"l'inconscient du crime", de paul-laurent assoun (2004)

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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=REP&ID_NUMPUBLIE=REP_002&ID_ARTICLE=REP_002_0023 L’inconscient du crime. La « criminologie freudienne » par Paul-Laurent ASSOUN | L’Esprit du Temps | Recherches en Psychanalyse 2004/2 - N° 2 ISSN 1767-5448 | ISBN 2-84795-044-3 | pages 23 à 39 Pour citer cet article : — Assoun P.-L., L’inconscient du crime. La « criminologie freudienne », Re c her c hes en Psyc hanalyse 2004/2, N° 2, p. 23-39. Distribution électronique Cairn pour L’Esprit du Temps. © L’Esprit du Temps. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Cet article est disponible en ligne à l’adresse :

http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=REP&ID_NUMPUBLIE=REP_002&ID_ARTICLE=REP_002_0023

L’inconscient du crime. La « criminologie freudienne »

par Paul-Laurent ASSOUN

| L ’Espri t du Temps | Recherches en Psychana lyse

2004/2 - N° 2ISSN 1767-5448 | ISBN 2-84795-044-3 | pages 23 à 39

Pour citer cet article : — Assoun P.-L., L’inconscient du crime. La « criminologie freudienne », Recherches en Psychanalyse 2004/2, N° 2, p. 23-39.

Distribution électronique Cairn pour L’Esprit du Temps.

© L’Esprit du Temps. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Le crime fait entrer, à sa seule évocation, sur une autre scène. Cassure dela temporalité : c’est le temps de l’acte extrême, hors temps et hors scène, quia ensuite à être qualifié par le discours social. Le crime est dit par le droit et lecollectif. La question est de déterminer comment la psychanalyse peut enapprocher1. Question de recherche – c’est le moment où jamais de rappelerqu’Untersuchung désigne à la fois l’enquête – celle du policier et du juge d’ins-truction – et l’investigation – du chercheur 2.

«AVIS DE RECHERCHE»: L’INCONSCIENT CRIMINEL

Dans la conception courante, le crime proprement dit, « de sang», se traduitpar l’atteinte violente de l’intégrité physique de l’autre, désigné comme lavictime. C’est un vol de vie, infraction à l’interdit fondateur de la socialité.Au sens littéral, le crime (crimen) signifie l’accusation : c’est ce dont on a lieud’être accusé. Tel est le lieu du crime : un acte qu’il y a lieu de « pénaliser ».Dans le terme allemandVerbrecher qui désigne le criminel et appartient donc

à la langue freudienne, on entend l’« action de briser » (brechen). Le criminel

L’inconscient du crime.La « criminologie freudienne »

Paul-Laurent Assoun

Recherches en psychanalyse, 2004, 2, 23-39.

1. On trouvera les éléments de cette problématisation in P.-L. Assoun, «La criminologieà l’épreuve de la psychanalyse », in Criminologie psychiatrique, Ellipses/Marketing, 1996 et« Psychanalyse, droit et criminologie », in P.-L. Assoun, Psychanalyse, P.U.F., Premier cycle,1997, III e partie, livre VII, § 8.

2. «La recherche freudienne. Petit Discours de la méthode à l’usage de la Recherche enpsychanalyse », in «La recherche en psychanalyse à l’Université », Recherches en psychanalyse,2004-1, L’Esprit du temps, pp. 49-63.

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serait donc le « briseur ». Que vient-il briser au juste par son acte ? Le fil de lavie de son prochain et du même coup (mortel) le contrat social. Verbrechensignifie le brisement, donc, par contrecoup, l’action contraire au droit, l’agirdigne de réprobation ou d’opprobre (Verpönung fait entendre « l’amende » oula peine, poena) 3, à ce titre «mauvais » et punissable. Ce qu’il brise, c’est lecommandement «Tu ne tueras point ». Au-delà de l’usage de réglementationsociale, il y a là un interdit symbolique. Depuis Caïn, le criminel parle de laLoi qui prend en son énonciation la forme négative, prenant acte de la poten-tialité criminelle comme donnée anthropologique.La psychanalyse s’introduit sur la scène du crime et de l’incrimination avec

cette idée simple et puissante, acquise depuis « l’autre scène », de l’incons-cient, résultante d’un long trajet qui demande reconstitution : la réalité du crime,ce n’est pas seulement cette violence brute sur le corps, mais un événement quitouche au symbolique, de transgression. Il se pourrait même que le discours sur« la violence » ait pour effet, sinon pour finalité, de voiler cet enjeu de structure.C’est ce dont le discours social se fascine et s’horrifie à propos du criminel,individu dangereux non seulement par ses « voies de fait », mais commedétenteur d’un secret relatif au collectif. Ainsi se retrouve-t-il, lui et son acte,au centre de la scène sociale, théâtralisée par le judiciaire. Bref, le crimeconvoque la loi et le criminel, dans la mise en procès.Quelle figure du sujet inconscient incarne le criminel ? Voilà la question

devant laquelle la psychanalyse ne peut reculer – ou alors, il faudrait penserque le criminel fait peur à la psychanalyse, qu’il en intimide les pouvoirs.Mais d’autre part, à supposer quelque personnalité inconsciente standard, unestructure criminelle, elle s’engagerait dans une impasse.Le criminel ne cède pas à une pulsion brutale et sauvage – quoique les

modalités de son acte y ressemblent à l’occasion. Il met en scène, dans et parson acte, avec rigueur en quelque sorte, un scénario dont les modalités et le modeopératoire interrogent. Le crime n’est pas réductible à un symptôme, mais lesmodalités symptomatiques en requièrent le recours à la causalité psychiqueinconsciente.Cela est particulièrement sensible quand le crime prend forme de répétition.

On y relève la réitération d’une sorte de synopsis qui, parfois déformé en soneffectuation par les circonstances, ne persiste pas moins à s’appliquer. Le crimevient donc convoquer le symbolique par son acte trans-gressif et la pratique d’unfantasme ravagé, plus encore que ravageant.Ainsi a-t-on d’un côté le crime, réel irrécusable ; de l’autre, le criminel,

transgresseur de la loi.Le réel du crime d’une part, la force de la transgression d’autre part sont

tels que le discours social fait passer le criminel du côté de l’imaginaire, ce qui

3. Sur cette catégorie, cf. P.-LAssoun, Freud et les sciences sociales, Psychanalyse et théoriede la culture, Armand Colin, Cursus, 1993, pp. 95-97.

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le rend, commemonstre, tolérable. C’est à cela par exemple que sert le surnomqu’on lui administre pour nommer sa monstruosité. Mais on sait que lemonstre,par sa difformité et son anomie, montre. Quoi précisément ?

PSYCHANALYSE ET CRIMINOLOGIE

Il faut reprendre la question en son cœur, celle du rapport du « savoir del’inconscient » au champ criminologique. Qu’est-ce que la psychanalyse peutdire en propre du crime ? De quoi s’autorise-t-elle pour en parler ? La rechercheen psychanalyse en ce domaine ne saurait éluder le problème épistémologique– comment et en quoi le savoir de l’inconscient a-t-il modifié la « science ducrime» ? – et historique – comment s’est instauré l’échange, à la fois impliciteet direct, entre psychanalyse et criminologie ? On le devine, c’est un enjeu pourla recherche en psychanalyse et l’objet « crime» est l’occasion privilégiée desaisir comment la psychanalyse opère sa coupure heuristique. Repérer la percéeréalisée par la psychanalyse en ce domaine, comme en d’autres, c’est montrerla déconstruction qu’elle impose.À l’époque de Freud, le crime est pris en compte par cette « science » qui est

nommée « criminologie » (1885), précédant donc d’une décennie le mot « psy-chanalyse ». Le terme apparaît chez un Italien nommé Garofalo, disciple deLombroso, l’auteur de L’homme criminel (1876), qui aura cinq éditions pendantles deux décennies qui le séparent de la naissance de la « psychanalyse ».Ainsi, il y aurait un logos, un discours raisonné du crime. Moment où le

criminel se dégage des représentations théologiques pour s’aborder en sonimmanence.En contre-position, se confirme la fascination pour cette énigme que désigne

le « criminel blême» de Nietzsche4. La problématique du crime et du châtimentmonte à l’horizon de l’homme déchiré du nihilisme dont l’œuvre de Dostoïevskiporte la trace obsessive.En 1898, on parle de « criminalistique » – terme acclimaté dans le contexte

viennois. Hans Gross5, professeur à Prague, crée un Institut de criminalistiqueà Graz en 1912 auquel le créateur de la psychanalyse n’est pas étranger, puisquec’est dans ce contexte qu’il fera sa première incursion dans le champ, dès 1906,dont on verra l’importance.D’emblée, cette « science » qui veut isoler son objet – la personnalité crimi-

nelle – a l’ambition d’une anthropologie – dite « criminelle » – qui se trouvedivisée en une version (pseudo)biologique (atavique), celle du « criminel-né »de l’École italienne (lombrosienne) et une version sociologique, celle de la

4. F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra. P.-L.Assoun, Freud et Nietzsche, P.U.F., Quadrige,2e éd., 1998.

5. Hans Gross (1847-1915) fut juge d’instruction en Styrie de 1869 à 1897, détective,procureur et juge. Il enseigna le droit pénal à Czernowitz (1897-1902) puis à Prague et à Graz.

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tradition française, qui, dans le sillage de Durkheim, l’appréhende selon lalogique de « l’anomie » sociale.La « branche » viennoise, juridique et pragmatique, a pour particularité de

chercher dans l’acte criminel une source d’« indices ». Le crime est, dans la lo-gique de « l’instruction», ce qui se dépiste : d’où l’art et le savoir du «dépistage».On est donc engagé, au moment de l’apparition de la psychanalyse, dans

un relevé de la « personnalité criminelle » et, corrélativement, dans une typo-logie : à côté du « criminel-né » – paradigmatique –, on distingue « le crimineld’occasion », le « criminel d’habitude », le « criminel par passion ».La psychanalyse va-t-elle apporter sa contribution à ce portrait-robot,

ajoutant à cette personnalité criminelle quelques traits nouveaux, tels que lesentiment inconscient de culpabilité, la tendance à l’auto-punition ou le besoind’avouer ?C’est, on le devine, dans une tout autre direction qu’engage « l’entendement

freudien»6, mais laquelle ?

LE DÉSIR CRIMINEL

Quelque chose comme la « criminologie psychanalytique » existe-t-il ?On pourrait le croire, à se référer aux travaux pionniers d’Alexander et

Staub7 et de Marie Bonaparte8, aux percées de Theodor Reik9, en passant parles travaux d’A. Aichhorn sur « la jeunesse à l’abandon» délinquante, Lacanlui-même ayant pris position sur le crime des années 1930 aux années d’aprèsguerre10. Après tout, le savoir de l’inconscient n’a-t-il pas vocation à éclairerl’acte criminel ?Tout se passe comme si Freud, par son approche du crime, se trouvait en

position de dénouer les paralogismes d’une telle crimino-logique. C’estjustement en n’accréditant pas l’idée d’une autonomie du « crime » et de la« personnalité criminelle » qu’il va inscrire des avancées considérables sur laquestion majeure de ce qui, dans le crime, fait symptôme – et dont la portéen’a guère été perçue, jusqu’au sein de la psychanalyse, ce qui donne l’impressionque, sur ce terrain, elle reprend sans cesse les choses comme à zéro et en unesorte d’improvisation.

6. P.-L. Assoun, L’entendement freudien. Logos et Anankè, Gallimard, 1984.7. Franz Alexander et Hugo Staub, Le criminel et ses juges, 1928 ; Gallimard, 1934.8. Marie Bonaparte, « Le cas de Madame Lefebvre », Revue française de psychanalyse,

1927, reproduit in Psychanalyse et anthropologie, P.U.F., 1952, pp. 5-45.9. Theodor Reik, Le besoin d‘avouer. Psychanalyse du crime et du châtiment, 1958 ; Payot,

1973.10. J. Lacan, « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie.

Communication pour la XIIIe conférence des psychanalystes de langue française (28 mai 1950) »,en collaboration avec Michel Cénac, reproduit in Écrits, Seuil, 1966, p. 125 sq.

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Or, il y a bien une problématique freudienne du crime, dont la cohé-rence apparaît une fois restituée en sa dimension heuristique. C’est ici plusqu’une genèse, soit une généalogie de la confrontation du créateur de la psy-chanalyse au dit crime qui permet de juger des effets de déplacement de laproblématique criminologiste et d’atteindre quelque chose du réel inconscientdu crime.Par où se fait la rencontre de Freud avec la question du crime ? La psycha-

nalyse entend parler du crime à partir d’un fait basique de son expérience : ledésir de crime inconscient, celui dont témoigne le névrosé, voire de cette espècede tendance à s’accuser de crimes qu’il n’a pas commis. Entendons que lepsychanalyste entend parler assez régulièrement de crime quand il prête oreilleà la parole névrotique.C’est par ce trait déroutant que Freud présente le névrosé à l’occasion, cet

homme étrange qui s’accuse de crimes qu’il n’a pas commis ou ne peut sedéfaire de l’idée qu’il y est pour quelque chose. Crime imaginaire, pourrait-ondire, en contraste avec le crime réel et avéré, susceptible d’« incrimination ».Pas question d’ouvrir une procédure judiciaire pour fantasme criminel !Le névrosé en reste à l’image, au synopsis imaginaire – pas même donc,à « l’intention », car le fantasme ne comporte pas d’intention de réalisation, aupoint de protéger de l’acte –, là où le criminel « pour de bon» produit l’effusionde sang. Vouloir – en fantasme – la destruction de l’autre, « ce n’est pas uncrime»...Pourquoi alors perdre du temps avec cette position criminelle « pour ainsi

dire », alors que ce qui est ici en question est le crime réel ? Serait-ce unemanière de gagner du temps, afin de dissimuler l’impuissance de la psycha-nalyse, à l’aise avec le névrosé, à penser le criminel ?C’est plutôt le temps utilement perdu pour aborder et cadrer la question du

crime, la mettant en sa juste perspective. Cela prend acte que le sujet le plus« policé », celui qui adhère au contrat social, le brise dans son fantasme. C’estune dimension constitutive du fantasme que celle de ce « brisement » (Ver-brechen).Ce désir criminel ne porte pas sur n’importe qui, mais en dernière analyse

sur la personne du géniteur et il a pour enjeu le désir de celui que cet autrepossède et dont il empêche l’accès (maternel). On aura reconnu la saga d’Œdipe,le criminel sans le savoir. L’œdipe oblige à redécliner la fonction du crime dansl’inconscient en dégageant la logique criminelle du fantasme, comme corrélatdu Wunsch érotique.Le névrosé et le criminel ont un point commun, qui crée un lien secret entre

eux : il y est question de culpabilité. Il y a aussi un monde entre eux. Mais c’estcet entre-deux mondes qui en révèle la portée d’éclairage réciproque. Quellefigure du sujet inconscient incarne donc le criminel, comme envers de la positionnévrotique ? Le névrosé n’est-il pas le « négatif » (au sens photographique) ducriminel ? À preuve l’écho que trouve le monde louche du crime dans l’ima-gination névrotique, qui y tresse ses scénarios fantasmatiques : de fait, quand

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le refoulé est dans l’air, on respire une atmosphère de crime. L’obsessionnel,l’homme de l’interdit et de la légalité, aime à renifler les bas-fonds d’un mondeoù il suppose que la jouissance trouve enfin sa réalisation illicite.

POUR UNE SÉMIOLOGIE DE LACULPABILITÉ : LE PSYCHANALYSTEET LE JUGE D’INSTRUCTIONC’est un fait que le créateur de la psychanalyse est consulté par les spécia-

listes du crime – preuve, au passage, qu’il y eut bien une demande à l’adressede la psychanalyse – en la personne de Löffler 11 – et que celle-ci ne saute pasau cou du criminologue pour caser ses expertises ! Et c’est bien dans une revuecriminalistique que paraît la contribution initiale du créateur de la psychanalyseà la question12.La science du crime vient ramener la culpabilité au problème : est-elle un

opérateur de l’aveu, en sorte que l’on puisse pratiquement inférer des réactionsdu suspect d’un crime des indices psychologiques convaincants ?Cela porte un nom : Tatbestandsdiagnostik diagnostic fondé sur l’« état de

fait » soit la technique qui consiste à « obliger le prévenu même à démontrerpar des signes objectifs sa culpabilité ou sa non-culpabilité ». Comme on saitqu’il y a un spécialiste des signes de la culpabilité – ce que l’on appelle un« psychanalyste » –, voici qu’on le consulte pour livrer des lumières sur cettesémiologie. La méthode de Wertheimer-Klein13 – dans le sillage de Gross –consiste à fournir un «mot-appât » (Reizwort) pour tenter de repérer le« complexe psychique » qu’il actionne, facilitant le dépistage de l’acte. D’oùdes paramètres objectifs : contenu inhabituel de la réaction, allongement dutemps de réaction, erreur dans la reproduction à la seconde prestation, effet depersévération. Le but est bien de « percer le secret ».Que vient faire un « étranger aux pratiques du droit » dans cette affaire ?N’est-il pas « hors sujet » en se mettant à parler du névrosé, là où on le

questionne sur le délinquant réel et le criminel ? C’est précisément l’effet d’undéplacement assumé et réalisé par Freud. Sous son apparence modeste, ce texteproduit une coupure majeure dans la criminalistique. Freud introduit en effetun rapport inouï à la culpabilité délinquante, celui du névrosé qui est sousl’effet d’une culpabilité. Le névrosé est « une complication indésirée », pour la

11.Alexander Löffler (1866-1929), professeur de médecine légale à l’Université de Vienne,auteur des Formes de la culpabilité du droit pénal, fut le président de la commission chargéed’enquêter sur les plaintes relatives aux traitements des névroses de guerre, sollicitant Freudcomme expert.

12. L’article de Freud Établissement diagnostique des faits et psychanalyse parut dans les«Archives pour l’anthropologie criminelle et la criminalistique » (t. XXVI). Reproduit dansL’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, 1985, pp. 9-28.

13. M. Wertheimer et J. Klein sont également mentionnés dans la Psychopathologie de lavie quotidienne, ch. XII, G.W. IV, 283, n. 1.

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justice et l’armée autant que pour la médecine14, mais c’est de compliquer qu’iléclaire. Ce qui vaut pour lamédecine, comme nous l’avonsmontré ailleurs15, vautpour la criminologie : Freud vient « compliquer » la question de l’indice subjectifde culpabilité par la prise en compte de la position subjective névrotique.Voici la différence radicale énoncée, notons-le, en s’adressant aux techni-

ciens de l’aveu : «Chez le criminel, il s’agit d’un secret qu’il sait et qu’il vouscache, chez l’hystérique d’un secret qu’il ne sait pas et qu’il se cache à lui-même»16.Tel est l’apport premier à la problématique du crime, saisie en son envers

inconscient : la culpabilité inconsciente (névrotique) éclaire donc puissammenten miroir l’inconscient de la culpabilité (criminelle).Cette formule simple a une visée didactique à destination des « chercheurs

ès crime» qui pensent que la culpabilité est de l’ordre du fait et qu’il s’agiraitde la démasquer : il s’agit de faire entendre que le sujet a un rapport structuralà la culpabilité. Elle est pourtant d’une limpidité qui laisse en souffrance laquestion : est-il suffisant de postuler un non-savoir névrotique, en face d’unsavoir criminel de la culpabilité ? Car le névrosé, au-delà de son art consomméde la « cachotterie » (Geheimtuerei), sait en quelque sorte – c’est même pourcela qu’il produit du symptôme ; quant au criminel, il pourrait bien, en quelquesorte, ne pas savoir le ressort de culpabilité de son acte, en sorte que dans l’actecriminel c’est un certain non-savoir qui opère.Cela nous oriente vers cette idée incroyable que le sujet devient criminel

par défaut et excès de culpabilité. Un certain non-savoir coupable pourrait êtrele mobile ultime de l’acte-crime.Cela, Dostoïevski l’aura bien mieux saisi que Lombroso : le criminel présen-

tifie l’énigme de la culpabilité, il vient la faire jouer sur la scène sociale.C’est pourquoi le créateur de la psychanalyse, après s’être approché le plus

possible de la demande du criminaliste, lui recommande de séparer la recherchefondamentale des conséquences pénales et de s’abstenir d’en tirer des consé-quences pratiques – frustrant la demande de conseils – sauf à ajouter que la« science de l’inconscient » est en mesure, en suivant cette ligne de recherche,de « donner un fondement psychologique » à la « peine ». Formule au fondénigmatique : en quoi la peine – entendons la mesure pénale sociale – a-t-ellebien besoin d’une « fondation psychologique » ?C’est en tout cas ce qu’Alexander et Staub, le médecin et le juriste, prendront

à la lettre. Ils soutiendront astucieusement que « criminel et justice formentensemble ce que le névrosé réunit seul dans ses symptômes intrapsychiques :crime et expiation ».

14. S. Freud, La question de l’analyse profane, sect.VI, G.W. XIV, 263-264, (GesammelteWekke, Fischer Verlag, nous retraduisons les passages cités).

15. P.-L.Assoun,Corps et symptôme. Leçons de psychanalyse,Anthropos/Economica, 2e éd.,2004.

16. S. Freud, Établissement diagnostique des faits et psychanalyse, G.W. VII, 8.

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Cela nous renvoie d’une part, à la question du «mensonge » et de la« vérité », d’autre part, à la dialectique de l’acte et de la culpabilité.

L’HYSTÉRIQUE ET LE SIMULATEUR

Voilà Freud érigé à nouveau en consultant, juste après la première guerremondiale, cette fois dans un domaine particulier, celui de la justice militaire.Il s’agit en effet de se demander si le psychiatre n’a pas abusé de son pouvoir

face à un type particulier de délinquants, ceux que l’on appelait familièrement« tire-au-flanc », soupçonnés d’échapper au feu et au front en simulant uneaffection mentale 17. Mais cela renvoie dans l’après-coup à la question : quelgenre de sujet est celui qui « décompense » en état de guerre ? L’alternativenévrosé (hystérique) vs simulateur et corrélativement symptôme/délit recouvrela double question : dans quelle mesure le névrosé est-il un simulateur ? dansquelle mesure le délinquant simulateur active-t-il un conflit névrotique sous-jacent ?Voici les figures du vrai menteur /faux névrosé et du faux menteur/vrai

névrosé mises en miroir. Le « cas Kauders » permet de resensibiliser à l’énigmede la névrose hystérique. En établissant la problématique hystérique de Kauders,Freud cherche surtout à faire reconnaître l’hystérie masculine qui, d’être déniée,tombe sous le coup de l’inculpation. Un hystérique méconnu est fatalementconfondu avec un délinquant.

L’ACTE PAR CULPABILITÉ

Cela donne la mesure de la complexité du rapport de la culpabilité à l’actecriminel. Une occasion décisive de faire évoluer la question est la prise encompte des « criminels par conscience de culpabilité»18. Chez ceux-ci, il s’avèreque le « sentiment de culpabilité » préexiste à l’acte. Il faut mesurer que « lesentiment de culpabilité obscur » a une grande participation au « criminel del’homme» (das Verbrechen der Menschen) : il vient avant l’acte (Tat), en sorteque la punition, sanction de l’acte délinquant, s’avère être recherchée au moyende l’acte.

17. Un procès fut intenté à Julius Wagner-Jauregg (1857-1940), directeur du départementpsychiatrique de l’hôpital général deVienne à la suite d’accusations de la presse social-démocrateconcernant son traitement des suspects à l’électricité. Freud fut nommé expert-consultant etcomparut à la Commission d’enquête sur les forfaitures militaires en octobre, rédigeant à cettefin un aide-mémoire daté du 23 février 1920. Sur l’ensemble des documents, cf. Kurt Eissler,Freud undWagner-jauregg vor der Kommission zur Erhebung militärischer Pflichtverletzungen,Löcker Verlag, Wien, 1979 ; trad. fr. Freud sur le front des névroses de guerre, P.U.F.

18. S. Freud, «Les criminels par conscience de culpabilité », in Quelques types de carac-tères à partir du travail analytique, G.W. X, 390-391.

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Alors que normalement la culpabilité naît (éventuellement) d’un acte, encette conjoncture elle le précède et le cause. La culpabilité s’avère causa siveratio de tel acte criminel.Tel est « le surprenant résultat » que « le travail analytique » introduit dans

le savoir du crime : « de tels actes avaient été exécutés avant tout parce qu’ilsétaient interdits et parce qu’un soulagement psychique avait été lié à leurexécution pour leurs auteurs ». Tel enfant qui, ayant fait une « bêtise » (termeemployé à l’occasion par tel délinquant pour désigner euphémiquement sonacte) trouve un calmant dans la sanction parentale. Cela fait buter sur ladimension masochique de l’agir criminel 19.L’importance de ce texte ne doit pas faire omettre la précision apportée par

son auteur : il ne s’agit là que d’un type de criminel. Il y a bel et bien descriminels qui « commettent le crime par sentiment de culpabilité », mais il y ena d’autres qui n’ont « développé aucune inhibition morale » et ceux qui « secroient justifiés dans leur faire (Tun) par le combat avec la société ». Mais ceux« pour qui les dispositions pénales (Strafsatzungen) proprement dites ont étéfaites » se recrutent parmi ces criminels, qui cherchent erratiquement dans lapénalité une réponse – ils relèvent donc de l’acting out et sont encore dans unrapport au « phrasé » (Satz) de la loi. Il y aurait ainsi une demande inconscientede loi – ce que la tendance à l’« auto-trahison » analysée par Reik confirme20.

LE NARCISSISME FABULEUXSi une ligne mène de la culpabilité au crime, une autre procède du narcis-

sisme qui en apparaît ici l’antonyme. On a affaire à une autre figure de criminel,celui qui donne l’impression d’avoir en quelque sorte triomphé de la culpabilitéen s’appuyant sur une auto-suffisance. C’est à ce titre que le criminel est l’objetd’un intense investissement fantasmatique.Freud en donne la clé en plaçant « le grand criminel » parmi les figures qui

exercent une « grande attraction sur les autres », juste à côté de l’humoriste : detels personnages « forcent notre intérêt par l’esprit de conséquence narcissique(die narzistische Konsequenz) avec laquelle ils savent tenir loin d’eux tout cequi rapetisse leur moi» 21. Du moins est-ce, il faut bien le noter, « dans la repré-sentation poétique » – on pense à la poétique dostoïevskienne du criminel.Mais cela suggère une fabulation sociale autour de la figure criminelle à

laquelle tel criminel répond en faisant de son procès un théâtre d’exhibition oude silence, forme d’« humour noir » à destination de ses juges.

19. P.-L.Assoun, Leçons psychanalytiques sur le masochisme,Anthropos/Economica, 2003,p. 33.

20. T. Reik, «La compulsion d’aveu et le besoin de punition ». Sur ce point, cf. notre article«L’inavouable inconscient. Figures freudiennes de l’aveu», in Topique 70, «L’aveu et la preuve»,L’Esprit du Temps, 1999, pp. 7-21.

21. S. Freud, Pour introduire le narcissisme, sect. II, G.W. X, 155.

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32 RECHERCHES EN PSYCHANALYSE

L’expérience clinique atteste de plus que « dans les formes extrêmes d’éna-moration », où la libido du moi déborde sur l’objet, on « devient criminel sansremords», ce qui intéresse le lien entre crime et passion et la figure du «bonheurdans le crime»22.Si d’un côté quelque chose chez le non-criminel se révulse face au criminel,

une autre part de lui-même raisonne secrètement en constatant que lui faitpreuve – fût-elle sanglante – d’un narcissisme conséquent. Pour la même raison,tel criminel faisant profession de foi de droit au crime en arguant des torts àson égard de la Mère Nature ne lui prodiguant que disgrâces – tel RichardGlocester devenu Richard III, dans la « représentation » shakespearienne – serasecrètement admiré, sinon approuvé par ceux, spectateurs, qui ont ce sentimentd’un préjudice – syndrome dont nous avons montré ailleurs la portée considé-rable23. Sentiment universellement partagé, mais il en est au moins un qui entire les conséquences : le criminel est une effigie d’un au-delà de la culpabilité,en quoi il bénéficie d’un bonus fantasmatique inavouable. Arguant d’uneinjustice (Unrecht), il défie le droit (Recht) et se pose en « exception»24.Nous voici donc au cœur de la problématique inconsciente du crime. Si

l’acte criminel peut être expression de la culpabilité, si par ailleurs, commeFreud le suggère, le noyau de la culpabilité est œdipien, ne peut-on éclairer parl’œdipe la causalité même de l’acte criminel et son envers narcissique ?

ŒDIPE AU TRIBUNAL?Cette question, il était fatal qu’elle soit posée au créateur de la psycha-

nalyse, connu comme champion de l’œdipe. Ce jour vient en 1931 quand unedemande d’expertise lui est adressée à propos d’une affaire judiciaire à contextefamilial.Voici un fils – le nommé Philip Halsmann 25 – parti en excursion avec son

père et qui en revient seul en état de confusion pour témoigner que son pèreest mort, écrasé par une pierre. Son discours paraît contenir des éléments

22. P.-L. Assoun, Le couple inconscient. Amour freudien et passion postcourtoise,Anthropos/Economica, 1992 ; 2e éd., 2004.

23. P.-L. Assoun, Le préjudice et l’idéal. Pour une clinique sociale du trauma,Anthropos/Economica, 1999.

24. S. Freud, «Les exceptions », in Quelques types de caractères à partir du travail analy-tique, 1915.

25. Philip Halsmann avait été jugé et condamné en 1929 à Insbruck sous le chef d’accusationde parricide, sur le soupçon d’avoir tué son père en le lapidant pendant une excursion. Celui-cis’en tenait à la thèse de l’accident, évoquant une amnésie. En janvier 1930, un pourvoi en nullitéavait été rejeté par la Cour de cassation de Vienne, mais Halsmann avait été gracié. C’est alorsque John Hupka entama une campagne de réhabilitation sous le titre « Fiat Justicia » («Quejustice soit faite ! »), sous forme d’articles les 29 et 30 novembre. Dans ce contexte, Freud estconsulté et amené à se prononcer sur « le jugement de la faculté d’Insbruck au procès Halsmann»,parue en janvier-février 1931.

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contradictoires. Le voilà incriminé, jugé, condamné puis acquitté, faute depreuves. Alors se dessine la question : le suspect ne serait-il pas une figurelapidatrice d’Œdipe ? Le héros sophocléen n’est-il pas en position de passer surla scène de la modernité familiale ? C’est la question que pose en substanceHupka, entamant une action de réhabilitation de Halsmann. On notera ce faitdécidément récurrent que c’est l’instance judiciaire qui va à la rencontre de lapsychanalyse comme pour arbitrer une perplexité.Freud devrait être flatté : n’est-ce pas le signe que les résistances contre la

psychanalyse cèdent et qu’il est fait crédit au complexe nucléaire de l’incons-cient ?Il y a hélas à soupçonner que ceux-là même qui dénient la portée du

complexe d’Œdipe au plan du sujet sont prêts à y adhérer, dès lors qu’on enfait un piston explicatif de plus de la motivation du crime. Bref, que l’on estprêt à incriminer l’œdipe, sous ses formes sanglantes, alors qu’on le déniecomme le complexe nucléaire des familles. Les résistances contre la psycha-nalyse faiblissent conjoncturellement à l’approche des tribunaux. Que l’œdipepousse au crime est à la rigueur plus avalable que le fait qu’il configure le désirde tout « enfant des hommes ».Freud a donc soin de rappeler 26 ce qui peut paraître un truisme : que si – et

parce que – le complexe d’Œdipe est partagé par tous les « enfants deshommes », on ne saurait en arguer mécaniquement pour donner la clé d’un actedéterminé d’un individu. Précisément à cause de son «omniprésence», il refusede glisser Œdipe comme petit deus ex machina dans la trousse de l’expert.Ainsi la mention de l’œdipe en cette occurrence est-elle pour le moins «oiseuse»et, plus proprement, « fourvoyante » (irrefüherend) : elle ouvre des sentiers quine mènent nulle part, ou en tout cas pas à l’acte criminel. Bref, l’œdipe ne peuttenir lieu de chef d’inculpation.Freud n’en saisit pas moins l’occasion, en refusant d’en faire la « cause

prochaine » d’un acte déterminé, d’en réaffirmer la fonction de loi universelle.Ce n’est pas un hasard si c’est dans ce texte qu’il se réfère au précédent deDiderot 27. Façon de dire que le complexe d’Œdipe ne tue pas, mais que toutenfant des hommes est bien en fantasme ... un petit Halsmann.Contre ceux qui allèguent qu’après l’acte, le refoulement ait été assez

puissant pour produire une amnésie massive des événements, Freud rappelleen revanche que ce serait « une rareté de premier ordre ». Là encore, ceux quiméconnaissent la puissance du refoulement dans les actes de la vie quotidiennesont prêts à le doter d’une surpuissance quand il s’agit d’opérer un montage.Retournez aux faits, dit Freud aux juristes en mal de psychologie, et ne dérangezpas Œdipe en l’occasion.

26. S. Freud, Le jugement de la faculté dans le procès Halsmann.27. Sur ce point, cf. notre Freud, la philosophie et les philosophes, P.U.F., Quadrige, 1995,

pp. 335-337.

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Reste que ce tableau d’un père et d’un fils, en pleine montagne, jouant unremake de la tragédie œdipienne, fournit un fantasme de premier ordre ! C’estla preuve que l’imaginaire œdipien hante le social. De plus, on serait tenté des’engager dans une discussion clinique que Freud n’estime sans doute pasà sa place dans ce texte. Il y va du rapport du fantasme à l’acte. Après tout, lefantasme ne peut-il tuer ? Ou, en termes plus précis, le fantasme de meurtren’est-il pas susceptible, dans certaines conditions, de basculer dans l’acte ? Cethème du parricide hante, on le sait, la littérature expressionniste de l’époque(Werfel). En fait, le névrosé est, en principe, le plus efficacement protégé del’acte parricide... par le fantasme parricide.Le complexe y est actif (wirksam) dans le Phantasieren, ce qui permet

d’épargner le père réel. Le fantasme de parricide protège le père réel del’exaction filiale. Là où le « coup part », pour de bon, c’est bien plus unedéfaillance qu’un accomplissement du fantasme qu’il y aurait à postuler.On notera qu’en refusant de faire de l’œdipe une cause du crime, Lacan,

quelque vingt ans après, réaffirmera la position freudienne avec netteté, à unmoment où l’on joue à les mélanger28.

DERRIÈRE LE CRIME : SUJET ET ACTE-SYMPTÔME

Il faut donc se faire, contre l’unification imaginaire du « crime», à l’idéeque le crime recouvre une diversité de positions subjectives. Quoi de communentre le psychotique qui acte le délire, le pervers qui met en acte le clivage etle névrosé qui se trouve pris dans un débord du fantasme ? Avant toute spécu-lation sur la personnalité criminelle, c’est à la matérialité de l’acte criminelque nous sommes renvoyés. C’est la « signifiance» de l’acte, en son «enveloppeformelle », qui en révèle à quel titre le sujet y est représenté ou plutôt son moded’absentification – tant le crime suppose le clivage du sujet contemporain deson acte.Dans le premier cas, l’acte criminel vient manifester le retour, dans le réel

de l’acte, de la forclusion. L’acte criminel a donc ici la valeur d’un délire.Dans le second, il prend la forme-limite de « l’acte manqué », quand un

débord de culpabilité pousse le sujet à l’acte.Dans le troisième, l’acte prend sa fonction d’accomplissement du déni29. Le

pervers a vocation de criminel comme forcing de la culpabilité, ce qui se révèledans « le crime parfait » où, alors qu’il est cause du ravage de l’autre, il ne peutêtre incriminé, faute de « chef d’accusation ».

28. J. Lacan, « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie »,op. cit.

29. P.-L. Assoun, Le pervers et la femme, Anthropos/Economica, 2e éd., 1995.

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À chaque fois, le sujet opère depuis un hors-scène, mais la modalité del’absence se réfracte par la structure – du rejet (Verwerfung) psychotique à« l’absence » d’allure hystéro-épileptique en passant par la Verleugnung dupervers.Systématisons la trilogie, pour indiquer la piste sur laquelle peut se faire le

travail clinique : le psychotique tuerait pour répondre, par un raptus insensé, auretour dans le réel de ce qui est intimement exclu du symbolique ; chez lenévrosé, un père est tué par l’effet d’un « acte manqué » ; tandis que chez lepervers, le clivage est érigé en praxis...Va-t-on chercher les « traits de structure » pour qualifier le genre de criminel

en jeu ? Procédé artificiel et aléatoire. Du moins une piste est-elle donnée parcette idée : l’acte criminel est représentable comme la forme développée, signi-fication erratique, brusquement présentifiée dans le réel, d’un noyau structural.On ne dispose que du cliché visible – la scène de l’acte, en sa version

évidente et opaque –, il s’agirait de discerner ce « négatif » perdu qui livre lalogique de l’acte.C’est dans tous les cas la culpabilité qui revient dans le réel. C’est la culpa-

bilité qui tue. Reste à situer la position inconsciente du tueur.

CRIME ET PULSION DE MORT

Deux « traits » sont « essentiels pour le criminel » : outre l’« égoïsme sanslimite », la « tendance fortement destructrice»30.Au moment de l’acte criminel,se produirait donc une désintrication pulsionnelle majeure, entre Éros etThanatos. D’où l’élation narcissique de toute-puissance à l’arrière de l’explosiondestructrice.Cette tendance fortement destructrice, elle s’affiche dans les « crimes » dits

« de masse » qui montrent « l’esprit de conséquence » poussé à ses limites,combiné à une idéalisation mortifère du préjudice que l’on retrouve chez sesauteurs. Freud ne s’y est pas trompé, qui avait prédit que de tels sujets iraientjusqu’au bout de leur discours et de leur acte exterminateur 31.C’est aussi ce qui explique la « position masochiste fortement enracinée »

que l’on découvre au cœur de la position criminelle. Elle se révèle à la fois parl’identification à la victime et se trahit au moment où le criminel « se fait avoir ».L’acte est forçage de cette passivité. Repérée sous la figure du type de criminelquêtant la punition, elle montre sa portée structurale.C’est ce qui ouvre la question du rapport entre le surmoi, « culture de la

pulsion de mort » et l’acte portant à l’expression, en une décharge, cette pression

30. S. Freud, Dostoïevski et le parricide, G.W. XIV, 400.31. P.-L. Assoun, «La prédiction freudienne. Pour une métapsychologie de la haine pure »,

in Freud à l’aube du XXI e siècle sous la direction de A. Willy Szafran et Adolphe Nysenholc,L’Esprit du Temps, 2004, p.13-27.

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surmoïque mortifère. Le criminel montre la forme haineuse32, sado-masochique,du surmoi, drainant la « pulsion de destruction » vers le monde extérieur.

DU «CRIME EN RÉUNION» AU «CRIMINEL ORIGINAIRE»

Mais voici que Freud lui-même, dans sa fabulation de l’origine, rigoureu-sement induite de la fréquentation du névrosé, met à jour un synopsis de « crimeen réunion », nommément celui des fils parricides. L’apport fondamental de la« criminologie freudienne» pourrait résider dans cette thèse du « criminel origi-naire ».Le meurtre du père (Urmord) est bien de l’ordre du crime originaire

(Urverbrechen) et il en vient même à employer, à propos des fils assassins,l’expressionUrverbrecher – non fortuitement dans le contexte de sa lecture deDostoïevski33. Car si l’on postule «un meurtre originaire », portant sur un «pèreoriginaire », n’est-il pas logique de parler de «meurtrier originaire » ? Certes,sauf à préciser que l’expression fait passer le centre de l’histoire de la Victimeà l’Acteur – ce qui s’impose dans l’univers tragique dostoïevskien où l’auteurse trouve héroïsé, ouvrant une dialectique de la faute, de l’acte et de la culpa-bilité, bref du crime et du châtiment.Héroïsme noir qui aboutit à l’événement du procès, en sa dimension supra-

pénale, soit symbolique. Le Droit est, il faut le rappeler, situé dans la posthistoiredu meurtre, du côté des séquelles de l’Acte originaire, à côté de la religion etde la moralité publique (Sittlichkeit) 34. C’est ce Droit qui fait comparaître celuiqui a commis l’irréparable, soit la répétition de l’acte prohibé la récidive absolue.Le synopsis freudien met l’accent sur le caractère collectif du meurtre,

tandis que le mythe du héros fabule l’exploit d’un personnage unique quiconfisque à son profit l’acte du groupe et parvient à se faire reconnaître commetel : c’est celui qui « veut avoir exécuté l’acte seul », donc se fait passer pourl’Urverbrecher au singulier. Quand le criminel advient à son acte, il est placédans cette position d’héroïsme diabolique.Cela pose a contrario la question du crime au féminin. Point de « criminelle

originaire » (Urverbrecherin) dans le «mythe scientifique» freudien, les femmesétant l’enjeu du crime, sauf à ce que leur innocence serve à les incriminerdans la « transposition (Umdichtung) mensongère des origines»35. Pourtant,quand une femme se retrouve, en ce moment d’égarement radical, du côté

32. P.-L.Assoun, «Portrait métapsychologique de la haine», in P.-L.Assoun,M. Zafiropoulos,«La haine, la jouissance, la loi », Anthropos/Economica, 1996.

33. S. Freud, Dostoïevski et le parricide, G.W. XIV, 414.34. S. Freud, Totem et tabou, G.W. IX, 172.35. S. Freud, Psychologie collective et analyse du moi, ch.XII et notre commentaire in Freud

et la femme, 4 e éd., Payot, 2003.

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de l’impossible du rapport à l’autre femme, l’éventualité du crime se présente.Il serait tentant d’en suggérer, en une épure suggestive, la trilogie : de MmeLefebvre, prise dans le guêpier œdipien frappant sa belle-fille au moment où,enceinte des œuvres de son fils, elle lui présente la forme mortifiée de sa proprejouissance, au crime paranoïaque des sœurs Papin frappant à mort et éviscérantleurs doubles, couple patronal – la comtesse Bathory se baignant dans le sangde ses servantes représentant la figure extrême de ce «narcissisme conséquent »de la perversion au féminin, sauf à faire se profiler le fantasme d’une marquisede Sade.Le caractère d’exception du crime conjugué au féminin décuple la cruauté,

faisant surgir une Déesse mère, envers du meurtre du père. C’est depuis le non-lieu de la culpabilité d’origine, comme exclue du meurtre, que la femmecriminelle, dans un acte de haute désymbolisation, procède au sacrifice au nomd’une Loi en quelque sorte antérieure et supérieure au meurtre du père. Lecrime au féminin montrerait ainsi l’envers de la Loi.

LE CRIME ET SON LOGOS INCONSCIENT : L’A-CRIMINOLOGIEFREUDIENNE

On peut mesurer, à condition d’en découper ainsi les arêtes, en quoi latraversée freudienne a fortement – et en quelque sorte violemment – trans-figuré la question du crime, ressaisie en son envers inconscient– et, disons-le,avec une autre tenue que le salmigondis métapsychologique que l’on présente,sous référence à la psychanalyse, comme «psychopathologie des comporte-ments criminels ».Cela suppose de repérer la percée freudienne sur la question, aux deux bouts

de la séquence, sur le versant du social et sur celui du symptôme.Le crime est pris dans le discours social – la criminologie est venue en

quelque sorte doter d’une « scientificité d’apparence » cet effet du discours. Levéritable effet de la psychanalyse n’est pas d’ajouter quelque « supplémentd’âme» inconscient au crime, mais d’en affronter le réel.On voit en quoi la prise en compte de l’envers inconscient du crime – que

Freud situe comme symptôme social 36 – sert à le dés-imaginariser, alors quela criminologie, au-delà de ses efforcements «positivistes » par lesquels elle s’estévertuée à le constituer comme objet, a reconduit la puissance du fantasme, dufait même de le méconnaître. Quant à la « représentation poétique» du criminel,elle fait droit au contenu inconscient et fantasmatique du crime, mais revêt lecriminel de la tunique du héros transgressif, oripeaux héroïsés qui détournentde la signification sur laquelle le déchiffrement analytique la recentre.

36. P.-L. Assoun, Freud et les sciences sociales. Psychanalyse et théorie de la culture,Armand Colin, 1993.

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Selon le scénario freudien, ce que le petit Œdipe ourdit du côté du désir demeurtre du père répète dans l’ordre du fantasme ce qui s’est passé dans le réelphylogénétique. C’est pourquoi le psychanalyste est objectivement dans laposition de détective, du moins en une dimension de son acte : il institue un«procédé de recherche » (Untersuchungsverfahren) pour reconstituer un dramede la culpabilité dont l’acteur principal, autant que le metteur en scène, estle névrosé. Une vie névrotique traduit la façon dont le sujet met en scène saculpabilité.À bien y regarder, le travail institué par Freud peut être appréhendé comme

une procédure d’instruction, tendant à reconstituer la séquence d’un forfait(Vergehen), au bout de laquelle il n’y a ni inculpation ni non-lieu : le sujet seretrouve face à l’écheveau démêlé de sa propre implication dans les actes desa vie, jusqu’au point où il se tient pour responsable – entendons répondant –de son rapport à l’Autre, qu’il éprouve autrement que comme «destin ». C’estde retourner sur les lieux de ce crime de culpabilité qu’il en dénoue éventuel-lement les pièges.En regard, loin qu’il y ait une structure criminelle, on peut dire de la violence

criminelle qu’elle cache la structure. Les dossiers criminologiques éludent laquestion, homologuant sous l’étiquette serial killers des psychoses actantes ouconfondant « psychopathes » et pervers. La vraie question au plan clinique estde savoir ce qui fait que le sujet, actant sa structure, passe à l’acte. Sur le versantpsychotique, l’acte criminel vient actualiser une forclusion, comme le montrele crime paranoïaque ; sur le versant névrotique, une perplexité qui s’inscrit enbévue fatale. C’est dans la perversion que le crime accomplit sa fonction, quandle délit vient pratiquer le défi et accomplir le déni.Le criminel, venant ensanglanter la scène sociale, vient mettre en acte une

structure que l’acte permet de faire disparaître en lui faisant diversion. L’actecriminel pourrait être en ce sens l’alibi parfait du sujet, le domiciliant dans sonacte et l’exilant du sens dans lequel la psychanalyse le rapatrie inexorablement,en assignant le lieu de sa division subjective...

Paul-Laurent ASSOUN144 rue Lecourbe

75015 Paris

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PAUL-LAURENTASSOUN – L’INCONSCIENT DU CRIME.LA «CRIMINOLOGIE FREUDIENNE»

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Paul-Laurent Assoun – L’inconscient du crime. La « criminologie freudienne »

Résumé: Il s’agit de dégager la problématique freudienne du crime en sa cohérenceméconnue. Le lien du créateur de la psychanalyse à la criminologie naissante – de laméthode diagnostique des signes de culpabilité au procès Halsmann en passant par laquestion des « simulateurs » de guerre – permet de dégager, au-delà de tout portrait-robotde la « personnalité criminelle », la signification propre de l’acte criminel, en miroir de laculpabilité névrotique. Des « criminels par conscience de culpabilité » à la figure du criminelcomme «monstre narcissique » et destructivité, effet désintricateur de la pulsion de mort,se dégage la position subjective du criminel, pris dans le discours social et dans le montagefantasmatique qui le vise. Cette déconstruction permet d’interroger la signification cliniquedifférentielle de l’acte criminel, selon ses modalités névrotiques, psychotiques et perverses.La problématique du «meurtre du père » et son corrélat – le « criminel originaire » – permetde situer les enjeux du réel inconscient du crime. Un « retour à Freud » montre ainsi saportée et sa fécondité, en contraste avec la « psychopathologisation » du criminel dont lapsychanalyse est le prête-nom.

Mots-clés : Criminologie – Culpabilité – Narcissisme – Acte – Fantasme – Pulsion demort – Œdipe – Meurtrier originaire.

Paul-LaurentAssoun – The Part Played by the Unconscious in Murder. ‘Freudian crimi-nology’

Summary : This article aims at shedding light on the ill-known coherence of theFreudian notion of murder. We shall look at the links between the father of psychoanalysisand criminology in the early days of its existence and at the diagnostic method applied tosigns of guilt in the Halsmann trial, along with the question of war ‘simulators’, whichallow us, over and above the photo-fit of the ‘criminal personality’ they provide, to shedlight on the actual signification of the act of murder as a mirror to neurotic guilt complexes.From ‘murderers conscious of their guilt,’ through to the murderer as a ‘narcissistic monster’,through to the notion of destructiveness as a direct effect of the death drive, we can examinethe subjective position of the criminal as part of the surrounding social discourse andfantasy-based mosaic. This deconstruction thus allows us to question the differential clinicalsignification of the act of murder and the associated neurotic, psychotic or perversemodalities. The question of the ‘murder of the father’ and its correlation – ‘the originalcriminal’ – allows us to fix a framework for the real unconscious elements of murder.‘Going back to Freud’ then takes on its true scope and richness as opposed to the practicesof the ‘psycho-pathologisation’of the murderer, a term nonetheless borrowed from psychoa-nalysis.

Key-words : Criminology – Guilt – Narcissism – Enactment – Fantasy – Death drive–Œdipus – Original murderer.