…

221

Page 227: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

et puis… tu sais ce qui est arrivé… Il était onze heures du soir… il y a decela huit heures bientôt… Alors, réfléchis…

Patrice se tordait les poings. Jamais il n’avait imaginé qu’un pareilsupplice pût être imposé à un homme, et Siméon continuait, implacable :

— Elle ne peut pas respirer, je te le jure… C’est à peine si un peu d’airparvient jusqu’à elle… Et encore, je me demande si tout ce qui la recouvreet la protège ne s’est pas écroulé. Alors, elle étouffe… elle étouffe pendantque toi, tu restes là à discuter. Voyons, qu’est-ce que cela peut te faired’enfermer cet homme pendant dix minutes ?… Pas plus de dix minutes,tu entends… Et tu hésites ? Alors, c’est toi qui la tue, Patrice. Réfléchis…enterrée vivante !…

Patrice se redressa, résolu. À ce moment, aucun acte, si pénible qu’ilfût, ne lui eût répugné. Or, c’était si peu, ce que lui demandait Siméon !

—Que veux-tu ? dit-il. Ordonne.L’autre murmura :— Tu le sais bien, ce que je veux, c’est si simple ! Va jusqu’à la porte,

ferme et reviens.— C’est ta dernière condition ? Il n’y en aura pas d’autre ?— Aucune autre. Si tu fais cela, Coralie sera délivrée dans quelques

instants.D’un pas décidé, l’officier entra dans le pavillon et traversa le vesti-

bule.Au fond de l’atelier, la lumière dansait.Il ne dit pas un mot. Il n’eut pas une hésitation. Il ferma la porte vio-

lemment, d’un coup poussa les deux verrous et revint en hâte. Il se sentaitsoulagé. L’action était vile, mais il ne doutait pas qu’il eût accompli un de-voir impérieux.

— Ça y est, dit-il… Dépêchons-nous.— Aide-moi, fit le vieillard. Je ne peux pas me lever.Patrice le saisit au-dessous des deux bras et le mit debout. Mais il dut

le soutenir, car le vieillard flageolait sur ses jambes.— Oh ! malédiction, balbutia Siméon, il m’a démoli, ce maudit nègre.

J’étouffe, je ne peux pas marcher.Patrice le porta presque, tandis que Siméon bégayait, à bout de forces :— Par ici… Tout droit maintenant…

222

Page 228: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

Ils passèrent à l’angle du pavillon et se dirigèrent du côté des tombes.— Tu es bien sûr d’avoir fermé la porte ? continuait le vieillard. Oui,

n’est-ce pas ? j’ai entendu… Ah ! c’est qu’il est redoutable, le gaillard…il faut se méfier de lui… Mais tu m’as juré de ne rien dire, hein ? Jure-le encore, sur la mémoire de ta mère… non, mieux que cela, jure-le surCoralie…Qu’elle expire à l’instant si tu dois trahir ton serment !

Il s’arrêta. Il n’en pouvait plus et se convulsait pour qu’un peu d’airs’insinuât jusqu’à ses poumons. Malgré tout, il reprenait :

— Je peux être tranquille, n’est-ce pas ? D’ailleurs, tu n’aimes pas l’or,toi. En ce cas, pourquoi parlerais-tu ? N’importe, jure-moi de te taire.Tiens, donne ta parole d’honneur… C’est ce qu’il y a de mieux. Ta pa-role, hein ?

Patrice le tenait toujours par la taille. Effroyable calvaire pour l’of-ficier, que cette marche si lente et que cette sorte d’enlacement auquelil était contraint pour la délivrance de Coralie. Il avait plutôt envie, ensentant contre lui le corps de cet homme abhorré, de le serrer jusqu’àl’étouffement.

Et cependant une phrase ignoble se répétait au fond de lui : « Je suisson fils… Je suis son fils… »

— C’est là, dit le vieillard.— Là ? Mais ce sont les tombes.— C’est la tombe de ma Coralie, et c’est la mienne, et c’est ici le but.Il se retourna, effaré.— Les traces de pas ? Tu les effaceras au retour, hein ? car il retrouve-

rait notre piste, lui, et il saurait que c’est là…Patrice s’écria :— Eh ! il n’y a rien à craindre ! Hâtons-nous. Alors, Coralie est là ?…

là, au fond ? Enterrée déjà ? Ah ! l’abomination !Il semblait à Patrice que chaque minute écoulée comptait plus qu’une

heure de retard, et que le salut de Coralie dépendait d’une hésitation oud’un faux mouvement. Il fit tous les serments exigés. Il jura sur Coralie.Il s’engagea sur l’honneur. À ce moment, il n’y aurait pas eu d’acte qu’iln’eût été prêt à accomplir.

Accroupi sur l’herbe, sous le petit temple, le doigt tendu, Siméon ré-péta :

223

Page 229: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

— C’est là… c’est là-dessous…— Est-ce croyable ? Sous la pierre tombale ?— Oui.— La pierre se lève, alors ? demanda Patrice anxieusement.— Oui.— Mais à moi seul, je ne puis la lever… Ce n’est pas possible… Il fau-

drait trois hommes.— Non, dit le vieillard, il y a un mouvement de bascule. Tu y parvien-

dras facilement… Il suffit d’un effort à l’une des extrémités…— Laquelle ?— Celle-ci, à droite.Patrice s’approcha et saisit la grande plaque sur laquelle était inscrit :

« Ici repose Patrice et Coralie… » et il tenta l’effort.La pierre se souleva, en effet, du premier coup, comme si un contre-

poids l’eût obligée à s’enfoncer à l’autre bout.—Attends, dit le vieillard. Il faut la soutenir, sans quoi elle retomberait.— Comment la soutenir ?— Avec une barre de fer.— Il y en a une ?— Oui, au bas de la deuxième marche.Trois marches avaient été découvertes, qui descendaient dans une ca-

vité de petite dimension, où un homme pouvait à peine tenir, courbé endeux. Patrice aperçut la barre de fer, et, maintenant la pierre avec sonépaule, il saisit la barre et la dressa.

— Bien, reprit Siméon, cela ne bougera pas. Tu n’as plus qu’à te baisserdans l’excavation. C’est là qu’aurait dû être mon cercueil, et c’est là que jevenais souvent m’étendre auprès de ma bien-aimée Coralie. J’y restais desheures, à même la terre… et lui parlant à elle. Nous causions tous deux,je t’assure, nous causions… Ah ! Patrice !…

Patrice avait ployé sa haute taille dans l’étroit espace où il avait dumal à tenir, et il demanda :

—Que faut-il faire ?— Tu ne l’entends pas, ta Coralie, toi ? Il n’y a qu’une cloison qui vous

sépare… quelques briques dissimulées par un peu de terre… Et une porte…

224

Page 230: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

Derrière, c’est l’autre caveau ; c’est le caveau de Coralie… Et derrière, Pa-trice, il y en a un autre… où se trouvent les sacs d’or.

Le vieillard s’était penché et dirigeait les recherches, à genoux sur legazon…

— La porte est à gauche… Plus loin que cela… Tu ne trouves pas ? C’estcurieux… Il faut te dépêcher pourtant… Ah ! on dirait que tu y es. Non ?Ah ! si je pouvais descendre ! mais il n’y a place que pour une personne.

Il y eut un silence. Puis, il reprit :— Allonge-toi davantage… Bien… Tu peux remuer ?— Oui, dit Patrice.— Pas beaucoup, hein ?— À peine.— Eh bien, continue, mon garçon, s’écria le vieillard dans un éclat de

rire.Et se retirant vivement, d’un geste brusque, il fit tomber la barre de

fer. Lourdement, avec une lenteur causée par le contrepoids, mais avecune force irrésistible, l’énorme bloc de pierre s’abattit.

Bien qu’engagé tout entier dans la terre remuée, Patrice, devant lepéril, voulut se relever. Siméon avait saisi la barre de fer et lui en assenaun coup sur la tête. Patrice poussa un cri et ne bougea plus. La pierre lerecouvrit. Cela n’avait duré que quelques secondes.

— Tu vois, s’exclama Siméon, que j’ai bien fait de te séparer de toncamarade. Il ne serait pas tombé dans le panneau, lui ! Mais, tout demême,quelle comédie tu m’as fait jouer !

Siméon ne perdit plus un instant. Il savait que Patrice, blessé comme ildevait l’être, affaibli par la posture à laquelle il était condamné, ne pourraitpas faire l’effort nécessaire pour soulever le couvercle de son tombeau. Dece côté donc, plus rien à craindre.

Il retourna vers le pavillon et sans doute, quoique marchant avecpeine, avait-il exagéré son mal, car il ne s’arrêta pas avant le vestibule. Ildédaigna même d’effacer les traces de ses pas. Il allait droit au but, commeun homme qui a son plan, qui se hâte de l’exécuter, et qui sait qu’aprèsl’exécution de ce plan toutes les voies sont libres.

Arrivé dans le vestibule, il écouta. À l’intérieur de l’atelier et du côtéde la chambre, don Luis frappait contre les murs et les cloisons.

225

Page 231: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

« Parfait, ricana Siméon. Celui-ci aussi est roulé. À son tour ! Mais, envérité, tous ces messieurs ne sont pas bien forts. »

Ce fut rapide. Il marcha vers la cuisine qui se trouvait à droite, ouvrit laporte du compteur et tourna la clef, lâchant ainsi le gaz et recommençantavec don Luis ce qui n’avait point réussi avec Patrice et Coralie.

Seulement alors il céda à l’immense lassitude qui l’accablait et se per-mit deux à trois minutes de défaillance. Son plus terrible ennemi était, luiégalement, hors de cause.

Mais ce n’était pas fini. Il fallait agir encore et assurer son propre salut.Il contourna le pavillon, chercha ses lunettes jaunes et les mit, descenditle jardin, ouvrit et referma la porte. Puis, par la ruelle, il gagna le quai.

Nouvelle station, cette fois, devant le parapet qui dominait le chantierBerthou. Il semblait hésiter sur le parti à prendre. Mais la vue des gensqui passaient, charretiers, maraîchers, etc., coupa court à son indécision.Il héla une automobile et se fit conduire rue Guimard chez le conciergeVacherot.

Il trouva son ami sur le seuil de la loge et fut accueilli aussitôt avec unempressement et une émotion qui montraient l’affection du bonhomme.

— Ah ! c’est vous, monsieur Siméon ? s’écria le concierge. Mais, monDieu ! dans quel état !

— Tais-toi, ne prononce pas mon nom, murmura Siméon en entrantdans la loge. Personne ne m’a vu ?

— Personne. Il n’est que sept heures et demie et la maison s’éveille àpeine. Mais, Seigneur ! qu’est-ce qu’ils vous ont fait, les misérables ? Vousavez l’air d’étouffer. Vous avez été victime d’une agression.

— Oui, ce nègre qui me suivait…— Mais les autres ?—Quels autres ?— Ceux qui sont venus ?… Patrice ?— Hein ! Patrice est venu ? fit Siméon, toujours à voix basse.— Oui, il est arrivé ici cette nuit, après vous, avec un de ses amis.— Et tu lui as dit ?…—Qu’il était votre fils ?… Évidemment, il a bien fallu…— C’est donc cela, marmotta le vieillard… C’est donc cela qu’il n’a pas

semblé surpris de ma révélation.

226

Page 232: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

— Où sont-ils maintenant ?— Avec Coralie. J’ai pu la sauver. Je l’ai remise entre leurs mains. Mais

il ne s’agit pas d’elle. Vite… un docteur… il n’est que temps…— Il y en a un dans la maison.— Je n’en veux pas. Tu as l’annuaire du téléphone ?— Voici.— Ouvre-le et cherche…Quel nom ?— Le docteur Géradec.— Hein ! Mais ce n’est pas possible. Le docteur Géradec ? Vous n’y

pensez pas !…— Pourquoi ? Sa clinique est proche, boulevard de Montmorency, et

tout à fait isolée.— Je sais. Mais vous n’ignorez pas ?… Il y a de mauvais bruits sur lui,

monsieur Siméon… toute une affaire de passeports et de faux certificats…— Va toujours…— Voyons, quoi, monsieur Siméon, est-ce que vous voudriez partir ?— Va toujours.Siméon feuilleta l’annuaire et téléphona. La communication n’étant

pas libre, il inscrivit le numéro sur un bout de journal, puis sonna denouveau.

On lui répondit alors que le docteur était sorti et ne rentrerait qu’àdix heures du matin.

— Tant mieux, fit Siméon, je n’aurais pas eu la force d’y aller tout desuite. Préviens que j’irai à dix heures.

— Je vous annonce sous le nom de Siméon ?— Sous mon vrai nom, Armand Belval. Dis que c’est urgent… une

intervention chirurgicale est nécessaire.Le concierge obéit et raccrocha l’appareil en gémissant :— Ah ! mon pauvre monsieur Siméon ! Un homme comme vous, si

bon, si charitable. Qu’est-il donc arrivé ?— Ne t’occupe pas de ça. Mon logement est prêt ?— Certes.— Allons-y sans qu’on puisse nous voir.— On ne peut pas nous voir, vous le savez bien.

227

Page 233: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

— Dépêche-toi. Prends ton revolver. Et ta loge ? Tu peux la laisser ?— Oui… cinq minutes.Cette loge donnait, par derrière, dans une courette qui communiquait

avec un long corridor. À l’extrémité de ce couloir il y avait une autre petitecour, et dans cette cour une maisonnette composée d’un rez-de-chausséeet d’un grenier.

Ils entrèrent.Un vestibule, puis trois pièces en enfilade.La seconde seule était meublée. La dernière ouvrait directement sur

une rue parallèle à la rue Guimard.Ils s’arrêtèrent dans la seconde pièce.Siméon semblait à bout de force. Pourtant, il se releva presque aussi-

tôt, avec le geste d’un homme résolu et que rien ne peut faire fléchir.Il dit :— Tu as bien fermé la porte du rez-de-chaussée ?— Oui, monsieur Siméon.— Personne ne nous a vus entrer ?— Personne.— Personne ne peut soupçonner que tu es là ?— Personne.— Donne-moi ton revolver.Le concierge tendit l’arme.— Voici.— Crois-tu, murmura Siméon, que, si je tirais, on entendrait la déto-

nation ?— Certainement non. Qui l’entendrait ? Mais…— Mais quoi ?…— Vous n’allez pas tirer ?— Je vais me gêner !— Sur vous, monsieur Siméon, sur vous ? Vous allez vous tuer ?— Idiot.— Alors, sur qui ?— Sur quelqu’un qui me gêne et qui pourrait me trahir.— Sur qui donc ?— Sur toi, parbleu ! ricana Siméon.

228

Page 234: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VI

Et, d’un coup de feu, il lui brûla la cervelle.M. Vacherot s’écroula comme une masse, tué net.Siméon, lui, jeta son arme et demeura impassible, un peu vacillant. Un

à un, jusqu’à six, il ouvrit les doigts. Comptait-il les six personnes dontil s’était débarrassé depuis quelques heures ? Grégoire, Coralie, Ya-Bon,Patrice, don Luis, le sieur Vacherot ?

Sa bouche eut un rictus de satisfaction. Encore un effort, et c’était lesalut, la fuite.

Pour le moment, cet effort, il était incapable de le donner. Sa tête tour-nait, ses bras battaient le vide. Il tomba évanoui, râlant, la poitrine commeécrasée sous un poids intolérable.

Mais à dix heures moins le quart, dans un sursaut de volonté, il serelevait et, dominant la crise, méprisant la douleur, il sortait par l’autreissue de la maison.

À dix heures, après avoir changé deux fois d’auto, il arrivait au boule-vard deMontmorency, à l’instant même où le docteur Géradec descendaitde sa limousine et montait le perron de la somptueuse villa, où sa cliniqueétait installée depuis la guerre.

n

229

Page 235: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

CHAPITRE VII

Le docteur Géradec

L docteur Géradec groupait autour d’elle, dans unbeau jardin, plusieurs pavillons dont chacun avait sa destina-tion spéciale. La villa était réservée aux grandes opérations.

Le docteur y avait aussi son cabinet, et c’est là qu’on fit entrer d’abord Si-méon Diodokis. Mais, après avoir subi l’examen sommaire d’un infirmier,Siméon fut conduit dans une salle située au fond d’une aile indépendante.

Le docteur s’y trouvait. C’était un homme de soixante ans environ,d’allure encore jeune, à la figure rasée, et que son monocle, toujours visséà l’œil droit, obligeait à une grimace qui contractait tout le visage. Ungrand tablier blanc l’habillait des pieds à la tête.

Siméon, très difficilement – car il pouvait à peine parler – expliquason cas. La nuit dernière, un rôdeur l’avait attaqué, saisi à la gorge etdévalisé, le laissant à moitié mort sur le pavé.

— Il vous eût été possible d’appeler un médecin depuis, remarqua ledocteur en le regardant fixement.

230

Page 236: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

Et, comme Siméon ne répondait pas, il ajouta :— D’ailleurs, ce n’est pas grand-chose. Dès l’instant que vous vivez,

il n’y a pas eu fracture. Cela se réduit donc à des spasmes du larynx dontnous viendrons à bout avec un tubage.

Il donna des ordres à son aide. On introduisit dans le gosier du maladeun long tube en aluminium qu’il garda durant une demi-heure. Le doc-teur, qui s’était absenté pendant ce temps, revint, et, ayant enlevé le tube,examina le malade, qui commençait déjà à respirer assez facilement.

— C’est fini, dit le docteur Géradec, et beaucoup plus vite que je nepensais. Il y avait évidemment, dans votre cas, un phénomène d’inhibitionqui contractait la gorge. Rentrez chez vous. Un peu de repos, et il n’yparaîtra plus.

Siméon demanda le prix et paya. Mais, comme le docteur le recondui-sait à la porte, il s’arrêta et dit brusquement, d’un ton de confidence :

— Je suis un ami de Mme Albouin.Le docteur ne semblait pas comprendre ce que signifiait cette phrase,

il insista :— Peut-être ce nom ne vous dit-il rien ? Mais, si je vous rappelle qu’il

cache la personnalité de Mme Mosgranem, je ne doute pas que nous nepuissions nous entendre.

— Nous entendre sur quoi ? demanda le docteur dont l’étonnementcontractait encore davantage la figure.

— Allons, docteur, vous vous méfiez, et vous avez tort. Nous sommesseuls. Toutes les portes sont doubles et capitonnées. Nous pouvons causer.

— Je ne refuse nullement de causer. Mais encore faut-il que je sache…— Un peu de patience, docteur.— C’est que mes malades attendent.— Ce sera vite fait, docteur. Je ne vous demande pas un entretien, mais

le temps seulement de dire quelques phrases. Asseyons-nous.Il s’assit résolument. Le docteur prit place en face de lui, avec un air

de plus en plus surpris.Et Siméon prononça, sans autre préambule :— Je suis de nationalité grecque. La Grèce étant un pays neutre et

même ami jusqu’à ce jour, il m’est facile d’obtenir un passeport et de sortirde France. Mais, pour des raisons personnelles, je désire que ce passeport

231

Page 237: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

ne soit pas établi sous mon nom, mais sous un nom quelconque, que nouschercherons ensemble, et qui me permettra, avec votre aide, de m’en allersans le moindre péril.

Le docteur se leva, indigné.Siméon insista :— Pas de grands mots, je vous en conjure. Il s’agit, n’est-ce pas, d’y

mettre le prix ? J’y suis déterminé. Combien ?D’un geste, le docteur lui montra la porte.Siméon ne protesta pas. Il mit son chapeau. Mais, arrivé près de la

porte, il articula :— Vingt mille ?… Est-ce assez ?— Dois-je appeler ? dit le docteur, et vous faire jeter dehors ?SiméonDiodokis semit à rire et, tranquillement, avec des pauses entre

chacun des chiffres :— Trente mille ?… Quarante ?… Cinquante ?… Oh ! oh ! davantage ?

C’est le grand jeu, à ce qu’il paraît… La somme ronde… Allons-y. Mais,vous savez, tout est compris dans le chiffre fixé. Non seulement vousm’établissez un passeport dont l’authenticité ne soit pas contestable, maisencore vous me garantissez les moyens de partir de France, comme vousl’avez fait pour mon amie, Mme Mosgranem, et fichtre, à des conditionsautrement avantageuses ! Enfin, je ne marchande pas. J’ai besoin de vous.Alors, c’est convenu, docteur ? Cent mille ?

Le docteur Géradec le regarda longtemps, puis d’un mouvement ra-pide mit le verrou. Revenant ensuite s’asseoir devant le bureau, il dit sim-plement :

— Causons.— Je ne demande pas autre chose. On s’entend toujours entre honnêtes

gens. Mais, avant tout, je répète ma question : nous sommes d’accord àcent mille ?

— Nous sommes d’accord… dit le docteur, à moins que la situation nese présente sous un jour moins clair que vous ne la présentez.

—Que dites-vous ?— Je dis que le chiffre de cent mille est une base de discussion conve-

nable, voilà tout.

232

Page 238: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

Siméon Diodokis hésita une seconde. L’individu lui semblait un peugourmand. Néanmoins, il se rassit, et le docteur reprit aussitôt :

— Votre nom véritable, s’il vous plaît ?— Impossible. Je vous répète que, pour des raisons…— Alors, c’est deux cent mille.— Hein ?Siméon avait sursauté.— Crebleu ! vous n’y allez pas de main morte. Un pareil chiffre !Géradec répondit calmement :—Qui vous oblige à l’accepter ? Nous débattons un marché. Vous êtes

libre.— Enfin, quoi, du moment que vous acceptez de m’établir un faux

passeport, que vous importe de connaître mon nom ?— Il m’importe beaucoup. Je risque infiniment plus en faisant éva-

der – car c’est une évasion –, en faisant évader un espion qu’un honnêtehomme.

— Je ne suis pas un espion.— Qu’en sais-je ? Comment ! Vous venez chez moi me proposer une

vilaine chose. Vous cachez votre nom, votre personnalité, et vous aveztellement hâte de disparaître que vous êtes prêt à payer cent mille francs.Et, malgré tout, vous avez la prétention de vous faire passer pour un hon-nête homme. Réfléchissez. C’est absurde. Un honnête homme n’agit pascomme un cambrioleur… ou comme un assassin.

Le vieux Siméon ne broncha pas. Après un instant, il s’essuya le frontavec son mouchoir. Évidemment, il pensait que Géradec était un rudejouteur et qu’il eût peut-être mieux valu ne pas s’adresser à lui. Mais,après tout, le pacte était conditionnel. Il serait toujours temps de rompre.

— Oh ! oh ! fit-il en essayant de rire, vous avez de ces mots !— Des mots seulement, dit le docteur. Je n’avance aucune hypothèse.

Je me contente de résumer la situation et de justifier mes prétentions.— Vous avez entièrement raison.— Donc, je reprends votre question : nous sommes d’accord ?— Nous sommes d’accord. Peut-être cependant – et c’est ma dernière

observation – auriez-vous pu traiter plus doucement un ami deMmeMos-granem.

233

Page 239: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

— Comment savez-vous que je l’ai traitée d’autre façon que vous ?demanda le docteur. Vous avez des renseignements à ce propos ?

— Mme Mosgranem m’a avoué elle-même que vous ne lui aviez rienpris.

Le docteur eut un sourire un peu fat, et murmura :— Je ne lui ai rien pris, en effet, mais elle m’a peut-être beaucoup

donné. Mme Mosgranem était une de ces jolies femmes dont les faveursse comptent à prix élevé.

Un silence suivit ces paroles. Le vieux Siméon semblait de plus en plusmal à l’aise en face de son interlocuteur. Enfin celui-ci insinua :

—Mon indiscrétion paraît vous être désagréable. Y avait-il entre MmeMosgranem et vous un de ces liens de tendresse ?… En ce cas, excusez-moi… D’ailleurs, tout cela, n’est-ce pas, cher monsieur, n’a plus du toutd’importance après ce qui vient de se passer.

Il soupira :— Pauvre Mme Mosgranem !— Pourquoi parlez-vous d’elle ainsi ? interrogea Siméon.— Pourquoi ? Mais justement à cause de ce qui vient de se passer.— J’ignore absolument…— Comment, vous ignorez le drame affreux ?— Je n’ai pas eu de lettre d’elle depuis son départ.— Ah !… Moi, j’en ai reçu une hier soir, et j’ai été fort étonné d’ap-

prendre qu’elle était rentrée en France.— En France, Mme Mosgranem !— Mais oui. Et même elle me donnait rendez-vous pour ce matin… un

étrange rendez-vous…— À quel endroit ? fit Siméon avec une inquiétude visible.— Je vous le donne en mille.— Parlez donc !— Eh bien, sur une péniche.— Hein !— Oui, sur une péniche, nommée la Nonchalante, amarrée au quai de

Passy, le long du chantier Berthou.— Est-ce possible ? balbutia Siméon.

234

Page 240: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

—C’est la réalité même. Et savez-vous comment la lettre était signée ?Elle était signée Grégoire.

— Grégoire… un nom d’homme… articula le vieux d’une voix sourde.— Un nom d’homme, en effet… Tenez, j’ai la lettre sur moi. Elle me dit

qu’elle mène une vie fort dangereuse, qu’elle se méfie de l’homme auquelsa fortune est associée, et qu’elle voudrait me demander conseil.

— Alors… alors… vous y êtes allé ?— J’y suis allé.— Mais quand ?— Ce matin. J’y étais, pendant que vous téléphoniez ici. Malheureu-

sement…— Malheureusement ?…— Je suis arrivé trop tard.— Trop tard ?…— Oui, le sieur Grégoire, ou plutôt Mme Mosgranem était morte.— Morte !— On l’avait étranglée.— C’est effrayant, dit Siméon, qui paraissait repris d’étouffements. Et

vous n’en savez pas plus long ?— Plus long sur quoi ?— Sur l’homme dont elle parlait.— L’homme dont elle se défiait ?— Oui.— Si, si, elle m’a écrit son nom dans cette lettre. C’est un Grec qui se

faisait appeler SiméonDiodokis. Elleme donnaitmême son signalement…que j’ai lu sans trop d’attention.

Il déplia la lettre et jeta les yeux sur la seconde page en marmottant :— Un homme assez vieux… cassé… qui porte un cache-nez… qui porte

toujours un cache-nez et de grosses lunettes jaunes.Le docteur Géradec interrompit sa lecture et regarda Siméon d’un air

stupéfait. Tous deux restèrent un moment sans souffler mot. Puis le doc-teur répéta machinalement :

— Un homme assez vieux… cassé… qui porte un cache-nez… et degrosses lunettes jaunes…

235

Page 241: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

Après chaque bout de phrase, il s’arrêtait, le temps de constater ledétail accusateur.

Enfin, il prononça :— Vous êtes Siméon Diodokis…L’autre ne protesta pas. Tous ces incidents s’enchaînaient d’une façon

si étrange, et à la fois si naturelle, qu’il sentait l’inutilité des mensonges.Le docteur Géradec fit un grand geste et déclara :— Voilà précisément ce que j’avais prévu. La situation n’est plus du

tout telle que vous la présentiez. Il ne s’agit plus de balivernes, mais d’unechose fort grave et terriblement dangereuse pour moi.

— Ce qui veut dire ?— Ce qui veut dire que le prix n’est plus le même.— Combien, alors ?— Un million.— Ah ! non, non ! s’exclama Siméon avec violence ! non ! Et puis je

n’ai pas touché à Mme Mosgranem. Moi-même, j’étais attaqué par celuiqui l’a étranglée, et c’est le même individu, un nègre appelé Ya-Bon, quim’a rejoint et qui m’a saisi à la gorge.

Le docteur lui saisit le bras.— Répétez ce nom. C’est bien Ya-Bon que vous avez dit ?— Certes, un Sénégalais, mutilé d’un bras.— Et il y a eu combat entre ce Ya-Bon et vous ?— Oui.— Et vous l’avez tué ?— Je me suis défendu.— Soit. Mais vous l’avez tué ?— C’est-à-dire…Le docteur haussa les épaules en souriant.— Écoutez, monsieur, la coïncidence est curieuse. En sortant de la

péniche, j’ai rencontré une demi-douzaine de soldats mutilés, qui m’ontadressé la parole. Ils cherchaient justement leur camarade Ya-Bon, et ilscherchaient aussi leur capitaine, le capitaine Belval, et ils cherchaient unami de cet officier, et ils cherchaient une dame, celle chez qui ils logeaient.

« Ces quatre personnes avaient disparu, et de cette disparition ils ac-cusaient un individu…mais, tenez, ils m’ont dit le nom…Ah ! c’est de plus

236

Page 242: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

en plus bizarre ! C’est Siméon Diodokis, c’était vous qu’ils accusaient…Est-ce curieux ? Mais, d’autre part, vous avouerez que tout cela constituedes faits nouveaux, et que, par conséquent… »

Il y eut une pause. Puis nettement, le docteur scanda :— Deux millions.Cette fois, Siméon demeura impassible. Il se sentait dans les griffes

de cet homme comme une souris entre les griffes d’un chat. Le docteurjouait avec lui, le laissait échapper, le rattrapait, sans qu’il pût avoir uneseconde l’espérance de se soustraire à ce jeu mortel.

Il dit simplement :— C’est du chantage…Le docteur fit un signe d’approbation :— Je ne vois pas en effet d’autre mot. C’est du chantage. Et encore

un chantage où je n’ai pas l’excuse d’avoir fait naître l’occasion dont jeprofite. Un hasard merveilleux passe à portée de mamain. Je saute dessus,comme vous le feriez à ma place.Que voulez-vous ? J’ai eu avec la justicede mon pays quelques démêlés que vous n’êtes pas sans connaître. Nousavons, elle et moi, signé la paix. Mais ma situation professionnelle esttellement ébranlée que je ne puis repousser dédaigneusement ce que vousm’apportez avec tant de bienveillance.

— Et si je refuse de me soumettre ?— Alors je téléphone à la préfecture de police, où je suis très bien vu

maintenant, étant à même de rendre à ces messieurs quelques services.Siméon regarda du côté de la fenêtre, regarda du côté de la porte. Le

docteur avait empoigné le cornet du téléphone. Il n’y avait rien à faire,pour l’instant, qu’à céder… quitte à profiter des circonstances favorablesqui pourraient survenir.

— Soit, déclara Siméon. Après tout, cela vaut mieux. Vousme connais-sez, je vous connais. On peut s’entendre.

— Sur la base indiquée ?— Oui.— Deux millions ?— Oui. Expliquez-moi votre plan.— Non, pas la peine. J’ai mes moyens à moi, et je trouve inutile de les

divulguer d’avance. L’essentiel, c’est votre évasion, n’est-ce pas ? et la fin

237

Page 243: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

des dangers que vous courez ? De tout cela je réponds.—Qui m’assure ?…— Vous me payerez moitié comptant, moitié au terme de l’entreprise.

Reste la question du passeport. Elle est secondaire pour moi. Encore faut-il en établir un. Sous quel nom ?

— Celui que vous voudrez.Le docteur prit un papier pour inscrire le signalement, et tout en ob-

servant son interlocuteur et murmurant : cheveux gris… figure imberbe…lunettes jaunes… il demanda :

— Mais vous… qui me garantit l’indispensable paiement ?… Je veuxdes billets de banque… de vrais, d’authentiques billets de banque…

— Vous les aurez.Où sont-ils ?— Dans une cachette inaccessible.— Précisez.— Je peux le faire. Alors même que je vous aurais indiqué l’emplace-

ment général, vous ne trouveriez pas.— Alors ?— C’est Grégoire qui en avait la garde. Il y a quatre millions… Ils sont

dans la péniche. Nous irons ensemble et je vous compterai le premiermillion.

Le docteur frappa la table.— Hein ?Qu’avez-vous dit ?— Je dis que ces millions sont dans la péniche.— La péniche qui est amarrée près du chantier Berthou, et dans la-

quelle Mme Mosgranem a été égorgée ?— Oui, j’ai caché là quatre millions. L’un d’eux vous sera remis.Le docteur hocha la tête et déclara :— Non, je n’accepte pas cet argent-là en paiement !— Pourquoi ? Vous êtes fou.— Pourquoi ? Parce qu’on ne se paye pas avec ce qui vous appartient

déjà.—Qu’est-ce que vous dites ? s’écria Siméon avec effarement.— Ces quatre millions m’appartiennent. Par conséquent, vous ne pou-

vez pas me les offrir.

238

Page 244: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

Siméon haussa les épaules.— Vous divaguez. Pour qu’ils vous appartiennent, il faudrait d’abord

que vous les ayez.— Bien entendu.— Et vous les avez ?— Je les ai.— Quoi ? Expliquez-vous. Expliquez-vous, tout de suite, grinça Si-

méon hors de lui.— Je m’explique. La cachette inaccessible consistait en quatre vieux

Bottins hors d’usage. Le Bottin de Paris et celui des départements, chacunen deux volumes. Ces quatre volumes, creux à l’intérieur, comme évidéssous leur reliure, contenaient chacun un million.

— Vous mentez !… Vous mentez !— Ils étaient sur une tablette, dans un petit débarras à côté de la cabine.— Et après ? Après ?— Après ? Eh bien, ils sont ici.— Ici ?— Sur cette tablette, devant vos yeux. Alors, dans ces conditions, n’est-

ce pas, étant déjà légitime possesseur, je ne puis accepter…— Voleur ! Voleur ! cria Siméon, qui tremblait de rage et lui montrait

le poing. Vous n’êtes qu’un voleur, et je vous ferai rendre gorge… Ah ! lebandit…

Très calme, le docteur Géradec sourit et leva la main en manière deprotestation.

— Voilà de bien grands mots, et combien injustes ! Oui, je le répète,combien injustes ! Vous rappellerai-je que votre maîtresse, Mme Mosgra-nem, m’honorait de ses bontés ? Un jour, ou plutôt un matin, elle me dit,après un moment d’expansion : « Mon ami – elle m’appelait son ami et,en ces moments-là, voulait bien me tutoyer – mon ami, quand je mourrai– elle avait de sombres pressentiments – quand je mourrai, tout ce qui setrouvera dans mon appartement, je te le lègue. » Son appartement, à laminute de sa mort, c’était la péniche en question. Lui ferai-je l’injure dene pas obéir à une volonté aussi sacrée ?

Le vieux Siméon n’écoutait pas. Une idée infernale s’éveillait en lui,et il se dressait vers le docteur dans un geste d’attention éperdue.

239

Page 245: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

Le docteur lui dit :— Nous gaspillons un temps précieux, cher monsieur, que décidez-

vous ?Il jouait avec la feuille où il avait inscrit les renseignements néces-

saires au passeport. Siméon s’avança vers lui sans un mot. À la fin levieillard chuchota :

—Cette feuille, donnez-lamoi… Je veux voir comment vous avez établimon passeport… et sous quel nom…

Il arracha le papier, le parcourut des yeux et, soudain, bondit en ar-rière.

—Quel nom avez-vous mis ?Quel nom avez-vous mis ? De quel droitme donnez-vous ce nom ? Pourquoi ? Pourquoi ?

— Mais vous m’avez dit d’inscrire un nom à mon gré.— Mais celui-ci ? celui-ci ?… Pourquoi avez-vous inscrit celui-ci ?—Ma foi, je ne sais pas… Une idée comme une autre. Je ne pouvais pas

mettre Siméon Diodokis, n’est-ce pas, puisque vous ne vous appelez pasainsi… Je ne pouvais pas mettre non plus Armand Belval, puisque vousne vous appelez pas ainsi non plus. Alors, j’ai mis ce nom-là.

— Mais pourquoi ce nom-là justement ?— Dame, parce que c’est votre nom véritable.Le vieillard eut un mouvement d’épouvante, et tout bas, de plus en

plus courbé sur le docteur, il dit en frissonnant :— Un seul homme… un seul homme était capable de deviner…Un long silence encore. Puis le docteur ricana :— Je crois, en effet, qu’un seul homme en était capable. Mettons donc

que je sois ce seul homme.— Un seul, continua l’autre, auquel la respiration semblait manquer à

nouveau… un seul aussi pouvait trouver la cachette des quatre millions,comme vous l’avez trouvée, en quelques secondes…

Le docteur ne répondit pas. Il souriait et sa figure se décontractait peuà peu.

On eût dit que Siméon n’osait pas prononcer le nom redoutable quilui montait aux lèvres. Il courbait la tête. Il était comme l’esclave devantle maître.Quelque chose de formidable, dont il avait déjà senti le poids aucours de la lutte, l’écrasait. L’homme qu’il avait en face de lui prenait, dans

240

Page 246: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

son esprit, des proportions de géant qui pouvait, d’un mot, le supprimer,d’un geste l’anéantir. Et un seul homme avait cette taille hors des mesureshumaines.

À la fin, il murmura avec une terreur indicible :— Arsène Lupin… Arsène Lupin…— Tu l’as dit, bouffi, s’écria le docteur en se levant.Il laissa tomber son monocle. Il sortit de sa poche une petite boîte qui

contenait de la pommade, se barbouilla le visage avec cette pommade, selava dans une cuvette d’eau que renfermait un placard, et reparut, le teintclair, la face souriante et narquoise, l’allure désinvolte.

— Arsène Lupin, répéta Siméon pétrifié… Arsène Lupin… Je suisperdu…

— Jusqu’à la gauche, vieillard stupide. Et faut-il que tu sois stupide !Comment ! tu me connais de réputation, tu ressens vis-à-vis de moi lafrousse intense et salutaire qu’un honnête homme de mon envergure doitinspirer à une vieille fripouille comme toi, tu t’es imaginé que je seraisassez bête pour me laisser coffrer dans ta boîte à gaz.

Lupin allait et venait, en comédien habile qui a une tirade à débiter,qui la ponctue aux bons endroits, qui se réjouit de l’effet produit, et quis’écoute parler avec une certaine complaisance. On sentait que, pour rienau monde, il n’eût donné sa place et abandonné son rôle.

Il poursuivit :— Remarque bien qu’à ce moment-là, j’aurais pu te prendre par la

peau du cou et jouer tout de suite avec toi la grande scène du cinquièmeacte que nous sommes en train de jouer. Seulement, voilà, mon cinquièmeacte était un peu court, et je suis un homme de théâtre, moi ! Tandis que,de la sorte, comme l’intérêt rebondit ! Et comme c’était amusant de voirl’idée germer dans ta caboche de sous-boche ! Et combien rigolo d’allerdans l’atelier, d’attacherma lampe électrique au bout d’une ficelle, de fairecroire ainsi à ce bon Patrice que j’étais là, de sortir, et d’entendre Patriceme renier par trois fois et mettre soigneusement en prison, quoi ? malampe électrique !

« Tout ça, c’était du bon ouvrage, qu’en dis-tu ?… N’est-ce pas ? Jete sens béant d’admiration… Et, dix minutes plus tard, lorsque tu es re-venu, hein ! quelle jolie scène à la cantonade ! Évidemment, je cognais

241

Page 247: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

bien contre la portemurée, entre l’atelier et la chambre de gauche… Seule-ment, vieux Siméon, je n’étais pas dans l’atelier, j’étais dans la chambrede gauche ! Et le vieux Siméon ne s’est douté de rien, et il est parti tran-quillement, persuadé qu’il laissait derrière lui un condamné à mort. Uncoup de maître, qu’en dis-tu ? Et je dominais tellement la situation queje n’eus même pas besoin de te suivre jusqu’au bout. J’étais sûr, commedeux et deux font quatre, que tu allais chez ton ami, M. Amédée Vacherot,le concierge. Et de fait, tu t’y rendis tout de go. »

Lupin reprit haleine, puis continua :— Ah ! là, par exemple, tu as commis une belle imprudence, vieux Si-

méon, et qui m’a tiré d’embarras… J’arrive : personne dans la loge. Quefaire ? Comment retrouver tes traces ? Heureusement que la Providenceme protégeait.Qu’est-ce que je lis sur un bout de journal ? Un numéro detéléphone tout frais écrit au crayon. Tiens ! tiens, voilà une piste ! Je de-mande ce numéro. J’obtiens la communication et, froidement, j’articule :« Monsieur, c’est moi qui ai téléphoné tout à l’heure. Seulement, si j’aivotre numéro, je n’ai pas votre adresse. » Sur quoi, on me la donne, cetteadresse : Docteur Géradec, boulevard de Montmorency. Alors, j’ai compris.Docteur Géradec ? C’est bien cela. Le vieux Siméon va d’abord se faire ad-ministrer un bon tubage. Ensuite, on s’occupera du passeport, le docteurGéradec étant un spécialiste de faux passeports.

« Oh ! oh ! le vieux Siméon voudrait donc filer ? Pas de ça Lisette !Alors, je suis venu ici, sans m’occuper de ton pauvre ami, M. Vacherot,que tu as assassiné dans quelque coin pour te débarrasser d’un accusateurpossible. Et ici j’ai vu le docteur Géradec, un homme charmant, que sesennuis ont assagi et assoupli, et qui m’a… donné sa place pour un ma-tin. Ça m’a coûté un peu cher, mais, n’est-ce pas ? qui veut la fin… Bref,comme ton rendez-vous n’était que pour dix heures, j’avais encore deuxbonnes heures devant moi ; j’ai donc été visiter la péniche, prendre lesmillions, mettre au point certaines choses. Et me voilà ! »

Lupin s’arrêta devant le vieillard et lui dit :— Eh bien, tu es prêt ?Siméon, qui semblait absorbé, tressaillit.— Prêt à quoi ? repartit Lupin, sans attendre la réponse. Mais au grand

voyage. Ton passeport est en règle. Paris-Enfer. Billet simple. Train rapide.

242

Page 248: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VII

Sleeping-Cercueil. En voiture !Il y eut un assez long silence. Le vieillard réfléchissait et, visiblement,

cherchait une issue pour échapper à l’étreinte de son ennemi. Mais lesplaisanteries d’Arsène Lupin devaient le troubler profondément, car il neput balbutier que des syllabes confuses.

À la fin, il fit un effort et prononça :— Et Patrice ?— Patrice ? répéta Lupin.— Oui. Que va-t-il devenir ?— Tu as une idée à ce propos ?— J’offre sa vie en échange de la mienne.Lupin parut stupéfait.— Il est donc en danger de mort, selon toi ?—Oui, et c’est pourquoi je propose le marché : sa vie contre la mienne.Lupin se croisa les bras et prit un air indigné :— Eh bien vrai ! tu en as du culot ! Comment, Patrice est mon ami,

et tu me crois capable de l’abandonner ainsi ? Moi, Lupin, je ferais desmots plus ou moins spirituels sur ta mort imminente, tandis que monami Patrice serait en danger ? Vieux Siméon, tu baisses. Il est temps quetu ailles te reposer dans un monde meilleur.

Il souleva une tenture, ouvrit une porte, et appela :— Eh bien, mon capitaine ?Puis, après un second appel, il continua :— Ah ! je vois que vous avez repris connaissance, mon capitaine. Tant

mieux ! Et vous n’êtes pas trop étonné de me voir ? Non ! Ah ! surtout, jevous en prie, pas de remerciement. Ayez seulement l’obligeance de venir.Notre vieux Siméon vous réclame. Et le vieux Siméon a droit à des égards,en ce moment.

Puis se tournant vers le vieillard, il lui dit :— Voilà ton fils, père dénaturé.

n

243

Page 249: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

CHAPITRE VIII

La dernière victime de Siméon

P , tête bandée, car le coup que lui avait assené Si-méon et le poids de la dalle avaient rouvert ses anciennes bles-sures. Il était très pâle et semblait souffrir beaucoup.

En voyant Siméon Diodokis, il eut un geste de colère effroyable. Pourtantil se contint. Plantés l’un en face de l’autre, les deux hommes ne bou-geaient plus, et Lupin, tout en se frottant les mains, disait à demi-voix :

—Quelle scène ! quelle scène admirable ! Est-ce du bon théâtre, cela ?Le père et le fils ! Le criminel et la victime ! Attention, l’orchestre… Untrémolo en sourdine…Que vont-ils faire ? Le fils va-t-il tuer son père, oule père tuer son fils ? Minute palpitante… Quel silence ! La voix du sangseule s’exprime, et en quels termes ! Ça y est ! La voix du sang a parlé, etils vont se jeter dans les bras l’un de l’autre, pour mieux s’étouffer.

Patrice avait avancé de deux pas, et le mouvement annoncé par Lupinallait être accompli, les deux bras de l’officier s’ouvraient déjà pour lecombat. Mais soudain, Siméon, affaibli par la souffrance, dominé par une

244

Page 250: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VIII

volonté plus forte, s’abandonna et supplia :— Patrice… Patrice… que vas-tu faire ?Il tendait les mains, il s’adressait à la pitié de son adversaire, et celui-

ci, arrêté dans son élan, fut troublé et regarda longuement cet homme àqui l’attachaient des liens mystérieux et inexpliqués.

Il prononça, les poings toujours levés :— Coralie !… Coralie !… Dis-moi où elle est, et tu auras la vie sauve.Le vieux tressauta ; sa haine, fouettée par le souvenir de Coralie, pour

faire du mal, retrouvait de l’énergie, et il répondit avec un rire cruel :— Non, non… Sauver Coralie ? Non, j’aime mieux mourir. Et puis, la

cachette de Coralie, c’est celle de l’or… Non, jamais, autant mourir…— Tue-le donc, mon capitaine, intervint don Luis, tue-le donc, puis-

qu’il aime mieux cela.De nouveau l’idée du meurtre immédiat et de la vengeance empour-

prait d’un flot de sang le visage de l’officier. Mais la même hésitationsuspendit le choc.

— Non, non, fit-il à voix basse, non, je ne peux pas…— Pourquoi donc ? insista don Luis… C’est si facile ! Allons ! Tords-lui

le cou comme à un poulet.— Je ne peux pas.— Pourquoi ? Est-ce que ça te fait quelque chose de l’étrangler ? Ça te

dégoûte ! Pourtant, si c’était un Boche, sur le champ de bataille…— Oui, mais cet homme…— Ce sont tes mains qui refusent, peut-être ? L’idée d’empoigner cette

chair et de la serrer ?… Tiens, capitaine, prends mon revolver, et fais-luisauter la cervelle.

Patrice saisit l’arme avidement et la braqua sur le vieux Siméon. Lesilence fut effrayant. Les yeux de Siméon s’étaient fermés, et des gouttesde sueur coulaient sur son visage livide.

À la fin, le bras de l’officier s’abattit, et il articula :— Je ne peux pas.— Vas-y donc, ordonna don Luis impatienté.— Non… Non…— Mais pourquoi, encore une fois ?— Je ne peux pas.

245

Page 251: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VIII

— Tu ne peux pas ? Veux-tu que je t’en dise la raison, mon capitaine ?Tu penses à cet homme comme si c’était ton père.

— Peut-être, dit l’officier, tout bas… Les apparences m’obligent à lecroire par moments.

—Qu’importe, si c’est une crapule et un bandit !—Non, non, je n’ai pas le droit.Qu’il meure, mais non pas demamain,

je n’ai pas le droit.— Alors, tu renonces à te venger ?— Ce serait abominable, ce serait monstrueux !Don Luis s’approcha et, le frappant à l’épaule, lui dit gravement :— Et si ce n’était pas ton père ?Patrice le regarda. Il ne comprenait pas.—Que voulez-vous dire ?— Je veux dire que la certitude n’existe pas, que le doute, s’il s’appuie

sur des apparences, oumême sur des présomptions, n’est fortifié d’aucunepreuve. Et d’autre part, songe à ton dégoût, à ta répugnance… Car enfin,cela aussi doit être à considérer.

«Quand on est, comme toi, un monsieur propre, loyal, tout palpitantd’honneur et de fierté, est-il admissible qu’on soit le fils d’une pareillefripouille ? Réfléchis à cela, Patrice. »

Il fit une pause et répéta :— Réfléchis à cela, Patrice… et aussi à une autre chose qui a sa valeur,

je te le jure.—Quelle chose ? demanda Patrice, qui le contemplait éperdument.Don Luis prononça :—Quel que soit mon passé, quoi que tu puisses penser de moi, tu me

reconnais bien, n’est-ce pas, une certaine conscience ? Tu sais bien quema conduite, en toute cette affaire, n’a jamais été influencée que par desmotifs que je puis avouer hautement, n’est-ce pas ?

— Oui, oui, déclara Patrice Belval avec force.— Eh bien, alors, mon capitaine, crois-tu donc que je te pousserais à

tuer cet homme si c’était ton père ?Patrice semblait hors de lui.— Vous avez, j’en suis sûr, une certitude… Oh ! je vous en prie…Don Luis continua :

246

Page 252: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VIII

— Crois-tu donc que je te dirais même de le haïr, si c’était ton père ?— Oh ! fit Patrice, ce n’est donc pas mon père ?— Non, non, s’écria don Luis, avec une conviction irrésistible et une

ardeur croissante. Non, mille fois non !Mais, observe-le ! Vois cette tête dechenapan ! Tous les crimes et tous les vices sont inscrits sur ce visage debrute. Dans cette aventure, depuis le premier jour jusqu’au dernier, il n’ya pas un forfait qui ne soit son œuvre… pas un, tu entends. Nous n’avonspas été en face de deux criminels comme on l’a cru, il n’y a pas eu Essarèspour commencer la besogne infernale, et le vieux Siméon pour l’achever.Il n’y a qu’un criminel, un seul, comprends-tu, Patrice ? Le même banditqui, devant nous, pour ainsi dire, tuait Ya-Bon, tuait le concierge Vache-rot, tuait sa propre complice, le même bandit avait commencé sa besognesinistre bien auparavant, et tuait déjà ceux qui le gênaient. Et parmi ceux-ci, il en a tué un que tu connaissais, Patrice, il en a tué un dont tu n’es quela chair et le sang.

—Qui ? De qui parlez-vous ? demanda Patrice avec égarement.— De celui dont tu entendais, par le téléphone, les cris d’agonie ; de

celui qui t’appelait Patrice et qui ne vivait que pour toi : Il l’a tué, celui-là !Et celui-là, c’était ton père, Patrice ! C’était Armand Belval ! Comprends-tu, maintenant ?

Patrice ne comprenait pas. Les paroles de don Luis tombaient dans lesténèbres, sans qu’aucune d’elles fît jaillir la moindre lumière. Pourtant,une chose formidable s’imposait à son esprit, et il balbutia :

— J’ai entendu la voix de mon père… C’est donc lui qui m’appelait ?— C’était ton père, Patrice.— Et l’homme qui le tuait ?…— C’était celui-ci, fit don Luis en désignant le vieillard.Siméon demeurait immobile, les yeux hagards, comme un misérable

qui attend l’arrêt de mort. Patrice ne le quittait pas des yeux, et des fris-sons de rage le secouaient.

Et cependant une certaine joie se dégageait peu à peu du désordre deses sentiments, grandissait en lui, et occupait toute sa pensée. Cet hommeimmonde n’était pas son père. Son père était mort, il aimait mieux cela.Il respirait mieux. Il pouvait relever la tête et haïr en toute liberté, d’unehaine juste et sainte.

247

Page 253: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VIII

—Qui es-tu ?Qui es-tu ?Et s’adressant à don Luis :— Son nom ?… Je vous en supplie… Je veux savoir son nom, avant de

l’écraser.— Son nom ? fit don Luis. Son nom ? Comment ne l’as-tu pas deviné

déjà ? Il est vrai que, moi-même, j’ai longtemps cherché et, cependant,c’était la seule hypothèse admissible.

— Mais quelle hypothèse ?Quelle idée ? s’écria Patrice exaspéré.— Tu veux le savoir ?…— Ah ! je vous en conjure ! J’ai hâte de l’abattre, mais je veux d’abord

connaître son nom.— Eh bien…Il y eut un silence entre les deux hommes. Ils se regardaient, debout

l’un contre l’autre.Mais don Luis eut l’impression, sans doute, qu’il fallait encore différer

le moment de la révélation, car il reprit :— Tu n’es pas encore prêt à la vérité, Patrice, et je veux cependant

que, quand tu l’entendras, elle ne suscite en toi aucune objection. Vois-tu,Patrice, et ne crois pas que je plaisante, il en est, dans la vie, comme dansl’art dramatique, où ce qu’on appelle le coup de théâtre manque son effets’il n’est pas préparé. Je ne cherche pas à en faire un effet, mais à t’imposerune conviction totale, irrésistible, au sujet de cet homme, qui n’est pas tonpère, comme tu l’admets maintenant, mais qui n’est pas non plus SiméonDiodokis, bien qu’il ait pris l’apparence, le signalement, l’identité, la vieelle-même de Siméon Diodokis.

« Commences-tu à comprendre ? Dois-je te répéter ma phrase de toutà l’heure : “Nous n’avons pas été, au cours de cette lutte, en face de deuxcriminels. Il n’y a pas eu Essarès pour commencer la besogne infernale,et celui qui s’est fait appeler le vieux Siméon pour l’achever.” Il n’y a eu, iln’y a qu’un criminel, toujours vivant, depuis le début, toujours agissant,supprimant ceux qui le gênent, et au besoin se revêtant de leur personna-lité, et poursuivant sous leur apparence l’œuvre maudite… Comprends-tu ? Dois-je te nommer celui qui fut l’âme même de cette affaire colossale,celui qui monta l’intrigue, et qui la fit évoluer vers un but favorable, mal-gré tous les obstacles et malgré la guerre acharnée que ses complices lui

248

Page 254: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VIII

déclarèrent ? Remonte plus haut que ce que tu as vu de tes propres yeux,Patrice.

« N’interroge pas seulement tes souvenirs, même ceux du premierjour. Interroge les souvenirs des autres, et tout ce que Coralie t’a racontédu passé.Quel est l’unique persécuteur, l’unique bandit, l’unique assassin,l’unique génie de tout lemal qui fut fait à ton père et à lamère de Coralie, àCoralie, au colonel Fakhi, à Grégoire, à Ya-Bon, à Vacherot, à tous, Patrice,à tous ceux qui furent mêlés à la tragique aventure ? Allons, allons, je sensque tu devines presque. Si la vérité ne t’apparaît pas encore, son fantômeinvisible rôde autour de toi. Le nom de cet homme germe en ton cerveau.Son âme hideuse se dégage des ténèbres, sa véritable personnalité prendcorps, son masque tombe. Et tu as devant toi le criminel lui-même, c’est-à-dire… »

Qui prononça le nom redoutable ? Fût-ce don Luis, avec toute l’ar-deur de sa certitude ? Fût-ce Patrice, avec l’hésitation et l’étonnementd’une conviction naissante ? Pourtant l’officier, dès que les quatre syl-labes eurent retenti dans le silence solennel, l’officier n’eut pas un mo-ment de doute. Pas une seconde même, il ne chercha à comprendre parquel prodige une telle révélation pouvait être l’expression toute simple dela vérité. Instantanément, il l’admit, cette vérité, comme incontestable etprouvée par les faits les plus évidents. Et il répéta à diverses reprises cenom auquel il n’avait jamais pensé, et qui donnait l’explication à la fois laplus logique et la plus extraordinaire du problème le plus incompréhen-sible.

— Essarès bey… Essarès bey…— Essarès bey, redit don Luis, Essarès bey, l’homme qui a tué ton père,

et qui l’a tué, pourrait-on dire, deux fois, jadis dans le pavillon, lui enle-vant tout bonheur et toute raison de vivre et il y a quelques jours dans labibliothèque, alors qu’Armand Belval, ton père, était en train de te télé-phoner, Essarès bey, l’homme qui a tué la mère de Coralie et qui a enseveliCoralie dans une tombe introuvable.

Cette fois le meurtre fut décidé. Les yeux de l’officier exprimèrent unerésolution indomptable. Il fallait que l’assassin de son père, que l’assassinde Coralie mourût sur-le-champ. Le devoir était clair et précis. L’épou-vantable Essarès devait mourir par la main même du fils et du fiancé.

249

Page 255: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VIII

— Fais ta prière, dit-il froidement. Dans dix secondes, tu seras mort.Il les compta, ces secondes, et à la dixième il allait tirer, lorsque l’en-

nemi eut un sursaut d’énergie folle, qui prouvait que, sous l’apparence duvieux Siméon, il y avait bien un homme encore jeune et encore vigoureux.Et il s’écria avec une violence inouïe, qui fit hésiter Patrice :

— Eh bien oui, tue-moi !… Oui, que ce soit fini !… Je suis vaincu…j’accepte la défaite. Mais c’est une victoire, puisque Coralie est morte etque mon or est sauvé !… Je meurs, mais personne ne les aura, ni l’un nil’autre… ni celle que j’aime, ni cet or qui fut ma vie. Ah ! Patrice, Patrice,la femme que nous aimions tous deux à la folie, elle n’existe plus… ou bienelle agonise sans qu’il soit possible maintenant de la sauver. Si je ne l’aipas, tu ne l’auras pas non plus, Patrice. Ma vengeance a fait son œuvre.Coralie est perdue ! Coralie est perdue !

Il hurlait et balbutiait à la fois, recouvrant une force sauvage. Enface de lui, Patrice le dominait, prêt à l’acte, mais attendant encore, afind’écouter les mots terribles qui le torturaient.

— Elle est perdue, Patrice, continua l’ennemi avec un redoublementde violence… Perdue ! Rien à faire ! Et tu ne retrouveras même pas soncadavre dans les entrailles de la terre où je l’ai enfouie avec les sacs d’or.Sous la dalle mortuaire ? Non, non, pas si bête ! Non, Patrice, tu ne laretrouveras jamais. L’or l’étouffe. Elle est morte ! Coralie est morte ! Ah !quelle volupté, de te jeter ça à la face ! Comme tu dois souffrir, Patrice !Coralie est morte ! Coralie est morte !

— Crie pas si fort. Tu vas la réveiller, dit don Luis Perenna avec calme.Il avait tiré une cigarette d’une boîte en métal qui se trouvait sur le

bureau et il l’allumait, à bouffées égales qui s’en allaient en tourbillons.Et il paraissait avoir dit la petite phrase comme un avertissement banalque l’on donne sans presque y songer.

Une sorte de stupeur cependant avait suivi l’étrange petite phraseimprévue, une stupeur qui paralysait les deux adversaires. Patrice laissatomber le bras. Siméon eut une défaillance et s’écroula dans un fauteuil.Tous deux, sachant de quoi Lupin était capable, comprenaient ce qu’ilavait voulu dire.

Mais il fallait à Patrice autre chose que desmots obscurs qui pouvaientaussi bien passer pour une boutade. Il lui fallait une certitude. La voix

250

Page 256: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VIII

entrecoupée, il demanda :—Que dites-vous ? On va la réveiller ?— Dame ! fit don Luis, quand on crie trop fort, on réveille les gens !— Elle est donc vivante ?— On ne réveille pas les morts, quoi qu’on en dise. On ne réveille que

les vivants.— Coralie est vivante ! Coralie est vivante ! répéta Patrice avec une

sorte d’ivresse qui le transfigurait. Est-ce possible ? Mais alors, elle seraitlà ? Oh ! je vous en supplie, affirmez-le-moi, que j’entende votre serment…Et puis non, ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Je ne puis croire… Vous avezvoulu rire…

Don Luis répliqua :— Je vous dirai, mon capitaine, ce que je disais tout à l’heure à ce mi-

sérable. « Vous admettez donc la possibilité que j’abandonne mon œuvreavant de l’avoir achevée ? » Vous me connaissez mal. Ce que j’entre-prends, mon capitaine, je le réussis. C’est une habitude. Et j’y tiens d’au-tant plus que je la trouve bonne. Ainsi donc…

Il se dirigea vers un des côtés de la pièce. Symétriquement à la pre-mière tenture qui cachait la porte où Patrice était entré quelques instantsauparavant, il y en avait une autre qu’il souleva et qui cachait une secondeporte.

Patrice Belval disait, d’une voix inintelligible :— Non, non, elle n’est pas là… je ne peux pas le croire… Ce serait une

trop grande déception… Jurez-moi…— Je n’ai rien à vous jurer, mon capitaine. Vous n’avez qu’à ouvrir

les yeux. Bigre ! en voilà une tenue pour un officier français ! Vous êtesblême ! Mais oui, c’est elle, c’est maman Coralie. Elle dort sur ce lit, soi-gnée par deux gardes. Aucun danger d’ailleurs. Pas de blessure. Un peude fièvre seulement, et une lassitude extrême. Pauvre maman Coralie, jene l’aurai jamais vue que dans cet état d’épuisement et de torpeur.

Patrice s’était avancé, débordant de joie. Don Luis l’arrêta.— Assez, mon capitaine, n’allez pas plus loin. Si je l’ai ramenée ici au

lieu de la transporter chez elle, c’est que j’ai cru nécessaire de la chan-ger de milieu et d’atmosphère. Plus d’émotion. Elle a eu sa part, et vousrisqueriez de tout gâter en vous montrant.

251

Page 257: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VIII

— Vous avez raison, dit Patrice, mais vous êtes bien sûr ?…— Qu’elle est vivante ? fit don Luis, en riant. Comme vous et moi, et

toute prête à vous donner le bonheur que vous méritez et s’appeler MmePatrice Belval. Un peu de patience seulement. Et puis, ne l’oubliez pas, ily a encore un obstacle à surmonter, mon capitaine, car, enfin, quoi, elleest mariée…

Il ferma la porte et ramena Patrice devant Essarès bey.— Voilà l’obstacle, mon capitaine. Êtes-vous résolu, cette fois ? Entre

maman Coralie et vous, il y a encore ce misérable.Qu’allez-vous en faire ?Essarès, lui n’avait même pas regardé dans la chambre voisine, comme

s’il avait su que la parole de don Luis Perenna ne pouvait pas être miseen doute. Courbé, sans force, impuissant, il grelottait sur son fauteuil.

Don Luis l’interpella :— Dis donc, chéri, tu n’as pas l’air à ton aise. Qu’est-ce qui te chif-

fonne ? Tu as peur, peut-être ? Pourquoi ? Je te promets que nous ne fe-rons rien sans nous mettre d’accord au préalable et sans que nous soyonstous trois du même avis. Cela te déride, hein ! cette idée ! On va te ju-ger à nous trois. Et tout de suite. Le capitaine Patrice Belval, don LuisPerenna et le vieux Siméon se constituent en tribunal. Les débats sontouverts. Personne ne prend la parole pour défendre le sieur Essarès bey ?Personne. Le sieur Essarès bey est condamné à mort. Pas de circonstancesatténuantes. Pas de pourvoi en cassation. Pas de recours en grâce. Pas desursis. L’exécution immédiate. Adjugé !

Il frappa sur l’épaule de l’homme et lui dit :— Tu vois, ça ne traîne pas. À l’unanimité, hein ! voilà un verdict sa-

tisfaisant, et qui met tout le monde de bonne humeur. Reste à trouver legenre de mort ? Ton avis ? Un coup de revolver ? Entendu. C’est propreet rapide. Capitaine Belval, à vous la capsule. Le carton est à sa place etvoici l’arme.

Patrice n’avait pas bougé. Il contemplait l’immonde individu qui luiavait fait tant de mal. Une haine formidable bouillonnait en lui. Pourtant,il répondit :

— Je ne tuerai pas cet homme.— Vous avez raison, approuva don Luis. Tout compte fait, vous avez

raison et vos scrupules vous honorent. Non, vous n’avez pas le droit de

252

Page 258: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VIII

tuer cet homme, que vous savez être le mari de la femme que vous aimez.Ce n’est pas à vous de supprimer l’obstacle. Et puis ça vous dégoûte detuer. Moi aussi. Cette bête-là est trop sale. Alors, mon bonhomme, il n’ya plus que toi pour nous aider à sortir de cette situation délicate.

Don Luis se tut un moment et se pencha sur Essarès. Le misérableavait-il entendu ? Vivait-il même encore ? On l’eût dit évanoui, privé deconscience.

Don Luis le secoua rudement par l’épaule. Essarès gémit :— L’or… les sacs d’or…— Ah ! tu penses à cela, vieux gredin ? Ça t’intéresse ?Don Luis éclata de rire.— Tiens, oui, à propos, on oubliait d’en parler. Et tu y penses, toi,

vieux gredin ! Ça t’intéresse ? Eh bien ! mon chéri, les sacs d’or sont dansma poche… autant qu’une poche peut contenir dix-huit cents sacs d’or.

L’homme protesta.— La cachette…— Ta cachette ? Mais elle n’existe plus pour moi. Pas besoin de t’en

donner la preuve, hein ! puisque Coralie est là ? Et comme Coralie étaitenfouie parmi les sacs d’or, tu en tires la conclusion logique ?… Par consé-quent, tu es bien fichu. La femme que tu voulais est libre et, ce qui est plusterrible, libre auprès de celui qu’elle adore et qu’elle ne quittera plus. Et,d’autre part, ton trésor est découvert. Alors, c’est fini, n’est-ce pas ? Noussommes d’accord ? Tiens, voilà le joujou libérateur.

Il lui présenta le revolver, que l’autre, machinalement, prit et braquasur Lupin. Mais le bras n’avait pas de force et se rabattit.

— Parfait ! fit don Luis. Ta conscience se révolte, et ce n’est pas contremoi que ton bras se tourne. Parfait ! Nous nous comprenons, et l’acte quetu veux accomplir rachètera ta mauvaise vie, vieux bandit. Quand toutespoir est dissipé, il n’y a plus que cela qui reste : la mort. C’est le grandrefuge.

Il lui saisit la main et, serrant sur la crosse les doigts affaiblis, il dirigeal’arme vers le visage d’Essarès.

— Allons, un peu de courage. Ce que tu as résolu de faire est très bien.Le capitaine et moi refusant de nous déshonorer en te tuant, tu as décidéd’agir toi-même. Nos compliments émus. Je l’avais toujours dit : « Essarès

253

Page 259: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VIII

n’est qu’une vieille fripouille, mais à l’heure de la mort, il finira en beauté,comme un héros, le sourire aux lèvres et la fleur à la boutonnière. » Il y abien encore un peu de résistance, mais nous approchons du but. Encoreune fois, je te félicite. C’est chic, ta façon d’en sortir. Tu te rends compteque tu es de trop sur la terre, que tu gênerais Patrice et Coralie… Maisoui, un mari c’est toujours une entrave… Il y a la loi, les convenances…Alors, tu préères te retirer. Brave ! Tu es un vrai gentleman ! Et comme tuas raison ! Plus d’amour et plus d’or ! Plus d’or, Essarès ! Les belles piècesluisantes que tu convoitais, avec lesquelles tu te serais confectionné unebonne existence douillette, tout cela envolé, disparu… Non, décidément,il vaut mieux disparaître, n’est-ce pas ?

Essarès résistait à peine. Était-ce une sensation d’impuissance ? Oucomprenait-il réellement que don Luis avait raison et que sa vie ne valaitplus la peine d’être vécue ? L’arme montait jusqu’à son front. Le canontoucha la tempe.

Au contact de l’acier il frissonna et gémit :— Grâce !—Mais non, mais non, dit don Luis, il ne faut pas que tu te fasses grâce.

Et moi, je ne t’y aiderai pas ! Peut-être, si tu n’avais pas tué mon pauvreYa-Bon, peut-être aurions-nous pu chercher encore un autre dénouement.Mais, vraiment, tu ne m’inspires pas plus de pitié que tu n’en as pour toi-même. Tu vas mourir, tu as raison. Je ne t’en empêcherai pas.

« Et puis, ton passeport est prêt, tu as ton billet dans ta poche. Plusmoyen de reculer. On t’attend là-bas. Et tu sais, il ne faut pas craindrede t’ennuyer. As-tu vu quelquefois les dessins qui représentent l’Enfer ?Chacun a sa tombe recouverte d’une dalle énorme, et cette dalle, chacun lasoulève et la soutient de son dos pour échapper aux flammes qui jaillissentau-dessous de lui. Un véritable bain de feu. Tu vois, il y a de la distraction.Or, la tombe est retenue. Les flammes jaillissent. Le bain de monsieur estprêt. »

Doucement et patiemment, il avait réussi à introduire l’index du mi-sérable sous la crosse, de façon à le poser sur la détente. Essarès s’aban-donnait. Ce n’était plus qu’une loque. La mort était en lui.

— Remarque bien, poursuivait don Luis, que tu es absolument libre.C’est à toi d’appuyer si le cœur t’en dit. Moi, cela ne me regarde pas.

254

Page 260: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VIII

À aucun prix je ne voudrais t’influencer. Non, je ne suis pas là pour tesuicider, mais pour te conseiller et te donner un coup de main.

De fait, il avait lâché l’index et ne tenait plus que le bras. Mais il pesaitsur Essarès de toute sa volonté et de toute son énergie. Volonté de destruc-tion, volonté d’anéantissement, volonté indomptable à laquelle Essarès nepouvait se soustraire.

À chaque seconde, la mort entrait un peu plus dans le corps inerte,dissociait les instincts, assombrissait les idées, et apportait un immensebesoin de repos et d’inaction.

— Tu vois comme c’est facile. L’ivresse te monte au cerveau. C’estpresque de la volupté, n’est-ce pas ? Quel débarras ! Ne plus vivre ! Neplus souffrir ! Ne plus penser à cet or que tu n’as pas et que tu ne peuxplus avoir, à cette femme qui est celle d’un autre et qui va lui donner seslèvres, tout son être charmant… Tu pourrais vivre avec cette idée ? Tupourrais t’imaginer le bonheur infini de ces deux amoureux ? Non, n’est-ce pas ? Alors…

Le misérable cédait peu à peu, pris de lâcheté. Il se trouvait en faced’une de ces forces qui vous écrasent, une force de la nature, puissantecomme le destin et à laquelle on est contraint d’obéir. Un vertige l’étour-dissait. Il descendait dans l’abîme.

— Allons, vas-y…N’oublie pas d’ailleurs que tu es déjà mort une fois…Rappelle-toi… On t’a fait des funérailles en tant qu’Essarès bey, on t’a en-terré, mon bonhomme. Par conséquent, tu ne peux reparaître en cemondeque pour appartenir à la justice. Et, bien entendu, je suis là pour la diriger,au besoin, la justice. Alors, c’est la prison, c’est l’échafaud. L’échafaud,mon vieux… Hein ? L’aube glaciale… Le couperet…

C’était fini. Essarès s’enfonçait dans les ténèbres. Les choses tour-billonnaient autour de lui. La volonté de don Luis le pénétrait et l’anéan-tissait.

Un moment, il se tourna vers Patrice et tenta de l’implorer.Mais Patrice persistait dans son attitude impassible. Les bras croisés,

il regardait sans pitié l’assassin de son père. Le châtiment était mérité. Iln’y avait qu’à laisser faire le destin. Patrice Belval ne s’interposa pas.

— Allons, vas-y… Ce n’est rien, et c’est le grand repos ! Comme c’estbon déjà ! Oublier !… Ne plus lutter !… Pense à ton or que tu as perdu…

255

Page 261: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre VIII

Trois cents millions à l’eau… Et Coralie perdue aussi. La mère comme lafille, tu n’auras eu ni l’une ni l’autre. En ce cas, la vie n’est qu’une duperie.Autant s’évader. Allons, un petit effort, un petit geste…

Ce petit geste, le bandit l’accomplit. Inconsciemment, il pressa sur ladétente. Le coup partit. Et il s’effondra en avant, à genoux sur le parquet.

Don Luis avait dû faire un saut de côté pour n’être pas éclaboussé parle sang qui gicla de la tête fracassée. Il prononça :

— Bigre ! du sang de cette fripouille, ça m’aurait porté malheur. Mais,mon Dieu, quelle fripouille ! Je crois décidément que j’ai fait une bonneaction de plus dans ma vie, et que ce suicide me donne droit à une placeau Paradis. Oh ! je ne suis pas exigeant… un modeste strapontin dansl’ombre. Mais j’y ai droit. Qu’en dis-tu, mon capitaine ?

n

256

Page 262: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

CHAPITRE IX

e la lumière soit !

L ce même jour, Patrice faisait les cent pas sur le quai dePassy. Il était près de six heures. De temps à autre, un tramwaypassait, ou quelque camion. Très peu de promeneurs, Patrice se

trouvait à peu près seul.Il n’avait pas revu don Luis Perenna depuis le matin. Il avait simple-

ment reçu un mot par lequel don Luis le priait de faire transporter Ya-Bonà l’hôtel Essarès et de se rendre ensuite au-dessus du chantier Berthou.

L’heure du rendez-vous approchait, et Patrice se réjouissait de cetteentrevue, où toute la vérité allait enfin lui être révélée. Cette vérité, il ladevinait en partie, mais que de ténèbres encore ! Que de problèmes inso-lubles ! Le drame était fini. Le rideau tombait sur la mort du bandit. Toutallait bien. Il n’y avait plus rien à redouter, plus de pièges à craindre. Leformidable ennemi était abattu. Mais avec quelle anxiété intense PatriceBelval attendait le moment où, sur ce drame, la lumière se déverserait àflots !

257

Page 263: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

« Quelques paroles, se disait-il, quelques paroles de cet invraisem-blable individu qui s’appelle Lupin, et le mystère sera éclairci. Avec lui,ce sera bref. Dans une heure il doit partir. »

Et Patrice se demandait :« Partira-t-il avec le secret de l’or ? Résoudra-t-il pour moi le pro-

blème du triangle ? Et cet or, comment le gardera-t-il pour lui ? Commentl’emportera-t-il ? »

Une automobile arrivait du Trocadéro. Elle ralentit, puis s’arrêta lelong du trottoir. Ce devait être don Luis.

Mais à son grand étonnement, Patrice reconnut M. Desmalions, quiouvrait la portière et qui venait à sa rencontre, la main tendue :

— Eh bien, mon capitaine, comment ça va-t-il ? Je suis exact au rendez-vous, hein ? Mais dites donc, auriez-vous été blessé de nouveau à la tête ?

— Oui… c’est insignifiant, répliqua Patrice. Mais de quel rendez-vousest-il question ?

— Comment ? Mais de celui que vous m’avez donné !— Je ne vous ai pas donné de rendez-vous.— Oh ! oh ! fit Desmalions, qu’est-ce que cela signifie ? Tenez, voici la

note qu’on m’a apportée à la Préfecture. Je vous la lis : « De la part ducapitaine Belval, M. Desmalions est averti que le problème du triangle estrésolu. Les dix-huit cents sacs sont à sa disposition. On le prie de vouloirbien venir à six heures, quai de Passy, avec pleins pouvoirs du gouver-nement pour accepter les conditions de la remise. Il serait utile d’amenerune vingtaine d’agents solides, dont la moitié serait postée une centainede mètres avant la propriété Essarès, et l’autre une centaine de mètresaprès. » Voilà. Est-ce clair ?

— Très clair, dit Patrice, mais ceci n’est pas de moi.— De qui est-ce donc ?— D’un homme extraordinaire, qui a déchiffré toutes ces énigmes en

se jouant, et qui, certainement, va venir lui-même vous apporter le mot.— Son nom ?— Je ne peux pas le dire.— Oh ! oh ! en temps de guerre, c’est un secret difficile à garder.— Très facile, monsieur, fit une voix derrière M. Desmalions. Il suffit

de bien vouloir.

258

Page 264: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

M.Desmalions et Patrice se retournèrent et virent unmonsieur habilléd’un pardessus noir en forme de longue lévite, et le cou encerclé d’un hautcol, une manière de clergyman anglais.

— Voici l’ami dont je vous parlais, dit Patrice, qui eut cependant unpeu de mal à reconnaître don Luis. Il m’a sauvé deux fois la vie, ainsi qu’àma fiancée. Je réponds de lui.

M. Desmalions salua, et, tout de suite, don Luis prononça avec unléger accent :

— Monsieur, votre temps est précieux, le mien également, car je doisquitter Paris ce soir, et demain la France. Mes explications seront donctrès courtes, d’autant plus courtes que vous avez suivi jusqu’ici les prin-cipales péripéties du drame qui s’est dénoué ce matin, et que le capitaineBelval vous mettra au courant de celles que vous pouvez ignorer encore.D’ailleurs, avec vos qualités professionnelles et votre sens très aigu de cesquestions, vous éluciderez facilement les quelques points qui demeurentobscurs. Je ne vous dirai donc que l’essentiel, et tout d’abord ceci : notrepauvre Ya-Bon est mort. Oui, il est mort cette nuit, en luttant vaillammentcontre l’ennemi. En outre, vous trouverez trois autres cadavres, celui deGrégoire – de son vrai nom Mme Mosgranem – dans cette péniche ; celuidu sieur Vacherot, dans un coin quelconque d’un immeuble situé au nu-méro 18 de la rue Guimard ; et, enfin, dans la clinique du docteur Géradec,boulevard de Montmorency, le cadavre du sieur Siméon Diodokis.

— Le vieux Siméon ? demanda M. Desmalions, très étonné.— Le vieux Siméon s’est tué. Le capitaine Belval vous donnera sur

cet individu et sur sa véritable personnalité tous les renseignements pos-sibles, et je crois que vous conclurez, commemoi, à la nécessité d’étouffercette affaire. Mais, je le répète, passons. Tout cela, au point de vue spé-cial où vous vous placez, ce n’est que broutilles et détails rétrospectifs.Ce qui vous occupe avant tout, et ce pour quoi vous avez bien voulu vousdéranger, c’est la question de l’or, n’est-ce pas ?

— En effet.— Parlons-en. Vous avez amené des agents ?— Oui, mais pour quelle raison ? La cachette, alors même que vous

m’en aurez indiqué l’emplacement, demeurera ce qu’elle est, introuvablepour ceux qui ne la connaissent pas.

259

Page 265: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

— Certes, mais le nombre de ceux qui la connaissent devenant plusgrand, le secret ne pourra plus être gardé. En tout cas – et don Luis scandacette phrase très nettement – en tout cas, c’est là une de mes conditions.

M. Desmalions sourit.— Vous pouvez vous rendre compte qu’elle était acceptée d’avance.

Nos hommes sont à leurs postes. Et l’autre condition ?— Celle-ci est plus grave, monsieur, si grave que, quels que soient les

pouvoirs qui vous sont conférés, je doute qu’ils soient suffisants.— Parlez, nous verrons.— Voici.Et don Luis Perenna, d’un ton flegmatique, comme s’il eût raconté la

plus insignifiante des histoires, exposa sèchement son incroyable propo-sition.

— Monsieur, il y a deux mois, grâce à mes relations en Orient, et parsuite des influences dont je dispose dans certains milieux ottomans, j’aiobtenu que la coterie qui dirige actuellement la Turquie acceptât l’idéed’une paix séparée. Il s’agissait tout simplement de quelques centaines demillions à distribuer. L’offre, que je fis transmettre aux Alliés, fut rejetée,non certes pour des raisons financières, mais pour des raisons politiquesqu’il ne m’appartient pas de juger. Ce petit échec diplomatique, je ne veuxplus le subir. J’ai manqué ma première négociation. Je ne manquerai pasla seconde. C’est pourquoi je prends mes précautions.

Il fit une pause, que M. Desmalions, absolument déconcerté, n’inter-rompit pas. Puis il reprit, et sa voix eut un accent un peu plus solennel :

— Il y a en ce moment, avril 1915, vous ne l’ignorez pas, des pourpar-lers entre les Alliés et la dernière des grandes puissances européennes quisoit restée neutre. Ces pourparlers sont sur le point d’aboutir et abouti-ront parce que les destinées de cette puissance l’exigent et que le peupleentier est soulevé d’enthousiasme.

« Au nombre des questions agitées, il en est une qui fait l’objet d’unecertaine divergence de vues, c’est la question d’argent. Cette puissancenous demande un prêt de trois cents millions d’or, tout en laissant en-tendre d’ailleurs qu’un refus de notre part ne changerait rien à une dé-cision qui est d’ores et déjà arrêtée irrévocablement. Eh bien, ces troiscents millions d’or, je les ai, j’en suis le maître, et j’en dispose en faveur

260

Page 266: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

de nos amis nouveaux. Telle est ma dernière, et en réalité mon uniquecondition. »

M. Desmalions semblait abasourdi.Qu’est-ce que tout cela signifiait ?Quel était ce personnage ahurissant qui paraissait jongler avec les pro-blèmes les plus graves et disposer de solutions personnelles pour la findu grand conflit mondial ?

Il répliqua :— Mais enfin, monsieur, ce sont là des affaires tout à fait en dehors de

nous, et qui doivent être examinées et traitées par d’autres que nous.— Chacun a le droit d’utiliser son argent à sa guise.M. Desmalions eut un geste désolé.— Voyons, réfléchissez, monsieur, vous avez dit vous-même que cette

puissance ne présentait la question que comme secondaire.— Oui, mais le fait seul de la discuter retardera l’accord de quelques

jours.— Eh bien, on n’en est pas à quelques jours près !— On n’en est à quelques heures près, monsieur.— Mais enfin, pourquoi ?— Pour une raison que vous ignorez, monsieur, et que tout le monde

ignore ici… sauf moi, et quelques personnes à cinq cents lieues d’ici.— Laquelle ?— Les Russes n’ont plus de munitions.M. Desmalions haussa les épaules, impatienté. Que venait faire cette

histoire, ce conte à dormir debout ?— Les Russes n’ont plus de munitions, répéta don Luis. Or, il se livre

là-bas une bataille formidable qui, dans quelques heures sans doute, aurason dénouement. Le front russe sera percé, et les armées russes recu-leront, reculeront… jusqu’où ? Évidemment, cette éventualité… certaine,inévitable, ne peut influer en rien sur les volontés de la grande puissancedont nous parlons. Mais néanmoins, il y a chez elle tout un parti neu-traliste acharné, violent. Quelle arme on lui laisse prendre en reculantl’accord ! Dans quel embarras vous mettez ceux qui dirigent et qui pré-parent la guerre ! Ce serait là une faute impardonnable. Je veux l’éviter àmon pays. C’est pourquoi j’ai posé cette condition.

261

Page 267: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

M. Desmalions était tout déconfit. Il gesticulait. Il hochait la tête. Ilmarmottait :

— C’est impossible. Jamais une pareille condition ne sera acceptée. Ilfaut du temps… des négociations…

— Il faut cinq minutes… six tout au plus.— Mais, voyons, monsieur, vous parlez de choses…— De choses que je connais mieux que personne, d’une situation très

claire, d’un danger très réel et qui peut être conjuré en un clin d’œil.— Mais, c’est impossible, monsieur, impossible ! Nous nous heurtons

à des difficultés…— Lesquelles ?— Mais, s’écria M. Desmalions, à des difficultés de toutes sortes, et à

mille obstacles insurmontables…Quelqu’un lui posa la main sur le bras, quelqu’un qui s’était approché

depuis un moment et qui avait écouté le petit discours de don Luis. Cequelqu’un était descendu de l’automobile qui stationnait plus loin, et, à lagrande surprise de Patrice, sa présence n’avait suscité aucune opposition,ni chez M. Desmalions, ni chez don Luis Perenna.

C’était un homme assez vieux, de figure énergique et tourmentée.Il dit :— Mon cher Desmalions, je crois que vous envisagez la question sous

un jour qui n’est pas le vrai.— C’est mon avis, monsieur le Président, dit don Luis.— Ah ! vous me connaissez, monsieur, dit le nouveau venu.— M. le ministre Valenglay, n’est-ce pas, monsieur le Président ? J’ai

eu l’honneur d’être reçu par vous, il y a quelques années, alors que vousétiez président du Conseil.

— Oui, en effet !… je croyais bienme souvenir… quoique je ne pourraispréciser… ¹

— Ne cherchez pas, monsieur le Président. Le passé n’a pas d’intérêt.Ce qui importe, c’est que vous soyez de mon avis.

— Je ne sais pas si je suis de votre avis, mais j’estime que cela ne signi-fie rien. Et c’est ce que je vous disais, mon cher Desmalions. Il ne s’agit pas

1. Voir « 813 ».

262

Page 268: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

de savoir si vous devez discuter les propositions de monsieur. En l’occur-rence, il n’y a pas de marché. Dans un marché, chacun apporte quelquechose. Nous, nous n’apportons absolument rien… tandis que monsieurapporte tout, et il nous déclare : « Voulez-vous trois cents millions d’or ?Si oui, voici ce que vous ferez. Si non, bonsoir. » Telle est la situationexacte, n’est-ce pas, Desmalions ?

— Oui, monsieur le Président.— Eh bien, pouvez-vous vous passer de monsieur ? Pouvez-vous, sans

monsieur, trouver la cachette de l’or ? Remarquez qu’il vous fait la par-tie belle, puisqu’il vous amène sur le terrain même et qu’il vous indiquepresque l’emplacement. Est-ce suffisant ? Espérez-vous découvrir le se-cret que vous cherchez depuis des semaines, depuis des mois ?

M. Desmalions fut très franc. Il n’eut pas une hésitation.— Non, monsieur le Président, dit-il nettement, je ne l’espère plus.— Alors ?…Et se retournant vers don Luis, Valenglay demanda :— Et vous, monsieur, c’est votre dernier mot ?— Mon dernier mot !— Si nous refusons… bonsoir ?— Vous avez dit l’expression juste, monsieur le Président.— Et si nous acceptons, la remise de l’or sera immédiate ?— Immédiate.— Nous acceptons.Ce fut catégorique. L’ancien président du Conseil avait accompagné

son affirmation d’un petit geste sec qui en soulignait toute la valeur.Il reprit, après une légère pause :— Nous acceptons. Ce soir même la communication sera faite à l’am-

bassadeur.— Vous m’en donnez votre parole, monsieur le Président ?— Je vous en donne ma parole.— En ce cas, nous sommes d’accord.— Nous sommes d’accord. Parlez.Toutes ces phrases avaient été échangées rapidement. Il n’y avait pas

cinq minutes que l’ancien président du Conseil était entré en scène. Il

263

Page 269: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

ne restait plus à don Luis qu’à tenir sa promesse. Plus d’échappatoirepossible. Plus de mots. Des faits. Des preuves.

Vraiment, l’instant fut solennel. Les quatre hommes se tenaient lesuns près des autres, comme des promeneurs qui se sont rencontrés et quibavardent un moment. Valenglay, appuyé d’un bras sur le parapet quidomine le contre-quai, tourné vers la Seine, levait et abaissait sa canneau-dessus du tas de sable. Patrice et M. Desmalions se taisaient, le visageun peu crispé.

Don Luis se mit à rire.— Ne comptez pas trop, monsieur le Président, que je vais faire surgir

de l’or à l’aide d’une baguette magique, ou vous montrer une caverne oùs’entassait le métal précieux. J’ai toujours pensé que cette expression :« Le Triangle d’or », induisait en erreur en évoquant quelque chose demystérieux et de fabuleux. Non, selon moi, il s’agissait simplement del’espace où se trouvait l’or et qui avait la forme d’un triangle. Le triangled’or, c’est cela : des sacs d’or disposés en triangle, un emplacement ayantla forme d’un triangle. La réalité est donc beaucoup plus simple, et vousserez peut-être déçu, monsieur le Président !

— Je ne le serai pas, fit Valenglay, si vous me mettez en face des dix-huit cents sacs d’or.

Don Luis insista :— Je vous prends au mot, monsieur le Président. Votre approbation

sera complète.— Mon approbation sera complète, absolue, totale, si vous me mettez

en face des sacs d’or.— Vous êtes en face des sacs d’or, monsieur le Président.— Comment, je suis en face !…Que voulez-vous dire ?— Exactement ce que je dis, monsieur le Président. Àmoins de toucher

aux sacs, il est difficile d’en être plus près que vous ne l’êtes.Malgré son empire sur lui-même, Valenglay ne dissimulait pas sa sur-

prise.— Cela ne signifie pas cependant que je marche sur de l’or, et qu’il

suffirait de lever les pavés du trottoir ou d’abattre ce parapet ?…— Ce seraient encore là des obstacles à écarter, monsieur le Président.

Or, aucun obstacle ne vous sépare du but.

264

Page 270: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

— Aucun obstacle ne me sépare du but ?— Aucun, monsieur le Président, puisque vous n’avez qu’un tout petit

geste à faire pour toucher aux sacs.— Un petit geste ! dit Valenglay qui, machinalement, répétait les pa-

roles de don Luis.— J’appelle un petit geste celui qu’on peut accomplir sans effort, sans

bouger presque, par exemple rien qu’en enfonçant sa canne dans uneflaque d’eau… ou bien…

— Ou bien ?— Ou bien dans un tas de sable.Valenglay resta silencieux et impassible. Tout au plus un léger frisson

secoua-t-il ses épaules. Il ne fit pas le geste indiqué. Il n’avait pas besoinde le faire. Il avait compris.

Les autres aussi se turent, stupéfiés par la prodigieuse et si simplevérité qui leur apparaissait soudain avec la violence d’un éclair.

Et, aumilieu de ce silence que ne rompait aucune protestation, aucunemarque d’incrédulité, don Luis continua de parler tout doucement :

— Si vous aviez le moindre doute, monsieur le Président – et je voisque vous ne l’avez pas –, vous enfonceriez votre canne… oh ! pas beau-coup… cinquante centimètres au plus… et vous sentiriez alors une ré-sistance qui vous arrêterait net. Ce sont les sacs d’or. Il doit y en avoirdix-huit cents.

« Et comme vous voyez, cela ne fait pas un tas énorme. Un kilo d’ormonnayé – excusez ces détails techniques, ils sont nécessaires – un kilod’or monnayé représente trois mille cent francs. Donc, ainsi que je l’aicalculé approximativement, un sac de cinquante kilos, qui renferme centcinquante-cinq mille francs par petits rouleaux de mille francs, est un sacde dimensions restreintes.

« Empilés les uns contre les autres, et les uns sur les autres, ces sacsreprésentent un volume de cinq mètres cubes environ, pas davantage. Sivous donnez à cettemasse la forme grossière d’une pyramide triangulaire,vous aurez une base dont chacun des côtés sera de trois mètres à peu prèset de trois mètres cinquante en tenant compte de l’espace perdu entre lespiles de pièces. Comme hauteur, ce mur. Recouvrez le tout d’une couchede sable, et vous aurez le tas qui est là sous vos yeux… »

265

Page 271: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

Après un nouvel arrêt, don Luis reprit :— Et qui est là depuis des mois, monsieur le Président. Non seulement

sans que ceux qui cherchaient l’or aient pu le découvrir là-dessous, maissans même que le hasard ait pu en révéler la présence à personne. Pensezdonc, un tas de sable ! On cherche dans une cave, on se met en quêtede tout ce qui peut former une grotte, une caverne, de tout ce qui esttrou, excavation, puits, égout, souterrain. Mais un tas de sable !Qui auraitjamais l’idée d’ouvrir une petite fenêtre là-dedans pour voir ce qui s’ypasse ? Les chiens s’arrêtent au bord, les enfants jouent et font des pâtés,quelque chemineau s’étend et sommeille. La pluie l’amollit, le soleil ledurcit, la neige l’habille de blanc, mais cela se produit à la surface, dans lapartie qui se voit. À l’intérieur, c’est lemystère impénétrable. À l’intérieur,ce sont les ténèbres inexplorables. Il n’y a pas de cachette au monde quivaille l’intérieur d’un tas de sable exposé dans un endroit public. Celuiqui a imaginé de s’en servir pour y cacher trois cents millions d’or est unrude homme, monsieur le Président.

Valenglay avait écouté don Luis sans l’interrompre. À la fin des expli-cations, il hocha la tête deux ou trois fois, puis il prononça :

— Un rude homme, en effet. Mais il y a plus fort que lui, monsieur.— Je ne crois pas.— Si, il y a celui qui a deviné que le tas de sable abritait les trois cents

millions d’or. Celui-là est un maître, devant lequel il faut s’incliner.Don Luis salua, flatté du compliment. Valenglay lui tendit la main.— Je ne vois pas de récompense digne du service que vous avez rendu

au pays, monsieur.— Je ne cherche pas de récompense, fit don Luis.— Soit, monsieur, mais j’aimerais tout au moins que vous en fussiez

remercié par des voix plus autorisées que la mienne.— Est-ce bien nécessaire, monsieur le Président ?— Indispensable. Avouerai-je aussi que je suis curieux de savoir com-

ment vous êtes arrivé à découvrir ce secret ? Passez donc au ministèred’ici une heure.

— Tous mes regrets, monsieur le Président, mais, d’ici un quartd’heure, je serai parti.

266

Page 272: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

—Mais non, mais non, vous ne pouvez pas partir ainsi, affirma Valen-glay d’un ton très net.

— Et pourquoi donc, monsieur le Président ?— Dame, parce que nous ne connaissons ni votre nom, ni votre per-

sonnalité.— Cela importe si peu !— En temps de paix, peut-être. Mais en temps de guerre, c’est une

chose inacceptable !— Bah ! monsieur le Président, on fera bien une exception pour moi.— Oh ! oh ! une exception…— Admettons que ce soit la récompense que je demande, me la

refusera-t-on ?— C’est la seule que l’on soit contraint de vous refuser. Mais d’ailleurs,

vous ne la demanderez pas. Un bon citoyen comme vous comprend lesexigences auxquelles chacun doit se soumettre.

— Je comprends très bien les exigences dont vous parlez, monsieur lePrésident. Malheureusement…

— Malheureusement ?…— Je n’ai pas l’habitude de m’y soumettre.Il y avait un peu de défi dans l’intonation de don Luis. Valenglay sem-

bla ne pas le remarquer et dit en riant :— Mauvaise habitude, monsieur, et dont vous voudrez bien vous dé-

partir pour une fois. M. Desmalions vous aidera. N’est-ce pas, mon cherDesmalions, entendez-vous avec monsieur à ce propos. Au ministère,dans une heure, hein ? Je compte absolument sur vous. Sinon… Au re-voir, monsieur. Je vous attends.

Et après un salut fort aimable, tout en faisant d’allègres moulinetsavec sa canne, Valenglay s’éloigna vers l’automobile, conduit par M. Des-malions.

— À la bonne heure, ricana don Luis, voilà un type costaud ! En untournemain, il a accepté trois cents millions d’or, signé un traité histo-rique, et décrété l’arrestation d’Arsène Lupin.

—Que dites-vous ? s’écria Patrice, interloqué. Votre arrestation ?— Ou tout au moins ma comparution, l’examen de mes papiers, tout

le diable et son train.

267

Page 273: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

— Mais ce serait abominable !— C’est légal, mon cher capitaine. Donc inclinons-nous.— Mais…—Mon capitaine, croyez bien que quelques petits ennuis de cette sorte

ne m’enlèvent rien de la satisfaction entière que j’éprouve à rendre cegrand service à mon pays. Je voulais, pendant cette guerre, faire quelquechose pour la France et profiter largement du temps que je pouvais luiconsacrer directement durant mon séjour. C’est fait. Et puis, j’ai une autrerécompense… les quatre millions. Car maman Coralie m’inspire assezd’estime pour que je ne la croie pas capable de toucher à cet argent…qui lui appartient en réalité.

— Je me porte garant d’elle.— Merci, et soyez sûr que le cadeau sera bien employé et que pas une

parcelle n’en sera détournée pour d’autre but que la grandeur de monpays et l’indispensable victoire. Donc, tout est en règle. Maintenant, j’aiencore quelques minutes à vous donner. Profitons-en. Déjà M. Desma-lions rassemble ses hommes. Pour leur faciliter la tâche et éviter un scan-dale, descendons sur le contre-quai, devant le tas de sable. Là, il lui seraplus commode de me mettre la main au collet.

Ils descendirent, et tout en marchant, Patrice dit :— Quelques minutes, je les accepte, mais je veux tout d’abord m’ex-

cuser…— De quoi, mon capitaine ? De m’avoir trahi quelque peu, et de

m’avoir enfermé dans l’atelier du pavillon ? Que voulez-vous ! vous dé-fendiez maman Coralie. De m’avoir cru capable de garder le trésor aujour où je le découvrirais ? Que voulez-vous ! était-il possible de suppo-ser qu’un Arsène Lupin dédaignerait trois cents millions d’or ?

— Donc, pas d’excuses, dit Patrice en riant. Mais des remerciements.— De quoi ? De vous avoir sauvé la vie et d’avoir sauvé maman Cora-

lie ? Ne me remerciez pas. C’est un sport, chez moi, de sauver les gens.Patrice prit la main de don Luis et la serra très fortement. Puis il pro-

nonça d’un ton enjoué qui cachait son émotion :— Je ne vous remercierai donc pas. Je ne vous dirai donc pas que vous

m’avez débarrassé d’un cauchemar affreux en m’apprenant que je n’étaispas le fils de ce monstre et en me dévoilant sa véritable personnalité. Je ne

268

Page 274: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

vous dirai pas non plus que je suis heureux, que la vie s’ouvre devant moitoute rayonnante, et que Coralie est libre de m’aimer. Non, n’en parlonspas. Mais vous avouerai-je que mon bonheur est encore… comment m’ex-primer ?… un peu obscur… un peu timide… Il n’y a plus de doute en moi.Mais, malgré tout, je ne comprends pas bien la vérité, et tant que je necomprendrai pas, la vérité m’inspirera quelque inquiétude. Donc parlez…expliquez-moi…, je veux savoir…

— Elle est si claire cependant, cette vérité ! s’écria don Luis. Les véritésles plus complexes sont toujours si simples ! Voyons, vous ne comprenezpas ? Réfléchissez à la façon dont se pose le problème. Durant seize à dix-huit ans, Siméon Diodokis se conduit envers vous comme un ami parfait,dévoué jusqu’à l’abnégation, bref, comme un père. Il n’a d’autre idée, endehors de sa vengeance, que votre bonheur et celui de Coralie. Il veutvous réunir tous les deux. Il collectionne vos photographies. Il vous suitdans toute votre existence. Il se met presque en rapport avec vous. Il vousenvoie la clef du jardin et prépare une entrevue. Et puis, soudain, change-ment total ! Il devient votre ennemi acharné et ne songe qu’à vous tuer,Coralie et vous !Qu’y a-t-il eu entre ces deux états d’âme ? Un fait, et c’esttout, ou plutôt une date, la nuit du 3 au 4 avril, et le drame qui se passa,cette nuit-là et le jour suivant, dans l’hôtel Essarès. Avant cette date, vousêtes le fils de Siméon Diodokis. Après cette date, vous êtes le plus grandennemi de Siméon Diodokis. Cela vous ouvre les yeux, hein ? Moi, toutesmes découvertes proviennent de cette vue générale que j’ai prise dès ledébut sur l’affaire.

Patrice hochait la tête, sans répondre. Il comprenait, certes, et pour-tant l’énigme gardait une partie de son secret.

— Asseyez-vous là, fit don Luis, sur notre fameux tas de sable, etécoutez-moi. En dix minutes, j’aurai fini.

Ils se trouvaient dans le chantier Berthou. Le jour commençait à bais-ser et, de l’autre côté de la Seine, les silhouettes devenaient indécises. Aubord du quai, la péniche se balançait mollement.

Don Luis s’exprima ainsi :— Le soir où, caché sur le balcon intérieur de la bibliothèque, vous as-

sistiez au drame de l’hôtel Essarès, il y avait, sous vos yeux, deux hommesattachés par les complices, Essarès bey et Siméon Diodokis. Tous deux, à

269

Page 275: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

l’heure actuelle, sont morts. L’un était votre père. Parlons de l’autre, d’Es-sarès bey. Ce soir-là, sa situation était critique. Après avoir drainé l’or dela France pour le compte d’une puissance orientale, évidemment dirigéepar l’Allemagne, il tentait d’escamoter le reliquat du milliard récolté. LaBelle-Hélène, avertie par la pluie d’étincelles, venait de s’amarrer le longdu chantier Berthou. Le transbordement devait se faire, la nuit, du tas desable dans la péniche à moteur. Tout allait bien, lorsque, coup de théâtreimprévu, les complices, avertis par Siméon, firent irruption.

« D’où la scène de chantage, la mort du colonel Fakhi, etc. et le sieurEssarès apprenait, du même coup, que les complices connaissaient sa ma-chination et son projet d’escamoter l’or, et que le colonel Fakhi avait dé-posé une plainte contre lui entre les mains de la justice. Il était perdu.Quefaire ? S’enfuir ? Mais, en temps de guerre, la fuite est presque impossible.Et puis, s’enfuir, c’est abandonner l’or, et c’est abandonner aussi Coralie,et cela jamais. Alors ? Alors, un seul moyen, disparaître. Disparaître, etcependant rester là, sur le lieu du combat, près de l’or et près de Coralie.Et la nuit arrive, et, cette nuit, il l’emploie à l’exécution de son plan. Voilàpour Essarès. Passons au second personnage, à Siméon Diodokis. »

Don Luis reprit haleine. Patrice l’écoutait avidement, comme si chaqueparole eût apporté sa part de lumière dans l’obscurité étouffante.

— Celui qu’on appelait le vieux Siméon, repartit don Luis, c’est-à-direvotre père – oui, votre père, car vous n’en doutez pas, n’est-ce pas ? –celui-là en était, lui aussi, au point critique de son existence. ArmandBelval, jadis victime d’Essarès avec la mère de Coralie, Armand Belval,votre père, touchait au but. Il avait dénoncé et livré son ennemi, Essarès,au colonel Fakhi et aux complices. Il avait réussi à vous rapprocher deCoralie. Il vous avait envoyé la clef du pavillon. Encore quelques jours etil pouvait croire que tout se terminerait selon ses vœux.

« Mais, le lendemain matin, à son réveil, certains indices, que j’ignore,lui révélaient la menace d’un danger, et, sans doute, eut-il le pressenti-ment du projet qu’Essarès était en train d’élaborer. Et lui aussi se posacette question : Que faire ?… Vous avertir, et même vous avertir sans re-tard, vous téléphoner aussitôt. Car le temps presse. Le péril se précise. Es-sarès surveille, traque celui qu’il a choisi une seconde fois comme victime.Peut-être Siméon était-il poursuivi… Peut-être s’était-il enfermé dans la

270

Page 276: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

bibliothèque… Aura-t-il la possibilité de vous téléphoner ? Serez-vous là ?« Quoi qu’il en soit, il veut à tout prix vous avertir. Il demande donc

la communication. Il l’obtient, vous appelle, entend votre voix, et, tandisqu’Essarès s’acharne à la porte, votre père, haletant, s’écrie :

« “Est-ce toi, Patrice ? Tu as la clef ? Et la lettre ? Non ? Mais c’esteffrayant ! Alors tu ne sais pas…” Et puis un cri rauque, que vous entendezau bout du fil, et puis des sons incohérents, le bruit d’une discussion. Etpuis la voix qui se colle à l’appareil, et qui balbutie, au hasard : “Patrice, lemédaillon d’améthyste… Patrice, j’aurais tant voulu !… Patrice, Coralie.”Puis un grand cri… des clameurs qui s’affaiblissent… Puis le silence. C’esttout. Votre père est mort, assassiné. Cette fois, Essarès bey, qui l’avaitmanqué jadis, dans le pavillon, se vengeait de son ancien rival. »

Don Luis s’arrêta. Sous sa parole véhémente, le drame ressuscitait. Lecrime se perpétrait de nouveau devant les yeux du fils.

Patrice, bouleversé, murmura :— Mon père, mon père…— C’était votre père, affirma don Luis. Il était sept heures dix-neuf du

matin, ainsi que vous l’avez noté.Quelques minutes après, avide de savoiret de comprendre, vous téléphoniez, et c’était Essarès qui vous répondait,le cadavre de votre père à ses pieds.

— Ah ! le misérable. De sorte que ce cadavre, que nous n’avons pastrouvé, et que nous ne pouvions pas trouver…

— Ce cadavre, Essarès bey l’a maquillé, tout simplement, maquillé,défiguré, transformé, et c’est ainsi, mon capitaine – toute l’affaire est là– que le Siméon Diodokis, mort, est devenu Essarès bey, en attendantqu’Essarès bey, transformé en Siméon Diodokis, jouât le personnage deSiméon Diodokis.

— Oui, murmura Patrice, je vois… Je me rends compte…Et don Luis continuait :—Quelles relations existait-il entre les deux hommes ? Je l’ignore. Es-

sarès savait-il auparavant que le vieux Siméon n’était autre que son an-cien rival, l’amant de la mère de Coralie, l’homme enfin qui avait échappéà la mort ? Savait-il que Siméon était votre père, c’est-à-dire Armand Bel-val ? Autant de questions qui ne seront jamais résolues, et qui, d’ailleurs,n’importent point. Mais, ce que je suppose, c’est que ce nouveau crime ne

271

Page 277: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

fut pas improvisé. Je crois fermement qu’Essarès, ayant constaté certainesanalogies de taille et d’allure, avait tout préparé pour prendre la place deSiméon Diodokis, au cas où les circonstances l’obligeraient à disparaître.Et ce fut facile. Siméon Diodokis portait une perruque et n’avait pointde barbe. Au contraire, Essarès était chauve et portait sa barbe. Il se rasa,écrasa à coups de chenet la figure de Siméon, dans cet amas sanglant mêlales poils de sa barbe, habilla le cadavre avec ses propres vêtements, pritpour lui ceux de sa victime, mit la perruque, mit les lunettes et le cache-nez. La transformation était faite.

Après avoir réfléchi, Patrice objecta :— Soit, voilà pour ce qui s’est passé à sept heures dix-neuf du matin.

Mais il s’est passé autre chose à midi vingt-trois.— Rien…— Cependant… cette montre qui marquait midi vingt-trois ?— Rien, vous dis-je. Seulement il fallait dépister les recherches. Il fal-

lait surtout éviter l’inévitable accusation qu’on aurait portée contre lenouveau Siméon.

—Quelle accusation ?— Comment ? Mais celle d’avoir tué Essarès bey. On découvre le ma-

tin un cadavre. Qui a tué ? Les soupçons se seraient dirigés aussitôt surSiméon. On l’eût interrogé, arrêté. Et sous le masque de Siméon, on trou-vait Essarès… Non, il lui fallait la liberté, l’aisance de ses mouvements.Pour cela, il cacha le crime toute la matinée et fit en sorte que personnen’entrât dans la bibliothèque. Par trois fois, il alla frapper à la porte de safemme, afin qu’elle pût affirmer qu’Essarès bey vivait encore au courantde la matinée.

« Puis, quand elle sortit, il ordonna tout haut à Siméon, c’est-à-direà lui-même, de la conduire jusqu’à l’ambulance des Champs-Élysées. Etainsi Mme Essarès crut laisser son mari vivant et être accompagnée duvieux Siméon, tandis qu’elle laissait en réalité, dans une partie vide de lamaison, le cadavre du vieux Siméon, et qu’elle était accompagnée par sonmari.

« Qu’advint-il ? Ce que le bandit avait voulu. Vers une heure del’après-midi, la justice, prévenue par le colonel Fakhi, arrivait et se trou-vait en face d’un cadavre. Le cadavre de qui ? Il n’y eut pas à ce su-

272

Page 278: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

jet l’ombre d’une hésitation. Les femmes de chambre reconnurent leurmaître, et quand Mme Essarès se présenta ce fut son mari qu’elle aper-çut étendu devant la cheminée où on l’avait torturé la veille au soir. Levieux Siméon, c’est-à-dire Essarès, confirma cette identité. Vous-mêmefûtes pris au piège. Le tour était joué. »

Patrice hocha la tête.— Oui, c’est ainsi que les événements se sont produits, c’est bien là

leur enchaînement.— Le tour était joué, reprit don Luis. Et personne n’y vit que du feu.

N’y avait-il pas, en outre, comme preuve, cette lettre écrite de la mainmême d’Essarès et recueillie sur son bureau ? Cette lettre datée du 4 avril,à midi, destinée à sa femme, et où il annonce son départ ? Bien plus, letour était si bien joué que les indices mêmes qui auraient dû trahir lavérité ne firent que renforcer lemensonge. Ainsi votre père portait un toutpetit album de photographies dans une poche intérieure de son maillot.Essarès n’y fit pas attention et ne lui enleva pas ce maillot. Eh bien, quandon trouva l’album, on admit tout de suite cette chose invraisemblable :Essarès bey gardait sur lui un album contenant les photographies de safemme et du capitaine Belval !

« De même, quand on trouva dans la main du mort, c’est-à-dire dansla main de votre père, un médaillon d’améthyste contenant vos deux ré-centes photographies, et quand on y trouva aussi un papier froissé où ilétait question du triangle d’or, on admit aussitôt qu’Essarès bey avait dé-robé le médaillon et le document, et qu’il les tenait en sa main au momentde mourir. Tellement il était hors de doute que c’était bien Essarès bey quiavait été assassiné, que l’on avait son cadavre sous les yeux, et que l’on nedevait plus s’occuper de cette question ! Et, de la sorte, le nouveau Siméonétait maître de la situation. Essarès bey est mort, vive Siméon ! »

Don Luis éclata de rire. L’aventure lui paraissait vraiment amusante,et il jouissait en artiste de tout ce qu’elle supposait d’invention perverseet de génie malfaisant.

— Et tout de suite, poursuivit-il, Essarès, sous son masque impéné-trable, se mit à l’œuvre. Le jour même il écoutait à travers la fenêtre entre-bâillée votre conversation avec maman Coralie, et, saisi de rage en vousvoyant penché sur elle, il tirait un coup de revolver. Puis, ce nouveau

273

Page 279: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

crime n’ayant pas réussi, il s’enfuyait et jouait toute une comédie auprèsde la petite porte du jardin, criant à l’assassin, jetant la clef par-dessus lemur afin de donner une fausse piste, et se laissant tomber à moitié mort,comme étranglé par l’ennemi qui, soi-disant, avait tiré le coup de revolver.Comédie qui se terminait par la simulation de la folie.

— Mais dans quel but, cette folie ?— Dans quel but ? Pour qu’on le laissât tranquille, pour qu’on ne l’in-

terrogeât pas, pour qu’on ne se méfiât pas de lui. Fou, il pouvait se taire etrester à l’écart. Sinon, aux premières paroles, Mme Essarès aurait reconnusa voix, si parfaitement qu’il en eût dissimulé l’intonation.

« Désormais, il est fou. C’est un être irresponsable. Il va et vient à saguise : c’est un fou ! Et sa folie est une chose tellement admise qu’il vousconduit pour ainsi dire par la main vers ses anciens complices, et que vousles faites arrêter, sans vous demander un instant si ce fou n’agit pas avecla plus claire vision de ses intérêts. C’est un fou, un pauvre fou, un fouinoffensif, et ne laisse-t-on pas le champ libre à ces êtres disgraciés !

« Dès lors, il n’a plus qu’à lutter contre ses deux derniers adversaires,maman Coralie et vous, mon capitaine. Et cela lui est facile. Je supposequ’il a eu entre les mains un journal tenu par votre père. En tout cas, il aconnaissance chaque jour de celui que vous tenez, vous. Par là, il apprendtoute l’histoire des tombes, et il sait que, le 14 avril, maman Coralie etvous, irez tous deux en pèlerinage à cette tombe. Il vous pousse d’ailleurspar ses machinations à vous y rendre. Car son plan est fait. Il préparecontre le fils et contre la fille, contre le Patrice et contre la Coralie d’au-jourd’hui, le coup qu’il a préparé jadis contre le père et contre la mère.Ce coup réussit au début. Il eût réussi jusqu’au bout si, grâce à une idéede notre pauvre Ya-Bon, un nouvel adversaire n’avait surgi en ma per-sonne…

« Mais est-il nécessaire de vous en dire davantage ? Le reste, vous leconnaissez comme moi, et comme moi, vous pouvez juger dans toute sasplendeur l’immonde bandit qui, au cours de ces vingt-quatre heures, lais-sait étrangler son complice Grégoire, ou plutôt sa maîtresse, Mme Mos-granem, enfouissait maman Coralie sous le tas de sable, assassinait Ya-Bon, m’enfermait – ou du moins croyait m’enfermer – dans le pavillon,vous enterrait dans la tombe creusée par votre père, et supprimait le

274

Page 280: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

concierge Vacherot. Et maintenant, mon capitaine, croyez-vous que j’au-rais dû l’empêcher de se tuer, le joli monsieur qui, en dernier ressort,essayait de se faire passer pour votre père ? »

— Vous avez eu raison, dit Patrice. En tout cela vous avez eu raisondu commencement jusqu’à la fin. L’affaire m’apparaît maintenant toutentière, dans son ensemble et dans ses détails. Il ne reste plus qu’un point :le triangle d’or. Comment avez-vous découvert la vérité ? Qu’est-ce quivous a conduit jusqu’à ce tas de sable ? et qu’est-ce qui vous a permis dedélivrer Coralie de la mort la plus affreuse ?

— Oh ! répondit don Luis, de ce côté, c’est encore plus simple, et lalumière s’est faite presque à mon insu. En quelques mots, vous allez voir…Mais éloignons-nous d’abord. M. Desmalions et ses hommes deviennentun peu gênants.

Les agents étaient répartis aux deux entrées du chantier Berthou. M.Desmalions leur donnait ses instructions. Visiblement il leur parlait dedon Luis et se préparait à l’aborder.

— Allons sur la péniche, dit don Luis. J’y ai laissé des papiers impor-tants.

Patrice le suivit.En face de la cabine où se trouvait le cadavre de Grégoire, était une

autre cabine à laquelle on accédait par le même escalier. Une chaise lameublait, et une table.

— Mon capitaine, fit don Luis, qui ouvrit un tiroir et y prit une lettrequ’il cacheta ; mon capitaine, voici une lettre que je vous prierai de re-mettre… Mais non, pas de phrases inutiles. À peine aurai-je le temps desatisfaire votre curiosité. Ces messieurs approchent. Il s’agit pour l’ins-tant du triangle. Parlons-en, et sans retard.

Il tendait l’oreille avec une attention dont Patrice devait bientôt com-prendre la signification réelle.

Et, tout en écoutant ce qui se passait dehors, il reprit :— Le triangle d’or ! Il y a des problèmes que l’on résout un peu au

hasard, sans chercher. Ce sont les événements qui nous mènent à la so-lution, et, parmi ces événements, on choisit inconsciemment, on démêle,on examine celui-ci, on écarte celui-là, et, tout à coup, on aperçoit le but…Donc ce matin, après vous avoir mené vers les tombes, et vous avoir en-

275

Page 281: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

terré sous la dalle, Essarès bey revint à moi. Me croyant enfermé dansl’atelier du pavillon, il eut la gentillesse d’ouvrir le compteur à gaz, puis ils’en alla et vint sur le quai, au-dessus du chantier Berthou. Là, il eut unehésitation, et cette hésitation fut, pour moi qui le suivais, un indice pré-cieux. Certainement il songeait alors à délivrer maman Coralie. Des genspassèrent. Il s’éloigna. Sachant où il se rendait, je retournai à votre se-cours, j’avertis vos camarades de l’hôtel Essarès, et les priai de s’occuperde vous.

« Ensuite, je revins ici. D’ailleurs, toute la marche de l’affaire m’obli-geait à y revenir. Il était à supposer que les sacs d’or n’étaient pas à l’in-térieur de la canalisation, et, comme la Belle-Hélène ne les avait pas enle-vés, ils devaient se trouver en dehors du jardin, en dehors de la canalisa-tion, donc dans ces parages. J’explorai cette péniche, non pas tant pour ychercher les sacs que pour y chercher quelque renseignement imprévu,et pour y chercher aussi, avouons-le, les quatre millions remis à Grégoire.Or, quand je me mets à explorer un endroit où je ne trouve pas ce que jeveux, je me rappelle toujours l’étrange conte d’Edgar Poe : La lere vo-lée… Vous vous souvenez, ce document diplomatique qui a été dérobé etdont on sait qu’il est caché dans telle chambre ? On fouille cette chambredans tous les coins. On soulève toutes les lames du parquet. Rien. Mais M.Dupin arrive et, presque aussitôt, se dirige vers un vide-poche suspenduau mur et d’où dépasse un vieux papier. C’est le document.

« Eh bien, instinctivement, j’emploie le même procédé. Je cherche oùl’on n’aurait même pas l’idée de chercher, dans les endroits qui ne consti-tuent pas de cachette, parce que ce serait vraiment trop facile à découvrir.C’est ainsi, par exemple, que j’ai eu l’idée de feuilleter quatre vieux Bottinshors d’usage, alignés sur cette tablette. Les quatre millions s’y trouvaient.J’étais renseigné. »

— Comment, vous étiez renseigné ?— Oui, sur l’état d’esprit d’Essarès, sur ses lectures, sur ses habitudes,

sur la façon dont il concevait une bonne cachette. Nous avions cherchétrop loin et trop profondément. Nous avions joué la difficulté. Il fallaitjouer la facilité, regarder l’extérieur, la superficie. Deux petits indices en-core me servirent. J’avais remarqué que les montants de l’échelle que Ya-Bon avait dû prendre dans ces parages portaient quelques grains de sable.

276

Page 282: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

Enfin, je me rappelai ceci : Ya-Bon avait tracé un triangle à la craie surle trottoir, et ce triangle n’avait que deux côtés, le troisième étant consti-tué par la base du mur. Pourquoi ce détail ? Pourquoi pas une troisièmeligne à la craie ? Est-ce que l’absence de cette troisième ligne signifiaitque la cachette se trouvait au pied d’un mur ? Bref, j’allumai une ciga-rette, je m’établis là-haut, sur le pont de la péniche et je me dis, tout enregardant autour de moi : « Mon petit Lupin, je te donne cinq minutes. »Quand je me dis : « Mon petit Lupin », il m’est impossible de me résisterà moi-même. Je n’avais pas fumé le quart de ma cigarette que ça y était.

— Vous saviez ?…— Je savais. Parmi les éléments dont je disposais, lequel a fait jaillir

l’étincelle ? Je l’ignore. Tous à la fois, sans doute. C’est là une opérationpsychologique assez complexe, comme une expérience de chimie. L’idéejuste se forme tout à coup par des réactions et des combinaisons mysté-rieuses entre les éléments où elle était en puissance. Et puis, il y avait enmoi un principe d’intuition, une surexcitation toute spéciale qui m’obli-geait, qui, fatalement, m’obligeait à découvrir la cachette : maman Coralies’y trouvait.

« J’étais sûr qu’un échec de ma part, qu’une défaillance, qu’une hési-tation plus longue, c’était sa perte. Une femme était là, dans un rayon dequelques dizaines de mètres. Il fallait savoir. Je sus. L’étincelle se produi-sit. La combinaison eut lieu. Et je courus tout droit vers le tas de sable.

« Je vis immédiatement des vestiges de pas, et, presque en haut, latrace d’un piétinement plus marqué. Je fouillai. Au premier contact avecun des sacs, croyez que mon émotion fut vive. Mais je n’avais pas le tempsde m’émouvoir. Je dérangeai quelques sacs. Maman Coralie était là, àpeine protégée du sable qui, peu à peu, l’étouffait, s’infiltrait, lui bou-chait les yeux, l’asphyxiait. Inutile de vous en dire davantage, n’est-cepas ? Le chantier, comme d’habitude, était désert. Je la sortis de là. Je hé-lai une auto. Je la conduisis d’abord chez elle. Puis je m’occupai d’Essarès,du concierge Vacherot, et, renseigné sur les projets de notre ennemi, j’al-lai m’entendre avec le docteur Géradec. Enfin, je vous fis transporter àla clinique du boulevard de Montmorency et je donnai l’ordre égalementqu’on y conduisît maman Coralie, qu’il est nécessaire de dépayser un peupour l’instant. Et voilà, mon capitaine. Tout cela en trois heures. Quand

277

Page 283: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

l’auto du docteur me ramena à la clinique, Essarès y arrivait en mêmetemps que moi pour s’y faire soigner. Je le tenais. »

Don Luis se tut.Aucune parole n’était plus nécessaire entre les deux hommes. L’un

avait rendu à l’autre les plus grands services que l’on pût rendre à quel-qu’un, et cet autre savait que c’étaient là des services à propos desquels iln’est point de remerciement. Et il savait aussi que l’occasion ne lui seraitjamais offerte de prouver sa reconnaissance. Don Luis était en quelquesorte au-dessus de ces preuves-là par le seul fait qu’elles étaient impos-sibles. Comment rendre service à un homme comme lui, qui disposait detelles ressources, et qui accomplissait des miracles avec la même aisanceque l’on accomplit les petits actes de la vie quotidienne ?

De nouveau, Patrice lui serra les mains fortement, sans un mot.Don Luis accepta l’hommage de cette émotion silencieuse et dit :— Si jamais on parle d’Arsène Lupin devant vous, défendez-le, mon

capitaine, il le mérite.Et il ajouta en riant :— C’est drôle, mais, avec l’âge, je tiens à ma réputation. Le diable se

fait ermite.Il tendit l’oreille et, au bout d’un moment, prononça :— Mon capitaine, c’est l’heure de la séparation. Présentez mes res-

pects à maman Coralie. Je ne l’aurai, pour ainsi dire, pas connue, mamanCoralie, et elle ne me connaîtra pas. Cela vaut mieux, peut-être. Au re-voir, mon capitaine. Et si jamais vous avez besoin de moi, dans quelqueaffaire que ce soit, coquin à démasquer, honnête homme à tirer d’embar-ras, énigme à déchiffrer, n’hésitez pas à recourir à mes conseils. Je feraien sorte que vous ayez toujours une adresse où m’écrire. Encore une fois,au revoir.

— Alors, nous nous quittons déjà ?— Oui, j’entends M. Desmalions. Allez au-devant de lui, voulez-vous ?

Et ayez l’obligeance de l’amener.Patrice hésita. Pourquoi don Luis l’envoyait-il au-devant de M. Des-

malions ? Était-ce pour que lui, Patrice, intervînt en sa faveur ?Cette idée le stimula. Il sortit.

278

Page 284: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

Il se produisit alors une chose que Patrice ne devait jamais com-prendre, quelque chose de très rapide et de tout à fait inexplicable. Cefut comme le coup de théâtre imprévu qui finit brusquement une longueet ténébreuse aventure.

Patrice rencontra sur le pont M. Desmalions qui lui dit :— Votre ami est là ?— Oui. Mais deux mots d’abord… Vous n’avez pas l’intention ?…— Ne craignez rien. Nous ne lui voulons aucun mal, au contraire.Le ton fut si net que l’officier ne trouva aucune objection. M. Desma-

lions passa. Patrice le suivit. Ils descendirent l’escalier.— Tiens, fit Patrice, j’avais laissé la porte de cette cabine ouverte.Il poussa. La porte s’ouvrit. Mais don Luis n’était plus dans la cabine.Une enquête immédiate prouva que personne ne l’avait vu partir, ni

les agents qui se tenaient sur le contre-quai, ni ceux qui déjà avaient tra-versé la passerelle.

Patrice déclara :— Quand on aura le temps d’examiner cette péniche à fond, on la

trouvera fort truquée, je n’en doute pas.— De sorte que votre ami se serait enfui par quelque trappe, à la nage ?

demanda M. Desmalions, qui semblait fort vexé.— Ma foi oui, dit Patrice en riant, ou même par quelque sous-marin.— Un sous-marin dans la Seine ?— Pourquoi pas ? Je ne crois pas qu’il y ait de limite aux ressources et

à la volonté de mon ami.Mais, ce qui acheva de stupéfier M. Desmalions, ce fut la découverte,

sur la table, d’une lettre qui portait son adresse, la lettre que don LuisPerenna y avait déposée au début de son entretien avec Patrice Belval.

« Il savait donc que je viendrais ici ? Il avait donc prévu, avant mêmenotre entrevue, que je réclamerais de lui certaines formalités ? »

La lettre contenait ces mots :« Monsieur,« Excusez mon départ, et croyez que de mon côté je comprenais fort

bien le motif qui vous amène ici. Ma situation, en effet, n’est pas régulière,et vous êtes en droit de me demander des explications. Les explications,je vous les donnerai, un jour ou l’autre, j’en prends l’engagement. Vous

279

Page 285: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

verrez alors que, si je sers la France à ma manière, cette manière n’est pasla plus mauvaise, et que mon pays me devra quelque reconnaissance pourles services immenses, j’ose dire le mot, que je lui aurai rendus pendantcette guerre. Le jour de cette entrevue, monsieur, je veux que vous me re-merciiez. Vous serez à cette époque – car je connais votre ambition secrète– préfet de police. Peut-être mêmeme sera-t-il possible de contribuer per-sonnellement à une nomination que je juge méritée. Je m’y emploie dèsmaintenant. Agréez, etc. »

M. Desmalions resta silencieux assez longtemps. Puis il prononça :— Étrange personnage ! S’il avait voulu, nous l’aurions chargé de

grandes choses. C’est ce que j’avais mission de lui dire de la part de M.Valenglay.

— Soyez sûr, monsieur, fit Patrice, que les choses qu’il accomplit ac-tuellement sont encore plus grandes.

Et il ajouta :— Étrange personnage, en effet ! Et plus étrange encore, plus puissant

et plus extraordinaire que vous ne pouvez le supposer. Si chacune desnations alliées avait eu à sa disposition trois ou quatre individus taillés àson modèle, la guerre n’aurait certainement pas duré six mois.

Et M. Desmalions murmura :— Je le crois volontiers… Seulement ces individus-là sont générale-

ment des isolés, des réfractaires qui n’en font qu’à leur tête et n’acceptentaucun joug… Tenez, capitaine, quelque chose comme ce fameux aventu-rier qui, il y a quelques années, contraignait le Kaiser à venir dans saprison et à le délivrer… et qui, à la suite d’un amour malheureux, s’estprécipité du haut des falaises de Capri…

—Qui donc ?— Vous savez bien… Lupin… Arsène Lupin…

n

280

Page 286: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

Télécharger la suite :http://www.bibebook.com/search/978-2-8247-1617-6

281

Page 287: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Table des matières

I La pluie d’étincelles 6

I Maman Coralie 7

II La main droite et la jambe gauche 19

III La clef rouillée 32

IV Devant les flammes 43

V Le mari et la femme 54

VI Sept heures dix-neuf 67

VII Midi vingt-trois 79

VIII L’œuvre d’Essarès bey 92

IX Patrice et Coralie 104

282

Page 288: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Le triangle d’or Chapitre IX

X La cordelette rouge 116

XI Vers le gouffre 129

II La victoire d’Arsène Lupin 139

I L’épouvante 140

II Les clous du cercueil 153

III Un étrange individu 164

IV La « Belle-Hélène » 180

V Le quatrième acte 197

VI Siméon livre bataille 213

VII Le docteur Géradec 230

VIII La dernière victime de Siméon 244

IX e la lumière soit ! 257

283

Page 289: Le triangle d or - bibebook.com · MAURICELEBLANC LE TRIANGLE D’OR 1918 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1616-9 BIBEBOOK

Une édition

BIBEBOOKwww.bibebook.com

Achevé d’imprimer en France le 5 novembre 2016.