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HAL Id: tel-00445864 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00445864 Submitted on 11 Jan 2010 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Les cercles du temps chez José Luis SAMPEDRO Catherine Beyrie-Verdugo To cite this version: Catherine Beyrie-Verdugo. Les cercles du temps chez José Luis SAMPEDRO. Littératures. Université de Pau et des Pays de l’Adour, 2008. Français. <tel-00445864>

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  • HAL Id: tel-00445864https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00445864

    Submitted on 11 Jan 2010

    HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

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    Les cercles du temps chez Jos Luis SAMPEDROCatherine Beyrie-Verdugo

    To cite this version:Catherine Beyrie-Verdugo. Les cercles du temps chez Jos Luis SAMPEDRO. Littratures. Universitde Pau et des Pays de lAdour, 2008. Franais.

    https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00445864https://hal.archives-ouvertes.fr
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    UNIVERSITE DE PAU ET DES PAYS DE LADOUR

    ECOLE DOCTORALE Sciences Sociales et Humanits (E.D. 481)

    DOCTORAT HISPANOPHONE

    Catherine BEYRIE-VERDUGO

    Les cercles du temps chez Jos Luis SAMPEDRO

    Thse dirige par Monsieur le Professeur Christian MANSO soutenue le 28 novembre 2008

    Membres du jury : Madame le Professeur Annick ALLAIGRE (Universit de Paris 8) Madame le Professeur Danile MIGLOS (Universit de Lille 3) Monsieur le Professeur Christian BOIX (Universit de Pau) Monsieur le Professeur Christian MANSO (Universit de Pau) Laboratoire de Recherches en Langues, Littratures et Civilisations de lArc Atlantique

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    A Monsieur le Professeur Christian Manso, mon Directeur de Recherche,

    qui, tout au long de ces annes, ma aide de ses corrections fermes et claires, tout en me laissant, toujours, une libert totale. Malgr la distance gographique, il a t prsent mes cts. Il ma encourage lorsque je caracolais au fate des vagues comme un dauphin ; il ma soutenue lorsque je gisais au fond de sombres abysses.

    A Madame Podevin, ma matresse de CM1, qui crut en moi. A Monsieur Julien, mon professeur dEspagnol au lyce Montaigne,

    Bordeaux. Sa passion pour la littrature espagnole fut communicative. Il est maintenant, je nen doute pas, quelque part au Paradis, en grande conversation avec ses amis Francisco Quevedo et Antonio Machado.

    A celle qui ma guide sur le chemin de la vie comme sur celui de la connaissance, avec amour et droiture, intelligence et humour. Merci, Maman !

    A tous ceux que jaime

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    SOMMAIRE

    Introduction 5

    1re partie : La circularit du schma narratif 13

    Chapitre 1 : Temps et mmoire dans La vieja sirena 14

    Chapitre 2 : Le schma narratif du premier et du troisime romans 42 Chapitre 3 : Schma narratif de la trilogie - Etude de son homognit au

    sein du schma temporel 108

    2me partie : Le tourbillon de la vie 203

    Chapitre 1 : Les lments rcurrents intrinsques chacune des oeuvres 204

    Chapitre 2 : Les lments rcurrents communs deux romans, voire aux trois 270

    Chapitre 3 : La ronde auteur / lecteur 317

    3me partie : Lthique selon Jos Luis Sampedro 427

    Chapitre 1 : Eros mne-t-il le monde ? 429

    Chapitre 2 : Du royaume dHads 625

    Chapitre 3 : Quis sum ? 707

    Conclusion 905

    Bibliographie et filmographie 915

    Index onomastique 924

    Table des matires 929

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    RESUME

    En 1993, Jos Luis Sampedro, grand conomiste et crivain espagnol contemporain, achve Real Sitio (Rsidence Royale). Dans une note finale, il dclare quil sagit l du troisime volet dune trilogie quil intitule Los crculos del tiempo (Les cercles du temps). Par l mme, il runit ce roman Octubre, octubre et La vieja sirena (La vieille sirne). A premire vue, rien ne lie ces trois uvres, si ce nest cette mtaphore circulaire qui apparat dans la structure narrative interne. Le prsent du rcit, entran par le travail de mmoire des personnages, dessine un cercle. Cette mtaphore imprime sa forme dans la structure globale de luvre : le premier volet de la trilogie et le troisime, aux chapitres binaires, entourent un axe simple, le roman central. Ce cercle, changeant et toujours en mouvement, devient spirale. Cependant, cest dans les personnages vivant dans des lieux dancrage lourds de sens que cette mtaphore sincarne pleinement. Vivant dans des poques-charnires o une civilisation sefface devant une autre, entrans par des objets, des vnements, des rencontres, mus par les cercles du temps, ils sont en qute de lamour et, dans cette recherche vitale, ils ne peuvent chapper la confrontation avec la mort dtres chris ou avec la leur. Leur cheminement les conduit senqurir de la nature de leur propre identit. Entran dans la spirale, le lecteur est amen se poser, alors, la question du sens de leur vie et sinterroger sur le rle du divin. De ce travail de rflexion essentielle, il retient la conviction de certains personnages et, derrire eux, celle de leur auteur : la foi en ltre humain.

    Mots-cls : cercle temps - rcit - amour mort Dieu

    In 1993, Jos Luis Sampedro, the great contemporary Spanish economist and writer, reaches the end of Real Sitio (Royal Residence). In a final note, he declares that it is the third part of a trilogy entitled Los crculos del tiempo (The circles of time). He thus unites this novel to Octubre, octubre, (October, october) and La vieja sirena (The old mermaid). Nothing links at first these three works save the circular metaphor which dawns on the internal narrative structure. The storytelling in the present tense, carried along by the memory work of the characters, draws a circle. This metaphor prints its form in the global structure of the work : the first and third parts of the trilogy with binary chapters, surrounding a simple axis, the central novel. This circle is moving and always changing and it turns into a spiral. Yet, the characters, who live in deeply rooted and meaningful places, fully embody this metaphor. They live at the turning point between two eras, at the time when a new civilization takes over another one. They are driven by objects, events, encounters and moved by the circles of time. They are looking for love. In the course of this vital search, they cant help being confronted with the death of beloved ones or with their own death. Their mental line leads them to question the nature of their own identity. The reader is spiralled upwards and led to wonder about the meaning of life or to question the part of the divine. And from essential thinking there emerges the firm belief of some characters and, behind them, that of their author : faith in the human being.

    Keywords : circle - time - storytelling - love - death - God.

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    Introduction ______________________________________________________________________________

    En 1981, Jos Luis Sampedro, n Barcelone en 1917, achve Octubre,

    Octubre. Sait-il dj quil sagit l du premier volet de la trilogie quil intitulera Les Cercles du Temps ? Il nen est rien, comme il lcrit dans sa Nota del autor (Note de lauteur) la fin de Real Sitio1 (Rsidence Royale) :

    Cuando, hace treinta aos, comenc a escribir mi novela Octubre, Octubre ignoraba que era slo la primera de una triloga. Tampoco me di cuenta mientras construa la segunda parte, titulada La vieja sirena, entre 1985 y 1990. Pero ya adentrado en este Real Sitio descubr, sin premeditacin ninguna, que despus de haber presentado los oscuros laberintos de la iniciacin y las asumidas certezas de la madurez, estaba aqu cerrando el trptico con la vital aceptacin del ocaso. Y en el mismo instante tambin se me apareci el ttulo comn para esas tres etapas : LOS CRCULOS DEL TIEMPO.

    (Il y a trente ans, lorsque je commenai crire mon roman Octobre, octobre , jignorais que ce ntait que le dbut dune trilogie. Je ne le compris pas davantage en laborant la deuxime partie, intitule La vieille sirne, entre 1985 et 1990. Cependant, alors que javais dj avanc dans lcriture de Rsidence royale , je dcouvris, sans aucune prmditation de ma part, quaprs avoir prsent les labyrinthes obscurs de linitiation et les certitudes assumes de la maturit, je clturais alors le tryptique avec lacceptation vitale du dclin. Cest ce mme instant, galement, que mapparut le titre commun ces trois tapes : LES CERCLES DU TEMPS) Cette trilogie nest pas le testament romanesque de lauteur, puisquil

    crira, par la suite, deux autres romans, El amante lesbiano2 (Lamant lesbien) et La senda del drago3 (La sente du dragonnier), ainsi que les textes dune srie de confrences runies sous le titre de Escribir es vivir4 (Ecrire, cest vivre). Toutefois, il est vident quelle constitue un moment-cl, voire le sommet, de son uvre romanesque. Cest la problmatique du temps quil a voulu aborder de manire subtile, sous le titre dune mtaphore gomtrique, mais, derrire le temps, se cachent bien dautres questions essentielles.

    Une problmatique dordre ontologique se dessine, dores et dj, qui

    montre le caractre exceptionnel de la trilogie Los crculos del tiempo (Les 1 Real Sitio. ncora y delfn. Barcelona. 1993. p. 585. 2 El amante lesbiano. Plaza y Jans. Barcelona. 2000. 3 La senda del drago. Aret. Plaza y Jans. Barcelona. 2006. 4 Escribir es vivir. Plaza y Jans. Aret. Barcelona. 2005.

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    cercles du temps) lintrieur du corpus de luvre romanesque de Jos Luis Sampedro. En effet, tous les romans prcdant les trois romans qui nous intressent sont des calques temporels scrupuleusement ajusts au patron vital fourni par lge de lcrivain. Projection vidente de leur auteur, ses personnages principaux vieillissent avec lui. Le cadre temporel de lintrigue correspond au prsent de lauteur : jeune homme, il choisit pour personnages principaux des jeunes hommes, comme cest le cas, par exemple, pour La estatua de Adolfo Espejo (La statue dAdolfo Espejo) -dont la premire dition date de 1939- ou La sombra de los das (Lombre des jours), publi en 1945. Ag de vingt-deux ans pour le premier roman et de vingt-huit ans pour le deuxime, il ne se plonge pas encore dans un lointain cadre historique pour rechercher des axes chus en partage lhumanit, quelle quen soit lpoque. Il dpeint les proccupations dun homme de son ge, mme si une thmatique sampedrine comme la qute de lamour, la proccupation que suscite la mort, le dbut dune rflexion sur le temps, se dgage ici.

    El ro que nos lleva (Le fleuve qui nous emporte), paru en 1961, relate les aventures initiatiques de Shannon, un Irlandais idaliste qui, aprs avoir combattu au sein des Brigades Internationales, choisit de ne pas rentrer dans son pays. Il est embauch par des gancheros (flotteurs de bois) pour transporter du bois sur le Tage. Cette uvre analyse les rapports quil forge avec ces gens simples et retrace son histoire damour avec Paula, une jeune femme qui va faire irruption dans la vie de ces ouvriers. Jos Luis Sampedro est, alors, g de quarante-quatre ans. Comme son personnage, cest un homme fait. Il publiera ensuite, en 1970, lge de cinquante-trois ans, El caballo desnudo (Le cheval nu), dont, pour la premire fois, le personnage principal est une femme.

    Le temps poursuivant son uvre, La sonrisa etrusca (Le sourire trusque), publi en 1985, aprs le premier volet de la trilogie, voque les relations dun grand-pre et de son petit-fils ainsi que le choc que produisit en ce vieil homme un amour tardif pour une femme. Un vieux Calabrais nayant jamais quitt sa terre natale se retrouve la ville pour tenter de recouvrer une sant qui sest profondment dtriore. Cest alors que, mu par la prsence de son petit-fils, un petit garon quil va aimer passionnment, il tente de lui inculquer lthique quil sest forge tout au long de sa vie. Une femme, cependant, viendra troubler ses certitudes quant limpossibilit daimer son ge.

    Jos Luis Sampedro crit propos de cette uvre : [...] suelo decir que La sonrisa etrusca no la escrib yo, la escribi mi nieto que, a sus

    dos aitos, me la iba dictando al odo. 5 ([] je dis souvent que ce nest pas moi qui crivis le roman Le sourire trusque ,

    mais quil fut crit par mon petit-fils qui, alors quil avait peine deux ans, me le dictait jour aprs

    5 Escribir es vivir. Ibid. p.242.

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    jour loreille.) Monte Sina, publi en 1995, aprs la trilogie , adopte, clairement, une

    forme dautobiographie, puisque cette uvre voque le sjour dun homme dans lhpital ponyme de New York o Jos Luis Sampedro luimme a t soign, la suite dun infarctus.

    Mme si tout au long de son uvre, ses personnages principaux sont des hommes - lexception de El caballo desnudo-, partir du moment o gata prend vie comme personnage essentiel de Octubre, octubre (1981), les femmes vont leur disputer une telle primaut : Glauka apparat et triomphe dans La vieja sirena (1990), Julia, Marta et Malvina occupent une place prpondrante dans Real Sitio (1993). Jos Luis Sampedro labore des personnages fminins quil lve au rang de protagonistes dans des textes de nature polyphonique. En effet, une vritable ronde de narrateurs investit le rcit pour dvoiler les remous de leur vie intrieure et les alas de leur existence quotidienne. Ces femmes essentielles sont, par exemple, gata dans Octubre, Octubre, Marta et Julia dans Real Sitio, accompagnes de leurs doubles Malvina et Bettina, et surtout Glauka, linoubliable personnage fminin de La vieja sirena, qui donne son titre au roman et partage la vedette avec son bien-aim Ahram. Nous pouvons, cependant, avancer que cest elle qui est le personnage primordial dans cette uvre. Quant Krito ( in La vieja sirena) et Luis (in Octubre, octubre), ils spanouissent dans une forme damour virile, vivement teinte de fminit, qui va contribuer effacer la distinction entre le personnage masculin et le personnage fminin.

    Le temps passant, Jos Luis Sampedro accepte-t-il la part fminine qui est dj en lui et se sent-il, pour lors, capable de sidentifier une femme ? La dmarcation personnage masculin/personnage fminin, et par un glissement tentant, la diffrenciation cardinale homme/femme va-t-elle perdre tout intrt, voire tout fondement ?

    Un autre point exceptionnel de cette trilogie est quelle nest pas constitue de trois livres formant une suite vidente. La sonrisa etrusca -1985- et El mercado y nosotros (Le march et nous) -1986-, une uvre dconomiste, sintercalent entre les deux premiers livres. Deux recueils de contes, Mar al fondo (Fonds marins) et Mientras la tierra gira (Tant que la terre tourne), sont publis en 1993, entre La vieja sirena et Real Sitio.

    Les trois volets de la trilogie prsentent des personnages, des lieux et des poques trs diffrents. En outre, ce nest quaprs les avoir crits que lauteur a dcouvert quil existait un lien entre eux, comme il la prcis dans sa Nota del autor (Notes de lauteur)6. Linspiration a, semble-t-il, pris les devants et la rvlation nest 6 Real Sitio. Ibid. p. 585.

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    advenue qu la fin. De toute vidence, cette trilogie, porteuse dun message profondment ontologique dans lesprit de son crateur, ne peut manquer de nous interroger quant sa transcription sous forme de mtaphore temporelle circulaire. Cette problmatique sera au cur de notre recherche.

    Les cercles du temps marquent, assurment, un tournant dans luvre de Jos Luis Sampedro. En effet, El amante lesbiano (2000) est consacr, en grande partie, une proccupation fondamentale, dj aborde par lcrivain, en particulier dans la personne de Krito, le philosophe de La vieja sirena. Cette uvre na pas la complexit de la trilogie qui entrane le lecteur dans une qute essentielle quentravent, en permanence, des embches au caractre polymorphe. Il y dpeint un personnage, Mario, qui va triompher dans lidentit damant lesbien que recherchaient Luis, lun des personnages fondamentaux de Octubre, octubre (1981), puis Krito, le sage apparemment homosexuel de La vieja sirena (1990), qui saura pourtant aimer la fois les deux personnages principaux, Ahram larmateur et Glauka, sa matresse, montrant ainsi son ambivalence sexuelle. Mario cherche et assume la part fminine qui est en lui, mais son panouissement sexuel passe par un masochisme exacerb, ce qui nest peut-tre pas encore la victoire totale de la ralisation des parts masculine et fminine que chaque tre humain porte en soi.

    Los mongoles en Bagdad (2003) est mi-chemin entre le roman et le pamphlet politique dnonant la guerre contre lIrak mene par les Etats-Unis. Dans La senda del drago (2005), Jos Luis Sampedro plonge dans un autre genre romanesque, qui tient la fois de la science-fiction, du conte et de la critique acerbe du libralisme conomique. Un homme, Martn Vega, se retrouve sur un paquebot nomm lOccident, qui sillonne une mer symbolique. Fonctionnaire, il est nomm, ensuite, sur lle de Tenerife. Mer, nature, amour, prise de conscience des problmes de ltre humain : tels sont quelques ingrdients dune uvre singulire et passionnante, bien diffrente de ses uvres passes.

    A lvidence, Jos Luis Sampedro change de ton, radicalement, dans ses uvres postrieures, aussi avons-nous pris le parti de nous arrter sur cette trilogie et daffronter le problme rcurrent de lapprhension et de la dfinition- du temps, indissolublement li la complexit de la condition humaine.

    En effet, il apparat bien vite que dans cette trilogie qui est la somme romanesque la plus dense et la plus charge de sens de la production de Jos Luis Sampedro, la rfrence au cercle revt un intrt des plus prgnants. Aussi porterons-nous toute notre attention sur cette vision cintique du temps circulaire, sur ces cercles en rien figs mais, au contraire, en perptuel mouvement. Parfois, ces cercles sont sujets une forte acclration, lorsque lHistoire subit un soubresaut, que ce soit en 257 aprs J.C. comme dans La vieja sirena ou dans les quatre poques

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    des deux autres uvres. Ils vont mme jusqu entrer en interscance, permettant, ainsi, un personnage comme Janos dans Real Sitio, de vivre trois poques diffrentes : 1808, 1892 et 1930. Le temps, selon notre conception moderne, semble scouler linairement, sereinement, comme un fleuve qui nous emporte , ce qui nous rappelle le titre du roman de Jos Luis Sampedro : El ro que nos lleva. Cependant, un tel rythme, placide et pacifique, semballe et, soudain, la ligne devient cercle et mme spirale. Do le titre qua souhait donner lauteur sa trilogie : Los crculos del tiempo (Les cercles du temps), compose de Octubre, octubre7, La vieja sirena8 et Real Sitio9.

    Cette circularit, mtaphoriquement associe une problmatique philosophique du temps qui hante lcrivain, ne manque pas de rejaillir sur la structure narrative de lensemble. Aussi nous a-t-il sembl vident que notre tude en pouse la stricte configuration.

    Le schma narratif du premier et du troisime romans est peu prs similaire, le deuxime est diffrent, do nous pouvons dduire, a priori, quaprs avoir expriment deux solutions, lauteur a opt pour la premire. Une rflexion plus approfondie ouvre, cependant, une autre voie qui est celle du choix symbolique de cette structure narrative. Autour de laxe du roman central tournent les deux autres romans. Aussi examinerons-nous, dans un premier temps, le schma de La vieja sirena, le moyeu de la roue, avant de nous intresser celui que lauteur a choisi deux reprises. Nous pourrons ainsi tenter de comprendre pourquoi lauteur a adopt ce double schma narratif, insparable du cheminement des personnages dans leur mmoire.

    Au schma narratif simple de La vieja sirena qui suit lintrigue principale et amne le lecteur dune situation initiale une rsolution finale en suivant un ordre chronologique, sajoute le jeu des analepses. En effet, le personnage fminin, Glauka, face certaines situations, se remmore son pass et le raconte, le plus souvent, dans des passages la premire personne du singulier, faisant ainsi du lecteur son unique interlocuteur. Ce jeu disparatra ds quelle se souviendra de sa condition premire de sirne, avant son apparition/naissance sur la plage de Psyra.

    En outre, ce premier fil narratif, va bientt sunir celui dAhram, le personnage masculin. Il est plus tnu et complexe, ce qui permettra de montrer en quoi les deux personnages sont fondamentalement dissemblables, surtout au dbut : la divergence entre les deux narrations, celle qui est opre par Glauka et celle dAhram, montre la diffrence de caractre entre ces deux personnages. Lhomme, bien longtemps, ne sintressera qu ses ambitions terrestres , lies sa 7 Octubre, octubre. Plaza y Jans. Barcelona. 1981. 8 La vieja sirena. Plaza y Jans. Barcelona. 1990. 9 Real Sitio.Op.cit.

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    conception du monde : il talera son got du pouvoir et manifestera son profond dsir quAlexandrie supplante une Rome hae. Nous pourrons, enfin, parvenir une vision globale de la structure de cette uvre et voir ainsi merger un premier cercle, une premire unit de temps quil faudra tenter darticuler celle des deux autres uvres.

    Il conviendra, ensuite, dtudier Octubre, octubre, le premier roman par ordre chronologique, en suivant deux axes. Chaque chapitre tant divis en deux parties, lune intitule Octubre, octubre , qui se situe en 1962 et lautre Papeles de Miguel , qui se situe en 1975, nous nous pencherons, dans un premier temps, sur le jeu des analepses dans la construction du rcit concernant la premire partie, puis la seconde, avant den entreprendre la comparaison. Nous aurons soin de scruter si la construction de la deuxime partie est parallle celle de la premire, afin dy dceler une englobante et ncessaire harmonie interne. Nous oprerons, enfin, de la mme manire pour Real Sitio, dernier volet de cette trilogie, dont tous les chapitres se composent galement de deux parties bien distinctes, la premire qui se droule en 1930-1931 et la seconde en 1807-1808.

    Aprs avoir mis jour la circularit du schma narratif, en parfaite adquation, par consquent, avec les desseins ontologiques de lauteur, nous observerons que sbauche, sous ce premier cercle formel, un autre cercle, tout aussi discret mais nanmoins fondamental : il sagit du rle rcurrent de quelques lments, comme le chat ou lventail, par exemple. Il en ressortira que, parfois, certains dentre eux, vivants ou non, napparaissent que dans lune des uvres, tandis que dautres, sans aucun doute plus marqus narratologiquement ou symboliquement, sont rcurrents tout au long de la trilogie. Ce deuxime cercle se complexifie encore, devient spirale, entranant son tour deux facteurs essentiels lacte mme de la lecture : le lecteur et lauteur. Celui-ci, par le biais du narrateur extrieur, projette le lecteur dans un ballet infernal de personnages, dvnements, dintrigues qui affluent, se nouent, se dnouent selon des priodicits propres.

    Fort heureusement, un axe stable permet dviter leffondrement total du lecteur d ce vertige incessant : il sagit de limmanence du lieu. Que les situations soient tragiques, rotiques ou de toute autre nature, elles senchanent sur un rythme imptueux et la stabilit du lieu apporte lapaisement aux personnages comme au lecteur. Aranjuez, Madrid, Alexandrie, terre et eau sassemblent pour freiner la spirale temporelle.

    La spirale va slargir alors : au-del de la circularit du schma narratif rpondant une logique bien dfinie, au-del de la ronde des objets et des personnages qui semblent se bousculer, sesquisse lthique de Jos Luis Sampedro.

    Cette tude minutieuse et scrupuleuse de la trilogie de Jos Luis

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    Sampedro rvle, en effet, une problmatique qui sourd, stend et finit par jaillir irrvocablement : la conceptualisation du temps chez cet crivain obsd par les trois thmes ternels que sont la vie, lamour, la mort , .

    En sattachant dresser le portrait de ses personnages, Jos Luis Sampedro ne donne aucune cl lnifiante sur lessence de lhomme ou sur lutilit de celui-ci en ce monde. Cependant, il invite le lecteur rflchir, voire mditer sur le sort de ses personnages et en tirer un enseignement, si humble soit-il. Dans Octubre, octubre, le lecteur observe tous ces personnages, souvent tortueux, torturs, gocentriques, entravs par leurs complexes et traumatismes qui, force defforts, de retours sur soi, de souffrances et derreurs, parviennent donner un sens leur vie. Dans le deuxime volet de la trilogie, Glauka, la sirne, a dj une conscience aigu, intuitive, de ce que les personnages de Octubre, octubre ont eu tant de mal trouver et que ceux de Real Sitio, leur tour, dcouvriront : le rle de lamour dans la construction de soi.

    Aucun des personnages sur lesquels sattarde Jos Luis Sampedro, quil soit primordial ou tout fait secondaire, nchappe lemprise de lamour. Lge, le sexe, la catgorie sociale, lducation, rien nest un frein ce sentiment dvorant. Le temps cde mme ses instances et permet Janos, dans Real Sitio, de ne mourir que pour aimer nouveau sa Bettina.

    Cependant, les cercles continuent de tourner ; lamour, ancr dans le temps, mne ncessairement la mort, mais une mort certainement polymorphe. Les personnages sont condamns laffronter et ragissent de manire trs diverse devant elle. La peur nest pourtant pas le sentiment qui domine.

    Au terme dune mditation guide par lauteur, une rflexion sur le temps et ses cercles conduit le lecteur se demander comment les personnages de cette trilogie en sont venus sinterroger sur leur identit et sur le sens de leur vie sur terre. A ce propos, surgit la question de la religion, avec laquelle Jos Luis Sampedro ne cesse de dbattre depuis le dbut, puisquelle apparat ds les exergues. Il se veut athe, mais les rfrences au divin sont partout et justifient lexistence de certains personnages comme Miguel, dans Octubre, octubre, mystique paen par excellence.

    Les cercles du temps nous entranent sur la voie de la recherche de lidentit de ltre humain, qui, trs vite, lors de sa qute, se trouve confront au sacr. Poursuivant encore son chemin, le personnage, mais aussi le lecteur, pouss par lcrivain, se demande quelle est la finalit dune telle qute, ou plutt vers qui elle va le conduire. Lhomme trouve-t-il une fin, non en soi-mme, mais en un autre qui il lgue ce quil est ?

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    Premire partie

    LA CIRCULARITE DU SCHEMA NARRATIF

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    CHAPITRE 1 : TEMPS ET MEMOIRE DANS LA VIEJA SIRENA.

    1.1 Comment les souvenirs du personage fminin, Glauka,

    simbriquent dans lintrigue romanesque.

    1.1.1. Prsentation du roman

    257 aprs J.C., Alexandrie. Une jeune femme, dsigne tout dabord sous

    le simple terme de la esclava (lesclave), puis par un premier nom : Irenia, et enfin Glauka, est achete comme esclave par Amoptis. Ce dernier est le Grand Majordome de la villa Tanuris dAhram le Navigateur, habite par son gendre Neferhotep. Attir par la splendeur de la chevelure de la jeune esclave, Amoptis lachte, sans doute pour sattirer, indirectement, les grces de son matre Ahram. Il suppose que la fille dAhram, Sinuit, mre dun petit garon nomm Malki, souhaitera se faire confectionner une perruque avec ses cheveux extraordinaires. Le dessein rel dAmoptis est que Sinuit, reconnaissante, propose Ahram la propre fille du majordome comme gouvernante pour Malki.

    La jeune femme -que lon appellera par commodit Glauka, car tel est son dernier prnom- occupe une place de plus en plus importante dans la maison dAhram, grce son intelligence, son dvouement et ce que daucuns considrent comme des pouvoirs magiques. Elle peut, par exemple, rester sous leau trs longtemps sans se noyer, les traces de coups de fouet disparaissent de son corps presque immdiatement.

    Tout en suivant le rcit qui oscille entre la premire personne monologue intrieur de Glauka- et la troisime personne du singulier le narrateur extrieur observe et dpeint les faits et gestes de la jeune femme-, le lecteur assiste au

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    dsarroi de la jeune femme qui fouille dsesprment dans sa mmoire la recherche de ses souvenirs les plus enfouis. Ils reviendront soudain lors dun choc affectif, savoir le moment o elle se donne celui quelle aime, dans une grotte au bord de la mer. Son pass primitif revient brutalement : elle fut sirne. Elle supplia la desse Aphrodite de lui donner la condition de femme pour connatre lamour. Elle perdit ainsi limmortalit, caractristique de la condition divine. Dans un second temps, apaise, la jeune femme poursuivra son chemin avec lhomme quelle aime, son matre, Ahram lui-mme. En vivant avec lui, tout simplement, elle sefforcera de lui montrer que ses ambitions de se dfaire de lemprise conomique de Rome pour redonner Alexandrie la suprmatie sur les mondes oriental et occidental sont vaines, que les valeurs morales sont bien plus importantes que ses drisoires dsirs de puissance politique. Il finira par le comprendre, aprs bien des combats extrieurs, contre Rome notamment, et surtout aprs une lutte acharne contre lui-mme. La situation va se complexifier encore lorsque Glauka va nouer une relation amoureuse pleinement assume avec Krito, le philosophe ami dAhram.

    Le roman sachve avec la mort dAhram, suivie de celle, librement choisie, de celle quil a tant aime. En effet, Glauka supplie la mme desse de la retransformer en sirne. Celle-ci refuse tout dabord : cest dj miraculeux quelle ait consenti une fois la faire changer de nature. Emue par la dtresse de Glauka, elle va finalement la transformer en un tre qui na pas exist jusqualors, puisque les sirnes sont des divinits insensibles au temps : une vieille sirne. Le titre sclaire Elle va, par consquent, accompagner son amant mort, jet la mer comme le veut la tradition pour les marins, dans son dernier voyage. Cest ainsi que sachve La vieja sirena. Le lecteur sait quelle va mourir, heureuse, dune mort souhaite.

    1.1.2. Apparition, dans le rcit, des souvenirs de Glauka :

    construction du schma narratif

    Une question essentielle taraude lesprit dIrenia/Glauka :

    Qu me ocurre? Qu me trastorna? 10 (Que marrive-t-il ? Pourquoi suis-je bouleverse ?)

    Il sagit l de linquitude bien normale dune jeune femme devant la nouvelle existence qui souvre elle, puisquelle vient dtre achete. Cependant, cest galement la question quelle se pose sans cesse propos du mystre quelle est ses propres yeux. Ne connaissant pas son pass lointain, ses origines, elle ne parvient pas 10 La vieja sirena. Ibid. p. 23.

  • 16

    dchiffrer les vnements prsents ni leur incidence sur elle-mme. Elle vit profondment hic et nunc , comme le montre ladjectif

    dmonstratif esta de esta tierra, Egipto , et elle sinscrit aussi dans le temps que lon napprhende quen le mesurant : apenas tres semanas que llegu (trois semaines peine aprs mon arrive).

    La jeune femme se rappelle les vnements quelle a vcus avec Domicia, la chrtienne. Le lecteur apprend ensuite que Glauka a aim un homme, Uruk - dont nous parlerons plus loin - et quil est mort entre temps, puisquelle crit :

    Yo gema por Uruk 11 (Je gmissais en pensant Uruk),

    et, quelques lignes plus bas, asesinado ante mis ojos 12 (assassin sous mes yeux).

    Le narrateur bauche une intrigue -comme il le fera tout au long de la premire partie de loeuvre- dont la rsolution ne se fait pas longtemps attendre. Pour linstant, il manque le complment dagent, lment crucial, pourtant. Uruk a t assassin, certes, mais par qui ? Le lecteur sait que le pass amoureux de Glauka est foisonnant, quelle a aim cet homme, comme quelques autres, mais que le chemin de sa vie est tout autant marqu par la violence, puisque celui quelle aimait est mort sous ses yeux. Nous verrons, au cours de la lecture, que la mort des tres aims la poursuit : elle assiste au cours de sa vie lassassinat de son mari, Narso, de sa fille, Nira, de son amante, Domicia, ou de son matre, Astafernes, pour nen citer que quelques-uns.

    Cest ainsi que, peu peu, le lecteur tisse la trame chronologique de la vie de lhrone, du mystre de son origine :

    la nacida sin nadie, la inexplicablemente aparecida en una playa. 13 (celle qui ntait ne de personne, celle qui tait apparue sur une plage dune faon

    inexplicable) . Comment, en effet, peut-on ntre n de personne ? Cela signifiet-il

    seulement quayant t trouve sur la plage, elle ignorait tout de sa famille biologique et quelle tait seule au monde ? Cela ne cache-t-il pas galement une identit surhumaine ? Puisque le temps na pas de prise sur elle, quelle na ni avenir, ni prsent, ni pass, puisquelle a toujours t l, sa naissance est enfouie dans les limbes du pass tel point quelle semble ntre jamais ne. Ladverbe inexplicablemente montre lopinion commune des villageois et de ses proches, qui ne comprennent pas comment elle est arrive l, mais personne, si ce nest le lecteur, ne peut imaginer quelle tait sirne et que cest en cet endroit l que commence sa vie de mortelle. Le

    11 La vieja sirena. Ibid. p. 25. 12 La vieja sirena. Ibid. p. 25. 13 La vieja sirena. Ibid. p. 25.

  • 17

    narrateur interpelle ainsi le lecteur. Elle pose les divers jalons qui ont marqu son existence sans, pour linstant,

    sappesantir sur lun ou lautre de ces vnements. Nous savons seulement quune femme qui deviendra pour elle sa mre la dcouvre un jour sur une plage alors quelle est une petite fille et la nomme Kilia. Dans le mme rcit de la jeune femme, nous apprenons que ses diverses amours se sont toujours termines tragiquement et que chaque tape de sa vie correspond un lieu diffrent. Elle commence sa vie humaine sur lle de Psyra, dont nous savons quelques dtails par Strabon d'Amasia en Cappadoce qui vcut aux Iers sicles avant et aprs JC. Il crivit en grec une Histoire de Rome, aujourd'hui perdue, qui continuait celle de Polybe, et une Gographie universelle en dix-sept livres, qui nous sont parvenus. Il indique la situation de Psyra, en Ionie, dans Gographie14 :

    Quand on excute le priple de l'le de Chio en longeant de prs la cte, on trouve que cette le peut avoir 900 stades de circuit. Elle possde une ville [de mme nom] pourvue d'un bon port et un naustathme ou arsenal maritime pouvant abriter jusqu' quatre-vingts vaisseaux. Supposons que, dans ce priple, on parte de la ville de Chio en ayant la cte de l'le droite, on relvera successivement le Posidium, le port profond de Pliante, un temple ddi Apollon et un grand bois sacr plant de palmiers ; puis vient la plage de Notium, mouillage excellent, immdiatement suivie d'une autre plage, dite de Lais, dont l'abri n'est pas moins sr. Entre cette dernire plage et la ville de Chio, l'le forme un isthme qui ne mesure que 60 stades ; mais le priple entre ces deux points est de 360 stades : nous avons, dans un de nos voyages, fait nous-mme cette traverse. La pointe Mlaene, qui se prsente ensuite, a juste en face d'elle, 50 stades de distance, l'le Psyra, le trs haute qui renferme une ville de mme nom et mesure 40 stades de tour.

    Pour chapper aux pirates qui ont tu son mari et sa fille, Psyra, avant de lenlever elle-mme, la jeune femme se jette leau pour tre dvore par un requin qui, cependant, lpargne. Repche par les pirates persuads quelle na pu chapper la mort que par un malfice, elle est vendue comme prostitue Byzance puis rachete pour le compte du sultan Astafernes et mene sur ses terres, Artaxata (au sud de l'actuelle Erivan, Armnie). Le sultan lappellera Falkis. Le pirate goth Vesterico lenlve, navigue sur lHellespont - nom antique de l'actuel dtroit des Dardanelles - et la mer thracienne, lune des cinq mers qui bordent le territoire grec, devant Mysia. Elle est recueillie, ensuite, par Uruk qui la nomme Nur. Il bote la suite dun accident de cheval et dirige maintenant une sorte de cirque. Avec lui, elle sillonnera lAsie Mineure jusqu la mort violente dUruk. Elle est recueillie sur la cte syrienne par des pcheurs alors quelle stait enfuie, craignant les assassins dUruk. Lors de troubles qui se sont produits dans les rues de Leptis Magna, elle est secourue par Domicia, la chrtienne, qui la nomme Irenia. Elle va se joindre au groupe itinrant de Domicia et de ses compagnons chrtiens avant dtre arrte avec eux et emprisonne Cyrne, ancienne colonie grecque sur la cte libyenne, occupe alors, comme une grande partie du monde connu, par Rome. Des Romains vicieux, lui vitant 14 STRABON. Gographie. XIV. 1 in traduction franaise en quatre volumes d'Amde Tardieu. Hachette. Paris. 1867.

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    de finir dans larne avec les autres chrtiens, veulent la voir dvore par des murnes. Ces dernires lpargnent et mme la caressent de leur corps. Epouvants par ce prodige, ces dignitaires romains la vendent un marchand desclaves de Canope, ville clbre de l'ancienne gypte, maintenant en ruines, o elle va tre rachete pour Ahram. Cette ville tait situe l'embouchure d'une des branches du Nil qui en recevait son nom et s'appelait branche canopique, non loin du rivage de la mer et sur la rive occidentale du Nil. On ignore quelle poque elle fut fonde, mais elle est vraisemblablement trs ancienne. Elle n'eut pas une trs grande importance sous les diverses poques de l'empire pharaonique; elle dut sa grande clbrit au temple que les Ptolmes y construisirent en l'honneur de Srapis. Les Grecs y afflurent bientt et les gyptiens firent de mme, autant sans doute pour le besoin du commerce que par l'envie de prendre part au culte du dieu.

    Chaque pisode de sa vie est donc li un lieu particulier, et certains dentre eux, rcurrents, feront partie dune tude plus exhaustive.

    Dans cette partie la premire personne, elle voque, ple-mle, Uruk, accompagn de Fakomir, une femme qui le suit dans son priple artistique car elle danse et chante divinement, puis Domicia, la chrtienne et enfin sa propre fille Nira, quelle avait eue de Narso, son mari, fils de sa mre adoptive :

    mi pequea Nira, acuchillada por los piratas. 15 (ma petite Nira, poignarde par les pirates).

    Le lecteur apprend ainsi, au dtour dune phrase, des lments qui ont marqu la vie de la jeune femme. Ces quelques mots induisent la douleur incommensurable dune mre non seulement dont lenfant est mort mais encore cause de la violence et sous ses yeux, alors que Nira tait pequea, cest--dire sans dfense et innocente. Ladjectif qualificatif montre la fois la frogilit de lenfant et, joint ladjectif possessif mi , la tendresse maternelle.

    Nous pensons, alors, la phrase de V. Jankelevitch : La violence soppose si peu la faiblesse que la faiblesse na souvent pas dautre symptme que la violence ; faible et brutale parce que faible prcisment. 16 Les agresseurs taient, peut-tre, tout aussi faibles que Nira, mais leur faiblesse spirituelle se croyait compense par la force physique et la facilit donner la mort.

    A la fin de ce premier chapitre, le narrateur omniscient extrieur au rcit prend la parole pour voquer de manire dtaille une tape de la vie de Glauka. Pourquoi prcisment celle-l ? Il lexplique ds les premires lignes. Ce qui justifie cette premire analepse, cest le prnom. Pour linstant, lhrone est dsigne comme la esclava , mais elle a dclar :

    15 La vieja sirena. Ibid. p. 26. 16 JANKELEVITCH Vladimir. Le pur et limpur. Flammarion. Paris. 1978.

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    Ahora me llamaban Irenia 17 (On mappelait maintenant Irenia).

    Lemploi de la troisime personne du pluriel, impersonnelle, montre de toute vidence que la jeune femme ne se sent pas implique dans son prnom. Cest celui qui a t choisi pour elle, mais pas par elle alors que, adulte, elle aurait pu donner son avis. Il lui reste tranger. Cela dnote galement une certaine rsignation. Ladverbe de temps ahora, semble montrer, en effet, quelle savait que, lors dune autre priode transitoire, elle changerait de nom, comme cela stait pass jusqualors. En outre, le choc caus par un adverbe exprimant le prsent dans un rcit au pass donne plus de force la vision de Glauka concernant linstant. Ahora est un point dans le temps et elle sait bien, en le disant, quil est dj rejet dans le pass et que, changeant de matre, elle va, une fois de plus, changer de nom.

    Dans cette partie, le narrateur remonte lpoque o elle ne sappelait pas encore Irenia , mais Nur , et plus prcisment la fin de cette poque, c'est--dire lorsque Uruk est mort et quelle est recueillie par des pcheurs de corail. Arrte un jour o elle est alle terre pour faire quelques achats, elle est secourue par Domicia et devient Irenia. Ce premier pas en arrire consiste donc remonter le temps jusqu la fin de sa priode Nur , avant de poursuivre chronologiquement vers le prsent du rcit, la priode Irenia , qui est celle qui prcde lactuelle.

    Dans le chapitre 2 , le rcit se centre encore sur le point de vue de la jeune femme et cest travers son regard que lon dcouvre celui qui donne le titre au chapitre : Ahram le navigateur. Elle sinterpose entre son petit-fils Malki et un mtin appartenant larmateur, qui sest libr de sa chane. Lhomme linterroge sur ses origines ; elle dclare sobrement quelle ignore o elle est ne. Cela senchane logiquement avec la partie suivante, qui termine le chapitre, dans laquelle, la premire personne, elle voque la premire partie de sa vie, remontant le plus loin possible dans ses souvenirs, au moment o elle a t dcouverte, petite fille, sur une plage de Psyra.

    La structure narrative se construit, par consquent, de deux manires : dune part, Glauka remonte dans son pass en suivant lordre chronologique et tente de revenir vers le prsent. Dautre part, lorsquun vnement de sa vie actuelle linvite se remmorer le pass, elle revit cette priode dans un rcit la premire personne du singulier et nul narrateur ne semble sinterposer entre elle et le lecteur, puisque celui-ci pntre dans la pense de Glauka.

    Sur ce cheminement initiatique, la jeune femme peroit que le prsent sapprhende grce la connaissance du pass, et que le mystre qui pse sur son origine lempche de trouver sa place parmi les hommes ainsi que daffirmer sa dignit

    17 La vieja sirena. Ibid. p. 21.

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    de femme. En effet, elle est hante par un manque, le mystre de sa naissance, depuis tout petite, depuis quelle a t dcouverte par celle quelle a appele la Madre , la mre avec une majuscule car la femme qui la adopte a choisi cette fonction fondamentale, celle de soccuper de cette petite fille et de la chrir. Sans doute a-t-elle dj pens quil faudrait une pouse son fils et que, prtresse elle-mme dune desse, elle aurait besoin dune femme qui puisse lui succder aprs sa mort. Quelles que fussent les motivations de la femme, elle prit Glauka sous sa protection. Nanmoins, elle ne put lui donner, lignorant elle-mme, ce qui manquait cet tre en devenir : le secret de son origine. Dans tous les cercles de sa vie, pleinement heureuse ou en proie la douleur, Glauka sest toujours sentie incomplte et vivant une tape intermdiaire. Il lui manquait quelque chose dessentiel : savoir pourquoi elle tait l. Lorsquelle est entre dans la demeure dAhram et que son petit-fils Malki lui a t confi, elle a cru, dans un premier temps, que sa mission sur terre tait de soccuper de ce petit garon comme elle laurait fait pour sa propre fille si elle avait vcu. Amoureuse dAhram, elle a pens, alors, que ctait pour vivre cet amour quelle tait l. Elle ntait pas loin de la vrit. Au moment de lextase amoureuse quelle a ressentie avec cet homme le jour o elle sest donne lui, sa mmoire est revenue : elle connaissait enfin son identit de sirne, elle savait quelle avait renonc limmortalit, la vie sous leau qui lui semblait bien morne, pour aimer. Cela rsolu, tous ses problmes douloureux quant son identit et sa raison dtre sur terre ont disparu. Plus que la plupart des autres humains, elle a su jouir pleinement de la vie, sans jamais perdre le fil de ce quelle voulait : vivre dans lamour et la dignit, respectant amis comme ennemis.

    Il semblerait bien que lon devienne ce que lon est. Jos Luis Sampedro voque ce problme dans Escribir es vivir18, une srie de confrences quil a donnes la Universidad Internacional Menndez Pelayo de Santander et qui ont t fidlement transcrites par sa deuxime pouse, Olga Lucas :

    Tuve tambin un excelente profesor de literatura franciscano cuyas enseanzas, sin darme cuenta, fueron guiando mis pasos hacia la literatura y hacia mi proyecto vital, mi concepcin de la vida como una obligacin de hacerse lo que se es. La vida es, o debe ser, un esfuerzo encaminado a hacernos lo que somos, lo cual entraa no pocas dificultades porque cmo sabe uno quin es ?[]Ms que saber lo que se es y lo que se debe ser, uno va sabiendo lo que no es, lo que no debe o quiere ser. 19

    (Jeus galement un excellent professeur franciscain de littrature dont lenseignement, mon insu, guida peu peu mes pas vers la littrature et vers mon projet de vie, ma conception de la vie comme une obligation de devenir ce que lon est. La vie est, ou doit tre, un effort destin devenir ce que nous sommes, ce qui suppose bien des difficults car comment sait-on qui lon est ? []Plutt que savoir ce que lon est et ce que lon doit tre, on sait petit petit ce que lon nest pas, ce que lon ne doit pas tre ou ce que lon ne veut pas tre.)

    18 Escribir es vivir. Op. cit. 19 Escribir es vivir. Ibid. p.62.

  • 21

    Glauka, pendant toute la priode obscure de sa vie qui correspond la premire partie de luvre et sachve par le choc brutal du retour de la mmoire, lutte et se bat pour conserver une totale intgrit intrieure, quelles que soient les violences extrieures quelle ait subir. Elle maintient fermement un cap, devenant, mme dans lobscurit de ladversit, celle quelle est, une sirne devenue librement femme, une immortelle devenue librement mortelle. Elle rejette, como Jos Luis Sampedro, tout ce qui nest pas, dans son existence, conforme son essence quintuitivement elle apprhende. Elle est, comme Luis dans Octubre, octubre, hante par les savoirs oublis quanalyse Jacqueline de Romilly :

    Mme l o ne parat aucun souvenir conscient, il en existe qui ont t conscients et ont cess de ltre, qui vivent en nous, qui inspirent nos actes et qui font partie, par consquent, de ce trsor des savoir oublis, dont peu peu vont se rvler les richesses.[] Un souvenir [] fait signe, quon le veuille ou non, bien dautres connaissances [] ; et tout cela forme un halo autour de limage grave jamais. 20

    Ces deux personnages sont prcisment hants par ce halo qui va jusqu empcher Glauka de vivre pleinement. La lumire apparatra effectivement de manire tout fait brutale lors de ses premiers rapports amoureux avec Ahram. Le choc rotique va effacer toute ombre.

    Lintrt du lecteur est maintenu par une stratgie discursive, celle dun effet datermoiement des diffrentes intrigues, plus que par le problme qui intresse le personnage au premier chef et dont nous avons perc le mystre depuis le dbut, vu le titre de luvre : son identit relle. Limportant nest pas ce qui va se passer mais comment Jos Luis Sampedro va dmler son fil romanesque et quel dnouement il se propose. Le lecteur ne peut pas le deviner et cest donc dans les dernires pages que leffet de surprise concernant le dnouement est total. Ce qui est original, cest que le lecteur croyait que le mystre de la double identit de Glauka, femme et sirne, avait t rsolu entirement, mais il nen est rien. En outre, la vie de Glauka apparat travers ses rcits, elle maille ses souvenirs de noms ou dincidents brivement cits, comme Uruk ou Astafernes, comme la mort de sa fille ou celle de Domicia, mais cest peu peu que le lecteur reconstruit les diverses tapes de sa vie et parvient suivre ses changements de prnoms et de vie.

    De la mme manire, le lecteur constate les liens entre Ahram et Bashir, le vieux chamelier, ou Ahram et Krito, mais cest au hasard dun rcit que nous apprenons comment ils se sont connus : Krito a sauv la vie dAhram, comme nous lapprenons au chapitre 13 Proceso en Samos (Procs Samos) lorsque, lge de trente cinq ans, celui-ci, pitre cavalier, a heurt, lors dune procession, un bouclier symbolisant la protection exerce par la desse Hra sur le peuple de Samos. Grce au verbe, sa connaissance de la rhtorique, Krito est parvenu commuer lexcution dAhram par

    20 ROMILLY (de) Jacqueline. Le Trsor des savoirs oublis. Ed. de Fallois. Paris. 1998.

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    lapidation en celle de son cheval. Il a russi prouver que ctait la monture qui tait coupable, non son cavalier. En signe de reconnaissance et pensant que lloquence de son nouvel ami pouvait lui tre utile, Ahram lui propose de venir avec lui Alexandrie, o il est dj install avec sa femme, Damira, qui mourra peu aprs, et sa petite fille, Sinuit. Tout au long de luvre, des allusions sont faites concernant le pass commun des personnages ou les liens qui les unissent. Cela contribue crer une intrigue secondaire, dont la gense nous est prsente au milieu du livre, crant ainsi un effet dilatoire suscitant et maintenant lintrt du lecteur.

    Pour ce qui est de Bashir, envers qui Ahram prouve une grande admiration, nous napprenons comment les deux hommes se sont connus quau chapitre 18, Adis a Bashir (Adieu Bashir), cest--dire juste aprs la mort du vieil homme.

    Aprs stre enfui de lle dans laquelle il avait vcu avec une prtresse, quinze ans, Ahram partagea lexistence de pirates. Arrt par les Romains, il se retrouva au fond dune cale ramer avec dautres galriens. Un homme, condamn comme lui, lpaula, le soutint depuis le premier jour : Bashir. Ils svadrent et Bashir lui sauva la vie : bravant la mort, il retint les Romains qui les poursuivaient. Ahram crut quil tait mort. Quelle ne fut sa joie lorsquil le retrouva, par hasard, six ans plus tard, alors que luimme avait commenc travailler pour le riche armateur Belgaddar, dont il pousa la fille quelque temps aprs. Ils ne se quittrent plus.

    Des anecdotes sur Bashir, sur Krito, des rencontres et des conversations avec eux sont incessantes, mais lcrivain ne suit pas un rcit chronologique de leur histoire. Il se permet mme le luxe narratif de narrer la rencontre des deux hommes, Ahram et Bashir, aprs la mort de celui-ci en mme temps que celle de lesclave Tenuset.

    Toutes ces intrigues sentremlent sans fin. La principale, celle qui concerne lidentit de Glauka, est rsolue la fin de la premire partie. L, le lecteur croit tout savoir, depuis quil a appris que la jeune femme avait t une sirne. Si lintrigue ne ltonne pas, cest le dnouement qui le laisse pantois. Glauka supplie nouveau la desse Aphrodite qui accepte de lui redonner une forme de sirne, vieille et mortelle, pour quelle puisse conduire son amant, mort, jusquau fond des mers. La surprise vient l o le lecteur ne lattendait pas. Lintrt de ce dernier est maintenu ainsi jusqu la dernire ligne.

    Glauka se remmore son pass, tape par tape, et reconstitue les maillons de la chane de sa vie. Il lui manque pourtant le premier : son origine. Cest seulement lorsquelle vivra son amour pour la premire fois avec Ahram que le voile se dchirera brusquement : elle fut sirne. Ainsi que le fait remarquer Roland Barthes21, nous constatons tout dabord un refus du leurre, de lquivoque, de la double entente. Le

    21 BARTHES Roland. S/Z. Editions du Seuil. 1970.

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    personnage cherche sincrement son identit. Il aurait t difficile pour lauteur de tromper le lecteur aprs lui avoir donn par le titre un tel indice. Le lecteur, ici, est plus prs de la vrit que le personnage. Sans tre omniscient mais se doutant de la vrit, il apprcie mieux que le personnage lui-mme sa progression dans la dcouverte de son identit.

    Les analepses du rcit concernant Glauka, qui paraissent tout dabord fruits du hasard, suivent, en fait, un ordre chronologique.

    Une deuxime vision du temps sesquisse ici : la trame historique est trs solide, le rapport avec lHistoire est mme parfois pesant dans la deuxime moiti du texte car lon assiste trs souvent aux manuvres, aux intrigues des uns et des autres pour obtenir le pouvoir. Cependant, lintrt du texte vient des analepses incessantes, des recherches dans le pass des personnages ; il est dissemblable mais les mne inexorablement les uns vers les autres : Glauka, Ahram, Krito, Bashir. Le pass de chacun apparat la fin dans sa plnitude, limpide, et permet aux tres de dfinir leur essence, comme nous le verrons ultrieurement.

    Les rminiscences de Glauka suivent un ordre logique. Par exemple, au

    chapitre 3, part quelques allusions dautres tapes, cest surtout ltape Domicia qui est conte. Puisque Glauka a voqu tout dabord ltape Domicia , puis ltape Psyra , qui est, pour linstant, la premire, elle reprend le fil du rcit la fin de ltape Domicia . Le lien temporel est logique, dautant plus quil est renforc par un dtail du rcit prsent : elle est fouette pour avoir corrig Malki et les traces des coups de fouet disparaissent presque immdiatement. Il y a adquation avec le rcit Domicia car, arrte en tant que chrtienne, elle est sauve de larne par de vieux riches vicieux qui veulent la voir mourir, dvore par des murnes. Cependant, les animaux non seulement ne lattaquent pas, mais au contraire la frlent, la caressent et nagent autour delle. Ce rapport avec son corps, avec sa peau, fait le lien entre les deux rcits. Sa peau, caresse par les murnes, est peine entame par les coups de fouet. Il convient de prciser galement que Bashir, le vieux sage, lami dAhram, a fait devant elle allusion lpisode des murnes. Il avait appris, en effet, le prodige concernant ces animaux qui lavaient pargne, en prsence des Romains effars. Lauteur dmontre ainsi que son fil conducteur narratif est solide et inbranlable, mme si la trame semble complexe et lanecdote principale, la condition de sirne du personnage principal, invraisemblable.

    Dans le chapitre suivant, la contemplation du soleil couchant lui rappelle le premier feu quelle a vu chez sa mre adoptive, la Madre , auquel elle sest brle, dans son ignorance de la nature de cet lment. On ftait les mille ans de Rome, cest pourquoi les pcheurs la prnommrent Kilia , mille en grec. Peu de temps aprs,

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    elle fait la connaissance du fils de cette femme, Narso, le marin, dont on apprend la fin du chapitre quil devint son mari et lui fit dcouvrir les plaisirs de la chair.

    Les liens entre la vie actuelle dIrenia/Glauka et son pass sont toujours dordre logique : lorsque Tenuset, la servante dAhram, voque la desse gyptienne Neith en lappelant la Dama del Delfn (la Dame des Dauphins), Glauka se remmore les nombreux dauphins qui sbattaient dans les eaux de Psyra, o elle vcut ses premires annes dtre humain. Devant la beaut de Sinuit, la fille dAhram, elle se rappelle celle de Shingia, lune des matresses du sultan Astafernes, et revient sur son pass. Elle se remmore la priode o elle vcut dans le harem de celui-ci. Shingia, qui avait voulu tuer son matre, fut condamne une mort horrible : tre lentement, trs lentement corche vive.

    Glauka continue son rcit en suivant les mandres de sa pense, et le lecteur reconstruit assez aisment le fil temporel. Il apprend que la jeune femme a t enleve par les pirates qui ont tu son mari, Narso et leur fille, Nira, quelle a t battue et viole sauvagement par ces pirates, perdant tout espoir de maternit postrieure, quelle sest jete la mer pour tre dvore par un marrajo (un requin), qui se contenta de leffleurer. Effrays par ce prodige, les pirates sempressrent de la repcher et de la vendre dans une maison close o elle apprit le mtier de prostitue avant dtre vendue un chef de caravane qui la destinait Astafernes, alors quil savait que celui-ci prfrait les hommes. Comme pour Ahram, cet achat a t fait la vue de sa chevelure, qui rappelait Astafernes celle dune femme aime, Falkis, nom quil donna galement Glauka, quil dcida alors dacheter. Tout cet pisode nous est racont. Il finit par lenlvement de Glauka, aprs lassassinat dAstafernes par le pirate Vesterico.

    Les mouvements circulaires sont rguliers : une tape dfinie par un nouveau nom est suivie dune tape intermdiaire lors de laquelle nul ne songe donner un nom la jeune femme. Ce sont des phases qui sont rapportes plus brivement, sans style direct, alors que toutes les tapes importantes sont jalonnes de dialogues, telle la conversation entre Vesterico, le pirate goth, et Astafernes, parlant de Glauka dont le Goth est tomb amoureux :

    -Mi talismn respondi Astafernes -. Puedes hablar tranquilo. Conoce todos mis secretos.

    -Es brujo ? -Por qu lo dices ? No te has dado cuenta ? Es una mujer. -Precisamente. Entre nosotros los mejores adivinos para interrogar a los dioses visten

    de mujer. -Ella es al contrario : viste de hombre declar sonriente Astafernes. 22 (-Mon talisman rpondit Astafernes. Tu peux parler sans crainte. Il connat tous mes

    secrets.

    22 La vieja sirena. Ibid. p.108.

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    -Cest un sorcier ? -Pourquoi dis-tu cela ? Tu ne ten es pas rendu compte ? Cest une femme. -Prcisment. Chez nous, les devins qui savent le mieux interroger les dieux shabillent

    en femme. -Pour elle, cest le contraire : elle shabille en homme dclara Astafernes en souriant.)

    ou lexclamation de sa mre adoptive : -Poderes ? ri la madre- . Es mucho ms sencillo que eso. Ocurre que estas gentes

    son de la mar y viven de la mar ; pero mi pueblo pertenece a la madre tierra y yo amo a la tierra que me ama 23

    (-Des pouvoirs ? demanda la mre en riant-. Cest bien plus simple que cela. Ce qui se passe, cest que ces gens-l sont de la mer et vivent de la mer ; mais mon peuple appartient la terre mre et moi jaime la terre qui maime.) Dans le premier extrait, Astafernes, son matre, plus attir gnralement

    par les jeunes gens que par les femmes, parle de Glauka avec Vesterico, le pirate goth qui est en train de tomber amoureux delle. Astafernes considre la jeune femme comme un talisman, ce qui rappelle les paroles de Glauka Ahram lorsquelle dclarera quelle est son amulette. Astafernes est convaincu que Glauka est beaucoup plus quune femme ; il pense quelle aura un influence dterminante sur sa vie, il a toute confiance en elle. Cest pourtant elle qui va tre responsable de sa mort, puisque Vesterico va le tuer pour enlever Glauka. Le prix payer nest certainement pas trop lev pour le sultan. Cette mort brutale lui convient sans doute, lui qui tait m par la violence malgr la source de douceur qutait Glauka pour cet homme. Elle est auprs de lui et laide par sa seule prsence, mais elle na aucun pouvoir magique rel. Si elle peut deviner un cueil dans la mer, cest grce son identit antrieure de sirne. Si les murnes et le requin ne lattaquent pas, si elle peut nager longuement en apne, cest pour la mme raison.

    Sa mre adoptive tait, pour les habitants de lle Psyra, une magicienne. Elle explique ici la jeune fille quelle considre comme la femme de son fils elle va lpouser quelques jours plus tard quelle na aucun pouvoir. La prune que Glauka est en train de manger et qui semble magique aux habitants de lle parce quelle est dure au centre et si moelleuse extrieurement nest que le fruit de lexprience de femme de la terre de la Mre alors que les habitants de lle connaissent surtout le monde marin. Sa mre adoptive tait considre comme une magicienne, elle aussi ; elles forment ainsi un cercle thmatique.

    Cette stratgie narrative nest pas surprenante. En effet, le style direct contribue attirer lattention du lecteur par une forme de rcit mimtique, imitant le plus possible la ralit. Elle est employe dans les parties les plus importantes, comme le rejet de la magie aussi bien pour le personnage principal que pour sa mre adoptive. Il est beaucoup plus courageux pour un tre humain de saccepter comme il est que de sattribuer de quelconques qualits magiques, indpendantes par excellence de sa 23 La vieja sirena. Ibid. p.209.

  • 26

    volont. Pour autrui en revanche, il est bien commode dimputer les qualits de quelquun un caractre extraordinaire. Il est inutile de chercher en soi les qualits ncessaires pour agir comme ltre qui semble hors du commun.

    Les phases impaires, Psyra, Astafernes, Uruk, Domicia, Ahram marquent un mouvement de la spirale dont la rvolution est ralentie par des tapes lies la mer, sauf la dernire : les pirates qui ont tu son mari et sa fille (tape 1), Vesterico (tape 2), les pcheurs (tape 3). Lors de sa dernire tape avant son rachat par Ahram, elle est loin de la mer, mais cette tape est brve et conduit la spirale la plus longue, la dernire.

    Le cercle du temps qui a commenc larrive de Glauka sur lle de Psyra ne stire pas sans remous, cest une spirale qui dessine des circonvolutions lourdes de sens. La jeune femme elle-mme accorde beaucoup plus dimportance certains pisodes qu dautres, qui sont cependant tout aussi violents et macabres, mais qui affectent moins son cur. Les phases principales sont dcisives dans la maturation de lhrone lorsquelles sont marques par lamour et chacun de ses amants lui a attribu un nom comme sil sagissait dune premire preuve damour. Quant Ahram, il est la quintessence des hommes qui ont aim Irenia, mme si, comme il est crit la page 112, elle na pas aim Astafernes. Elle prouve pour Vesterico un mlange dadmiration et de haine qui est due son manque absolu de considration pour elle.

    Au chapitre 8, elle revient lide, qui la fait tant souffrir, de son amnsie, de loubli total de ses origines. Elle se sent mutile, et cela lui rappelle lhomme qui ltait physiquement, Uruk, lequel, nous lapprendrons beaucoup plus loin, tait le prince hritier dune tribu mongole. Pour usurper sa place, un flon dissimula contre la peau du cheval dUruk une plante vnneuse. Fou de douleur, le cheval arriva dsaronner le jeune homme, bien quil ft un cavalier mrite. Handicap la suite de cet accident, priv de lusage de ses jambes, le fier jeune homme quitta un beau jour son peuple, sans explication : il ne voulait pas tre un objet de piti pour son peuple de cavaliers.

    La mutilation mentale que subit Glauka lui rappelle donc la mutilation physique dUruk.

    Sans transition, le narrateur voque la mujer (la femme) qui vient de quitter le bateau de Vesterico avec la complicit de celui-ci. Lun des pirates, qui voulait prendre la place de Vesterico et devenir le chef, avait dress les hommes contre leur capitaine, sous prtexte quil avait tu Astafernes, un puissant alli, pour une femme. Cet homme prit le commandement de toute la flotte des pirates. Seul lquipage de son propre bateau tait encore fidle Vesterico, mais Glauka reprsentait un danger pour ces marins qui risquaient tout instant dtre attaqus par les autres navires pirates.

  • 27

    Elle se dirige alors vers le feu que Vesterico lui a montr, sur la cte. Cest celui quUruk et sa petite troupe de saltimbanques avaient allum. Cest la suite chronologique de lpisode prcdent. Uruk la nommera Nur , (la lumire). Ce rcit est complet : il commence par la rencontre des deux personnages et se termine par la mort dUruk. Il implique, par consquent la sparation davec la jeune femme.

    Elle sent que sa vie est faite dune succession de morts et de rsurrections. Aprs la mort dUruk, le dernier homme quelle ait aime, elle se prpare vivre ltape suivante.

    Elle voque les dieux et desses avec Krito, le philosophe bisexuel ami dAhram. Le jeune homme termine la conversation par cette dclaration que nous tudierons plus loin :

    -S, hay muchos dioses y diosas. Pero si alguna vez necesitas a una evoca a la que quieras. Todas son nombres y formas diferentes de lo mismo. 24

    (-Oui, il y a beaucoup de dieux et de desses. Mais sil tarrive davoir besoin de lune delles, invoque celle que tu voudras. Toutes sont des noms et des formes diffrents de la mme chose.) Et cest ainsi que la pense de Glauka glisse vers la Madre, sa mre

    adoptive, dans un rcit dintrospection la premire personne du singulier que seul le lecteur partage avec elle. Sa mre adoptive lui raconte, dans ce chapitre 9, comment elle a connu son mari aprs avoir d renoncer lhomme quelle aimait et qui lui avait prfr la Desse Aphrodite, pour laquelle il avait renonc la virilit. Il stait castr pour devenir prtre, renonant lamour que lui apportait la jeune fille. Cest limage de la desse mre qui domine ce chapitre. Le rcit autobiographique se mue en lannonce dune qute spirituelle qui prpare le dnouement de cette partie : lorsque meurt la vieille femme qui emmenait les femmes dans une grotte ddie Aphrodite pour quelles ne perdent pas le contact avec la divinit, cest la Madre (la Mre) qui est choisie pour la remplacer. Maintenant, elle pense que sa fille adoptive la relaiera, auprs de son fils et en tant que nouvelle prtresse. Elle dit Glauka :

    Quin va a servir a la Gran Madre cuando yo muera ? Porque no existe ms dios que ella ; todos los dems, dioses y diosas, son sus sombras, advocaciones diversas Quin sabe si ella misma te salv

    (Qui va servir la Mre Souveraine quand je mourrai ? Parce quil nexiste pas dautres dieux quelle ; tous les autres, dieux et desses, sont ses ombres, sous des advocations diverses Qui sait si ce nest pas elle-mme qui ta sauve ?) Nous retrouvons ici lide fondamentale, partage en partie par Krito que,

    derrire tous les dieux et les desses, il ny en a quune desse. En outre, mme si la Mre ne peut connatre lidentit de sirne de Glauka, sa connaissance de la desse, sa confiance en elle, la poussent voir dans lapparition de la petite fille son intervention. Cest un indice supplmentaire qui est ici donn au lecteur.

    Le rcit volue ainsi vers le chapitre 11 , La revelacin (La rvlation), 24 La vieja sirena. Ibid. p. 205.

  • 28

    o lon dcouvrira que la Mre ntait pas si loin de la vrit, puisque cest bien cette desse qui a transform la sirne en tre humain.

    Si lon considre comme tapes fondamentales celles o elle est aime et reoit un nom et comme intermdiaires celle o elle est enleve et se contente de survivre, le schma narratif suivant sbauche :

    Ce tableau montre que le rythme de cette volution est rgulier, avec le

    mouvement de balancier dune tape importante une autre qui lest moins. Il y a l manifestement des tours de roue ou, mieux, les circonvolutions dune spirale.

    Si lon tente galement de faire une synthse des analepses, cest le

    schma suivant qui se dessine alors :

    Chapitre Elment dclencheur Souvenir Chapitre 1 Dclaration du prnom Fin Uruk Domicia (3-4) Chapitre 2 Questions sur son origine Psyra (dbut 1)

    Chapitre 3 Allusion aux murnes Fin Domicia (fin 4)

    Chapitre 4 Soleil couchant Psyra (mariage) (milieu 1) Chapitre 5 Beaut de Sinuit Shingai - Astafernes (2) Chapitre 8 Elle se sent mutile Uruk (handicap) (3) Chapitre 9 Les dieux La Madre (prtresse) (1) Chapitre 11 Relations rotiques Son pass oubli

    Etape Dsignation 1 Psyra

    Intermde Pirates 2 Astafernes

    Intermde Vesterico 3 Uruk

    Intermde Pcheurs 4 Domicia

    Intermde Esclave

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    Est-il hasardeux de tirer des conclusions mathmatiques sur cet enchanement 4-1-4-1-2-3-1 ? Nous pouvons dire, non sans prudence, que lalternance du dbut est rgulire : Glauka passe inlassablement de la fin au dbut de ses souvenirs. Les limites ayant t dfinies (le dbut et la fin), elle peut saventurer de manire ordonne sur ses autres souvenirs, avant de revenir la source, les relations de sa mre avec la divinit, ce qui lamne peu peu la rvlation de sa propre essence divine.

    1.1.3. Disparition brutale de lamnsie de la jeune femme

    Ce chapitre 11, que nous tudierons plus exhaustivement dans la troisime

    partie, est fondamental : Ahram et Glauka ont des rapports sexuels. Justo en ese instante del doble grito en xtasis un golpe de la marea lanza una ola

    ms larga que baa los pies de ambos. Es para la mujer como un golpe de cimbalo, que aturde y anuncia : como si todo el ocano la envolviese para llevrsela a otro tiempo, entrase en ella para llenar su abismo. Porque al fin recuerda lo que le quera evocar la luna. Lo recuerda todo, recobrando el pasado en la cumbre apasionada. Le llega la memoria a la vez que el orgasmo. Los espasmos de la carne se redoblan as con los del pasmo vidente[]25.

    (Juste linstant o ce double cri est pouss dans lextase, un mouvement de la mare lance une vague plus longue qui leur baigne les pieds tous les deux. Cest pour la femme comme un coup de cymbale qui tourdit et prvient : comme si locan tout entier lenveloppait pour la transporter une autre poque, pntrait en elle pour combler son abme. En effet, elle se souvient enfin de ce que voulait voquer la lune. Elle se souvient de tout, retrouvant le pass dans le summum de sa passion. Elle retrouve sa mmoire au moment o elle ressent lorgasme. Les spasmes du choc provoqu par cette vision font redoubler ainsi ceux de la chair.) Le choc physique et motionnel de lorgasme, ajout la magie du lieu, une

    grotte au bord de la mer, dont nous verrons plus loin le symbolisme, ont permis Glauka de recouvrer soudainement la mmoire. Le souvenir lui-mme nest pas rvl aussitt au lecteur. Celui-ci assiste la scne et apprend que le personnage a atteint son but, il peut partager son motion, mais il ne sait rien, pas plus que son amant. La rvlation de lidentit enfouie de la jeune esclave avoir t sirne- sera faite directement au lecteur par lintresse, lorsquelle se parlera elle-mme. Jos Luis Sampedro permet ainsi son lecteur de pntrer sans aucun dtour dans les motions de son personnage, de vivre de lintrieur cette scne rotique.

    Dans une partie de monologue intrieur, elle avoue, en effet : [] fui sirena, fui sirena ! no tuve infancia porque tuve eternidad, y no la quise[]26

    25 La vieja sirena. Ibid. p. 242. 26 La vieja sirena. Ibid. p. 243-244.

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    (Je fus sirne, je fus sirne ! Je neus pas denfance parce que javais lternit , mais je ne la dsirai plus.) ou

    [] tu vello era marino, tierno en tus muslos, flexuoso en tu pecho, encrespado en tu vientre 27

    (ton duvet tait marin, tendre sur tes cuisses, flexueux sur ta poitrine, fris sur ton ventre) puis

    mi memoria se abri como mi carne a tu deseo, mi sangre empez a cantar, como cuando implor a Afrodita en su santuario, corrieron los mil ros de mi cuerpo, escuch sus latidos y sus voces, sent mis cavidades y mis ecos, te derramaste en m y el mundo vibr mgico. 28

    (ma mmoire souvrit comme ma chair ton dsir, mon sang se mit chanter, comme quand jimplorai Aphrodite dans son sanctuaire, les mille fleuves de mon corps coulrent, jentendis leurs battements et leurs voix, je pris conscience de mes cavits et de mes chos, tu tes rpandu en moi et le monde vibra, magique.) Dans la premire citation, la rptition de fui sirena et lajout des

    points dexclamation montrent la monte de lmotion du personnage. La vrit clate. Ce nest quen cet instant dextase amoureuse que le voile se dchire brusquement : elle fut sirne. Appliquant encore la technique de Roland Barthes29, nous constatons tout dabord un refus du leurre, de lquivoque, de la double entente. Le personnage cherche sincrement son identit. Lextase sensuelle est multiplie par lextase existentielle de Glauka : elle sait qui elle fut avant dtre dcouverte par sa mre adoptive. Elle est l, inscrite dans un temps et un espace donns, parce quelle la voulu, elle est vraiment ne lorsquelle a t trouve sur la plage, le compte rebours du temps quelle avait vivre sest mis fonctionner en cet instant-l. Cela explique le peu de prix quelle accorde la vieillesse et la mort. Tout vaut mieux que de ne pas exister, dtre sans motion. Si exister signifie vieillir et mourir, elle revendique ces deux tapes.

    La rsolution brutale de lnigme ne marque pas la fin de luvre. Cest peut-tre l une particularit du roman par rapport la nouvelle, qui doit tre lue rapidement, comme le dit Edgar Allan Poe dans un laps de temps compris entre une demi-heure et une ou deux heures requiring from a half-hour to one or two hours in its perusal 30. Comme le dit Pierre Tibi31, le lecteur tend vers la chute, allant rapidement de la situation initiale la situation finale. La longueur de La vieja sirena32 , plus de sept cents pages, permet justement un entrelacs de parcours narratifs, comme par exemple le pass de Glauka, ses relations avec Ahram puis Krito,

    27 La vieja sirena. Ibid. p. 245. 28 La vieja sirena.Ibid. p. 245. 29 BARTHES Roland. S/Z. Editions du Seuil. 1970. 30 POE Edgar Allan. Hawthornes twice-told Tales. Ed. Aubier Flammarion. Paris. 1968. 31 TIBI Pierre. Aspects de la nouvelle. Cahiers de lUniversit de Perpignan n18. Premier semestre 1995. Presses Universitaires de Perpignan. 32 La vieja sirena. Op.cit.

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    le troisime personnage fondamental, la rsolution du problme de lapproche de la mort dAhram.

    Glauka a une vision marine de laim ; tout en lui voque la mer, lorgasme est pour elle la monte de leau dans une grotte. Le thme de la caverne revient dans une thmatique rotique.

    A partir de ce chapitre, tout change. Le chapitre suivant sintitule Vivir en el tiempo (Vivre dans le temps), car le lien a t cr qui unit le pass proche, le pass oubli et le prsent du personnage. Ahram nomme celle quil aime : elle sappellera Glauka . Il sagit l dun choix que nous tudierons plus loin.

    La premire partie, qui sintitulait La esclava (257 d.J.C.) 33, sachve peu aprs. Maintenant que nous connaissons lidentit du personnage, nous pouvons comprendre pourquoi la deuxime partie sintitule, tout simplement : La sirena (262-270 d.J.C.).

    Le premier cercle, le plus large, ne stend que sur quelques mois, depuis lacquisition de Glauka jusqu ses relations amoureuses avec son matre. Cependant, en mme temps, un deuxime fil se noue de manire inextricable au premier ; cest celui de ses souvenirs conscients, jusqu la remmoration de sa premire priode, celle de sa divinit. A partir du moment o le personnage dtient tout son pass, il peut se tourner rsolument vers le prsent, sans plus sappesantir sur ses souvenirs. Les interrogations, les doutes, langoisse de la jeune femme disparaissent dfinitivement. Jos Luis Sampedro semble bien dfendre la thse selon laquelle lhomme ne peut mrir que sil est en possession de tout son pass. Le problme de savoir si lhomme devient ce quil est ou sil est ce quil devient se dplace lgrement : dans un cas comme dans lautre, il doit tre matre de son pass pour pouvoir se construire.

    Selon les platoniciens, lhomme oublie, la naissance, toutes les Ides quil avait perues. Lexistence lui permet, pniblement, den retrouver une parcelle. (Le) choc de la naissance n'est toutefois pas irrmdiable. Les yeux de l'me se dessillent progressivement, ce qui lui permet de distinguer parmi les choses qui l'entourent une ressemblance avec les Ides parfaites entrevues avant la naissance et par suite d'appeler telle chose belle ou juste selon qu'elle lui rappelle la Beaut ou la Justice. L'homme est un dieu tomb qui se souvient des cieux., dira Lamartine. 34 Glauka nayant pas subi le choc de la naissance, puisquelle ntait pas ne, elle a d attendre une grotte utrine, thtre de ses premiers rapports sexuels avec Ahram, pour natre vraiment et entamer ce travail de redcouverte des Ides parfaites. Ses yeux se dessillent, en un instant, contrairement au phnomne dcrit au dbut de la

    33 d.J.C. : despus de Jess Cristo (aprs Jsus-Christ). 34 http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Reminiscence.

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    citation. Selon la thorie platonicienne des rminiscences, elle entrevoit le monde des ides dautant plus facilement quelle est ce dieu tomb qui se souvient des cieux. De son origine, elle garde surtout la volont de vivre le temps dans sa plnitude. Elle na pas connu de dbut normal de la vie mais elle entend bien jouir du prsent jusqu la mort quelle ne craint pas : elle est prfrable limmobilisme de lternit.

    Bergotte, lun des personnages de A la recherche du temps perdu, de Marcel Proust, [] mourut quelques instants aprs avoir contempl la Vue de Delft de Ver Meer. Il avait dj vu le tableau dans un pass qui ressemble une vie antrieure. Enfin il fut devant le Ver Meer, qu'il se rappelait plus clatant, plus diffrent de tout ce qu'il connaissait, mais o, grce l'article du critique, il remarqua pour la premire fois des petits personnages en bleu, que le sable tait rose, et enfin la prcieuse matire du tout petit pan de mur jaune. Ses tourdissements augmentaient; il attachait son regard, comme un enfant un papillon jaune qu'il veut saisir, au prcieux petit pan de mur. C'est ainsi que j'aurais d crire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-mme prcieuse, comme ce petit pan de mur jaune. Cependant la gravit de ses tourdissements ne lui chappait pas. Dans une cleste balance lui apparaissait, chargeant l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune.

    Nul n'a mieux voqu la rminiscence platonicienne que Marcel Proust dans la recherche du temps perdu. Rflchissant sur l'immortalit, aprs la mort de Bergotte, Proust se demande d'o vient que tant d'hommes s'imposent les plus grands efforts pour se rapprocher un peu plus de la perfection dans leurs oeuvres comme dans leur vie35:

    Mort jamais? Qui peut le dire? Certes, les expriences spirites pas plus que les dogmes religieux n'apportent de preuve que l'me subsiste. Ce qu'on peut dire, c'est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d'obligations contractes dans une vie antrieure .36

    En mme temps, un deuxime fil sajoute celui que lon vient de voir : aux rminiscences de Glauka qui culminent par le souvenir de ses origines sajoute le fil des souvenirs dAhram. Plus quun schma, cest un tissu narratif qui se trame sous nos yeux. Les deux rcits simbriquent en effet, se mlant au prsent de la narration lorsque les personnages sont runis, sloignant lorsque les souvenirs ne concernent que lun des deux.

    35 http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Reminiscence. 36 la recherche du temps perdu. Reproduit partir de l'dition de la Pliade. Paris. Gallimard. 1954. tome III. p. 187-188.

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    1.2. Comment les souvenirs du personnage masculin, Ahram,

    sajoutent lintrigue principale -les relations Glauka / Ahram et leur recherche dune thique- et la reconstruction de la mmoire de la protagoniste.

    Ce nest quau chapitre 437 que le lecteur pntre dans la pense dAhram,

    mais il ny dcouvre pas une recherche de souvenirs : le puissant armateur tente danalyser comment Glauka a pu deviner que la barque devait virer de cap pour viter un cueil impossible distinguer vue doeil. Cest assez rvlateur de ltat desprit de cet homme au moment o il fait la connaissance de lesclave. Il ne se pose pas de questions sur son pass, alors quil est dterminant de mditer sur son pass pour se connatre soi-mme. Prcisment, tel nest pas son souci majeur. Le jeu analepses/prsent du rcit montre la proccupation qua Glauka de se connatre, non par gosme mais par souci de sagesse, alors que celui quelle aimera nest, au contraire, obsd que par le prsent et le futur, ce qui tendrait prouver son manque de rflexion sur lui-mme et, par consquent, sur les autres.

    Cette premire analepse, au chapitre 4, est concise, assez prcise pour veiller lattention du lecteur sans pour autant en rvler tous les dtails. Ahram propose son petit-fils bien-aim, Malki, une promenade en mer. Lenfant, ravi, accepte, aprs avoir consult sa gouvernante du regard. Cette balade, avec Glauka et Malki, fait remonter soudain la conscience dAhram, suivant une stratgie dilatoire limpide de la part de Jos Luis Sampedro, un souvenir enfoui depuis des annes, assez volontairement sans doute, celui de sa rencontre avec la prtresse Ittara. Il laima et fut pay de retour, mais elle mourra pour avoir accept lamour dun homme alors quelle avait consacr sa vie une desse. Ce souvenir nest pas de la mme nature que ceux de Glauka : un fait extrieur permettait celle-ci dvoquer tout naturellement un souvenir prsent dans sa mmoire, assum, faisant partie delle-mme. Ce souvenir-ci, au contraire, est la premire preuve de la faille que Glauka va creuser en lui. Par son caractre, par les sentiments quelle suscite en lui, elle va le contraindre, indirectement, sans violence, avec douceur, accepter le Ahram quil fut, quil dlaissa, et quil va retrouver peu peu, grce elle. Elle joue, ainsi, un rle de 37 La vieja sirena. Ibid. p. 81.

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    catalyseur. Ahram prononce cette dernire phrase, concernant lamour sacrilge de

    Ittara : Por qu lo recuerdo ahora ? , 38 ( Pourquoi men souvenir maintenant ? )

    dtail qui ne surprend que lui. Il sest engag sur le chemin de la connaissance de soi, qui passe, pour Jos Luis Sampedro, par la reconnaissance de ses amours et la dcouverte que la dernire femme aime en est la quintessence. Maintenant quil sintresse une autre femme, quil est prt aimer vraiment, pour la premire fois depuis quil a perdu Ittara, il se remmore cette dernire. Une relation amoureuse ne se construit pas sur les cendres de la prcdente, mais en harmonie avec elle. Ses deux amours vont sajouter pour nen former plus quun : le cercle slargit.

    Le lecteur peut apprendre au dtour dune page une anecdote concernant Ahram, savoir, par exemple, le fait quil ait t, lui aussi, mordu par une murne. Il raconte cette aventure la jeune esclave : cest Bashir qui coupa la tte de lanimal pour sauver son ami39. Mais son but est que Glauka lui rvle si elle a un pouvoir magique. Au chapitre 7, il invite Glauka laccompagner sur une le, en prsence, une fois de plus, de Malki. Tout ce que lon y apprend, cest que, tournant le dos aux autres personnes, il verse quelques larmes devant une statuette, et qu la fin de la scne, il avoue avoir vcu dans une le semblable celle-ci, alors quil avait quinze ans. A la fin du chapitre, le narrateur extrieur raconte laventure du jeune Ahram depuis son dbut, savoir son arrive sur lle, jusquau moment o, aprs stre unie lui pour la premire fois, Ittara lui offre une mdaille. Elle ne se sent plus digne de la porter elle-mme maintenant quelle a failli son engagement envers la desse dont elle tait la prtresse.

    Plus loin, cest Glauka qui joue le rle de relais narratif des souvenirs dAhram. Elle rapporte ce quelle a entendu dans le gynce propos de larrive de celui-ci Alexandrie, des annes auparavant, et de son mariage avec la fille de son matre, un riche armateur. Les analepses qui ne servent qu faire connatre le pass du personnage sont, ici, relates de manire doublement indirecte. En effet, ce souvenir concernant un personnage, Ahram, est rapport par un autre personnage, Glauka, qui la lui-mme entendu relater par une source antrieure :

    En el gineceo le han contado cuando treinta aos atrs lleg Ahram a Alejandra como gerente del riqusimo Belgaddar,[] 40

    (Au gynce, on lui a racont que, trente ans auparavant, Ahram tait arriv Alexandrie comme grant du trs riche Belgaddar,[])

    38 La vieja sirena. Ibid. p. 81. 39 La vieja sirena. Ibid. p. 134. 40 La vieja sirena. Ibid. p. 167.

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    En signe de gratitude envers ce marin qui lui ramena un bateau en perdition sans en perdre la charge, Belgaddar lui confia de plus en plus de responsabilits avant de lui donner sa fille en mariage. Jamais il nest dit explicitement que ce fut un mariage de raison, mais autant Ahram relate son aventure avec Ittara, autant il se tait sur les annes quil a passes aux cts de son pouse. Le lecteur nen connat que ce que lui rapportent les rumeurs du gynce : il nest pas rare, en effet, que, dans ce roman, les nouvelles soient donnes par quelque instance chorale, la rumeur, dans un effet de distanciation qui, par contraste, nous fait apprcier davantage encore les scnes o nous pntrons directement dans la pense des personnages.

    Le narrateur extrieur raconte la troisime personne le rcit qui a t fait Glauka : deux intermdiaires, le narrateur et le personnage, nous sparent du rcit direct de lanecdote.

    Dans le chapitre 13, le souvenir concernant Ahram Proceso en Samos (Procs Samos)- est ponyme du titre. Le rcit est construit de manire assez complexe, puisque Glauka se rappelle avec motion que, sans lintervention de Krito, lhomme quelle aime aurait t lapid. Cette aventure est raconte, tout dabord, travers un rcit la troisime personne fait par un narrateur externe, puis, aprs un espace, sous la forme de dialogue entre Krito et Ahram, situ dans le pass, au moment o les deux hommes ont fait connaissance. A la fin, le narrateur omniscient prend le relais et le retour de la troisime personne oblige le lecteur, par cet loignement stylistique, un effort de distanciation.

    Nous constatons que, lorsquil sagissait dun souvenir de Glauka, il tait intime et ne sortait pas de la pense du personnage. En revanche, dans le cas dAhram, le narrateur comme la forme du rcit changent. Le souvenir de larmateur envahit le chapitre et va jusqu lui donner son titre, mme sil noccupe pas tout son espace. Les souvenirs de lune sont intrioriss, reviennent sa conscience, ceux du second, ou bien se prsentent sous la mme forme, ou bien sont relats Glauka par lentourage dAhram, par ceux qui le connaissent, laiment et informent ainsi la jeune esclave, qui sintresse fort son nouveau matre. Le but est toujours le mme, savoir la connaissance dAhram, pour lui-mme ou pour les autres.

    Le chapitre 14 sintitule El poder y la vida (Le pouvoir et la vie) et nous en verrons plus tard limportance lorsque nous tudierons la circularit de la construction des chapitres. Nous pouvons dire dores et dj quil clt la premire partie.

    Son titre montre explicitement la fracture qui spare les deux personnages : Ahram est assoiff de pouvoir, Glauka est obsde par la vie, elle qui a renonc de plein gr et avec enthousiasme sa condition dimmortelle pour jouir de lamour, mme si le prix payer tait celui de la vie. La conjonction y ne lie pas les

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    deux substantifs, mais, au contraire, joue un rle adversatif et les spare comme une barrire infranchissable : le pouvoir selon Ahram et la vie selon Glauka nont aucun point commun. Ahram devra renoncer entirement au premier pour atteindre la seconde.

    La forme du chapitre est originale : aprs un mlange de rcit la troisime personne fait par le narrateur extrieur et de dialogue entre Glauka et Ahram puis Ahram et son scribe principal Soferis et enfin entre Glauka et Krito, la narration change de forme et sensuivent deux parties qui refltent la pense des personnages qui sadressent lun lautre, tout dabord la femme lhomme, puis linverse.

    En effet, Glauka dit, par exemple : tu corazn latiendo contra el mo 41 (ton cur battant contre le mien),

    puis nous lisons des phrases comme : Tienes que comprenderlo ; sin poder no eres nadie. 42 (Tu dois le comprendre ; sans le pouvoir tu nes rien.)

    prononces par son amant. Cest, par consquent, la deuxime personne du singulier qui est employe

    ici, mais loriginalit de ce texte est base sur le fait que les deux personnages ne se parlent pas rellement et quil ny a pas de transition visible de la pense dun personnage celle de lautre. Le lecteur doit suivre le fil narratif. Ce procd stylistique montre bien les liens amoureux qui se tissent entre les deux personnages sans que la parole audible soit ncessaire. En lisant :

    Ahora que ests dormida te contesto, mi sirena 43 (Maintenant que tu tes endormie, je te rponds, ma sirne. ),

    nous comprenons que le narrateur a chang ; nous devons relire les lignes prcdentes pour vrifier que nous navons pas omis des indices pralables indiquant que ce changement avait eu lieu dans les paragraphes prcdents. Nous remontons ainsi :

    tu odio a Roma , 44 (ta haine pour Rome),

    qui nous confirme que, jusqu la fin du