les deux traités à euloge d'evagre le pontique

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Mention « Sciences des religions et systèmes de pensée » École doctorale de l’École Pratique des hautes Études Les deux traités à Euloge d’Evagre le Pontique Introduction, édition critique, traduction, commentaire et notes Par Charles-Antoine Fogielman Thèse de doctorat de Patristique Grecque Sous la direction de Mme Marie-Odile Boulnois, directrice d’études, et M. Paul Géhin, directeur d'études Soutenue le 17 janvier 2015 Devant un jury composé de : Marie-Odile Boulois, Directrice d'Etudes Paul Géhin, Directeur de Recherches Lorenzo Perrone, Professeur Bernard Meunier, Chargé de Recherches Jean-Daniel Dubois, Directeur d'Etudes Bernard Outtier, Directeur de Recherches

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  • Mention Sciences des religions et systmes de pense

    cole doctorale de lcole Pratique des hautes tudes

    Les deux traits Euloge dEvagre le Pontique

    Introduction, dition critique, traduction,commentaire et notes

    Par Charles-Antoine Fogielman

    Thse de doctorat de Patristique Grecque

    Sous la direction de Mme Marie-Odile Boulnois, directrice dtudes, et M. Paul Ghin, directeur d'tudes

    Soutenue le 17 janvier 2015

    Devant un jury compos de :Marie-Odile Boulois, Directrice d'EtudesPaul Ghin, Directeur de RecherchesLorenzo Perrone, ProfesseurBernard Meunier, Charg de RecherchesJean-Daniel Dubois, Directeur d'EtudesBernard Outtier, Directeur de Recherches

  • Position de thse

    Etat des tudes vagriennes

    Evagre le Pontique (-), auteur longtemps mconnu, a sombr dans un relatif

    oubli la suite du concile de Conantinople II, qui condamna ses crits pour orignisme.

    Sa redcouverte sinscrit dans le cadre de la renaissance des tudes patriiques dont les

    grandes figures au xxe sicle furent les cardinaux Henri de Lubac et Jean Danilou. Les

    fondateurs de la colleion des Sources Chrtiennes taient particulirement soucieux de

    revaloriser des auteurs dont lEglise, en vertu de condamnations datant de lAntiquit, se

    privait encore dexploiter les richesses, souvent considrables. On sait le rle que joua Lu-

    bac dans la rhabilitation dOrigne ; celle dEvagre, auteur nagure moins familier du

    grand public, mais dont la dorine en son temps ne provoqua pas moins de passions, e

    due dabord aux travaux dun autre Jsuite, le P. Irne Hausherr, et ceux de labb Jo-

    seph Muyldermans. Le premier, grce au tmoignage des manuscrits syriaques et arabes,

    montra irrfutablement dans un livre de , repris et amplifi en , quEvagre

    tait le vritable auteur dun grand nombre de traits attribus jusque-l Nil dAncyre

    sur la foi de la tradition manuscrite grecque. Le second dcrivit et rpertoria les traduc-

    tions syriaques et armniennes de luvre dEvagre, aprs avoir montr lintrt de ces

    versions orientales pour lanalyse de la tradition manuscrite grecque.

    Ainsi, ce en recueillant le tmoignage des versions armnienne et surtout syriaque

    quHausherr et Muyldermans ont pu reituer un bon nombre de traits jusque l attri-

    bus Nil dAncyre leur auteur vritable, Evagre le Pontique. Il faut noter que leurs

    travaux avaient t prpars en amont par deux publications : en de la version ar-

    Cf. en particulier Lubac, Henri de, Hioire et Esprit : LIntelligence de lcriture daprs Origne, Paris .Hausherr, I., Le trait de loraison dEvagre le Pontique (RAM ), Toulouse .Hausherr, I., Le Trait de lOraison dvagre le Pontique : Introduion, authenticit, traduion franaise et commentaire

    (RAM et ), Toulouse .Cf. en particulier Muyldermans, Joseph, "Evagriana de la Vaticane", Muson , Louvain, et Muyldermans,

    Joseph, Evagriana Syriaca : textes indits du British Museum et de la Vaticane (Bibliothque du Muson ), Louvain .Muyldermans, Joseph, travers la tradition manuscrite dEvagre le Pontique : Essai sur les manuscrits grecs conservs

    la Bibliothque nationale de Paris (Bibliothque du Muson ), Louvain .

  • mnienne des uvres dEvagre par un Pre Mekhitarie de Venise, Barsegh Sargisean ;

    mais celui-ci ne faisait que poursuivre la tradition de mise en valeur du partimoine lit-

    traire armnien initie au xviie par le fondateur de son Ordre. Dautre part, en ,

    un universitaire allemand, Wilhelm Frankenberg publiait son tour un certain nombre

    doeuvres dEvagre dans leur version syriaque.

    Au carrefour de la littrature des apophthegmes des Pres du Dsert et de la plus pure

    spculation thologique, luvre dEvagre ainsi redcouverte suscita lintrt autant par

    son contenu que par les problmes poss par sa tradition manuscrite. Il fut vite ques-

    tion, en effet, de savoir pourquoi les crits de cet auteur avaient attir les foudres de la

    censure au point daboutir une damnatio memori. Les travaux dAntoine Guillaumont,

    particulirement sa dcouverte et son dition dune nouvelle version syriaque des Kepha-

    laia Gnoica, ont permis de mieux apprcier la thologie dEvagre sur un point capital, savoir sa relation Origne.

    La condamnation dEvagre au concile de Conantinople II e le sujet dun dbat his-

    toriographique assez ancien. La principale source qui nous rapporte cette condamnation

    sont les Vies des moines de Paleine de Cyrille de Scythopolis . Or nulle part dans les aesdu concile de Conantinople II il ne queion dEvagre, ni mme de la querelle orig-

    nienne, ce qui amena certains hioriens souponner de confusion le chroniqueur. Il a

    cependant t montr de faon convaincante que la condamnation de lorignisme de

    a eu lieu lors dune pr-session du concile, dont le compte-rendu se trouve dans une

    lettre de Juinien cite intgralement par Georges le Moine au ive livre de sa Chronique.

    En revanche, aucun doute nexie quant au synode runi spcialement Conantinople

    en par Juinien pour condamner les Orignies. Le synode se borna avaliser les

    anathmatismes que lEmpereur avait lui-mme prpars dans son livre contre Origne.

    La dcouverte par Antoine Guillaumont de la version S des Kephalaia Gnoica ap-porta la preuve que ce sont bien les crits dEvagre qui avaient servi la rdaion de ces

    anathmatismes. Dans cette version S, contrairement la version S jusque-l seule

    Sargisean, Barsegh, Srboy horn Ewagri Pontacwoy varq ew matenagrowtiwnq targmanealq i Yowne i Hay barbar,Venise, .Frankenberg, Wilhelm, Evagrius Ponticus, Berlin .Schwartz, Eduard, Kyrillos von Skythopolis (TU -), Leipzig , p. -).Cf. notamment Hefele, C. J. et Leclerq, Henri, Hioire des Conciles daprs les documents originaux, Paris , t.

    vol. , p. -.Diekamp, Franz, Die origeniischen Streitigkeiten im sechen Jahrhundert und das fnfte allgemeine Concil, Mner, et Price, Richard, The As of the Council of Conantinople of with related texts on the Three Chapters Controversy,Liverpool , p. -.Georges le Moine, Chronique, PG , -.Justinien Ie, Liber adversus Origenem, PG -, .Guillaumont, Antoine, "Evagre et les anathmatismes antiorignies de ", Third International Conference of

    2

  • connue, les passages saveur orignienne navaient pas t censurs. Cette trouvaille a

    permis dentrevoir un pan de la vritable dorine dEvagre, et de mieux saisir le rle de

    sa pense dans les controverses origniennes qui ont troubl les milieux monaiques de

    .

    A la suite de cette dcouverte fondatrice, lentreprise ddition de ses crits dans la

    colleion des Sources Chrtiennes initie par les poux Antoine et Claire Guillaumont et

    relaye par Paul Ghin (sept volumes parus ce jour), a fourni au public des textes

    srs, suscitant un intrt pour cet auteur qui se mesure au nombre toujours croissant de

    publications ayant trait Evagre. En effet, bien quune synthse apparemment dfinitive

    sur tous les aspes de la vie et de loeuvre dEvagre ait t publie de faon pohume par

    Antoine Guillaumont, les tudes vagriennes nont fait que prendre un nouvel essor,

    bnficiant dsormais dune vision densemble dont les chercheurs auels sattachent

    affiner les dtails, ou critiquer les prises de position. Lapproche de Guillaumont, comme

    la soulign Paul Ghin dans un article dhommage, tait en effet marque par un certain

    nombre doptions, qui lui ont permis de cerner la pense de lauteur patriique dans sa

    globalit.

    Tout dabord, Guillaumont a cherch reconituer les aspes de la pense dEvagre

    qui ont t vous loubli aprs sa condamnation, et comprendre comment ces as-

    pes controverss sarticulaient avec le ree de sa dorine, celle qui e expose dans

    les textes asctiques, dont le contenu apparemment inoffensif leur a permis de survivre

    en langue grecque. Pour mener bien cette inveigation, il ne se pas content des m-

    thodes livresques de la Religionsgeschichtliche Schule du xixe sicle, mais a voulu intgrer

    sa rflexion aussi bien le Sitz im Leben monaique de lauteur que son enseignement

    sotrique, sachant que ses expriences asctiques avaient ncessairement color ses sp-

    culations philosophiques. Les fouilles quAntoine Guillaumont a menes dans le dsert

    gyptien lui ont ainsi permis de retrouver le site antique des ermitages des Kellia, o a

    vcu Evagre, dont les vocations de la vie rmitique retrouvaient ainsi un cadre concret

    et tangible.

    Les travaux auels, notamment ceux dAuguine Casiday, sinscrivent parfois en

    Patriic Studies (TU ), Berlin , p. -.Cf. Bibliographie, p. .Guillaumont, Antoine, Evagre le Pontique, un philosophe au dsert, d. Vrin, Paris .Ghin, Paul, "Antoine Guillaumont (-) et Claire Guillaumont (-)", Adamantius , Bologne ,

    p. -.Daumas, F., Guillaumont, A, et al., Kellia I, Kom . Fouilles excutes en et , Le Caire ( vol.)Casiday, Auguine, Reconruing the Theology of Evagrius Ponticus, Cambridge .

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  • faux contre certaines conclusions de Guillaumont. En particulier, Casiday contee que

    la pense dEvagre soit aussi assimilable la dorine condamne sous Juinien que la

    pens Guillaumont, et appelle de ses vux des tudes qui partent des uvres vagriennes

    nouvellement dites pour valuer la pense de lauteur :

    By the same token, it is no longer necessary for us to begin with the sixth-century condem-nation or even with the presupposition of Evagrius heresy in evaluating his works or re-conruing his syem.

    Cette approche consie donc dans une certaine mesure faire abraion de ce que

    lon sait par ailleurs du monde dans lequel sinscrivent les crits dEvagre, pour recons-

    tituer sa pense en partant de la seule lettre des textes. Il nous faudra donc dans une

    certaine mesure prendre parti dans ce dbat, en valuant la cohrence de la thologie as-

    ctique des deux traits que nous tudions avec la dorine qui e attribue Evagre par

    ses adversaires antiorignies.

    Ces controverses prennent tout leur intrt dans un contexte o limportance du legs

    vagrien dans la spiritualit monaique occidentale aussi bien quorientale e de mieux

    en mieux perue. La dette lgard dEvagre de Jean Cassien en particulier, auteur pa-

    triique de premier ordre, quoiquelle ft dj connue de longue date, a fait lobjet de

    plusieurs tudes rcentes. Dautres auteurs plus mineurs ont fait lobjet dun regain

    dintrt de la part de chercheurs, prcisment cause de linfluence dEvagre sur leurs

    uvres. A la charnire entre luniversit et le monde monaique, Columba Stewart,

    reeur du St Benedis College aux Etats-Unis, a publi nombre dtudes sur la porit

    dEvagre.

    Plusieurs auteurs monaiques, de leur ct, ont en effet cherch rendre compte de

    lintrt de la spiritualit dEvagre auprs du grand public. Ds les annes , une per-

    sonnalit aussi minente que Thomas Merton le cite dans ses ouvrages. Cependant, le

    nom quEvagre voque dsormais dans lesprit de beaucoup e celui du P. Gabriel Bunge,

    un ancien moine de labbaye de Chevetogne, dont la rencontre avec Evagre a model liti-

    nraire personnel. Le P. Bunge, qui a fait dEvagre sa spcialit, et publi son sujet une

    Casiday, Auguine, Evagrius Ponticus (e d.), New York , p. . De mme, il ne plus ncessaire de commencerpar les condamnations du sixime sicle ou mme par une prsupposition dhrsie au sujet dEvagre lorsque nous valuonsses uvres ou que nous reconruisons son syme.Notamment Casiday, Auguine, Tradition and theology in St John Cassian, Oxford ; Stewart, Columba, "John

    Cassians Schema of Eight Principal Faults and his Debt to Origen and Evagrius", Jean Cassien entre lOrient et lOccident,dd. Criian Badilita et Attila Jakab, Paris , p. -.Ghin, Paul, "La dette dIsaac de Ninive envers Evagre le Pontique", Isaac de Ninive (Connaissance des Pres de

    lEglise ), Paris , p. .Notamment Evagrius Ponticus and the Eaern Monaic Tradition on the Intelle and the Passions, Faith, Rationa-

    lity and the Passions, d. Sarah Coakley, Cambridge , p. -.Merton, Thomas, The wisdom of the desert, New York .

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  • trentaine de titres, fut conduit par ses leures quitter son abbaye pour vivre en ermite

    dans une montagne suisse, puis quitter le catholicisme pour embrasser lorthodoxie. Ce

    sont en grande partie ses publications qui ont permis de rendre nouveau populaire la

    notion vagrienne dacdie.

    Dautres auteurs, comme John Bamberger ou Jeremy Driscoll, ont galement publi des

    traduions et commentaires duvres dEvagre. En France, lintrt pour cet auteur e

    partag, par exemple, par lauel abb de Saint-Wandrille, Jean-Charles Nault, qui lui a

    consacr sa thse de doorat.

    La prsente dition

    Ldition des deux traits que nous prsentons ici, le trait Euloge et les Vices opposs

    aux Vertus, sinscrit donc dans une dynamique trs auelle. Nanmoins, elle pose aussi

    des problmes spcifiques, et ce davantage que pour dautres crits dEvagre. Ldition de

    Migne nous fournit une version de ce texte, mais celle-ci, fonde sur un unique manuscrit

    (Y), e sensiblement plus courte que la recension dautres branches de la tradition. Des

    ditions de vulgarisation en langues modernes, dont le nombre permet de mesurer lin-

    trt que ce texte suscite, et qui sont la base de quantit dtudes secondaires, ont toutes

    t labores partir de ce texte dfeueux de la Patrologie Grecque. Une traduion r-

    cente des uvres dEvagre par Robert Sinkewicz propose pour le trait Euloge le texte

    dun manuscrit comportant une recension longue. Cependant, lexamen approfondi de la

    tradition manuscrite montre que nombre des leons supplmentaires fournies par cette

    dition rcente savrent tre des interpolations. Aussi le besoin dune dition critique du

    texte du Trait Euoge se faisait-il toujours sentir. Quant au second trait que nous di-

    tons, les Vices opposs aux vertus, ce un texte tronqu la fin que propose ldition de

    Migne, et aucune dition contemporaine, en loccurrence, navait encore remdi cete

    lacune.

    Nous nous sommes efforc deffeuer cette dition selon les mthodes inities par

    les poux Guillaumont, avec une attention particulire dune part aux donnes codico-

    Cf. en particulier Bunge, Gabriel, Akedia : die geiliche Lehre des Evagrios Pontikos vom berdruss, Wrzburg .Notamment Bamberger, John, The Praktikos and Chapters on Prayer, Piscataway, (New Jersey) , pour le premier,

    et Driscoll, Jeremy, Evagrius Ponticus : Ad Monachos, Manwah (New Jersey) , pour le second.Nault, Jean-Charles, La saveur de Dieu : lacdie dans le dynamisme de lagir, d. du Cerf, Paris, Congourdeau, Marie-Hlne, Jourdan-Gueyer, Marie-Ange et Goudet, Marieodile, De la prire la perfeion : Au

    moine euloge (Les Pres dans la Foi ), Paris ; Niecior, Leon et Bielawski, Krysztof, Ewagriusz z Pontu : Pismaascetyczne, vol. , Cracovie , p. -.Sinkewicz, Robert E., Evagrius of Pontus : The Greek Ascetic Corpus, Oxford .

    5

  • logiques, et dautre part aux versions orientales. Claire Guillaumont, dans son dition

    du Pratique, a t pionnire dans son approche dsormais classique consiant mo-

    biliser pour son classement de la tradition non seulement la mthode philologique des

    fautes communes, mais aussi lensemble des donnes fournies par la ruure des manus-

    crits. Dans la ligne de Claire Guillaumont et de P. Ghin, nous avons notamment tudi

    avec attention les ensembles de textes o sinsre notre trait dans chaque manuscrit : on

    conate quun certain nombre de corpus aux contours figs se retrouvent lidentique de

    copie copie.

    Par ailleurs, nous avons propos dans notre introduion critique une prsentation des

    versions orientales syriaques, armnienne, arabe, thiopienne et gorgienne, pour mettre

    en lumire les particularits de chaque version et leurs relations entre elles. Ce sont par-

    ticulirement la version syriaque S et la version armnienne qui prsentent un intrt

    pour tablir le classement des manuscrits dEuloge et faire le tri entre des leons dorigine

    absentes chez Migne et qui ont t reitues, et les interpolations de diffrents copies

    grecs. Pour ce qui e des Vices opposs aux Vertus, ces versions orientales sont plus pr-

    cieuses encore : seule la confrontation avec le texte syriaque permet en effet de retrouver

    la finale authentique du trait parmi les diffrentes variantes proposes par la tradition

    manuscrite grecque.

    En outre, nous joignons cette tude une editio princeps de la version thiopienne

    dEuloge, ainsi que de la version syriaque des Vices, ce qui permettra de disposer de ces

    textes au ct des versions armnienne, arabe et gorgienne de ces deux traits, qui ont

    dj t dites et publies. Quant aux trois versions syriaques dEuloge, encore indites,

    nous nous sommes limits ldition dun extrait, but illuratif ; en effet, malgr lin-

    trt que prsenterait notamment ldition de la version S, ce travail de grande ampleur

    demanderait un temps considrable. Ltude approfondie des versions orientales a nan-

    moins permis de trancher un certain nombre de problmes de traduion. Les traduc-

    teurs anciens, en effet, quoiquinfrieurs aux modernes pour la rigueur, les surpassent

    souvent par leur comprhension des textes, qui ntaient pas pour eux un monde tranger

    o mme une patiente tude laisse parfois des zones dombre, mais une tradition vivante

    dont ils taient parfaitement familiers.

    Une attention particulire a t porte la mise en vidence du plan dEuloge. Nous in-

    troduisons une chapitration diffrente de celle de ldition de Suars (reprise par Migne),

    Guillaumont, Antoine et Claire, Trait pratique, ou, le moine, (Sources Chrtiennes -), Paris .

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  • en nous fondant sur la syntaxe. A part le cas des sries de sentences, nous faisons dbuter

    un nouveau chapitre lorsquune nouvelle phrase commence sans tre relie la prc-

    dente par , , etc. La pertinence de cette chapitration e confirme par la frquence

    avec laquelle elle concide avec les limites des sleions queffeuent diffrents manus-

    crits (notamment Iviron , Vatopedi , etc.). Ce dcoupage respeueux de la logique

    du texte permet peut-tre de mieux saisir le carare tantt li et discursif, tantt sen-

    tencieux et lapidaire du trait. Le reprage des citations et allusions bibliques contenues

    dans le texte, par ailleurs, a t poursuivi (un quart environ de celles que nous signalons

    avaient chapp lattention de M. Sinkewicz).

    Lintroduion dorinale

    Outre lintrt de leur tradition manuscrite, ce la place quelque peu particulire

    quoccupent ces deux traits au sein de luvre dEvagre qui a retenu notre attention.

    Ces deux textes, adresss un mme deinataire du nom dEuloge, se diinguent du

    ree des crits de lauteur la fois par le yle, beaucoup plus recherch que dordinaire,

    et par certains points de dorine (sur lesquels nous reviendrons). Ces lgres divergences,

    permettent de mieux comprendre lvolution naturelle de la manire de lauteur, et lla-

    boration progressive de son syme dorinal. Nous avons donc voulu, en prsentant ce

    texte, exposer aussi la dorine asctique dEvagre telle quelle se dploie dans Euloge : les

    conseils pratiques prodigus au novice dcoulent en effet de faon parfaitement articule

    du syme thologique et philosophique qui sous-tend sa rflexion. Ainsi, par exemple,

    dans les deux prsents traits, il se montre particulirement soucieux darticuler la doc-

    trine de la lie des vices, qui lui e propre, avec une ide fort prgnante son poque,

    celle de la tripartition platonicienne de lme.

    Le point le plus carariique du syme dEvagre, et en quelque sorte la clef de

    vote de son uvre, e en effet la dorine de la lie des vices, qui atteint une forme

    particulirement aboutie dans ces deux traits. Elle revt une telle importance, que nous

    avons cru bon dy revenir de faon approfondie dans lintroduion au trait des Vices

    opposs aux vertus. Ce court texte, qui prend laspe dun catalogue de locutions synony-

    miques souvent obscures, e en effet trs droutant sans une comprhension dtaille de

    cette dorine de la lie des vices si chre Evagre, et des motivations qui le poussent

    y revenir encore et encore dans ses crits, que ce soit dans le Pratique, dans les Huit es-

    prits de malice, dans les Penses, etc. Cette dorine e dautant plus importante quelle e

    7

  • lorigine des "sept pchs capitaux" qui nous sont familiers en Occident. Nous avons donc

    voulu non seulement prsenter les sources et la cohrence interne de la lie dEvagre,

    mais aussi tracer assez longuement sa porit dans les Eglises dOrient et dOccident.

    En effet, les manuels et les catchismes, ainsi que les diionnaires de thologie, lar-

    ticle traitant des vices capitaux, donnent tous dsormais Evagre pour auteur de cette lie.

    Ils citent parfois les grands jalons dans la transmission de cette notion que sont Jean Cas-

    sien, Grgoire le Grand et Thomas dAquin ; cependant, le dtail de lvolution de la doc-

    trine e souvent sommaire. Par exemple, voici dans son intgralit le traitement quen

    fait Tanquerey :

    La lutte contre les sept pchs capitaux a toujours tenu une grande place dans la spiritualitchrtienne. Cassien en traite au long dans ses Confrences et ses Initutions ; il en diingue huitau lieu de sept, parce quil met part lorgueil et la vaine gloire. S. Grgoire le Grand diinguenettement les sept pchs capitaux quil fait tous dcouler de lorgueil. S. Thomas les rattacheaussi lorgueil, et montre comment on peut les classer philosophiquement, en tenant comptedes fins spciales vers lesquelles lhomme se porte.

    Les recherches qui scrutent dans le dtail les multiples visages qua prsents cette lie

    sont auellement assez nombreuses, mais sattachent rarement prciser les motifs tho-

    logiques sous-jacents ces volutions, et plus rarement encore comparer la diffrence

    de traitement qui a t faite de ce legs dEvagre entre Orient et Occident.

    Les tudes sur les pchs capitaux au Moyen-Age central en Occident sont assez bien

    reprsentes ; on peut citer les travaux de Richard G. Newhauser sur les traits de mo-

    rale de lpoque scholaique et sur la prsence de cet enseignement dans la culture

    populaire mdivale. Cette dorine e aussi trs tudie pour sa reprsentation dans

    liconographie ; y ont t consacrs de nombreux articles et quelques synthses. Enfin,

    les tudes de dtail concernant tel ou tel vice en particulier sont nombreuses ; il faut citer

    par exemple les travaux de Siegfried Wenzel et de Mireille Vincent-Cassy.

    Cependant, ces tudes, malgr leur abondance, sont toutes assez cibles sur la mme

    poque et la mme zone gographique, comme on peut sen convaincre la leure des

    trois principales synthses qui se donnent pour tche de retracer lhioire de cette doc-

    trine depuis ses origines vagriennes jusquau catchisme du Concile de Trente. La pre-Tanquerey, Adolphe, Prcis de thologie asctique et myique (e d.), Paris , p. -.Notamment Newhauser, Richard G., The Treatise on Vices and Virtues in Latin and the Vernacular (Typologie des

    sources du moyen ge occidental ), Turnhout .Newhauser, Richard G., In the Garden of Evil : The Vices and Culture in the Middle Ages (Papers in Mediaeval Studies), Toronto, . Cet ouvrage fournit une bonne bibliographie sur toutes les queions en rapport avec les vices et lesvertus en Occident au Moyen-Age centralEn particulier OReilly, Jennifer, Studies in the Iconography of the Virtues and Vices in the Middle Ages, New York et

    Londres .Wenzel, Siegfried, The Sin of Sloth : Acedia in Medieval Thought and Literature, Chapel Hill (Caroline du Nord) .Vincent-Cassy, Mireille, "Lenvie au Moyen ge", Annales. conomies, Socits, Civilisations . (), p. -.

    8

  • mire, remontant au xixe sicle, e fort date dans son yle comme dans sa mthode,

    mais fut pionnire dans son attribution Evagre de la paternit de la lie des vices. La

    seconde e la synthse la plus aboutie ce jour, mais concerne essentiellement la littra-

    ture occidentale : il sagit de ltude de Morton Bloomfield. Elle e complte pour la

    priode carolingienne (Occident uniquement) par un article de Rainer Jehl. Enfin, Carla

    Casagrande et Silvana Vecchio ont fait paratre plus rcemment, en , une tude in-

    cluant les apports de la recherche rcente, surtout centre sur le traitement de la lie des

    vices dans la littrature scholaique.

    Au total, on conate que tous ces travaux ont clairement pour centre de gravit lOc-

    cident mdival. La ntre, poursuivant une pie lance par dom Stewart, en sus de

    sattaquer une riche matire peu exploite, a la particularit de chercher tudier les

    avatars successifs de cette lie dun point de vue vagrien ; nous observons les carts pro-

    gressifs entre la logique qui tait la sienne au sein du syme thologique de son auteur,

    et lusage qui en fut fait par la suite.

    Cette dorine en effet fut fortement ancre dans limaginaire populaire europen par

    le catchisme du concile de Trente, mais dconnee du syme thologique dEvagre

    dont elle formait lorigine un lment essentiel. Retrouver ce lien peut savrer fruc-

    tueux une poque o les "sept pchs capitaux", bien quomniprsents jusque dans les

    magazines populaires et la publicit, ne sont le plus souvent voqus que par la voie du

    dtournement et de la parodie, ou pour suggrer une ambiance teinte de religiosit mal-

    saine. Or, outre lengouement rcent pour des notions comme lacdie, des lments de

    dorine vagrienne sont prsents de longue date dans la spiritualit occidentale. Il suffit

    pour sen convaincre de lire Ignace de Loyola, qui tait leeur de Jean Cassien : certains

    passages des Exercices ont une rsonnance tonnamment vagrienne. Il e donc utile de

    replacer la dorine de la lie des vices dans le cadre de sa pense dorigine pour lui voir

    retrouver toute sa vigueur et sa pertinence.

    Zckler, Otto, Das Lehrck von den sieben Hauptsnden. Beitrag zur Dogmen- und zur Sittengeschichte, insbesondereder Vorreformatorischen Zeit, Munich .Bloomfield, Morton W., The Seven deadly sins, an introduion to the hiory of a religious concept, with special reference

    to medieval English literature, Michigan College Press .Jehl, Rainer, "Die Geschichte des Laterschemas und seiner Funktion", Franziskanische Studien (), p. -.Casagrande, Carla, et Vecchio, Silvana, I sette vizi capitali : Storia dei peccati nel Medioevo, Turin .Stewart, Columba, "Evagrius Ponticus and the Eaern monaic tradition on the intelle and the passions", Faith,

    Rationality and the Passions (Modern Theology :), Malden , p. .Cf. par exemple Seven, film amricain de David Fincher ().Loyola, Ignacio de, Obras Completas (d. Iparaguirre, Ignacio), Madrid p. .Cf. infra, p. , n. , .

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  • Remerciements

    Cette thse naurait pas t possible sans la direion avise de M. Paul Ghin, direc-

    teur de recherches mrites au CNRS, qui ma fourni la fois limpulsion initiale et le

    secours de sa vae rudition chaque tape de mon parcours. Les recherches vagriennes

    auxquelles il a consacr tant dannes mont rendu la tche la fois aise et sre. Mme

    Marieodile Boulnois, direrice de recherches lEPHE a un titre gal ma reconnais-

    sance, pour les maints claircissements quelle ma apports, pour les conseils quelle ma

    prodigus, et le temps considrable quelle a bien voulu consacrer relire mes premires

    bauches. Je dois aussi de vifs remerciements M. le chanoine Stphane Duteurtre, sup-

    rieur du sminaire diocsain de Paris, par la permission duquel jai pu mener bien cette

    thse, ainsi qu M. labb Jean-Robert Armogathe et M. Bernard Meunier, qui my ont

    encourag.

    Mes recherches ont en particulier t facilites par laide de MM. Lorenzo Perrone et

    Jean-Daniel Dubois, qui ont aimablement rpondu mes queionnements et sollicita-

    tions. M. Bernard Outtier ma fourni des indications prcieuses sur la bibliographie gor-

    gienne, et ma permis de consulter des ouvrages de sa bibliothque personnelle introu-

    vables autrement. M. Adam McCollum, responsable de la Hill Museum and Manuscript

    Library, a rpondu de faon minutieusement dtaille mes queions concernant les

    manuscrits syriaques dont il gre la numrisation. M. Chriian Frel, responsable du

    dpartement des manuscrits grecs de la Biblothque Nationale de France, ma livr avec

    amabili tous renseignements codicologiques qui mtaient ncessaires sur les manuscrits

    dont il a la charge. Ma reconnaissance va aussi toute lquipe de la seion grecque de

    lIHRT, aussi remarquable pour sa serviabilit que son rudition ; elle ma permis de tra-

    vailler dans un climat cordial et chaleureux.

    Je remercie enfin mes amis et parents, qui mont aid et soutenu par leur affeion, no-

    tamment ceux qui ont accept de relire tout ou partie de mon manuscrit ; il me faut citer

    en particulier Mlle Maria-Livia Cadis, M. et Mme Olivier et Natacha Varlan, M. Bertrand

    Caron, et M. Julien Sempr. Quant M. Jawad Daheur, je lui suis infiniment reconnais-

    sant de mavoir vit des dplacements en me faisant parvenir des documents par voie

    leronique. Que tous soient chaleureusement remercis pour leur contribution ce tra-

    vail, sachant que toutes les erreurs et imperfeions quil contient me reent entirement

    imputables.

    10

  • Trait Euloge

  • Introduion

    Prsentation de luvre

    Le trait Euloge, une initiation la vie monaique, sapparente par le genre litt-

    raire aux recueils de , qui forment lessentiel de luvre dEvagre. Les ,

    forme souple et peu contraignante, consient en des paragraphes mis les uns la suite

    des autres sans former ncessairement un texte suivi, et qui idalement ne doivent pas

    dpasser une certaine longueur. Maxime le Confesseur les dfinit comme des textes quon

    peut embrasser dun seul coup dil pour les retenir facilement. Dans son magnum opus,

    la trilogie forme par le trait pratique, le Gnoique, et les Kephalaia Gnoica, ou en-core dans les Chapitres sur la prire, Evagre recherche lexpression la plus dense possible,

    dans des sentences de moins de cinq lignes en moyenne. Dautres recueils privilgient au

    contraire des plus longs, allant jusque deux ou trois pages, comme les traits Sur

    les penses, ou les Fondements de la vie Monaique. Dans le trait Euloge, les petitessentences brves sont la rgle dans la premire partie de louvrage, mais cdent la place

    des exhortations plus lies partir de la seconde partie, selon un principe que nous

    tudierons ci-aprs.

    Lautre grand genre littraire pratiqu par Evagre fut le genre piolaire, et de fait,Sur ce genre littraire, cf. Ghin, P., "Les colleions de kephalaia monaiques : naissance et succs dun genre entre

    cration originale, plagiat et florilge", Theologica Minora : The Minor Genres of Byzantine Theological Literature, ed. Rigo,A., Leyde , p. -.Evagre sareint cependant dans certaines uvres faire passer sa pense dans un nombre prcis de chapitres : six

    livres de dans les Kephalaia Gnoica, comme les poissons de la pche miraculeuse de Jn dans les Chapitressur la Prire.Maxime le Confesseur, Centuries sur la Charit, SC p. .Guillaumont, Antoine et Claire, Trait pratique, ou, le moine, coll. Sources Chrtiennes, -, Paris, d. du Cerf,.Guillaumont, Antoine et Claire, Le gnoique, coll. Sources Chrtiennes, , Paris, d. du Cerf, .Guillaumont, Antoine, Les six centuries des "Kephalaia Gnoica.", coll. Patrologia Orientalis ., Paris, d. Firmin-

    Didot, (seules des versions syriaques et armniennes en subsient)Volume en cours dlaboration aux Sources Chrtiennes par M. Paul Ghin.Ghin, Paul, et Guillaumont, Antoine et Claire, Sur les penses, coll. Sources Chrtiennes, , Paris, d. du Cerf,.Patrologia grca , d-c.On conserve de lui lettres, dingale longueur, parfois en grec, parfois dans des versions syriaques ou arm-

  • Trait Euloge

    Euloge peut aussi en tre rapproch : comme dans les lettres, il sacrifie la brivet ca-

    rariique des recueils de sentences une expression plus ample ; le yle e mme

    singulirement recherch par rapport celui du ree de luvre. Par ailleurs, le texte

    sadresse un deinataire explicitement nomm. Comme pour les traits, en revanche, il

    sagit, au-del dun ensemble de conseils adapts aux besoins dun individu prcis, dun

    vritable manuel de vie asctique profitable tout leeur.

    Si Euloge comporte des particularits yliiques notables, il prsente en revanche une

    dorine trs cohrente avec le ree du corpus attribu lauteur, jusqu pratiquer parfois

    lauto-citation (fait dont Evagre tait coutumier). Par exemple, le chapitre , o lauteur

    prsente des ruses des dmons pour faire croire aux hommes quils sont "cardiognoes",

    sachant les penses intimes du cur humain, e repris du ch. des Penses, tandis

    que le chapitre , qui oppose les vices de luxure et de vaine gloire, reprend le ch.

    du Pratique. La proraison du trait, elle, e reprise aux Sentences une vierge. Plus

    gnralement, le propos dEvagre dans Euloge reprend en grande partie celui du Pratique,

    des Penses et des Bases de la vie Monaique : il traite des penses mauvaises qui assaillentlascte et de la manire de leur rsier, dans le cadre dune initiation la vie monaique.

    Les diffrences de forme observables entre Euloge et les autres crits dEvagre sex-

    pliquent partiellement si lon considre le deinataire auquel sadresse le trait. Dans

    Euloge, le public vis e celui des dbutants dans la voie anachortique, plutt que les er-

    mites dj expriments, auxquels sadresse en particulier la trilogie Pratique, Gnoique,Kephalaia Gnoica. Evagre avait toujours en effet le souci dadapter soigneusement sonpropos au niveau de maturit spirituelle de son public. Les Bases de la vie Monaique,par exemple, traitent surtout de queions pratiques et matrielles ; Euloge y revient, mais

    insie dj beaucoup plus sur le contenu spirituel de la vie monaique ; le Gnoique, en-fin, comme le titre lindique, e dein un public dj expriment, et traite de sujets

    ici passs sous silence.

    niennes ; ces lettres sont en grande partie indites, sauf dans leur version syriaque (d. Frankenberg, Wilhelm, EvagriusPonticus, Berlin , p. -) ; on trouve le texte grec dun certain nombre dans Guillaumont, Claire, "Fragmentsgrecs indits dEvagre le Pontique.", Texte und Textkritik, cur. J. Dummer, p. -, coll. Texte und Untersuchungen,, Berlin, Akademie-Verlag, .Cf. Penses, Introduion, p. .Ch. , p. n. .Exhortation finale, p. n. .Nous avons cach le sens de certaines sentences pour ne pas donner ce qui e saint aux chiens ni jeter les perles devant les

    pourceaux : "Lettre Anatole", PG , C, en rfrence Mt ,.

    14

  • Introduction

    Deinataire

    Euloge e donc rserv un deinataire relativement novice, plus frott de belles-

    lettres encore que de thologie do peut-tre le yle si particulier de ce texte. Ce des-

    tinataire e un certain Euloge, dont le nom napparat que dans les deux prsents traits.

    Une partie de la correspondance dEvagre a t conserve, surtout celle qui sadresse des

    personnages fameux par ailleurs, comme Mlanie lAncienne ou Rufin dAquile, ou qui

    prsente un intrt par son contenu dorinal, comme la lettre Antonios ; aucun deina-

    taire du nom dEuloge napparat dans cette correspondance. Plusieurs identifications ont

    cependant t proposes pour ce personnage dEuloge. Il faut carter demble lEuloge

    mentionn par Pallade au chapitre de lHioire Lausiaque, puisquil mourut avant

    Antoine le Grand, ce--dire avant , quand Evagre navait que dix ans environ. Pour

    les mmes raisons, lEuloge mentionn dans lHioria Monachorum in Aegypto na pasdavantage de chances dtre le correspondant dEvagre. En revanche, il ny a pas dargu-

    ment a priori pour ne pas identifier le deinataire du trait avec lEuloge qui, dans les

    Apophtegmata Patrum, rend visite un abba Joseph cit par ailleurs par Jean Cassien.

    Le texte des Apophtegmes nous enseigne quil sagissait dun prtre, disciple de Jean Chry-

    soome, ayant embrass la voie rmitique, ce qui semble convenir au profil qui ressort

    de la critique interne du trait. Il sagit peut-tre du mme Euloge qui e mentionn par

    Sozomne, et dcrit comme un prtre ayant connu Jean de Lycopolis (mort vers ) :

    De trs scrupuleuse rigueur, touchant la participation aux divins myres, fut alors aussi le prtreEuloge. On dit que, quand il clbrait, il savait lavance les penses de ceux qui sapprochaient, aupoint quil les mettait clairement en prsence de leurs fautes et prenait sur le fait ce que chacuncachait en son esprit ; ceux qui avaient mal agi ou qui avaient en tte quelque chose de mauvais, il lescartait pour linant de lautel, aprs avoir mis au jour leur faute ; quand ils staient purifis par lerepentir, il les admettait nouveau.

    On peut mme avancer que le trait se place dans la vie de cet Euloge au moment

    o il envisage de passer de la vie cnobitique lrmitisme pur : le trait se prsente

    Le deinataire e explicitement mentionn dans le prologue du trait Euloge, et la branche de la traditionmanuscrite donne Euloge pour deinataire du trait Des Vices Opposs aux Vertus ; les deux textes, comme on le verra,sont toujours groups dans les manuscrits.Butler, Cuthbert, The Lausiac hiory of Palladius, vol ("The Greek text edited with introduion and notes"),

    Cambridge , p. -Festugire, Andr-Jean OP, Hioria monachorum in Aegypto, d. de la Socit des Bollandies, Bruxelles, , p.-.Les Apophtegmes des Pres, SC p. .Jean Cassien, Confrences, XI, (SC , p. ) et XVI, (id., p. -).Sozomne, Hioire Ecclsiaique V, -, SC , p. . .

    , . , . .

    15

  • Trait Euloge

    en effet comme une exhortation lanachorse. Tout porte croire quil sagissait dun

    homme fru de belles-lettres, et quEvagre se soit dans une certaine mesure pli, en lui

    crivant, ses gots littraires. Un bon nombre de manuscrits grecs, dans le titre du trait

    ( ), donnent cet Euloge le titre de moine. Il aurait pu sagir dun

    homme du sicle intress par la vie contemplative, mais lhypothse des manuscrits e

    en effet plus plausible ; Euloge e sans doute comme Evagre un homme cultiv qui a

    rcemment quitt son milieu drudits pour embrasser ltat monaique. Laffinit que

    pouvait sentir Evagre pour quelquun dont le parcours tait semblable au sein peut expli-

    quer la dmarche quil entreprend dcrire ce trait dans un yle adapt au deinataire.

    En crivant pour un homme partageant sa propre culture, peut-tre a-t-il got loccasion

    dabandonner la rserve qui lui interdisait demployer un vocabulaire aussi recherch et

    des allusions aussi rudites dans ses autres traits, deins au public parfois frue des

    moines gyptiens.

    Date

    La date exae du trait e malaise tablir ; le texte comporte en effet peu dl-

    ments donnant prise la critique interne. La mention logieuse, cependant, de lvque

    Epiphane de Salamine, peut fournir un terminus ad quem, si lon retient lauthenticit

    vagrienne de luvre. En effet, lloge dun vque violemment anti-orignien e sur-

    prenante chez le champion de lorignisme que Evagre, mais lopposition intelleuelle

    entre les deux camps na tourn laffrontement qu partir de .

    De plus, on note un assez grand nombre de rminiscences des sermons de Jean Chry-

    soome, rdigs pour lessentiel lors de son presbytrat Antioche partir de . Ces

    sermons sont lvnement littraire de la priode, et il ne pas tonnant dy trouver des

    hommages dans un trait aux prtentions littraires. Si lon retient cet argument, la date

    dEuloge serait comprise entre et .

    Dautre part, sur plusieurs points la dorine semble plus aboutie dans Euloge et les

    Vices opposs aux Vertus que dans le Pratique. Laddition dun couple vice/vertu la lie

    des huit vertus du Pratique, portant le total neuf, en fait un ensemble plus cohrent avec

    la tripartition platonicienne des puissances de lme. Il semble en effet que ce soit la lie

    huit termes, telle quelle e prsente dans le Pratique, qui ait t labore en premier

    Ch. , p. et n. .Cf infra, p. .

    16

  • Introduction

    par Evagre (cf. p. ). Qui plus e, le texte des Vices, la diffrence du Pratique ne

    prsente pas cette lie de faon pdagogique, comme il le ferait dune ide nouvelle, mais

    en passant, comme une chose bien entendue ; ce qui confirme notre impression dune date

    plus tardive dEuloge et des Vices. En optant dans le prsent trait pour un syme neuf

    vices au lieu de huit, Evagre met davantage en lumire la corrlation des vices avec les

    parties de lme. De plus, le seul autre texte o lenvie e ajoute au nombre des vices

    e aussi un texte tardif.

    Ainsi, en sappuyant sur le yle, le propos qui suggre une exprience dj importante

    de la vie rmitique, et sur le contenu dorinal qui forme une pense cohrente et dont

    les prsupposs sont rsolument donns pour acquis, on peut hasarder quil sagit dun

    texte de maturit. Or Evagre, aprs sa jeunesse et ses annes de formation Csare,

    auprs de Basile, puis Conantinople, auprs de Grgoire de Nazianze, et son exil d

    une affaire de murs, ne fut initi la voie rmitique qu partir de , dabord

    Jusalem, puis en Egypte. Si lon eime quEuloge tmoigne dune volution dorinale

    et dune exprience monaique dj assez ample, il faut croire quil a t rdig peu de

    temps avant .

    Authenticit

    Luvre e nommment attribue Evagre par les manuscrits de la branche , et en

    particulier E, ainsi que dans les traditions syriaque, armnienne et arabe (chacune tra-

    duite indpendemment sur des textes grecs appartenant la tradition ), et les traduc-

    tions gorgienne et thiopienne, ralises partir de larabe. La branche attribue luvre

    Nil dAncyre, et le manuscrit C, unique reprsentant grec entier de la tradition ,

    "Pierre lErmite" (inconnu par ailleurs). La pseudpigraphie des uvres dEvagre, en par-

    ticulier sous le nom de Nil dAncyre, e classique et imputable sa condamnation pour

    orignisme en et . Ces fausses attributions ne sont donc pas un obacle pour

    attribuer le trait Evagre. Plus problmatique e le yle du trait, qui contrae avec

    la concision et la relative sobrit des autres uvres dont ne plus discute depuis laCf. Pratique , , cit supra, p. .Cf. p. .Disciples .Il aurait t tent par ladultre avec la femme dun haut fonionnaire, ce qui causa chez lui une crise spirituelle,

    prcipitant sa conversion : cf. Pallade, Hioire Lausiaque ; ed. Butler, Cuthbert, The Lausiac hiory of Palladius, vol ("The Greek text edited with introduion and notes"), Cambridge , p. .On peut considrer la queion comme rgle par les travaux des p. Irne Hausherr et Muyldermans ; cf. en parti-

    culier Muyldermans, Joseph, "Evagriana de la Vaticane", Muson , Louvain, .Cf. p. .

    17

  • Trait Euloge

    dmonration du P. Hausherr. Cependant, la nature du trait (sous forme piolaire,

    adresse un deinataire novice quant la vie monaique, mais auquel lauteur suppose

    une considrable rudition profane), peut suffire expliquer ces divergences yliiques.

    Du point de vue des ides dveloppes, en effet, en particulier en ce qui concerne lac-

    die, le propos e tout fait en accord avec ce que lon sait de la dorine dEvagre par

    ailleurs. Sur un point seulement, la dorine de ces deux traits prsente une originalit

    par rapport au ree du corpus vagrien : il sagit de linclusion de lenvie dans la lie

    des vices. Nous dvelopperons plus loin ce point plus en dtail ; mais cette diffrence

    sinscrit de faon logique dans lvolution de la pense dEvagre et ne pas suffisement

    importante pour entretenir le doute sur lidentit de lauteur. En effet, dans dautres pas-

    sages duvres inconteablement vagriennes, il lui arrive dtre fluuant sur la lie des

    vices, inroduisant par exemple la rancune au sein de sa lie canonique dans les Cha-

    pitres sur la Prire : Pourquoi les dmons veulent-ils veiller en nous la gourmandise, la luxure,

    lavarice, la colre, la rancune et les autres passions ?

    En dehors du critre subjeif qui e celui du yle (et nous avons vu les raisons qui

    ont pu pousser lauteur modifier son yle habituel) , il nexie donc pas davantage de

    raisons de mettre en doute lauthenticit vagrienne du Trait Euloge que pour dautres

    uvres dont lattribution e fermement tablie.

    Style

    A la leure dEuloge, une queion se pose en effet ncessairement : si ce texte e vrai-

    ment dEvagre, pourquoi le yle en e-il si diffrent de ses autres uvres ? Dordinaire

    sobre et prcis dans son expression, il emploie dans ce trait, ct dun vocabulaire tech-

    nique mani avec lhabituelle prcision, un luxe dexpression images, potiques, voire

    prcieuses, qui ne se retrouvent dans aucun aucun autre texte de sa plume, lexception

    dun seul : les Vices opposs aux vertus. Ce dernier texte ne dailleurs autre chose quun

    catalogue de mtaphores dfinissant chacun des vices et chacune des vertus que diingue

    Evagre ; dans un tel crit, et dans une moindre mesure dans Euloge, il entre une part cer-

    taine de jeu littraire, et le texte donne au final limpression dun tour de force potique

    qui ne rendu possible que par lemploi dun vocabulaire recherch jusqu laffeation,

    parfois la limite de lobscurit.Cf. Hausherr, I., Le trait de loraison dEvagre le Pontique (RAM ), Toulouse .Cf. Introduion aux Vices, p. .Chapitres sur la Prire . , , ,

    , ;

    18

  • Introduction

    Le vocabulaire du trait se cararise par une nette diinion entre deux fonds. Dune

    part, contraant avec la trs grande richesse de son vocabulaire par ailleurs, on trouve de

    trs frquentes occurrences de certains mots formant un fonds lexical hautement tech-

    nique, spcialis dans la description de la vie asctique ; en cette matire, le souci de

    clart pousse Evagre tablir une rie correspondance entre un concept et une unique

    dsignation. Les mots de ce fonds asctique ont alors un sens parfois loign du sens ordi-

    naire, mais identique celui quils prennent dans dautres textes dEvagre. Ainsi , le

    travail asctique, ce--dire toute pratique par laquelle le moine combat une tentation ;

    , la pense suggre par les dmons ; , lexil pour Dieu ; , la passion ;

    , leffort asctique dans la mesure o il engage la volont ; , la chair, dans la

    mesure o elle e source de tentations et objet de mortifications ; et le nom des neuf

    vices et des neuf vertus : , , , , , , ,

    , (gourmandise, luxure, avarice, triesse, colre, acdie, vaine gloire,

    envie, orgueil) ; , , , , , , ,

    , (sobrit, continence, renoncement, joie, patience, persvrence, ab-

    sence de vaine gloire, absence denvie, humilit). A ct du vocabulaire technique, dautres

    particularits du langage dEvagre se retrouvent dailleurs dans Euloge, comme lemploi

    du mot pour signifier "soi-disant", "prtendument", avec un sens ironique.

    Dautre part, Evagre emploie dans ce trait un vocabulaire littraire et potique dont

    lampleur et la diversit lui permettent de pratiquer lenvi la variatio. Dans ce texte,

    Evagre puise un lexique archasant et prcieux. Par exemple, il emploie de nombreux

    adjeifs homriques en -, notamment (ch. l. ), qui voque la figure

    dUlysse, prsente aussi au ch. . Homre e suggr aussi en particulier dans le cha-

    pitre , entirement compos dune suite de comparaisons homriques. Evagre prfre

    le vieux mot pour dsigner lil (dans ses autres traits, ce trs majoritairement le

    terme banal qui e employ). renvoie Homre et aux tragiques, mais

    aussi Platon qui lemploie presque aussi souvent qu.

    En effet, marqu dans sa dorine par la philosophie platonicienne, Evagre en

    adopte aussi le yle, notamment dans le prologue, qui dbute par un hommage

    Platon, sous la forme dun long dveloppement sur le concept dune lumire divine qui

    nourrit lhomme, avec des expressions empruntes direement au Phdre : on peutCf. p. note .Mais apparat toutefois par endroits, comme dans les Chapitres sur la prire .Cf. infra, p. .Platon, Phdre, d.

    19

  • Trait Euloge

    comparer notamment la phrase dEvagre

    celle de Platon :

    . On relve la reprise de lide de lme qui se nourrit de

    savoir ; celle des mots et ; le paralllisme des expressions

    et . Par ailleurs, dautres rminiscences platoniciennes sont prsentes dans

    le passage, notamment lexpression (l. ) ; plus loin, le thme de

    lme aile, aussi tir du Phdre, fait son apparition.

    Nanmoins, la principale rfrence littraire dEvagre e videmment le texte

    biblique. La conclusion la premire seion du trait commence par trois maximes

    concernant la leure de lEcriture sainte :

    Dans la crainte, familiarise-toi chaque jour avec les divines Ecritures, car par leur frquen-

    tation tu expulseras la familiarit des penses.

    Qui par la mditation thsaurise en son cur les divines Ecritures en expulse aisment lespenses.

    Si par une leure nourne nous coutons les divines Ecritures en veillant, ne laissons pasnotre oue se mortifier dans le sommeil, et ne livrons pas notre me la captivit des penses,

    mais piquons notre cur de laiguillon des Ecritures, afin que par la componion de la diligence,nous coupions en deux la ngligence qui lui e oppose.

    La place particulire qui e accorde ces trois sentences illure la place minente

    quoccupait la leure de lEcriture dans la vie du moine. Elle e frquente par des biais

    divers : Evagre la dabord assimile en profondeur par ltude scolaire lors de ses annes

    de formation Csare et Conantinople ; il en a aquis une connaissance rudite, qui

    lui permet de la citer le plus souvent de mmoire. Il continuait la relire de faon quo-

    tidienne, cependant, dabord dans le cadre de la liturgie, et ensuite, comme lindiquent

    ces sentences, de faon individuelle, dans un exercice voisin de celui que la rgle de saint

    Benot codifiera sous le nom de leio divina. Les livres saints faisaient certainement par-tie des quelques ouvrages que lauteur a conservs pour les emporter avec lui dans sa

    .

    Comme dans tout texte chrtien, le sens des mots, sous la plume dEvagre, e souventIls ont part, grce une vision intelleuelle, la clart nourricire des ralits suprieures, comme les thiases intas.Ds lors, la pense divine, qui se nourrit dintelligence et de savoir sans mlange...Cf. Lois c.Euloge, ch. .Cf. Guillaumont, Antoine, Un philosophe au dsert : Evagre le Pontique, p. Ibidem.

    20

  • Introduction

    color par la surcharge smantique quapporte la rfrence permanente et implicite au

    texte biblique : le mot , par exemple, suggre immdiatement et sans quil soit

    ncessaire de faire de rfrence explicite aux pisodes de lerrance dIsral dans le dsert,

    les ides dpreuve, et de tentation. Ces rfrences ajoutent au pouvoir vocateur de

    ce simple mot autant dpaisseurs dintertextualit qui colorent lvocation de la ralit

    concrte du dsert des Kellia. De ce fait, et comme dans dautres traits dEvagre, les

    citations bibliques explicites sont en relativement faible nombre par rapport aux allusions

    et rminiscences spontanes, qui apparaissent naturellement au fil de sa plume.

    Lensemble de loin le plus frquemment et le plus consciemment cit e celui des

    ptres de saint Paul. Dune part, leur yle finement compos, au contenu thologique

    trs dense, pouvait prsenter de lattrait un temprament intelleuel tel que celui

    dEvagre ; mais surtout, lauteur trouve dans saint Paul un fondement pour sa dorine

    de la lie des vices : des passages de saint Paul comme Romains , ou Galates ,

    - fournissent des numrations de dvoiements dont Evagre a pu partiellement

    sinspirer pour tablir sa lie. Plusieurs autres ides dEvagre ont leur source chez Paul,

    majeures comme celle de la tripartition anthropologique, ou mineures comme celle

    de lmigration/immigration. Mme le plan dEuloge (comme celui du Pratique) e

    un hommage saint Paul : reprenant une ruure analogue celle de la lettre aux

    Ephsiens, Evagre expose dans une partie dorinale sa thorie des vices et des vertus ;

    puis dans une partie parntique, il dveloppe une exhortation pratique partir de

    cette thorie (cf. supra, p. ). Limportance de saint Paul chez Evagre e due en partie

    aussi linfluence dOrigne, qui e le doeur paulinien par excellence. Linfluence

    paulinienne, dans Euloge, e particulirement sensible la fin du ch. , par exemple,

    qui sinspire de l"hymne la charit" (Co ) au point den tre une rcriture ; et

    ce mme passage biblique e repris au ch. , l. , ainsi quau ch. , l. . Dautres

    passages, comme la fin du ch. , sont des centons de citations pauliniennes. Saint Paul,

    qui lui fournit plusieurs lments importants de dorine, e donc galement une source

    yliique importante.

    Les Evangiles sont manifeement connus intimement par Evagre, mais, lexception

    Cf. supra, .Cf. p. .Cf. ch. et note .Cf. Brown, Raymond, An Introduion to the New Teament, New York , p. sqq.Cf Layton, Richard, "Recovering Origens Pauline Exegesis", Journal of Early Chriian Studies (vol. n. ), p.-.

    21

  • Trait Euloge

    de la Batitude cite au chapitre : Heureux les artisans de paix, car ils seront appels fils

    de Dieu, les chos qui en paraissent dans le trait sont davantage des rminiscences et

    des fragments insrs dans le flot de la phrase que des citations tayant un propos. Les

    Psaumes, en revanche, qui grce la rcitation quotidienne taient tous connus par cur,

    sont souvent cits longuement, et Evagre en tire des dveloppements allgoriques : ainsi

    par exemple, le psaume , connu pour son allusion au "dmon de midi", e pris al-

    lgoriquement pour mettre en garde contre lacdie ou la lchet face aux tentations. Ce

    sont les psaumes qui fournissent le plus de citations explicites, notamment dans le cadre

    de la mthode antirrhtique quil dveloppe, et qui consie faire fuir certains dmons

    spcifiques grce un verset de psaume bien prcis.

    Les figures bibliques cites sont communes : Abraham, Lot, Mose, David. David

    en particulier semble tre une figure apprcie dEvagre, qui, outre de nombreuses

    mentions dans ses scholies lEcclesiae et aux Proverbes, le cite huit fois dans le

    trait Sur les Penses, surtout, comme ici, propos de la matrise de la colre. En

    revanche, il fait aussi appel au ch. un personnage et un pisode qui ne se retrouve

    comment dans aucun autre texte notre connaissance, celui de la vision anglique

    dElise, tmoignant ainsi de sa connaissance personnelle et profonde du texte biblique.

    Par ailleurs, Evagre emprunte volontiers aussi dans Euloge certains auteurs patris-

    tiques. Jean Chrysoome, auteur dj rput pour son yle, lui fournit des expressions

    comme , mais aussi des membres de phrase comme

    , (Dieu e ami des hommes,mais aussi juge de juice, pardonnant les pchs), ou des ides, comme celle de don-ner le fouet lme. Dautres expressions, comme , apparaissent chez les

    matres dEvagre en matire dloquence sacre, les Cappadociens, notamment Grgoire

    de Nysse. Comme nous lavons remarqu plus haut, ce sans doute pour se plier la

    sensibilit de son deinataire que lauteur sautorise un tel retour lloquence sacre

    conantinopolitaine de sa jeunesse : si le deinataire du trait e bien celui que nous

    Qui, lorigine, dsigne peut-tre tout bonnement linsolation ; ce ainsi que traduit la Bible de Jrusalem.Cf. p. .R , .Euloge ch. , l. et deux fois par Jean Chrysoome : De fato et Providentia, PG , , et Expositio in Psalmos, PG, .Euloge, ch. , l. , et Jean Chrysoome, de Pharisaeo, PG , d.Euloge ch. , l. -, et Jean Chrysoome, e Homlie sur lptre aux Ephsiens, PG , d.Euloge ch. , l. et Jean Chrysoome : In illud : memor fui Dei, PG , a.Par exemple Grgoire de Nysse, Discours catchtique , SC p. .

    22

  • Introduction

    avons identifi, ces formules empruntes Chrysoome sont peut-tre un hommage

    dEvagre au matre de son interlocuteur.

    Linfluence de la littrature des pres du dsert, enfin, e nettement dcelable dans Eu-

    loge. Un des textes fondateurs de cette littrature e la vie dAntoine dAthanase ; Evagre

    lui reprend, en mme temps que ses observations sur le comportement des dmons, la ter-

    minologie que lvque dAlexandrie forge cet effet, notamment pour dsigner

    les penses suggres par les dmons, pour le vacarme produit par les dmons

    pour pouvanter lascte, et mme le terme dsormais troitement associ Evagre lui-

    mme d. Mais le genre le plus emblmatique des crits des moines gyptiens e

    sans doute lapophthegme, et nombre de dEuloge en reprennent les canons :

    queion pose au matre par un disciple qui cherche recevoir une "parole de salut", puis

    rponse, souvent nigmatique, du matre ; mais trs souvent, lapophtegme se rduit la

    rponse du matre, considre comme la partie la plus intressante de lensemble. Nous

    avons identifi dans Euloge au moins une reprise textuelle dun apophthegme connu par

    ailleurs, preuve que ce dj en tant que genre au atut littraire quEvagre sinspire

    des apophthegmes monaiques.

    La richesse inventive que dploie Evagre dans la langue de ce trait se manifee gale-

    ment par la cration de plusieurs nologismes : on relve les termes (ch. ),

    (ch. ), (ch. ), (ch. ), (ch. ), (ch. ).

    Ces nologismes ne sont pas motivs par llaboration de concepts thologiques ou asc-

    tiques nouveaux ; au contraire, lorsquEvagre fait appel des concepts philosophiques ou

    asctiques prcis, il fait appel des mots techniques dont le sens e bien tabli par leur

    emploi chez les auteurs de rfrence du domaine en queion. Au contraire, ce pour re-

    lever lvocation de choses courantes et banales que lauteur a recours la cration dun

    nologisme.

    La diversit du vocabulaire e encore accrue par lemploi de doublets morphologiques

    synonymes comme /, /, /, /, qui

    permettent de pratiquer la variatio et dviter la rptition de mots ; tout ceci donne

    limpression dun foisonnement lexical donnant au texte une prciosit et une recherche

    Cf. p. .Cf. p. .Cf. ch. et note .Cf. en particulier Bunge, Gabriel, Akedia : die geiliche Lehre des Evagrios Pontikos vom berdruss, Wrzburg et

    infra p. .Les Apophtegmes des Pres, SC , Introduion p. .Cf. ch. et note .

    23

  • Trait Euloge

    sans autre exemple dans luvre dEvagre. En raison de ces procds, en effet, le

    vocabulaire du trait e trs vae et trs vari : sur termes employs, ne le

    sont quune fois (soit ,%). Certains des nologismes et mots rares introduits dans la

    langue connatront une fortune porieure, notamment par le biais de Jean Climaque,

    qui reprend un certain nombre de termes vagriens dans lEchelle du Paradis, (cf. p. ),

    et diffuse des mots comme , ainsi que les termes quEvagre invente pour dsigner

    les vices et vertus de la lie quil labore.

    Ces nologismes participent au yle chatoyant du trait, mais peuvent aussi tre vus

    comme une facilit de la part de lauteur ; son texte donne parfois limpression dtre

    crit rapidement et pour la circonance. Labus des nologismes et le jargon pouvaient

    lpoque dEvagre tre vus comme une faute de got, dautant plus que le texte du

    trait qui nous e parvenu comporte un certain nombre de barbarismes : (ch.

    , l. ) pour , (ch. , l. ) pour , (ch. , l. ) pour

    . Nous avons pris le parti de reifier ces formes dans le texte que nous ditons,

    en nous appuyant sur les manuscrits minoritaires qui font la correion, bien que rien

    ne permette a priori dincriminer la tradition manuscrite plutt que lauteur lui-mme

    pour ces fautes. Par ailleurs, Evagre emploie plusieurs reprises certains verbes dans des

    conruions atypiques : par exemple, au ch. l. , il emploie le verbe avec le

    datif pour signifier "avoir pouvoir sur". Au ch. l. , il emploie galement

    avec le datif pour signifier "devancer" ; dune manire gnrale, il ne semble gure enclin

    respeer les conruions usuelles des verbes.

    Moyennant ces entorses la correion, la richesse de son vocabulaire permet lauteur

    de jouer en permanence sur les mots ; les effets de paronomase, qui sont trs largement

    employs, lui permettent de crer des rapprochements saisissants de termes. Par exemple,

    au ch. , il voque l , o dsigne lmigration, ou

    inallation dans la vie monaique, et , limmigration, la fois dpart du monde et

    tension vers les ralits suprieures, comparable la notion dpease chez Grgoire de

    Nysse : leffet du paradoxe consiant dire que lenjeu de lexil pour Dieu se joue dans la

    garde de la cellule e renforc par le rapprochement euphonique des termes opposs.

    Parmi les effets de paronomase similaires, on peut relever au ch. galement :

    , ( dsigne le lieu et : la manire dtre) ; au ch. ,

    Cf. Vices, Introduion.Cf. Cameron, Averil et Alan, Chriianity and Tradition in the Hioriography of the Late Empire, Classical Quar-

    terly (), p. .

    24

  • Introduction

    ( : linjuice et : la juification) ; au ch. ,

    , ( : tre patient,

    : semporter) ; au ch. ,

    ( : le souci et : le plaisir) ; au ch.

    , ( :

    examinateur ; : amoureux) ; au ch. , ,

    : railler et : le refuge) ; au ch. ,

    ( : lobissance et : le renoncement) ; au

    ch. , ( : amputation et

    : peine).

    Le yle, enfin, ne pas uniforme tout au long du trait. On observe une volution dans

    les figures et les rfrences employes par Evagre : tandis quil puisait ouvertement la

    source platonicienne dans le prologue et le dbut du premier chapitre, il se tourne dau

    cours du ch. vers des citations bibliques, qui dominent le ree de la premire partie

    du trait : le leeur e en effet cens passer progressivement dun tat desprit profane

    un mode de pense qui convient davantage un moine et un anachorte. A mesure que

    luvre progresse, le yle se fait de plus en plus lyrique, les mtaphores de plus en plus

    oses (Scelle bien par le silence les parfums de tes efforts, pour ne pas les dfaire par ta langue(ch. ) ; faire pleuvoir sur ton cur les fruits de la charit (ch. ), par exemple), un lyrisme

    qui culmine dans les comparaisons homriques du chapitre . Dans ce chapitre, qui e

    la culmination de luvre avant une conclusion en anticlimax qui met en garde contre

    les dangers de lorgueil, sept grandes comparaisons sur la vie asctique, commenant par

    , exaltent le mode de vie de lanachorte : De mme que le soleil, de ses rayons dors,

    sourit toute la terre, de mme, la charit, par ses aes lumineux, rjouit toute lme ; si nousnous la soumettons, nous avons teint nos passions et brill jusquaux cieux. Ainsi lauteur

    cherche-t-il entraner son leeur, dans un lan denthousiasme, la suite de la voie quil

    a lui-mme choisie.

    De plus, la premire partie du trait, passs les chapitres liminaires, e surtout compo-

    se de sentences de quelques lignes, qui senchanent sans former un raisonnement suivi,

    tandis que dans les deuxime et troisime parties de louvrage, lauteur prsente ce qui

    sapparente davantage une thorie gnrale de la vie monaique ; de ce fait, le yle,

    plus li, ressemble davantage celui des grandes lettres dorinales, comme la Lettre

    Mlanie, qu celui de la trilogie Pratique Gnoique Kephalaia Gnoica.

    25

  • Trait Euloge

    Struure

    La premire impression quant au plan de luvre e celle dun apparent dsordre,

    rendu plus sensible encore par le foisonnement incontrl du lexique. Ce limpression

    quont retenue les principaux diteurs de ce trait, qui lui ont impos une chapitration en

    grande partie arbitraire ; il ne pas impossible cependant de dceler certains principes

    qui semblent prsider sa composition. Nous proposons de dcouper louvrage selon le

    plan suivant :

    Plan dEuloge

    Prologue.

    Premire partie : vices opposs aux vertus.

    . Chapitre introduif : Eloge de lexil.

    . Sentences sur la vertu en gnral.

    . Vertu : lhumilit.

    . Vice : la colre.

    . Vertu : la joie.

    . Vice : la triesse.

    . Vice : lacdie.

    . Vertu : la patience.

    . Vice : lavarice.

    . Vertu : la persvrance.

    . Vice : la vaine gloire.

    . Vertu : labsence de vaine gloire.

    . Vice : lorgueil.

    . digression sur la vie gnoique.

    . Vice : lenvie.

    . Vertu : labsence denvie. . Vice : la luxure

    . Vice : la gourmandise.

    . Conclusion sur la vie asctique.

    . Vingt sentences sur la vie asctique.

    Seconde partie : conseils de pratique cnobitique.

    . Paradoxe sur la luxure et la vaine gloire

    . Dorine des habitus

    26

  • Introduction

    . Le courage spirituel.

    . Eloge de la pratique.

    . Dix sentences sur la pratique dans la vie communautaire.

    . trois apophtegmes.

    Troisime partie : conseils de pratique anachortique.

    . Ecole de lhumilit : la direion spirituelle.

    . Dorine des contraires. . La vie spirituelle comme lutte (tmoignage personnel).

    . la prire.

    . Souci du frre contre souci de Dieu.

    . Sept comparaisons sur lanachorse.

    . Dernire mise en garde contre lorgueil.

    Exhortation finale

    Les grandes subdivisions apparaissent assez clairement, marques par des sries de

    sentences lapidaires : une premire partie numre les diffrents vices et les moyens de

    les combattre, tandis que la seconde et la troisime partie envisagent latteinte de la per-

    feion dans la vie cnobitique et anachortique respeivement. Ainsi quon peut le voir,

    en revanche, aucun principe clair ne parat gouverner lordre de prsentation des sujets

    au sein de ces grandes parties. Dans la premire, qui expose laion des diffrents vices

    et vertus les uns aprs les autres, la matire ne pas ordonne de faon symatique.

    Cependant, on conate un certain groupement des vices et vertus en fonion de leur ap-

    partenance aux trois facults de lhomme (intelleive, irascible et concupiscible) : la

    colre, la triesse et lacdie sont prsentes groupes au dbut, tandis que la vaine gloire,

    lenvie et lorgueil sont groupes au milieu ; mais lavarice, par exemple, ne pas groupe

    avec les autres vices du concupiscible. Il semble que ce soit pour faire apparatre dautres

    points de conta, par exemple entre la patience et le dsintressement (ch. et ), qui

    concernent tous deux plus particulirement la charit ; ou bien entre lenvie et la luxure

    (ch et ), qui se manifeent toutes deux par un regard et une parole portes sur au-

    trui de faon fausse. Ces ponts entre des vices issus de facults diffrentes permettent

    peut-tre de ne pas rendre trop rigide le syme tripartite. La prsentation dapparence

    dsordonne permet aussi de ne pas donner toutes les cls du syme dorinal vagrien

    un leeur insuffisamment avanc, selon le principe voqu ci-dessus ; en effet, tandisCf. infra, p. .P. .

    27

  • Trait Euloge

    que la lie des vices e clairement ruure dans Euloge et les Vices autour de la tripar-

    tition de lme humaine, ce fait ne jamais voqu explicitement dans ces uvres, la

    diffrence dautres. Cette faon de faire e peut-tre aussi due au carare piolaire

    du trait ; dans un crit sapparentant davantage un manuel ou un ouvrage de rfrence,

    tel que le Pratique, la matire e ordonne de faon plus rigoureuse. On peut opposer

    ce plan dEuloge celui du Pratique tel que Sinkewicz la repr :

    Plan du Pratique

    Prologue

    Partie I. Introduion (-)

    . Sur les vices, les vertus et les passions

    (a) Les huit penses de malice ()i. Gourmandise ()

    ii. Luxure ()iii. Avarice ()iv. Triesse ()v. Colre ()

    vi. Acdie ()vii. Vaine gloire ()

    viii. Orgueil ()(b) Remde aux huit penses ()

    i. Gourmandise ()ii. Luxure ()

    iii. Avarice ()iv. Triesse ()v. Colre (-)

    vi. Acdie (-)vii. Vaine gloire (-)

    viii. Orgueil ()(c) Sur les Passions

    i. Causes des passions (-)ii. Mise en branle des passions (-)

    (d) Inruionsi. Rponse certains types de tentations (-)

    ii. Types dattaques des dmons (-)iii. Moyens daion contre les dmons

    A. Prire ()B. Observation (-)C. Asctisme (-)

    Cf. p. .Sinkewicz, Robert E., Evagrius of Pontus : The Greek Ascetic Corpus, Oxford , p. -.

    28

  • Introduction

    Partie II

    . De limpassibilit

    (a) Discours sur le sommeil (-

    (b) Ltat proche de limpassibilit (-)

    (c) Les signes de limpassibilit (-)

    (d) Considrations pratiques (-)

    . Apophtegmes de moines (-)

    Epilogue

    Dans ces deux traits, on le voit, au-del des diffrences de yle, la prsentation g-

    nrale ree la mme : un ensemble ruur autour de la lie des vices, succde un

    second ensemble plus libre, fait de conseils et de considrations pratiques.

    En ralit, si lagencement du propos dans Euloge peut paratre moins rigoureux aux

    yeux dun auteur moderne, sa composition e en ralit tout aussi travaille. Elle rpond

    aux canons de la rhtorique antique, notamment par le naturel avec lequel chaque sujet

    abord amne le suivant. Faisant suite au prologue proprement dit, qui sapparente une

    ddicace exige par la nature piolaire de lcrit, le chapitre premier a lui aussi un rle

    introduif, et vise dfinir le but mme de la vie monaique dont il va tre queion. Ce

    chapitre e un loge de labandon de la vie terrere au profit de Dieu, dans des termes qui

    sont repris dOrigne. Pour lAlexandrin, qui a connu la perscution de Dce en ,

    cet abandon avait pour cadre le martyre aux mains des paens. Pour Evagre au contraire,

    qui e n et mort dans un Empire chrtien, ce qui e dit par Origne du renoncement

    au monde pour le Royaume e transpos la nouvelle voie royale de saintet, le martyre

    non sanglant de lexil volontaire () pour la vie monaique. Ce la voie qui a t

    trace par Athanase dans sa Vie dAntoine, un texte qui fait plusieurs reprises lobjet

    de rminiscences dans Euloge. Le chapitre quEvagre consacre cette e un vrai

    morceau de bravoure, qui a t copi en tant quextrait isol du ree de loeuvre par une

    partie de la tradition syriaque.

    La suite de la premire partie, consacre lexposition des vices et des vertus, com-

    mence par quelques sentences sur la vertu en gnral, puis sur la vertu dont dpendent

    toutes les autres, lhumilit (car lorgueil, corollairement, e dsign comme la mre de

    Cf. ch. et Origne, Exhortation au martyre , GCS , p. -.Cf. Athanase dAlexandrie Vie dAntoine, SC , Introduion de Grard Bartelink, p. .Cf. p. .

    29

  • Trait Euloge

    tous les vices). Dans cette premire partie dEuloge sont voqus tous les vices gnriques

    que diingue Evagre, avec leur vertus correspondantes.

    Deux vices font lobjet dun traitement particulirement dvelopp, lacdie et lor-

    gueil. Ces vices sont symptomatiques de deux ades successifs davancement dans le

    cheminement spirituel. Lacdie correspond au ade o le moine lutte encore contre les

    multiples tentations qui le lient sa vie passe et rendent encore imparfait son exil mo-

    naique. La persvrance dans lexil e lenjeu principal de la vie "pratique", et ce pour-

    quoi lacdie, ou tentation de quitter la cellule, prend une telle importance ici. . Quant au

    moine plus avanc dans la "pratique", et en passe de devenir un "gnoique", le danger qui

    le guette e de se glorifier de ce quil a accompli, de ne pas en attribuer le mrite Dieu

    mais lui-mme, et de tomber ainsi dans le pch dorgueil. Le vice qui pousse le moine

    avanc dans la voie asctique tomber dans cette attitude orgueilleuse e le principal

    cueil que dtee Evagre dans le combat des anachortes les plus proches de la perfec-

    tion, et il y revient longuement dans le dernier chapitre de son trait. La premire partie

    se clt par une srie de sentences sur la vie monaique en gnral.

    Le passage la seconde partie du trait e en outre rendu sensible par un contrae

    dans le yle. Comme nous lavons indiqu prcdemment, dans la premire moiti du

    trait, qui traite de chaque vice et vertu individuellement, le texte e majoritairement

    compos de courtes sentences, qui donnent au propos un aspe hach. Dans la seconde

    moiti en revanche, les phrases senchanent entre elles de faon plus discursive et

    contruisent une argumentation. La seconde partie commence par un chapitre sur

    lopposition entre luxure et vaine gloire, qui introduit une premire rflexion sur lide

    dopposition entre les vices et les vertus. Dans cette partie traitant surtout de la pratique

    dans le cadre dune communaut, lauteur introduit quelques prolepses du thme qui sera

    celui de la troisime partie, le passage de la vie cnobitique lanachorse, cararis

    par lapparition de vices plus spirituels. La partie sachve nouveau sur une srie de

    sentences, plus spcifiquement orientes vers la vie cnobitique.

    La troisime partie e plus spcifiquement que les autres une exhortation la vie der-

    mite solitaire. Le vice dominant cette partie e le dernier de la lie et le plus spirituel,

    lorgueil, principal danger guettant les asctes parvenus un trs haut degr de pratique.

    Elle commence par un nouvel loge de lhumilit, qui rappelle celui sur lequel souvrait

    la premire partie, et se conclut par une mise en garde contre lorgueil. Au cur de cette

    Cependant, les vertus du concupiscible sont moins dtailles, ne faisant pas lobjet dun traitement diin du vicecorrespondant ; ce sont en effet les vertus les plus aises acqurir, dans le syme dEvagre.

    30

  • Introduction

    partie se trouve un rsum de la dorine dEvagre sur les vices et les vertus, qui peut

    se condenser en une seule maxime : prendre le chemin inverse de celui quindiquent les

    penses. Cette maxime e illure par ce qui e sans doute un tmoignage personnel

    de la part dEvagre. Cette troisime partie, comme les autres, se termine sur une srie de

    sentences, prenant cette fois la forme de comparaisons homriques (de mme... de mme),

    plus spcifiques la vie anachortique, centres sur la citation du psaume : le Seigneur

    donne lisol le sjour dune maison.

    Les donnes de ce plan permettent donc de carariser le trait comme une exhorta-

    tion passer de la vie cnobitique la vie rmitique, sous-tendue par la dorine des

    vices opposs aux vertus, qui trouve ici une expression particulirement cohrente. Le

    court trait des Vices opposs au Vertus quant lui, apparemment dein servir de guide

    de leure Euloge, et en tout cas trait comme tel par la tradition manuscrite qui asso-

    cie toujours ces deux textes, reprend de faon symatique ce quEuloge expose de faon

    discursive.

    Pour Evagre, la vie monaique a pour but de permettre la prire pure. Celle-ci e im-

    possible moins dune longue prparation, car elle ne peut prendre place quen labsence

    de passions ; or lhomme, dans son tat dchu, e habit par de nombreuses passions,

    produites par les vices, qui ne sont autre chose que lenracinement en lhomme de pen-

    ses dorigine dmoniaque. La vie monaique consie donc dans lacquisition des vertus,

    qui permettent de combattre les vices. Chaque vertu sacquiert par la formation, dans

    chaque domaine particulier de la vie, dun vertueux, ce--dire une habitude tel-

    lement intriorise quelle devient manire dtre. Lensemble de la thorie de la lutte

    contre les vices par les vertus, et des aivits qui permettent dacqurir ces vertus, forme

    ce quEvagre nomme . Evagre e conscient de la dichotomie platonicienne -

    / (ou / chez Ariote), o le premier terme, dsignant une

    vie aive dans la politique ou lindurie, e dvaloris par rapport au second, qui d-

    signe la vie philosophique. Mais chez Evagre, comme chez Philon dAlexandrie, le mot

    prend un sens positif, et dsigne la faon dordonner sa vie par la prire et les

    efforts asctiques, de faon atteindre ltat qui rend possible laccs la contemplation

    et la vie philosophique. Si ltat de perfeion quenvisage Evagre se cararise en effetDe Prmiis et Pnis (Cerf p. ) ; cf. aussi Guillaumont, Trait pratique, p. sqq.

    31

  • Trait Euloge

    par une contemplation de Dieu qui e le plus haut objet de la connaissance, le "gnoique"

    doit dabord cet tat la pratique, ce--dire une purification par lascse qui rend lin-

    dividu rceptif au don surnaturel de la gnose. La pratique passe par des efforts assidus

    et un entranement asctique qui repose essentiellement sur les forces du moine. Celui-ci

    e prsent comme un champion ou un athlte du combat spirituel ; mais si le combat

    e spirituel, lentranement et la discipline exigs sont tout aussi matriels que chez un

    champion du ade. La mtaphore gymnique, toujours prsente, et couverte de lautorit

    de saint Paul (Co, , ), e notamment file au ch. . Mais lvocation des exercices du

    ade ne simpose pas uniquement en raison de la discipline exige : comme le lutteur

    dans la palere, le moine affronte un adversaire bien concret.

    Le quotidien du moine : la lutte contre les dmons

    Les crits dEvagre, hormis le Gnoique et les Kephalaia Gnoica, traitent essentielle-ment de la Pratique, ce--dire de la manire de combattre les ennemis dmoniaques

    qui sopposent la progression du moine vers Dieu, et ce aussi la matire principale

    du trait Euloge. La vie spirituelle du moine e prsente comme un combat incessant

    contre les forces dmoniaques qui tentent de faire chouer son projet de sanification.

    Ces forces sont habituellement dsignes par le terme de , qui, sans autre prci-

    sion, a le sens de pense mauvaise envoye par le Dmon pour diraire le moine de la

    prire. La connaissance de la typologie et du modus operandi de ces penses forment la

    base de la Pratique.

    Lintelligence du terme de , qui napparat pas moins de fois dans le texte

    dEuloge, e donc cruciale pour la comprhension du syme vagrien. Pour Guillau-

    mont, ce l une conception dorigine smitique : dans la Bible, ,! la pense, a un

    sens pjoratif tandis que e globalement positif dans la philosophie grecque

    classique. Nanmoins, dune part le terme ! e assez rare dans la Bible, o le terme

    commun pour dsigner la pense e ! . Dautre part, ! signifie davantage "ma-

    chination", "complot ourdi" que "pense" au sens psychologique, comme ce le cas chez

    Evagre. Il semble que la source diree dEvagre en la matire soit davantage Origne,

    qui lui aussi emploie surtout dans un sens ngatif. Pour Origne, ces penses

    sont les armes des dmons contre les moines : Il me semble donc quil exie un nombre in-Guillaumont, Trait pratique, op. cit.Les tradueurs syriaques se servent dailleurs du terme apparent ( AEUx) pour traduire .Cf. Bettencourt, S., Studia ascetica Origenis, Studia Anselmiana , d. Pontificium Initutum S. Anselmi/Libreria

    Editrice Vaticana, Rome-Citt del Vaticano , p. -.

    32

  • Introduction

    fini de puissances ennemies, car il se trouve chez presque tous les hommes diffrents esprits quicherchent susciter en eux les divers genres de pchs. Par exemple il y a lesprit de fornication

    et lesprit de colre, lesprit davarice et lesprit dorgueil. Or sil se trouve un homme agit par

    toutes ces passions ou par dautres encore, on doit penser quil possde en lui tous ces esprits

    ennemis, ou mme davantage.

    Cette dorine e reprise par Athanase et applique spcifiquement au combat asc-

    tique : Donc, si les dmons voient des chrtiens, quels quils soient, mais surtout des moines,

    travailler avec joie et faire des progrs, ils essaient et sefforcent dabord de mettre des obaclessur le chemin ; leurs obacles, ce sont les penses impures. Pour la dorine du combatasctique, outre les sources orales et lexprience pratique dont jouissait Evagre, la fois

    du fait de son exprience personnelle et de celle de ses frres de communaut, une des

    principales sources livresques dEvagre e en effet Athanase : la Vie dAntoine e cite au

    moins une fois textuellement dans Euloge, et les allusions et rminiscences sont nom-

    breuses. Comme Athanase, Evagre e dune grande mfiance face au monde invisible :

    et sont employs davantage en mauvaise part ( fois) quen bonne part

    ( fois). Le monde invisible, en effet, e peupl de dmons tout autant que danges, et

    les relations avec linvisible, presque autant que celles avec le monde sensible, ncessitent

    donc une vigilance permanente. Le moyen de communication entre lange (mauvais ou

    non) et lhomme e une pense () qui na pas sa source dans lesprit de lhomme,

    mais y e implante par une crature spirituelle. Si Evagre, dans Euloge, ne mentionne

    dailleurs quasiment jamais des penses qui seraient produites par le sujet lui-mme, ce

    ne pas quil imagine lhomme dpourvu de penses propres : Je ne veux pas dire que tous

    les souvenirs de tels objets viennent des dmons car lintelle lui-mme, lorsquil e m parlhomme, a la facult naturelle de rappeler les images de ce qui exie. Dans dautres crits,comme les Penses (ch.), il diingue en outre finement entre penses angliques, d-

    moniaques et humaines. Cependant, dans ce trait consacr essentiellement la lutte

    Origne, Homlies sur Josu , , SC , p. . Unde mihi videtur esse infinitus quidam numerus contrarium virtutumpro eo quod per singulos paene homines sunt spiritus aliqui, diversa in his peccatorum genera molientes. Verbi causa, e aliquisfornicationis spritus, e et irae ; spiritus alius e avaritiae, alius vero superbiae. Et si eveniat esse aliquem hominem, qui hisomibus malis aut etiam pluribus agitetur, omnes hos vel etiam plures in se habere inimicos putandus e spiritus.Athanase dAlexandrie, Vie dAntoine , SC p. : , , , , .Nous en conservons une trace par les Apophtegmes des Pres du dsert.Ch. .Penses , p. .La tradition spirituelle occidentale accorde toujours une grande importance ce discernement : Je prsuppose quil

    y a en moi trois sortes de penses : lune qui me propre, qui nat de ma seule libert et de mon seul vouloir ; et deux autresqui viennent du dehors, lune qui vient du bon esprit et lautre du mauvais (Loyola, Ignacio de, Obras Completas (d. Ipara-guirre, Ignacio), Madrid p. -.)

    33

  • Trait Euloge

    contre les vices, il concentre son propos sur laion des dmons. Dune part, en effet, le

    propos dEuloge e moins de fournir un syme thorique complet que dexhorter et de

    donner des conseils immdiatement utiles ; dautre part, Evagre applique en gnral une

    sorte de principe de prcaution aux motions de lme et les souponne, par dfaut, de

    venir du mauvais. Le mot , qui revient fois, e le plus employ du trait : la

    matrise des penses e pour Evagre lessence mme de la vie asctique.

    Si ce bien aux influences dmoniaques quEvagre attribue les tentations, les expres-

    sions "dmon de la luxure", "dmon de lacdie", "dmon de la triesse" reviennent assez

    souvent sous sa plume pour donner limpression au leeur moderne que ces dmons sont

    entirement assimils au vice correspondant, et quil seraient en quelque sorte une figure

    de yle pdagogique, la prosopope dun phnomne psychologique complexe. Ce serait

    mconnatre profondment la dorine dEvagre, pour lequel le monde invisible e bien

    rel : il relate plusieurs reprises dans son uvre des pisodes dapparitions (Euloge ch.

    , Chapitres sur la Prire , etc.), et ne cherche absolument pas interprter les tres

    spirituels dans un sens purement allgorique. Dans les Kephalaia Gnoica, il affirme clai-rement : Les corps des dmons possdent couleur et forme ; mais ils chappent notre sens,

    parce que cette qualit ne ressemble pas la qualit des corps qui tombent sous nos sens.

    On doit au contraire y voir un reflet de sa conception trs ordonne de la hirarchie des

    cratures spirituelles, o chaque dmon e assign une tche prcise, comme il le pr-

    cise dans les Kephalaia Gnoica (I, ) : "Parmi les dmons, certains sopposent la pratiquedes commandements, dautres sopposent aux reprsentations mentales de la nature, et dautres

    sopposent aux paroles concernant la divinit, car la gnose de notre salut se compose aussi de

    ces choses.". Guillaumont considre de plus quEvagre se reprsente les dmons comme

    dots de personnalit, daprs la remarque du Pratique : Il faut apprendre connatre les

    diffrences exiant entre les dmons et remarquer ls circonances de leur venue. Sa concep-tion de la vie chrtienne comme lutte contre les dmons lui vient en droite ligne dOri-

    gne. LAlexandrin affirme en effet dans le la ralit de laion adverse des

    dmons sur les mes : Par toutes ces paroles, lEcriture nous enseigne quil exie des ennemis

    KG I, (p. ).Guillaumont, Antoine, Les six centuries des "Kephalaia Gnoica" dEvagre le Pontique, Patrologia Orientalis xxviii,

    fasc. no , d. Brepols, Turnhout p. -.Guillaumont, Antoine et Claire, article "dmons, iii : dans la plus ancienne littrature monaique", Diionnaire de

    Spiritualit t. p. -.Pratique .Cf. Perrone, Lorenzo, "Chasser les chiens au moment de la prire. Limage de lorant entre les dmons et les anges :

    dOrigne Evagre le Pontique", Les forces du bien et du mal dans les premiers sicles de lglise : aes du colloque de Tours,septembre , Paris , p. -.

    34

  • Introduction

    invisibles qui combattent contre nous.. Dans la thologie orignienne, laion contraire

    des dmons e compense par une aide proportionne que lui apportent les anges. Ce

    dualisme e moins marqu chez Evagre, en raison de la faible importance de la mention

    des anges dans Euloge quand on la compare lomniprsence de la mention des dmons.

    En effet, tandis que les dmons sont de redoutables adversaires, minemment aifs dans

    lopposition aux desseins de Dieu et aux progrs du moine, les anges sont entirement en

    retrait, quasi jamais nomms comme adjuvants possibles de lascte, le cas chant seule-

    ment comme vision qui rcompense le moine de ses efforts, comme par exemple au ch.

    : Abraham, assis devant sa tente pour voir sil passait quelquun, linvitait effeivement, etdressait sa table pour ceux qui vivaient dans limpit ; recevant les barbares, il ne manqua pas

    les anges.

    En analysant prcisment le mcanisme de la suggeion diabolique, on conate que

    les dmons sont nettement diingus des penses quils suggrent. Celles-ci se diffren-

    cient, non seulement par le dmon qui les a provoques, mais aussi par leur mode op-

    ratoire, qui varie selon les circonances. Dans son tude densemble sur Evagre, Antoine

    Guillaumont propose une typologie du mode opratoire des penses : il diingue dune

    part des penses dordre matriel, et dautre part des penses dordre spirituel.

    Les penses dordre matriel sont de simples images dun objet propos la convoitise :

    nourriture, femme sensuelle, pays natal... Ces images peuvent tre tires des souvenirs de

    la personne : Ils te font aussi ressurgir des souvenirs de choses honteuses, dont ils te font rver

    la nuit, en modelant devant toi les images brlantes de lillusion. Les dmons peuvent les

    forger partir dobjets prsents dans son environnement, ou bien provoquer des imagina-

    tions, des rves ou des hallucinations : Le dmon prend la forme dun visage fminin, afin de

    droguer ton me pour quelle se compromette avec lui. Un fantme dsincarn endosse laspedune beaut pour dbaucher ton me par une pense licencieuse.

    Les penses dordre spirituel, quant elles, sont davantage des raisonnements que des

    images qui simposent au cerveau. Ce