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L'HÉRITAGE JUIF DANS LA LITTÉRATURE POUR LA JEUNESSE RUSSE par Olga Maeots La 66 e conférence de VIFLA (International Fédération of Library Associations and Institutions I Fédération internationale des associations de bibliothèques) s'est tenue du 13 au 18 août 2000 à Jérusalem. Parmi les exposés consacrés à la littérature de jeunesse, nous avons retenu celui d'Olga Maeots qui dégage et analyse avec finesse, au fil de l'Histoire, les oeuvres des écrivains russes d'origine juive destinées aux enfants. Q uand on m'a demandé de parler de l'héritage juif dans la littérature pour la jeunesse russe, j'ai d'abord été sur- prise et n'ai su quoi répondre. De fait, un grand nombre d'écrivains pour la jeunesse russes sont juifs : Samuel Marshak - un des fondateur de la littérature moderne pour la jeunesse russe, un homme qui a eu une influence profonde sur son développement et a permis l'émergence de plusieurs généra- tions d'écrivains ; des poètes extraordinaires - Jakov Akhim, Genrich Sapgir, Viktor Lunin, Junna Moritz ; des écrivains connus -Viktor Dragunsky, Anatoly Aleksin - les nommer tous prendrait trop de temps. Notre littérature est, par tradition, multinationale, des écrivains de dizaines de nationalités dif- férentes ont contribué à sa création - Armé- niens, Biélorusses, Kalmyks, Ukrainiens. Ds ont assimilé et développé la tradition de la littérature classique russe, mais ils ont égale- ment apporté leur propre inspiration natio- nale. Un cadeau précieux ! Aussi je ne cher- cherai pas à distinguer les différents motifs nationaux de l'orientation générale. Tentons une approche différente. Comme on dit, la langue est la mère patrie de l'écrivain. La langue est le « diamant » magique de chaque littérature nationale. On sait que parallèlement à une grande littérature russe, il y a eu et il y a des littératures dans les langues nationales dont une littérature d'origine juive. Que sait-on de la littérature juive pour la jeunesse en Russie ? Hélas ! Il semble qu'il n'existe pratiquement rien sur le sujet. Les ouvrages de référence fournissent des indica- tions souvent contradictoires, les encyclopé- dies ne donnent qu'une courte liste de noms et les bibliographies ne signalent que des articles des années 20 ou 30. Et après ? J'ai été aussi quelque peu embarrassée pour traiter ce sujet, car je ne suis pas juive. De ce fait, je n'ai pas l'expérience ni les connais- sances que d'autres reçoivent de leurs N°197 FEVRIER 2001 / 1 1 1

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L'HÉRITAGE JUIFDANS LA LITTÉRATURE

POUR LA JEUNESSE RUSSEpar Olga Maeots

La 66e conférence de VIFLA (International Fédérationof Library Associations and Institutions I Fédération internationale

des associations de bibliothèques)s'est tenue du 13 au 18 août 2000 à Jérusalem.

Parmi les exposés consacrés à la littérature de jeunesse,nous avons retenu celui d'Olga Maeots qui dégage et analyse

avec finesse, au fil de l'Histoire, les œuvres des écrivains russesd'origine juive destinées aux enfants.

Q uand on m'a demandé de parler del'héritage juif dans la littérature

pour la jeunesse russe, j'ai d'abord été sur-prise et n'ai su quoi répondre. De fait, ungrand nombre d'écrivains pour la jeunesserusses sont juifs : Samuel Marshak - un desfondateur de la littérature moderne pour lajeunesse russe, un homme qui a eu uneinfluence profonde sur son développement eta permis l'émergence de plusieurs généra-tions d'écrivains ; des poètes extraordinaires- Jakov Akhim, Genrich Sapgir, ViktorLunin, Junna Moritz ; des écrivains connus-Viktor Dragunsky, Anatoly Aleksin - lesnommer tous prendrait trop de temps. Notrelittérature est, par tradition, multinationale,des écrivains de dizaines de nationalités dif-férentes ont contribué à sa création - Armé-niens, Biélorusses, Kalmyks, Ukrainiens. Dsont assimilé et développé la tradition de lalittérature classique russe, mais ils ont égale-ment apporté leur propre inspiration natio-

nale. Un cadeau précieux ! Aussi je ne cher-cherai pas à distinguer les différents motifsnationaux de l'orientation générale.Tentons une approche différente. Comme ondit, la langue est la mère patrie de l'écrivain.La langue est le « diamant » magique dechaque littérature nationale. On sait queparallèlement à une grande littérature russe, ily a eu et il y a des littératures dans les languesnationales dont une littérature d'origine juive.Que sait-on de la littérature juive pour lajeunesse en Russie ? Hélas ! Il semble qu'iln'existe pratiquement rien sur le sujet. Lesouvrages de référence fournissent des indica-tions souvent contradictoires, les encyclopé-dies ne donnent qu'une courte liste de noms etles bibliographies ne signalent que des articlesdes années 20 ou 30. Et après ?J'ai été aussi quelque peu embarrassée pourtraiter ce sujet, car je ne suis pas juive. De cefait, je n'ai pas l'expérience ni les connais-sances que d'autres reçoivent de leurs

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parents. Cependant en Russie, nous disonsqu'il y a un juif qui veille dans presquechaque intellectuel : avec le temps, tout s'estmêlé et mélangé dans nos cultures, nos vies,nos esprits.J'ai demandé de l'aide à mes amis - biblio-thécaires, écrivains pour la jeunesse et cri-tiques littéraires. Comme un véritable détec-tive, j'ai recherché des indices. Je voulaisentrer en contact avec des gens qui avaientété élevés avec cette littérature. Rapidement,j'ai obtenu des numéros de téléphone utileset commencé mon enquête.« Ma chère, c'était de la grande littérature ! »hurla dans le téléphone Sonja Chernjak, édi-teur à la retraite de « Sovietish heymland »,un magazine qui paraissait en yiddish dutemps de l'Union soviétique. Les Juifs onttoujours entretenu leurs traditions et celanous a sauvés. Nous sommes un peuple trèsancien, et ceux qui sont entrés dans l'histoireavec nous - les Egyptiens, les Sumériens, lesRomains - où sont-ils ? Seuls les Juifs ontsurvécu parce qu'ils ont conservé leurs tradi-tions. C'est dommage que vous ne m'ayez pasappelé plus tôt, vous devriez appeler... maismaintenant certains sont morts, d'autres ontémigré, il ne reste plus personne... »« II ne reste plus personne... » - ce tristerefrain est revenu à chaque conversation.J'ai commencé à me sentir comme une explo-ratrice à la recherche d'un continent mysté-rieux, comme l'Atlantide, célèbre pour sonpassé, mais malheureusement seulement pré-sent dans les légendes.

Il est impossible que rien ne survive ! merépétais-je.Cholem Aleichem, Lev Kvitko, Ovsei Driz- pour qui écrivaient-ils ? Qui étaient leurslecteurs ?Les épais volumes sur l'histoire culturelle desJuifs avançaient plusieurs hypothèses contra-dictoires, dont une bonne part n'était corro-borée par aucun témoignage. Mais petit àpetit, une merveilleuse mélodie commença à se

Samuel Marehak, Les Douze mois, i l . Zuka, La Farandole

dégager de ce chaos d'informations - unemélodie juive. J'avais trouvé ce que je cher-chais ! Enfin !Et maintenant, laissez-moi partager avecvous mes modestes trouvailles.Commençons par quelques jalons de l'histoiredes Juifs de Russie.Les Juifs vivent en Russie depuis plusieurssiècles. Ils ont toujours été considéréscomme des étrangers et ont toujours été per-sécutés en raison de leur confession. Leursdroits ont toujours été limités. Pendant dessiècles, la « dénationalisation » et l'assimila-tion ont été les deux points forts de la poli-tique tsariste envers les minorités nationales.Le « problème juif » s'accrut au XIXe sièclequand le nombre des Juifs augmenta consi-dérablement en Russie après l'annexion desterritoires polonais.

C'est à cette époque que de nouvelles loisdiscriminatoires, obligeant les Juifs à nes'installer que dans un nombre limité de ter-ritoires, où ils étaient assignés à résidence,furent établies. Seuls quelques Juifs réussis-

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saient à obtenir le droit de vivre dans lesgrandes villes et de choisir une profession« noble » - médecin, avocat, industriel, com-merçant -. Le droit pour les enfants juifsd'étudier dans les écoles russes était limité àun tout petit nombre - fixé par numerusclausus. Samuel Marshak raconte dans sesmémoires, qu'à l'âge de dix ans, on lui arefusé l'entrée au collège, bien qu'il ait réus-si tous les examens. La population juive dansles zones réservées, à savoir de petitsbourgs, vivaient pauvre et entassée. La seuleéducation accessible à la plupart des enfantsjuifs était fournie par l'école religieuse élé-mentaire, le Kheder.

On pourrait dire qu'une politique discrimi-natoire au temps du tsarisme était dirigéecontre toutes les minorités, mais ce sont seu-lement les Juifs qui ont dû subir la cruautébarbare des pogroms, massacres initiés parle gouvernement du tsar et l'église ortho-doxe. Le racisme et les actions contre lesJuifs en Russie ont toujours émané du pou-voir central. Plusieurs vagues de pogroms,qui ont eu lieu en Russie au tournant dusiècle, ont suscité l'indignation et la protes-tation de piliers de la culture russe. Les écri-vains Léon Tolstoï, Nicolas Leskov, MaximeGorki, Vladimir Korolenko et les philo-sophes Vladimir Soloviov, Nicolas Berdiaev,blâmaient cette cruauté et protestaientcontre cette politique inhumaine.Mais les lois discriminatoires n'arrêtèrentpas le développement de la culture juive. AuXIXe siècle, la littérature juive étaitbilingue : les érudits tentaient de fairerevivre l'hébreu et les démocrates adoptè-rent le yiddish - la langue parlée par les gensdu peuple. Dans les villes se développa unelittérature à la fois russe et juive.Les premiers livres pour la jeunesse juifsétaient didactiques : manuels scolaires ouadaptations de textes religieux. Les livresrécréatifs apparurent plus tard. En 1849 enRussie, parut un livre de lecture en hébreu

Alphabet ou l'Education de la jeunesse quiréunissait des histoires sur des enfants, descontes et des poèmes. Les principaux centresd'édition de livres juifs pour la jeunesseétaient Varsovie, Vilno et Odessa. Des collec-tions de contes juifs étaient publiées (sériedes « Tous les contes d'Israël », 1894) et deshistoires pour les enfants. Parmi les auteursde cette époque, on peut citer I. Levner (his-toires pleines d'humour), Sh. Berman (bio-graphies des héros nationaux), A. Ljubo-shitski (chansons pour enfants). Le premierjournal pour enfants en hébreu parut àVilno au début du siècle. Des écrivains pouradultes écrivaient aussi pour les enfants- Khaim Nahman Bialik, S. Ben-Tsion, D.Frishman, etc.

Cependant les livres en hébreu ne pouvaienttoucher les jeunes lecteurs qui ne compre-naient pas cette langue, puisque leur languematernelle était le yiddish. Quoique le petitnombre de livres pour la jeunesse en yiddisheût également du mal à atteindre ses lecteurs.Les gens riches essayaient d'envoyer leursenfants dans les écoles russes afin de leur pré-parer un avenir plus favorable. Les écoles desvillages juifs, où habitaient les pauvres, ne dis-pensaient qu'un savoir minimum et les livrespour enfants y étaient rares et pas forcémentles bienvenus. L'atmosphère lugubre de cesécoles est décrite dans les livres de CholemAleichem (Le Professeur Boim, Le Drapeau,Le Sommet), Lev Kvitko (Lyam et Petrik) etdans les mémoires de Marc Chagall.Ainsi, le cercle où circulait la littératurejuive pour enfants avant la Révolution étaittrès restreint, et son influence éducative surles jeunes générations insignifiante. Cepen-dant, c'est à cette époque que la littératurejuive pour la jeunesse prit sa place au seind'un héritage culturel national. Son fonda-teur fut Cholem Aleichem qui créa de mer-veilleuses figures d'enfants juifs.L'écrivain présentait avec sympathie et res-pect le monde d'un enfant juif. Ses petits

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héros - Cholem lui-même, Mottel et son amiShmulik - sont malicieux, pleins d'inventionset farceurs. Leur vie n'est pas un lit de rosés,ils apprennent la pauvreté et souffrent de ladureté des temps mais conservent tout leuroptimisme. « J'ai de la chance, je suis orphe-lin » répète à loisir Mottel qui supporte aveccourage la destinée de sa famille et affrontetoutes sortes d'expériences et d'aventures.Beaucoup d'histoires de Cholem Aleichemsont particulièrement tristes : la mort tragiqued'un vieux cheval blessé qui appartenait auporteur d'eau, la maladie dans laquelle, sousle poids de sa conscience, sombre un garçonqui a volé un canif, le mauvais tour qui abalayé la joie du garçon en voyant son nou-veau drapeau brûler un jour saint.Les enfants juifs apprennent de bonne heurece qu'est la vraie vie, que la vie est une chosesérieuse et que prendre du bon temps n'enest pas le but. Un lecteur d'aujourd'huipourrait penser que les petits héros sont pri-vés d'enfance, qu'ils partagent le même sortque les adultes, qu'il n'y a pas de place pourles contes merveilleux et les jeux insouciants,que dès le plus jeune âge ils doivent aiderleurs parents. Tous les enfants sont élevésdans la religion et vivent dans le cadre strictdes rituels, selon le même schéma de vie quecelle de leurs parents. L'imagination desenfants se développe non pas avec les contesde fées mais à part ir des croyances reli-gieuses et mystiques : ils ne jouent pas auxfées et aux princesses, mais partent à larecherche d'un trésor enfoui qui pourraitêtre celui des maîtres de la Kabbale. La rela-tion aux parents manque de sensibilité. Lespères et mères ne conversent pas plaisammentavec leurs enfants. Un coup sur l'oreille, unegifle, un sermon moralisateur sont les princi-paux moyens d'éducation. Pourtant , lesparents accordent beaucoup d'attention àl'éducation de leurs enfants, dont le but n'estpas seulement d'apprendre à lire et écriremais aussi d'acquérir des connaissances reli-

gieuses et d'assimiler les traditions commu-nautaires. D'un côté, l'écrivain montre l'igno-rance et la cruauté des maîtres, surnomméspar les élèves « le meurtrier » ou « l'ange de lamort », en raison de leur usage des punitionscomme seul principe « éducatif » : enseignersans fouetter était impensable. D'un autrecôté, il montre le respect des Juifs pour l'édu-cation et le Uvre. Le père du jeune héros del'histoire « Le canif » lui reproche sa paresse :« Le vaurien ! huit ans déjà, et pas capable derester tranquille avec un livre sacré ! Espècede fainéant sans cervelle ! »Cholem Aleichem a réussi à dépeindre unegrande variété de caractères communautaires.Ses héros ne sont pas des gens passifs, frappéspar la misère, ils cherchent le bonheur ainsiqu'à préserver leur dignité identitaire. Ds neperdent pas espoir dans les situations les plusdifficiles, et continuent à croire que « tout estpour le mieux ». L'humour gentil et l'ironiesubtile qui caractérisent Cholem Aleichem,sont un héritage de la littérature juive.

La chute du tsarisme a amené d'innombrableschangements dans la vie des Juifs. Le gouver-nement provisoire abolit les discriminationsnationales et religieuses et fait des Juifs descitoyens à part entière. Cette politiqued'émancipation a été poursuivie par les Bol-cheviques. Ils accordèrent aux Juifs comme àtoutes les autres minorités nationales tous lesdroits civiques.

Les améliorations sur le plan politique contri-buèrent au développement de la culture juiveet de la littérature, et tout particulièrement aumaintien du yiddish comme moyen d'expres-sion littéraire. Dans le même temps, après laRévolution, la politique nationale démocra-tique était menée de concert avec une cam-pagne antireligieuse. Les églises et les syna-gogues furent fermées. Il apparut rapidementque, pour bénéficier des avantages liés à leurrécente émancipation, les Juifs, comme lesautres d'ailleurs, devaient abandonner leurs

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traditions, coutumes et croyances. Ainsi lanouvelle culture juive soviétique était coupéede sa plus importante source - la foi ancienne.Culture et religion du passé étaient décrétéespar les Bolcheviques « bourgeoises » et « dan-gereuses ».

Mais une large majorité des jeunes Juifs, quin'étaient plus liés désormais à la pratiquereligieuse traditionnelle adoptèrent les prin-cipes de la Révolution avec un enthousiasmedéclaré : nombre d'entre eux composèrent deschansons, et en devinrent les chantres (ItziHarik, Itzik Fefer, David Hofsteyn, ZelikAkselrod). Les écrivains de la vieille généra-tion après avoir été confrontés à une criseidéologique, selon les termes des critiques,reprirent leur activité littéraire (Peretz Mar-kish, Dovid Belgerson, Der Nister). La littéra-ture yiddish se développa rapidement. Cer-tains qualifient le court intervalle entre lesdeux guerres d'âge d'or de la littérature juive.Un jeune poète Aron Kushnirov, soldat dansl'Armée rouge, analyse son attitude face auchangement de vie de son peuple. « ... Je nepossède pas, même en rêve, un pays de mielet de lait. Dans mon âme une petite sourisgratte - une mélodie de mon père et de mongrand-père, mais la porte de chabbath, lasemaine l'a scellée avec une étoile. »Les jeunes générations ont quitté leurs anciensfoyers pour les villes et les zones en plein déve-loppement et se sont assimilées rapidement.Beaucoup de Juifs s'engagèrent dans la viesociale et politique. Le nombre d'écoles juivesse développa rapidement (en 1930, elles rece-vaient 160 000 élèves), ainsi que le nombre depublications - livres et périodiques. Desthéâtres juifs d'Etat furent créés dans beau-coup d'endroits d'Union soviétique. Pourbeaucoup, cette période fut considérée commela renaissance attendue depuis longtempsd'une culture nationale.Le livre d'un Américain, Léon Dennen, Où setermine le ghetto parut à New York en 1934, lejournaliste se rendit en Russie soviétique et se

O. Mandelstam : 2 tramways, ill. B.V. Ender, Guiz, 1925

passionna pour la vie des Juifs russes.L'auteur cite les chiffres suivants : il existeenviron 30 journaux et périodiques yiddish enRussie ainsi qu'un certain nombre de pério-diques pour la jeunesse, qui sont diffusés àplus de 400 000 exemplaires.Les Bolcheviques déclarèrent prioritaire lacréation d'une nouvelle culture - nationalepar la forme et socialiste par le fond. Que celasignifie-t-il ? En ce qui concerne la littérature,par exemple, cela veut dire une littérature enlangue nationale mais présentant les idéauxcommunistes.

Une de mes témoins - Maya Isaakovna Rodak -me raconta une histoire remarquable. En1927, ses parents qui étaient enseignants dansun collège juif de Riga vinrent en Russie,convaincus que c'était le pays d'une véritablerenaissance juive. Dans un premier temps, lafamille s'installa à Kiev, leur fille fréquenta unjardin d'enfants juif puis une école juive. Acette époque, il existait également des collègesjuifs et des départements juifs dans de nom-breux instituts. Le père enseignait le yiddishdans une école juive et participait à la rédac-

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tion de manuels de yiddish. Maya Rodak sesouvient que l'enseignement se faisait totale-ment en yiddish et qu'on leur enseignait égale-ment la littérature et l'histoire juives, mais lecontenu était le même que celui des autresécoles - russes ou ukrainiennes. Dans ce casaussi prévalait ce même principe d'éducation,nationale par sa forme et socialiste par soncontenu. Le niveau d'éducation était élevé, lesenfants apprenaient également le russe,l'ukrainien et l'allemand. Mais, est-ce que lesenfants se sentaient les héritiers des anciennestraditions culturelles de leurs ancêtres ? Je nele crois pas. Les enfants des années 1920 et1930 se sentaient soviétiques, ils n'attachaientpas d'importance aux différences nationales.« Que chantiez-vous ? », demandai-je à MayaIsaakovna. « Les mêmes chansons que lesautres enfants, sur le Drapeau rouge et la viedes Pionniers ». Le brillant avenir socialiste,auquel les enfants s'étaient préparés, nedevait pas comporter de divisions nationaleset tous les enfants étaient élevés pour bâtir lecommunisme. Cela s'appelait l'éducation àl'internationalisme. Les enfants croyaientvraiment en un avenir heureux et sûr et ne seretournaient pas vers le passé.Un enseignement réussi de l'internationalismeainsi que des changements vitaux en politiquegénérale amena, à la fin des années 1930, ledéclin des écoles nationales. Maya Rodakraconte qu'en 1934, sa famille déménagea àOdessa, où, à cette époque, il y avait 17 écolesjuives. En 1937, il n'en restait plus qu'unequi, malgré son niveau élevé d'éducation,n'intéressait plus les parents et les élèves.Maya Rodak se rappelle comment, avec sescamarades de classe, membres d'un cercle dejeunes communistes, elles se rendaient dansles familles juives et les encourageaient, envain, à envoyer leurs enfants à l'école juive.Les adultes refusaient et disaient « Vous vou-lez nous renvoyer au ghetto ? ». « C'est ainsique les écoles juives périclitèrent d'ellesmêmes », conclut mon témoin.

Mais tant qu'elles existèrent, la littératurejuive en Russie connut des conditions uniquesde développement : le nombre de publicationss'était considérablement accru, de même quele nombre de jeunes lecteurs. Les écrivains del 'époque antérieure à la Révolutionn'auraient même pas pu l'imaginer.De nombreux écrivains juifs apportèrentleur contribution à la littérature pour la jeu-nesse en yiddish : I. Gutyanski, A. Plater,Itzik Kipnis, Der Nister. Malheureusement, laplupart de leurs écrits ne furent jamais tra-duits dans d'autres langues et sont de nosjours tombés dans l'oubli. Seuls deux poètesconnurent une véritable popularité : LevKvitko (1890/93-1952) et Ovsej Driz (1908-1971). Tous deux avaient reçu une éducationjuive traditionnelle, tous deux avaient bienaccueilli les changements politiques de leurpays et croyaient profondément aux idéauxcommunistes, mais ils préservaient l'héritagejuif et le mêlaient à leur travail. En fait, leurstyle était socialiste par sa forme, mais,quoique dans un sens différent, le fond reflé-tait leur caractère national et leur mentalité.Leurs vers ont été traduits par les plusgrands traducteurs russes, par les meilleurspoètes pour la jeunesse, Samuil Marshak,Mikhail Svetlov, Elena Blaginina, RomanSef, Genrih Sapgir. Je pense que la traduc-tion est une œuvre unique - le résultat de larencontre entre un poète et son traducteur,qui est amoureux du texte original. Ces tra-ductions de valeur rendirent Kvitko et Drizpopulaires et appréciés des jeunes lecteursde diverses nationalités. Les poètes avaientdu succès auprès du public russe et apportè-rent une note juive à la littérature russe.Les premiers livres pour enfants de LevKvitko parurent dans les années 1920. En1928, il en avait publié 17. Kvitko écrivaitaussi pour les adultes, mais c'est à sespoèmes pour les enfants qu'il dut sa célébri-té. A une époque riche en événements, alorsque tout ce qui était grandiose et important

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était glorifié, et que l 'art et la littératuretraitaient de problèmes d'ordre général etparlaient de la Révolution mondiale dans « lalangue rude des slogans » (Maïakovski), lapoésie de Lev Kvitko séduisait par son tonintimiste, son attachement sincère aux toutespetites choses de la vie - les jeunes arbres sousla pluie, le sapin, fier et solitaire, d'où vaémerger une forêt, le courageux insecte quiéchappe à la grenouille... Même dans ses verspolitiques, le poète arrivait à trouver une into-nation humaine sincère, qui caractérise parexemple un des poèmes les plus célèbres deKvitko, « Lettre à Voroshilov », quand unjeune garçon écrit avec un naturel touchantau célèbre général de l'Armée rouge pour luifaire part de son désir de devenir soldat.Cette rare capacité à souligner l'importancedes petites choses et cette habileté à faire partde ses découvertes aux lecteurs démontrent unvéritable talent. Kvitko écrivait pour les trèsjeunes enfants - de 3 à 7 ans -, ses poèmes sonttrès lyriques. Il s'exprime plus volontiers surles sentiments que sur les événements, ce quiest original dans la poésie pour enfants quiprivilégie l'amusement et le divertissement.Pouvons-nous percevoir les racines juivesdans les poèmes de Kvitko ? A première vue,ses vers ne se distinguent pas du reste de lapoésie soviétique pour les enfants. Mais cen'est qu'une première impression. Les versde Kvitko se caractérisent par la richesse dela langue, qui est profondément ancrée dansla tradition nationale et dans le folklorejuifs. Les poèmes regorgent d'humour etd'ironie tout autant que de sympathie etd'amour. Le poète admire ses jeunes héros,source de joie et d'optimisme pour lui - etcela traduit aussi une conception particuliè-re de l'enfance. Au cours de l'histoire, lemode de vie particulier aux villages juifs adisparu, les traditions religieuses se sontréduites à presque rien et ont sombré dansl'oubli, mais l'âme de cette communauté asurvécu, comme en témoignent quelques

étincelles en vers qui contribuent à son char-me.L'attitude de Kvitko envers ses origines estégalement très originale. Pour lui, Juif, repré-sentant d'une nation persécutée, la Russiesoviétique devint le pays capable de transfor-mer les rêves en réalité, où son peuple avaitobtenu égalité et liberté. Le sentiment de toutmaîtriser, que le monde qui vous entoure vousappartient, fait que le poète peut admirer lespetites choses de ce monde et ressentir sapropre responsabilité envers lui. Il est commeun homme qui est rentré chez lui après unlong exil et retrouve avec bonheur d'infimesvestiges d'un monde familier.

Ovsej Driz aborde le thème national différem-ment. Ses premiers recueils de poèmes paru-rent dans les années 1930, mais il eut une car-rière particulière. En 1934, il s'engagea dansl'Armée rouge, servit sur le Front occidentalet ne retourna à la littérature qu'à la fin desannées 1950. Ses premiers poèmes pouradultes étaient imprégnés de romantisme révo-lutionnaire. Son premier livre pour enfants LeJoyeux boulanger parut en 1959 en traductionrusse, suivi par d'autres. Les textes originauxen yiddish furent publiés quelques annéesaprès. Pendant longtemps, le poète garda sespoèmes en réserve en attendant des joursmeilleurs, aussi germèrent-ils comme desgraines magiques et donnèrent-ils de magni-fiques fleurs.

La poésie de Driz est construite comme unepièce de théâtre, comme un conte. Ses hérossont de petits personnages qui vivent à la foisdans la réalité et dans un monde féerique oùtous les miracles sont possibles. Les enfantsen sont les principaux magiciens - grâce àleur imagination, les bulles de savon peuventse transformer en nuages, une petite boîte enun royaume des fées et un insecte en roi !La note juive apparaît plus clairement dansles vers de Ovsej Driz : un lecteur familiariséavec plusieurs générations d'une grande famille

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juive, peut retrouver des interprétations poé-tiques d'anciennes légendes. Le livre Les Sagesde Chelm donne une vision poétique du passé.Les histoires et poèmes de ce livre sont pleinsde nostalgie pour ce monde qui a disparu àjamais. Il raconte les difficultés mais aussi labeauté de la vie si particulière de ce vieux vil-lage juif et le souhait permanent de joursmeilleurs auxquels ses habitants aspirent.« II était une fois un ancien village. Commedans tout village, la plupart de ses habitantsétaient malheureux. Tout ce qu'ils entrepre-naient échouait... Mais chaque matin, ils seréveillaient avec un nouvel espoir : au-jourd'hui était peut-être le jour où la chancefrapperait à leur porte. Mais les jours pas-saient et rien ne changeait. Un jour, un prédi-cateur local annonça :

« Les papillons de l'espoir se dirigent vers levillage ! A midi, ils se poseront pour se reposersur la place du village. Tous ceux qui aurontréussi à poser leur chapeau sur au moins unpapillon pourront voir leur vœu se réaliser. »Au petit matin, les gens se précipitèrent vers laplace du village. Chacun portait un chapeauet observait le ciel. Enfin, un léger nuage colo-ré apparut au loin. Il s'arrêta au-dessus duvillage et les papillons commencèrent à seposer : des rouges, des bleus, des verts et desjaunes. C'était comme si un arc-en-ciel s'étaitposé au sol. Les gens soupirèrent d'étonne-ment. En un rien de temps, la place se couvritde chapeaux. Le silence était tel qu'on enten-dait les nuages glisser dans le ciel. Les villa-geois retinrent leur souffle. Chacun attendaitde voir qui oserait soulever son chapeau lepremier. Car si on soulevait le chapeau, lepapillon aurait pu s'envoler. Aussi, les cha-peaux restèrent posés sur le sol de la place.J'aime beaucoup mon chapeau. Mais chaquefois que je le mets, je me sens un peu triste - àl'intérieur, il n'y a plus trace d'un papillonoublié des temps anciens. »

Ce conte triste nous conduit aux pagessombres de notre histoire. À partir de la fui

des années 1930, la politique du gouvernementsoviétique envers les Juifs change. On com-mence à juger ce qui est national comme natio-naliste et de ce fait dangereux. Les répressionspolitiques des années 1930, la tragédie de laguerre, les campagnes contre les Juifs orches-trées par Staline après guerre balayèrenttoutes les illusions. Les meilleurs représen-tants de la culture juive furent exterminés.Lev Kvitko fut exécuté en 1952.On doit reconnaître que malheureusementni le dégel politique de la période post-stalinienne ni les promesses officielles nepurent arrêter l'engrenage de l'antisémitismequi s'était déclenché une fois de plus. Lespapillons s'étaient envolés ...Avant la guerre, les Juifs d'Union soviétiquepouvaient se sentir aussi « soviétiques » quele reste de la population. Mais après la Shoahet les répressions d'après-guerre, après laréactivation des sentiments antisémites dansla société, après l'expérience de l'isolementet de l'hostilité, ils se sont de nouveau sentisJuifs et étrangers. Le poète russe et juifBoris Slutsky écrivit :« Alors que je grandis et que je mûrisJe redeviens un Juif...Autrefois j 'ai avancé d'un piedVers une sorte de reconnaissance ou decitoyenneté,

Et maintenant je retourne à mes originessans racinesJe retourne du particulier au général »

Le renouveau d'une conscience nationale enréaction à l'oppression suscita l'intérêt pourl'héritage national juif et en même temps pro-voqua le raidissement de la politique nationaleofficielle. Un nouvel objectif fut proclamé offi-ciellement - une dénationalisation totale de lasociété et la création d'une nation unie - lepeuple soviétique. La nouvelle politique gou-vernementale était menée contre toutes lesminorités nationales, et à l'extrême limite,cette utopie sociale menait à la désintégrationde ce grand État multinational - l'URSS -

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comme nous avons tous pu le constateraujourd'hui.Le judaïsme n'a pas connu pendant de nom-breuses années de reconnaissance officielle et aété relégué en marge de la vie culturelle. D pou-vait exister essentiellement dans des formesmargmales en littérature et dans l'art ou dansle folklore et les récits. On en retrouve deséchos dans les œuvres d'auteurs russes juifs.Parmi les écrivains pour la jeunesse on peutciter Max Bremener, Alexandra Brunshtein,Anatoly Rybakov et quelques autres. Mais lesjeunes lecteurs ont perdu leur innocence et unequestion amusante du héros d'un livre de LevKassil, un petit garçon qui venait d'apprendrequ'il existe différents peuples et que lui et safamille sont juifs et se demandait si son chatétait également juif, ne fait plus vraiment rire.Heureusement, la culture conserve unecapacité unique de sauvegarde et de renou-veau. La mélodie juive persiste dans la cul-ture russe, bien que moins forte qu'avant.Malheureusement, le renouveau de la cultureclassique juive, qui se manifeste depuis peuen Russie, privilégie les traditions hébraïqueset néglige la littérature yiddish du passésoviétique. Je crois profondément que cettepartie de l'héritage national mérite qu'on s'yplonge et j'espère qu'elle trouvera ses défen-seurs et ses chercheurs.

Je souhaite terminer cette communicationpar un autre conte d'Ovsej Driz.

« Un jour, un philosophe de Chelm trouva unsuperbe marque-pages dans un vieux volume -l'image d'une très belle ville était brodée enperles. Ce n'était pas Londres, ni Rome,c'était... Chelm ! Le philosophe fit part de sadécouverte à d'autres sages : autrefois leurville était en perles ! Quelle merveille ! Mais lessages étaient mécontents, car quelqu'un lesavait dépossédés de leur passé merveilleux. Leseul témoin de cette existence antérieure d'uneville en perles était une petite souris qui avaitconservé deux perles noires... à la place des

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S. Marchak : Le Cirque, iU. Lebedev, Radouga, 1925

yeux. Les voleurs ne trouvèrent pas la sourisdans la cave sombre. »

Deux perles noires... Est-ce le seul héritage ?ou seulement le rappel que le temps de juger etdiviser est révolu ? J'ai consacré mon travailaux destinées de l'héritage juif dans mon paysmais la question est plus large et il ne s'agitpas d'un « problème juif ». L'interaction entreles cultures, le multi-culturalisme sont un desenjeux essentiels du monde actuel. Nous pre-nons en compte l'expérience du passé pourrésoudre les problèmes contemporains. Unpoète juif contemporain écrit :« La vitre de ma fenêtre est transparente etpropre - à travers elle, on peut voir le mondeentier qui pleure et qui rit. Mais quand on enrecouvre une partie de peinture argentée, pourquelques francs ou même un peu plus, la terreentière disparaît à nos yeux, et la glace propredevient un miroir, et aussi propre que soit lemiroir, il n'y a que toi que tu y vois. »Regardons plus souvent le monde extérieur àtravers notre fenêtre ! I

Texte traduit par Viviane Ezratty

N°197 FEVRIER 2001/119