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Communication d’Alain Grosrey Actes du Colloque International de Narbonne BOSCO Henri

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Communication d’Alain Grosrey Actes du Colloque International de Narbonne

BOSCO Henri

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L’empreinte du ciel Henri Bosco et saint Bernard de Clairvaux

Alain Gro srey

Henri Bosco, écrivain méridional et universel Actes du Colloque international Henri Bosco de

Narbonne, 13/14 juin 1997, in Cahiers du CERMEIL, n° 14, déc. 1997, p. 114-121.

Henri Bosco

« Regarde la terre pour apprendre à te connaître ; elle te replacera en face de toi, car tu n’es que de la

terre et tu retourneras à la terre. » SAINT BERNARD

n Inde, dans un village de l’État du Maharastra, j’ai entendu cette jolie formule : « Dieu sommeille dans

les pierres, se mélange à l’eau des sources, se répand dans les plantes, s’anime dans les animaux et s’éveille en l’homme. » Cette vision unifiée, qui témoigne de la communion de l’immanent et du transcendant, mais plus encore d’une mystique de l’intégration, il me semble la retrouver chez Henri Bosco.

Sans doute est-il impropre de parler d’une empreinte du ciel là où la diversité prime et constitue la richesse de l’unité sous-jacente. L’empreinte, c’est la présence de l’absent qui contient en creux la totalité de ce qu’elle désigne. La reconnaître, c’est commencer à naître à l’expérience de cette ultime présence, mais c’est aussi être en mesure de sentir pleinement le monde où se dépose cette empreinte. Le ciel n’existe alors véritablement que parce que l’on en repère la trace tangible ici-bas. Le ciel est notre patrie invisible derrière les apparences de ce monde.

Il faut être ce que l’on est, c’est-à-dire de la terre nous dit saint Bernard de Clairvaux, pour s’éveiller à la présence du ciel. Si l’œuvre de Bosco est ponctuée de telles reconnaissances et naissances mêlées, elle sait désigner les dangers inhérents au contact avec l’intimité du

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monde qui peut entraîner une forme d’aliénation aux puissances obscures de la nature.

LE RESSENTI DE LA TOTALITÉ

Bosco accueille de nombreux souffles, dont celui des Grecs –Plotin en particulier –, celui de René Guénon, des Védas1, celui de la mentalité paysanne attachée à sa terre, à ses croyances et ses rites ancestraux. Il se montre ouvert à ces souffles comme si chacun d'eux venaient un peu plus conforter sa foi catholique. Son catholicisme, élaboré autour du chemin de campagne, reste porteur de valeurs universelles. Je doute qu’il ait adhéré pleinement à l'église romaine devenue avec le temps très dogmatique et finalement très fermée.

Discutant récemment d’un renouvellement du catholicisme avec le Père Pierre-François de Béthune2 du

1 S’adressant à François Bonjean, il écrit dans une lettre non datée : « Au fond, vous et moi, nous sommes essentiellement des esprits religieux, des Aryens graves, en qui est encore efficace quelque soupir du grand souffle védique. » 2 Secrétaire général des commissions pour le dialogue interreligieux monastique.

monastère de Clerlande en Belgique, ce dernier me dit qu’il était temps que le catholicisme soit plus proche de sa signification profonde. Celle que désigne l’étymologie grecque Kat holon kosmon, soit « à travers tout le cosmos ».

Je crois que Bosco aurait adhéré à cette vision ouverte, respectueuse des différences et qui ne rejette pas l’idée d’un Dieu diffus dans la Nature. Sa religion n’est pas cette « religion des faibles » dénoncée par Nietzsche, cette religion teintée d’une sentimentalité doucereuse et qui s’est coupée de ses racines archaïques en tentant d’oublier son ombre. Une ombre étroitement liée à la terre, que les époques de foi honoraient dans l’image de la Vierge Noire. Mentionnant dans l’un des poèmes Des sables à la mer qu’il a cherché « le sens mystique de la rose », l’unité de la vie centrée autour du principe divin, Bosco a embrassé, lors de son expérience marocaine, la réalité de l’omnipénétrabilité, le passage de la forme au sans forme, la présence du tout dans la partie et de la partie dans le tout. Lisez ou relisez cette promenade dans « le jardin de la Doctrine » qui commence par « Tout se tait car tout se pénètre ». N’a-t-il pas découvert dans la vision globale, dans la sécularisation de l’expérience mystique – rappel de l’état que découvre Rousseau dans la cinquième

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promenade des Rêveries –, la perception immédiate du monde en laquelle l’esprit cesse ses métamorphoses pour laisser advenir son propre tout ?

Le catholicisme n’est une tradition authentique que s’il permet de rechercher, dans l’immensité de la Terre, le silence unifiant qui procède du sacrifice de l’ego, c’est-à-dire de l’actualisation de notre nature primordiale. Il n’est authentique que s’il rend possible le dépassement des formulations qui ont servi de tremplin au cours du cheminement.

LE COSMOS OU LA PARURE DE LA BEAUTÉ

Bosco nous aura rappelé que le monde est une parure de signes, de forces magnétiques et telluriques qui témoignent de sa dimension invisible, surnaturelle. Il faut être un saint comme Don Bosco et posséder le « bon sens des anges »1 pour trouver le surnaturel, naturel. C’est justement la figure du saint, mage sanctifié, guérisseur, lié lui aussi à la terre comme ses personnages tels Arnaviel (un berger du Jardin d’Hyacinthe), Sylvius (un des

1 Voir Saint Jean Bosco, Gallimard, 1959, p. 39.

Mégremut dans le récit éponyme), Elzéar (dans Un rameau de la nuit), souvent dépositaires d’une ancienne tradition pastorale et très proches finalement de la sainteté. Ils vivent tellement les signes et les symboles qu’ils sont totalement intégrés à leur vision, celle d’un monde qui procède de la beauté, comme le fleuve de sa source. Le mundus ou le cosmos, comme son nom l’indique, en latin comme en grec, n’est jamais qu’une parure de la beauté émanant de l’unité. « Oh ! Que c’est beau ce que je vois !... » dira Dominique Savro juste avant de mourir à l’âge de 15 ans. Ce disciple de saint Jean Bosco, canonisé en 1954, entre dans la transparence de l’âme, une transparence non obscurcie par la densité de notre monde. Et sa parole est guérisseuse parce qu’elle témoigne de la réalité de notre incomplétude.

Cependant, il faut que le dos du miroir soit noirci pour réfléchir sur sa face le vrai visage de l’homme. La contemplation de la parure de la beauté implique en sa profondeur le retournement de l’être aspirant à la lumière du soleil intérieur. Quand cette contemplation parvient à se poser dans la vie laborieuse des champs, elle dresse une continuité sans faille entre le monde des formes grossières et celui des formes subtiles. Une osmose s’établit alors entre le travail de la terre et le travail spirituel comme en

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témoigne Arnaviel dans Le jardin d’Hyacinthe (p. 140) : « Quand on a vécu très longtemps, comme moi, pour l’arbre, le troupeau, le labour et le blé, il apparaît qu’on peut associer la vie laborieuse de la glèbe à la vie profonde du cœur et de l’intelligence. Ainsi la connaissance acquise à mener sagement son bien, tout le long des temps agricoles, peut contribuer à fournir des réponses aux demandes de l’âme. »

HUMANITÉ, HUMILITÉ, HUMUS

C’est de cette façon que l’homme va à la découverte de ses racines dans la réalité totale. Il manifeste son respect et sa fidélité envers le Tout, envers la Terre, pour rappeler à celui qui l’aurait oublié qu’il n’est pas relié seulement à l’humanité mais à tous les êtres, à tous les éléments qui composent le cosmos. Kat holon kosmon : il répand « à travers tout le cosmos » son amour et sa reconnaissance. Cette compassion du cœur, signe naissant d’une charité sans limite qui est elle-même l’expression de la transcendance de la condition humaine, se manifeste chez saint Jean Bosco ou saint Bernard, à sept siècles d’intervalle, par la puissance de la guérison, la prémonition, le don d’ubiquité ou la vision à distance. Il

faut être rien pour être tout. C’est là le premier enseignement de saint Bernard.

L’intelligence de la langue porte en elle un tel paradoxe. Homin- et Human- qui donnent « homme » sont deux réalisations d’une même racine hom/hum qui est liée à l’idée de la « terre » et de « créature terrestre ». Cette racine -hum, on la retrouve dans humilitas qui donnera « humilité » et dans humilis (bas, à ras de terre) qui donnera « humble ». Ces mots convergent enfin vers le terme « humus », la terre. « Humanité » et « humilité » ont en quelque sorte la même racine. Le mot « humanité » indique donc notre origine commune : la terre nous porte ; de la terre nous venons et nous retournons.

Ainsi, la pratique de l’humilité est le fondement même de la charité. Le culte de la Mère-Nature qui s’exprimait jadis pleinement au travers du culte des sources et des hauts lieux avait un sens très profond qui allait bien au-delà de la régulation des rapports harmonieux entre l’homme et les entités associées à ces lieux. Il concernait non seulement l’art du « senti » des forces invisibles mais surtout cette connaissance de soi, amorce de la connaissance de Dieu, que parachève la vie humaine et qui unit l’homme à tout l’univers. La saisie de cette nature humble, étroitement liée à l’infini du monde qui en donne

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la mesure, rend pleinement possible la charité. C’est sur ce point, me semble-t-il, qu’Henri Bosco commence à rejoindre la mystique unitive de saint Bernard.

Avant d’aller plus avant, je souhaiterais si vous le voulez bien, tenter de justifier ce rapprochement entre Bosco et saint Bernard.

BOSCO ET LA MYSTIQUE UNITIVE DE SAINT BERNARD

Je crois qu’un détour par saint Bernard permet de comprendre le sens et la portée très spirituelle de son catholicisme qui apparaît comme une constante. Autrement dit, une approche du cheminement essentiellement mystique de saint Bernard peut féconder la lecture des œuvres de Bosco.

Avec saint Bernard, on touche au cœur de la mystique unitive dans ce qu’elle a de plus élaborée et de plus primordiale. De plus élaborée, parce qu’elle repose sur une systématisation de la pratique spirituelle qui se traduit par une formalisation et une conceptualisation puissantes. De plus primordiale, parce qu’elle est implicitement nourrie par la saveur de la tradition orale celte. Celle-ci lui confère

une dimension plus archaïque et plus rustique, au sens noble de ces termes, à même de sensibiliser la conscience humaine aux liens qui l’unissent à la totalité de la vie et qui la font participer à une action commune avec Dieu.

L’extase mystique, terme de l’union à Dieu, est le moyeu de la roue, le centre organisateur de toute la sphère humaine ; c’est l’expérience primordiale naturelle qui va imprégner toutes les strates de son activité. Le rayonnement et la surabondance de pureté intérieure vont s’épancher dans ce qui paraîtra la partie la plus dense de sa vie.

Étienne Gilson, dans sa célèbre Théologie mystique de saint Bernard1, signale que la vague mystique qui déferle sur le XIIe siècle reste inexpliquée et Gilbert Durand, dans son étude Science de l’homme et tradition2, remarque que « le XIIe siècle est pour l’Occident un siècle d’or, dans lequel s’équilibrent démarches sacrées et démarches profanes. » Nous sommes dans un univers hautement traditionnel où la suprématie est donnée à la théologie, les sciences profanes passant tout à fait au second plan, et où l’esprit chevaleresque, accordant un point d’honneur au

1 Paris, Vrin, 1934. 2 Paris, Albin Michel, collection Spiritualités, 1996.

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sens du devoir, a pénétré les murs de bon nombre de monastères. C’est le cas de Cîteaux, monastère cistercien, dans lequel entre en 1112 le futur saint Bernard1.

En lisant le petit opuscule que René Guénon a consacré en 1929 à cette personne hors du commun2, simple moine, capable, sans l’avoir cherché et « par le seul rayonnement de ses vertus éminentes, [de] devenir en quelque sorte le centre de l’Europe et de la chrétienté, l’arbitre incontesté de tous les conflits où l’intérêt public était en jeu, tant dans l’ordre politique que dans l’ordre religieux, le juge des maîtres les plus réputés de la philosophie et de la théologie, le restaurateur de l’unité de l’Église, le médiateur entre la Papauté et l’Empire », en lisant donc cet opuscule, on mesure l’écart entre le XIIe siècle et le XXe siècle de Bosco où, sous le poids du scientisme, dans l’ombre persistante de l’idéologie du progrès illimité et alors que la fracture qui sépare l’homme de la nature est béante, s’opèrent la détraditionalisation et la déspiritualisation du monde occidental.

1 Georges Duby signale dans Saint Bernard, l’art cistercien (Paris, 1976 et 1979, p. 80) que « la culture de Cîteaux porte profondément l’empreinte des comportements chevaleresques. » 2 Paris, Editions Traditionnelles, nouvelle édition, 1994.

HENRI BOSCO, UN HOMME DU XIIe SIÈCLE

J’aimerais vous dire qu’Henri Bosco, témoin de la disparition de la civilisation paysanne, témoin d’une richesse vouée au silence et à l’oubli sous le poids de la mondialisation, est à sa manière un homme du XIIe siècle parce qu’il ne dresse pas d’opposition radicale entre le sensible et le spirituel. Familier du chemin de campagne, il perçoit encore pleinement l’harmonie de l’homme avec la Nature. Enfin, il tente de nous faire sentir plus que de nous faire comprendre, le lien salvateur avec un cosmos éclairé non seulement par la foi mais par cette intelligence ultime des choses dont nous parle saint Bernard.

Il me semble que Bosco a pénétré au cœur de cette intelligence comme dans celle qui illumine l’amour que l’homme porte à la Nature durant ce siècle d’or de la chrétienté. Le cadre des petits villages qui reposent dans la paix de nos campagnes s’apparente au milieu naturel que recherchaient les moines cisterciens. Non qu’il soit question totalement de fuir le monde des affaires humaines, mais plutôt de baigner dans une nature inspiratrice, offrant toute sorte d’enseignements et favorisant de surcroît, dans la contemplation, l’élévation de l’âme vers sa propre perfection.

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Ce n’est pas mon objectif d’exposer ici en détails l’architecture de la mystique unitive telle que nous la présente saint Bernard. Je ne peux que vous en présenter une trame succincte qui permettra d’éclairer mes propos ultérieurs.

ARCANES DE LA MYSTIQUE UNITIVE

Comme je le mentionnais plus haut, le cœur de l’édifice est la connaissance intuitive de Dieu, l’union de l’Époux et de l’Épouse, phase ultime de la contemplation, qu’il présente dans son commentaire du Cantique des cantiques. Pour contempler, il faut avoir écarté les trois voiles qui masquent l’œil intérieur : concupiscence de la chair, de la gloire temporelle et mémoire trop importante des fautes passées.

Si l’image absolue repose en l’homme, sous le règne de ce qu’il nomme la dissemblance, il ne peut la reconnaître et l’entretenir. L’être devra passer de la dissemblance à la ressemblance, de l’Autre au Même, pour que le semblable reconnaisse son semblable. Tout ce qui est ombre en l’homme devra être brûlé au feu des pratiques spirituelles,

car dans le mélange du semblable et du dissemblable, il ne peut y avoir de reconnaissance mutuelle.

L’humilité, fruit de la connaissance de soi, s’ouvre sur la compassion ou la charité qui est le résultat de la prise de conscience de la misère d’autrui. À mesure qu’humilité et charité grandissent, l’iniquité, ou la volonté propre, qui consiste à se donner soi-même sa propre loi, s’estompe peu à peu. L’homme ne se place plus dès lors à l’ombre de son ignorance mais repose à l’ombre de Dieu qui est le Christ. La connaissance en miroir et en énigmes devient ainsi opérante. Symboles et signes sont reconnus dans le Verbe incarné comme le sont les rayons de la déité dans les formes et espèces différentes qui composent le monde.

Plus la dissemblance, qui rendait la mémoire faible, la raison ténébreuse et la volonté impure, s’amenuise, plus cette trinité de l’homme est restaurée et coïncide avec la grande Trinité. Dans cette attitude d’ouverture et de présence à l’Ultime, l’esprit pénètre dans le domaine de la connaissance intuitive, de la vision pure et directe. « Aussi, écrit saint Bernard1, celui qui est éclairé en est-il plus proche ; être tout à fait éclairé c’est être arrivé. Pour ceux qui lui sont désormais présents, ce n’est pas autre chose de

1 Sermon XXXI sur le Cantique des cantiques (c. 940-945), 3.

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le voir comme il est que d’être ce qu’il est. » Et Bosco d’écrire dans Le Récif (p. 168) : « Le veilleur fasciné (...) disparaît dans ce qu’il contemple. »

Que dire d’une telle union béatifiante, triomphe de la ressemblance, dilection mutuelle où le semblable aimant son semblable, l’un et l’autre deviennent un dans l’expérience. Il faudrait recourir à la formule de saint Augustin sur le temps pour se détourner de l’impossible : « Quand on ne me demande pas ce qu’est le temps, dit-il, je sais. Quand on me demande, je ne sais plus. »

Saint Bernard a lui-même relaté sa propre expérience de l’union mystique1 : « Là, pour peu de temps, c’est-à-dire environ une demi-heure, le silence s’étant fait dans le ciel, elle [l’âme] repose doucement dans les embrassements désirés ; sans doute, elle dort, mais son cœur veille, car elle scrute par lui, durant ce temps, les arcanes de la vérité, dont bientôt, lorsqu’elle sera revenue à elle-même, le souvenir la nourrira. Là, elle voit les choses invisibles, elle entend les choses ineffables qu’il n’est pas permis à l’homme d’exprimer, car elles dépassent toute cette science que la nuit indique à la nuit ; pourtant, le jour adresse la parole au jour, et il est permis de parler

1 Cf De grad. Humilitatis, VII, 21.

sagesse entre sages et d’exprimer les choses spirituelles en termes spirituels. »

Le terme de l’architecture de cette mystique unitive se propage en ondes diffuses dans le monde relatif, au point de générer une transcendance sensorielle dont l’expression s’apparente d’ailleurs au contenu de l’ivresse et de la délectation que vivent les mystiques soufis. La grâce éclaire les sens pour que l’être jouisse d’une façon sublimée les joies terrestres. Guillaume de Saint-Thierry, l’ami de saint Bernard, écrira dans sa Lettre d’or au chartreux du Mont-Dieu2 : « Nous ne perdons pas la délectation ; nous la passons du corps à l’âme, des sens à la conscience. » Cette jouissance pleine de la Vie, éclairée par l’intelligence première, provient d’un ajustement de tous les plans de l’existence et demeure l’expression de l’harmonie de tous les composants de la personne humaine.

2 Trad. De D. Déchanet, Desclée de Brouwer, Paris, 1956, pp. 68-69, n°89.

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SPIRITUALITÉ CELTIQUE ET ART CISTERCIEN

C’est peut-être là une trace de la spiritualité celtique pour qui le cheminement mystique visait l’intégration à la totalité de la Vie manifestée dans la Nature et dans les forces invisibles qui circulent en elle.

Rappelons que les druides ont été récupérés et absorbés par le christianisme. L’histoire de Cîteaux, le monastère cistercien qui accueillit saint Bernard, tendrait à le prouver. Stephen Harding, maître spirituel de saint Bernard, fut abbé de Cîteaux de 1109 à 1133. Il avait été « formé par un monachisme encore plus ou moins imprégné de tradition celtique1 » et véhiculait donc avec lui la tradition celto-chrétienne venue d’Angleterre et d’Irlande où saint Patrick, demeuré dans l’oubli, avait succédé à tous les courants druidiques orthodoxes.

Patrick Rivière fait remarquer2 que « les armoiries de Cîteaux figureront un chêne décapité ; le fameux « chêne creux » de la tradition druidique qui, dans la tradition hermétique (alchimique), passera pour symboliser la

1 Cf Jacques Brosse, Histoire de la chrétienté d’Orient et d’Occident. De la conversion des Barbares au sac de Constantinople (406-1204), Albin Michel, 1995, p. 693. 2 Les Templiers et leurs mystères, Paris, Ed. De Vecchi, 1994, pp. 41-42.

fameuse prima materia. » Il ajoute également que « le sceau qu’utilisait Bernard représentait un serpent (la « Vouiwre » druidique) s’échappant d’un vase brisé. » Nous rappellerons que la « Vouiwre » symbolise l’énergie spirituelle de la matière, les courants telluriques et elle trouve son pendant en l’homme dans le « serpent cosmique », la kundalini, évoqué dans le tantrisme hindou et le vajrayana bouddhiste.

Quant au vase brisé, vase du Graal, il exprime l’éveil, fruit du passage du statique au dynamique de cette énergie formidable. Rien d’étonnant alors que saint Bernard ait écrit : « Ce que je connais des sciences divines et de l’Écriture Sainte, je l’ai appris dans les bois et dans les champs. Je n’ai pas eu d’autres maîtres que les hêtres et les chênes. » Et dans une autre de ses lettres il dit : « Écoute un homme d’expérience : tu en apprendras plus dans les bois que dans les livres. Les arbres et les pierres t’en enseigneront plus que tu n’en pourras acquérir de la bouche d’un magister. » Enfin, Guillaume de Saint-Thierry vient confirmer ces affirmations dans sa Vie de Bernard de Clairvaux quand il écrit3 : « Il pensait acquérir le meilleur en méditant et en priant dans les forêts et dans les champs,

3 Cité par Georges Duby, op. cité, p. 77.

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et n’avoir en cela nul maître, sinon les chênes et les hêtres. »

Les églises cisterciennes sont le prolongement de cette vision qui fait dire à Christian Bobin dans son ouvrage consacré à la vie de saint François d’Assise1 que le premier Dieu rencontré n’est pas le Dieu de la Bible mais le Dieu présent partout, le Dieu nourricier de l’enfance, la part de l’infini.

Ces églises, dont on dit toujours que leur dépouillement est l’expression architecturale de l’ascèse, de l’humilité et de la charité, ne dressent pas vraiment de frontière entre le cosmos et l’œuvre de l’homme. L’art cistercien n’a pas encore perdu ce contact brut et premier avec la Nature, ce souci de vérité, de force et de respect à l’égard de la Terre-Mère. La pierre est restée pierre. Elle est vivante et peut communiquer sa force à qui sent la vie qui l’anime. Même quand l’artiste a représenté une feuille sur un chapiteau, c’est une feuille en pierre. On est encore loin de l’art baroque qui, détournant la réalité et le sens des matériaux bruts en cherchant à donner l’impression qu’on regarde véritablement une feuille alors qu’il s’agit

1 Le Très Bas, Paris, Gallimard, 1992.

fondamentalement d’une pierre, marquera le début d’une grande dérive.

L’art cistercien est incontestablement habité par l’intelligence du « senti », de la connaissance intuitive et directe. Les formes et les matériaux naturels jouaient au XIIe siècle un rôle considérable dans le parcours spirituel et c’est une chose qu’Henri Bosco ressentait profondément et qu’il a retrouvée dans son éloge de la vie paysanne, en ces lieux où l’esprit prométhéen et apollinien, n’a pas encore balayé l’approche plus dionysienne de la Vie qui se fond dans la respiration profonde et constante de la Nature à laquelle la culture citadine a tourné le dos.

L’HÉSYCHIA

Certes, pour sentir l’unité et l’ordre du cosmos, il faut avoir compris la nécessité de la connaissance de soi conçue comme art de discipliner et de dépasser la confusion de l’individualité ; art de trouver le repos, l’hésychia de la tradition de l’Orient chrétien. Il faut aspirer au simple, à la simplicité bienheureuse, à la nudité de l’esprit, centre de l’humilité, dont parle aussi saint Jean

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de la Croix1, pour atteindre la connaissance de Dieu qui pourrait être l’accès à « l’unité culminante avec l’univers tout entier2. » Je crois sincèrement que Bosco se situe dans une telle perspective.

L’EMPREINTE ULTIME DU CIEL SYLVIUS & L’ENFANT ET LA RIVIÈRE

Je voudrais pour terminer revenir à ce que j’ai appelé l’expérience primordiale naturelle qui est la source vive, celle que l’on ne peut pas « dire » tant elle est en amont de toute conceptualisation, celle qui est le moyeu vide de la roue de nos expériences, celle qui n’est pas totalement tant qu’elle n’est pas goûtée pleinement, celle qui, en définitive, est l’empreinte ultime du ciel.

L’œuvre de Bosco est jalonnée d’oasis de repos. Ils constituent des réseaux qui tracent en profondeur des

1 « C’est dans le dénuement que l’esprit trouve calme et repos, car dès lors qu’il ne désire rien, rien ne le tire péniblement en haut, et rien ne l’opprime pesamment en bas, parce qu’il est dans le centre de son humilité. C’est en effet la convoitise de l’homme qui cause sa peine et son tourment. », Œuvres complètes, Les Éditions du Cerf, 1990, p. 628. 2 Raimon Panikkar, Eloge du simple. Le moine comme archétype universel, Albin Michel, 1995, p. 61

sillons propres à désigner au cœur de l’écriture une orientation spirituelle intense et brûlante qui offre au lecteur la possibilité de percevoir la saveur subtile d’une telle empreinte. Ces oasis nous présentent des midis de l’être, des périodes sans ombre où la plénitude de l’hésychia favorise l’expansion de la conscience. Les moments les plus cruciaux parce que les plus dépouillés, les mieux ordonnés au rythme naturel du monde, je les ai trouvés dans les récits qui sont peut-être eux-mêmes les plus simples, et en cela sans doute les plus profonds : Sylvius et L’enfant et la rivière.

Avec Sylvius, on entre, comme le dit Méjean (Folio, p. 109) avant qu’il ne parte en Inde et au Tibet, « dans le génie des Mégremut, ce don acquis avec patience du foyer et du toit, de la naissance simple et de la mort tranquille, du plaisir mesuré et du lent amour. » Sylvius, dont le nom formé sur la racine sylv- qui désigne la forêt avant de donner, par transmission populaire et par le biais de sylvaticus (qui vit, qui pousse en forêt), le terme sauvage, Sylvius donc nous renvoie au patrimoine païen encore vivant dans l’âme paysanne et que le chêne du village des Amélières porte en son vaste silence.

Ce chêne, étonnamment appelé « le Maître », mémoire vivante de la terre des ancêtres, maître aussi peut-être de

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tous les autres chênes que l’on croise dans les œuvres de Bosco, incarne avant tout la sagesse végétale, l’axe du monde qui guide les hommes. N’oublions pas en effet à quel point « les druides sont liés aux arbres, et cela semble la base et même la justification de la spiritualité celtique1. » Sylvius, dont on apprend qu’il fut dès son enfance plus porté aux rêves que les autres qui entrèrent rapidement dans le bon sens, versé dans la contemplation, détenteur du sens de la terre, figure de l’humble au sens où l’entend saint Bernard, Sylvius incarne la santé fondamentale, l’éveillé au cœur de son petit monde dont la bonté et la grâce rayonne bien au-delà.

Que sait-on de sa mort bienheureuse ? Presque rien, mais un rien qui abrite l’essentiel. Discret jusqu’au dernier instant, que pouvons-nous comprendre de son éloignement qui réjouit sa face ? Que voit-il ? Avec quel monde est-il en contact ? Il n’a même pas besoin de dire comme l’a dit une seule fois Dominique Savro, ce disciple de saint Jean Bosco que je citais au début de cette communication, rappelez-vous : « Oh ! Que c’est beau ce que je vois !... » Fidèle à la terre, Sylvius la rejoindra, étendu à jamais entre trois pins, en pleine nature.

1 Les trois spirales. Méditation sur la spiritualité celtique, Paris, La Table Ronde, 1996, p. 20

Pascalet, le héros de L’enfant et la rivière, s’y plonge entièrement, perdant la notion du temps, de l’espace, vivant l’effacement des limites de son individualité (Folio, p. 38) pour embrasser l’expérience de son enracinement dans la réalité totale. Son expérience de survie avec Gatzo, ce jeune bohémien qui sait capter les sources, qui « sent » plus qu’il ne sait2, relate l’entrée dans l’intelligence du brut et du dionysien. Manger la nourriture qu’ils ont puisée dans le milieu naturel, une nourriture qui n’est pas comme il le dit « un aliment banal, acheté, préparé, offert par d’autres mains » (p. 67), devient un acte sacré d’union avec la Nature. Il dynamise sa fonction opérante. « Les pouvoirs secrets de cette nourriture donnent à celui qui la mange de miraculeuses facultés, nous dit Pascalet. Car elle unit sa vie à la nature. C’est pourquoi entre nous et les éléments naturels un merveilleux contact s’établit aussitôt. L’eau, la terre, le feu et l’air nous furent révélés. »

Nous assistons alors à une co-naissance. L’enfant naît à sa dimension unifiée, et la Nature, en révélant ses secrets

2 « - Il doit y avoir un village, dit Gatzo - Où ? - Quelque part derrière cette crête - Comment le sais-tu ? Il sourit - Je le sens. Voilà tout. », Folio, N°679, p. 74.

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sur les quatre éléments, naît à sa dimension lumineuse. L’épisode se termine par une réflexion sur le feu, « ce vieux feu des camps primitifs » qui n’est pas le feu apprivoisé, domestiqué, le feu apollinien, le feu uniquement utile et dépouillé de tout son symbolisme du sacrifice et de l’union. Dans l’abondance, le sacré se retire ; dans le manque ou la difficulté, le processus de sacralisation prend toute sa mesure et tout son sens.

Quand Pascalet a été pris au début du livre par « la puissance du chemin » qui devenait de plus en plus sauvage, il a glissé de l’apollinien au dionysien, du culturel au naturel. À la fin du récit, l’inverse se produit. Gatzo est adopté par la famille de Pascalet : celui qui « sent » la vie sauvage et infinie quitte sa demeure première pour entrer dans la maison des hommes... Tout un symbole !

SYLVIUS ET PASCALET LA PRATIQUE DE L’ESPRIT NATUREL

Avec Sylvius et Pascalet, deux esprits enfants qui font corps avec la Nature, il me semble que nous sommes en présence de deux témoins de cette expérience primordiale naturelle qui est le fruit d’un relâchement de toutes les

représentations, d’un monde mental devenu complexe de par la trame élaborée sur laquelle il développe sa propre expérience. À un certain niveau du cheminement, Bosco et saint Bernard, nous apprennent qu’il faut laisser être ce qui est. Dans la pratique de l’esprit naturel, entièrement clair, disponible et ouvert, il y a comme un « laisser agir » qui décharge l’énergie investit dans toutes les polarités qui façonnent l’esprit ordinaire.

La détente qui procède de ce relâchement est la source de nombreuses expériences spirituelles qui s’expriment, comme nous le fait sentir Bosco, en termes de joie et de bien-être. Quand il nous les présente, sa langue, pourtant vouée aux représentations et au déguisement du réel, est un peu une parole d’éveil qui, dans sa transparence, permet de réaliser l’espace fondamental qu’elle désigne.

VIDE D’ILLUSION, PLEIN DE RÉALITÉ

Suivant avec Bosco l’appel du chemin de campagne – là où le simple garde le secret de toute permanence et de toute grandeur, là où la grâce épouse la Nature, là où sans amour il n’y a pas de rencontre –, il est possible que nous percevions la qualité subtile de cet espace fondamental.

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Page 15: L’empreinte du ciel. Henri Bosco et saint Bernard de Clairvaux

Alain Grosrey

Oubliant les mots qui nous ont conduits jusque-là, abandonnant donc la cartographie de son monde, il s’avère que le terrain se dissout à son tour... Mais dans le dévoilement soudain se découvre un univers sans terrain ni témoin, au-delà de la langue qui nous avait porté jusque-là. Cette brève expérience de non-appui conceptuel est un peu comme l’empreinte du ciel : un vide d’illusion et un plein de réalité.

Alain Grosrey Docteur d’État | PhD Chercheur-associé Université d’Angers

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