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La lettre de 59 Février / mai 2016

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La lettre de n° 59Février / mai 2016

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L’histoire de la Pléiade 4 • Le Roi des Aulnes : lectures d’un manuscrit

Coulisses 8 • Le texte et son double | Text and its ShadowQuelques remarques sur les éditions bilingues

Parmi les nouveautés 12 • Henry James • Mario Vargas Llosa• Jules Verne • William Shakespeare • Album Shakespeare

La Pléiade vous informe 22 • Michel Tournier• Jorge Luis Borges

Éditions Gallimard 5, rue Gaston-Gallimard75007 Paris • La Lettre de la Pléiade n° 59, février / mai 2016.

Cette Lettre comprend les programmes des livres paraissant de février à mai, sous réserve de modification de dernière heure. Les indications de pagination et de prix ne sont pas contractuelles. Achevé d’imprimer en 2016par Senteurs CartonsDépôt légal : Avril 2016.

Illustrations. Couverture : Cymbeline, de William Shakespeare. Mise en scène de Philippe Calvario, au Quartz de Brest, septembre 2000. Photo © Pascal Victor / ArtComArt.Page 2 : Mario Vargas Llosa en 1968 © Lütfi Özkök.Page 4 : Michel Tournier. Photo André Bonin © Éditions Gallimard.Page 7 : Dominique Aury. Photo Marc Foucault / © Gallimard. Note de la main de Dominique Aury sur le manuscrit du Roi des Aulnes de Michel Tournier, mars-avril 1970. © Paris, Archives Éditions Gallimard. Page 12 : Henry James (1843-1916) par John Singer Sargent (1912). © Her Majesty Queen Elizabeth II, 2015 / Bridgeman Images.Page 14 : Mario Vargas Llosa en 1994. © Jacques Sassier / Gallimard.Page 16 : Jules Verne. Frontispice de « L’Île mystérieuse », édition in-8° de 1875.Page 18 : William Shakespeare, d’après le portrait de Martin Droeshout, gravé pour le frontispice de l’in-folio de 1623. Droits réservés.Page 22 : Michel Tournier. Photo Jacques Sassier / © Gallimard.

Sommaire

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Il n’y avait personne en lui ; derrière son visage (qui, même d’après les mauvaises peintures de l’époque, ne ressemble à aucun autre) et derrière ses propos, qui furent abondants, fantastiques et agités, il n’y avait qu’un peu de froid, un rêve que personne ne rêvait. […] à Londres, il trouva la profession à laquelle il était prédestiné, celle d’acteur, lequel, sur une scène, joue à être un autre, devant une assemblée de personnes qui jouent à le prendre pour cet autre. Le métier d’histrion lui apprit un bonheur singulier, peut-être le premier qu’il connût ; mais, le dernier vers acclamé et le dernier mort retiré de la scène, la détestable saveur de l’irréalité l’envahissait de nouveau. Il cessait d’être Ferrex ou Tamerlan et redevenait personne.Aux abois, il se prit à imaginer d’autres héros et d’autres fables tragiques. Ainsi, pendant que son corps s’acquittait de son destin de corps dans les lupanars et les tavernes de Londres, l’âme qui l’habitait était César, qui fait la sourde oreille aux avertissements de l’augure, et Juliette, qui déteste l’alouette, et Macbeth, qui parle sur la lande avec les sorcières qui sont aussi les Parques. Personne ne fut autant d’hommes que cet homme qui, à la ressemblance de l’Égyptien Protée, put épuiser toutes les apparences de l’Être. […]L’histoire ajoute qu’avant ou après sa mort, il sut qu’il était en face de Dieu et il lui dit : « Moi qui ai été tellement d’hommes en vain, je désire en être un seul qui soit moi. » Au milieu d’un tourbillon, la voix de Dieu lui répondit : « Moi non plus, je ne suis pas ; j’ai rêvé le monde comme tu as rêvé ton œuvre, William Shakespeare, et tu fais partie de mon rêve, toi qui es multiple comme moi et, comme moi, personne. »

Jorge Luis Borges.Ces lignes sont extraites d’« Everything and Nothing »

(trad. Roger Caillois revue par J. P. Bernès), recueilli dans L’Auteur, Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, t. II, p. 24-25.

Voir aussi « De quelqu’un à personne », Autres inquisitions, ibid., t. I, p. 780.

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4 L’histoire de la Pléiade

Après le succès de Vendredi ou les limbes du Pacifi que, Grand Prix de l’Académie française 1967, Michel Tournier remet le manuscrit du Roi des Aulnes, son deuxième roman, à Dominique Aury. La lectrice du comité de lecture des Éditions Gallimard, discrète auteur d’Histoire d’O, fait part de son avis à la séance du 6 janvier 1970 : « C’est un livre très extraordinaire », « le portrait d’un être obsédé, passionné, ravagé et triomphant dans son désastre même ». Elle recommande toutefois à l’écrivain d’en alléger et resserrer la première partie. Le 3 mars 1970, Michel Tournier remet un nouveau manuscrit « provisoirement défi nitif » à Claude Gallimard, pour lecture. Dominique Aury suggère à

nouveau de procéder à quelques modifi cations et prépare à cette fin un argumentaire pour convaincre l’auteur : « Tous les lecteurs sont d’accord pour penser qu’il serait utile d’alléger le livre, et particulièrement la première partie (“Écrits sinistres”). L’affaire Weidmann (tout ce qui la concerne, exécution comprise) apparaît très peu nécessaire et supprimée, gagnerait plus de vingt pages. L’affaire de la petite fi lle violée manque absolument de vraisemblance, du fait du fl agrant délit. Une très légère modifi cation supprimerait cette invraisemblance : l’arrestation le lendemain. Si dans chaque partie suivante, quelques pages de-ci de-là pouvaient être supprimées, l’ensemble y gagnerait. Invraisemblable également, le fait que soit confi é à un étranger, prisonnier et français, le recrutement des jeunes garçons pour le Prytanée nazi. On n’y croit pas. Enfi n, l’atroce empalement des trois enfants à l’entrée du château, on n’y croit pas non plus. »

Voici la réponse très précise qu’apporte Michel Tournier à ces recommandations, transmises au romancier le 20 avril 1970 par Claude Gallimard :

Le Roi des Aulnes : lectures d’un manuscrit

nouveau de procéder à quelques modifi cations et prépare à cette fin un argumentaire pour convaincre l’auteur : « Tous les lecteurs sont d’accord pour penser qu’il serait utile d’alléger le livre, et particulièrement la première partie (“Écrits sinistres”). L’affaire Weidmann (tout ce qui la concerne, exécution comprise) apparaît très peu nécessaire et supprimée, gagnerait plus de vingt pages. L’affaire de la petite fi lle violée manque absolument de vraisemblance, du fait du fl agrant délit. Une très légère modifi cation supprimerait cette invraisemblance : l’arrestation le lendemain. Si dans chaque partie suivante, quelques pages de-ci de-là pouvaient être supprimées, l’ensemble y gagnerait. Invraisemblable également, le fait que soit confi é à un étranger, prisonnier et français, le recrutement des jeunes garçons pour le Prytanée nazi. On n’y croit pas. Enfi n, l’atroce empalement des trois enfants à l’entrée du château, on n’y croit pas non plus. »Michel Tournier à la NRF en novembre 1970,

à l’occasion de l’attribution du prix Goncourt pour Le Roi des Aulnes.

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5L’histoire de la Pléiade

Les souffrances du roi des auLnes

Ce n’est pas faute de scrupules ni de bonne volonté. Le manuscrit du Roi des Aulnes a été soumis depuis le 1er janvier à :

- un médecin agrégé spécialiste des enfants

- un critique littéraire (Robert Poulet)

- un procureur de la République

- un historien allemand spécialiste du IIIe Reich

- un connaisseur en chasse et en équitation

outre bien sûr les lecteurs de Gallimard que j’ai écoutés la plume à la main.Il en est résulté un dossier contenant des centaines d’observations et d’objections techniques et littéraires sur lequel je travaille depuis quatre mois. Il va de soi que si je tenais compte de toutes ces observations, il faudrait écrire une autre histoire – qui n’aurait d’ailleurs ni queue, ni tête. Tenons-nous en aux observations des lecteurs Gallimard.

Le personnage de Nestor est faux et ce qu’il dit ne tient pas dans la bouche d’un enfant de quatorze ans. Réponse : j’ai limé les déclarations de Nestor pour les rendre moins raides, et (p. 21) j’ai réécrit la présentation du personnage, soulignant son côté délibérément faux,

fabriqué, etc. J’ajoute que par un hasard assez extraordinaire, tout le monde chez Gallimard a connu l’un des modèles dont je me suis inspiré pour Nestor. C’est Roger Nimier dont j’ai été le condisciple au Lycée Pasteur. Nimier enfant était un gros père (il fait allusion à ce détail physique dans Le Grand d’Espagne) toujours goguenard et bardé d’ironie, qui ne parlait que par des citations auxquelles ses camarades ne comprenaient rien. Mais bien entendu Nimier n’est qu’une des composantes de Nestor.

L’exécution de Weidmann est un épisode inutile. Réponse : Weidmann est le frère condamné de Tiffauges. En assistant à son exécution, Tiffauges assiste à sa propre mort. Il incarne la haine de Tiffauges pour la société française de ce temps. Secondairement, le

rappel de ce que fut la scandaleuse soirée versaillaise du 17 juin 1939 – c’est depuis ce scandale que les exécutions capitales ne sont plus publiques – contribue à créer l’atmosphère apocalyptique qui éclaire utilement le personnage et le drame (il y a du Léon Bloy dans Tiffauges. Or voyez la réaction de Bloy face à l’incendie du bazar de la Charité ou du naufrage du Titanic).

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6 L’histoire de la Pléiade

Si Tiffauges avait violé la petite Marine, on aurait dû relever sur lui des traces de sperme et de sang. Réponse : d’accord. Je fais donc de ce détail l’une des raisons du non-lieu dont il bénéficie, p. 156.

Il est peu vraisemblable que les SS aient laissé jouer à un prisonnier français le rôle que j’attribue à Tiffauges. Réponse : dans l’atmosphère de débandade générale des derniers mois, il est arrivé que des prisonniers français accèdent à des postes de responsabilité. J’ai

ajouté un épisode (p. 320, bis et ter) où l’on voit le fou Victor devenu pratiquement maire d’un village. Ce cas est historique et a d’ailleurs été utilisé par Cayatte dans son film Le Passage du Rhin. D’autre part, Tiffauges n’a aucune fonction officielle. Le SS Raufeisen l’autorise seulement à se « débrouiller » dans une situation catastrophique. J’ajoute que mon spécialiste allemand du IIIe Reich, dont j’ai attiré l’attention sur ce point, n’a pas fait d’objection.

L’épisode des enfants empalés est horrible et inutile. Réponse : esthétiquement, cette image conclut valablement un roman écrit d’un bout à l’autre dans un style criard, heurté, excessif, etc. C’est l’équivalent des lions crucifiés de Salammbô ou de la tête de

Iaokanann apportée sur un plateau entre la poire et le fromage à la fin d’Hérodiade (tout Le Roi des Aulnes n’est d’ailleurs qu’une fausse anthologie flaubertienne).Mais il y a le point de vue logique. L’empalement est annoncé dès la page 40 (Nestor : « Il faudrait réunir d’un trait alpha et oméga »). Il est surtout préformé dans l’épisode des pigeons embrochés (p. 181) qui correspondent aux enfants (les deux roux, l’argenté, et le noir qui lui annonce Ephraïm). Il est enfin exigé impérieusement par la mécanique héraldique (p. 392-393) et provoqué finalement par l’inversion maligne qui réalise le passage du crucifère au crucifié. Bien entendu, l’Armée Rouge n’y est pour rien, mais je prends d’avance mon parti des contre-sens qui vont pulluler.

Pour en revenir à la première partie, je la crois indispensable dans la longueur actuelle, parce qu’elle est le « tuf » où toute la suite se prépare et dont elle sort. Au demeurant je crois – et je ne suis pas le seul – que ces pages sont intelligibles et dans leur ensemble

savoureuses et originales.Je n’en dirai pas autant en revanche de la cinquième partie (p. 303 et suivantes) où il me semble que l’interprétation systématiquement symbolique des événements provoque une certaine fatigue. Là, je m’efforce de pratiquer quelques allègements.

Michel Tournier

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7L’histoire de la Pléiade 7

Dominique Aury

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8 Coulisses

Le bilinguisme dans l’écrit : vieille histoire. Inutile de remonter à la pierre de Rosette ou aux Hexaples. Quant aux serments de Strasbourg, leur enjeu, politique, paraît sans rapport avec ce qui se joue, par exemple, quand la Pléiade publie une Anthologie de la poésie allemande. Mais les éditions bilingues

de textes classiques prolifèrent dès la Renaissance. L’original est souvent grec ; la traduction, latine. La poésie, épique, dramatique, lyrique, est déjà en première ligne. Les Bibles bilingues se répandent aussi. L’humanisme triomphe.

Plus près de nous, il y aura tout de même bientôt un siècle, de grandes collections bilingues ont vu le jour. Mentionnons (pour nous limiter à la France) la « Collection des universités de France », souvent appelée « collection Budé » parce qu’elle est publiée, par les Belles Lettres, sous l’égide de l’association Guillaume Budé, ou la collection bilingue des Éditions Aubier-Montaigne. L’une propose des classiques grecs et latins, l’autre des ouvrages allemands et anglais. L’appellation officielle de la « C.U.F », « Collection des universités de

France », dit clairement quel est le public visé. Son appellation d’usage, « Budé », souligne dans quelle lignée humaniste s’inscrit le projet. Le grand public peut avoir accès à ces ouvrages, mais pour l’essentiel le livre bilingue reste (entre les deux guerres et longtemps après) l’affaire des savants.

C’est pourquoi, en 1931, il n’est pas question de bilinguisme dans la Bibliothèque de la Pléiade naissante. La traduction par Baudelaire des œuvres de Poe n’est pas accompagnée de l’original, non plus que la traduction de Don Quichotte en 1934, ni celles de Shakespeare en 1938. Les éditions bilingues servent encore avant tout à l’étude, et la Pléiade ne joue pas sur ce terrain. Pourtant, le site de la collection propose aujourd’hui une rubrique « Pléiade bilingues » longue de trois pages. Il faut donc que quelque chose ait changé. Est-ce la Pléiade ou le terrain ?

La Pléiade change titre après titre, mais elle ne publie toujours pas d’instruments de travail. Si bon nombre de ses éditions sont utilisées par des universitaires, elles ne leur sont pas destinées en priorité. Plus développés que dans les années 1930 et 1940, les appareils critiques sont toujours conçus pour des lecteurs amateurs. Mais ni ces

Le texte et son double | Text and its ShadowQuelques remarques sur les éditions bilingues

Le site internet de la Pléiade permet différents types de recherche dans le catalogue. Certains sont classiques (« Par auteur »). D’autres provoquent des voisinages surprenants (« Par nationalité d’auteur ») ou semblent faits pour susciter le débat (« Par genre »). On s’intéressera ici à une rubrique a priori peu discutable, celle des « Pléiade bilingues ».

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lecteurs ni les éditeurs de la collection ne voient le monde du même œil qu’il y a trois quarts de siècle.

Passons vite sur les évidences : la connaissance des langues (vivantes) a progressé, les voyageurs (certes souvent déguisés en touristes) sont plus nombreux que jamais, l’Europe est devenue une communauté, puis une union, les relations entre les peuples ne sont toujours pas simples, mais les soubresauts ou les bouleversements qui contribuent à leur complexité ne nous reconduiront pas aux conceptions du siècle dernier. Et ce que l’on appelle « mondialisation », quoi qu’on en pense, a des effets sur la culture.

L’édition accompagne le phénomène. De nombreuses collections bilingues, souvent au format de poche, touchent désormais un public moins érudit que ne l’est celui des collections bilingues historiques, lesquelles ne se font d’ailleurs pas faute, à présent, d’exploiter au format de poche ceux de leurs titres qui paraissent susceptibles de trouver un lectorat élargi. En cela, c’est indéniable, le terrain a changé.

Pour autant, il n’y a jamais eu de véritable demande de bilinguisme à la Pléiade. La question est rarement apparue dans le courrier des lecteurs. La première entreprise quelque peu ambitieuse dans ce domaine n’est donc pas une réponse à la demande, mais une offre. Il s’agit des anthologies de poésie bilingues.

La première, consacrée à la poésie allemande, paraît en 1993, environ un mois avant l’entrée en vigueur du traité de Maastricht signé l’année précédente. Le maître d’œuvre du volume, Jean-Pierre Lefebvre, est conscient des enjeux. L’ouvrage, écrit-il dans sa préface, a été « conçu, dans son principe et sa confection, comme un geste en direction des peuples et des pays de

langue allemande. Geste culturel, politique, voire diplomatique, affectif ».

A-t-on eu tort d’annoncer que le cas des serments (bilingues) de Strasbourg était sans lien avec celui de cette anthologie ? Dans la suite de sa préface, J.-P. Lefebvre revient sur la dimension politique du projet, en rappelant la publication à Paris, pendant la Deuxième Guerre mondiale, d’une anthologie bilingue de poésie allemande qui pouvait, elle aussi, passer pour un geste culturel, politique et diplomatique: elle fut en effet réalisée sous l’égide des autorités d’Occupation, préfacée par le directeur de l’Institut allemand Karl Epting et parrainée par l’ambassadeur Otto Abetz. Bien entendu, de nombreux poètes manquaient à l’appel, à commencer par Henri Heine, qui était alors « le juif Heine ». Voilà qui donne tout son sens à la décision, prise en 1993, d’apposer sur l’étui de l’anthologie allemande de la Pléiade le portrait de Heine par Samuel Dietz.

Trois autres anthologies bilingues de poésie, italienne, espagnole, anglaise, devaient suivre. L’Anthologie de la poésie chinoise parue en 2015, quant à elle, n’est pas bilingue. Le nombre des lecteurs francophones lisant le chinois n’était pas tel qu’on ait été tenté de multiplier par deux la pagination ou de diviser par deux le nombre des poèmes retenus. Car la langue originale n’a pas valeur d’ornement (dans l’anthologie chinoise, quelques calligraphies jouent ce rôle) ; elle est proposée à la lecture ou à la consultation.

Deux volumes parus en 1994, peu après l’anthologie allemande donc, comportent eux aussi des pages en deux (voire trois) langues : les épîtres-dédicaces de Rabelais et ses lettres à Guillaume Budé furent écrites et sont publiées en latin et en grec, sa supplique au pape Paul III l’est en latin ; dans l’un et l’autre cas, une traduction française court au bas des pages. Même situation au tome II des Œuvres complètes de Ronsard, à ceci près que, dans les pages occupées par ses pièces

Le texte et son double | Text and its ShadowQuelques remarques sur les éditions bilingues

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latines, c’est la traduction française qui est mise en évidence, alors que l’original est en petits caractères. Mais il s’agit là de dossiers limités. Les volumes ne figurent d’ailleurs pas dans la liste des éditions bilingues sur le site de la collection.

N’y figure pas non plus le tome VI des Œuvres complètes de Julien Green, qui contient pourtant Le Langage et son double / The Language and its Shadow, où le texte anglais occupe les pages de gauche, tandis que le texte français — texte, non traduction — court sur celles de droite. Il est vrai qu’en toute rigueur on ne saurait parler, en l’occurrence, d’édition bilingue. Il s’agit plutôt de diglossie. Mais l’ouvrage est passionnant pour qui s’intéresse à la possibilité ou à l’impossibilité de dire la même chose dans deux langues différentes. Les deux versions du titre sont déjà éclairantes à cet égard. Le contenu du livre ne l’est pas moins.

Figure, en revanche, dans la liste des éditions bilingues, le volume consacré en 2012 à Thérèse d’Avila et Jean de la Croix, bien que seuls les poèmes de ce dernier, qui occupent peu de pages, soient publiés à la fois en espagnol et en français. Le reste du volume est en prose, et en traduction française. Non que Thérèse et Jean ne soient pas de remarquables prosateurs. Mais prose et poésie ne sont pas égales face à la question du bilingue.

Cette inégalité vaut même pour les monstres sacrés. Alors que la Pléiade propose des Shakespeare bilingues depuis le printemps de 2002, les Cervantès publiés six mois plus tôt ont paru en traduction « seulement ». C’est que, de Cervantès, la Pléiade a procuré les œuvres romanesques, en prose (encore que La Galatée soit mêlée de vers, mais tout vers n’est pas poésie), tandis que l’œuvre de Shakespeare est faite

de poésie dramatique pour l’essentiel, de poésie lyrique pour une part : la prose n’en est pas absente, loin de là, mais la poésie y est partout présente.

Or la poésie — « cette sorcellerie grâce à laquelle des idées nous sont nécessairement communiquées, d’une manière certaine, par des mots qui cependant ne les expriment pas » (Banville) — n’est pas traduisible. Du moins est-ce là une croyance répandue, à laquelle d’admirables traductions d’œuvres poétiques apportent de fréquents démentis, sans guère l’affaiblir. La traduction d’un poème et la lecture de cette traduction s’accompagnent, chez le traducteur comme chez certains lecteurs, d’un sentiment de perte, et ce sentiment est généralement plus aigu que celui que peuvent éprouver, non moins légitimement, les traducteurs et les lecteurs de prose.

Il ne s’agit pas ici de la déception qu’inspirent les traductions ratées, mais de l’impression qui, à tort ou à raison, naît de la conscience qu’aucun poème traduit, si précisement et sensiblement rendu soit-il, ne restitue toute la richesse de l’œuvre : quelque chose a été perdu au passage. La présence de l’original en regard de la traduction viendrait en quelque sorte compenser en partie cette perte. Peut-être atténue-t-elle « la tristesse qui accompagne depuis toujours l’acte de traduire » (G. Steiner). Une chose est sûre : elle modifie l’horizon de la lecture.

Elle autorise en effet des vérifications instantanées, pour peu que le lecteur dispose des compétences ad hoc. Elle permet de savoir jusqu’à quel point la traduction est « fidèle » — mais il faudrait s’entendre sur ce qu’est la « fidélité » — et dans quelle mesure elle constitue une interprétation. Elle a aussi une influence sur l’appareil critique. On ne justifie pas de la même manière un choix de traduction selon que le lecteur a ou n’a pas l’original sous les yeux. Et elle exige tous les soins de l’éditeur, qui doit imaginer un dispositif visuel adapté à l’œuvre et de nature

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à faciliter la circulation du lecteur entre le texte et son double.

À ce compte, dans le meilleur des mondes possibles, tout volume de poésie étrangère ne devrait-il pas être bilingue ? Pourquoi Shakespeare l’est-il, mais non les dramaturges élisabéthains auxquels la Pléiade a consacré deux volumes en 2009 ?

À tout prendre, dans le meilleur des mondes possibles, le lecteur de poésie devrait posséder le don des langues : cela réglerait le problème. En attendant, dans notre monde, les livres sont des objets. Ils ont une épaisseur, un coût, un prix. La décision de réaliser une édition bilingue est lourde de conséquences à cet égard.

Un autre critère entre en ligne de compte. Appelons cela l’appartenance de l’œuvre à la culture commune. Aucun besoin d’être un angliciste ou un latiniste distingué pour avoir en tête des vers de Shakespeare ou de Virgile, et pour souhaiter rajeunir ou étendre ses souvenirs. Mais qui se souvient de vers de Thomas Kyd ou de John Webster ? Une édition bilingue du Théâtre élisabéthain en quatre volumes aurait été décourageante ; ramenée à deux volumes bilingues, elle aurait été deux fois moins riche que celle qui a été réalisée. Alors, deux poids, deux mesures ? En effet.

Il est toutefois un domaine où toutes les éditions sont bilingues (du moins depuis vingt ans), c’est la littérature française du Moyen Âge. On peut, naturellement, s’interroger sur l’étrange démarche qui consiste à traduire du français en français. Il reste que les lecteurs ne sont pas nombreux à maîtriser l’ancien français (xiie-xiiie s.) et que le moyen français (à partir du xive s.) pose de réels problèmes de compréhension.

Chrétien de Troyes, Le Roman de Renart, les romans de Tristan et Yseut et (en prose) Le Livre du Graal sont donc publiés dans des

éditions bilingues. C’est la traduction qui, dans ces volumes, est privilégiée. Le texte original figure en bas de page, en petits caractères. On a estimé que les lecteurs voudraient se reporter au texte, mais qu’ils liraient surtout la traduction. Il est non moins vrai qu’en disposant ainsi texte et traduction la Pléiade a encouragé ce mode de lecture.

Pour les Œuvres complètes de François Villon (xve s.), le dispositif est différent. « La traduction s’impose pour presque tous les textes avant Villon », disait Queneau il y a plus de cinquante ans. Aujourd’hui, elle s’impose au moins jusqu’à Villon, inclusivement. Mais Jacqueline Cerquiglini-Toulet, qui a établi l’édition, a réservé la « belle page », celle de droite, à l’original, et a donné en page de gauche une traduction qu’elle qualifie de povera, légère, assez précise pour faciliter la compréhension du texte, mais non destinée à se substituer à lui.

« Il n’y a pas de milieu pour un livre, ou devenir incompréhensible, ou devenir banal », disait Remy de Gourmont. Un Villon incompréhensible aurait été inconséquent ; un Villon banalisé, impardonnable. Jacqueline Cerquiglini-Toulet a choisi, pour contourner l’un et l’autre écueil, la solution la plus appropriée à ce cas précis.

Car les éditions bilingues peuvent bien avoir tous les avantages ou tous les inconvénients du monde, elles ont toujours une vertu : elles obligent leurs concepteurs à s’interroger, livre après livre, sur le meilleur moyen de rendre présents les chefs-d’œuvre, quelque éloignés qu’ils soient de nous, dans l’espace ou dans le temps.

François VillonŒuvres complètes

É D I T I O N É TA B L I E

PA R J A C Q U E L I N E C E R Q U I G L I N I - T O U L E T,

AV E C L A C O L L A B O R AT I O N

D E L A Ë T I T I A TA B A R D

B I B L I O T H È Q U E D E L A P L É I A D E

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« Lire Mr. James », disait l’un de ses contemporains, « c’est faire l’expérience d’un plaisir spirituel léger et continu. C’est être

intellectuellement émoustillé. » James avait renié sa première tentative romanesque, Le Regard aux aguets, qui date de 1871. Mais quelques années lui suffirent pour devenir un maître. Les quatre ouvrages réunis dans ce volume donnent la pleine mesure de cet accomplissement.

L’« éblouissante agilité mentale » de James transparaît dès Roderick Hudson (1875), qui relève déjà du « thème international ». Tout en se dégageant de « la grande ombre de Balzac », l’histoire tragique de la chute de Hudson, sculpteur américain emmené à Rome par un mécène devenu son ami, doit encore beaucoup au mode allégorique dont Hawthorne avait fait sa marque de fabrique. Trois ans plus tard, Les Européens plonge le lecteur dans une comédie humaine aiguisée par le tranchant de l’ironie. Toujours sous le signe des échanges transatlantiques, mais en un mouvement inverse à celui du « Grand Tour », deux Américains

européanisés regagnent leur pays d’origine pour nouer des liens (intéressés) avec leurs cousins de Nouvelle-Angleterre. Dans cette pastorale ironique, le choc des cultures entre la séduisante baronne Münster, son frère artiste et bohème, et leurs parents puritains donne lieu à des scènes où l’humour le dispute au sérieux.

Les romans de James ne cessent de poser de manière complexe et ambiguë la question des rapports entre Europe et Amérique. Le thème international est au second plan dans Washington Square (1880) dont l’action se déroule majoritairement à New York, et qui offre déjà un portrait de femme paradoxal et poignant, celui d’une héroïne à l’avenir brisé par les atermoiements d’un chasseur de dot et la lucidité cruelle d’un père déterminé à l’en protéger. Mais l’exploration des parcours transatlantiques reprend avec Un portrait de femme (1881). Farouchement attachée à son indépendance, Isabel Archer quitte les États-Unis et fait son éducation sentimentale en Angleterre, puis en Italie. Lorsqu’il aborde ce roman, qui sera plus ample que les précédents, James a assimilé les leçons de Jane Austen, Balzac, George Eliot, Hawthorne ou Tourguéniev. Salué à sa parution comme un chef-d’œuvre, le livre déconcerta pourtant. Peu de critiques mesurèrent la complexité de ce « monument littéraire » érigé autour de la figure d’une « jeune fille affrontant sa destinée » — architecture où l’entrecroisement des points de vue, le réseau des images et les modulations de la voix cernent au plus près le véritable sujet : le déploiement secret d’une conscience née de l’expérience même du désastre, de l’erreur et du malheur. Chez James, les héroïnes éprises de liberté payent toujours leurs illusions au prix fort — celui du renoncement et de la douleur.

Parmi les nouveautés

Henry JamesUn portrait de femmeet autres romansTraductions nouvelles Parution : février

Édition établie par Évelyne Labbé, avec la collaboration d’Anne Battesti et Claude Grimal.

Ce volume contient : préface, note sur la présente édition ; Roderick Hudson, Les Européens, Washington Square, Un portrait de femme ; appendices : préfaces à l’édition de New York et extraits des Carnets ; notices et notes, choix bibliographique. N° 609 de la collection.

Toujours disponibles : Nouvelles complètes, t. I (1864-1876), t. II (1877-1888), t. III (1888-1898) et t. IV (1898-1910), nos 501-502 et 570-571 de la collection. Tomes I-II et III-IV sous coffret.

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13Parmi les nouveautés

Henry James, Washington Square, chapitre XIV(extrait).

« Pourquoi Morris vous déplaît-il tant ? » demanda [Mrs. Montgomery] un moment plus tard, émergeant de ses réflexions.

« Il ne me déplaît pas le moins du monde en tant qu’ami ou compagnon. Il m’a l’air d’un charmant garçon, et il est, me semble-t-il, de fort bonne compagnie. Il me déplaît uniquement en tant que gendre. Si le seul office d’un gendre était de dîner à la table de son beau-père, j’aurais la plus haute estime pour votre frère. C’est un dîneur remarquable. Mais ce n’est qu’une petite partie de ses fonctions, lesquelles comportent en général celles de protecteur et de gardien de mon enfant, qui est singulièrement peu apte à prendre soin d’elle-même. C’est dans ce domaine qu’il ne me donne pas satisfaction. J’avoue me fonder uniquement sur une impression personnelle, mais j’ai pour habitude de me fier à mes impressions. Bien sûr, vous êtes libre de me contredire tout net. Votre frère me frappe comme étant égoïste et superficiel. »

Les yeux de Mrs. Montgomery s’élargirent légèrement, et le docteur s’imagina y voir une lueur d’admiration. « Mais comment avez-vous découvert qu’il est égoïste ? s’écria-t-elle.

— Croyez-vous qu’il le cache si bien ?— Très bien, oui, dit Mrs. Montgomery. Mais je crois aussi que nous sommes tous assez égoïstes,

ajouta-t-elle rapidement.— Je le crois également ; j’ai cependant vu des gens le cacher mieux que lui. Voyez-vous, je suis

servi par une habitude que j’ai de diviser les gens en catégories, en types. Je peux aisément me tromper sur votre frère en tant qu’individu, mais le type qu’il représente se lit sur toute sa personne.

— Il est très beau », dit Mrs. Montgomery.Le docteur l’observa un moment. « Vous, les femmes, vous êtes toutes les mêmes ! Mais le type

auquel votre frère appartient a été créé pour vous perdre, et vous avez été créées pour en être les servantes et les victimes. La caractéristique du type en question est la détermination — parfois terrible dans sa tranquille intensité — de n’accepter de la vie que les plaisirs, et d’obtenir ces plaisirs essentiellement grâce à l’aide que lui apporte la complaisance de votre sexe. Les jeunes gens de cette catégorie ne font jamais rien pour eux-mêmes s’ils peuvent obtenir que d’autres le fassent pour eux, et c’est la passion aveugle, le dévouement, la crédulité des autres qui leur permettent de continuer. Ces autres, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, sont des femmes. Ce sur quoi nos jeunes amis insistent essentiellement, c’est que quelqu’un d’autre souffre à leur place ; et les femmes font ce genre de choses, comme vous devez le savoir, merveilleusement bien. » Le docteur s’arrêta un moment, puis il ajouta abruptement : « Vous avez énormément souffert pour votre frère ! »

Cette exclamation était abrupte, je l’ai dit, mais elle était aussi parfaitement calculée. Le docteur avait été plutôt déçu de ne pas trouver sa ronde et accorte petite hôtesse plus visiblement entourée par les ravages de l’immoralité de Morris Townsend ; néanmoins, il s’était dit que ce n’était pas parce que le jeune homme l’avait épargnée, mais parce qu’elle avait réussi à panser ses plaies. Elles la faisaient souffrir, là, derrière le poêle verni, les gravures encadrées de festons, sous son net petit corsage de popeline ; et s’il parvenait seulement à toucher son point sensible, elle aurait un mouvement qui la trahirait. Les paroles que je viens de citer constituaient une tentative pour mettre soudain le doigt sur ce point, et elles eurent en partie le succès espéré. Les larmes montèrent un moment aux yeux de Mrs. Montgomery, et elle s’autorisa un fier petit hochement de tête.

Traduit de l’anglais (États-Unis d’Amérique) par Claude Grimal.

Henry JamesUn portrait de femmeet autres romansTraductions nouvelles Parution : février

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« C’est à Paris que j’ai écrit mes premiers romans, découvert l’Amérique latine et commencé à me sentir latino-américain ; j’y ai vu la publication de mes premiers livres ; j’y ai appris, grâce à Flaubert, la méthode de travail qui me convenait et su quel écrivain je souhaitais être. La France m’a enseigné que l’universalisme, trait distinctif de la culture française depuis le Moyen Âge, loin d’être exclusif de l’enracinement d’un écrivain dans la problématique sociale et historique de son propre monde, dans sa langue et sa tradition, s’en fortifiait, au contraire, et s’y chargeait de réalité.

« Fraîchement arrivé à Paris, en août 1959, j’ai acheté Madame Bovary à la librairie La Joie de lire, de François Maspero, rue Saint-Séverin ; ce roman, que j’ai lu en état de transe, a révolutionné ma vision de la littérature. J’y ai découvert que le “réalisme” n’était pas incompatible avec la rigueur esthétique la plus stricte, ni avec l’ambition narrative… »

Extrait de l’Avant-propos de l’auteur, inédit.

Débrider l’imaginaire et rivaliser avec la réalité, « d’égal à égal » : tel est le programme du romancier Vargas Llosa. Il reflète un appétit qui pourrait passer pour démesuré. Julio Cortázar comparait l’énergie de son ami Mario à celle de ce rhinocéros du zoo de Buenos Aires qui renversa les barrières de son enclos quand l’envie lui prit d’aller se baigner dans l’étang voisin. L’anecdote fait d’ailleurs écho à la manière dont Vargas Llosa lui-même évoque l’exorbitant pouvoir de l’écrivain, capable de saccager le monde, de le décortiquer, voire de le détruire, pour lui opposer une image littéraire née de la parole et de l’imagination.

Cette radicalité, que partagent les modèles de Vargas Llosa — Flaubert, Faulkner —, est à la source d’un univers imaginaire qui nous entraîne (Cortázar avait raison) avec la force irrésistible des grands mammifères. Il y a du démiurge chez l’auteur de Conversation à La Catedral. Et de l’architecte : ses livres sont des édifices minutieusement équilibrés, chacun a sa forme propre, ses audaces, son rythme, ses voix. Vargas Llosa gouverne en sous-main un monde polyphonique, violent, généreux, extraordinairement séduisant, auquel le public est fidèle depuis un demi-siècle.

Voici, en deux volumes, huit romans publiés entre 1963 et 2006, choisis par l’auteur et proposés dans des traductions révisées. Ils sont accompagnés d’un appareil critique qui a bénéficié du dépôt par Mario Vargas Llosa de ses archives littéraires à l’université de Princeton, où sont désormais conservés les manuscrits de ses livres, les carnets dans lesquels il consigne ses projets, mais aussi de la correspondance, des notes personnelles, des coupures de presse, d’autres documents encore qui autorisent, pour la première fois, une plongée dans l’atelier de l’écrivain.

Parmi les nouveautés

Mario Vargas LlosaŒuvres romanesquesParution : mars Édition publiée sous la

direction de Stéphane Michaud, avec la collaboration d’Albert Bensoussan, Anne-Marie Casès, Anne Picard et Ina Salazar.

Le tome I contient : avant-propos de l’auteur ; introduction, chronologie, note sur la présente édition ; La Ville et les Chiens, La Maison verte, appendice : « Les Secrets d’un roman », Conversation à La Catedral, La Tante Julia et le Scribouillard ; notices et notes. N° 610 de la collection.

Le tome II contient : chronologie, avertissement ; La Guerre de la fin du monde, La Fête au Bouc, Le Paradis – un peu plus loin, Tours et détours de la vilaine fille ; notices et notes, bibliographie. N° 611 de la collection.

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Mario Vargas LlosaŒuvres romanesquesParution : mars

Parmi les nouveautés

Mario Vargas Llosa, « Les Secrets d’un roman », 1971(extrait).

Écrire un roman, c’est comme se déshabiller. Faire un strip-tease : la jeune femme, sous d’impudiques projecteurs, se libère de ses vêtements, révélant un à un ses charmes secrets. De même l’écrivain dénude publiquement son intimité à travers ses romans. Avec, certes, quelques différences. Car ce ne sont pas ses charmes secrets que le romancier expose à la vue, comme la fille délurée, mais les démons qui le tourmentent et l’obsèdent et, de fait, la part la plus laide de lui : ses nostalgies, ses fautes, ses rancœurs. Et puis dans un strip-tease la fille est d’abord habillée pour se dénuder à la fin, alors qu’à l’inverse chez le romancier, nu au départ, il se rhabille à l’arrivée. Les expériences personnelles, vécues, rêvées, perçues ou lues, qui l’ont poussé initialement à écrire cette histoire, voilà qu’elles se déguisent malicieusement au cours de la création, au point que, le roman achevé, personne, pas même parfois le romancier, ne parvient à entendre ce cœur autobiographique qui fatalement bat dans toute fiction. Écrire un roman est, en fait, un strip-tease à l’envers, et tous les romanciers sont, allégoriquement, parfois explicitement, des exhibitionnistes.

J’ai pensé qu’il pouvait être intéressant pour vous, lecteurs, d’assister à ce strip-tease qu’est finalement toute fiction. Je voudrais tâcher de reconstruire, cette nuit durant, en une synthèse châtiée, la démarche qui a abouti à ce roman écrit entre 1962 et 1965 : La Maison verte. Je n’entends pas vous rapporter les problèmes techniques de son écriture, mais les faits qui en constituent les racines, ainsi que l’étrange convergence de ces expériences intervenues à différents moments et en diverses circonstances qui, par une curieuse fusion, en s’émancipant de moi, aboutissent à une affaire de mots. […]

Ce roman prend sa source, à mon insu, en 1946, à l’arrivée de ma famille à Piura pour la première fois. Nous n’avons vécu là qu’un an, puis ma mère et moi sommes partis pour Lima. Cette année passée à Piura, alors que j’étais un gamin de dix ans, fut pour moi décisive. Ce que j’y ai fait, les gens que j’ai connus là-bas, les rues, places, églises, fleuve et dunes où je jouais avec mes compagnons du collège salésien, tout s’est gravé là en lettres de feu dans ma mémoire. Je peux dire qu’aucune autre période de ma vie, avant ou après, ne m’a marqué aussi fortement que ces douze mois passés à Piura. Pour quelle raison ? Pourquoi me rappeler cette année aussi nettement, avec pareille richesse de détails ? Cela m’intrigue et j’ai souvent tenté de l’expliquer. D’après ma mère, c’est probablement que j’ai vu là pour la première fois l’océan. Nous vivions jusqu’alors en Bolivie, pays sans façade maritime, et, semble-t-il, la découverte du Pacifique m’a ébloui plus que Núñez de Balboa le conquistador, au point que j’ai rêvé, longtemps, de devenir marin. Ou peut-être était-ce la découverte de mon pays, car 1946 fut la première année que je passai au Pérou (ma famille m’avait emmené à Cochabamba

quelques mois après ma naissance). J’étais alors, à dix ans, un fervent nationaliste, qui croyait qu’il valait mieux être péruvien que, disons, équatorien ou chilien, sans savoir encore que la patrie n’est dans la vie qu’un accident insignifiant. […]

Traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan, ce texte est publié dans son intégralité au tome I de la présente édition.

Édition publiée sous la direction de Stéphane Michaud, avec la collaboration d’Albert Bensoussan, Anne-Marie Casès, Anne Picard et Ina Salazar.

Le tome I contient : avant-propos de l’auteur ; introduction, chronologie, note sur la présente édition ; La Ville et les Chiens, La Maison verte, appendice : « Les Secrets d’un roman », Conversation à La Catedral, La Tante Julia et le Scribouillard ; notices et notes. N° 610 de la collection.

Le tome II contient : chronologie, avertissement ; La Guerre de la fin du monde, La Fête au Bouc, Le Paradis – un peu plus loin, Tours et détours de la vilaine fille ; notices et notes, bibliographie. N° 611 de la collection.

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« Résumer toutes les connaissances géographiques, géologiques, physiques, astronomiques, amassées par la science moderne, et refaire, sous la forme attrayante et pittoresque qui lui est propre, l’histoire de l’univers », tel était le programme que Jules Verne se fi xait en 1866, à en croire la prose de son éditeur, Pierre-Jules Hetzel. Des entrailles de la Terre aux profondeurs célestes, en passant par la surface de « notre sphéroïde », tel est le parcours que propose ce volume, qui réunit trois des romans les plus célèbres de Verne et un dernier, moins connu mais dont la fortune ne fut pas négligeable. Parcours dans l’espace, dans le temps, et dans notre propre histoire: de la faune préhistorique du centre de la Terre à la moderne conquête de l’infi ni stellaire, Jules Verne conduit son lecteur sur la route d’un voyage intérieur. Publiés entre 1864 et 1870, Voyage au centre de la Terre, De la Terre à la Lune et Autour de la Lune assoient la célébrité de leur auteur. Ils mènent aux confi ns des mondes connus, à la recherche du « point suprême » (M. Butor), là où réel et irréel se confondent. Une fois parcourus ces mondes insondés, une fois explorées les régions mythiques où l’homme doit se dépasser, il ne reste plus que la surface du globe terrestre à sillonner. Il n’y aurait alors plus de « voyages extraordinaires » ?

Le Testament d’un excentrique, roman tardif (1899), fait d’un pays, les États-Unis, un gigantesque terrain de jeu. Dans une lettre de 1898 à son éditeur, Verne s’exclame : « j’en ai absolument fi ni avec les enfants qui cherchent leur père, les pères qui cherchent leurs enfants, les femmes qui cherchent leurs maris, etc. ». Le but de ce nouveau voyage (tout aussi extraordinaire que les autres) sera le voyage lui-même, et son utilité ne réside plus que dans les aléas des profi ts et des pertes réalisés à coups de dés. Six puis sept concurrents parcourent le pays au gré d’un gigantesque jeu de l’oie organisé par un milliardaire dont ils espèrent hériter. Jules Verne inverse ses procédés habituels : après des voyages guidés par le sens vient le temps du non-sens géographique dans un voyage littéralement « désorienté ». Plus de terrains à conquérir mais des terrains déjà conquis à parcourir au rythme d’une course folle, insensée. Roman qui érige la contrainte en règle et qui par là-même fait preuve d’une liberté inouïe, Le Testament d’un excentrique a eu un héritage foisonnant : de Queneau à Cortázar, sans oublier Perec, qui aurait voulu « écrire des romans comme Jules Verne ».

Parmi les nouveautés

Jules VerneVoyages extraordinaires

Voyage au centre de la Terre et autres romansParution : avril

Édition publiée sous la direction de Jean-Luc Steinmetz, avec la collaboration de Jacques-Remi Dahan, Marie-Hélène Huet et Henri Scepi.

Ce volume contient : préface, note sur la présente édition ; Voyage au centre de la Terre, De la Terre à la Lune, Autour de la Lune, Le Testament d’un excentrique ; notices et notes.

N° 612 de la collection.

Toujours disponibles n° 579 - Voyages extraordinairesLes Enfants du capitaine Grant Vingt mille lieues sous les mers

n° 580 - Voyages extraordinairesL’Île mystérieuseLe Sphinx des glaces

Ces deux volumes des Voyages extraordinaires sont également disponibles sous coffret illustré.

Toujours disponiblesToujours disponiblesToujours disponibles

La PléiadeVerneJules

Voyages extraordinairesVoyage au centre de la Terre et autres romans

1376 pages50 € jusqu’au 31 décembre 201659 € ensuite

Gallimard3260050883832 Jules Verne, Autour de la Lune, dessin d'Émile Bayard, gravé par Hildibrand, édition in-8° (ca 1872). Affi che d'intérieur imprimée en France.04/2016

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Jules VerneVoyages extraordinaires

Voyage au centre de la Terre et autres romansParution : avril

Parmi les nouveautés

Jean-Luc Steinmetz, Préface(extrait).

Tous, autant que nous sommes, tenons à la littérature, à l’image gratifiante, voire sublimée, que nous en avons. Nous devinons sa nécessité et sa vulnérabilité. Plus que par le passé, elle est assujettie au muable réel.

Nous n’ignorons pas, d’autre part, qu’un autre homme est en voie d’apparaître, formé par des consensus machiniques, un vocabulaire de masse, un humanisme aux allures de mot d’ordre. Constatations décevantes qui pourraient nous éloigner de Verne, alors qu’elles nous rapprochent de lui et de son actualité questionnante. Son universalisme, sa faculté de lire une société où l’emporte la science nous engagent à faire le point — comme l’ont fait si souvent et si littéralement ses navigateurs.

Il ne nous oriente pas vers le forum de grands débats philosophiques, mais sa saisie du réel, romanesque et anticipatrice, nous conseille de considérer le présent en cours. Lui qui s’est voué, presque par métier, au futur, que continuent de nous offrir ses livres ? Récréation ? Oui, à condition de faire jouer dans ce mot ce qu’il contient de création. Éducation, plus encore, d’un caractère plus profond que celle qu’implique la pédagogie. Le romancier nous mène à l’endroit où nous pouvons nous découvrir. À cela contribue sa manière. L’idée commence à se dessiner qu’une autre forme de style a lieu d’être. Il serait absurde de railler des exigences esthétiques dont, au demeurant, Verne a tenu le plus grand compte. Mais nous devons reconnaître la formule qu’il a mise au point : à base de curiosité universelle, et portée par un sens constant de la communication allié à une sympathie pour le plus grand nombre, une sociabilité. […]

On saisit là surtout la banalité contemporaine et ses formidables rêves de grandeur, le nombre et le matériel aux commandes, l’agencement des techniques, la liaison des arts et métiers qu’exprime un langage qui pourrait être celui des idées reçues s’il n’était celui du progrès des connaissances.

L’important, au demeurant, est que ceux qui le pratiquent en sachent les limites et l’affectent d’une distance où compte la désillusion. Nommons dans l’aura de Verne, forme et fond, pratique expérimentale,

Roussel, Perec et Houellebecq. Ils signifient une écriture, ses qualités, ses affirmations, ses évitements, un courant d’intensité moyenne, la surface continuellement prise en compte et l’ironie résultant d’une telle démarche. Une forme d’anonymat y prend force, et l’effacement de l’auteur déjà présumé par Barthes. Le génie en pareil cas apparaît comme une ancienne lubie qui décidait de l’apparition des chefs-d’œuvre. Un paradoxe circulaire voudrait qu’un tel choix conduise à reconstituer une autre forme de génie (par défaut) à la place de celui qu’entérine la tradition. Roussel et Perec sont d’inconditionnels verniens. Robbe-Grillet et Houellebecq laissent entendre sa proximité et sa discipline (sa méthode supposée). De là un usage du réel qui, strictement saisi, n’exclut pas un extraordinaire en puissance, en tant que vérité à venir.

Il ne suffira donc pas de dire de ce volume, comme depuis un siècle n’ont cessé de le répéter des critiques animés des meilleures intentions : « Verne n’a pas pris une ride. » On pensera, au contraire, que chacune de ses rides, bien soulignée, nous force à regarder notre propre visage et ce qui le marque.

n° 579 - Voyages extraordinaires Les Enfants du capitaine Grant Vingt mille lieues sous les mers

n° 580 - Voyages extraordinaires L’Île mystérieuseLe Sphinx des glaces

Ces deux volumes des Voyages extraordinaires sont également disponibles sous coffret illustré.

La PléiadeVerneJules

Voyages extraordinairesVoyage au centre de la Terre et autres romans

1376 pages50 € jusqu’au 31 décembre 201659 € ensuite

Gallimard3260050883832 Jules Verne, Autour de la Lune, dessin d'Émile Bayard, gravé par Hildibrand, édition in-8° (ca 1872). Affi che d'intérieur imprimée en France.04/2016

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« Commencées dans l’agitation, les comédies se terminent dans le calme,

contrairement aux tragédies qui, commencées dans le calme, finissent en tempête. » La formule est du dramaturge Thomas Heywood, elle date de 1612 et a le mérite de la simplicité. Mais c’est aussi sa limite, le genre « comédie », si c’en est un, étant quant à lui plutôt complexe. Shakespeare a écrit dix-huit pièces ainsi désignées, et ce qu’ont en commun La Comédie des erreurs (1590-93) et La Tempête (1611) ne saute pas aux yeux. Reste qu’il est possible d’identifier dans cet ensemble trois phases, que recoupent à peu près les trois volumes de la Pléiade.

Après une première époque (1590-1598 ; t. I) qualifiée de « maniériste » et au cours de laquelle Shakespeare renverse les codes de l’amour pétrarquiste, c’est plus que jamais le sentiment amoureux qui confère leur (problématique) unité aux comédies écrites entre 1598 et 1604-06 (t. II). Il irrigue toutes les intrigues, des plus désopilantes aux plus romantiques, et s’accommode de toutes les modalités du comique. Comique énorme des Joyeuses Épouses de Windsor, « comédie sans comique » à l’autre bout du spectre : Tout est bien qui finit bien finit bien, mais contre toute attente. Entre ces deux extrêmes se déploient les « comédies brillantes ». Jouant de la duplicité des apparences (trompe-l’œil et anamorphoses sont alors en vogue), irrésistiblement séduisantes, elles mettent en scène le miroitement et les intermittences des cœurs.

La dernière phase (1607-1613 ; t. III) réunit des pièces traitées de tous les noms : romances (drames romanesques), « comédies du renouveau », pièces « bâtardes », « tragi-comédies » — ni comédies, car la mort rôde, ni tragédies, car on n’y meurt pas assez. (Il ne manque en somme à ce chapelet de qualificatifs que la « tragédie comico-historico-pastorale » imaginée par Polonius dans Hamlet.) C’est le temps des harmonies paradoxales : s’y accordent le comique et l’odieux, le rire et la peur, les danses et les funérailles. La joie des héros du Conte d’hiver « patauge dans les larmes », la tristesse du Palamon des Deux Nobles Cousins « est une sorte de joie composite ».

Les intrigues de ces dernières pièces sont complexes. Strange est le mot qui, d’écho en écho, les traverse toutes. Les contrées sont inconnues, les rebondissements inattendus, les apparitions déconcertantes. Le merveilleux règne sans partage sur l’île enchantée de La Tempête. Puis « ce spectacle insubstantiel » s’évanouit ; Prospéro et ses semblables étaient « de l’étoffe dont les rêves sont faits ». Les dernières comédies mettent en lumière le paradoxe de leur art : éphémères productions d’insaisissables rêveries, invraisemblables « histoires d’autrefois », elles pourraient ne pas nous concerner, et pourtant nous habitent.

C’est avec elles que s’achève la publication de l’édition bilingue du théâtre de Shakespeare à la Pléiade.

Parmi les nouveautés

William ShakespeareComédies, II et III(Œuvres complètes, VI et VII)Parution : mai Édition publiée sous la

direction de Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet, avec la collaboration de Paul Bensimon, Line Cottegnies, Anny Crunelle-Vanrigh, Margaret Jones-Davies, Jean-Pierre Maquerlot, Jean-Pierre Richard, Henri Suhamy et Jean-Pierre Vincent.

Le tome II contient : introduction (par Gisèle Venet), avertissement. — Les Joyeuses Épouses de Windsor, Beaucoup de bruit pour rien, Comme il vous plaira, La Nuit des rois, Mesure pour mesure, Tout est bien qui finit bien. — Notices, bibliographies, et notes. N° 613 de la collection.

Le tome III contient : introduction (par Yves Peyré), avertissement. — Troïlus et Cressida, Périclès, Cymbeline, Le Conte d’hiver, La Tempête, Les Deux Nobles Cousins. — Notices, bibliographies, et notes ; bibliographie. N° 614 de la collection.

Les trois volumes (I, II et III) sous coffret illustré.Les tomes II et III sous coffret de trois volumes pouvant contenir le tome I acquis par ailleurs.

À paraître : Œuvres complètes, VIII : Sonnets et autres poèmes lyriques.

Également disponiblesTragédies, I et II. Deux volumes sous coffret illustré.Histoires, I et II. Deux volumes sous coffret illustré.

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William ShakespeareComédies, II et III(Œuvres complètes, VI et VII)Parution : mai

Parmi les nouveautés

Shakespeare, Comme il vous plaira, acte III, scène III(extrait).

Le bouffon [Pierre de Touche] : Venez vite, bonne Audrey, j’irai chercher vos chèvres, Audrey ; et dites-moi, Audrey, suis-je toujours votre homme ? Ma simple configuration vous plaît-elle ?

audrey[, chevrière] : Votre configuration ? Dieu nous garde ! Quelle configuration ?

Le bouffon : Je suis ici avec toi et tes boucs comme jadis le plus cabri des poètes, l’honnête Ovide, au milieu de ses Goths.

jaques[, seigneur de la suite du Duc proscrit] : Ô savoir mal logé, plus mal que Jupiter dans une chaumière !

Le bouffon : Quand un homme voit ses vers incompris, et que son esprit vif n’est pas relayé par ce précoce enfant, l’intelligence, ça vous l’étend plus raide qu’une addition trop salée dans un petit cabaret : en vérité, je voudrais que les dieux t’eussent faite poétique.

audrey : Je ne sais pas ce que c’est, « poétique » ; est-ce que c’est honnête à dire et à faire ? Est-ce que c’est une chose vraie?

Le bouffon : En vérité, non ; car la poésie la plus vraie est la plus mensongère, et les amoureux s’adonnent à la poésie : et l’on peut dire que ce qu’ils jurent en vers, en tant qu’amoureux, est pur mensonge.

audrey : Et vous voudriez alors que les dieux m’aient faite poétique ?Le bouffon : En vérité, oui ; car tu me jures que tu es vertueuse. Si tu étais poète,

je pourrais espérer que c’est un mensonge.audrey : Vous ne voudriez pas que je sois vertueuse ?Le bouffon : En vérité, non, à moins que tu ne fusses laide ; car joindre la vertu

à la beauté, c’est prendre du miel pour adoucir du sucre.jaques : Voilà un fou réaliste !audrey : Eh bien, je ne suis pas belle, je prie donc les dieux qu’ils me fassent

vertueuse.Le bouffon : Vraiment, gaspiller la vertu en la donnant à une garce laide, ce serait

servir un bon plat dans une assiette sale.audrey : Je ne suis pas une garce, même si je suis laide, c’est l’œuvre des dieux et je les en remercie.Le bouffon : Eh bien, loués soient les dieux de ta laideur ! Garce, ça peut venir après. Quoi qu’il en soit, je

veux t’épouser et, à cette fin, je suis allé trouver messire Olivier Brouille-Prêche, curé du village le plus proche, qui m’a promis de me retrouver dans cette partie de la forêt et de nous accoupler. […]

jaques : Vous voulez donc vous marier, bouffon ?Le bouffon : De même que le bœuf a son joug, monsieur, le cheval son frein et le faucon ses grelots, l’homme

a ses désirs et, de même que les pigeons se becquettent, les époux aimeraient se grignoter.jaques : Et vous voulez, vous, un homme de votre éducation, vous marier sous un buisson comme un

mendiant ? Allez à l’église et prenez un bon prêtre qui pourra vous dire ce qu’est le mariage : cet homme-là se contentera de vous unir comme on joint des lambris, bientôt l’un de vous sera un panneau rétréci et, comme du bois vert, se mettra à gauchir, à gauchir.

Le bouffon : J’ai dans l’idée que je ferais mieux d’être marié par lui plutôt que par un autre, car il y a peu de chance qu’il me marie bien ; et, n’étant pas bien marié, ce me sera une bonne excuse, plus tard, pour quitter ma femme.

Traduit de l’anglais par Jean-Michel Déprats.

Édition publiée sous la direction de Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet, avec la collaboration de Paul Bensimon, Line Cottegnies, Anny Crunelle-Vanrigh, Margaret Jones-Davies, Jean-Pierre Maquerlot, Jean-Pierre Richard, Henri Suhamy et Jean-Pierre Vincent.

Le tome II contient : introduction (par Gisèle Venet), avertissement. — Les Joyeuses Épouses de Windsor, Beaucoup de bruit pour rien, Comme il vous plaira, La Nuit des rois, Mesure pour mesure, Tout est bien qui finit bien. — Notices, bibliographies, et notes. N° 613 de la collection.

Le tome III contient : introduction (par Yves Peyré), avertissement. — Troïlus et Cressida, Périclès, Cymbeline, Le Conte d’hiver, La Tempête, Les Deux Nobles Cousins. — Notices, bibliographies, et notes ; bibliographie. N° 614 de la collection.

Les trois volumes (I, II et III) sous coffret illustré.Les tomes II et III sous coffret de trois volumes pouvant contenir le tome I acquis par ailleurs.

À paraître : Œuvres complètes, VIII : Sonnets et autres poèmes lyriques.

Également disponiblesTragédies, I et II. Deux volumes sous coffret illustré.Histoires, I et II. Deux volumes sous coffret illustré.

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Shakespeare est le nom d’un homme dont on sait peu de choses avec certitude, qui n’a laissé qu’une œuvre poétique et dramatique, préservée en grande partie grâce à deux acteurs qui ont pris le soin d’éditer ses pièces, sept ans après sa mort en avril 1616.

Shakespeare est le nom de cet âge d’or élisabéthain, qui bien sûr rassemble d’autres noms, mais qu’il couronne de son aura mythique. Shakespeare dit à la fois la beauté et l’horreur de ce monde changeant et contradictoire, sa folie, sa violence, son illusion, sa drôlerie, sa merveille. Shakespeare est le nom qui, du théâtre, dit aussitôt les pouvoirs, le prestige, l’illusion, les métaphores et les métamorphoses. À la fois la richesse, le luxe, la pléthore, et la simplicité de l’acte d’imaginer.

Shakespeare est le nom du désir de tout acteur. Le mien, en tout cas. Le nom de spectacles rêvés. Le nom des textes – Comédies, Tragédies, Histoires –, des rôles et de quelques spectacles mémorables qui, me faisant entrevoir quelque chose comme un absolu du théâtre, ont donné forme et contenu à ce désir.

J’ai préféré, devant la matière infi nie et changeante, saisir des moments, des scènes, des phrases, des détails, tirés eux-mêmes des textes ou des mises en scène de ces textes, espérant que chacun contienne un tant soit peu du tout, refl ète un aspect signifi catif, tels une strophe des Sonnets, une page d’Ovide, la voix de John Gielgud disant les vers de Richard II, ou l’image d’Orson Welles-Othello rejoignant Desdémone dans le dédale des couloirs du palais, pour leur dernière nuit, ou le noir obsédant des décors de son Macbeth.

C’est dans le refl et des pièces, de leurs mises en scène, que j’aimerais capter le vivant, le changeant, la beauté libre et variée de ce théâtre, de la poésie surgie de ce grouillement, de ce bouillonnement vital.

J’en viendrai aux acteurs, aux actrices, aux metteurs et metteuses en scène, et à quelques spectacles qui, dans ma mémoire, ont donné forme et vie à cette œuvre. Plus de quatre siècles nous séparent de son émergence, et pourtant nous y puisons toujours les représentations et métaphores les plus saillantes de notre modernité.

Denis Podalydès

Album Shakespeare par Denis Podalydès

Album de la Pléiade n°55Volume relié pleine peau sous coffret illustré256 pages, 175 illustrations.Offert par votre libraire pour l’achat de trois volumes de la Bibliothèque de la Pléiade.*

* Chez les libraires participant à la promotion et dans la limite des stocks disponibles.

Shakespeare est le nom d’un homme dont on sait peu de choses avec certitude, qui n’a laissé

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21Parmi les nouveautés

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22 La Pléiade vous informe

Michel Tournier n’a été un écrivain ni précoce ni pressé. Il est venu assez tard à la

littérature. Ou plutôt, il l’a fréquentée très tôt et avec délectation, comme lycéen et étudiant (assistant notamment aux cours de Gaston Bachelard et du maître incontesté, Paul Valéry), puis comme journaliste de radio, éditeur chez Plon et traducteur, avant de la pratiquer pour lui-même, passé quarante ans. Il y a eu chez lui une longue marche d’approche. Puis, quand le temps de l’écriture est venu, avec la première ébauche du Roi des Aulnes et la composition de Vendredi, rien ne s’est fait dans la précipitation. Michel Tournier était un écrivain qui portait un soin infi ni au choix de ses sujets, à leur documentation, à la composition, à l’écriture. Il était, par certains aspects, l’anti-Julien Green, lequel se plongeait dans l’écriture de ses livres sans savoir exactement où il allait, s’y engageant comme dans un rêve demi-éveillé. Rien de cela chez le sage de Choisel, artisan appliqué, soucieux de donner à son œuvre l’expression la plus aboutie et la plus fi dèle à son projet, dût-elle se faire attendre.

C’est que la fabrique littéraire, toute isolée et solitaire soit-elle, n’a d’autre horizon que la vie plus intensément vécue. C’est donc une affaire sérieuse. La joie d’être lu est celle de la création qui se transmet et se prolonge : « J’allume un feu en moi, qui me donne chaleur et lumière, écrivait Michel. Mais aussi, je le répands, et j’observe les millions de petites fl ammes tremblant sur la terre que font mes livres dans les esprits et dans les cœurs. »

Michel Tournier est mort le 18 janvier dernier. Un volume de ses œuvres, choisies en accord avec lui, est en préparation à la Pléiade sous la direction d’Arlette Bouloumié. Il paraîtra en 2017.

Cela demande un certain savoir-faire et une application toute particulière, à la manière des fabricants de feux d’artifi ce Ruggieri qu’il avait vu à l’œuvre dans le Vaucluse, « dans leurs petites baraques légères comme des plumes » : « J’ai vu d’étranges chimistes, observait-il alors, mêler dans des tubes des poudres multicolores, lesquelles allaient devenir plus tard, très loin d’ici, fusées, feux de Bengale, soleils, bouquets de lumière. Un écrivain, selon moi, c’est un peu ça. »

« Nous vivons les mots quand ils sont justes », concluait Jean Giono dans son admirable préface à l’édition des œuvres complètes de Machiavel dans la « Pléiade ». Nous savons tous que Michel admirait l’auteur de Naissance de l’Odyssée, de Colline et de L’Homme qui plantait des arbres. Le Chant du monde avait été sa première grande émotion littéraire, l’étincelle d’une sensibilité naturaliste et mystique. L’un et l’autre savait que la puissance de rayonnement et d’émancipation de la littérature nécessitait une préparation minutieuse, sourcée à tous les dictionnaires, à une immense bibliothèque portative — y compris le grand livre de la nature. Le souci du mot juste, tout comme le recours au mythe partagé, à une histoire crédible ou à une géographie substantielle, vibrante de réalité, relève d’une même conviction : « La littérature est de ce monde et elle est faite pour être partagée. »

Antoine Gallimard.Extrait du discours prononcé en l’église

Saint-Jean-Baptiste de Choisel,le 25 janvier 2016, lors des obsèques

de Michel Tournier.

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23La Pléiade vous informe

À l’occasion du trentième anniversaire de la disparition de Jorge Luis Borges, la Pléiade réunit sous coffret illustré les deux volumes de ses « Œuvres complètes ».

Jorge Luis Borges (1899-1986) est l’auteur d’une vie qui se confond avec la littérature. La plupart des écrivains se sont attachés à changer un peu l’univers par ce jeu de symétries, de versions et de perversions que Borges tenait pour l’unique champ de manœuvres des lettres. Il confessait, pour sa part, être « de ceux qui veulent changer l’imaginaire ».

Il écrivait des textes en attente de ces bons lecteurs qu’il tenait pour « des oiseaux rares, encore plus ténébreux et singuliers que les bons auteurs ». Car l’acte de lire lui paraissait « plus résigné, plus courtois » que celui d’écrire.

« Je n’écris pas pour une minorité choisie, qui ne m’importe guère, ni pour cette entité platonique tellement adulée qu’on surnomme la Masse », disait-il encore. « Je ne crois à aucune de ces deux abstractions, chères au démagogue. J’écris pour moi, pour mes amis et pour atténuer le cours du temps. »

Sans doute Borges considérait-il les lecteurs de la Pléiade comme des amis inconnus : il envisageait avec bonheur la perspective d’entrer dans cette Bibliothèque. Non content d’autoriser cette édition, il a accompagné son élaboration. On parlerait volontiers d’édition défi nitive, s’il n’avait écrit — dans sa préface à la traduction en vers espagnols du « Cimetière marin » de Valéry — que « l’idée de texte défi nitif ne relève que de la religion ou de la fatigue »…

Jorge Luis BorgesŒuvres complètes■ Deux volumes sous coffret

Il écrivait des textes en attente de ces bons lecteurs qu’il tenait pour « des oiseaux rares, encore

Édition de Jean Pierre Bernès, comportantintroduction, chronologie,notices, notes, variantes, (tome II) table des titres et bibliographie. Traductions de Paul Bénichou, SylviaBénichou-Roubaud, J. P. Bernès,Roger Caillois, René L. F. Durand,Claude Esteban, Laure Guille, Nestor Ibarra, Françoise Rosset, Claire Staub et Paul Verdevoye. Préface de l’auteur.Tome I : Ferveur de

Buenos Aires – Lune d’en face – Cuaderno San Martín – Evaristo carriego – Discussion – Histoire universelle de l’infamie – Histoire de l’éternité – Fictions – L’Aleph – Autres inquisitions – Textes composés « en marge » des principaux recueils – Articles non recueillis : autour de l’ultraïsme,chroniques publiées dans « Proa », dans « La Prensa », dans « Sur », dans « El Hogar » ;

« Films » ; textes divers. 1993. n° 400. 1 856 p.�

Tome II : L’Auteur – L’Autre, le même – Pour les six cordes – Éloge de l’ombre – Le Rapport de Brodie – L’Or des tigres – Préfaces avec une préface aux préfaces – Le Livre de sable – La Rose profonde – La Monnaie de fer – Histoire de la nuit – Sept nuits – Le Chiffre – Neuf essais sur Dante – Atlas – Les Conjurés – La Mémoire de Shakespeare –

Conférences, discourset hommages – Correspondance (1919-1926) – « En marge » des principaux recueils. 1999. N° 456. 1 584 p.�

Les deux volumes sous coffret.

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Denis Podalydès

Pour l’achat de trois volumes de la collection, votre libraire vous offre l’Album ShakespeareRelié pleine peau et présenté sous étui illustré, 256 pages, 175 illustrations en noir et en couleurs.

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