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VIVIANE KOENIG L'INDOMPTABLE PRINCESSE

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V i V i a n e K o e n i g

L ' I N D O M P T A B L E P R I N C E S S E

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D i s p o n i b l e s s u r l a D i g i t h è q u e

{ a v a n t D e D e v e n i r … }U n e c o l l e c t i o n d i r i g é e p a r G e r t r u d e D o r d o r

G e r t r u d e d o r d o r

Louis XIV. Les Diamants du cardinal (Tome I)

Louis XIV. Les Princes rebelles (Tome II)

Louis XIV. Un jeune roi dans la tourmente (Tome III)

L’impératrice Joséphine, un destin extraordinaire

V i V i a n e K o e n i G

Alexandre, le prince conquérant

s y l V i e b a G e s

Du Guesclin, les aventures d’un chevalier

c a t h e r i n e d e l a s a

Aliénor d’Aquitaine, la duchesse des troubadours

J e a n - P a u l G o u r É V i t c h

Jules César, l’ascension d’un chef

c a t h e r i n e l o i z e a u

Mozart, le musicien enchanteur

c h r i s t i n e f É r e t- f l e u r y

Marie Stuart, une reine entre deux royaumes

s y l V i e b a u s s i e r

Gandhi, les avantures d’un sage

b r i G i t t e c o P P i n

La reine Margot, une princesse audacieuse

d o m i n i q u e J o l y

Marie-Antoinette, une princesse à la cour de Vienne

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1 e r é p I s o D e

INQUIÉTUDES AU PALAIS D'ALEXANDRIE

I. Levieuxfiguier 7 II. Cache-cache 10 III. Lejoueurdeflûte 13 IV. petit mensonge 16 V. Le bassin aux lotus 20 VI. Chaleur d’été 24 VII. Mortelennui 27 VIII. Desvasesenverre 31 IX. LaSalled’Apparat 35 X. Unejournéequin’enfinitpas 39 XI. LePortdesRois 43 XII. Le phare 46 XIII. Impatience 50

2 e é p I s o D e

LES SECRETS DE LA BIBLIOTHEQUE I. Avantl’aube 54 II. ViteàlaBibliothèque 57 III. six mille talents d’or ! 61 IV. Papyrusetparchemins 65

s o m m a I r e

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V. La reine des abeilles 68 VI. Jeuxd’été 71 VII. Souslelit 75 VIII. Lessecretsdeshiéroglyphes 78 IX. Griffonneursetgribouillages 82 X. Cinqmaîtres 85

3 e é p I s o D e

UNE LONGUE SUITE DE DRAMES I. Surlaterrasse 89 II. Lafuite 92 III. Vivelesreines 95 IV. Historienoumenteur? 98 V. Triomphe à rome 101 VI. Assassinatsendouce 105 VII. Lavisd’Archimède 109 VIII. Un mariage éclair 112 IX. Unpalaissensdessusdessous 115 X. Le retour 118 XI. Hommages à ptolémée 121 XII. Le voyageur 124 XIII. Inquiétudes 127

4 e é p I s o D e

RISQUER LE TOUT POUR LE TOUT I. Uneattenteinterminable 131 II. Lamortfrappe 134

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III. Conciliabule 137 IV. Meurtriersetcrocodiles 139 V. Laguerredeschefs 143 VI. Confusion 147 VII. Dansledésertd’Orient 150 VIII. Trahisonetsauvagerie 154 IX. Césarentreenscène 157 X. Colère et chagrin 160 XI. Arbitrage 163 XII. L’invitation 166 XIII. Unesilonguenuit 169 XIV. CésaretCléopâtreaupalais 172

C a h i e r d o c u m e n t a i r e 176

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1 er é p i s o d e

I N Q U I É T U D E S A U P A L A I S

D ' A L E X A N D R I E

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C h a p i t r e i

LE vIEUX fIGUIER

Alexandrie, au printemps 63 avant notre ère

Ce matin-là, Cléopâtre s’éveilla à l’heure où les étoiles duciels’effacentdans la lumièredupetit jour.Elleétaitseule dans sa chambre, sans nourrice ni servante. aucun bruit, mis à part les cris de mouettes gourmandes, plumes blanches et becs jaunes, escortant les barques des pêcheurs. elle courut sur la terrasse. Quel bonheur de les admirer en plein vol ! Quelle merveille de sentir le vent sur son visage ! Cléopâtre respira à pleins poumons.

– eurystè ! cria-t-elle.pas de réponse. où était donc passée sa nourrice ?– Tout compte fait, je n’ai pas besoin d’elle, s’encouragea-

t-elle,fièredesessixans.Lafilletteattrapalaceintureabandonnéesurunechaise,

lanouaàsatailleetfitblousersonchiton,lalonguetuniquedes femmes. puis, armée d’un peigne d’ivoire, elle se re-coiffa,viteetmal.Malgrétoussesefforts,desmèchesfollespartaient encore en tous sens. Tant pis. elle ouvrit la porte de sa chambre et s’esquiva le cœur léger. sortir seule de ses appartements lui était interdit, quitter le palais également,

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quant à se promener dans les jardins royaux… il ne pouvait enêtrequestion.Eurystèétaitinflexibleàcesujet!–Méfie-toi!Uneprincessesedoitd’êtreprudente, lui

avait-elle encore rappelé la veille. souviens-toi qu’il n’y a pas longtemps les gardes ont pourchassé un voleur dans les jardins royaux. Comment était-il arrivé là ? personne ne l’a découvert.

– s’il n’a pas été attrapé, nourrice, pourquoi parles-tu d’un « voleur » ?

– Ça se voit… et puis ne fais pas ta forte tête ! rassure-toi, tout va bien maintenant.

– Je ne suis pas inquiète, mais alors pas du tout… pas comme toi.

– Cesse de m’embrouiller avec tes remarques aigre-lettes… Bref, même si sa majesté ptolémée ton père a fait doubler la garde, le danger demeure. Imagine un peu, avait ajoutéEurystèenunsouffleangoissé,siturencontraisunscorpion, un cobra ou une vipère cornue. Que ferais-tu toute seule ?

– J’adore les animaux, surtout les serpents ! la taquina Cléopâtre.

Quelques minutes plus tard, dans les jardins royaux, la princesse, qui connaissait mieux que personne l’art de dé-sobéir, découvrit avec ravissement des merles nichés dans un buisson de tamaris. elle admira des abeilles qui buti-naientdefleurenfleur,avantderejoindrelevieuxfiguier

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qu’elle aimait. ses fruits durs et verts étaient immangeables en ce début de printemps, mais elle apprécia l’ombre de ses larges feuilles dentelées. Cléopâtre se glissa entre ses branchesbasses,quifrôlaientlesoletluioffraientuneca-chette formidable. elle s’assit. L’activité frénétique d’une colonne de fourmis et l’agilité d’une araignée crispée au centre de sa toile la passionnèrent.

– Comme c’est amusant de venir seule ici, murmura-t-elle pour chasser l’inquiétude qui pourtant la gagnait.

elle songeait à la colère de sa nourrice, lorsqu’un mous-tique la piqua.

– petit insecte, il fait jour, tu devrais dormir et attendre la nuit pour attaquer, le gronda-t-elle. D’ailleurs, pourquoi m’agresses-tu ? Je ne t’ai rien fait.

elle tentait de l’écraser quand elle entendit crisser le sable de l’allée. Un pas ferme, rapide, énergique. Un garde peut-être, un jardinier ou… un voleur ?

– au pied, le chien, au pied !

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C h a p i t r e i i

CACHE-CACHE

C’était la voix grave de son père, reconnaissable entre toutes.Ilapprochait.Effrayéeà l’idéed’êtredécouverte,Cléopâtre se recroquevilla dans son trou de verdure. mais pourquoi n’avait-elle pas écouté eurystè ?

– Ne peut-on me laisser régner en paix ? grommelait pha-raon. Qu’en penses-tu mon chien ? ah ! Tu me comprends, toi ! Tu aimes ton roi et tu l’approuves… Tu n’es pas comme les autres, ces fâcheux qui font des histoires pour rien, ou pas grand-chose… en fait, ils me haïssent parce que je suis l’amidePompée.Ah!Labelleaffaire!PompéeleGrand,le puissant, le…

– Le dangereux Consul1 de rome ?Une adorable petite tête surgit d’entre les branches du

figuier,découvrantdegrandsyeuxsombrespétillantd’in-telligence, un sourire irrésistible et des cheveux noirs, longs etsouples,échappésd’unsouvenirdecoiffure.

– Cléopâtre, que fais-tu là ?

1. Au temps de la République romaine, deux ou trois hauts magistrats, appelés Consuls, dirigent le gouvernement et l’armée. Ils sont élus pour un an, ou plus, par les citoyens riches des Comices (c’est-à-dire l’Assemblée des citoyens).

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– J’étudie les insectes, majesté, répondit-elle avec aplomb. Dites-moi, savez-vous pourquoi les moustiques piquent la nuit et dorment le jour ?

Le roi haussa les épaules, agacé.– mon père, pourquoi redoutez-vous pompée s’il est votre

ami ? parce qu’il est romain et va venir ici, à alexandrie ? C’est ça ?

– Ta place est auprès de ta nourrice et je ne parle pas politique avec une enfant de ton âge.

– Vous parlez bien avec votre chien qui est plus jeune que moi !

– Quelle insolence ! sors de là, Cléopâtre ! et puisque tu veux discuter, discutons ! Tu as raison, le Consul risque de venir, par terre ou par mer, je l’ignore, mais avec son armée, ça,j’ensuissûr.Savoixétaitdevenuerauqueetsonsoufflerapide,comme

après une course. Le roi passa la main dans ses cheveux clairsemés. et le regard perdu dans l’immensité des cieux, il ajouta :

– C’est vrai, je préfère pompée en ami qu’en enne-mi!Sais-tu,petitefille,qu’enquelquesmois, ilavaincu mithridate roi du pont2, pris Jérusalem et mis à genoux le royaume arabe des Nabatéens3, nos plus proches voisins. me comprends-tu maintenant ?

2. Pays situé en Asie Mineure, la Turquie d’aujourd’hui.3. Au sud de la Jordanie d’aujourd’hui.

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– Je vous comprends fort bien, mais du palais j’entends les alexandrins4 qui manifestent en ville depuis des jours et des jours. Ils crient que pompée, votre faux ami, rêve de conquérir l’égypte, comme tous les romains.

– peu m’importe ces braillards des rues, je suis pharaon, roi d’alexandrie et d’égypte. J’aime et reçois qui je veux, quand je veux… ah ! mon brave chien, où étais-tu passé ?

Haut sur pattes, oreilles dressées et queue en spirale, l’ani-mal se montra, escortant une eurystè haletante et les joues enfeu.ÀlavuedePharaon,elles’arrêta,terrifiée.Connupour ses colères, le roi risquait de la punir sévèrement, pour avoir laissé la jeune princesse sans surveillance.

Qu’allait-il dire ? rien. Cléopâtre ne lui en laissa pas le temps. en un clin d’œil, elle comprit la situation.

– oh ! Nourrice ! s’exclama-t-elle pour la sauver de la fu-reur royale. Je m’étais bien cachée, pas vrai ? J’ai gagné, une fois encore. Viens, continuons notre partie de cache-cache.

elle se tourna vers son père pour ajouter :– Je vous souhaite une bonne journée, majesté, et, si vous

le désirez, je serai votre conseillère secrète.–Mafille, jen’aibesoindepersonneetsaisgouverner

mon royaume.Vive et légère, Cléopâtre s’éloigna, abandonnant pha-

raon à ses ennuis.

4. Les habitants d’Alexandrie.

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C h a p i t r e i i i

LE jOUEUR DE fLÛTE

oui, ptolémée avait bien des soucis. À alexandrie, les manifestations prenaient de l’ampleur, gagnaient en vio-lence, et ses soldats ne parvenaient pas à ramener le calme. son principal ennemi n’était-il pas là, de l’autre côté du mur qui séparait le Quartier des palais et la ville ? Cette foule hurlante, incontrôlée, incontrôlable.

« Nous payons trop d’impôts ! s’égosillaient les alexan-drins. pourriture de pharaon, lâche, vendu ! Cesse de don-ner notre argent aux romains ! pour eux, les cadeaux ! pour nous, la misère et la faim ! Non, non et non ! ptolémée, c’est assez ! »

« Quels imbéciles ! pestait le roi qui ne les comprenait pas. Ne voient-ils donc pas qu’ainsi j’ai éloigné et j’éloigne encore la menace d’une conquête romaine ? »

Comme chaque matin, ptolémée s’attardait dans les jar-dins. Il repoussait le moment de rejoindre ses ministres et ses conseillers dans la salle des audiences pour discuter, une fois encore, desmesures à prendre afin de rétablir

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l’ordre.Ilpréféraitparleràsonchien,sûrdenejamaisêtrecontredit.–Que ces émeutiers réfléchissent, au lieu de traîner

dans les rues, hurlant des insultes et lançant des pierres ! grognait-il. Ils n’en savent pas moins que nul ne résiste aux légionnaires5 du Grand pompée. pour les protéger et conserver ma couronne, j’ai réussi, à force de cadeaux et d’intrigues, à obtenir le titre d’« Allié et ami du peuple romain » ! Ces idiots devraient me remercier… eh bien, non ! Ils vo-missent des insultes, me reprochent de dilapider le Trésor du royaume en multipliant les pots-de-vin à rome ! C’est pourtant l’unique solution.

en tout cas, ptolémée6 le douzième du nom n’en voyait pas d’autre.

– ah ! Ces soucis me rongent le cœur ! puissent les dieux me venir en aide !

pharaon caressa son chien dont la queue fouettait l’air inutilement. Il épongea son front en sueur, s’emporta contre la chaleur torride de la saison des vents de sable, avant de maudire sa nuit trop courte, son sommeil agité etsonmédecinauxpotionsinefficaces.Ilpestacontresesministres qui l’attendaient pour l’assommer de problèmes impossibles à résoudre. Il se demanda si, aujourd’hui en-core, cette promenade solitaire ne serait pas son unique

5. Soldats de l’armée romaine.6. Ptolémée XII.

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moment de bonheur. Non. même s’il hésitait à l’admettre, sa discussion avec l’espiègle Cléopâtre l’avait amusé.

– elle a l’esprit vif et la repartie facile, reconnut-il à mi-voix. elle s’exprime aisément, sait écouter ce qui se dit au-tour d’elle. elle raisonne bien et… ment avec une aisance qui me ravit. Brave petite. si seulement c’était un garçon !Eneffet,malgrésesprièresetsesoffrandesauxdieux,Pto-

léméen’avaitàcejourquedesfilles.Troisfilles!Bérénice,Cléopâtre et arsinoé. Quel malheur pour un roi ! était-il maudit ?

– Impensable, se rassurait-il, puisque les dieux m’ont accordé le don de la musique. Ne suis-je pas le meilleur musicien d’égypte ? pas vrai, mon chien ?

Grâce à ses espions, qui surveillaient les conversations au palais comme en ville, pharaon savait qu’on se moquait de lui et de ces petits airs qu’il interprétait si joliment. De méchantes langues le surnommaient l’Aulète, c’est-à-dire le joueur de flûte. on racontait même que le roi passait plus de tempsàjouerqu’às’occuperdesaffairesduroyaume,cequi n’était pas faux.

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C h a p i t r e i v

PETIT MENSONGE

Tandis que le roi se promenait, Cléopâtre avait regagné docilement ses appartements. Lavée, parfumée de quelques gouttesd’essencedejasmin,elleagrafasesfibules7 préférées sur un chiton d’une propreté parfaite. puis, assise sur un tabouretd’ébène,elleselaissacoiffer.

– Tu me sembles bien silencieuse… s’inquiéta eurystè, le peigne à la main.–Jeréfléchis,soupiralaprincesse.– D’habitude, cela ne t’empêche pas de parler.– Ce matin, si !– Fort bien, mais je te rappelle que tu as promis une partie

d’osselets à arsinoé.– ma sœur attendra. aujourd’hui, je n’ai pas envie de

jouer avec elle. Ce n’est pas drôle, je gagne à tous les coups… appelle plutôt Dioscoride, mon gentil médecin.

– es-tu malade, Cléopâtre ?Eurystèposasamainsurlefrontdelafillette.–Tun’aspasdefièvre.

7. Broches en métal, parfois en or, servant à fixer un vêtement.

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–Pasencore,nourrice…Regardecespiqûresdemous-tique, ici, là, et encore là ! Niluphar… Niluphar !

– oui, princesse ?Âgée d’une douzaine d’années, l’esclave arriva aussitôt,

vive et silencieuse sur ses pieds nus. Cette égyptienne, à la peau sombre comme une Nubienne8, était depuis peu au service de Cléopâtre. Les premiers jours, elle avait traîné son chagrin, ne comprenant pas un mot de ce qui se disait autour d’elle. puis elle avait appris le grec à une vitesse étonnante et retrouvé le sourire. Un sourire d’autant plus lumineux que servir la princesse n’était pas fatigant. si elle avait travaillé aux cuisines, lavé le linge ou ratissé les allées des jardins, alors là, ses journées auraient été épuisantes. mais sa maîtresse se montrait agréable, amusante, toujours de bonne humeur et d’une gaieté contagieuse.

– Niluphar, va trouver le docteur à la Bibliothèque… Tu comprends ? Dis-lui de me rejoindre près du bassin aux lotus.

L’esclave partit si vite qu’elle oublia de retenir la porte qui claqua derrière elle.–As-tuvraimentbesoind’unmédecinpourdespiqûres

de moustique, ma princesse ? Qu’as-tu en tête ?– rien.– Comme tu mens mal, Cléopâtre !– Tout à l’heure, tu étais bien contente que je mente en

parlant de cache-cache, pas vrai ?

8. Habitante de la Nubie, région au sud de l’Égypte.

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–Effectivementetjet’enremercie.Dis-moi,veux-tuêtresoignée ou juste bavarder avec le savant Dioscoride ?

– Ce n’est pas amusant si tu devines mes pensées. Tu m’accompagnes ?Laquestionétaitsuperflue!Eurystèterminadelacoiffer

et, avant de quitter le palais, elle drapa, comme il se devait, un himation9surlatêteetlesépaulesdelafillette.Cléo-pâtrefitdemêmeavecsanourrice,unjeuquilesamusaittoutes deux.

– Tu es belle, eurystè ! murmura-t-elle en l’embrassant.Etc’étaitvrai.Pharaonavaitchoisipoursafilleunenour-

rice ravissante, d’excellente famille, une Grecque évidem-ment, une femme intelligente capable de lui apprendre à bien se conduire pour devenir reine un jour. Il lui trouverait un roi comme mari, même s’il en restait fort peu dans la ré-gion, les romains transformant, un à un, tous les royaumes en simples provinces à leurs ordres.

– eurystè, l’himation que je suis en train de tisser sera pour toi ! décida Cléopâtre pour lui faire plaisir.–Nesouhaites-tupaslegarderoul’offriràtamère?– ma mère ? Je ne la vois jamais. D’ailleurs, je n’en ai

pas envie, et elle non plus. elle n’est rien, ni épouse du roi, ni reine. elle reste dans ses appartements à attendre le bon vouloir de pharaon… Ô dieux, protégez-moi d’un tel avenir !

9. Manteau ou cape fait d’un simple rectangle de tissu (laine ou lin, selon la saison) drapé autour du corps pour les hommes, du corps et de la tête pour les femmes.

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– Cléopâtre ! Tu parles de choses que tu ne peux com-prendre.

– et toi, tu parles comme mon père, nourrice ! Vous me prenez tous deux pour une idiote, mais vous vous trompez et je vous surprendrai. Dans quelques mois, j’aurai sept ans, le droit d’étudier à la Bibliothèque et de devenir savante ! savante, comprends-tu ?

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C h a p i t r e v

LE BASSIN AUX LOTUS

assise sur le rebord de pierre du bassin, Cléopâtre s’amu-sait à compter les têtards, nombreux au printemps. Certains avaient deux pattes, d’autres aucune. elle venait là tous les jours,considérantqu’éloignerlespoissonsaffamésdecescréatures sans défense était un devoir. aussi, lorsqu’un de ces monstres approchait, elle le faisait fuir à l’aide d’un bâ-ton. D’ici, elle entendait les cris des manifestants agglutinés derrière les hauts murs entourant le Quartier des palais. La rumeuramplifiait,devenaitbourdonnementsconfus,gron-dements menaçants, clameurs hostiles !–Maisqueveulent-ilsàlafin,Eurystè?– Ne crains rien, ma princesse. Les portes du quartier

sont closes et les soldats bien armés.– Je n’ai pas peur, mais réponds à ma question, que

veulent-ils ?– Je ne sais que te dire…– eh bien, moi, je veux une réponse et je sais que seuls les

savants peuvent me la donner ! Nourrice, je voudrais étudier à la Bibliothèque, comme Bérénice. elle a de la chance.

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– Il ne s’agit pas de chance ou de malchance, Cléopâtre ! Ta sœur a treize ans et toi six, c’est tout.

Dioscoride, le médecin, arriva sur ces entrefaites. Cet homme, au visage long et aux cheveux rares, avait la démarche rapide des gens qui ont mille choses à faire et savent que chaque instant est précieux. Cléopâtre mourait d’envie de se précipiter vers lui. Cependant, eurystè lui ayantmaintes foisrépétéqu’unefilledePharaondevaitagir dignement, elle ne bougea pas.

– princesse, vous désirez me voir ? dit le savant, après l’avoirsaluéaveclerespectdûàsonrang.

– oui, explique-moi pour quelle raison les moustiques piquent la nuit ? regarde ce qu’ils m’ont fait et calme ma douleur !

– Un baume à base d’huile d’inule10 vous soulagera et éloignera ces insectes, proposa-t-il après un rapide examen despiqûres.Sivousledésirez, jevousenferaiporterunpot avant midi.

– merci, mais… sais-tu pourquoi les poissons mangent les têtards ? pourquoi les palmiers sont si grands et… pourquoi lesfleurssefermentàlatombéedujour?

– princesse, j’ai abandonné mes travaux pour venir vous soigner. Cependant, il me faut regagner la Bibliothèque sans tarder. on m’y attend.

10. Plante à fleurs jaunes et feuilles dentées, poussant sur les terrains sableux et pierreux.

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–Biensûr,Dioscoride,jecomprends.Cléopâtre se leva avec une grâce peu commune chez une

si jeune enfant. elle le remercia d’un sourire incertain, qui se dessina sur son visage mince et pâle aux narines frémis-santes.Danssesyeux,selisaitunedétresseinfinimentplusgravequesespiqûresd’insecte.

– princesse, qu’attendez-vous vraiment de moi ? deman-da le médecin, sensible à sa tristesse.

– explique-moi ce que les alexandrins reprochent vrai-ment à pharaon ? Cette conversation restera entre nous… regarde, eurystè somnole à l’ombre du tamaris.

après un instant d’hésitation, le savant se lança dans un bref résumédesfaits,convaincuqu’unefillettesijeunen’ycomprendrait rien.–Princesse,sachezquedepuisdesannées,Pharaonoffre

des cadeaux somptueux aux romains. alors le Trésor royal sevide, les impôtsaugmententet lesespritss’échauffent,d’autant plus que les dernières récoltes ont été mauvaises.

– Ce n’est quand même pas la faute de mon père, ça !Dioscoride ne put retenir un sourire. Cléopâtre l’étonnait.–Bienentendu.Lesrécoltesdépendentdufleuve.Une

crue du Nil11 trop faible ou trop forte, et le blé, l’orge ou le lin pousse mal.–Alors,jeprierailesdieuxetleurferaiderichesoffrandes

pourqu’ilsgonflent leseauxduNilcomme ilconvient!

11. L’unique fleuve d’Égypte, le Nil, inondait sa vallée tous les étés après une impression-nante montée du niveau de ses eaux.

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mais, Dioscoride, toi, moi, les alexandrins, nous savons tous que les eaux du Nil n’obéissent qu’aux dieux, pas à pha-raon, mon père. alors, cesse tes cachotteries et parle vrai.

Jamais le savant n’avait rencontré une enfant aussi intelli-gente et énergique. Il pouvait et devait tout lui dire.

– princesse Cléopâtre, il y a quelques jours, le roi pto-lémée a envoyé à pompée six mille soldats égyptiens, nos meilleurs cavaliers, pour… contribuer à ses conquêtes asia-tiques. Depuis, les alexandrins considèrent qu’il a franchi les limites de la lâcheté et dépassé celles de… de la…

– achève, n’aie pas peur.– on parle de trahison.–Lemotconvientparfaitement,s’indignalafillette.Mon

père a mal agi. est-ce tout ?– Non, il y a pire encore. pharaon a demandé de l’aide à

pompée pour mâter les révoltés d’alexandrie ! maintenant, princesse, vous savez tout.

– Je te remercie de ta franchise, Dioscoride. adieu.et, sans un regard pour eurystè endormie, Cléopâtre

s’éloigna, furieuse contre le roi, poings serrés et mâchoire crispée.Elle courut se réfugier sous sonvieuxfiguier etpleurasarageetsondégoût.

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CHALEUR D' ÉTÉ

Été 63 avant notre ère

Les mois passèrent. pompée ne vint pas, alexandrie se calma et l’été arriva.Cruauté du soleil, étouffement demidi, gestes engourdis, sueur poisseuse et gorge sèche, rien ne freinait l’énergique petite princesse.

Levée à l’aube, sitôt les prières aux dieux achevées, Cléo-pâtre se promenait dans les jardins royaux. elle aurait ap-précié un peu de solitude mais, par malheur, eurystè ne la lâchait pas d’un pouce et arsinoé, de deux ans sa cadette, avait découvert sa cachette. Faisant contre mauvaise for-tune bon cœur, Cléopâtre partagea parfois avec sa jeune sœurl’ombrebienveillanteduvieuxfiguier.Lesprincessesy jouaient aux dés, aux osselets, aux devinettes… et, chaque fois, Cléopâtre gagnait. alors, elle lui racontait les aven-tures de serpents géants, de lions voraces ou de crocodiles aux mille dents. arsinoé tremblait de terreur… son aînée s’ennuyait !

parfois, lassée de débiter ces histoires ridicules, Cléopâtre disparaissaitsoudainementdanslesalléessurchaufféesdesjardins. elle longeait la haute muraille, écoutait les rumeurs

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de la ville et se demandait pourquoi le calme y régnait de-puis un mois. La situation avait-elle changé ou, tout sim-plement, la canicule estivale empêchait-elle de crier ? et pompée, où était-il ?

aux heures les plus chaudes, Cléopâtre retrouvait son appartement. elle reprenait son tissage, une activité qu’elle détestait et que les mouches collantes rendaient pénible. Tandisquesesdoigtshumidesdesueurdomptaientlesfilsde lin, son esprit s’envolait, tentant d’imaginer le monde qui l’entourait… soudain, elle abandonna son ouvrage etcourutsur laterrasse.Onréfléchittoujoursmieuxencontemplant la mer et les navires en partance pour ailleurs, très loin, mais où ?

– plus tard, je voyagerai, décida-t-elle… eurystè, j’ai faim !

– Nourrice pas là, répondit Niluphar qui maîtrisait en-core imparfaitement le grec, mais connaissait si bien l’art d’astiquerlespattesdeliondessiègesetdescoffres.

– et où est-elle ?– partie.– où ?– Je sais pas. elle dit jamais ce qu’elle fait. Niluphar parle

peu, mais écoute beaucoup.Oubliant son ventre affamé,Cléopâtre se tourna vers

son esclave. elle la dévisagea longuement, comme si elle la voyait pour la première fois.

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– Quelle idiote je suis d’avoir négligé cette source de renseignements ! songea-t-elle… Dis-moi, Niluphar, que raconte-t-on au palais sur pompée le romain ?

– on dit qu’il a reçu encore des cadeaux de pharaon. Les gens en ville seront pas contents quand ils sauront, mais savent pas encore.Son chiffon poussiéreux à lamain, elle s’interrompit,

indécise. elle avait parfois du mal à comprendre ce qu’on lui disait.

– est-ce tout ? l’encouragea la princesse.– Non, on dit aux cuisines que le romain viendra pas

punir alexandrie. Il veut juste les cadeaux.Cléopâtre n’en croyait pas ses oreilles.– alors, écoute, nous allons partager un secret.Le visage de la petite esclave s’illumina de bonheur.– Niluphar, tu me raconteras tout ce que tu entends au

palais, mais attention, juste quand nous sommes toutes les deux. eurystè ne doit rien savoir, compris ?

et sans attendre sa réponse, puisque de toute façon une esclave est là pour obéir, Cléopâtre ajouta à haute voix :

– Va me chercher à manger et, si tu laisses traîner tes oreilles, je saurai te récompenser !

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MORTEL ENNUI

Automne 63 avant notre ère

en son palais d’alexandrie, la princesse s’ennuyait de l’aube au crépuscule. La nuit, elle ne comptait plus les cau-chemars peuplés de scorpions batailleurs qui se glissaient jusque dans son lit, de romains agressifs qui envahissaient sachambreoud’émeutiersfousquidéracinaientsonfiguier.

réveillée en sursaut, elle se réfugiait sur sa terrasse, ar-mée de son pot d’huile anti-moustiques. Là, elle retrouvait peu à peu son sang-froid en écoutant les craquements des navires lointains, les clapotements des vagues, les miau-lements sauvages des chats errants, les hululements des chouettes ou, à intervalles réguliers, les pas lents et sonores des gardes royaux. elle aimait surveiller les vols discrets des chauves-souris aux piaillements aigus. et elle se mo-quait des mises en garde d’eurystè lui jurant que ces bêtes s’attaquaient aux longs cheveux des femmes. elle devait se tromper puisque jamais rien de tel ne lui était arrivé, mais ellen’enétaitpassûre.Cettenuit-là,elleobservaitlesrefletsmouvantsdelalune

surlamerquanduneétoilefilanteluiarrachauncride

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joie, une joie qui se teinta aussitôt d’inquiétude. où avait-elle disparu ?

– Une question de plus à poser aux savants de la Biblio-thèque, s’écria la princesse.CléopâtreauraitdûgarderlesilencecarEurystè,soudain

réveillée,larejoignit,levisagechiffonnéetl’œilagacé.– regarde le feu au sommet du phare, là-bas ! s’exclama

joyeusement lafillette, indifférenteà l’airgrognondesanourrice.N’est-ilpasmagnifique?

– Tu devrais dormir, Cléopâtre !– s’il te plaît, eurystè… J’aimerais y aller et monter tout

en haut, d’accord ?– C’est hors de question ! par les temps qui courent, tu ne

sortiras pas du Quartier des palais.– La ville est calme.– Qu’en sais-tu ?– Je n’entends plus les cris de la foule en colère.– Non, c’est non ! N’insiste pas.– ma chère eurystè, une princesse doit connaître le

royaume de son père, n’est-ce pas ?– évidemment.– et tu m’approuves si je te dis que je ressemble à toutes

lesfillesd’Alexandrie.– oui, mais en beaucoup plus jolie, Cléopâtre… où

veux-tuenveniràlafin?– Donc, si je porte des vêtements ordinaires, je pourrai

visiter le phare sans être reconnue.

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– Jamais !– alors, j’irai seule avec mes beaux habits de princesse…

s’il m’arrive quelque chose, ce sera ta faute !Cléopâtre se mordit les lèvres et fronça les sourcils, une

mimique d’enfant capricieuse qui la rendait plus char-manteencore.Elledevait fairecéder sanourrice, coûtequecoûte.Sanssonaide,elleresteraitprisonnièreensonpropre palais.

– Je croyais que tu m’aimais plus que ta vie, eurystè ! susurra-t-elle de son adorable petite voix chantante.

elle s’allongea sur un vaste coussin brodé. Baissant les yeux, elle enroulait une mèche de cheveux autour de son doigt. Le silence tomba sur la terrasse où les ombres dan-saient dans la clarté de la lune.–Tumerends folle,mapetitefille! J’aimerais te faire

plaisir, mais je dois obéir aux ordres de pharaon.Telle une statue de pierre, Cléopâtre ne réagit pas.– Boude si tu veux.– Je le veux.– Fort bien ! pourtant, à six ans, il est temps de te montrer

raisonnable.– si j’ai l’âge d’être raisonnable, j’ai l’âge de visiter le

phare, la merveille d’alexandrie, non ?–Çasuffit.– J’irai, avec ou sans toi !Ceci dit, la princesse tourna le dos à eurystè et, tandis

qu’elleréfléchissaitàlafaçond’yparvenir,lesommeillaprit.

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Le lendemain, Cléopâtre, qui avait retrouvé son entrain et sa bonne humeur, se trouva une occupation formidable. C’était une idée si simple qu’elle s’étonna de ne pas y avoir songé plus tôt.

– Niluphar ! cria-t-elle. Tu parles bien grec maintenant, et je t’en félicite.Lajeuneesclaveposaunecoupedefiguesfraîchesprès

de la princesse.– eh bien moi, continua Cléopâtre, j’ai envie de connaître

ta langue, celle du peuple égyptien12, et tu seras mon profes-seur ! on commence tout de suite. Comment dit-on chat ?

– Myéou, répondit la servante, agenouillée aux pieds de sa maîtresse.

– et figue ?Désormais, chaque soir, la princesse prenait sa leçon.

Bien sûr,Niluphar,ne sachantni lireni écrire,nepou-vait lui apprendre l’écriture des scribes. mais Cléopâtre se consolait en se disant que parler était déjà formidable et que, pour le reste, elle verrait plus tard.

12. À partir du vie siècle avant notre ère, en Égypte, cette langue et cette écriture appelée « démotique » (c’est-à-dire « écriture populaire ») est la dernière étape de l’évolution des hié-roglyphes, qui ne sont alors utilisés que pour les textes très importants, gravés sur pierre.

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DES vASES EN vERRE

Début de l’hiver 63-62 avant notre ère

De joyeux éclats de voix éveillèrent Cléopâtre. Le doux soleil d’hiver était déjà haut dans le ciel. et alors ? elle avait encore cauchemardé toute la nuit. Cette fois-ci, elle avait assisté, impuissante, à l’attaque du phare par un général romain d’une taille gigantesque, un monstre, probablement pompée qui, d’un seul coup de pied, l’avait détruit. Les pierres s’étaient éboulées avant de disparaître dans la mer, écrasant au passage des navires par dizaines… L’horreur !

La princesse remonta son épaisse couverture de laine par-dessussatête.Étouffant,elle larejetarageusementàsespieds et se leva, le cœur gros, enviant les jardiniers ou les gardes qui riaient de si bon cœur dans les jardins.

– Ils en ont de la chance, soupira-t-elle.Cléopâtre trouvait la vie bien amère car, malgré ses ruses

et son insistance, elle n’avait toujours pas visité le phare. eurystè la surveillait sans cesse, transformant son palais en une prison dorée et agréable certes, mais une prison quand même ! N’étant pas du genre à s’avouer vaincue, la fillettecontinuaitd’échafauderdesplansirréalisablespour

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parveniràsesfins…Sanourriceapparutdansl’encadre-ment de la porte.

– Bien dormi, ma princesse ?Cléopâtre ne répondit pas. Que faire de sa journée ? elle

hésitait. Irait-elle jouer avec les poissons du bassin aux lo-tus?Setresserait-elleunecouronnedefleursdigned’unereine d’égypte ? Non, aujourd’hui, elle attraperait des sau-terelles pour découvrir comment de si petites bêtes pou-vaient sauter si haut et chanter si fort !

– Bien dormi, ma princesse ? répéta eurystè.–Oui,oui…Coiffe-moivite,j’aibeaucoupàfaire.Cléopâtre renoua sa ceinture, se mouilla à peine le visage

et, estimant sa toilette achevée, lui tendit un peigne d’ivoire.– Je vais chasser, dit-elle, et je ne veux pas d’arsinoé dans

mes pattes. D’ailleurs, je n’ai plus envie de la voir… elle est trop bébé… De toute façon, dans ma famille, il n’y a pas de place pour les sentiments ! N’oublie pas de prendre un vase en verre de grande taille… Niluphar, approche le plateau, j’ai faim !

Dès que les galettes encore tièdes furent à portée de main, elle en dévora deux. elle engloutit ensuite un morceau de fromage, une poignée de dattes fraîches et une coupe de lait. La dernière tresse achevée, Cléopâtre dévala l’escalier menant du gynécée13 au rez-de-chaussée. puis, sans négli-ger ses prières quotidiennes devant l’autel divin, elle tra-

13. Les appartements des femmes.

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versa la Grande Cour pavée de mosaïques et bordée de colonnes. Du bout des doigts, elle caressa les tommettes de faïence bleu vert, si douces au toucher, qui recouvraient les murs, et gagna en courant les jardins.

– pas si vite, ma princesse ! gronda eurystè, qui peinait à la suivre.Parcettemagnifiquejournéed’hiver,douceetlumineuse,

aux ombres nettes, les oiseaux gazouillaient et d’insou-ciantes sauterelles stridulaient dans les buissons et les four-rés de papyrus.

Cléopâtre prit le vase des mains d’eurystè, y jeta des herbes,unebrindille,unefleuret,àpaslents,s’approchadecesinsectessauteursquil’intriguaienttant…L’affairenefut pas aussi simple qu’elle le pensait. À la énième tentative, elle réussit à en capturer trois. alors, la main à plat sur l’em-bouchureduvase,elleregagnafièrementsesappartements.Là, elle posa son précieux trophée près d’une grande coupe translucide où deux poissons tournaient en rond.

– Quelle riche idée d’utiliser des vases en verre presque transparent pour les observer ! se félicita la princesse.

– Cléopâtre, change de chiton, répondit eurystè, qui n’appréciait guère ce genre d’activités. Quand cesseras-tu de te rouler dans la poussière du jardin ? et je te préviens, ces petites bêtes mourront si tu les gardes enfermées.

– Je les relâcherai demain. promis.

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Déçue par leur immobilité et leur silence, la princesse compritque,dansunsipetitvase,sessauterellesterrifiéesmanquaient d’espace.

– princesse ! annonça Niluphar en saluant sa maîtresse. pharaon vous attend tout de suite dans la salle d’apparat.

pour une nouvelle, c’en était une !

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LA SALLE D'APPARAT

Ces derniers mois, Cléopâtre n’avait aperçu son père que lorsdefêtesofficielles.Elleseplaçaitalorsavecsessœursàla droite du trône royal, souriait sur commande et s’asseyait sur ordre, muette comme les poissons du bassin. Ces céré-monies duraient parfois si longtemps que la jeune princesse rêvait ou se racontait des histoires. elle observait aussi les coiffureset lesvêtements,sidifférents lesunsdesautres.Des alexandrins d’origine grecque, égyptienne, juive, phé-nicienne,arabeetautresvenaientdéfilerdevantPharaon,se prosternant à ses pieds et ânonnant des formules de poli-tesse et de soumission.–Tousdesmenteurs!siffla-t-elleentresesdents.Cléopâtre ne croyait pas aux vœux de prospérité, de

bonheur et de longue vie de ces alexandrins, qui hurlaient régulièrement leur haine pour ptolémée l’aulète. mais était-ce les mêmes ?

– pharaon vous attend dans la salle d’apparat, répéta Niluphar.

– sais-tu pourquoi mon père me demande ?

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– Je sais pas, princesse.–Tulesaurasbienasseztôt,s’affolaEurystè.Ohlala!

Mapetitefille,tun’espasjolieàvoiravectonchitonsaleetde l’herbe jusque dans les cheveux… Viens ici.

– Ce n’est pas grave, nourrice ! J’y vais.– pas question.Une main ferme l’empoigna et Cléopâtre dut se sou-

mettre. elle se lava, mit un chiton élégant et se laissa recoif-fer. elle écouta, sans y prêter attention, les conseils murmu-rés par eurystè dans l’escalier menant à la Grande Cour aux colonnes.

mais là, au lieu de se diriger vers les jardins, elles prirent la direction opposée. elles traversèrent des couloirs inter-minables et des cours discrètes ornées de sphinx14 et autres curieusesstatueségyptiennes,pours’arrêterenfindevantune haute porte décorée d’écailles de tortue. Quatre hommes armés montaient la garde. Ils s’inclinèrent devant leur princesse, ouvrirent les deux battants… et Cléopâtre entra, seule, dans une salle immense, inconnue d’elle. Un petitairdeflûtel’accueillit.

– ah ! Te voilà ! s’exclama le roi, fâché d’être interrompu alors qu’il jouait si bien.

Cléopâtre le salua avec respect. son cœur battait aussi fort qu’un tambourin. L’excitation probablement, car

14. Statue de pierre représentant un lion couché à tête de roi.

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elle ne ressentait aucune crainte, juste de l’impatience. Qu’allait-il lui annoncer ?–Mafille,letempsdesjeuxestfini.TuirasàlaBiblio-

thèque le mois prochain, au premier jour de Gamèlion15, ordonna pharaon du ton sec des hommes pressés. respecte tes maîtres, étudie avec passion et n’oublie jamais que tu es princesse d’égypte !

– Je vous obéirai, mon père, promit Cléopâtre, au comble du bonheur.Ptoléméegonflasesjoues,cequil’enlaidissaitdavantage,

luiquin’étaitdéjàpasbienbeau.Puis,dosantsonsouffle,il joua, les yeux clos. Cléopâtre attendit l’autorisation de partir. son père semblait l’avoir oubliée. pour patienter, elle admira le pavement de la salle où de jeunes sportifs s’af-frontaient à la lutte, sur une mosaïque d’une élégance rare.

– mon père, puis-je vous demander une faveur ? l’inter-rompit-elle, au risque de le mettre en colère.

– parle ! aboya le roi.– m’autorisez-vous à visiter le phare ?– évidemment ! Que ta nourrice… Comment s’appelle-

t-elle déjà ?– eurystè.– Fort bien. Qu’eurystè demande une escorte au chef des

gardes du palais. Non, elle est probablement trop sotte pour organiser cela… Gardes ! hurla-t-il.

15. Un des douze mois de l’ancien calendrier grec, correspondant à janvier-février.

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La porte s’ouvrit instantanément.– Que demain, à l’aube, quatre hommes accompagnent

laprincesseCléopâtreenville.Maintenant,adieumafille.J’ai beaucoup à faire.

ptolémée exécutait un petit air très gai, tandis que Cléo-pâtre, bredouillant remerciements et formules de saluta-tion, marchait à reculons vers la porte.

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UNE jOURNEE QUI N'EN fINIT PAS

– pharaon est devenu fou ! se désespéra eurystè. Qu’il jouedelaflûtedumatinausoiretboiveduvinjusqu’àplussoif,celam’indiffère,maisjedésireélevermaprincessecommejel’entends.A-t-iloubliéqu’ilmel’aconfiée?Ellebougonnaàvoixbasse,oubliantl’ouïefinedeCléo-

pâtre.–Quedis-tu,nourrice?demandalafillettesansquitter

des yeux ses poissons dans leur prison de verre.Elleavaitlibérélessauterelles,tropsottesàsongoût.– Je… je me demandais si la visite du phare ne te fatigue-

rait pas inutilement, bafouilla la nourrice.– Tu mens. J’ai tout entendu.– eh bien, oui ! avoua eurystè. aller au phare est une

folie, et j’ignore si nous serons encore en vie demain. Voilà le fond de ma pensée ! es-tu contente ?

– oui.– ma pauvre petite princesse a perdu la tête !– Je suis folle, comme mon père, c’est bien ce que tu

penses ?

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– Tais-toi, on pourrait t’entendre… sais-tu seulement ce qui se passe en ville ?–Jebrûledel’apprendre.– on raconte que le marchand romain qui tua par mé-

garde un chat, l’animal sacré des égyptiens, a été massa-cré par des voyous d’alexandrie… alors, imagine ce qu’ils feronts’ilsattrapentlafilleduroiqu’ilsdétestent?Tuveuxbien me le dire ?

Cléopâtre haussa les épaules en guise de réponse.– Tu t’en moques ? Très bien… Je mourrai donc avec toi

et avec les gardes qui nous attendront au port.– pourquoi passer par la mer ?– pour ta sécurité, ma petite.– sois gentille, nourrice, je voudrais traverser la ville. Je

l’ai vue il y a si longtemps que je m’en souviens à peine.– C’est très bien comme ça, ma princesse.– Ce jour-là, j’avais accompagné mon père au temple de

sérapis16. La reine Cléopâtra17 ne l’accompagnait pas… sais-tu pourquoi il l’écarta du pouvoir l’année de ma nais-sance ?

– Cette histoire ne te regarde pas.– Dis, nourrice, se sont-ils séparés à cause de moi ?

16. Protecteur d’Alexandrie et de la dynastie des Ptolémées, ce nouveau dieu est un éton-nant mélange du dieu taureau Apis des Égyptiens et de deux divinités grecques : Zeus, le roi des dieux, et Asclépios, le guérisseur. Sérapis est représenté comme un Zeus barbu à cinq mèches enroulées sur le front.17. Pour éviter des confusions, la reine Cléopâtre VI, sœur et épouse de Ptolémée l’Au-lète, sera appelée Cléopâtra dans ce roman.

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eurystè garda le silence.–Detoutefaçon,jelesauraibientôt,fanfaronnalafil-

lette, puisque j’interrogerai les savants de la Bibliothèque.si elle avait su écrire, elle aurait dressé la longue liste de

ses questions. Hélas, sa science se limitait aux vingt-quatre lettres de l’alphabet grec qu’eurystè lui avait enseignées. elle les traçait du bout du doigt sur ses purées de fèves ou de pois chiches !

– alpha, bêta, gamma, delta… chantonna la princesse. Vivement demain.

Histoire de tuer le temps, Cléopâtre entraîna sa nour-rice dans les jardins en sautillant à cloche-pied. après une longue promenade qui lui permit de bavarder avec lesfleursetlesoiseaux,elleregagnasesappartementsoùNiluphar l’attendait, éloignant les mouches de son repas. elle se lava les mains avant de dévorer des légumes, du pois-son séché, du pain, du fromage de chèvre et de délicieuses olives venues de Grèce. Tout fut englouti en un clin d’œil.

La nuit tombait vite au royaume d’égypte. accoudée à la balustrade de pierre, Cléopâtre contempla la silhouette du phare au sommet duquel brillait le feu visible de très loin, sur terre comme sur mer. elle avait hâte d’y être. attendre l’aube lui semblait tout bonnement impossible.

– Quelles rumeurs aux cuisines, Niluphar ? demanda-t-elle soudain.

– rien d’amusant, princesse.

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– mais encore ?– Les gens sont pas contents, car pharaon organise trop

de banquets pour les romains qui viennent souvent et mangent beaucoup. Ça fait encore et encore du travail. Ils disent qu’ils ont qu’à prendre les cadeaux pour leurs maîtres et repartir.

– Quels maîtres ?– pompée, César… et un troisième, je sais plus son nom.Cléopâtre soupira. Que faire pour que les richesses de son

royaume ne partent plus à rome ?

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LE PORT DES ROIS

méconnaissables sous leurs vilains chapeaux à larges bords et leurs himations ordinaires, Cléopâtre et eurystè quittèrent le palais au lever du soleil. Niluphar les suivait, courbée sous le poids d’un panier rempli de gâteaux, de fruits secs et d’une jarre d’eau. elles se dirigèrent vers le port des rois. en cette heure matinale, seuls les esclaves s’activaient et aucun ne leur prêta attention. elles fran-chirent la muraille par l’unique porte ouvrant sur la mer.

sur le quai, des hommes armés jusqu’aux dents mon-taient la garde autour d’un bateau aussi discret que minus-cule. Cléopâtre embarqua sans hésiter et s’assit sur un vieux coussin à l’ombre d’un dais de toiles grossières.

– Viens près de moi, proposa-t-elle à eurystè au visage figéd’angoisse.

sitôt les gardes montés à bord et Niluphar blottie au pied du mât, les matelots empoignèrent leurs rames et le bateau s’éloigna du quai. La voile fut hissée en entrant dans le Grand port qu’il fallait traverser pour arriver au phare.

silence à bord !

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Les gardes surveillaient les alentours. raide et droite, pâle comme la mort qui la guettait, eurystè ressemblait à une statuedepierre.Niluphar,effrayéepar le tangage,mar-monnait d’antiques prières sans lâcher son panier. ravie, Cléopâtre admirait les énormes navires qui gagnaient la pleine mer. elle éclata de rire lorsque sa frêle embarcation se mit à danser sur les vagues soulevées par ces monstres de bois. Le doux soleil d’hiver rosissait ses joues et le vent soulevait son chapeau, quand le phare lui apparut, majes-tueux,magnifique,solitaire,commeperduaumilieudesflotsauboutdeson îledePharos18. Cléopâtre fouilla sa mémoire pour retrouver le nom de cette chaussée-pont qu’elle apercevait au loin, de cette route reliant l’île à la ville : l’Heptastade19 ! Une prouesse architecturale ! en revanche, elle s’étonnait de voir le phare bâti de façon si biscornue : un bâtiment rond en haut, carré en bas et, entre les deux, une partie comptant sept ou peut-être huit faces.

– sais-tu pourquoi il est ainsi, nourrice ? demanda-t-elle.– pour qu’il soit plus solide, ma princesse.– Non, il y a certainement une autre raison !– alors, je l’ignore et, d’ailleurs, c’est sans importance.– pour toi peut-être, pas pour moi ! J’aime savoir ! s’éner-

va Cléopâtre, se levant pour mieux voir.

18. Du nom de cette île, vient notre mot « phare ».19. L’Heptastade mesurait sept stades de longueur, soit 1,155 kilomètre selon les mesures en usage à Alexandrie.

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– reste assise et sois discrète ! personne ne doit te recon-naître.

Comme ses gardes impassibles surveillaient les eaux du GrandPort, la fillette balayad’un geste de lamain cesconseils et cria :

– pour reconnaître quelqu’un, il faut d’abord le connaître, pas vrai, nourrice ? Je ne cours donc aucun risque ici puisque j’ai toujours vécu au palais.

– Ô dieux, protégez cette enfant qui a perdu l’esprit !– Ô Zeus, dont la statue se dresse au sommet du phare,

redonnez courage à ma chère eurystè !Cependant, pour ne pas l’énerver, la gentille Cléopâtre

regagna son vieux coussin sans quitter des yeux la merveille d’alexandrie. Tout à coup, un navire gigantesque manœu-vrant dans le Grand port passa trop près d’eux.

– attention ! hurla apollodore, le chef des gardes.ses hommes se précipitèrent, les armes à la main. Ils

firentdeleursboucliersunrempartdevantleurprincesse.recroquevillée sur son panier, Niluphar pleurait. eurystè restaitlà,muettedeterreur,affoléeparleroulis,letangageet l’imminence du danger. De ses mains tremblantes, elle tenait fermement Cléopâtre. Les gardes se raidirent davan-tage lorsqu’un second navire, plus gros encore, arriva de la haute mer. La princesse les jugea tous bien sots et bien peu-reux, puis elle se ravisa : ils faisaient leur travail, voilà tout.

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LE PHARE

Le bateau royal accosta au pied du phare bâti en belles pierres blanches. Cléopâtre aurait aimé courir à terre, mais elle dut donner la main à eurystè et la suivre docilement.

– Vite, princesse, conseilla apollodore, visiblement in-quiet.Lafilletteobéitsansdiscuter.Ellegravitd’unpasalerte

la rampe menant à l’unique porte du phare. Comme elle étaitheureuse!Sonrêveseréalisaitenfin!Ettantpispourles peurs d’eurystè et de Niluphar.

La porte claqua derrière elle et Cléopâtre se retrouva dans un lieu étonnant. elle l’avait imaginé désert, elle y découvrit une foule affairée: des soldats, desGrecs en chiton, deségyptiens en pagne court, des Nubiens à la peau noire et des ânes surchargés de troncs d’arbres, de palmes sèches et de branchages. elle décida de suivre ces bêtes qui montaient le combustible jusqu’au sommet du phare.

son escorte lui frayait un chemin dans cette cohue. Voyant deux de ses gardes à droite, deux à gauche, visages tendus et poings serrés, eurystè à son côté et Niluphar derrière,

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Cléopâtre réalisa que le danger, qu’elle refusait d’admettre, était peut-être réel. Un frisson angoissé la parcourut.

– Une princesse n’a jamais peur, songea-t-elle pour la se-conde fois de la journée. Certains de ces gens me regardent parce que… parce que…

elle s’élança derrière un âne gris et son ânier sur une large rampe de pierre qui montait doucement, tournait parfoisàangledroit,montaitencore.Enchemin, lafil-lette remarqua des salles mystérieuses où disparaissaient des servantes chargées de jarres et de paniers de pains. elle dépassa de jeunes esclaves ramassant le crottin lâché par les bêtes, pesantes à l’aller, légères et rapides à la descente.

après une interminable ascension, Cléopâtre arriva sur une terrasse carrée, balayée par le vent d’hiver. pour pro-fiterdelavue,elles’approchadelarambardeauxanglesornés de quatre tritons20 de pierre.

– par temps de brume, on utilise de vraies cornes de triton pour indiquer aux marins l’entrée du Grand port, expliqua apollodore, qui suivait sa princesse pas à pas.

– Je les entends parfois, surtout au printemps.– Bien, maintenant que nous sommes arrivées là où tu

voulais, redescendons ! lança eurystè pleine d’espoir.Cléopâtre, le nez en l’air, contempla le bâtiment construit

surcetteterrasse.Puiselleenfitletour.Une,deux,trois…huit faces et une seule porte.

20. Grands mollusques dont la coquille servait jadis de trompette.

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– allez, nourrice, viens, on monte !– C’est hors de question, gémit la malheureuse, prise de

vertige.– Comme tu veux, moi, je continue ! apollodore, qu’y

a-t-il dans cette tour ?– Un escalier, des pièces de repos pour les hommes et

pour entreposer le combustible.– et les ânes ?– Ils redescendent toujours.– attends-moi là, nourrice, décida Cléopâtre. Je serai

prudente.après un gentil baiser déséquilibrant davantage leurs

chapeaux, elle disparut dans la tour octogonale avec ses gardes. Un escalier très raide la conduisit au sommet.Là-haut,unfeubrûlaitsousunecoupolesoutenuepar

des colonnes et surmontée par une statue de Zeus. Deux soldats surveillaient les ouvriers qui jetaient des demi-troncs depalmierdans lesflammesouemplissaientdecendresgrises des paniers. Cléopâtre les observa, évitant la fumée du brasier que le vent poussait au large. elle se cramponna à son chapeau qui menaçait de s’envoler.

Qu’importe ! Tant de beautés lui tournaient la tête !elle admira la mer à perte de vue et les navires minuscules

dansant sur les vagues. elle découvrit alexandrie la sublime ! elle repéra le Quartier des palais, le temple du sérapéion21

21. Temple du dieu Sérapis.

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sur l’unique colline de la ville, le Grand port et le port du Bon retour, où des dizaines de bateaux s’alignaient le long des quais. elle crut même apercevoir au loin le Grand Lac.

Des larmes de joie picotaient ses yeux quand elle se mit à prier.Avecsesmotsdepetitefille,elledemandaauxdieuxde protéger son royaume des émeutiers imbéciles, des ro-mains cruels, des mauvaises crues et, tant qu’à faire, des foliesdesonpère.Puiselleleurconfiasonespoirsecret:de-venir reine d’égypte, devenir une pharaonne inoubliable !

– Ô sérapis ! Ô divine Isis22 ! Faites que mon rêve de-vienne réalité !

et Cléopâtre resta là très longtemps, adossée à une co-lonne, face à la mer.

22. Déesse égyptienne associée à cette époque à Sérapis en tant qu’épouse.

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IMPATIENCE

Début 62 avant notre ère

Le cœur débordant de souvenirs après sa promenade au phare, Cléopâtre supporta avec courage ces journées mo-rosesavecleurlotdetissages,rêveriessouslevieuxfiguier,jeux solitaires, poissons dans leur vase et ennuyeuses parties d’osseletsavecArsinoé.Elleacceptasansbroncherl’indiffé-rence méprisante de Bérénice qui, en tant qu’unique enfant du roi et de la reine, se prenait pour « la » vraie princesse royale.Oui,elleenauraitbientôtfinidecettevieétriquée.Terminé ! elle n’en garderait que ses leçons d’égyptien avec Nilupharetleplaisirdesflâneriesdanslesjardins.

– Tu te rends compte, nourrice ! Demain, nous serons le 1er du mois de Gamèlion et j’irai à la Bibliothèque… si tu savais comme j’ai hâte d’y être !

– sept ans déjà, ma Cléopâtre ! Le temps passe trop vite, gémit eurystè, la voix pleine de sanglots, en l’entraînant verssonmétieretsonpanierdefilsdelin.

– Cependant, n’oublie pas, ma petite, qu’études ou pas, toutes les femmes doivent tisser, même les princesses et les reines, surtout les reines.

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Cléopâtre connaissait presque mot à mot le récit qui al-lait suivre, eurystè lui contant la même histoire depuis des années.

– Il y a très longtemps, le tissage sauva pénélope, reine d’Ithaque, commença-t-elle en s’asseyant devant le métier. Grâce à lui, elle trompa les hommes qui voulaient l’épou-ser. elle tissait le jour et, la nuit, elle défaisait son ouvrage, promettant de choisir son nouvel époux lorsqu’elle l’achè-verait. Cette ruse lui permit d’attendre Ulysse, son roi parti à la Guerre de Troie…–Oui,oui,jesaistoutcela!s’impatientalafillettedans

l’espoir de l’arrêter.mais eurystè continua.– Nul ne savait ce qu’Ulysse était devenu. était-il mort ?

Avait-iloubliésafemmeetsonfils?Quand,aprèsvingtansd’absence, il revint…

– Jamais je ne ressemblerai à pénélope, tu comprends ! l’interrompit Cléopâtre, tirant sur l’horrible nœud surgi, commeparmagie,sursonfil.Jamaisjen’accepteraiunebande de prétendants dans mon palais. Je les jetterai tous dehors. Quand je serai reine d’égypte, je saurai me faire respecter !

– Tu deviendras certainement une grande reine, mais reine d’égypte, c’est peu probable, ma petite princesse… Calme tes ambitions et regarde la réalité en face. oublies-tu Bérénice, ton aînée ?

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– Je n’oublie rien. Je travaillerai dur, très dur. en devenantsavante, je contenterai les dieux qui, satisfaits, exauceront mes vœux… Je le sais. J’ai déjà reçu un signe divin.

– Quel signe ? De quoi parles-tu ?– C’est mon secret, nourrice… Niluphar ! cria-t-elle.

apporte-moi un jus de fruit sur la terrasse et une coupe de raisins secs ! et ne traîne pas ! Ne m’en veux pas, nourrice, sijetelaissecesfilstoutemmêlés.Jen’aiaucunepatiencepour ce genre de chose.Eurystènepouvaitlareteniretpourtantelleseméfiait

des longs conciliabules entre sa princesse et la jeune esclave. Que se chuchotaient-elles en égyptien, cette langue qu’elle ne comprenait pas ? Cette Niluphar prenait décidément trop de place dans la vie de sa protégée. allons, tout compte fait, il était temps que Cléopâtre aille à la Bibliothèque.

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L E S S E C R E T S D E L A

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AvANT L'AUBE

Été 59 avant notre ère

en ce matin d’été, Cléopâtre se leva avant le soleil qui, de jour comme de nuit, transformait le pays en fournaise. elle étudiait à la Bibliothèque avec passion, mais aujourd’hui elle voulait arriver avant ses sœurs23 pour discuter avec maître Cléon, loin de leurs oreilles trop curieuses. si elle avait voulu être discrète, c’était vraiment manqué ! Dans la semi-obscurité, elle buta sur un tabouret qui tomba sur le sol dallé en un bruit sec. Niluphar accourut, inquiète pour sa maîtresse, et releva le siège.

– Ce n’est rien, murmura Cléopâtre. J’aurai un bleu ou une petite bosse de rien du tout… mais c’est toi qui vas souffrirsitunet’occupespasauplusvitedematoilette!

— Tout est prêt, princesse !— Tu ne dors donc jamais ?occupée à verser de l’eau délicieusement fraîche dans

une grande vasque, Niluphar ne répondit pas et Cléopâtre s’abandonna entre ses mains. Débarbouillage, chiton propre,fibulesd’orciselées,jolisbraceletsetcoiffureréussie

23. En 59 avant notre ère, Bérénice a dix-sept ans, Cléopâtre dix ans et Arsinoé huit ans.

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enuntourdemain!Pourfinir,l’esclavelaparfuma.Frot-tant son genou meurtri, Cléopâtre songeait à ses leçons. savait-elle encore la fable24 d’ésope25 qu’elle devait réciter aujourd’hui?Afindevérifiersamémoire,ellecommença:

– Un corbeau malade dit à sa mère : « Prie les dieux et ne pleure pas. » La mère lui demanda : « Quel dieu, mon enfant, aura pitié de toi ? En est-il un seul à qui tu n’aies pas volé de viande ? » Cette fable montre que ceux qui se font beaucoup d’ennemis dans leur vie ne trouvent pas d’amis quand ils sont dans le besoin.

– C’est bien vrai ! approuva Niluphar en tendant un mi-roir de bronze à sa maîtresse.

Un lointain hennissement de cheval accompagné des cla-quementssecsdesabotslesfirentsursautertoutesdeux.

– Un cavalier, ici, à cette heure ? s’étonna Cléopâtre. est-ce un messager pour mon père, l’annonce d’une émeute ou l’arrivée des romains ?

– pas de romains, une grosse révolte, osa Niluphar. aux cuisines, on dit la ville en colère.

– pourquoi ? Vas-tu parler, petite cachottière !– pharaon a envoyé plein de talents d’or26 aux romains.– Combien ? mille, deux mille ?– plus, princesse.

24. « Le corbeau malade », fable d’Ésope n° 168.25. Écrivain grec à demi-légendaire des viie–vie siècles avant notre ère, auteur de fables, dont Jean de La Fontaine s’inspirera.26. Au temps des Ptolémées, des pièces, appelées oboles ou drachmes, circulaient. On utilisait également le talent (environ 26 kg) et la mine qui, bien sûr, n’existaient pas sous forme de pièces. La monnaie d’or était plus précieuse que celle en argent ou en bronze.

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– Trois mille alors ? Non, je ne peux y croire.– J’ai entendu cinq mille.accablée, Cléopâtre jeta un coup d’œil distrait à son

miroir. Le cœur palpitant de fureur, elle hésitait. son père était-il un traître, un fou ou les deux à la fois ?

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vITE À LA BIBLIOTHÈQUE

Cléopâtre connaissait par cœur le chemin de la Biblio-thèque. Depuis trois ans, elle s’y rendait chaque matin, sauf les jours de fêtes où elle participait aux prières accompa-gnéesdesacrificesauxdieux.Troisansd’étudeetjamaiselle n’avait trouvé le temps long, oubliant jusqu’à l’exis-tence du mot : ennui !

avec maître Cléon le poète, elle apprenait à lire et à écrire en grec, à exposer clairement ses idées, à aimer le théâtre, Homère27 et tous les grands poètes. avec maître sosigène l’astronome, elle découvrait les mathématiques, la géométrie et les astres du ciel. Quant à maître Dioscoride, son médecin, il partageait avec elle son art de guérir et ses secrets sur les plantes et les animaux.

enchantés de leur jeune élève, les trois savants appré-ciaient son intelligence, sa curiosité d’esprit et son courage. pétillante d’énergie, Cléopâtre avait exigé d’apprendre d’autres langues que le grec et l’égyptien qu’elle parlait

27. Poète grec, peut-être légendaire, auteur de L’Iliade et de L’Odyssée. Il aurait vécu au viiie siècle avant notre ère.

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maintenant couramment, grâce à son esclave. apprendre l’égyptien ? Cette idée, jamais aucun prince, aucune prin-cesse d’alexandrie ne l’avait eu, de mémoire d’homme !

– si l’histoire des cinq mille talents d’or est vraie, songeait Cléopâtre en traversant la Grande Cour aux colonnes, les alexandrins vont hurler leur colère. Ils lanceront des pierres et… que se passera-t-il s’ils pénètrent jusqu’ici ?La fillette frissonnait d’horreur lorsque les gardes ou-

vrirent devant elle la porte gigantesque donnant sur la grand-rue du Quartier des palais. apollodore le sicilien l’attendait à l’ombred’unpalmier.Eneffet, le chef desgardes avait été choisi par ptolémée pour accompagner la jeune princesse, dès qu’elle quittait le palais et ses jardins.

– Le soleil à peine levé, tu es déjà là ! s’étonna Cléopâtre, qui appréciait, depuis son escapade au phare, cet homme discret,auregardfieretdroit.Jecraignaisd’avoiràt’at-tendre, ajouta-t-elle.

– Je suis toujours prêt quand vous avez besoin de moi.– merci, je saurai m’en souvenir.et elle lui sourit, un de ces sourires charmeurs qui il-

luminaient son visage et séduisaient toujours ceux à qui ils étaient destinés. elle courait presque maintenant. Des dizaines d’oiseaux se levaient à son approche dans un tu-multe de piaillements et de battements d’ailes.

– apollodore, as-tu vu mes sœurs ? demanda-t-elle sans ralentir.

– Non, princesse.

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Tranquillisée, elle longea le petit temple d’Isis et d’anciens palais admirables d’élégance avec leurs statues, colonnes, sphinx à l’égyptienne et bouquets de verdure. elle savait que, depuis le premier ptolémée, chaque pharaon aimait bâtir son propre palais en belles pierres et marbres poly-chromes. Que de merveilles ! Les émeutiers allaient-ils les briser par la faute de son père ? Les incendier ?

Cléopâtre courait toujours en franchissant le mur d’en-ceinteflanquéd’unportique28, qui s’ouvrait sur une vaste cour écrasée de soleil. À droite et à gauche, les bâtiments de la Bibliothèque, au fond le musée. Comme à son habi-tude, apollodore s’arrêta à l’entrée. Il ne suivait jamais sa princesse là où elle ne risquait rien. Il s’accroupit à l’ombre du mur et ferma les yeux, certain de pouvoir somnoler plu-sieurs heures.

À la Bibliothèque, Cléopâtre fut déçue de ne pas y trou-ver maître Cléon qui, lui dit-on, l’attendait à l’exèdre29. elle ressortit aussitôt, dépassa le bâtiment où logeaient les savants, traversa une cour, grimpa quatre à quatre un petit escalier.Enfin,elleaperçutlepoète,assissurungradindepierre blanche à l’ombre d’un bouquet de palmiers.

– maître Cléon !perdu dans ses pensées, il sursauta.– Vous êtes bien matinale, princesse.

28. Galerie ouverte au plafond soutenu par des colonnes.29. Cour entourée de gradins de pierre où il fait bon s’asseoir pour discuter.

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– savez-vous ce qu’on raconte aux cuisines ? commença lafillette,prenantplaceprèsdelui.–Jel’ignoremais,unconseil,méfiez-vousdesragotsdes

serviteurs.Cléopâtreaffichaunpauvresouriresursonvisagequ’un

voile de tristesse assombrissait déjà.– ainsi vous savez, constata le savant. Cinq ou six mille

talents d’or sont partis pour rome ! pauvre de nous ! Nous courons à la catastrophe.

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SIX MILLE TALENTS D'OR !

Cléopâtreeffleuradelamainlegradindepierrequi,bientôt,brûlerait telun fer rougiau feu.Puis, indiffé-renteausoleild’été,elleconfiaaupoète lesproposdeNiluphar.

– Cléon, dis-moi la vérité, conclut-elle, le cœur broyé d’inquiétude. mon père aime-t-il rome ou alexandrie ? réponds-moi avec franchise, est-il… sain d’esprit ?

– pharaon honorant rarement la Bibliothèque de sa pré-sence, je n’ai guère l’occasion de juger de sa santé.

– mon bon maître, comment vivrons-nous s’il distribue tout l’or d’égypte ? D’ailleurs, d’où vient-il, cet or ?

– Des mines cachées dans les secrets du désert. rares sont ceux qui en connaissent le chemin… mais vous deviez apprendre un texte d’ésope, il me semble. Je vous écoute, nous discuterons après.

élève irréprochable, Cléopâtre récita la fable de sa voix chantante, tandis que Cléon, charmé, lissait du plat de la main son chiton immaculé, à croire que la poussière alexandrine l’évitait et que les tâches le fuyaient.

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– alors, que se passe-t-il ici ? insista Cléopâtre. J’ai dix ans maintenant, je suis en âge de savoir.

Le poète retint un sourire. sa jeune princesse, la plus brillante élève qu’il n’ait jamais eue, semblait plus sensée que le roi !

– Depuis environ un an, rome est dirigée par trois hommes, un Triumvirat30 comme ils disent, de tres, trium qui signifie« trois » en latin et de vir « homme ». Comprenez-vous ?

– m’enseigneras-tu le latin, Cléon ?– assurément. Donc, trois noms à retenir : pompée,

Crassus et César…– César ?Ce nom amusa la princesse.–Oui,JulesCésar,filsd’une illustre familledeRome!

Un passionné de culture grecque… un dévoré d’ambition.– Quelles ambitions, mon maître ? Que veut-il ? écarter

ses amis du pouvoir ou achever la conquête des terres d’orient et d’occident ?

– Les dieux seuls le savent, mais César aurait déclaré un jour : « Je préférerais être le premier dans un misérable vil-lage, plutôt que le second à rome ! »

– Il a raison ! murmura si bas Cléopâtre que Cléon ne l’entendit pas.En effet, que pouvait-elle espérer de l’avenir?Elle, la

cadette d’un roi et d’une femme aimée un jour, oubliée

30. Association de trois personnes pour exercer le pouvoir.

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depuis.SiseulementelleétaitfilledelareineCléopâtra,siseulement…

– Quant à Crassus, il est aussi célèbre et puissant que pompée, poursuivait le poète. alors, pour s’assurer la bien-veillance des trois nouveaux maîtres de rome, pharaon leuraoffertsixmilletalents.

– six mille !Cléopâtre n’en croyait pas ses oreilles.– peu intéressé par cet or dont il ne manque pas, le richis-

sime Crassus l’accepta cependant. mais César et pompée ont apprécié le cadeau… Ce n’est pas tout, princesse.

D’une pichenette, Cléon ôta une poussière invisible de son vêtement et, regardant droit dans les yeux son élève, il conclut :

– César a été si touché des largesses de pharaon qu’il a fait voter par le sénat de rome un traité d’alliance reconnaissant ptolémée l’aulète roi légitime d’égypte…

– Voilà une excellente nouvelle ! s’exclama Cléopâtre.– modérez votre enthousiasme, car César s’est bien gardé

d’évoquer le cas de l’île de Chypre31 qui sera annexée par rome, si rome le désire. pharaon, de son côté, refuse la discussion sur ce qu’il appelle un « détail », mais cet oubli sonne comme une menace !– Enfin,maître Cléon, il n’y a aucun risque puisque

cette île appartient au royaume d’égypte depuis la nuit des

31. Île de la mer Méditerranée, au nord de l’Égypte, passée sous la domination des Ptolémées au iiie siècle avant notre ère.

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temps ! en plus, le roi de Chypre est mon oncle, le jeune frère de mon père !–Riendeplusexact,Princesse.Enfin,vousvouliez la

vérité, toute la vérité, alors regardez-la en face ! Dans ce traité d’alliance, pharaon ne défend ni Chypre ni son frère, ce qui indigne les alexandrins, moi le premier. Comprenez-vous maintenant leur fureur ?

Cléopâtre comprenait si bien qu’elle sentit un froid in-tense envahir son ventre et glacer sa poitrine.

– Que va-t-il se passer, maître Cléon ?– Je l’ignore. Cependant, ma chère élève, si vous le per-

mettez, revenons à vos études. ésope écrivit trois cent cinquante-huit fables et… suivez-moi à la Bibliothèque.

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PAPyRUS ET PARCHEMINS

Cléopâtre oublia son inquiétude sur le seuil de la Biblio-thèque. Là, d’innombrables documents écrits dans toutes les langues de la Terre l’attendaient, sagement rangés sur leurs rayonnages.

– sept cent mille rouleaux de papyrus32 et de parche-mins33 ! avait précisé Cléon. Tous les savoirs du monde à portée de main !

Un silence studieux régnait dans l’immense bâtiment, troublé de temps à autre par des murmures confus, des bruits de pas, des crissements de tabourets malmenés, des bruissements de rouleaux déroulés avec soin, des petites toux sèchesoudes reniflements furtifs.Deshommesdetousâges,petits,grands,gros,maigres,rêveursouaffairés,étudiaient.Ilsfaisaientprogresserlascienceenlisant,réflé-chissant, inventant, écrivant… seuls les savants et la famille

32. Il ne s’agit pas ici de la plante qui pousse dans les marais égyptiens, mais des « feuilles » fabriquées en utilisant sa tige. Ces « feuilles » collées bout à bout forment de longs rouleaux.33. Peaux d’animaux, souvent de mouton ou de chèvre, préparées pour écrire.

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royale avaient accès à la Bibliothèque. De femmes, il n’y en avait pas, à l’exception des princesses.

Certaine de devenir reine d’égypte un jour, ce qu’elle répétait souvent, surtout à ses sœurs, Bérénice étudiait avec son maître une carte tracée sur papyrus. plus loin, arsinoé braillait l’alphabet : alpha, bêta, gamma, delta, epsilon…

Cléopâtre avait beau tendre l’oreille, elle ne pouvait en-tendre ce que disait Bérénice. elle détestait cette voix fausse-ment douce, faite pour dissimuler un caractère autoritaire ! mais les hésitations bruyantes d’arsinoé lui parvenant trop nettement, elle se boucha les oreilles du bout des doigts pour se plonger avec délice dans l’étude de L’Odyssée d’Homère.

maître Cléon n’avait pas son pareil pour expliquer les mots compliqués rencontrés au cours de la lecture. Choi-sissant avec bonheur les passages à copier, dicter ou ap-prendrepar cœur, il savait aussi bien clarifier les règlesde grammaire que communiquer son amour pour cette épopée d’une beauté admirable, inégalable et inégalée ! Il savait également que son élève n’aimait guère la reine pé-nélope, qui tissait si sagement en attendant le retour de son Ulysse de mari… Cléon était le meilleur des maîtres, sauf quand il dictait les textes trop rapidement. et, justement, l’épreuve allait commencer. Cléopâtre attrapa sa tablette34 et son stylet35 à toute vitesse.

34. Planchette de bois enduite de cire.35. La partie pointue du stylet, souvent en métal, permet de graver les lettres dans la cire. Son autre extrémité, plate, peut les effacer en lissant la cire préalablement ramollie.

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– attention, une punition vous attend en cas d’erreurs grossières ! menaça-t-il. Je commence.

– mon maître, ne peut-on chasser de la Bibliothèque ces mouches abominables qui se collent à ma peau, me cha-touillentet,finalement,medéconcentrent?

– La majorité des animaux n’obéissent pas plus aux hommes qu’aux rois, princesse ! parlez des insectes avec Dioscoride. Il connaît tous leurs secrets.

– si ma dictée est mauvaise, ce sera leur faute, il vous faudra les punir sévèrement.

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LA REINE DES ABEILLES

après le cours de Cléon, Cléopâtre rejoignit Dioscoride le médecin au jardin botanique, situé près de l’exèdre. elle aimait discuter avec lui dans les allées ombragées d’arbres rares et odorants. elle ne se lassait pas d’admirer ces plantes étonnantes venues de loin, légumes biscornus etfleurs inconnuesaux formes et auxparfumsétranges.Les arbres à encens surtout la ravissaient.

Ce jour-là, la porte de la Bibliothèque sitôt franchie, elle longea le bâtiment sous les portiques aux colonnes. puis, la main au-dessus des yeux pour éviter la forte réverbération, elle traversa les cours écrasées de soleil.

– Comment chasser les mouches de la Bibliothèque, cher maître ? demanda Cléopâtre, qui en voulait encore à ces insectes de troubler ses études.

elle n’espérait pas de réponse et, pourtant, le savant se révéla intarissable sur le sujet.

– selon aristote36,conclut-ilenfin,dechacunedespetites

36. À la fois philosophe, médecin et précepteur d’Alexandre le Grand, ce célèbre savant grec (384-322 avant notre ère) écrivit, entre autres, une Histoire des animaux. Son étude des insectes s’y trouve au livre V.

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larves qui se forment et grandissent dans le fumier sort une mouche aimant chaleur et soleil.

– D’accord, mais comment les chasser ?– princesse, rien ne vaut l’huile d’inule ! mais je préfé-

rerais vous parler des abeilles qui, et vous y serez sensible, respectent leur souveraine.Effectivement, la fillette trouvapassionnante la viede

cette reine, des bourdons sans aiguillon et des abeilles ou-vrières aux dards redoutables. elle approuva Dioscoride lorsqu’il lui proposa d’étudier les ruches du jardin zoolo-gique royal. Chose curieuse, elle n’y avait encore jamais mis les pieds.–Biensûr,nousattendronsladouceurdel’automnepour

y aller, ajouta-t-il en s’éventant. Quelques espèces rares vous amuseront.

– Les girafes s’aperçoivent d’ici, mon maître ! Dis-moi, les panthères ont-elles vraiment des robes tachetées ?

– Tout ce qu’il y a de plus exact.– et existe-t-il réellement des animaux avec une corne

sur le museau ? Comme ce doit être laid et malcommode.– Des rhinocéros ? oui, vous en verrez deux.– mon cher Dioscoride, allons-y sans tarder… Nous res-

teronsàl’ombredesarbres,proposalafillette.– princesse, j’admire votre soif de connaissances. Cepen-

dant, je refuse de vous suivre en plein midi, un jour de canicule. J’ai passé l’âge de ces fantaisies.

– Comment, tu oses freiner les études de ta future reine ?

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– soyez raisonnable ! Une heure au zoo et… l’insolation vous tiendra couchée plusieurs jours. Voilà ce que vous y gagnerez. soyez prudente, je vous prie.

– Je le suis, mon bon maître ! allons, venez.attendri par ce courage mêlé d’un brin de folie, le mé-

decin se demanda comment Cléopâtre pouvait imaginer s’asseoir un jour sur le trône d’égypte.

– Cessez vos extravagances, lui conseilla-t-il avec douceur. La situation de votre père est délicate, l’armée romaine à nos portes, votre sœur aînée Bérénice n’est pas du genre à céder son trône, et vous avez deux jeunes frères ! ptolémée l’aîné vient de fêter ses deux ans et ptolémée le Cadet son premier anniversaire.

– Je ne le sais que trop, s’énerva la princesse.– Vous avez donc peu de chance de régner sur l’égypte.–«Peu»nesignifiepas«aucune»!s’entêta-t-elle.C’est alors que sosigène l’astronome les rejoignit. surpris

de les trouver dans la fournaise estivale du jardin botanique, il entraîna Cléopâtre à la Bibliothèque, dont les murs épais protégeaient si bien de la chaleur.

– J’ai un document étonnant à vous présenter, princesse, dit-il, certain de l’intéresser.

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jEUX D'ÉTÉ

sosigène n’avait pas menti. Il présenta à sa jeune élève la traduction récente d’un papyrus mathématique datant des premiers pharaons.

– L’original a plus de deux mille ans, s’enthousiasma-t-il, et ces savants calculs ont permis la construction des Grandes pyramides !

avec Cléopâtre, il n’avait jamais besoin d’expliquer deux fois la même chose. Il appréciait sa façon de résoudre des problèmescomplexes, sonartde tracerdesfiguresgéo-métriques, sa passion pour l’étude des étoiles, comme sa manière de réciter le théorème de Thalès37 sans erreur et d’une voix si douce qu’il croyait entendre les oiseaux chan-ter. Cette élève-là était une merveille, un don des dieux ! Néanmoins, le sage sosigène se gardait bien de le lui dire, Cléopâtre ayant déjà tendance à l’autosatisfaction.Quandilannonçalafinducours, lafilletten’avaitpas

vu le temps passer. Bérénice et arsinoé étaient déjà parties.

37. Philosophe et mathématicien grec, Thalès vécut vers 640-548 avant notre ère.

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Tant mieux, bon vent ! Les voir travailler moins qu’elle la mettait en joie. assurément la plus jolie des trois, elle se voulait aussi la plus intelligente et la plus cultivée. mis à part quelques parties d’osselets ou des promenades dans les jardins, les trois sœurs s’évitaient soigneusement depuis toujours.Leurméfianceréciproqueétait-ellenaturelleounée des rivalités déchirant leur dynastie depuis plus de deux siècles ? Haines farouches et meurtres sauvages pour le pou-voirétaienteneffetunespécialitédesPtolémées!

Les premières étoiles papillotaient dans l’obscurité des cieux, lorsque Cléopâtre quitta la Bibliothèque. sitôt de-hors, elle fut assaillie par un terrible vacarme ! Hurlements et chocs de pierres. Les alexandrins manifestaient toujours et un apollodore angoissé l’attendait, la main crispée sur le pommeau de son glaive.

– Vite, princesse, ils s’attaquent aux portes du Quartier des palais.

– ah ! et, d’après toi, parviendront-ils à les enfoncer ?– C’est peu probable, mais sait-on jamais. La foule est

puissante, imprévisible.– Ne crains rien, apollodore ! s’ils arrivent jusqu’ici, je

me cacherai… je me cacherai…– Ô puissant sérapis, épargnez-nous un tel malheur !–Jecourraijusqu’auvieuxfiguierou…disparaîtrai,là,

sous ces tamaris. avec l’aide des dieux, je serai invisible !

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Dans l’alléebordéed’arbres et debuissonsfleuris, unÉgyptienaupagnefatiguécoupaitdesfleursfanées.

– Le crois-tu dangereux, apollodore ? murmura Cléo-pâtre. en veut-il à ma vie ? Dissimule-t-il un poignard sous son pagne ?

Le garde brandit son arme. –Mais,non,regarde,ajoutalafillettedansunéclatde

rire.Unsouffledeventetiltomberaitlenezdanslesbleuets.apollodore n’ayant pas le cœur à rire, il la pria de presser

le pas. sa peur ne s’envola que lorsque la porte du palais serefermaderrièreelle.Alors,ilfitdemi-touretsedirigeavers le vieux bâtiment où il habitait.

La chaleur régnait en maître sur sa terrasse, pourtant Cléopâtre s’y précipita. accoudée à la balustrade, les yeux clos,elleaimaitsentirl’airbrûlantetsalévenantdelamer.eurystè lui conseilla de se reposer sur son lit en attendant le dîner.

– Je me reposerai quand je serai vieille !L’infatigable princesse chanta un long moment, s’accom-

pagnant à la lyre. Lorsqu’elle en eut assez, elle choisit dans une corbeille cinq balles de tissu, bien rembourrées, et les fitpasserd’unemainàl’autreavecadresse.

– Niluphar, apporte mon repas ici ! N’oublie pas l’huile anti-moustiques !

pieds nus et ceinture dénouée pour être plus à l’aise, Cléopâtrejonglalongtemps.Puis,alorsquetouteslesfil-

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lettes de son âge auraient souhaité dormir, elle interrogea son esclave sur les ruches qu’elle avait probablement vues quand elle vivait au bord du Nil. Hélas, Niluphar n’avait jamais prêté attention aux abeilles. aussi fut-elle grondée, et vite pardonnée quand elle s’exclama :

– princesse, vous parlez aussi bien l’égyptien que moi !C’étaitpourCléopâtreuncomplimentmagnifique.

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SOUS LE LIT

Bien que vêtue légèrement, Cléopâtre ne dormit guère cette nuit-là. L’esprit en ébullition, elle réfléchissait à lasituationduroyaumeetpluselleréfléchissait,mieuxellecomprenait les angoisses des émeutiers, d’apollodore et de maître Cléon.

– César a oublié Chypre, songeait-elle, mais il reconnaît la légitimité de mon père, un bâtard puisqu’il est, comme moi, l’enfant du roi et d’une femme autre que la reine… Telpèretellefille!

– À qui parles-tu ? s’inquiéta eurystè, d’une voix engour-die de sommeil.

Cléopâtre sursauta. elle ne l’avait pas entendue arriver.– Que se passe-t-il ? Des soucis, ma princesse ?– Non, non, tout va bien… laisse-moi, s’il te plaît.Déterminée à ne jamais discuter de choses sérieuses avec

elle,lafilletteluitournaledoset,faisantsemblantdedor-mir,ellerepritsesréflexionslàoùellelesavaitlaissées.

– évidemment, il me reste l’insoluble problème de ma mère… mais, l’aulète roi légitime grâce à César, me voilà

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filled’unvraipharaon.Celanevaut-ilpassixmilletalentsd’or ? Non, c’est cher payé, quand le pays a faim !Cléopâtre sombraenfindansun sommeilagité.Tout

était silencieux, lorsqu’elle s’éveilla le cœur battant, la bouche pâteuse, un bras hors du lit. Un crissement déplai-sant l’avait tirée d’un de ces cauchemars dont elle avait le secret. Elletenditl’oreille.C’étaitunfrôlementindéfinissable

etmenaçant,uncouinement,unsifflementquin’enétaitpas un. elle attendit, elle attendit peu de temps. Le bruit résonna à nouveau, si proche qu’elle le localisa : il venait de sous son lit ! elle se recroquevilla dans son drap crai-gnant la présence d’un serpent. Cobra ou vipère cornue ? Les deux amenaient la mort et elle était trop jeune pour mourir ! pas à dix ans !

– Ô dieux, venez à mon secours ! pria-t-elle.Surtout,pasdegestesbrusquesquieffraieraientlereptile,

pas de cris, pas d’appels à l’aide… mais pourquoi eurystè ne venait-elle jamais quand on avait besoin d’elle ?

Nouveau bruissement, nouvelle alerte et, soudain, un miaulement bref, clair, aisément reconnaissable. Certaine que les serpents ne miaulaient pas, Cléopâtre sauta au bas de son lit.

À genoux sur le sol, elle aperçut une boule de poils gris tachetés de blanc et deux yeux verts étincelants comme les étoiles du ciel. elle attrapa le chaton terrorisé et l’embrassa.

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– Vilain, tu m’as fait une de ces peurs ! le gronda-t-elle.L’animal miaula et, en quelques coups de langue râpeuse,

fitdeCléopâtresameilleureamie.

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LES SECRETS DES HIÉROGLyPHES

Été 58 avant notre ère

Un an s’était écoulé. Les rues d’alexandrie avaient en-finretrouvéleurcalme.Aufildesjours,Cléopâtredeve-nait toujours plus belle. apercevoir à la Bibliothèque sa silhouette élancée, sa démarche gracieuse et son visage souriant aux yeux pétillants d’intelligence était un plaisir apprécié des savants, jeunes ou vieux, tous prêts à faire ses quatre volontés.

Hélas, eurystè était d’une autre trempe que ces hommes-là. elle osait contrarier sa princesse !

– pas de chat ici ! avait-elle décrété en découvrant l’ani-mal ce matin-là.

pour la faire changer d’avis, Cléopâtre avait utilisé l’art de bien parler, enseigné par maître Cléon. mais, belle rhé-torique38 ou pas, elle avait essuyé un terrible échec. La pre-nant alors par les sentiments, elle avait parlé de sa solitude, de son amour des animaux. rien n’y avait fait. Changeant detactique,ellel’avaiteffrayée,exagérantledangerdesouris

38. L’art des beaux discours.

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ou, pire, de rats au palais ! La résistance d’eurystè n’avait faibli que lorsque l’animal avait disparu sur la terrasse.

– s’il reste là-bas, l’accepteras-tu ? avait proposé la prin-cesse, à court d’arguments.Eurystèavaitenfincapitulé.Cléopâtreriaitchaquefois

qu’elle repensait à cette discussion épique ! maintenant, sa nourrice aimait son chat presqu’autant qu’elle.

mais aujourd’hui, la princesse n’avait pas le temps de bavarder avec l’une, ni de jouer avec l’autre. pressée de découvrir la surprise promise la veille par maître sosigène, elle déposa un baiser rapide sur le museau de son chat, embrassa tendrement eurystè, attrapa son voile en courant et s’en alla.

– amusez-vous bien et surtout pas de bêtises ! leur dit-elle. À ce soir !

après les prières matinales et l’habituel détour par les jar-dinsroyaux,lafillettepritlechemindelaBibliothèque.Unefleurdelotusfraîchementcueilliedanssescheveux,elleydécouvrit sosigène en pleine discussion avec un homme au crânerasé,grandetvoûté,vêtud’unlongpagneplisséàl’égyptienne. Un prêtre-savant probablement, un de ceux quihabitaientlestemplesdelavalléeduNilquelafilletterêvait de découvrir.

– ah ! Vous voilà, princesse ! s’exclama son maître. Venez que je vous présente setné, que notre Bibliothèque s’ho-nore d’accueillir.

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L’homme salua Cléopâtre avec respect et se replongea dans la lecture du papyrus qu’il tenait à la main. son regard était doux, profond, émouvant.

– L’immense savoir élaboré au cours des siècles par le clergé39 égyptien n’a aucun secret pour ce prêtre d’Hélio-polis40, chuchota sosigène à l’oreille de son élève. et… et… nous commençons la traduction en grec d’un de leurs papyrus, un document d’une importance capitale.

– Je vous envie, cher maître, mais vous m’aviez parlé de surprise. Quelle est-elle ?

– princesse, désirez-vous toujours écrire la langue égyp-tienne, celle que vous parlez avec votre esclave ?

– évidemment !– alors, ma surprise s’appelle setné. Il vous enseignera

l’écriture démotique en usage aujourd’hui et, si cela vous intéresse, les secrets des hiéroglyphes.

– Quels secrets ?– Je me suis mal exprimé, bafouilla le savant. De secrets,

il n’y en a pas ! seuls les sots parlent ainsi. Ni secrets ni mystères, je voulais juste souligner la difficulté de cettelangue qui ressemble à des dessins.

– mon maître, je désire commencer aujourd’hui même. est-ce possible ?

39. Ensemble des prêtres et autres personnes au service des dieux.40. Située au sud du delta du Nil, cette célèbre ville d’Égypte joua au rôle religieux impor-tant dès les premiers pharaons. Son grand temple fut le centre du culte au dieu soleil Rê.

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ayant prévu l’impatience de Cléopâtre, sosigène la laissa en compagnie de setné pour son premier cours.

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GRIffONNEURS ET GRIBOUILLAGES

Cléopâtre ignorait encore que cette journée si agréable-ment commencée avec le prêtre setné lui réservait une autre surprise. Peuavantmidi,maîtreCléonluifitsignedelerejoindre

sur le perron du musée, le superbe bâtiment jouxtant la Bibliothèque !

Le cœur battant, la princesse passa cette porte qu’elle n’avait encore jamais franchie et pénétra dans une salle gigantesque propice aux réunions, avec son promenoir entouréd’arcadesauxfinescolonneset,justeau-dessus,la balustrade du premier étage.

Des savants y travaillaient assis, debout, isolés ou en groupes, établissant les éditions originales des auteurs grecs, débarrassant les textes d’annotations inutiles, véri-fiantlestraitésdemathématiquesetd’astronomie,com-parant, complétant !

– maître Cléon, connais-tu le surnom du musée ? demanda Cléopâtre à mi-voix.

– Je m’intéresse peu à ce genre de propos, grommela-t-il.

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– on l’appelle la « cage des muses41 » ! Les muses pour les arts et les sciences, et une cage comme pour les animaux captifs. et sais-tu pourquoi ?

Cléon haussa ses sourcils qu’il avait épais. Ce genre de discussion l’exaspérait.

– parce que ceux qui y viennent sont des oiseaux rares et précieux, des oiseaux de luxe dans une volière de luxe !

– Votre histoire n’a ni queue ni tête, princesse !Cléopâtre n’avait pas voulu le vexer. elle regrettait ses

paroles,maiscequiaétéditnepeutêtreeffacé.Lepoètese gratta la tête et, se laissant aller à la colère, il explosa.

– Quelle sottise ! seuls les envieux et les aigris colportent de tels propos. Ils oublient que nous autres, savants du musée et de la Bibliothèque, sommes les invités de pharaon quinousoffrerepas,logements,appointementsettoutcequi est nécessaire à la poursuite de nos travaux !Cléonrepritsonsouffle.Ilchassarageusementuncheveu

égaré sur son chiton et ajouta, moins agressif :– où entendez-vous ce genre de ragots, princesse ?– mon esclave Niluphar me raconte, en égyptien, ce qui

se dit dans les cuisines. mais c’est juste pour m’amuser !– si je désapprouve vos distractions, je vous félicite pour

votre compréhension de la langue du Nil.

41. Les neuf Muses sont neuf déesses, toutes sœurs. Leurs chants réjouissaient Zeus et les autres dieux. Elles présidaient à la « pensée » sous toutes ses formes : Calliope pour la poésie, Clio pour l’histoire, Uranie pour l’astronomie, etc.

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– mon maître, ne te fâche pas. Tu es le plus bel oiseau de la « cage des muses » ! on vous appelle aussi…

– Je m’attends au pire !– on vous appelle les charakitai, c’est-à-dire les griffonneurs,

enfin…ceuxquifontdesgribouillages!– Une niaiserie de plus.Cléopâtre eut un sourire désolé.– parle-moi d’Ulysse, l’homme aux mille ruses, lui de-

manda-t-elle pour se faire pardonner.ravi d’aborder un de ses sujets préférés, maître Cléon

oublia ces humiliantes rumeurs. Une heure plus tard, il dis-courait encore.

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C h a p i t r e x

CINQ MAîTRES

De retour à la Bibliothèque, Cléopâtre étudia avec Dioscoride qui, comme d’habitude, chanta les louanges d’Hippocrate42 le médecin.

– Je l’approuve ! N’en déplaise à certains, s’énerva-t-il. oui, j’applaudis lorsqu’il écrit que les maladies ont des causes naturelles et ne sont pas provoquées par les colères des dieux.

– Dis-moi, Hippocrate a-t-il étudié à alexandrie ?sosigène éclata de rire.– Voyons, princesse, ce grand homme a vécu bien avant

la fondation de cette ville… alexandre le Grand n’était pas encore né, alors, vous pensez… pas d’alexandre, pas d’alexandrie, et pas d’alexandrie, pas de Bibliothèque !Vexéed’avoirproféréunetellestupidité,lafillettecher-

chaitcommentsurvivreàlahontequienflammaitsesjoues,lorsque sosigène l’astronome arriva. son sauveur ! elle l’ac-cueillitd’unmagnifiquesourire,vivanteimagedubonheur.

42. Hippocrate, le plus célèbre des médecins grecs, vécut vers 460-370 avant notre ère.

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si elle avait su que le cours que ce dernier lui avait préparé serévéleraitaussidifficileàsuivre,elleauraitmontrémoinsde plaisir. Ô dieux, qu’il était parfois confus !

– La Terre est ronde, sans l’ombre d’un doute, et sa cir-conférence nous est connue depuis plus d’un siècle ! toni-trua sosigène, en guise de conclusion.

– Comment le sais-tu, mon maître ? Les dieux t’ont-ils envoyé un message à ce sujet ?

– Non, ératosthène43 l’a calculée, dit-il en jouant avec ses doigts courts et grassouillets, si bien assortis à son ventre rebondi.Cesavantmesuraladifférencedel’ombreportéepar son bâton, exactement à la même heure, à syène44 et à alexandrie. Connaissant dès lors la distance et la courbure du sol entre ces deux villes, il en déduisit la circonférence de la Terre !

– mais, pour d’autres savants, la Terre est plate comme un tambour.

– sottises, princesse, sottises ! aristote lui-même l’imagi-nait sphérique… avez-vous regardé les bateaux quitter le port ?

– oui, je les admire souvent et rêve de voyages.– Quand un navire s’éloigne, qu’est-ce qui disparaît en

premier ?– La coque ! répondit sans hésiter Cléopâtre.

43. Ce savant grec (vers 284-192 avant notre ère) travailla des années à la Bibliothèque d’Alexandrie, et calcula la circonférence de la Terre avec une remarquable exactitude.44. Ville au sud de l’Égypte, appelée aujourd’hui Assouan.

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– Bravo ! Voilà la preuve, la preuve irréfutable ! Quand un bateau gagne le large, nous le voyons s’enfoncer peu à peu derrière l’horizon, d’abord plus de coque, puis plus de voile… si la Terre était plate, le navire rapetisserait en son entier, deviendrait minuscule, puis invisible. mais ce n’est pas ce qui se passe : il disparaît comme s’il glissait sur une pente, et cette pente c’est la courbure de la Terre !

La chaleur ne se résignait pas à tomber quand Cléopâtre retrouva son professeur d’araméen45, un homme charmant et d’une patience étonnante, un des nombreux Juifs qui habitaient alexandrie et participaient à la renommée de la cité.

La nuit était tombée, lorsqu’elle regagna le palais où eu-rystè et Niluphar l’attendaient. Bavardages et toilette du soir. Comme la princesse aimait ces moments d’intimité ! prendre soin de son corps, le laver, le sécher et l’enduire d’un onguent parfumé pour adoucir la peau, ensuite dîner, chanter ou jouer avec son chat tout en écoutant Niluphar lui raconter les derniers ragots… ragots qu’elle ne répétera plus jamais à maître Cléon de peur d’essuyer une nouvelle réprimande !

45. Cette langue parlée dans tout le Proche-Orient antique fut celle de Jésus-Christ.

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U N E L O N G U E S U I T E D E D R A M E S

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C h a p i t r e i

SUR LA TERRASSE

Fin d’été 58 avant notre ère

Encettefind’été,l’airsentaitlapoussière,lachaleur,lesdattesetlesfiguesmûres.Lesjourscommelesnuitsdeve-naient plus doux mais, ce soir-là, rien ne se passa comme d’habitude. aucun bateau ne sortait du port. aucun oiseau ne volait dans le ciel. aucune brise marine ne rafraîchis-sait la princesse qui, le front humide de sueur, s’installa sur sa terrasse où régnait une odeur infecte. elle connaissait bien ce parfum-là, violent et acre, un mélange d’eau, de sel de natron46 et d’une poignée d’inules odorantes. et elle en avait assez.

– Niluphar ! cria-t-elle.L’esclave accourut, suivie du chat.– Tu es vraiment insupportable ! la réprimanda Cléo-

pâtre. Je t’ai demandé d’asperger le sol en milieu d’après-midi,afinquecettepuanteursedissipeavantmonarrivée.

46. Dès les premiers pharaons, cette substance rocheuse blanche contenant du sodium, du bicarbonate et du chlore est utilisée en raison de ses propriétés absorbantes et anti-septiques. Nécessaire lors de toute momification, le natron est la grande richesse du Ouadi Natroun, une oasis située à 80 km au sud-est d’Alexandrie.

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– si je l’utilise trop tôt, le remède magique ne servira à rien contre les moustiques, les mouches et même les puces, qui aiment autant les princesses que les servantes.

– Ne discute pas, obéis ! Dis-moi, où est passée eurystè ?– Je sais pas du tout.–Bon,ellefinirabienparréapparaître…Allons,Nilu-

phar, ne fais pas cette tête ! Chante-moi plutôt une ber-ceuse de ton enfance, et doucement que j’en comprenne les paroles !

L’esclave retrouva son sourire et, assise aux pieds de sa maîtresse, elle se mit à chanter. en saisir le sens s’avéra tellementdifficilequeCléopâtrelapriaderecommencer,encore et encore. son chat ronronnant sur ses genoux, elle contemplait par-delà la balustrade la mer mouchetée de blanc.Àmesurequelecielfonçait,lesflotsviraientduvertau noir. Les étoiles lui semblèrent étonnamment pâles.Soudain,ungrandbruitsefitentendre,commelecla-

quement du tonnerre, suivi de pas précipités. Cléopâtre sursauta.Parréflexe,elleempoignalebijouenorsuspenduà son cou, sa déesse Isis, son amulette protectrice préférée. elle s’attendait à voir surgir des alexandrins révoltés, des soldats romains ou des monstres de l’enfer, quand eurystè arriva sur la terrasse, en sueur, haletante.

– ah ! ma pauvre petite princesse ! geignit-elle en s’éven-tantdelamain.Lemalheurestsurnous!Quelleeffroyablenouvelle ! Quelle abomination !–Partouslesdieux,reprendstonsouffleetexplique-toi!

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Cléopâtre s’attendait au pire, mais elle ignorait encore en quoi le pire consistait.

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C h a p i t r e i i

LA fUITE

adossée à la balustrade de pierre de la terrasse, eurystè tremblait,brascroisés,indifférenteauxchuchotementsdela nuit montant des jardins endormis. elle avala d’un trait la coupe d’eau vite apportée par Niluphar. La main sur son cœur qui battait trop vite, elle répéta d’une voix blanche :

– Le malheur est sur nous, ma princesse ! Une véritable catastrophe… Que les dieux nous protègent !–Maisdequoiparles-tuàlafin,nourrice?– Le royaume de Chypre est tombé aux mains des ro-

mains !– Tu exagères toujours. Tu sais bien que mon oncle le roi

va les repousser avec l’aide de pharaon.Cléopâtre s’arrêta net devant les yeux noyés de larmes

d’eurystè. Jamais elle ne l’avait vue pleurer.– Le roi de Chypre est mort, ma petite. Il a préféré le

poison au déshonneur et à l’humiliation des vaincus.Cléopâtre bondit, à croire qu’une abeille l’avait piquée.

Contrarié d’être ainsi dérangé dans sa sieste, le chat s’éloi-gna, arrondissant le dos et miaulant son mécontentement.

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– alors, mon père le vengera, eurystè !– Votre père a fui !Àcettenouvelle,lafillettes’effondradanslegrandfau-

teuil qui lui tendait les bras.– Fui, mon père ? C’est impossible, nourrice, tu dis n’im-

porte quoi !– princesse, je ne mens jamais.– où est-il ?– Il a quitté la ville, emportant son Trésor et son chien.

Certains murmurent qu’il vogue vers l’île de rhodes47, d’autresqu’ilfileàRome.ÔdivinSérapis,aiepitiédenous!Eurystèéclataenlourdssanglotssousleregardeffaréde

Cléopâtre. muette de stupeur, les genoux sous le menton, celle-ci se recroquevilla, les yeux secs et la rage au cœur. elle ne s’étonnait plus ni des grondements de la mer, ni de l’absence de vent, ni de la pâleur des étoiles, autant de signes prouvant que les dieux condamnaient la conduite de l’aulète. Tendant l’oreille, elle crut distinguer le bruit sourd etrégulierderamesfrappantlesflots.Était-celesrameursde son père ?–Nourrice,finitparajouter lafilletteaucombledela

fureur, un roi fuyant son propre pays mérite-t-il autre chose que haine, mépris et colère ?

eurystè hoqueta une réponse incompréhensible à travers ses larmes. « peureux, lâche, vendu ! » Tels étaient les cris que

47. Île grecque en mer Égée, loin au nord de l’Égypte.

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la princesse entendait depuis toujours par-dessus les murs d’enceinte du Quartier des palais. La foule avait raison. Une foule composée de petites gens comme de puissants et riches alexandrins : ouvriers, artisans, commerçants, banquiers, militaires, hommes de la haute administration, citoyens d’alexandrie ou pas, Grecs descendant en droite ligne des soldats d’alexandre le Grand… Ils avaient tous fait de cette cité ce qu’elle était aujourd’hui, la plus belle et la plus riche du monde.

– me voilà orpheline à onze ans, dans un palais sans roi, une ville sans souverain, un royaume sans pharaon ! Ne pleure pas, ma bonne eurystè. Tout problème a une solu-tion… plus ou moins bonne, hélas.

La princesse abandonnée arpenta sa terrasse toute la nuit. Le sommeil l’avait fui. L’esprit en ébullition et la res-pirationprécipitée,elleréfléchissait.Detempsàautre,elleadmiraitlesrefletsdelalunemorcelésparlesvaguesdelamer en colère. elle sondait l’obscurité des jardins royaux ou priait les dieux. ainsi, elle attendait l’aube pour courir à la Bibliothèque et discuter avec ses maîtres de la situation du royaume.EllebrûlaitdeconnaîtrelesprojetsdeBérénicequi, que cela lui plaise ou non, était l’aînée de ptolémée l’aulète, l’unique enfant de la reine Cléopâtra.

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vIvE LES REINES

Quelques jours plus tard, maître Cléon annonça à sa jeuneélèvequelespuissantsd’Alexandrieavaientconfiéletrône à la princesse Bérénice et à la reine Cléopâtra. Il lui parla avec ménagement, car il connaissait mieux que per-sonnelesambitionsdelafilletteetsongrandregretd’êtrela seconde de sa fratrie.

– Votre sœur a dix-huit ans, lui rappela-t-il avec douceur.– Je ne le sais que trop, s’étrangla-t-elle, furieuse de n’avoir

que onze ans.sentant les larmes se bousculer sous ses paupières, elle

tenta de les refouler.– alors, ne les enviez pas, princesse. Nos reines ont une

lourde charge ! Gouverner ce pays ne sera pas facile.– surtout avec les romains si pressés de conquérir

alexandrie et l’égypte !–Effectivement,noussommesl’undesdernierspaysàne

pas leur appartenir.– Tant que je vivrai, rome n’envahira pas mon royaume !

s’écria Cléopâtre. Je partirai à la tête de mes troupes. Je…

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– pour cela, il faudrait savoir monter à cheval, s’amusa le poète.

– eh bien ! apollodore m’apprendra.– Vous, princesse, à cheval ? J’ignore ce qu’en dira notre

pharaon…réalisant sa sottise, Cléon se mordit les lèvres. Trop tard !– Que veux-tu qu’il en dise ? se déchaîna-t-elle, har-

gneuse. Il a fui comme un lâche et d’ailleurs, tu sais qu’il ne se préoccupe guère de l’éducation de ses enfants… Que raconte-t-on encore dans les hautes sphères du palais ?

– on cherche un époux digne d’assumer la fonction royale au côté de Bérénice.

– eh bien, je plains le pauvre homme qui devra supporter ma sœur nuit et jour ! ont-ils trouvé une victime ?

– Je l’ignore, mais que diriez-vous de rejoindre Diosco-ride au jardin botanique ?Lemédecinyétaiteneffet,unpanieràlamain.Ilcueillait

des plantes aux vertus médicinales : inules odorantes pour éloigner les insectes et feuilles d’acacia pour calmer les yeux irrités. avec l’aide de Cléopâtre, il préleva la sève d’un pis-tachier-térébinthe aux mille vertus, avant d’arracher une racine de coloquinte excellente contre les rhumatismes. Cependant, ce matin-là, le charme des discours du savant n’agit pas. D’habitude attentive et prompte à sourire, la fillettesemblaitailleurs.

– Dioscoride, sais-tu où est parti mon père ? demanda-t-elle, tout à coup.

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– À rome probablement, simple supposition de ma part.– Quoi ? Tu penses vraiment qu’il s’est réfugié chez ceux

qui ont envahi Chypre et poussé mon oncle au suicide ?– princesse ! Laissez ces préoccupations à nos reines, mi-

nistres et conseillers. Le trône n’est pas vacant et vous êtes bien jeune, si je puis me permettre de vous le rappeler.

– Dioscoride, explosa-t-elle, tu es un excellent médecin, mais ne t’avise plus de me conseiller l’immobilité et l’indif-férence ! plus jamais ! Le royaume a besoin de moi, je le sais.

sur ce, charmante en son chiton de lin, Cléopâtre l’aida à cueillir des fruits de jujubier. elle regrettait déjà son mou-vement de colère.

– pardon, mon maître, murmura-t-elle. partageras-tu un jour ton secret avec moi ? ajouta-t-elle avec douceur.

– Quel secret, princesse ?– L’art de confectionner les pâtes qui calment la toux à

partir de ces fruits ?

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C h a p i t r e i v

HISTORIEN OU MENTEUR ?

Premiers jours du printemps 57 avant notre ère

Les mois avaient passé. au cours de l’hiver qui fut par-ticulièrement clément, Cléopâtre grandit beaucoup, son corps changea. À douze ans, elle était devenue une jeune filleaucharmebouleversant,presqueunefemme.

Chaque soir, lorsqu’elle s’abandonnait aux mains de son esclave, elle se félicitait de sa dernière découverte : elle avait déniché dans un vieux papyrus les secrets d’une crème pour adoucir la peau. sous l’œil expert de Dioscoride, elle avait réalisé ce mélange subtil de miel, de sel de natron rouge et de sel du nord. avec cette merveille, vite appelée Baume des pyramides, les massages de Niluphar devinrent plus agréablesetpluslongs.Cléopâtreenprofitaitpourrepen-ser aux cours de ses maîtres. Furieuse de ne pas les avoir interrogés sur ceci ou sur cela, elle préparait de nouvelles questions. Comme elle regrettait l’absence de Cléon depuis lafindel’été!

– Tu m’abandonnes ? s’était-elle étonnée lorsqu’il était venu lui dire au revoir.

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– absolument pas ! Je pars pour Héliopolis étudier avec setné au temple du divin rê le soleil, mais je vous laisse entre les mains de sosigène et Dioscoride.– Tumemanqueras… Enfin, j’accepte ton départ à

condition que tu me racontes tout, absolument tout, de ton voyage au bord du Nil !

– soyez sans crainte, je vous promets un récit détaillé.– Verras-tu les pyramides ?– Certainement.– et le Grand sphinx ?–Biensûr.– Quelle chance tu as !– Un jour, vous découvrirez votre royaume, princesse.

mais, aujourd’hui, votre place est ici, à la Bibliothèque. avez-vous oublié votre souhait de devenir la plus savante des reines ?

Cléopâtre avait souri.– Je n’oublie rien, maître Cléon.– alors, patience ! Lisez donc en mon absence les Histoires

d’Hérodote48. Dans le « Livre ii », il raconte son séjour en égypte à une époque où alexandrie n’existait pas encore… Ce récit vous enchantera. D’ailleurs, il ne laisse personne indifférent.LesunsappellentHérodotele«pèredel’His-toire », les autres le traitent de « roi des menteurs ».

48. Ce savant grec (vers 480-420 avant notre ère) voyagea des années dans les régions situées à l’Est de la mer Méditerranée, notant tous les événements qu’il jugeait dignes d’être connus.

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– pourrai-je emporter le papyrus dans mes apparte-ments ? avait osé timidement Cléopâtre. Juste pour une nuit ou deux ?

– aucun document ne sort de la Bibliothèque ! Ce règle-ment s’applique à tous, même à vous, princesse ! adieu.

et le poète s’était éloigné à grandes enjambées, tandis que Cléopâtre se précipitait vers les rayonnages de la Biblio-thèque. elle y avait trouvé facilement les Histoires d’Héro-dote, de gros rouleaux de papyrus qui n’attendaient qu’elle pour être lus.

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TRIOMPHE À ROME

en ces journées printanières, Cléopâtre se plongeait avec délices dans Hérodote, dès qu’elle en avait le temps. regrettant de ne pouvoir en parler avec Cléon, elle se lança à corps perdu dans l’étude du corps et de ses maladies. elle serait devenue médecin si elle n’était pas future reine ! elle avait l’esprit tranquille. Tout allait bien, ou presque.

À alexandrie, le calme régnait depuis la fuite de l’aulète six mois plus tôt. rares étaient ceux qui le regrettaient. Les reines dirigeaient tant bien que mal le pays et la der-nière crue promettait de bonnes récoltes. aussi Cléopâtre étudiait-elle d’arrache-pied, toujours avide de savoir, mul-tipliant ses « pourquoi » et ses « comment », qui embarras-saient parfois ses maîtres.

Cet après-midi-là, elle écouta un long moment sosigène discourir sur les divisions selon la méthode d’euclide49. Le procédé semblait simple. pourtant, un petit quelque choselachiffonnait.

49. Mathématicien remarquable, notamment en géométrie, ce savant grec étudia à Alexandrie au temps de Ptolémée Ier (iiie siècle avant notre ère).

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– maître, comment deviner s’il y aura un reste ou pas ? demanda-t-elle en levant le nez de sa tablette. pour les divi-dendes inférieurs à cent, c’est facile, mais au-dessus ? et que faire de ce reste, si reste il y a ?

– Vous ressemblez au moucheron harcelant le chacal, princesse ! lui reprocha sosigène. par pitié, une seule ques-tion à la fois !

– Impossible ! Les sept cent mille ouvrages de la Biblio-thèque attendent que je les lise, les étudie et les comprenne, je n’ai donc pas un instant à perdre !

sosigène se frotta les tempes, fatigué par cette migraine qui le poursuivait depuis trois jours.

– pardon, s’excusa la princesse, attentive à la lassitude de son maître. Nous reviendrons aux divisions demain mais, dis-moi, as-tu des nouvelles de rome ?

– De votre père ?– oui, ce que Niluphar m’a raconté hier dépasse l’enten-

dement.Elleadûmalcomprendrelesracontarsdecuisine.sosigène pâlit, incapable de maîtriser l’agitation de ses

mains.Ilfitsemblantd’étudierlafiguregéométriquedessi-née sur le papyrus qu’il tenait sur ses genoux.

– mon bon maître, que me caches-tu ? insista Cléopâtre. regarde-moi droit dans les yeux, et réponds par oui ou non, d’accord ?

– oui, princesse.– parfait ! est-il vrai que ptolémée l’aulète fut fort aima-

blement accueilli par pompée à rome ?

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– oui.– mon père a-t-il assisté au Triomphe célébrant la vic-

toire romaine sur Chypre ?– oui.–A-t-ildétournéleregardlorsdudéfilédesmalheureux

prisonniers chypriotes et du butin volé sur nos terres ?– Non, murmura sosigène.– Comment était ce Triomphe, raconte ! insista Cléopâtre

desavoixaussienvoûtantequelechantdurossignol.– Comme tous les Triomphes, princesse, doux pour les

vainqueurs, terrible pour les vaincus.– mais encore ?– Le cortège se composait, dans je ne sais quel ordre, de

prisonniers enchaînés par familles entières, riches et pauvres mêlés, de chariots croulant sous le butin : monceaux d’or et d’argent, bijoux, armes, statues et autres objets précieux. Il y avait évidemment le grand général, une couronne de lau-rier sur la tête, débout sur son char, suivi de ses légionnaires se rengorgeant sous les acclamations de la foule.

– Dis-moi si je me trompe, sosigène, mais malgré la sou-mission de mon père, le sénat50 lui a-t-il vraiment refusé l’aide militaire qu’il quémande pour revenir ici, par la force ?

– oui, s’étrangla le malheureux.

50. À cette époque, le Sénat est une assemblée d’anciens hauts magistrats et de citoyens issus, en général, des vieilles familles romaines. Jouissant d’une grande autorité, il dirige la politique extérieure ou conseille les magistrats en activité qui gouvernent la République.

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– Que deviendront notre chère Bibliothèque, alexandrie et l’égypte, si les romains s’emparent du pays ? Ne vont-ils pas se jouer de mon père, l’utilisant, le trompant pour parveniràleursfins?

Cléopâtre n’obtint aucune réponse. Comme elle, le sa-vant ignorait tout de l’avenir.

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ASSASSINATS EN DOUCE

Une forte fièvre, un léger délire et, en quelques jours,la vieille reine Cléopâtra mourut. morte ! De mort natu-relle ? probablement. Bérénice, quatrième du nom, régnait seule désormais. Dans l’urgence, ministres et conseillers multiplièrent les contacts pour lui trouver un mari. mais de mari acceptable, il n’en restait guère dans la région. Ils espéraient un roi, un prince, un vrai… pas un roitelet fan-toche soumis à rome comme un chien à son maître !

Le lendemain de l’enterrement, Cléopâtre se leva tôt. elle s’habilla, changea trois fois de bracelets, hésita sur le choix d’un collier, puis dégusta son petit déjeuner avec une lenteur inhabituelle. elle s’amusa avec son chat sur la ter-rasse, bavarda avec eurystè et, rêveuse, admira les navires de toutes tailles qui entraient au port. L’un d’eux venait-il de rome avec un message de son père ?

– Un peu de repos te fera grand bien, approuva sa nour-rice, enchantée de la garder près d’elle. Dis-moi, veux-tu boire quelque chose ? as-tu faim ?Tantdegentillessearrachalafilletteàsesrêves.

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– Je descends aux jardins, répondit-elle.

près du bassin aux lotus, la princesse découvrit une éton-nante aigrette à pattes et bec noirs. elle s’en approchait à petitspas,depeurdel’effaroucher,lorsqueBérénice,assisesur un banc de marbre à l’ombre des tamaris, s’écria :

– ma sotte de sœur s’intéresse toujours aux bêtes ! Tu auras du mal à la mettre dans un bocal de verre, celle-là.

– Tais-toi, tu vas la faire s’envoler !Effectivement,l’oiseaus’enfuitàtired’ailes.–Quefais-tuiciàpartaffolerlesanimaux?s’emporta

Cléopâtre. N’est-ce pas l’heure du Conseil ?–Jeréfléchis, loindemesministresquisaventtoutsur

tout et, en fait, ne savent rien.elle semblait perdue, anéantie par quelque terrible nou-

velle. Contrairement à ses habitudes, elle pria sa cadette de s’asseoir près d’elle.

– Le mois passé, commença-t-elle d’une voix mal assurée, j’ai envoyé à rome une ambassade, une centaine de per-sonnes pour obtenir du sénat ma reconnaissance en tant que souveraine d’égypte. Normal, puisque notre père s’est lui-même déchu de ses droits en fuyant. eh bien… ils… ils… sont presque tous morts !

La jeune reine de dix-neuf ans éclata en sanglots.– Qui ? demanda Cléopâtre, en essuyant les larmes de sa

sœur d’un coin de son chiton. De qui parles-tu ?– De mes ambassadeurs !

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– morts, mais comment ? Noyés au cours d’un naufrage ou tombés dans une embuscade romaine ?

– pas du tout, petite sœur. Notre père a tout manigancé… pour que mes ambassadeurs n’arrivent pas au sénat, il en a fait assassiner un grand nombre, en a corrompu quelques-uns avec des poignées d’or et a terrorisé les rescapés du massacre.

Les mains de Bérénice tremblaient, mais son esprit restait clair et sa voix énergique.–Continue!l’encourageaCléopâtre,horrifiée.– Les sénateurs n’apprécièrent pas du tout ces meurtres

commis non loin de rome. mais ils n’osent ni donner, ni refuser à ptolémée l’aulète les légionnaires et les navires de guerre qu’il leur réclame pour revenir en force à alexan-drie.

– ont-ils pris une décision ?– aucune, mais les dieux ont parlé. Lorsqu’une statue de

Zeus fut frappée par la foudre à rome, ils consultèrent les devins qui connaissent l’avenir et obtinrent le conseil sui-vant : « Ne refusez pas votre amitié au roi d’égypte, mais ne lui accordez aucune armée, sinon vous connaîtrez fatigues et dangers ! »

– Que les dieux soient remerciés ! se réjouit la princesse. L’affaireestdoncréglée?

– pas du tout ! rome traite toujours notre père en ami sans se décider. Qu’en penses-tu, Cléopâtre ? Que vont-ils faire ?

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– rien, c’est évident ! Les sénateurs vont envoyer quelques espions de plus à alexandrie, lui dit-elle, attendre leurs rap-ports, voir comment les choses tournent ici, discuter, tergi-verser, remettant à demain tout accord.

– L’immobilisme n’est vraiment pas leur genre ! s’écria Bérénice. serais-tu aussi sotte que mes ministres ? pourquoi t’ai-je raconté tout cela, je me le demande ! adieu.

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LA vIS D'ARCHIMÈDE

Premiers jours de 56 avant notre ère

Cléopâtre passa une journée formidable à étudier les tra-vaux d’archimède51 et sa célèbre vis ! mieux, elle l’utilisa au jardin botanique.

– Cette invention extraordinaire va changer la vie des paysans d’égypte ! prophétisa sosigène. Je tourne cette énorme vis creuse… Je tourne… regardez, princesse… L’eau monte à l’intérieur, par le bas, et ressort en haut ! avec ce système, arroser les champs avec l’eau du Nil de-vient un jeu d’enfant.

– Les paysans l’utilisent-ils ? ma sœur Bérénice connaît-elle cette merveille ? Je lui en parlerai demain.

– Demain, la reine n’aura guère le temps de vous écouter. elle prépare son mariage.

Cléopâtre le regarda, stupéfaite.– se marier, et avec qui ?– Les ministres m’ont prié de vous en informer, princesse.

51. Mathématicien et physicien, Archimède vécut à Alexandrie et en Sicile vers 287-212 avant notre ère. Il calcula la valeur de Pi (3,14) que nous utilisons encore aujourd’hui, notamment pour calculer le périmètre ou l’aire d’un cercle.

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Ils veulent aussi que je vous dise que… que votre père a quitté rome.

– est-il en route pour alexandrie, seul ou escorté de sol-dats romains ?

– Non, il est arrivé à éphèse52. D’après certaines rumeurs, pompée a tenté de lui obtenir une force militaire, mais, jusqu’à aujourd’hui, le sénat s’y refuse toujours.

– et évidemment, Bérénice ne m’a parlé de rien ! Nor-mal, elle m’évite depuis le jour où elle m’a ouvert son cœur, sans que je sache pourquoi.

– J’ignore la raison de cette froideur, reconnut sosigène avec une certaine gêne. De la jalousie peut-être ? Cepen-dant, considérant que vous êtes la plus cultivée et la plus perspicace des enfants princiers, les ministres tenaient à vous prévenir du voyage de l’aulète.

ainsi, les Grands du palais étaient conscients de la supé-riorité de Cléopâtre sur ses quatre frères et sœurs ! Un tel complimentlafitrougir.Sicegenredeproposparvenaitauxoreilles de la reine, elle ne donnait pas cher de sa peau. elle devaitdoncs’enméfier,évitertoutesensiblerie,toutsenti-mentalisme. Il en allait de sa survie au palais, où les meurtres dans la famille royale étaient une redoutable habitude.

– Vous me parliez du mariage de Bérénice ? reprit la princesse.

– oui, dans dix jours, avec le noble séleucos.

52. Ville au bord de la mer Égée sur la côte d’Asie Mineure.

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Cléopâtre sourit. elle avait entendu parler de ce noble de syrie53, que l’on disait grossier et brutal.

– Ce choix m’étonne et me déplaît ! dit-elle. mais reve-nonsàlavisd’Archimède.Jereconnaisqu’elleestefficace,même si j’ai le bras douloureux à force de la tourner.

– Laissez, princesse ! bafouilla sosigène.– Ce n’est rien qu’une légère douleur. Je m’amuse et je

m’instruis. et puis je la préfère aux divisions d’euclide !– Voyons, princesse, ces opérations n’ont plus de secrets

pour vous, n’est-ce pas ?– seulement si le diviseur ne dépasse pas cent ! D’ailleurs,

est-ce vrai que les anciens égyptiens connaissaient l’art de la division ?

– probablement, car seuls de très grands savants ont pu bâtir des pyramides et des temples si beaux et si solides !–N’oubliepasl’aidedesdieux,maîtreSosigène!rectifia

Cléopâtre, frottant ses paumes endolories l’une contre l’autre.

53. Région située à l’ouest de l’Asie.

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UN MARIAGE ÉCLAIR

Tout était calme. L’air exhalait encore les senteurs de la nuit,lesétoilespâlissaientetlesoufflediscretduventalter-naitaveclesronronnementspaisiblesduchateffondréauxpieds de sa maîtresse.

– Cléopâtre, Cléopâtre ! réveille-toi, insista eurystè.Ellechassadelamainl’animalquin’auraitpasdûquitter

la terrasse et répéta :– Cléopâtre, écoute-moi ! Le prince séleucos…– Il n’est plus prince, mais roi d’égypte depuis quatre

jours puisqu’il a épousé Bérénice ! Laisse-moi dormir !Les paupières lourdes et le corps fatigué, la princesse

rabattit sa couverture sur la tête pour ne plus l’entendre.– séleucos est… est… Il est mort !– mort comment ? rugit Cléopâtre, se dressant sur son lit.– étranglé.– et Bérénice ?– elle va bien, très bien même. on murmure que c’est

elle qui a ordonné de le tuer. Que veux-tu, il faut la com-prendre… elle ne pouvait supporter cet homme grossier.

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–Ehbien,toutestparfaitalors!Enfin…parfait…c’estvite dit, car… qui peut assassiner un roi peut assassiner une princesse, pas vrai ?

– Cet homme mauvais n’a eu que ce qu’il méritait.– écoute, chuchota Cléopâtre angoissée, si tu entends

d’étranges rumeurs sur mon compte, tu me préviendras, n’est-ce pas, nourrice ?–Biensûr,maispersonnenetemenace.– Je veux qu’apollodore monte la garde à la porte de ma

chambre chaque nuit !– D’accord mais, à mon avis, c’est inutile.– Comme tu es naïve, nourrice ! moi, je sais que Bérénice

serait ravie de me faire étrangler comme son séleucos ! elle me jalouse tellement qu’elle m’éloigne de toutes les céré-monies, toutes !

– C’est vrai, mais je ne lui permettrai pas de te faire le moindre mal.

– elle ne te demandera pas la permission, eurystè. alors, préviensApollodoreet faisgoûtermanourritureparunesclave… ou un chat, mais pas le mien ! et n’oublie pas mes boissons.

– Tu me fais peur, Cléopâtre.– allons, ne fais pas cette tête, nourrice ! Je dois juste me

montrer prudente. minou, minou… ah, te revoilà, boule de poils ! où étais-tu passé ? La vilaine eurystè t’avait chas-sée… la méchante femme !

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elle embrassa tendrement son chat, qui avait bien grandi,maisrestait toujoursaussiélégant,museaufinetoreillesdressées.

– au fait, nourrice, puisqu’il faut un roi à l’égypte, je sup-pose que Bérénice se remariera bientôt. sais-tu avec qui ?

eurystè prit un air gêné.– allez, avoue, tu sais quelque chose, qui ?–Onparled’ArchélaosdeCappadoce,lefilsd’ungénéral,

ami de mithridate, l’ancien roi du pont54.– J’espère que ce second mariage durera plus longtemps

que le premier !– on dit de belles et bonnes choses sur archélaos, entre

autres qu’il a hérité des qualités militaires de son père.Cléopâtre éclata de rire, un rire explosif et joyeux.– Je préférerais qu’il le surpasse car je te rappelle, nour-

rice, que mithridate et ses généraux ont été écrasés, mas-sacrés, anéantis par l’armée romaine. et j’espère un autre avenir pour mon royaume !

54. Voir note 2 page 11.

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UN PALAIS SENS DESSUS DESSOUS

Fin du printemps 55 avant notre ère

Un vent léger jouait dans les plumes d’un éventail abandonné par terre, lorsque Cléopâtre s’éveilla, fébrile et anxieuse. elle espérait, sans trop y croire, l’arrivée d’un messager porteur de bonnes nouvelles. Les mauvaises étaient quotidiennes et la dernière avait été terrible !Pourêtrerétablisurletrôned’Égypte,l’Aulèteavaitoffert

dix mille talents d’or au gouverneur romain de la province de syrie, un certain Gabinius. Trop heureux d’empocher un tel trésor, celui-ci avait, sans en avertir le sénat, franchi la frontière avec ses légionnaires et le vieux pharaon. Direc-tion alexandrie ! À la demande de Bérénice, son jeune mari archélaos avait pris la tête de l’armée égyptienne et tentait de les repousser.Yarriverait-il?Riendemoins sûr.Lescombats s’éternisaient, âpres et sanglants.

sa toilette achevée, Cléopâtre abandonna ses cheveux aux mains expertes d’eurystè, qui y glissait artistiquement definesépinglesd’or.Quandlaprincesseseregardadanssonmiroirdebronze,ellefutsatisfaite:unecoiffurepar-faite, de jolis yeux sombres et une bouche qui ne demandait

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qu’à sourire… alors elle sourit. À cet instant, la porte de lapièces’ouvritbrutalementetNilupharapparut,affolée.

– Qu’est-ce que c’est que ces façons ? hurla eurystè. mau-vaisefille,quedirais-tud’unecentainedecoupsdebâtonpour t’apprendre les bonnes manières ?

– pardon, battez-moi si vous voulez mais… mais… il y a plein de soldats romains, partout dans le palais.

– Que dis-tu ? s’écria Cléopâtre.– on raconte qu’ils ont gagné la bataille, s’étrangla Nilu-

phar. La reine pleure… Le jeune roi est mort et… et il est de retour.

– Qui « il » ? Le mort ?– mais non ! L’ancien roi, votre père ! J’ai couru vite vous

prévenir et j’ai… j’ai pas pris les galettes au miel que vous mangez le matin. J’ai oublié.

s’il y avait une chose à laquelle Cléopâtre ne pensait plus, c’était bien à son petit déjeuner. Le pire était donc arrivé ! elle se précipita sur la terrasse. De là, elle ne voyait qu’une partie des jardins royaux, le phare, les ports et la mer. pas l’ombre d’un légionnaire, pas le plus petit indice de com-bats. Tout était étonnamment tranquille, trop tranquille. son chat lui chatouilla les pieds du bout de la queue, lui lécha les orteils. Il ne demandait qu’à jouer, mais ce n’était vraiment pas le moment. Cléopâtre le prit dans ses bras et soudain… elle entendit des hurlements ! était-ce l’armée romaine ou une de ces révoltes dont les alexandrins avaient le secret ? elle se précipita vers la porte de ses appartements.

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– apollodore, que se passe-t-il ? demanda-t-elle d’une voix ferme.

elle n’avait pas peur, bien au contraire, elle débordait d’énergie et de courage. pourtant, le garde la repoussa d’une main ferme vers l’intérieur, claqua derrière lui le battant et, sans lâcher son arme, lança :

– princesse, pour l’amour des dieux, je vous en supplie, ne bougez pas d’ici !

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LE RETOUR

Automne 55 avant notre ère

Voici plusieurs mois que ptolémée l’aulète avait retrouvé son palais d’alexandrie et ses petites habitudes, grâce à ses nouveaux « amis ». Très vite, il avait ordonné la mise à mort deBérénice,saproprefille,etdetousceuxqui l’avaientaidée : ministres, conseillers et nobles alexandrins. puis, s’étant emparé de leurs biens, il s’était montré encore plus généreux avec le gouverneur Gabinius. maintenant, cer-tain d’avoir la situation bien en main, il organisait une céré-monie en son honneur dans la salle du Trône, en présence de nombreux romains. Il la voulait somptueuse, et elle le serait, personne n’osant lui déplaire. Il exigeait la présence desesenfants,surtoutcelledesesdeuxfilsâgésdesixetcinq ans.

Cléopâtre faisait, bien entendu, partie des invités. allon-gée sur sa terrasse, tandis que Niluphar la rafraîchissait à grands coups d’éventail, elle se réjouissait d’être encore en vie. mais elle savait sa situation délicate. Un faux pas et ce serait la mort pour elle aussi.

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– eurystè ? appela-t-elle tout à coup. Demain, je dois les éblouir, alors trouve-moi un chiton de soie rouge brodé d’or ! N’est-ce pas une bonne idée ? Qu’en penses-tu ?

– Je m’en occupe, ma princesse.Rassurée,Cléopâtre replongeadans ses réflexions.En

peu de temps, sa situation avait changé du tout au tout. L’assassinatdeBérénicelapropulsaitaurangdefilleaînéede pharaon ! Ce qui lui plaisait d’autant plus que ses jeunes frères et sœur n’étaient pas en âge de lui porter ombrage. Tout compte fait, le retour de l’aulète, qui ne montrait qu’indifférenceàsonégard,arrangeaitsesaffaires.Maislafroideur royale ne cachait-elle pas un danger ? Ne risquait-elle pas de disparaître, comme sa sœur ? étranglement, poi-gnard ou poison ? elle devait redoubler de prudence.

– J’en discuterai avec Dioscoride ! murmura-t-elle en ava-lantdifficilementsasalive.

– Que dis-tu ? demanda eurystè.– rien, rien.– Ne t’inquiète pas ! Demain, ptolémée l’aulète sera re-

connu roi d’alexandrie et d’égypte pour la seconde fois et, toi,turéchaufferassoncœurpartabeauté!Cléopâtrelaremerciad’unsourirequifitpâlirlalumière

du soleil.–Monpèrea-t-iluncœuràréchauffer?ajouta-t-ellesi

bas que personne ne l’entendit.pour éviter de répondre à cette question dont elle connais-

sait la réponse, elle ouvrit un coffret d’ébène incrusté

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d’ivoire et de turquoise. elle en sortit son diadème préféré, une simple bandelette rehaussée d’or se terminant en deux longsrubansflottantsurlanuque.Unbijousimple,d’uneélégance rare, parfait pour une princesse de quatorze ans, unevéritablejeunefille.

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HOMMAGES À PTOLÉMÉE

Dans le temple d’Isis du Quartier des palais, Cléopâtre s’amusauninstantàdéchiffrerleshiéroglyphesgravéssurles murs. puis elle observa son père qui multipliait prières etoffrandes.Elleletrouvavieilli.Quelâgeavait-ildonc?plus de soixante ans, d’après sa nourrice. Il avait également minci. pourquoi ? Trop de soucis, ou moins de fêtes et de bons vins ? mangeait-on si mal à rome ? Cette idée amusa la princesse. Le roi et les prêtres allaient et venaient, les vapeurs d’encens embrumaient l’air.

– entends-moi, ô Isis, noble déesse ! murmura la jeune fille,braslevésverslescieux.Exaucemessouhaitslesplussecrets ! éloigne les ennemis ! Donne à ce royaume des sou-verains dignes de sa beauté !

Un corbeau croassa et son cri résonna entre les colonnes dutemple.Cetoiseaudemauvaisaugureenfitfrémirplusd’un. Un prêtre en lâcha son encensoir. Cléopâtre sut alors avec certitude que la paix quittait l’égypte. D’ailleurs, pourquoi cette cérémonie ne se déroulait-elle pas au grand temple du sérapéion d’alexandrie, hors du Quartier des

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palais ? ou à Héliopolis, comme pour tous les pharaons depuis la nuit des temps ? La réponse sauta aux yeux de la princesse avec une telle évidence qu’elle ressentit un léger vertige : son père n’osait s’y risquer. Quel terrible aveu de faiblesse pour un roi !

en cette journée d’automne claire et douce, entouré de sa garde rapprochée, pharaon gagna la vaste cour à portique du palais où se dressait une tribune. Il en gravit les marches et prit place sur son trône d’or. Le sourire du vainqueur flottaitsurseslèvres.Sesyeuxnoirsreflétaientlaférocitédu crocodile et ses cheveux, presque blancs, n’atténuaient en rien cette pénible impression.

Vêtue de soie rouge, éclatante de beauté et de grâce, Cléopâtre s’assit à ses côtés sur un siège d’or dont les pieds avaient la forme de pattes de lion. arsinoé et ses frères l’imitèrent. arsinoé bâilla avec discrétion, ptolémée l’aî-né se rongeait les ongles. Quant à ptolémée le Cadet, il jouait avec un minuscule cheval de bois caché au creux de sa main. Le gouverneur Gabinius et quelques gradés romains, militaires de haut rang, s’installèrent en retrait, près des ministres de l’aulète, et la cérémonie commença. Des dizaines et des dizaines d’hommes riches et puissants vinrent remercier les dieux du retour de pharaon et lui souhaiter longue vie !

– ont-ils le choix ? chuchota arsinoé à l’oreille de sa sœur.– Certainement pas, lui répondit-elle, question de vie ou

de mort.

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Cléopâtre, qui détestait depuis son plus jeune âge ces interminablesdéfilésofficiels,nes’ennuyapascette fois-ci. observant les romains comme les alexandrins, elle perçut chez certains une pointe de respect, chez d’autres unehaineviscérale.Entantquefilleaînéed’unroiveuf,la princesse devait saluer, comme lui, ceux qui se proster-naient. elle salua donc et s’adressa à eux dans leurs propres langues. elle trouvait toujours le mot juste, ce qui lui valut un grognement satisfait et jaloux de l’aulète. La charmante Cléopâtre remarqua aussi que l’aisance de ses propos, la douceur de sa voix, la fraîcheur de ses quatorze ans, l’éclat de son sourire et la vivacité de son regard ne laissaient per-sonneindifférent.Uneboufféed’orgueilluifitmurmurer:

– sur cette tribune royale, je suis seule digne de porter le titre de reine d’égypte !

et elle avait raison. elle était en bien mauvaise compagnie.Le soleil baissait à l’horizon, lorsque les invités royaux

gagnèrent le pavillon dressé non loin de là. C’était une tente gigantesque, aux fines colonnes de bois peint oùs’accrochaient tentures et rameaux de myrte ou de lau-rier.Lestapispersanssemblaientflottersurlesoljonchédefleursoùunecentainedelitsdebanquettoutenoravaitétéposée.Unenuéed’esclavess’affairaitprèsdestablesbassescouvertes de vaisselle précieuse. sitôt pharaon installé au centre du pavillon, les musiciens jouèrent, les danseuses dansèrent, tandis que des mets exquis et des vins rares com-blèrent les gourmets les plus exigeants.

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LE vOyAGEUR

Hiver 55 avant notre ère

La fête terminée, la vie reprit son cours. ptolémée l’au-lète ne demanda jamais à revoir ses enfants. Cléopâtre s’en inquiéta, mais ses angoisses s’envolaient toujours sur le seuil de la Bibliothèque ou du musée. pour rien au monde, elle n’aurait perdu une seule heure d’étude avec ses maîtres, surtoutl’hiverquandunventglacésoufflaitdelamer.Etjustement, en ce mois de poséidon55, un brouillard épais enveloppait alexandrie, à tel point que la princesse fut réveillée par la corne de brume du phare.

– Niluphar, mon chiton de laine bleu et mon himation lepluschaud!Nourrice,coiffe-moi…Vite,vite!Jesuisenretard… Te souviens-tu de notre escapade sur l’île de pharos ?

eurystè hocha la tête d’un air irrité.– et depuis, aucune promenade loin du Quartier des

palais ! Dis-moi, franchement, est-ce une vie ?– Cesse de te plaindre, Cléopâtre ! Crois-moi, les visites

et les voyages sont fatigants.

55. Décembre-janvier.

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– pense comme tu veux mais moi, plus tard, je voyagerai par tous les temps, sur mer comme sur terre.

– Les tempêtes te rendront malade, ma princesse, alors tu feras comme tout le monde, tu attendras la belle saison pour naviguer.

– Non, une reine d’égypte ne craint ni les tempêtes, ni les orages.–Cessedebougersituveuxêtrecoiffée!s’énervalamal-

heureuse eurystè avant d’ajouter d’un ton mystérieux, une surprise t’attend à la Bibliothèque !

Cléopâtre eut beau la supplier, sa nourrice refusa d’en dire plus. aussi, sous un soleil noyé de brume, courut-elle directement rejoindre ses maîtres.

assis sur les gradins de l’exèdre, sosigène et Dioscoride bavardaientavecunhommeque la jeunefillenevoyaitque de dos. Qui était-il ? Des épaules puissantes, un chiton d’une blancheur surprenante…

– maître Cléon !Le poète se leva pour saluer la princesse.– Je te croyais mort ! Tu es parti il y a si longtemps.– plus de deux ans, et je m’en excuse.– Tu ne seras pardonné que si tu tiens ta promesse !– Je suis un homme de parole, dit-il, la main sur le cœur.–Biensûr,Cléon!Alors,raconte!Qu’as-tufait,qu’as-tu

vu ? Le temple d’Héliopolis ? memphis56 la ville aux murs Blancs, les pyramides et le Grand sphinx ?

56. La plus ancienne capitale d’Égypte située non loin des pyramides.

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– oui, et bien d’autres merveilles, car j’ai descendu le Nil pendant des jours et des jours.

Un vol d’oies sauvages traversa le ciel en jappant, la corne de brume hurlait au loin, le vent se déchaîna. Cléopâtre les entendit à peine, voyageant en esprit avec Cléon.

– as-tu vu les sources du Nil ? demanda-t-elle, resserrant sur elle son himation de laine. et les temples bâtis par les ptolémées ?

– À Latopolis57, j’ai étudié dans le temple du divin Khnoum le Bélier, avant de poursuivre vers le sud, jusqu’à la première cataracte ! Là, le Nil rugit, plus de champs parsemés de palmiers, plus de lointaines et calmes mon-tagnesdésertiques.Danscepayshostile,leseauxdufleuvebouillonnent, sautent, éclaboussent des rochers de granit sombre et des îles de toutes tailles… et ici, princesse, quoi de nouveau que je ne sache déjà ?

Cléopâtre hésita avant de répondre. Ne s’était-elle pas juréedeseméfierdetous,mêmedessavants?Cependant,elle savait au plus profond de son cœur qu’elle n’avait rien à redouter de ses maîtres.

– Toute la ville craint l’aulète, avoua-t-elle d’une voix faible, et j’ai peur, moi aussi.

57. La ville du poisson sacré Latos, aujourd’hui appelée Esna.

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INQUIÉTUDES

Printemps 54 avant notre ère

Laissant à alexandrie des centaines de légionnaires pour soutenir son ami pharaon en cas de besoin, Gabinius rega-gna sa province.

Il se croyait malin. Cependant, il avait mal joué. pour ne pas avoir consulté le sénat avant d’intervenir en faveur de l’aulète, il avait déclenché les foudres des séna-teurs, qui ne décoléraient pas et lui promettaient une rude sanction.

– et pour l’égypte, que préparent-ils ? se demandait Cléopâtre, du haut de ses quinze ans. Qu’attendent-ils pour oser sa conquête ?

Ces terribles questions la torturaient le jour et la ré-veillaient la nuit. pendant ses insomnies, elle jouait avec son chat et retrouvait, chaque matin, ses maîtres qui la récon-fortaient le mieux possible.

– Je vous jure par tous les dieux, s’écria-t-elle au cours d’une de leurs innombrables discussions, que je jouerai un rôle dans le drame qui se trame ! Jamais les romains ne me manœuvreront comme mon père !

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– De grâce, parlez moins fort, la supplia Cléon, assis sur les gradins de l’exèdre.Lajeunefillejetauncoupd’œilcirculaireàl’entour.Per-

sonne, mis à part un esclave balayant l’allée. Cet homme était-il chargé par l’aulète de la surveiller ? Tout était pos-sible. Les espions rôdaient dans les couloirs du palais, à la Bibliothèque, partout.

– D’abord, je ne distribuerai aucun pot-de-vin aux ro-mains, reprit-elle à voix basse. Ils seront mes hôtes tant qu’ils voudrontafindecomprendrequ’AlexandriesurpasseRome,car je les éblouirai… oui, je les éblouirai par la richesse, le luxe,leraffinement,lacultured’unereined’Égypte!

– Je doute qu’ils renoncent facilement aux cadeaux aux-quels pharaon les a habitués, grommela sosigène.

– avec moi, ils oublieront l’ivrognerie de mon père, ses petitsairsdeflûteettouteformedecorruption.

– princesse, privés des largesses royales, je crains qu’ils ne nous envoient leurs légionnaires.

L’esclave balayeur s’éloigna, son balai de palmes sèches sur l’épaule.

– mon maître, l’armée égyptienne compte, elle aussi, de valeureux soldats et d’excellents généraux !

– Certainement, mais…Cléopâtre détestait leurs « mais ». Hélas, elle savait qu’ils

avaient raison. alors, de discussion en discussion, de nuit blanche en nuit blanche, elle cherchait une solution et elle la trouverait.

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–Ilfautagiravecfinesse,Princesse,lamitengardeDis-coride. Votre vie est en jeu et, une fois morte, mes remèdes ne vous seront d’aucune aide.

De lafinesse,Cléopâtren’enmanquaitpas.Enappa-rence respectueuse, elle disait à qui voulait l’entendre qu’elle n’avait jamais trahi son père, ce qui était la vérité, et qu’elle avait souhaité son retour, ce qui était moins vrai. Quelques indiscrétions lui apprirent que l’aulète la trou-vait séduisante et intelligente ! elle ne voyait dans ces pro-posaucunetraced’affection.Sonpèreavaitbesoind’ellepuisqu’ildevaitofficiellement l’associerautrône.Unroiavait toujours une reine chez les ptolémées, selon une règle immuable !

Cléopâtre voulait encore, au moins en apparence, se rap-procher de ses frères et sœur. aucune complicité entre eux, maisundangercommunàaffronter,lapeurd’êtreéliminéscomme Bérénice. aussi se força-t-elle à bavarder avec arsi-noé qui avait maintenant treize ans. elle la trouva moins sotte, mais terriblement jalouse. avec ses frères de sept et six ans, les contacts se révélèrent faciles. elle jouait avec eux à la balle ou à cache-cache dans les jardins royaux. Cependant, elle ne dévoila jamais la question qui la tarau-dait sans cesse : « D’où viendra le coup mortel, de pharaon ou de rome ? »

Cléopâtre avait beau interroger les dieux, ceux-ci gar-daient un silence angoissant !

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R I S Q U E R L E T O U T P O U R L E T O U T

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UNE ATTENTE INTERMINABLE

Alexandrie, à l’été 51 avant notre ère

Depuisdesannées,lepouvoirdePompée,fidèlesoutiende l’aulète, n’avait cessé de croître. Quant à César, l’autre puissant Consul de rome, il n’était pas hostile au vieux pharaon.

pourtant, Cléopâtre était persuadée que les rives du Nil verraient, un jour ou l’autre, le déferlement de leurs légion-naires. elle ferma les yeux. La nuit était tombée, chaude comme un four. La lumière des lampes à huile faisait dan-ser des ombres sur son visage. elle soupira, tenta de chasser l’angoisse de son cœur, écoutant d’une oreille distraite les bavardages de l’intarissable Niluphar.

– savez-vous, maîtresse, ce qu’on dit de vous ?L’esclave plongea l’index dans un pot d’onguent parfumé.

Puiselleréchauffalacrèmeaucreuxdesesmains,avantdela poser par petites touches sur les épaules de Cléopâtre.

– Comment veux-tu que je le sache ?– on dit que vous êtes splendide à voir et à entendre !

Que vous pouvez conquérir les cœurs ennemis de l’amour ou ceux glacés par l’âge.

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–J’adorelescompliments,maises-tusûredenepasexa-gérer ?

– pas du tout, je le jure sur la tête de la personne que je respecte le plus au monde !

– et cette personne s’appelle ?– C’est vous, princesse !– oh la la, malheureuse ! Ne jure pas, tu vas m’attirer des

ennuis ! est-ce tout ?– on raconte aussi que… que… pharaon est au plus mal.

et un royaume sans roi est comme un bateau sans pilote… perdu !

– rassure-toi, Niluphar, à dix-huit ans, j’ai l’âge de succé-der à mon père ! et, crois-moi, l’égypte est dans un tel état que je ne peux qu’améliorer sa situation.

Cléopâtre demeura peu de temps endormie. après une toilette rapide, un copieux petit déjeuner et de brèves prières, elle courut au jardin botanique, certaine d’y trouver Dioscoride qui, seul, pouvait connaître l’avis des médecins royaux sur la santé de l’aulète. elle ne se trompait pas. Le savant aux mains ridées par l’âge l’y attendait. Il étudiait les fleursraresqu’ilavaitobtenuesàpartirdegrainesvenuesd’asie. Il lançait des coups d’œil sévères aux pucerons qui osaients’yposer,soufflaitdessuspourleschasser.

– Bonjour mon maître ! lança la princesse, qui n’était pas d’humeur à s’occuper de botanique. Comment va mon père ?

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Cette question ne surprit pas le savant.– sauf intervention divine, pharaon rejoindra le sombre

royaume d’Hadès58avantlafindel’été.resplendissante de beauté dans la lumière du petit matin,

Cléopâtre secoua la tête, incrédule.–Enes-tusûr?Dioscoride ramassa trois graines tombées au sol. Il les

posa dans une coupelle de terre cuite et répondit :–Absolumentcertain!D’ailleurs,hierenfindejournée,

votre père a dicté son testament.– Que dit-il ?– Je l’ignore, princesse.Cléopâtresentitmonterenelleunécœurantdégoût,une

colère noire, et quelque chose d’amer éclata au fond de sa gorge.

– Quel terrible héritage que le sien, mon bon maître ! Corruption, mauvaises crues, disettes, famines et violences de toutes sortes dans un royaume accablé d’impôts ! Ô dieux, ayez pitié d’alexandrie et de l’égypte !

58. Dieu des Morts chez les Grecs.

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LA MORT fRAPPE

ptolémée l’aulète mourut le soir même. Dans son tes-tament, il désignait clairement ses successeurs : ptolémée l’aîné59 et Cléopâtre ! Un roi d’à peine dix ans, une reine de dix-huit ans, qui devenait en fait l’unique souveraine, car la seule en âge de régner.

À l’annonce de cette nouvelle, Cléopâtre ressentit d’abord un grand vide, comme un vertige glacé, puis un élan de vieextraordinaire.Elleallaitenfinagir,punirsinécessaire,éloigner l’ennemi et redonner à l’égypte le faste des siècles passés, sa douceur de vivre, en un mot le bonheur ! rome, la puissante rome, allait la craindre ! oui, tout était pos-sible, tout !

pleine de fougue et d’espoir, la reine se mit au travail dès le lendemain dans la salle des audiences du palais. Les ministres, les généraux et les scribes de son père l’y atten-daient ainsi que Théodote, un des précepteurs du jeune roi. elle avait réclamé la présence de ses trois maîtres, des

59. Ptolémée XIII.

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hommes sages, savants, calmes et pondérés, ses meilleurs conseillers. Laissant dans son sillage un parfum de jasmin, elle s’assit sur son trône d’or.–MonfrèrePtoléméeetmoiattendonsdevousefficacité,

honnêteté et dynamisme, commença-t-elle d’une voix assu-rée. après avoir décidé ce qui doit l’être pour les funérailles de pharaon, j’écouterai vos rapports sur l’état du royaume.

Les mains nonchalamment posées sur ses genoux, Cléo-pâtre tenta de lire sur les visages des membres du Conseil qui luiseraitfidèleetquine leseraitpas.Commentsa-voir ? seuls ses espions lui apporteraient des renseigne-mentsfiables.Hier, l’und’euxluiavaitdécrit l’ambianceà alexandrie. À l’en croire, beaucoup se réjouissaient de savoir leur jolie princesse sur le trône. Quelques anxieux prédisaient de nouveaux ennuis. Certains ne cachaient pas leur mécontentement de voir sur le trône un roi enfant et une reine, une femme, une bâtarde, une savante ridicule et prétentieuse. Tous craignaient les romains. Les rumeurs allaient bon train, mais le calme régnait en ville.

Dans la salle des audiences, la réunion du Conseil dura jusqu’au milieu du jour. Infatigable, la reine questionnait, écoutait, s’étonnait. elle exigeait une précision, donnait unordre,interrogeaitencore,discutait…Quandenfinelledescendit du trône, elle pria ministres, généraux et scribes de revenir le lendemain, même lieu, même heure. puis, se tournant vers ses maîtres, elle ajouta :

– Je serai ravie de vous accompagner à la Bibliothèque !

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elle releva la mèche de cheveux échappée de son diadème d’or, leur sourit et sortit. sur le seuil de la salle, apollo-dore l’attendait. Cléopâtre l’avait nommé chef de sa garde personnelle. Désormais, elle ne ferait plus un pas sans lui, même à la Bibliothèque.

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CONCILIABULE

L’ombre des palmiers et des esclaves aux paniers dé-bordants de victuailles plus appétissantes les unes que les autres attendaient la reine et ses maîtres sur les gradins de l’exèdre.

– Vos conseils m’ont été précieux aujourd’hui, les remer-cia-t-elle en avalant une coupe de jus de raisin pour calmer sasoif.Maisjetenaisàvousvoirpour…Enfin,je…Quepensez-vous de Théodote ?

– Le maître de rhétorique de notre jeune roi a la colère fréquente.

mangeant debout pour éviter de tâcher son chiton, Cléon baissa la voix avant d’ajouter :

– Il a aussi le cœur noir comme une plume de corbeau.– Je l’ai senti très hostile, précisa Dioscoride.– Il l’était ! le coupa Cléopâtre. Il représente mon frère au

Conseil, veut décider à sa place et, peut-être, m’écarter du pouvoir. Je n’ai pas l’intention de le laisser faire.

– Le roi peut et doit participer au Conseil, lui rappela sosigène, ou envoyer Théodote à sa place.

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– Que mon frère vienne ! Il ne me gêne pas. mais pas cet homme !

– Théodote et pothin, l’esclave de notre jeune souverain, forment une paire d’hommes ambitieux et sans scrupule, reprit le poète. Ils le manipulent comme une poupée !

– ajoutez à cela leur amitié avec le redoutable général Achillas!s’échauffaSosigène.UnÉgyptienprêtàtout,sur-tout aux basses besognes.

Le visage dur, Cléopâtre haussa les épaules.– mes bons maîtres, vous m’aviez prévenue que ma tâche

seraitdifficileetjevousremerciedevotrefranchise.Donc,résumons : certains alexandrins me reprochent d’être femme, bâtarde et trop savante.

– oubliez ces sornettes ! s’écria Cléon.– Ne m’interromps pas, je te prie. en outre, les conseil-

lers de mon frère me haïssent et l’étau romain se resserre de jour en jour… Depuis que César a soumis la Gaule, ses légionnaires s’ennuient. Que me conseillez-vous ?Lareinecroquadansunefiguemûreàpoint,sesmaîtres

qui ne savaient que dire gardaient le silence.– rien ? alors, je vais prier les dieux ! À demain !attrapant au passage un pain au miel, Cléopâtre s’éloi-

gna vers le temple d’Isis.

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C h a p i t r e i v

MEURTRIERS ET CROCODILES

50 avant notre ère

Depuis un an maintenant, Cléopâtre faisait preuve de courageetd’audacepolitique.Elledévalualamonnaieafindefaciliterlesexportationsetredonnerunsouffleàl’éco-nomie.Ellerenfloualescaissesdel’Étatavecdesempruntsobligatoires. elle se rapprocha du riche clergé égyptien, et évitatoutconflitavecRome,sansverserunseulpot-de-vin.Un miracle !

Hélas, la pharaonne ne put neutraliser pothin, Théodote et achillas. Ce trio infernal distilla adroitement fausses rumeurs et calomnies pour la discréditer, la ridiculiser, manipulant avec habileté ptolémée l’aîné, arsinoé et les alexandrins.

Un soir, peu avant la tombée de la nuit, seule sur sa ter-rasse, Cléopâtre se régalait d’une délicieuse purée de fèves parsemée de menthe hachée quand eurystè arriva, en proie à une étonnante agitation.–Mareine,uneaffaired’uneextrêmeurgence!criasa

nourrice.

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–Laisse-moiaumoinsfinirmonrepas!– Non, va vite dans la salle des audiences.Cléopâtre quitta à regret son dîner, son chat et sa terrasse.

elle mordilla ses lèvres pour les rendre plus rouges, releva la mèche de cheveux qui lui tombait dans l’œil, toujours la même, et jeta son himation sur les épaules. sous bonne escorte, elle traversa de nombreuses cours, suivit d’intermi-nables couloirs, passa devant la porte décorée d’écailles de tortue de la salle d’apparat et s’arrêta à quelques pas de là. Des hommes armés montaient la garde devant la salle des audiences. Ils s’inclinèrent, lui ouvrirent la porte. Les deux battants se refermèrent derrière la reine en un claquement sec, sonore et menaçant.

À la vue de l’inconnu couvert de poussière qui l’attendait, Cléopâtre craignit un piège. allait-elle mourir, là, assassinée ? L’homme ne portait pas d’armes, mais ses mains puissantes étrangleraient aisément un bœuf ! surmontant un début de panique, la pharaonne avança jusqu’au trône et s’y installa. savoir apollodore à portée de voix, juste derrière la porte, la rassura.

– Que se passe-t-il de si urgent ? demanda-t-elle d’une voix coupante.

– majesté ! Les messagers de Bibulus, le nouveau gouver-neur romain de syrie, ont été assassinés !

– assassinés ? et par qui ?– par des soldats romains ! Ceux qui, après avoir aidé au

retour de ptolémée l’aulète, n’ont jamais quitté la ville.

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– C’est donc un règlement de comptes entre romains. en connais-tu la cause ?

– Noble reine, ce n’est pas tout ! Le pire est que… que…– parle !L’homme se balançait d’un pied sur l’autre, mal à l’aise.

Il cherchait les mots justes et ne les trouvait pas. Il était unhommed’action,pasunbeauparleur.Enfin,aprèsuntoussotement nerveux, il se lança :–Lesdeuxvictimes,filsdugouverneurBibulus,avaient

été chargées par leur père de recenser ces deux mille lé-gionnaires oubliés à alexandrie.–Lesmalheureux! souffla la reine.Mourirparceque

leurs anciens soldats, maintenant mariés et pères de famille, n’ont aucune envie de combattre pour rome !

De sa voix douce, Cléopâtre exigea l’arrestation rapide des meurtriers. puis elle regagna ses appartements dans un état d’abattement extrême. Toute la nuit, elle tourna et retourna le problème dans sa tête, consciente que ces meurtres risquaient d’envenimer les rapports entre rome et l’égypte. À l’aube, sa décision était prise : elle enver-raitlesassassinsenchaînésàBibulus,afinqu’illespunissecomme il l’entendait, une vengeance proportionnée à son chagrin.C’estcequ’ellefit.

Peudetempsaprès,fidèleauxloisromaines,legouver-neur renvoya à alexandrie les meurtriers avec ce message : ce n’était pas à lui de les punir, mais au sénat de rome !

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pour Cléopâtre, ce terrible échec diplomatique était aussi une incroyable surprise : il existait donc des romains intègres et droits ! Des sénateurs et des Consuls, aucune nouvelle, aucune menace, mais les conseillers de ptolémée l’aîné saisirent l’occasion pour dénoncer, une fois encore, l’incompétence de la pharaonne. Quant aux assassins, on lesoublia,etpersonnenesuts’ilsfinirentleursviesdanslesmineslointaines,entrelesgriffesdeslionsdudésertoudansles mâchoires des crocodiles du Nil.

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LA GUERRE DES CHEfS

49-48 avant notre ère

La guerre civile à rome éloigna pour un temps le risque d’une conquête éclair de l’égypte. Crassus60, le troisième homme du Triumvirat, était mort et, depuis, l’hostilité n’avait cessé de grandir entre les deux autres Consuls : pompée et César.MaîtredeRome,Pompéeintriguait,afinqueCésarn’obtienne pas un deuxième Consulat. mais ce dernier, auréolé de ses victoires en Gaule, n’avait pas l’intention de le laisser faire. Il fonça sur rome avec ses légionnaires et y entra ! pompée n’eut d’autre choix que de s’enfuir, d’abord en espagne, puis en Grèce, poursuivi par César.

Jour après jour, Cléopâtre suivit ces événements à l’issue incertaine. elle se sentait impuissante, simple spectatrice de cette tragédie moderne dont l’avenir de l’égypte dépendait.

Un soir, à la nuit tombée, elle gagna le jardin botanique suivie de près par apollodore. elle aimait ces instants de calme absolu, la lumière douce et rassurante de la lune. rasant la cime de palmiers poussiéreux, un vol d’hiron-delles attira son regard. au loin, un cheval hennit. Cléo-

60. Crassus meurt en 53 avant notre ère en combattant les Parthes en Asie.

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pâtre respira à pleins poumons la brise marine et poursuivit sa promenade.

– Que fais-tu là ? s’exclama-t-elle, surprise de rencontrer Dioscoride au détour d’un sentier.

– Je vous attendais, ma reine, tout simplement !– Quel charmant mensonge ! mais… Dis-moi… À ton

avis, qui sera vainqueur, César ou pompée ?– seuls les dieux le savent !– Certes, pourtant, tu as bien un avis ?elle contempla le visage du vieux médecin aux yeux

enfoncés, mais vifs et brillants comme ceux d’un jeune homme.–JememéfiedeCésar,ajouta-t-elle.Maisjepeuxcomp-

ter sur pompée, l’éternel soutien de mon père. J’ai accepté de l’aider.

– ainsi, les rumeurs disent vraies.– Quelles rumeurs ? Qu’as-tu entendu ?–Onditqu’aprèsavoirfortbienreçulefilsdePompée,

vous l’avez laissé enrôler plus de cinq cents hommes déni-chés parmi les soldats oubliés par Gabinius à alexandrie.

– Un romain recrutant des légionnaires romains, je ne vois vraiment pas où est le mal ! s’énerva Cléopâtre.

– Je vous l’accorde. Cependant, on murmure que ce jeune homme quitterait le port demain avec une soixan-taine de bateaux de guerre égyptiens. Il les aurait, disons, «confisqués», sousprétextequePompéeenmanqueraitfaceàCésar.D’autresaffirmentquevouslesluiavez«prê-

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tés ». Quoi qu’il en soit, avez-vous songé à la colère des alexandrins ?

Un « oui » étranglé sortit des lèvres sèches de la reine. son trouble était presque palpable. elle pâlit, mais garda le silence.

– Comment avez-vous pu laisser ce romain agir comme si alexandrie lui appartenait ? Qu’il emmène quelques cen-taines de légionnaires abandonnés, d’accord. mais nos na-vires chargés des vivres nécessaires pour le voyage… ah, ça non!Et,croyez-moi,vouspouvezfaireconfianceauxamisde ptolémée l’aîné pour attiser la fureur de la foule ! Vous leuroffrezunebelleoccasiondevoustraînerdanslaboue.–Je…Jene…pouvaism’yopposer,Dioscoride!Lefils

de pompée m’a rappelé que… que… si je n’étais pas avec lui, j’étais contre lui. alors j’ai pensé que si je le décevais, il s’allierait avec les conseillers de mon frère !

– Les dieux sont avec vous ma reine, murmura le savant, prenant ses mains entre les siennes. Ne l’oubliez plus jamais.

Quelques mois plus tard, au milieu de l’été61, César écrasa pompée et son armée. par chance, il ne coula pas les navires égyptiens qui rentrèrent tous à alexandrie.

Cléopâtre avait fait le mauvais choix, c’était évident. af-faiblie, elle dut supporter les calomnies déversées sur son compte par pothin, Théodote et achillas. Ces langues de

61. La bataille de Pharsale, près d’Athènes en Grèce, se déroula probablement le 9 août 48 avant notre ère.

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vipèresrépétaientque,biensûr,unefemmenepouvaitgou-verner intelligemment, qu’ils le savaient depuis toujours, et donc que ptolémée l’aîné, leur protégé, leur pantin, devait régnerseul.Seul?Non,avecleuraidebiensûr,leroiétaitsi jeune !

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CONfUSION

en quelques jours, la situation devint plus tendue. Les calomnies se transformèrent en intimidations, et les inti-midations en menaces. Un soir, entourée de sa garde per-sonnelle, Cléopâtre traversa au plus vite les couloirs et les cours de son palais pour rejoindre ses appartements. elle avait renoncé aux promenades dans les jardins royaux, aux plaisirs de la lecture à la Bibliothèque et aux discussions sansfinavecsesmaîtres.Désormais,dèsqu’ellequittaitlasalle des audiences, elle se réfugiait sur sa terrasse.

– apollodore, sens-tu comme moi le danger qui rôde ? murmura-t-elle au pied de l’escalier de la Grande Cour aux colonnes.

– oui, majesté, ils rêvaient de votre mort, maintenant ils la préparent activement.

– alors, je dois fuir vite, très vite. partir pour mieux re-venir… Je sais où trouver des appuis. as-tu tout préparé comme je te l’avais demandé ?

– Je n’attends que votre décision.– elle est prise. agissons ce soir.

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Une ombre se glissa entre les colonnes. était-il déjà trop tard ? Non, l’inconnu s’éloigna en direction des jardins et disparut.

Dans la nuit noire que la lune réduite à un maigre crois-sant éclairait à peine, une agitation inhabituelle régnait dans les appartements de Cléopâtre. pressées par la reine, EurystèetNilupharpréparaientàlahâtedescoffresetdesballots remplis de vêtements, d’onguents, de bijoux, de ta-lents d’or et d’argent. elles empaquetèrent aussi des vivres et n’oublièrent pas de glisser un coussin dans le panier pré-vu pour transporter le chat. Quand tout fut prêt, les trois femmes vêtues de chitons sombres rejoignirent apollodore et ses hommes.

Comment Cléopâtre quitta-t-elle le Quartier des palais cerné de hauts murs ? Comment franchit-elle les portes gar-dées par les hommes grassement soudoyés par les conseil-lers du jeune roi ? personne ne sait. Des échelles et des cordes, des couloirs secrets, des gardes achetés ou tués ? peut-être. Quoi qu’il en soit, des barques attendaient les fuyards au pied des murailles. Cléopâtre et sa poignée de fidèlesembarquèrent.Affolépardesvaguesd’uneridiculelégèreté, le chat sauta de son panier comme un monstre surgit des enfers. Il détestait l’eau, comme tout félin qui se respecte. aussi rapide que le foudre de Zeus, il disparut dans les rochers du rivage, en trois bonds et un miaulement furieux.

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– pas question de le rattraper, décida la reine à voix basse. pressons, question de vie ou de mort.

Les hommes saisirent les rames et gagnèrent le large. Tournant résolument le dos au phare, ils se dirigèrent vers l’orient. Tant qu’elle put, Cléopâtre ne quitta pas des yeux alexandrie qui disparut petit à petit dans l’obscurité. elle avait souvent rêvé de prendre la mer, mais jamais dans de sipéniblesconditions.Étouffantderageetdetristesse,fris-sonnant d’impatience et de dépit, elle refoula ses larmes. sa gorge se serra jusqu’à la nausée.–Non,jenesuispasvaincue!souffla-t-elleentresesdents.

Ôdieux!Àvingtetunans,est-cedéjàfinipourmoi?Dois-je vraiment oublier mes rêves, abandonner mon royaume ?

seul le vent de la nuit, qui jouait dans ses cheveux, l’en-tendit.

– Ô sérapis, divin protecteur de mes ancêtres, pria-t-elle, sauve ce pays du malheur ! sauve-moi !

alors les cieux murmurèrent, la lune étincela comme le soleil de midi et la mer clapota de doux encouragements. Cléopâtre sourit, certaine que les dieux lui réservaient un bel avenir.

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DANS LE DÉSERT D'ORIENT

Été 48 avant notre ère

Quelle déception pour ptolémée l’aîné et ses amis ! Cléo-pâtreavait fuialorsqu’ilsfinalisaientsonassassinat.Pireencore, l’exilée allait bien !

Chaleureusement accueillie par les tribus arabes à la frontière orientale de l’égypte, Cléopâtre menait une vie de reine. elle recevait des nouvelles d’égypte et de rome, interrogeait ses messagers et ses espions, discutait, écha-faudait d’incroyables projets pour son retour… oui, son retour!Toujoursfidèleauxloisd’Alexandrieetautesta-ment de son père, elle signait chacune de ses décisions des noms : roi ptolémée et reine Cléopâtre !

parfois la solitude lui pesait. elle regrettait l’absence de ses maîtres et s’inquiétait pour eux. s’étaient-ils réfugiés dans un temple, lieu sacré où la police et l’armée ne pénétraient jamais de peur d’irriter les dieux ? Que leur était-il arrivé ? La reine devait se contenter de nouvelles fort brèves : ils poursuivaient leurs études, ne quittant guère la Biblio-thèque… sa chère Bibliothèque qui lui manquait cruelle-ment. La nuit, quand le sommeil tardait à venir, Cléopâtre

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quittait sa tente et, apollodore sur les talons, s’éloignait du camp pour contempler les cieux. elle songeait alors aux leçons de sosigène l’astronome. Hélas, le savant n’était pas là pour répondre à ses questions. et quand elle ne parlait pas à son chef des gardes, elle se parlait à elle-même.

– si la Terre est immobile, comme l’écrit platon62, dit-elle un soir, les étoiles et la Lune tournent autour d’elle… pour-tant, je ne les vois pas bouger ! Cependant, si aristarque63 ditvrai,avecdesétoilesfixes,laTerrefaitunerondeautourdu soleil et… je ne la vois pas bouger non plus… Qu’en penses-tu, apollodore ?

mais apollodore n’avait que faire de la vie de l’univers. Il ne pensait qu’à la sécurité de sa reine. Il scrutait l’obs-curité de la nuit, redoutant une attaque soudaine. Il sur-veillait l’immensité du désert, ses étendues pierreuses et ses rochersoffrantrecoinsetcachettesauxennemis.Ilhaïs-sait les hyènes aux rires sournois, les vipères rapides et les chiens sauvages agressifs qu’il chassait en leur lançant des pierres. en un mot, il détestait le désert et s’étonnait que sa reine s’y sente bien.

À ascalon64, un petit port charmant proche de son cam-pement, Cléopâtre recruta des hommes prêts à se battre

62. Célèbre philosophe grec, Platon vécut vers 428-348 avant notre ère.63. Astronome et mathématicien grec, Aristarque de Samos vécut vers 310-230 avant notre ère.64. Port situé aujourd’hui au sud d’Israël.

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pour elle.Elle leur offrit une solde65 généreuse, organisa et surveilla leur entraînement pour les transformer en une arméeefficace.Elleneménageaitpassapeine,quandl’épou-vantable nouvelle arriva : arsinoé66 régnait avec ptolémée l’aîné depuis les premiers jours d’automne ! Cléopâtre réussit à cacher son désespoir devant son messager, avant de courir se réfugier sous sa tente pour laisser éclater sa fureur.

– arsinoé m’a volé mon trône et ma couronne, eurystè ! sanglota-t-elle. elle est reine à ma place ! Que les dieux la maudissent !Son cœur étouffait de rage, ses yeux débordaient de

larmes et ses ongles blessaient le creux de ses mains, tant elle serrait les poings.

– par sérapis, une telle abomination est impossible ! osa sa nourrice. allons, calme-toi.

– Je ne suis plus rien à alexandrie, plus rien !C’est alors qu’apollodore arriva en courant, la mèche en

bataille, du sable collé sur ses jambes nues.– majesté, pardon de vous importuner, mais… un infor-

mateurvientd’arriver…Ilsait,desourcesûre,quePothin,Théodote et achillas ont levé une armée pour vous barrer la route du retour.

– Je les briserai ! hurla Cléopâtre, essuyant ses dernières larmes. sais-tu où campent leurs hommes ?

65. Somme reçue par un soldat.66. Arsinoé IV.

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– À péluse67, et ptolémée l’aîné est à leur tête.– Quoi ? Ils osent risquer la vie de pharaon ! Qui croira

qu’à douze ans il dirige l’armée ? Que font-ils ?– Ils vous attendent, majesté, pour vous écraser !– Fort bien. Je ne les décevrai pas. écoute, apollodore,

pour les surprendre voici mon plan.

67. Port égyptien situé au nord-est du delta du Nil.

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TRAHISON ET SAUvAGERIE

Fin de l’été 48 avant notre ère

sous sa tente inondée de soleil, Cléopâtre se leva de fort bonne humeur. elle aimait entendre les bruits familiers du campaupetitmatin, leronflementlointaindelameretles cris des oiseaux. armée d’eau parfumée et d’éponges douces, Niluphar s’activait pour la toilette de sa maîtresse. eurystè préparait peignes et miroir. La reine s’habilla. elle chantonnaitquand,soudain,despasprécipitéslafirentsur-sauter. elle sortit de sa tente.

– apollodore, toi, ici ?elle eut un geste agacé.– majesté, si vous saviez ce qui s’est passé… Une abomi-

nation ! Le Grand pompée est mort !Cléopâtre le dévisagea. elle crut un instant qu’il était

devenu fou.– César a donc gagné. Il l’a tué, dit-elle.– pas du tout ! Il a été assassiné sur les côtes égyptiennes !– explique-toi !– ma reine, après sa défaite en Grèce, pompée a traversé

la mer pour se réfugier en égypte. Il espérait que César

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ne l’y poursuivrait pas, puisque le royaume n’est pas terre romaine. Il y a quelques heures, ses navires arrivèrent au large de péluse, où il savait trouver pharaon. Conformé-ment à l’usage, il envoya quelques hommes au jeune roi, le priant de l’accueillir, et de lui porter secours au nom de son amitié pour les ptolémées et des lois de l’hospitalité.

– et ensuite ? César l’a-t-il rattrapé ?– pas du tout ! mais pothin, Théodote, achillas et leurs

conseillers tinrent conseil. Les uns proposèrent de renvoyer pompée, les autres de le recevoir, quand Théodote prit la parole. Cet expert en l’art du discours expliqua que l’ac-cueillir ferait du roi un ennemi de César, et de pompée le nouveau maître du royaume. Il proposa donc de le tuer… « Un mort ne mord pas » conclua-t-il en riant !

– Cet homme est abominable, mais en plus il est stupide ! se désespéra la reine. Que décida le Conseil ?

– La proposition de Théodote fut acceptée et aussitôt exécutée.

Les yeux perdus sur l’horizon que l’aube teintait de rose, lareinesetordaitlesmainsdedésespoir,indifférenteauxappels des vautours et des gypaètes, qui sillonnaient les cieux avec une grâce étonnante.

– Ô dieux, le malheur est sur nous ! achève ton récit, apollodore, je veux tout savoir de cette folie.

Le chef des gardes transpirait abondamment. La journée s’annonçait torride et apprendre ces mauvaises nouvelles à sa reine le bouleversait.

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– Le général achillas fut chargé de l’exécution, poursuivit-il,presséd’enfiniravecsonrécit.Avecquelqueshommes,il rejoignit le navire de pompée sur un bateau de pêche et l’invita à y monter, sous prétexte que les fonds sableux de la côte empêcheraient son gros navire d’y accéder. pompée embrassa sa femme Cornélie et le suivit. La distance était longue jusqu’au rivage. Tout à coup, un des hommes tira son épée et transperça le Consul, dans le dos.

– Dans le dos ? Quelle lâcheté !– oui, majesté, soupira apollodore. Faisant furieusement

usage de leurs épées, ils se ruèrent aussitôt sur pompée, un homme dont la droiture était connue de tous ! Le Grand pompée, m’a-t-on dit, se couvrit le visage de sa toge et se livra à leurs coups, sans un cri. apercevant ce massacre de-puis leurs navires, les romains épouvantés prirent la fuite… Ils étaient si peu et l’armée égyptienne si nombreuse !

– Qu’ont fait ensuite les amis de mon frère ? demanda Cléopâtre,leregardfixe.

– Ces assassins dépouillèrent leur victime, lui coupèrent la tête et jetèrent son corps nu à la mer, le privant ainsi de sépulture.

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CÉSAR ENTRE EN SCÈNE

perdue à l’orée du désert, Cléopâtre attendait, dans une grande incertitude, la suite des événements. Consciente de la gravité de la situation, elle gardait quelques atouts en main, les derniers. maintenant, tout dépendait du nouvel homme fort de rome, Jules César ! Le Consul la traite-rait certainement comme une ennemie, puisqu’elle avait prêtésaflotteàPompéequelquesmoisplustôt.Ilsavaitaussi, car rome ne manquait pas d’espions, qu’elle était plus intelligente que ses frères et sœur réunis. mais César ne connaissait aucune de ses armes secrètes : sa jeunesse, sa culture, sa beauté, son amour de la vie et le charme de sa conversation.

Cléopâtre traversa des journées insupportables, cruelles oudécourageantes.Enfin,desnouvelles fraîches luipar-vinrent. ptolémée l’aîné avait regagné alexandrie, dont les hautesmuraillesluioffraientunasileplussûrquelecam-pement militaire de péluse. pressée d’agir, la pharaonne en exil renforça l’entraînement de ses troupes, sans négliger pour autant ses autres devoirs de reine. elle était sur le

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point d’ouvrir la séance sous la Tente du Conseil, un mot bien excessif mais qui lui plaisait, quand un coursier rapide demanda à être reçu immédiatement.

– Tu aurais un message d’une extrême urgence, dit-elle à l’hommeessoufflé,couvertdesueuretdepoussière,pros-terné à ses pieds.

– Ô noble Cléopâtre, César le romain a jeté l’ancre… au large d’alexandrie… deux jours après l’assassinat du Grand pompée… peu d’hommes l’accompagnaient… une ou deux légions68, pas plus dit-on… et quelques centaines de cavaliers…

Le messager haletait comme un vieux chien malade.– Veux-tu boire ? lui proposa la reine, pressée de connaître

lafindesonrapport.L’homme accepta d’un hochement de tête nonchalant

qui scandalisa apollodore.– Comment oses-tu répondre à notre souveraine sans

respect, tel un enfant insolent à sa mère ! gronda-t-il en saisissant son bras.

Il l’aurait bien secoué pour lui remettre les idées en place et l’obliger à poursuivre son récit, qu’il ait soif ou non, mais Cléopâtre le retint d’un sourire.

– Bois ! répéta-t-elle, d’une voix unie et douce.elle porta elle-même à l’homme une coupe d’eau, sous les

regards sidérés d’apollodore et de ses conseillers. autour

68. Au temps de César, une légion compte 6 000 hommes.

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d’eux, le camp s’éveillait. Des bribes de rires et de conversa-tions, des chocs de jarres et d’armes leur parvenaient portés par lesoufflebrûlant, implacable,duventdudésert.Lemessager but d’un trait, s’essuya la bouche d’un revers de main,posasacoupevidesuruncoffredeboisetpoursuivit:

– Jules César est resté prudemment au large avec ses na-vires et ses hommes. Il ignore tout du destin tragique de pompée.

– ainsi, César hésite à débarquer en égypte, l’interrompit Cléopâtre.Voilàundétailintéressantetquefit-ilensuite?

L’homme, qui avait ramé ou couru d’alexandrie à as-calon, sans manger ni dormir, ouvrit la bouche pour ré-pondre. mais aucun son ne franchit ses lèvres. Il porta la main à son cœur et tomba sur le sol, évanoui. À moins qu’il ne soit mort ?

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COLÈRE ET CHAGRIN

La journée fut étouffante, le calme anormal, le tempssuspenduenunelongueattente.Enfin,àlatombéedelanuit, le messager retrouva ses esprits. Cléopâtre sitôt pré-venue, des lampes à huile furent allumées sous la Tente du Conseil et l’audition reprit.

– César ne savait rien du meurtre de pompée, puisqu’il était en mer lorsque le malheur arriva, reprit l’homme après avoir supplié la reine de lui pardonner sa faiblesse. Entoutcas,saprésenceàl’entréeduportenaffolaplusd’un au palais.

– J’imagine leur angoisse, s’amusa la reine. mais pardon de t’avoir interrompu, poursuis !

– À l’issue d’une réunion du Conseil, Théodote embar-qua avec une poignée d’hommes et un esclave chargé d’un étrange paquet. moins d’une heure plus tard, monté à bord du navire romain, il salua Jules César par ces mots : « Ô vous le plus grand des romains ! ptolémée le roi du Nil, mon souverain, vous présente ce qui manquait à votre victoire… en votre absence, il a terminé pour vous votre

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guerre et pompée est tombé sous nos coups… recevez sous vos lois le royaume d’égypte. acceptez l’empire du Nil. »–Cetraître,iloffremonroyaumeàRome!s’étranglala

reine. Ô dieux, ayez pitié !Sousl’effetd’unecolèredésespérée,elleselevaaussipâle

qu’une morte. murée dans un silence qui ne lui ressemblait pas,lesyeuxfixantlesol,ellesemitàfairelescentpas,d’Apol-lodore au messager. son bracelet d’or, enroulé à son bras tel unserpent,scintillaitsouslesflammesvacillantesdeslampes.

– et ensuite ? dit-elle soudain.– Ô noble reine, quand Théodote ôta le voile de lin qui

enveloppait son mystérieux paquet, le grand César vit…– La couronne d’égypte, je suppose ? ricana-t-elle ner-

veusement.– Non, la tête de pompée et son anneau de Consul ! À la

vue de ce sanglant trophée, César détourna les yeux. puis s’abandonnant à la douleur, il laissa couler ses larmes.

étonnée par un tel chagrin, Cléopâtre se souvint alors queJulia,filledeCésar,avaitjadisépouséPompée69. Un mariage politique que l’on disait heureux jusqu’à la dis-parition de la jeune femme, morte en mettant au monde un enfant qui ne lui survécut pas… et voilà que ce stu-pide Théodote agitait sous le nez du Consul la tête de son gendre assassiné par ruse ! en outre, songea la reine, Cé-sar ne pouvait admettre que l’on tue ainsi un romain, un

69. En 59 avant notre ère.

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homme politique remarquable, un général extraordinaire. C’était faire injure à rome, c’était… une déclaration de guerre ! Cléopâtre arpentait toujours le tapis recouvrant le sol sableux de la tente.

– majesté, reprit doucement le messager, j’en ai presque terminé. Théodote attendait félicitations et remerciements. Cependant,Césarexigeaquelatêteauxyeuxdéfinitive-ment clos et aux cheveux poissés de sang soit enterrée di-gnement. puis, gardant l’anneau d’or de pompée comme un précieux souvenir, il congédia le traître d’un geste sec. Théodote jura à César qu’il serait satisfait de l’enterrement dePompée,enfindecequirestaitdelui,soncorpsayantété jeté en pâture aux poissons. et il regagna alexandrie à la hâte, en proie aux plus vives inquiétudes.

– Ce Jules César me plaît, pensa à haute voix Cléopâtre. Tout seraitparfaitsicesidiotsneluiavaientoffertmonroyaume…Enfin,j’ensuistoujoursreine.Césarsait,un,quej’existeet,deux, que Théodote ne parle pas en mon nom puisqu’il sou-haite ma mort… messager, repose-toi jusqu’à l’aube, retourne à alexandrie et reviens me raconter ce qui s’y passe.

– Inutile, ma reine, intervint apollodore. Un de nos meil-leurs espions est déjà en route.

Cléopâtre le regarda longuement et lui sourit.– Tant que j’aurai autour de moi des hommes de votre

qualité, alexandrie et l’égypte n’auront rien à craindre, dit-elle.

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ARBITRAGE

au palais royal, le jeune roi et ses conseillers, qui pen-saient être récompensés pour leur crime, étaient terrible-ment déçus. L’annonce du courroux deCésar amplifiacelui des alexandrins. Le terrible « acceptez l’empire du Nil », conclusion du message de Théodote, vola de bouche à oreille, de porte en porte. en ville, riches ou pauvres, tous le blâmaient, tous redoutaient le pire.–Césarvafairemainbassesurleroyaume,affirmaient

les uns. Il va l’annexer à rome.– La querelle deCléopâtre et Ptolémée lui offre une

occasion qu’il ne ratera pas, ajoutaient les autres.– Il n’en a pas besoin ! reprenaient les premiers. Le

meurtredePompéesuffità justifieruneinterventionro-maine. Nous sommes perdus à moins que…–Àmoinsquequoi?s’affolaientlesmoinsinventifs.– À moins que nous ne chassions les conseillers du roi !–Effectivement,c’estunesolution.LareineCléopâtre

pourrait revenir et ce… Jules César… que sait-on vraiment de lui ?

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Les discussions allaient bon train quand le Consul décida d’agir. À la tête de ses navires, il fonça vers le phare, pénétra dansleGrandPort,accostaetentraofficiellementàAlexan-drie, en vainqueur. Une entrée qu’il jugea triomphale !

Lorsque, dans son lointain désert, un messager lui raconta en détail l’arrivée des romains à alexandrie, Cléopâtre crut que les dieux l’avaient abandonnée ! perdue ! elle était perdue. Qu’allait-elle devenir ? elle n’avait guère le choix. Comme son oncle, le roi de Chypre, devait-elle se donner la mort pour éviter la honte de la défaite ? égarée dans ses sombres projets, elle écoutait son espion d’une oreille distraite.–L’effetdesurprisepassé,carpersonnen’imaginaitque

César et ses légionnaires débarqueraient ainsi, continuait-il, la population d’alexandrie se souleva. À la nuit, César se réfugia au palais royal. Les émeutes durèrent plusieurs jours. Il y eut des morts, plusieurs soldats romains furent même tués.

L’espoir revint dans le cœur de Cléopâtre.–Quefirentlesconseillersdemonfrèreleroi?– Je l’ignore, majesté. pourtant, après des jours et des

jours de révolte, César réussit à calmer la foule, expliquant qu’il restait à alexandrie car des vents contraires l’empê-chaient de reprendre la mer.

– Un mensonge audacieux… a-t-il dit autre chose ?– oui, et cela vous plaira, noble reine ! César ajouta,

qu’en sa qualité de Consul et vu les liens unissant le sénat

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de rome à l’aulète, il désirait régler la querelle entre les deux souverains.

– a-t-il parlé d’arsinoé ?– pas un mot.L’homme se mit à tousser. Il avait la gorge en feu après

avoir dormi dans le désert aux nuits d’été glaciales.– Qu’on apporte de l’eau ! cria la reine aux gardes postés

à l’entrée de sa tente. et toi, termine ton récit, je te prie.Une couleur légère monta aux joues de la souveraine,

un rose délicat, le rose de l’espoir, tandis que son messager retrouvaitlesouffle.

– Le Consul romain a dit aussi qu’il désirait voir le roi ptolémée et la reine Cléopâtre licencier leurs armées, avant de venir vider leur querelle devant lui.

La reine comprit alors que son sort dépendait entière-ment de Jules César.

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C h a p i t r e x i i

L'INvITATION

Automne 48 avant notre ère

oryx et gazelles aux longues cornes, hyènes solitaires ou troupeaux d’ânes sauvages soulevant des nuages de pous-sière, Cléopâtre en avait assez de les admirer ou de les craindre. elle avait évité trop de vipères, de cobras ou de scorpions escaladant les poteaux de sa tente dont ils tom-baient à l’improviste. seul le profond silence du désert qui rapproche des dieux lui plaisait encore. elle se languissait de son palais d’alexandrie, de ses jardins et plus encore de sa Bibliothèque !

Ce matin-là, les nouvelles avaient été rares et les décisions insignifiantes.Pouroccupercettejournéequis’annonçaitinterminable, Cléopâtre s’éloigna du camp et gagna une hauteur dominant la mer. elle erra sans but un long mo-ment. puis elle s’assit au pied d’un palmier rachitique et se laissa aller à ses rêves. Quand elle entendit des pas lourds derrière elle, elle se leva à la hâte, comme prise en défaut, épousseta son chiton qu’aucun grain de sable ne devait salir et se retourna.

– apollodore, que fais-tu là ?

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son regard très noir, très ferme, se posa sur le visage hon-nête et droit de son chef des gardes.

– Un message urgent, majesté !Cléopâtre saisit le papyrus qu’il lui tendait, le déroula et

lut en silence. Un étrange sourire glissa sur ses lèvres. elle relut le message trois fois de suite.–C’estunelettredeCésar,dit-elleenfin.Ilm’inviteàle

rejoindreaupalaisd’Alexandrieetseflattedemeréconci-lier avec mon frère. Qu’en penses-tu apollodore ?

– N’y allez pas, ma reine !– oui, je sais… C’est probablement un piège, mais ce

n’est pas certain… Je n’ai rien à craindre du Consul. en re-vanche, je redoute comme la peste ces canailles de pothin, d’achillas et de Théodote… rassure-toi, je ne risquerai pas ma vie en terrain hostile.

– patientez, majesté, et, dans quelques mois, vous entre-rez à alexandrie à la tête de votre armée !

Cléopâtre se tenait droite, immobile, frémissante avec, dans le regard, une lueur de triomphe.

– pas question d’attendre, apollodore. Il me faut répondre au Grand César et l’avertir que je risque d’être assassinée sur la route d’alexandrie par les hommes de main de pharaon !

rayonnante de beauté, la reine s’éloigna vers le campe-ment,courantsouslesoleilquichauffaitàblancledésert.

– apollodore, vite ! cria-t-elle en se retournant. Qu’un messager se tienne à partir immédiatement. Il portera ma lettreàCésar.Choisisunhommesûretrapide!

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attendre la réponse du Consul sembla une éternité à la jeune reine. elle arriva dix jours plus tard.

– J’y vais ! décida Cléopâtre, sitôt la lettre lue.– Le Consul envoie-t-il des légionnaires pour assurer

votre sécurité ?– Non.– Dans ces conditions, majesté, ce voyage est une folie…

eurystè le désapprouvera comme moi ! elle me disait en-core ce matin…

– Bavardez tant qu’il vous plaira, ma décision est prise. J’entrerai clandestinement au palais d’alexandrie où de-meure César, et tu m’y aideras.

– mais… mais… c’est tout bonnement impossible ! songez aux soldats d’achillas sur la route de péluse, aux policiers de pothin dans les rues d’alexandrie et jusque dans les jardins et les couloirs du palais !

– Impossible, dis-tu ?Cléopâtre éclata de rire.– pas pour moi ! J’ai un plan, mais n’en parle à personne,

pas même à ma chère nourrice. Tu sais comme moi que des espions se cachent parmi les hommes qui disent soutenir ma cause. J’ai tout prévu… Nous partirons ce soir, tous les deux.

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C h a p i t r e x i i i

UNE SI LONGUE NUIT

au dehors, une nuit noire, sans lune, couvrait la terre d’un épais mystère. Vêtue de son himation le plus sombre, Cléopâtre prétexta l’envie d’une promenade solitaire pour quitter sa tente. elle refusa la compagnie d’eurystè qui dé-testait la marche à pied, mais avait un sens aigu du devoir. elle écouta gentiment ses conseils de prudence et, comme d’habitude, refusa de les suivre.

après un baiser, qui surprit sa nourrice et augmenta son inquiétude, la jeune reine prit la direction du rivage. Des mèches folles voletaient sur ses tempes sous l’effetde labrise, ou se mêlaient à ses boucles d’oreilles. par chance, le coin était désert. elle pressa le pas. Bientôt,elleaperçutauloinuneformefloue,incertaine,

probablement une barque et son nocher70. La lame d’un glaive brillait. Quelques instants plus tard, Cléopâtre em-barqua, sans échanger un mot avec l’homme qui n’était autre qu’apollodore.

70. Personne conduisant une barque.

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– Ô divin sérapis, ô Isis, et vous tous dieux de mes pères, protégez-moi ! murmura-t-elle, mains levées vers les cieux.L’air frémit, lesramesfrappaient lesflotsàunrythme

rapide, le rivage s’éloigna. La barque et ses deux passa-gers disparurent dans la nuit. Le cœur palpitant, Cléopâtre que l’audacede sonvoyagen’effrayaitpas,voguaitversson destin. Tournée vers l’avenir, elle n’entendait rien, ne voyait rien, ne sentait rien. près d’elle, apollodore, le visage tendu, scrutait les ténèbres pour éviter rochers dangereux, courants mortels ou navires hostiles.

Les heures passèrent ainsi en un silence oppressant. Tout à coup, le feu étincelant du phare apparut.

– Vite, apollodore ! L’aube est proche, murmura la reine.Heureusement, la lune resta cachée, tandis que sa barque

longeait la muraille entourant la ville et accostait sur l’île de pharos. en échange de quelques pièces d’argent, le gardien abaissa les chaînes qui fermaient l’entrée du Grand port.

puis tout se déroula très vite. apollodore empaqueta sa reinedansuntapisqu’ilficelasolidement.Ilvérifiaqu’elleétait bien cachée, murmura un dernier conseil et approcha du quai. Il sauta à terre, son étrange paquet en équilibre sur l’épaule, et disparut dans les ruelles désertes d’alexan-drieendormie.Ilsefitouvrircertainesportesensemon-trant généreux, et entra au palais par les passages réservés aux esclaves. apollodore marchait vite. Il aurait couru s’il n’avait craint d’éveiller la curiosité des gardes du roi et des légionnaires.

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– Je livre un tapis au puissant César ! expliqua-t-il à chaque contrôle.Parchance,aucunsoldatn’osavérifierlecontenudeson

colis de peur d’irriter le Consul. Un seul curieux et l’aven-ture se serait transformée en carnage !

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C h a p i t r e x i v

CESAR ET CLEOPÂTRE AU PALAIS

au palais d’alexandrie, apollodore franchit la porte des appartements de César avec une facilité déconcertante. Il doutait encore du sérieux des hommes armés rencontrés en chemin, quand il déroula aux pieds du Consul son tapis… alors, Cléopâtre en surgit dans tout l’éclat de sa jeunesse. Comme elle était jolie dans son chiton de soie orangée, brodé d’or ! Un diadème précieux illuminait ses cheveux si élégamment nattés et remontés en un chignon souple. elle se releva avec grâce, rajusta une mèche rebelle avant d’arranger les plis de son vêtement. puis elle s’agenouilla devant le romain qui resta sans voix, ébloui par une telle apparition.

– Ô César le plus grand des hommes ! si l’héritière des ptolémées, chassée du trône de ses pères, peut encore dans son malheur se souvenir de son rang, si ta main daigne la rétablir dans ses droits, alors c’est une reine que tu vois à tes pieds.

Cléopâtre parla longtemps à la lumière des torches et des lampes à huile. elle évoqua le testament de son père qui

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désirait qu’elle règne avec son frère ptolémée l’aîné. elle expliqua que pothin, achillas et Théodote s’étaient empa-rés de l’esprit du jeune roi, presque un enfant.

– éloigne du trône ces hommes odieux, meurtriers du Grand pompée, car c’est toi qu’ils menacent à présent ! conclut-elle.

Jules César n’en croyait ni ses yeux, ni ses oreilles. Il avait mené bien des batailles, rencontré des centaines de gens ex-traordinaires, mais, incontestablement, cette jeune femme les surpassait ! elle les surpassait tous ! audace, courage, es-prit, beauté, tout parlait en sa faveur jusqu’à l’injustice dont elleétaitvictime.Ill’invitaàs’asseoir,luioffritunecoupedevinet,aufildesheures,trouvaunplaisirextrêmeàsaconversation. sensible aux charmes de la reine et ému par son destin, il n’oubliait cependant ni l’intérêt de rome… ni le sien.

– Je réconcilierai tous les enfants de ptolémée l’aulète ! décida-t-il dans la clarté indécise du petit jour.–Latâcheseradifficile,dit-elle.et elle recula d’un pas, s’adossa à une colonne de marbre

froid pour dévisager César : la cinquantaine élégante, mince, musclé, le front haut, les cheveux rares presque blancs, le visage à peine ridé et les yeux d’une intelligence profonde,oùflottaienttendresse,curiositéet jeunesseducœur !–Ceneseraquandmêmepasplusdifficilequedepaci-

fierlaGaulechevelue!s’amusaleConsul.Ilmesuffirade

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rappeler au peuple d’alexandrie le testament de l’aulète qui désirait vous voir régner avec votre frère. Non, non, Cléopâtre, ne m’interrompez pas ! Je devine ce que vous espérez.

Un rayon de soleil vint se poser sur le visage de la reine, plus sérieuse qu’elle ne l’avait jamais été.

– Comment pouvez-vous, noble César, connaître mes pensées ?

– Je le peux, dites-moi si je me trompe. Vous souhaitez depuis longtemps que rome rende Chypre aux ptolémées ?

– C’est exact.– Vous ne verrez aucun inconvénient à ce qu’arsinoé

règne sur cette île ?– oui, je n’en verrai aucun.– eh bien ! Ce sera chose faite. Quant aux pothin, Théo-

dote, achillas et autres, je m’en occupe. Je ne crains ni leurs intrigues, ni leurs calomnies. si nécessaire, je leur ferai la guerre… alors ?

– par tous les dieux ! Vous êtes devin !– Ce soir, un banquet scellera la nouvelle entente entre

les souverains d’égypte ptolémée et Cléopâtre ! rome par ma voix se portera garant de cet accord. Indomptable pha-raonne, êtes-vous satisfaite ?

éperdue d’émotion contenue, les yeux embués de larmes de joie, la reine remercia les dieux et le Consul. elle avait gagné ! assurée du soutien du premier des romains, elle allait re-trouver son trône. mieux encore, même si elle l’ignorait

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encore, elle avait découvert l’amour car, dès cette première nuit, Cléopâtre aima César et César aima Cléopâtre.

– Je vous emmènerai à la découverte des merveilles d’alexandrie, lui proposa-t-elle, l’entraînant sur la terrasse. Je serai votre guide à la Bibliothèque, au musée, jusqu’au sommet du phare !

Une étrange caresse à la hauteur des chevilles l’interrompit. Cléopâtre baissa les yeux. son chat ronronnait, dos rond et moustaches attendries, fêtant à sa manière le retour de sa maîtresse. elle le prit dans ses bras pour le cajoler. Jules César l’admirait, les yeux remplis d’amour.–Lebonheurestenfinrevenu,murmuralareine,mais

pour combien de temps ?

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R E P È R E S C H R O N O L O G I Q U E S

vers 3200 avant notre ère

Invention des hiéroglyphes et naissance du royaume d’Égypte.

vers 2500 avant notre ère

Construction des Grandes Pyramides.

vers 1344-1326 avant notre ère

vie et mort du pharaon Toutânkhamon, célèbre pour les trésors découverts dans sa tombe.

vers 800-700 avant notre ère

Homère (poète légendaire ?) raconte la Guerre de Troie dans L’Iliade et le retour du roi Ulysse dans L’Odyssée.

Ces événements, qui auraient eu lieu vers 1 200 avant notre ère, constituent l’une des bases de la culture grecque.

753 avant notre ère

Fondation légendaire de Rome par Romulus et Rémus.Les rois qui s’y succèdent se contentent d’un petit royaume : Rome et ses

environs.

509 avant notre ère

Après la chute du dernier roi de Rome, naissance de la République romaine.Le pouvoir appartient aux seuls patriciens, membres des vieilles familles de la

cité.

vers 490-479 avant notre ère

Les Guerres Médiques opposent les cités grecques au Grand Roi perse qui tente, en vain, de conquérir la Grèce.

Deuxième moitié Du ve siècle avant notre ère

Âge d’Or d’AthènesLa civilisation grecque connaît un épanouissement magnifique

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dans cette cité où vécurent les plus grands artistes, les plus célèbres écri-vains, savants, historiens et philosophes.

vers 336-323 avant notre ère

Règne d’Alexandre le Grand, roi de Macédoine.En 334 avant notre ère, il se lance à la conquête de la Perse.

Dix ans plus tard, son empire s’étend de la Grèce à l’Indus en passant par l’Égypte.

Partout, la culture grecque se mêle aux cultures locales.À la mort du conquérant, son empire est partagé entre ses généraux :

l’Égypte revient à Ptolémée.

331 avant notre ère

Fondation d’Alexandrie d’Égypte par Alexandre le Grand.

305-282 avant notre ère

Sous le règne de Ptolémée ier, fondateur de la dynastie grecque des Lagides (du nom de son père Lagos), Alexandrie devient une cité magnifique.La construction du Phare en une quinzaine d’années est un exploit !

De 300 à 264 avant notre ère

Petit à petit, les Romains conquièrent presque toute l’Italie.Ainsi commence l’époque des grandes conquêtes romaines.

De 264 à 146 avant notre ère

Les Guerres Puniques opposent la République romaine à Carthage,sa puissante rivale d’Afrique du Nord.

Après la destruction de Carthage en 146 avant notre ère,les Romains poursuivent leurs conquêtes.

De 201 à 19 avant notre ère

Peu à peu, l’Espagne devient province romaine.

148 avant notre ère

La Macédoine devient province romaine.

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146 avant notre ère

Devenue province romaine, la Grèce conserve son prestige intellectuel.

De 106 à 19 avant notre ère

En moins d’un siècle, la Cyrénaïque devient province romaine.

De 100 à 44 avant notre ère

Vie et mort de Jules César.

80 avant notre ère

Ptolémée XII l’Aulète succède à son père sur le trône d’Égypte.

73-71 avant notre ère

Guerre civile à Rome et révolte des esclaves dirigés par Spartacus.

69 avant notre ère

Naissance de Cléopâtre VII au palais d’Alexandrie.

64-63 avant notre ère

Le Romain Pompée transforme la Syrie en province romaine, prend Jérusalem et met au pas le royaume arabe des Nabatéens.

60 avant notre ère

Premier Triumvirat (alliance de trois hommes) à la tête de Rome : Pompée, Crassus et César.

58-51 avant notre ère

La Gaule devient province romaine à la suite de la prise d’Alésia par Jules César

et de la reddition du chef gaulois Vercingétorix.

58 avant notre ère

Prise de l’île de Chypre par les Romains.

58 à 55 avant notre ère

Ptolémée XII l’Aulète fuit Alexandrie.Règne de la reine Cléopâtra VI et de sa fille Bérénice IV, sœur aînée de

Cléopâtre.

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52 avant notre ère

Pompée, unique Consul, est bien décidé à écarter César du pouvoir.

51 avant notre ère

À la mort de leur père, Cléopâtre vII et son frère Ptolémée XIII lui succèdent sur le trône d’Égypte.

49 avant notre ère

Début de la guerre civile à Rome entre les Consuls Pompée et César.De retour de Gaule, jules César marche sur Rome

d’où il chasse Pompée, avant d’être nommé Dictateur à vie.

49-48 avant notre ère

Fuite de Pompée et de ses légions devant Jules César.

48 avant notre ère

Face à l’hostilité de son frère Ptolémée XIII, Cléopâtre s’exile.Assassinat de Pompée en Égypte par les conseillers de Ptolémée XIII.

Arrivée de Jules César à Alexandrie et retour de Cléopâtre.

47 avant notre ère

Bataille d’Alexandrie opposant Jules César et Cléopâtre à Ptolémée XIII, qui se noie lors de la Bataille du Nil.

Cléopâtre règne désormais avec son plus jeune frère, Ptolémée XIV.

47 avant notre ère

Retour de Jules César à Rome.Naissance de Ptolémée Césarion, fils de Cléopâtre et César.

46 avant notre ère

Cléopâtre et son fils rejoignent César à Rome.

44 avant notre ère

Assassinat de jules César par des sénateurs, qui craignaient qu’il ne se fasse acclamer roi.

Retour de Cléopâtre à Alexandrie.Entrée sur la scène politique romaine d’Octave, fils adoptif de César.

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41 avant notre ère

Rencontre de Cléopâtre et du Consul romain Marc Antoine à Tarse.Ils se marieront plus tard et auront trois enfants.

32 avant notre ère

Rome déclare la guerre à Cléopâtre :c’est Octave et ses légions d’Occident

contre Cléopâtre, Marc Antoine et ses légions d’Orient.

31 avant notre ère

Marc Antoine et Cléopâtre perdent la bataille d’Actium face à Octave.

30 avant notre ère

Prise d’Alexandrie par Octave, suicides de Marc Antoine et de Cléopâtre.Sur ordre d’Octave, assassinat du jeune Ptolémée Césarion.

L’Égypte devient province romaine.

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a l e x a n d r i e

Au nord d’Alexandrie, un port bien abrité des vents et des courants ouvre sur la mer Méditerranée. Là, le

premier « Phare » se dresse sur l’île de Pharos, unie à la ville par une longue chaussée. Au sud de la cité, le lac Maréotis relie Alexandrie à l’Égypte par un bras du Nil et des canaux. Ce port fluvial est aussi actif que le port maritime.

À l’abri de solides remparts, Alexandrie la grecque est bâtie selon un plan « quadrillé », aux quartiers bien délimi-tés et très différents. Deux larges avenues la coupent en croix. Parmi les bâtiments extraordinaires construits par les Ptolémées, outre les palais, les temples, le théâtre, l’Agora, le stade et même un hippodrome hors les murs, remarquons le Musée et la Bibliothèque. Ces édifices héber gent de nombreux savants, qui utilisent pour leurs travaux 700 000 papyrus ou parchemins, ainsi qu’un jardin botanique, une ménagerie d’animaux rares et un obser­vatoire pour les astronomes.

Incontestablement, Alexandrie est alors la capitale intel-lectuelle du monde hellénistique créé par Alexandre le Grand, dont le tombeau se cache toujours quelque part dans cette cité.

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u n B r e F t o u r d ’ h o r i Z o n

Dans les années 3200 avant notre ère, les Égyptiens inventent l’une des premières écritures du monde :

les hiéroglyphes. Trois mille ans d’histoire, une trentaine de dynasties, des pharaons puissants et redoutés (par-fois des étrangers venus d’Asie ou de Nubie), de longues périodes de désordre, des dieux et des déesses éton-nants, des pyramides et des temples, des statues et des bijoux, des milliers de papyrus écrits par des scribes fort savants… Quelle histoire !

C’est l’Égypte, ce pays admiré de tous, qu’Alexandre le Grand découvre un jour à la tête de son armée. Qui est­il ? Au printemps 334 avant notre ère, ce jeune roi de Macé-doine part à la conquête de l’Asie. Alexandre soumet l’em-pire perse en commençant par les pays au bord de la mer Méditerranée : l’Asie Mineure, la Syrie et l’Égypte. Lors de son bref passage en Égypte, il fonde à l’emplacement d’un village de pêcheurs, appelé Rakôtis, une nouvelle cité : Alexandrie. Puis il écrase le Grand Roi perse Darius III au cœur de l’Asie, avant de continuer vers l’Est. Il ne s’arrê-tera qu’aux rives de l’Indus.

Alexandre réalise ainsi son rêve. Il mêle harmonieuse-ment les civilisations des vaincus à la sienne, la grecque, convaincu de son importance, voire de sa supériorité.

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À la mort d’Alexandre le Grand en 323 avant notre ère, ses généraux se partagent son empire. L’Égypte revient à Ptolémée qui fonde une nouvelle dynastie. Tous les sou-verains qui lui succèdent parlent et vivent à la grecque, porteront ce nom. Le dernier sera Ptolémée XV Césarion, fils de Jules César et de Cléopâtre.

Ces pharaons assistent, impuissants, à l’irrésistible ascension de Rome. Peu à peu, les légions romaines conquièrent de vastes territoires sur tout le pourtour mé-diterranéen. Cette nouvelle grande puissance inquiète l’Égypte, puis la menace avant de la soumettre : en 30 avant notre ère, avec la prise d’Alexandrie par Octave, l’Égypte devient à son tour province romaine.

Mais elle ne sera jamais comme les autres. Jamais ! En effet, son histoire glorieuse, sa richesse et sa puissance économique liée à sa situation (à la charnière de trois continents) font de l’Égypte une province romaine excep-tionnelle. Elle est donc mise directement sous l’autorité d’Octave d’abord, puis de l’empereur de Rome représen-té par un préfet.

Mais d’où viennent ces Romains ? Depuis sa fondation légendaire par Romulus, Rome est un royaume, avant de devenir une République en 509 avant notre ère. Après avoir conquis presque toute la péninsule italienne dans

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les années 300 à 260 avant notre ère, les Romains s’em-parent en deux siècles de nombreux territoires de l’Es-pagne à la Syrie, en passant par la Grèce et la Gaule… Ainsi, sans plan précis, Rome bâtit et organise un « vaste empire » méditerranéen. En 31 avant notre ère, il ne lui manque que l’Égypte !

Mais tandis que les légionnaires romains multiplient les victoires, la situation se tend à Rome. Au cours du Ier siècle avant notre ère, sur fond de troubles sociaux et de guerres incessantes, des généraux ambitieux, auréo-lés de la gloire de leurs victoires, tentent de s’emparer du pouvoir. Soutenus par leurs légions, ils s’affrontent : Marius contre Sylla, César contre Pompée, Octave contre Marc Antoine…

Telle est l’époque de Cléopâtre VII, reine d’Égypte.

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l a V i e d e C l é o p  t r e a p r È s

En 48 avant note ère, dans un contexte confus et après un bref exil, Cléopâtre rentre à Alexandrie. Mais César

échoue dans sa tentative de la réconcilier avec son frère le roi Ptolémée XIII. La situation est explosive. D’un côté, Cléopâtre soutenue par César et de l’autre, Ptolémée XIII et ses conseillers ! finalement, ces derniers prennent les armes. La bataille fait rage à Alexandrie. Mis un temps en difficulté, César et Cléopâtre remportent la victoire. Le roi s’étant noyé au cours de la Bataille du Nil (début 47 avant notre ère), Cléopâtre règne désormais avec son plus jeune frère Ptolémée XIV (qui, à 12­13 ans, n’a de roi que le titre) et vit un grand amour avec Jules César.

Après une croisière sur le Nil en amoureux, César rentre à Rome et Cléopâtre accouche seule de leur fils, Ptolé-mée Césarion. Invitée à le rejoindre à Rome, elle y reste deux ans jusqu’au meurtre de César en 44 avant notre ère, qui marque son retour immédiat à Alexandrie. Peu après, Ptolémée XIV est mystérieusement assassiné. L’aurait­elle ordonné ? Mystère. Cléopâtre règne désor-mais en associant au pouvoir son fils, qui devient Ptolé-mée XV Césarion.

Pendant ce temps, les partisans des assassins de Cé-sar, ceux d’Octave (fils adoptif de César), et ceux du gé-

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néral Marc Antoine (ami de toujours de César) s’opposent violemment. Finalement, en 41 avant notre ère, un accord confie à Octave les terres romaines d’Occident, à Marc Antoine celles d’Orient, et à Lépide, le troisième homme du Triumvirat, celles d’Afrique. Un peu plus tard, Marc An-toine convoque à Tarse, un port au sud de l’Asie Mineure, quelques souverains de la région, dont Cléopâtre. Si l’on en croit les textes anciens, la rencontre entre Cléopâtre et Marc Antoine est étonnante. Ainsi, un amour qui durera dix ans naît entre eux.

En 40 avant notre ère, abandonnant Cléopâtre et la dou-ceur du palais d’Alexandrie, Marc Antoine rentre à Rome, où ses partisans se heurtent à ceux d’Octave. Un nouvel accord est conclu entre les deux hommes et Marc Antoine épouse Octavie, sœur d’Octave.

C’est alors que Cléopâtre met au monde des jumeaux, enfants de Marc Antoine. Assumant les rituels pharao-niques négligés par ses prédécesseurs, elle n’est pas seulement une reine grecque régnant depuis Alexandrie, ville grecque par excellence. Non, elle est reine de toute l’Égypte, et en cela, elle est unique.

Après trois ans loin l’un de l’autre, Cléopâtre et Marc Antoine se retrouvent, toujours aussi amoureux. Marc Antoine combat les Parthes en 37-36 avant notre ère lors d’un hiver glacial, et Cléopâtre accouche de leur troisième enfant.

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À Rome, on voit d’un mauvais œil l’amour unissant la reine et le général. Après la répudiation d’Octavie, le mariage à l’oriental de Cléopâtre et Marc Antoine déplaît plus encore. Ambitieux et prudent, Octave souhaite agir, mais il craint la popularité de Marc Antoine et son génie militaire. Il tremble à l’idée qu’un jour le jeune Ptolémée Césarion, fils unique de Jules César, ne vienne réclamer l’héritage de son père. Il décide donc de ruser, de dénigrer petit à petit, mais régulièrement, Marc Antoine et surtout Cléopâtre. En attaquant la reine, il salit aussi la réputation de son époux.

Il est vrai que Cléopâtre représente de grands dangers pour Rome. En tant que reine, elle remet en cause la République romaine. En tant que femme courageuse et intelligente, aux charmes si nombreux qu’elle fut aimée par César puis par Marc Antoine, elle blesse la fierté romaine, dans cette société où la femme est considérée comme une éternelle mineure. En tant qu’étrangère et en tant qu’orientale, elle inquiète, car cette région du monde représente pour Rome débauche et luxe inutile.

C’est pourquoi, en octobre 32 avant notre ère, poussé par Octave, le Sénat déclare la guerre à l’Égypte. L’issue de cette guerre est incertaine. À Rome, Octave a le sou-tien des légions d’Occident. À Alexandrie, Cléopâtre a son armée, sa flotte et les légions d’Orient de Marc Antoine.

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Pourtant, en 31 avant notre ère, c’est Octave qui gagne la bataille d’Actium. Une victoire décisive, mais pas totale. Lors des combats, la reine sauve la flotte égyptienne et regagne Alexandrie avec Marc Antoine, poursuivie par Oc-tave et ses légionnaires.

En août 30 avant notre ère, Octave encercle Alexan-drie. Selon les textes anciens, à la fausse nouvelle du suicide de Cléopâtre, Marc Antoine se jette sur son épée et se tue. Le jour même, ayant appris sa mort et refusant d’être capturée, la reine plonge sa main dans un panier rempli de figues et se laisse piquer par une vipère cornue. Octave est alors maître d’Alexandrie et de l’Égypte, mais ni de Marc Antoine ni de Cléopâtre.

Par sa mort, la dernière pharaonne remporte une ultime victoire. Elle ne sera pas la prisonnière d’Octave et ne défilera pas le jour de son Triomphe à Rome ! Elle lui a échappé. Avant de disparaître, elle avait également or-ganisé la fuite de Ptolémée Césarion, dernier pharaon d’Égypte, son dernier espoir… Hélas, Octave ordonne de le rattraper et de l’assassiner. Le royaume d’Égypte n’est plus qu’une simple province romaine.

La République romaine vit, elle aussi, ses dernières heures. Désormais, Octave concentre dans ses mains à peu près tous les pouvoirs, avec l’accord du Sénat. Trois ans plus tard, en 27 avant notre ère, il porte le titre d’Auguste.

L’Empire romain est sur le point de naître.

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p o r t r a i t s d e s g r a n d s p e r s o n n a g e s

ACHILLAS

Partisan de Ptolémée XIII et hostile à Cléopâtre, le géné-ral Achillas commande l’armée égyptienne lorsque le Ro-main Pompée débarque en Égypte. C’est lui aussi qui est chargé d’organiser son assassinat, puis d’affronter Jules César et Cléopâtre retranchés à Alexandrie. Dans un pre-mier temps, Achillas les met en difficulté. Il est sur le point de gagner quand, dit­on, la reine Arsinoé IV, jeune sœur de Cléopâtre, associée au pouvoir de leur frère Ptomélée XIII, le fait tuer suite à de mystérieuses dissensions.

CÉSAR

Né en 100 avant notre ère, jules César appartient à une vieille famille patricienne qui descend, prétend-elle, de la déesse Vénus. Élu Consul, puis Gouverneur des provinces romaines du sud de la Gaule, il conquiert ce pays en quelques années. Il raconte ces campagnes mili-taires dans un incroyable récit : La Guerre des Gaules.

Puis la guerre civile éclate à Rome entre les deux Consuls, Pompée et César. Jules César marche sur Rome, en chasse Pompée, le poursuit jusqu’en Égypte. Là, il réta-blit sur son trône Cléopâtre, dont il est amoureux.

De retour à Rome en 45 avant notre ère, nommé Dicta-teur à vie, César accomplit une œuvre considérable. Son comportement est proche de celui d’un souverain, ce qui

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incite des sénateurs qui craignent un retour à la royauté à l’assassiner l’année suivante.

DIOSCORIDE D'ANAZARBA

Médecin personnel de Cléopâtre, Dioscoride est connu pour ses textes médicaux, aujourd’hui disparus, et ses commentaires sur les traités d’Hippocrate, célèbre méde-cin grec des ve-ive siècles avant notre ère.

L’auteure s’est permis d’imaginer qu’il fut l’un des pré-cepteurs de la jeune Cléopâtre, ce qui n’a rien d’invrai-semblable.

POMPÉE

Né en 106 avant notre ère, le général Pompée rétablit l’ordre en Espagne. Consul, vainqueur des pirates qui écument la Méditerranée, il guerroie, toujours vainqueur, et réorganise les provinces romaines d’Orient.

En 60 avant notre ère, il forme avec César et Crassus le premier Triumvirat, trois hommes pour gouverner Rome. L’année suivante, il épouse Julia, la fille unique de Jules César.

À la mort de Crassus, la situation se tend entre César et Pompée, nommé Consul unique en 52 avant notre ère. Quatre ans plus tard, il fuit devant son rival et, après une défaite militaire, il est assassiné en Égypte, où il cherchait refuge.

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POTHIN ET THÉODOTE DE CHIOS

Tous deux sont hostiles à Cléopâtre : le premier est es-clave ou ancien esclave, le second maître de rhétorique (l’art de bien parler). En tant que conseillers­ministres du jeune roi Ptolémée XIII, ils attisent les tensions entre les souverains.

Après avoir assassiné Pompée, ils complotent contre Cléopâtre et César. Leurs plans ayant été dévoilés, tandis que leur allié le général Achillas marche sur Alexandrie, Pothin est poignardé vraisemblablement sur ordre de Cé-sar. Quant à Théodote, on perd sa trace.

SOSIGENE D'ALEXANDRIE

Astronome réputé de la Bibliothèque d’Alexandrie, sou-vent cité par d’autres savants, la vie de Sosigène demeure un mystère. Nous savons cependant qu’à la demande de jules César, dans les années 47-46 avant notre ère, il met au point un nouveau calendrier, dit « calendrier ju-lien ». Celui­ci compte une année de 365 jours, divisée en 12 mois avec un jour supplémentaire tous les quatre ans.

L’auteure s’est permis d’imaginer qu’il fut l’un des pré-cepteurs de la jeune Cléopâtre, ce qui n’a rien d’invrai-semblable.