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crire sur les sciences dites exactesou dures est chose difficile quand onveut que le texte ne soit ni falsifi force
de simplification ni abscons par carence delisibilit. Cest tout lart des vulgarisateursde grand talent qui pour re n d re comptedune science, de son contenu, de sesnigmes, doivent tre la fois de grandsscientifiques et de bons crivains.
Lentreprise est dautant plus malaise queles variations du sujet sont constantes,que les dcouvertes lies la recherchesont permanentes, que des rponses auxquestions sont donnes chaque jour,faisant natre de nouvelles questions
imprvisibles, parfois inimaginables.Les diteurs franais ont su, depuisquelques annes, dvelopper de faonre m a rquable le catalogue des ouvragesscientifiques destins un public cultiv.Ils ont pu le faire grce la qualit des
textes que leur ont proposs des auteursc l b res en raison de leur travaux dechercheur.
Le ministre des Affaires trangres etlAssociation pour la diffusion de la pensefranaise remercient la Cit des sciences
et de lindustrie davoir effectu cetteslection douvrages de haute vulga-risation scientifique proposer aux lecteursdans toute bonne bibliothque ltrangeret pouvant f a i re lobjet dune traduction.
Yves Mabin
Chef de la division de lcrit et des Mdiathques
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Cet ouvrage a t ralis en partenariat avec la Mdiathqued'histoire des sciences, de didactique et de musologiede la Cit des sciences et de lindustrie.La slection des titres analyss ainsi que la rdactionde lintroduction et des notices bibliographiques(hormis celles reprises du Bulletin critique du livre en franais),sont dues au travail de Monsieur Francis Agostini.La slection iconographique a t tabliepar Madame Claire Jullion et Madame Sylvie Peyrat.
Cit des sciences et de lindustrie30, avenue Corentin-Cariou,
75930 Paris Cedex 19.
Ministre des Affaires trangres.Direction gnrale de la cooprationinternationale et du dveloppement.Direction de la coopration culturelle et du franais.Division de lcrit et des Mdiathques.
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I N T R O D U C T I O ND ' U N E S C I E N C E C O M M U N I Q U E U N E S C I E N C E T R A N S M I S E
T R A N S M I S S I O N E T C R I T I Q U E D E S C I E N C E
S C I E N C E E N C R AT I O N : D E L A G E R M I N A T I O N A U C O N S E N S U S
S C I E N C E E T C U L T U R E D A N S L E S I C L E
A V A N C E S S C I E N T I F I Q U E S E T D B A T D ' I D E S D E P U I S 1 9 7 0
U N E U V R E D E T R A N S M I S S I O N : L ' E S S A I S C I E N T I F I Q U E
L I R E L A S C I E N C E : C O N S T I T U T I O N , S L E C T I O N E T O R G A N I S A T I O N
P O U R U N E B I B L I O T H Q U E D E S C I E N C E E T D E C U L T U R E
I N T R O D U C T I O N A U C H O I X I C O N O G R A P H I Q U E
L A F A B R I Q U E D U C O R P S H U M A I NM D E C I N E / N E U R O S C I E N C E S
L A M A T R I S E D U V I VA N TB I O L O G I E
L A M AT I R E - E S PA C E - T E M P SP H Y S I Q U E / C H I M I E / A S T R O N O M I E
L A T E R R E , P A S S , P R S E N T , C O N D I T I O N N E LP A L ON T O L O GI E / S C I E N C E S D E L A T E R R E / C O L O G I E
L E S TE C H N OL OGI ES D E L I N T E L L I G E N C EM AT H M ATI QU ES / I N F O R M AT I Q U E
S C I E N C E , C U L T U R E E T S O C I T P I S T M O L OG I E / H I S T OI R E D E S SC I E N C E S
B I B L I OG R A P H I E C OM P L M E N TA I R EO U V R A G E S D E R F R E N C E
C L A S S I Q U E S D E L A S C I E N C E
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Je distingue deux moyens de cultiver les sciences: lun,
daugmenter la masse des connaissances par des dcouvertes;
lautre, de rapprocher les dcouvertes et de les ordonner entre
elles, afin que plus dhommes soient clairs et que chacun
p a rticipe selon sa porte la lumire de son sicle.
Ainsi Diderot prsente-t-il les deux volets de lactivit
scientifique. La vise politique fonde demble lentreprise de
divulgation dont lEncyclopdie, ou Dictionnaire raisonn dessciences, des arts et des mtiers est le parangon. Dune part,
son ambition est doffrir au lecteur des outils au moyen
desquels il pourra interprter le monde, ainsi que la place
quil y occupe et la fonction quil y remplit. Le style est
accessible un public relativement large. Dautre part,
lEncyclopdie vise non seulement transmettre des savoirs,
mais les organiser entre eux, pour en faciliter lappropriation.
Les hommes de science du X V I I I e sicle taient aussi
philosophes (dAlembert), crivains (Buffon) ou hommes
politiques (Condorcet). Buffon, directeur et coauteur de
lHistoire naturelle, fixe les rgles de lcriture scientifique de
divulgation. La formalisation de la thorie newtonienne de
lattraction universelle ne rebute pas Voltaire et madame du
Chatelet. Ceux-ci sefforcent de la propager en France, dans
un milieu o domine la mcanique de Descartes.
Cest laurore de la science et le triomphe du rationalisme.Philosophes et gens de lettres se font les mentors dune
science qui promet dexpliquer le monde.
Le progrs des connaissances au sicle suivant laisse cro i re
un moment des savants comme Berthelot ou lord Kelvin
quil ne reste plus aux sciences physiques qu a j o u t e r
quelques dcimales. Mais les grandes crises que
traversent la physique et les mathmatiques dans la
p re m i re moiti duX Xe
sicle branlent lassurance desscientif iques. m e s u re quelle pro g resse (cert a i n s
p r f rent parler de pro g ression plutt que de progrs), la
science dcouvre la complexit du monde. En re p o u s s a n t
lhorizon de lignorance, la science dcouvre des abmes
dinconnaissance. la manire dune sphre dont le rayon
augmenterait indfiniment, la surface qui spare le connu
de linconnu crot sans cesse.
Par ailleurs, lextension indfinie du champ dinvestigation
de la science ne sert plus, ou plus seulement, le pro j e t
Dune sc ienc e com m unique une sc ience t r ansm ise
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dducation sociale. De plus, la raison scientifique na pas
fait taire les sirnes de lirr a t i o n n e l1.
Une autre cause de dsenchantement rside dans le fait que
le rle de la science sest considrablement modifi avec le
dveloppement des technosciences.
Le savant dhier tait homme de culture, le chercheur
daujourdhui est homme de technique. De plus en plus de
scientifiques prouvent au fond deux-mmes un sentiment
de nostalgie pour le sicle des Lumires, quand science et
philosophie se prtaient main forte dans llaboration et la
d i ffusion des connaissances. Le rythme des avances
scientifiques et techniques est tel actuellement, que la
socit les reoit comme mythes ou comme botes noires.Ne parvenant pas les intgrer la culture, elle se trouve
dsarme face aux avatars du scientisme comme ceux de
lantiscience.
Si, comme la affirm Galile, le livre de la Nature est
crit en langage mathmatique, les hommes peuvent se
refuser le dchiffrer. Depuis longtemps, des voix ont
exprim lhorreur que leur inspire une Nature mathmatise.
Goethe soppose Newton dans sa thorie de la couleur. Et
avec Chateaubriand, qui voit dans la science une entreprise
de destruction et de mort, se lve un front antiscientifique2.
Cette tendance se manifeste encore aujourdhui. Des
philosophes contemporains voient dans le projet cartsien
(nous rendre comme matres et possesseurs de la nature)
la source de tous nos maux. Ils dnoncent la barbarie
scientifique et technique3, ou annoncent la grande
implosion4. En fait, la plupart des philosophes se tiennentdsormais lcart de la marche des sciences. Toutefois
certains, comme Dominique Lecourt, sefforcent de renouer le
dialogue: Il est grand temps de rouvrir la question de
lunion de la science et de la philosophie. On aura compris
que cette question ne relve pas de lpistmologie: cest
lune des questions nvralgiques ou, si lon veut, stratgiques
de la modernit5.
Cet effort pour repenser la science parat dautant plusncessaire que les objets sur lesquels elle travaille perdent de
leur matrialit et que le lien avec le rel ne renvoit plus
gure une perception, ce qui favorise une apprhension de
la science comme mythe.
Si lon en croit Paul Caro, le contenu de la science
contemporaine ne diffuse vers la socit que sil y est port
par la dfroque reconvertie dun mythe6. En exploitant les
espoirs quelle suscite et les peurs quelle ravive, les mdias
1 . DominiqueTerr-Fornacciari,
Les Sirnes de lirrationnel ,Albin Michel, 1991.
2.J ean Dhombres,Science et anti-science:
une vieille histoire,Impact : science et socit,
n151, 1988, P. 215-223.
3. Michel Henry,La Barbarie,
Grasset, 1987.
4 . Pierre Thuillier,La Grande Implosion,
Fayard, 1995.
5 . Dominique Lecourt,Contre la peur.
De la science lthique,une aventure infinie,
Hachette, 1990, p. 77.
6. Paul Caro,De leau,
Hachette, 1992.
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ont tendance mythifier la science. Promthe et Pandore,
Faust et Frankenstein continuent daccompagner nos images
de la science7. De plus, les mdias sattachent plutt ces
aspects spectaculaires et phmres. On privilgie alors les
dernires avances scientifiques en ngligeant de les replacer
dans leur contexte historique. J acques Roger rsume bien la
s i t u a t i on: Les mdias apportent de plus en plus
dinformations sur les rsultats de la recherche. Mais il
manque ce qui permet de les comprendre, notamment
lorsque surgit une grande controverse. Il en conclut : Il est
important que les scientifiques expliquent leurs systmes de
rfrence, leurs rgles [et leurs] mthodes, ce qui fonde leur
comportement intellectuel. Cela peut sexpliquer sans quesoit ncessaire dentrer dans les dtails 8.
Dans ce contexte, toute tentative pour ouvrir un espace
culturel entre science et socit doit tre encourage. Parmi
les champs culturels explors en France partir des annes
soixante-dix, celui de ldition sest maintenant stabilis. Il
constitue aujourdhui un foyer de rayonnement de la pense
scientifique sur ses diffrents registres. cet gard, le livret
Lire la science veut tmoigner du renouveau de ldition
franaise de vulgarisation. Nous avons choisi de faire une
place de choix aux scientifiques, car ils reprsentent un
moteur essentiel de cette volution. Sil existe des crivains
et des journalistes qui sont des vulgarisateurs professionnels,
il y a de plus en plus de vritables scientifiques qui ont
lambition de faire partager leur savoir 9, estime J ean
J acques, lun des meilleurs reprsentants contemporains de
lcriture scientifique de vulgarisation.
Le scientifique crivain (vocable retenu ici pour dsigner
les scientifiques produisant articles et livres diffusion large)
est une figure ambigu et attachante, qui mrite que lon sy
attarde un peu. Si certains scientifiques, comme J ean
Rostand, ont produit une uvre littraire autonome, ils se
g ardent de placer sur le mme plan les ouvrages de
divulgation scientifique, de mme quils sparent nettementces derniers des crits de recherche. Le scientifique crivain
ne se prsente alors jamais seulement comme crivain.
Hubert Reeves dclare, dans lintroduction de Patience dans
lazur, stre mfi du style et avoir rsist la tentation de
polir les phrases, de faire littraire. loppos, J ean
Jacques, ancien chimiste et compagnon des surralistes,
accorde une grande attention au style dans ses crits de
vulgarisation. Le biologiste Jacques Ninio savoue un modle
littraire, Raymond Queneau. Pour lui, il est plus contraignant
7 . Dominique Lecourt,Promthe, Faust,Frankenstein,Sanofi-Synthlabo, 1996.
8 . Plaidoyer pourla culture scientifique,Le Monde,23 novembre 1989.
9.J ean Jacques,Vulgariserles sciences par lcrit ,Usage du patrimoine critscientifique et technique,
FFCB, 1994.
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dcrire un texte de vulgarisation quun article spcialis. La
plupart des scientifiques crivains se reconnatraient sans
doute dans la caractrisation que donne de lui-mme lauteur
de Savants et Ignorants10: un auteur qui se veut plus
scientifique qucrivain. Ils accepteraient aussi dtre
rassembls sous ltiquette de scientifiques de mtier
aimant faire partager aux autres ce quil y a de fort et beau
dans leur discipline, selon la formule de Sephen J ay Gould.
Occup crire pour un large public, le savant reste sous
le regard de ses pairs. Un peu la manire du chercheur
d v i a nt, il risque dtre rejet en marge de sa
communaut, comme bien des vulgarisateurs issus du srail.Lauteur exprime souvent linstabilit de sa position dans une
partie liminaire de louvrage, et ses hsitations mmes le
rendent attachant au lecteur. Cette situation trs particulire
le conduit baliser le terrain, dresser une scne pour un
projet dcriture. Ce projet repose sur une intention, celle de
transmettre. Non pas transmettre un patrimoine conserver
pour les gnrations futures, mais plutt transmettre une
synthse provisoire, permettant aux hommes de ramnager
en permanence leur rapport au monde. Et en ce sens,
transmission suppose la fois acquisition et interprtation.
Le physicien Pierre-Gilles de Gennes confesse: La
mlancolie de nos sciences, cest la difficult de transmettre.
En paraphrasant Rgis Debray11, nous suggrerons que si les
chercheurs communiquent, il est plus rare quils transmettent.
Il ne peut y avoir transmission sans qute de sens. Franois
Lurat donne en exemple aux physiciens lattitude de NielsB o h r1 2, le crateur, avec We rner Heisenberg et Erw i n
Schrdinger, de la mcanique quantique. Dsirant ardemment
dgager le sens des nouveaux formalismes, celui-ci se de-
mandait constamment comment on pouvait dire dautres
hommes ce que nous avons fait et ce que nous avons appris.
Sa pense tait anime par la philosophie, et de manire plus
spcifique par lide dune profonde unit de la connaissance.
la mme poque, on retrouve chez Paul Langevin cetteproccupation dintgrer la culture les dveloppements les
plus droutants de la crise gnrale de toute la physique.
La transmission ne conserve pas; elle renverse les ides
reues, tout en laissant ouvert le questionnement. Le
gnticien Philippe Kourilsky parle de transmission du
doute13.
Parmi les aiguillons qui poussent les scientifiques
transmettre, il faut voquer le sentiment dincomprhension.
10 .J ean Jacques,
Daniel Raichvarg,Savants et Ignorants.
Une histoire de lavulgarisation des sciences,
dition du Seuil, 1991.
11. Rgis Debray,Transmettre,
Odile J acob, 1997.
12. Franois Lurat,Niels Bohr: avant/aprs,
Critrion, 1991.
13. Philippe Kourilsky,Les Artisans de lhrdit,
Odile Jacob, 1987, p. 264.
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Philippe Kourilsky, qui fut directeur du CNRS, considre que
rgne de faon latente et diffuse une sorte de malentendu
fondamental 14. Rejetant parfois lextraterritorialit quils
cultivent par ailleurs, les chercheurs ont besoin dun exutoire
ce sentiment dincomprhension. Les Nobel se rcrient :
Nous se sommes pas des oracles15, Les savants ne sont
pas des fes16. Mais lincomprhension ne vient pas
seulement du public le plus large. Les scientifiques ne
reconnaissent pas toujours la nature de leur travail dans les
analyses quen donnent les philosophes, les historiens ou les
sociologues. Quand loccasion se prsente, de lever ce quils
c o n s i d rent comme un malentendu, par le moyen de
lentretien, de la confrence, de larticle, voire du livre. Deplus en plus sollicits par les diteurs, certains scientifiques
acceptent de se lancer dans une aventure dcriture .
Lexprience est hasardeuse, pour deux raisons. Dune part,
elle leur demande dadopter dautres conomie et rythme
dcriture que ceux en vigueur dans la recherche, et enfin,
elle entrane un travail de ramnagement, dlucidation et
de mmoire.
14 . Philippe Kourilsky,Les Artisans de lhrdit,Odile Jacob, 1987, p. 262.
15. Entretien avecPierre-Gilles de Gennes,prix Nobel de physique,Sciences et Avenir,dcembre 1991.
16. Confrence des lauratsdu prix Nobel, Paris18-21 janvier 1988,J ean Dausset,Promesses et menaces
laube duXXIe
sicle,Odile J acob, 1988.
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crire un livre de rflexion scientifique suppose un
investissement important. Ce choix ne risque-t-il pas de se
f a i re au dtriment de la production de connaissances
nouvelles? La question se pose lchelon individuel, mais
aussi pour lensemble de la communaut scientifique.
Deux sicles et demi aprs larticle de Diderot cit au
dbut de cette prsentation, lactivit de diffusion et
dinterprtation de la production scientifique conserve unevise large. La matrise du dveloppement scientifique ou
technique est une exigence dmocratique. Cest pourquoi le
lgislateur a largi les missions du chercheur la diffusion
des connaissances (loi dorientation et de programmation de
1982).
Les limites de lentreprise de vulgarisation1 ne peuvent
effacer le fait que le savoir est fait pour tre partag, ou plus
exactement, pour tre appropri par ses destinataires. Mme
si elle doit tre repense aujourdhui, la diffusion des
connaissances vise toujours contribuer son essor social,
conomique et culturel. Elle sadresse la socit dans son
ensemble en utilisant diffrents registres de discours.
Ds lors, re p re n d re le cheminement des avances
scientifiques pour les faire partager des non-spcialistes
devient une activit aussi essentielle que laccumulation de
connaissances nouvelles. Un des plus grands noms de la
physique contemporaine, Victor Weisskopf, nhsite pas soutenir quune prsentation claire dun aspect de la science
moderne a plus de valeur que certains travaux de recherche
et demande davantage de maturit et dinvention2.
Il nous faut nous arrter un moment sur la notion de
diffusion des connaissances. La mtaphore renvoie au modle
de la circulation des biens, comme la soulign Yv e s
J eanneret: Les savoirs sont une matire premire, uneressource disponible qui peut circuler, comme une denre.
Dun ct le cognitif, conu comme un stock, de lautre le
social, abord comme un flux.3 Ce modle ne rend pas
compte des processus psychosociologiques et linguistiques.
Les autres modles (traduction dun texte savant en langage
profane, modle social du progrs par la connaissance) ont
montr galement leurs limites.
Devant lessoufflement de ses modles traditionnels et
lvolution des conceptions ducatives, certains penseurs
Tr ansm ission e t c r i t iquede sc ience
1. Philippe Roqueplo,Le Partage du savoir,
dition du Seuil, 1974.
2 . Victor Weisskopf,La Rvolution des quanta,
Hachette, 1989, p. 72.
3.Yves J eanneret,crire la science.Formes
et enjeux de la vulgarisationPUF, 1994, p. 22.
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abandonnent lide dun transfert de connaissances sur le
mode descendant, savoir du savant vers lignorant. Pour
eux, une nouvelle fonction saffirme, un nouvel espace se
dessine, entre science et culture. Maurice Goldsmith et Jean-
Marc Lvy-Leblond dsignent cette fonction et cet espace par
l e x p ression critique de science. Il sagit pour le
producteur de connaissances de faire retour sur les conditions
dlaboration, les limites de validit et, plus gnralement,
sur le sens dun rsultat et lorientation dune recherche.
Cette fonction, dont on pourrait dj trouver la trace chez
d Alemb e rt, saccommode mal aujourdhui du mode de
fonctionnement de la recherche. La science actuelle avance
en effet sans avoir bien conscience delle-mme.J ean-Marc Lvy-Leblond, physicien thoricien, enseignant
et directeur de collection, estime que loubli est constitutif
de la science4. Il cite le Shakespeare de Victor Hugo5, dans
lequel ce dernier dcrit le lien que la science entretient avec
la mmoire: La science cherche le mouvement perptuel.
Elle la trouv; cest elle-mme. La science est continuel-
lement mouvante dans son bienfait. Tout remue en elle, tout
change, tout fait peau neuve. Tout nie tout. Ce quonacceptait hier est remis la meule aujourdhui. La colossale
machine Science ne se repose jamais ; elle est insatiable du
mieux, que labsolu ignore. [...] La science va sans cesse se
raturant elle-mme. Ratures fcondes. [...] On nenseigne
plus lastronomie de Ptolme, [...] la climatologie de
Clotraste, la zoologie de Pline, lalgbre de Diophante, [...]
lanatomie de Gassendi, [...] la physique de Descartes [...].
Alfred North Whitehead a thoris ce fonctionnement enaffirmant: Une science qui hsite oublier ses fondateurs est
condamne la stagnation. Pour Jean-Marc Lvy-Leblond, ce
p rogramme damnsie de la science est devenu contre -
p ro d u c t if : lamnsie accepte, voire revendique, de la
science, qui lui a si bien russi jusquici, risque maintenant de
lui valoir de graves mcomptes. Du seul point de vue de ses
exigences propres, par rapport au seul critre de laccroissement
des connaissances, le dclassement acclr de ses productions ltat de rebut ne peut quaggraver linflation dj menaante
de la production, favoriser le phnomne, courant dans les
disciplines de pointe, des modes phmres et conduire les
travaux de recherche la superficialit.
Lambition quaffiche la recherche scientifique daccumuler
des rsultats sur un rythme toujours plus rapide, sa prtention
un progrs acclr et indfini laissent peu de temps et de
moyen la rflexion critique interne6. Comme la science a
oubli son pass et ne peut donc qutre aveugle sur son
4.Jean-Marc Lvy-Leblond,La pierre de touche.La science lpreuve,Gallimard, 1996.
5. Victor Hugo,LArt et la Science,Actes Sud, 1985.
6.Jean-Marc Lvy-Leblond,La pierre de touche:La science lpreuve,Gallimard, 1996
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avenir, il faut retrouver dans la pratique de la science
lide mme dhistoire et donc de mmoire. Lhistorienne
des sciences Bernadette Bensaude-Vincent rejoint ce point de
vue et suggre que les jeunes chercheurs suivent des cours de
gestion de la mmoire.
Pour ce qui concerne lenseignement secondaire, J acques
Roger regrette que le temps manque au lyce pour dvelopper
la culture scientifique. Hubert Gi va plus loin. Selon lui,
lenseignement scientifique dtourne les jeunes de la
science, par excs de dogmatisme, rigidit de la dmarche,
primat du formalisme, manque douverture aux dimensions
culturelles des sciences7
. lire Le Problme de la culture gnrale publi en 1932 par
Paul Langevin, on est frapp par la similitude du diagnostic:
Lenseignement dogmatique est froid, statique et aboutit
cette impression absolument fausse que la Science est une
chose morte et dfinitive8.
Le programme La Main la pte9 concernant lenseignement
des sciences lcole primaire et les rflexions engages
rcemment sur lenseignement secondaire pourr a i e n t
constituer un nouveau dpart et un nouvel appui pour une
approche culturelle des sciences.
7. Montpellier,18-20 mai 1994,
Lenseignementdes sciences
exprimentales dansles pays francophones.
8. Cit par BernadetteBensaude-Vincent dans
Paul Langevin :plaidoyer pour lhistoire
des sciences,La Recherche, n139,
dcembre 1982.
9 . Georges Charpak(sous la dir. de),
La Main la pte,Flammarion, 1996.
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Le scientifique crivain fonde la lgitimit de la
transmission sur des travaux de recherche originaux. Mais sa
nature dauteur est htrogne et sa qualit dauteur mal
dfinie.
La question de lauteur se pose tout dabord au chercheur en
tant que producteur de connaissances. Voici comment
Franois J acob laborde dans son discours de rception
lAcadmie franaise: Messieurs, nous sommes faits duntrange mlange dacides nucliques et de souvenirs, de
rves et de protines, de cellules et de mots. Votre Compagnie
sintresse avant tout aux souvenirs, aux rves et aux mots.
Vous montrez aujourdhui que, parfois, elle ne ddaigne pas
daccueillir aussi un confrre, plus proccup, lui, dacides
nucliques et de cellules. [...] Un crivain, un artiste peut se
prvaloir dune oeuvre qui lui appartient en propre. cette
uvre quil a lui-mme entirement cre, il peut donc, bon
droit, attribuer votre faveur. Il en va tout autrement dun
scientifique. Celui-ci ne fait jamais que poursuivre une
entreprise ne des efforts accumuls par les gnrations
prcdentes1.
Le caractre cumulatif et collectif de la science distingue la
cration scientifique de la cration littraire: Dans la phase
initiale de la dmarche scientifique, dans la formation des
hypothses, le scientifique fonctionne par limagination.
Aprs seulement, quand interviennent lpreuve critique etlexprimentation, la science se spare de lart et suit une
voie diffrente2.
Quelques savants ont cherch restituer les premires
tapes de la cration scientifique, qui la rapprochent de la
cration artistique. Henri Poincar a racont, lors dune
confrence la Socit de psychologie, comment il avait
trouv la dmonstration dun thorme alors quil voyageait
en fiacre. J acques Hadamard a donn une srie de cours New York en 1943 sur ce thme. LEssai sur la psychologie de
linvention dans le domaine mathmatique a paru en franais
en 19593. Parmi les diffrents ressorts de la cration
scientifique, la qute du beau est souvent mise en avant.
Pour Louis de Broglie, chaque poque de lhistoire de la
science, le sentiment esthtique a t le guide qui a dirig les
hommes de science dans leur recherche. De nombreux
savants ont insist sur le plaisir que leur a procur une belleexprience, une belle formule, une belle structure ou une
Sc i e nc e e n c r at i o n :de la germ ina t ion au consensus
1. Discours de rceptionprononc le 20 novembre1997.
2. Ibid.
3 .J acques Hadamard,
Essai sur la psychologiede linvention dans ledomaine mathmatique,Gauthier-Villars, 1975.
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belle thorie. Le sentiment esthtique nest pas le seul lien
entre science et art. La cration scientifique comme la
cration artistique requirent des facults dimagination.
Comment fonctionne limagination dans la science?
L a s t rophysicien Evry Schatzman voit dans lassociation
dides llment essentiel qui dclenche la dcouverte
scientifique4. La question de limagination dans la science a
beaucoup proccup Gerald Holton, qui lui a consacr
plusieurs ouvrages, en sappuyant sur lhistoire de la
physique. Dans un livre rcent5, qui est centr sur la figure
dAlbert Einstein, il distingue trois composantes: l i m a g i n a t i o n
visuelle, limagination mtaphorique et limagination
thmatique. Cette dernire fonctionne partir de schmesprexistant la comprhension des phnomnes, que Holton
appelle themata. Nous y reviendrons plus loin.
Parmi les aspects les plus connus de la pense dEinstein
figure la place quil attribuait limagination dans la cration
scientifique. Pour Einstein, limagination est le vrai terrain
de germination scientifique. Citant cette phrase dans son
discours de Stockholm, Saint-John Perse a fortement exprim
la solidarit qui lie les deux voies de la cration: Une mmefonction sexerce, initialement, pour lentreprise du savant et
pour celle du pote. De la pense discursive ou de lellipse
potique, qui va plus loin, et de plus loin? Et de cette nuit
originelle, o ttonnent deux aveugles-ns, lun quip de
loutillage scientifique, lautre assist de ses seules fulgurations
de lintuition, qui donc plus tt remonte, et plus charg de
brve phosphorence? La rponse nimporte. Le mystre est
commun6
. Des historiens, des philosophes et des crivains se sont
penchs sur le mystre de la cration scientifique dans le climat
culturel dune poque. Dans Les Somnambules, paru en 1959,
Arthur Koestler dcrit, chez certaines grandes figures (Copernic,
Galile, Kepler), ltat transitoire dans lequel le savant est
entirement soumis son imaginaire7. Avec Barroco, Severo
Sarduy nous introduit dans la chambre dcho o rsonnent
luvre scientifique et luvre artistique dans leur gensecommune. Plus prcisment, il analyse limpact de modles
cosmologiques sur un autre versant de la production symbolique.
En tant que science de lUnivers dans son ensemble, la
cosmologie synthtise ou pour le moins inclut tous les autres
savoirs: ses modles, en un certain sens, peuvent figurer
lpistm dune poque8. lucider le champ symbolique du
baroque, cest y dfinir la retombe travers lopposition de
deux formes le cercle de Galile et lellipse de Kepler9.
4 . Evry Schatzman,Lexprience subjective
de la dcouvertescientifique,
Fundamentae Scientiae,vol. 7, n3 /4, 1987,
p. 417-421.
5. Gerald Holton,
Science en gloire,science en procs,Gallimard, 1998.
6 . Allocutionau banquet Nobel
du 10 dcembre 1960,uvres compltes,
La Pliade, Gallimard, 1987.
7 . Arthur Koestler,Les Somnambules,
Calmann-Lvy, 1980.
8. Severo Sarduy,Barroco,
ditions du Seuil,1975, p. 12.
9 . Ibid.
14
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S e v e ro Sarduy dcrit la lutte opinitre de Galile pour
c o n s e rver la figure parfaite du cercle et, dans lord re du
discours, contre lemploi de toute figure polysmique
(allgorie, anamorphose). Il lie intimement laspect physique
et laspect rhtorique: La mtaphore est la retombe du
cercle : de lorbite circulaire , comme lellipse (rhtorique)
est la retombe de lellipse (gomtrique) : de lorbite
elliptique , lespace du baroque, cest celui de Kepler10.
Notons au passage la polysmie du terme figure ou du
terme forme. Ces vocables appartiennent au lexique
commun lart et la science. Certains verront dans cette
communaut les productions de stru c t u res mentales
identiques; dautres chercheront la synthse dans une thoriedes formes symboliques11. Toujours est-il que lon ne pourra
que suivre lhistorien des sciences J ean Dhombres lorsquil
affirme: La science, comme lart, est cratrice de formes
qui changent notre vision du monde1 2. La ru p t u re
keplerienne de lexcentricit fut vcue comme un drame par
son crateur. Severo Sarduy cite les paroles mmes de Kepler,
saisi dhorreur devant la perte du centre dans son systme du
monde: On se trouve errant au milieu de cette immensit laquelle on a refus toute limite, tout centre, cest--dire tout
lieu dtermin.
Cette question a t reprise par Fernand Hallyn dans son
l i v re La stru c t u re potique du monde1 3. Il y montre, en
sappuyant sur une intertextualit traversant la fro n t i re
sciences/ lettres, que le mouvement exogne de constitution
des hypothses scientifiques est trs proche de la cration
littraire. Cest, pour Judith Schlangers, par la mtaphore quesancre la cration scientifique dans la culture14. Et daprs
Isabelle Stengers lusage de la mtaphore maintient la
mmoire de son origine. [...] lopration de mtaphorisation
ne cesse de nourrir le langage naturel, de multiplier les
possibilits dinterconnexion, implicite ou explicite, entre
re g i s t res distincts, et de soublier lorsque sannule la
diffrence entre la mtaphore et sa source.15
Pierre Laszlo rappelle lexemple de la cration par Stendhaldu nologisme cristallisation16. Chimiste, il utilise, pour
dcrire sa propre discipline, la mtaphore linguistique17,
rige en paradigme par la biologie molculaire. L a
mtaphore la plus adquate pour reprsenter lADN [...] est
linguistique: on peut considrer quun brin dADN constitue
un texte crit avec un alphabet quatre lettres18. Le
neurobiologiste Jean-Didier Vincent, estimant que le cerveau
fonctionne sur le mode mtaphorique, suggre que la cration
10. Ibid. p. 86.
11. Ernst Cassirer,Philosophie des formessymboliques,ditions de Minuit, 1972.
12 .La science ronge
et prserve par le temps ,LActualit Poitou-Charentes:la revue de linnovationrgionale,hors-srie, dcembre1997, p. 37.
13. Fernand Hallyn,La Structure potique dumonde. Copernic - Kepler,ditions du Seuil, 1987.
14.J udith Schlangers,Isabelle Stengers,Les Concepts scientifiques.Invention et pouvoir,La Dcouverte, 1988.
15. Isabelle Stengers(sous la dir. de),Dune science lautre.Des concepts nomades,ditions du Seuil,1987, p. 18.
16. Pierre Laszlo,Cristallisation etrecristallisation,Littrature, n82,1991, p. 72-85.
17 . Pierre Laszlo,La Parole des chosesou le Langagede la chimie,Hermann, 1994.
18. Antoine Danchin,Article BiologieMolculaire,in Andr Jacob
(sous la dir. de),Encyclopdie philosophiqueuniverselle: LUnivers
philosophique, PUF,1989, p. 1211.
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scientifique relve des rgles de la rhtorique: La recherche
est mtaphorique, elle fonctionne par analogie. Les ides
nous viennent selon des processus qui sont pour nous ce que
sont, pour un crateur littraire, les figures de rhtorique.
Schmatiquement, de tels processus pourraient tre
assimils des tropes19.
Lastrophysicien Jean-Pierre Luminet dcrit lui limage trs
forte quil a eue quand, adolescent, il a lu dans une
encyclopdie que lUnivers pouvait possder une courbure:
la saveur des mots sest ajoute leur valeur mtaphorique.
Le mollusque despace-temps einsteinien a rsonn dans
mon imaginaire en y faisant natre limage pittoresque de
lespace-temps comme la peau dun immense escargot striede lumire, varie en courbure et en formes20. Ladolescent
est devenu un spcialiste des trous noirs. Cela ne lempche
pas de pratiquer musique et posie, et il a pu observer
lalternance des priodes de cration comme alternent aussi
le temps du faire et le temps du rflchir sur sa propre
cration20. Dans son anthologie de pomes inspirs par
lastronomie, J ean-Pierre Luminet reprend lide de Saint-
J ohn Perse: La posie, cest ausssi de la re c h e rc h efondamentale. Posie et recherche exigent un mme effort de
discipline et de concentration, un mme got de la formule
concise et juste mme si, pour parvenir au but cherch, les
moyens dexpression et les tats intellectuels et motionnels
sont diffrents22.
De la phase crative llaboration du consensus, en
passant par lintervention des pairs pour valider les rsultats,
le parcours du chercheur se rapproche de la coursedobstacles. Do la nature double de son travail qui devient
mme multiple si il est charg denseignement et/ou
dactivits de diffusion.
Linvention premire des sciences modernes, celle des
sciences exprimentales, a exig un style de passion qui fait
de lauteur un hybride singulier, entre le juge et le pote. Le
scientifique-pote cre son objet, il fabrique une ralit
qui nexiste pas telle quelle dans le monde, mais qui est bienplutt de lordre de la fiction. Le scientifique-juge doit russir
faire admettre que la ralit quil a fabrique est
susceptible de porter un tmoignage fiable23. La cration
scientifique est paradoxale en ce que sa validation passe par
la disparition de toute trace personnelle, de tout artefact. Le
pseudoauteur scientifique doit faire parler la nature et
seffacer derrire elle. Lorsque par exemple, en 1615, Galile
crit Christine de Lorraine propos de ses dcouvertes en
19. Faiseur dhistoires :entretien avec J ean-Didier
Vincent in MoniqueSicard (sous la dir. de),Chercheurs ou artistes?
Entre art et science,ils rvent le monde,
Autrement, n58,octobre 1995, p. 101.
20 . Collectif,Sciences et Imaginaire,Albin Michel /Cit des
Sciences et de lIndustrie,1994, p.162.
21. Ibid., p.178.
22.J ean-Pierre Luminet,Les Potes et lUnivers,
Le Cherche Midi diteur,1996, p.10.
23 . Isabelle Stengers,La question de lauteurdans les sciences
modernes, Littrature,n82, p. 3-15.
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astronomie, il se moque de ses opposants traditionalistes en
scriant : Comme si ctait moi qui de ma main avais plac
dans les cieux ces choses, pour brouiller les sciences et la
nature24. lpoque de la jeunesse de la science, les textes,
rdigs de manire trs personnelle, possdent encore une
grande fracheur. Par la suite, le caractre collectif et
technique des sciences marque de plus en plus llaboration
du fait scientifique. Et aujourdhui, la technicit de la
rdaction est limage de celle du travail en laboratoire ou au
tableau noir. Une communication pour un congrs ou la
publication dun article dans une revue spcialise sont
parfaitement codifies. Cette preuve cruciale impose au
scientifique de faire taire sa passion, de neutraliser son style,de brider son imaginaire. [Dans cette phase], je laisse
limagination au vestiaire, dit le mathmaticien Alain
Connes en reprenant son compte la clbre formule de
P i e rre Broca. Au moment de lcriture dun art i c l e
scientifique, tout ce qui est vision est gomm, dclare le
physicien Basarab Nicolescu25. Tout ce montage technique,
li la spcialisation de la recherche et la form a l i s a t i o n
des objets scientifiques, place la production scientifiquedite primaire hors du sens commun et hors de la culture .
Les activits de diffusion, elles, ramnent le chercheur
vers le terreau culturel. Quand elles concernent ldition,
elles lui donnent une nouvelle figure dauteur, celle qualifie
plus haut de scientifique crivain (certains, qui trouvent le
mot trop connot, prfrent utiliser les termes crivant ou
criveur). La cinquime partie de cette prsentation
dcrira la vise de lauteur scientifique telle quil lexplicitedans sa production de vulgarisation.
Voyons maintenant limpact de cette production dans le
processus de cration scientifique. Cette littrature, tout
fait distincte de la littrature scientifique spcialise (ou
primaire), intresse aussi la communaut des scientifiques.
Ceux-ci, la fois artisans et victimes de lhyperspcialisation,
ont constamment besoin de se ressourcer la fontaine des
sciences, lintrieur de leur discipline comme dans lesautres champs scientifiques. Lorsque J ean Rostand reoit le
prix Kalinga (prix de vulgarisation dcern par lUNESCO), le
21 avril 1960, il insiste sur lintrt de la vulgarisation pour
les scientifiques: Elle tablit un lien entre les spcialistes
des diverses disciplines, car cest bien grce elle que le
physicien nignore pas tout de la biologie en train de se faire,
ni le biologiste de la physique. En 1976, Alfred Kastler, prix
Nobel de physique, en donne une illustration daprs son cas
personnel : En matire de biologie [...] mes connaissances
24. Franco Lo Chiatto,
Sergio Marconi,Galile entre le pouvoiret le savoir, Alina,1988, p. 171.
25. Collectif,Sciences et Imaginaire,Albin Michel /Cit desSciences et de lIndustrie,1994, p. 218.
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se limitent la lecture de quelques livres remarquables qui
posent le problme des relations entre phnomnes physico-
chimiques et phnomnes biologiques2 6. Et de citer
quelques ouvrages de vulgarisation publis entre 1969 et
1972 : le livre de Jacques Monod et la critique quen a faite
Madeleine Barthlmy-Madaule, celui dAndr Lwoff et celui
de Franois J acob, enfin celui du zoologiste Pierre Grass.
Plus rcemment, dans la prface dun essai, Henri Laborit
rend un hommage appuy ses collgues, scientifiques
crivains: Merci tous ceux qui savent sexprimer, dans des
termes comprhensibles pour ce quil est convenu dappeler
des amateurs cultivs, lessentiel du contenu de leurs
disciplines27.
Sans circulation des ides au-del des frontires disci-
plinaires, les chercheurs, qualifis de taupes monomaniaques
par Albert Einstein, resteraient cantonns dans leur
spcialit. Georges Canguilhem et Michel Foucault ont mis en
vidence les dplacements et transformations des concepts
dans la constitution des champs scientifiques. Les transferts
de concept dun domaine un autre participent du
ramnagement permanent de lorganisation des savoirs.
Ainsi, la propagation dans les sciences de la vie des notions
de code et de programme, issues de la cyberntique et de
la linguistique, a permis lmergence du paradigme de la
biologie molculaire. Le biophysicien Henri Atlan compare
le rle de la thorie de linformation dans la biologie
contemporaine celui des mathmatiques en physique. Enfin
pour Antoine Danchin, mathmaticien devenu gnticien, le
codage est au centre mme de loriginalit de la matirevivante, et il correspond ce quon devrait dire tre une loi
biologique28.
Isabelle Stengers a propos une synthse de la propagation
des concepts partir dune srie dtudes de cas dans un
ouvrage au titre vocateur, Dune science lautre. Des
concepts nomades29.
26 . Alfred Kastler,Cette trange matire,Stock, 1976, p. 247.
27 . Henri Laborit,Dieu ne joue pas aux ds,
Grasset, 1987.
28. Antoine Danchin,Article Biologie
Molculaire,in Andr Jacob
(sous la dir. de),Encyclopdie
philosophique universelle:
LUnivers philosophique,PUF, 1989, p. 1211.
29. Isabelle Stengers,Dune science lautre.Des concepts nomades,
ditions du Seuil, 1987.
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Au cours du XXe sicle, la question des relations entre
science et culture aura t pose de faon rcurrente, toutparticulirement en France. Nous en rappellerons quelques
jalons.
Aprs les bouleversements des fondements de la physique au
dbut du sicle, Gaston Bachelard a cherch une rponse
dans une philosophie de la culture scientifique1. L e s p r i t
scientifique doit se prsenter comme la charpente mme
dune culture gnrale moderne crivait-il en 1932. Pour
lui, lespce humaine doit transformer la socit en systme
dducation permanente conforme au nouvel esprit
scientifique.
Le physicien Paul Langevin, qui avait lui aussi un grand
dessein ducatif, fut une figure importante de lhumanisme
scientifique. Dans une confrence prononce en 1932, il
dclara: Tout effort de lintelligence serait vain sil navait
pour but ultime la dignit humaine2.
Mais les nouvelles connaissances sur la structure de lamatire ont dabord servi construire la bombe A. Hiroshima
a rappell le caractre profondment ambivalent de la
science, tout le moins de ses applications. La science a
connu le pch a crit le physicien Robert Oppenheimer. En
1955, la conscience dune responsabilit collective conduit
Bertrand Russell publier un manifeste cosign par Albert
Einstein3. Peu aprs, se mettent en place les confrences
Pugwash pour la Sciences et les Affaires mondiales, quifonctionnent depuis lors comme un forum de la communaut
internationale des savants [situ] bonne distance des
pouvoirs civils et militaires4.
Cest que lre atomique est aussi lge de la mgascience
(ou big science) : intervention grandissante des ta ts,
professionnalisation et massification de la recherche, couplage
entre les sciences et les techniques (technosciences). En
lespace dune gnration, la figure du savant, homme deculture, sefface pour laisser place celle du chercheur
hautement spcialis. Le hros solitaire disparat au profit de
lquipe de recherche. On passe du laboratoire encore trs
artisanal, comme celui de Louis de Broglie, des installations
regroupant des milliers de physiciens, dingnieurs et de
techniciens. La parcellisation des connaissances saccrot
mesure que leur rythme de production sacclre. Cette
volution saccompagne dun glissement de lambition de lascience: la capacit opratoire prend le pas sur le rle explicatif.
Sc ience e t c u l tu r e dans le sic le
1. Gaston Bachelard,La Formation de lespritscientifique, Vrin, 1986.Le Nouvel Espritscientifique, PUF, 1999.
2. Cit par le physicienFrancis Perrin dansLa Bibliothque imaginairedu Collge de France,Le Monde ditions, 1990,p. 161.
3 . Une traductiondu texte figure en annexede louvrage deGrard Toulouse, Regardssur lthique des sciences,
Hachette, 1998.
4 . Ibid., p. 35.
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Reprenant la question de la culture scientifique, J ean
Fourasti compare la situation de 1965, cest--dire en pleine
conqute spatiale, avec les espoirs exprims par Ernest
Renan dans LAvenir de la science: Lignorance banale, loin
de stre attnue depuis un sicle, semble non seulement
stre accrue, mais avoir augment linquitude et le dsarroi
de lhomme; elle saccompagne couramment dune
dsaffection et mme dune agressivit lgard de la science
exprimentale. Selon Jean Fourasti, le morcellement des
connaissances et le progrs de la formalisation condamnent
la science noffrir plus que des synthses abstraites, sans
lien avec le monde sensible.
En cette mme anne 1965, trois chercheurs de lInstitut
Pasteur reoivent le prix Nobel de physiologie et de mdecine
pour leur travaux (publis en 1961) sur la synthse des
p rotines cellulaires v i a lARN messager. Andr Lwoff ,
J acques Monod et Franois J acob sont engags dans une
nouvelle rvolution scientifique, qui a commenc en 1953
avec la dcouverte de la structure de lADN. Les biologistes
de la gnration prcdente, qui se voulaient autant
naturalistes que physiologistes, restent dsempars. Dans Le
C o u rrier dun biologiste, J ean Rostand en tmoigne:
Ltude de lhrdit est donc maintenant devenue, pour
lessentiel, une aff ai re de biochimie molculaire. Nous
sommes loin de la basse-cour de Raumur, des pois de
Mendel, des mouches de Morgan... Et les biologistes
lancienne mode, les biologistes qui ne sont que biologistes,
se sentent un peu dconcerts, et dpasss par cette nouvelle
forme de la gntique qui, de plus en plus, sloigne deux, etpour laquelle ils prouvent un respect ml dun peu de
mlancolie5.
Cette rvolution se poursuivra dans les annes soixante-dix
avec lessor de la gntique molculaire et par lutilisation du
gnie gntique. La science se fixe dsormais comme nouvel
objectif de matriser les mcanismes intimes du vivant, avec
de possibles redoutables consquences pour lhomme. D a n s
Inquitudes dun biologiste, J ean Rostand crivait ds 1967:La biologie [...] est en train daltrer limage que lhomme a
de soi ; elle fait clater les notions traditionnelles de filiation,
dindividualit, de sexe, voire de vie et de mort6. La question
de la responsabilit des scientifiques naffecte plus
seulement les sciences de la matire mais touche dsormais
lensemble du champ scientifique.
Des hommes de science ont exprim trs nettement quils
avaient conscience dune responsabilit des scientifiques vis-
5 .J ean Rostand,Le Courrier dun biologiste,
Gallimard,1970, p. 145-146.
6.J ean Rostand,Inquitudes
dun biologiste,Stock, 1967, p. 15.
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-vis de la socit. Certains mettent laccent sur limpact
social des avances scientifiques. Dautres insistent sur les
enjeux de connaissance. Ainsi, la leon inaugurale au Collge
de France de J acques Monod (3 novembre 1967) est
consacre la question de la scission culturelle: La science
a donn lhomme dimmenses pouvoirs. Mais outre des abus
atroces dans lusage de cette puissance, sa source mme,
dans la connaissance objective et dans lthique qui la fonde,
demeure obscure pour la majorit des hommes; do cette
anxit, cette profonde mfiance que tant de nos
contemporains prouvent lgard du monde moderne.
Sentiment dalination qui est loin de natteindre que les
moins cultivs [...]. Il est peu de devoirs plus clairs, ou plusurgents aujourdhui, pour la communaut des hommes de
science, que de combattre cette moderne schizophrnie7.
Il prcise dans Le hasard et la ncessit: Le devoir qui
simpose, aujourdhui plus que jamais, aux hommes de
science de penser leur discipline dans lensemble de la
c u l t u re moderne pour enrichir non seulement de
connaissances techniquement importantes, mais aussi des
ides venues de leur science quils peuvent cro i rehumainement signifiantes8.
Le paysage des sciences connat cette poque bien
d a u t res bouleversements : les sciences de la Te rre sont
e n t i rement renouveles avec la tectonique des plaques ;
le modle standard devient le paradigme en physique
des particules, qui fait jonction avec lastro p h y s i q ue; la
d c o u v e rte du rayonnement fossile en radioastro n o m i e
relance le modle cosmologique de Lematre (big-bang).Les domestications de latome, de llectron et du photon font
dnormes progrs et donnent lieu rapidement de nombreuses
applications. Limmunologie exploite la nouvelle gntique. De
fait, ce sont les consquences de la rvolution biologique qui
marquent le plus la priode qui souvre. On est entrs dans
lre gntique, perue comme aussi menaante, voire plus,
que lre atomique.
Au-del de ce glissement, cest tout le regard de la socit
sur la science qui a chang. Edgar Morin estime qu
cette poque le noyau mme de la foi dans le pro g r s
(science/technique/industrie) se trouve de plus en plus
corrod. [...] partout la triade science/ technique/industrie
perd son caractre providentiel 9. Dautre part, un des effets
de la conqute spatiale est une modification radicale de la
reprsentation que se fait lhomme de la Terre. Les images
envoyes par satellite sont celles dune plante bleue, petite
7 .J acques Monod,Pour une thiquede la connaissance,La Dcouverte, 1988.
8 .Jacques Monod,Le Hasard et la Ncessit,ditions du Seuil, 1970.
9 . Edgar Morin, Plante:laventure inconnue,Mille et nuits, 1997.
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boule dans lespace que lon se prend assimiler un tre
vivant. Des naturalistes jouent un rle important dans
la sensibilisation du public lcologie et la protection de
la nature. Ainsi, J ean Dorst publie en 1965Avant que nature
meure et en 1970 une dition abrge sous le titre La nature
d-nature10. Lcologie politique fait son apparition sur la
scne nationale avec lagronome Ren Dumont. Lide dun
monde fini, que lhomme doit grer en locataire
consciencieux, se propage. Cest dans le contexte de
nouveaux rapports entre science et socit que prend forme
le mouvement de la culture scientifique et technique au
dbut des annes soixante-dix. La crise conomique conduit
transformer des usines en comuses (Le Creusot).Des chercheurs se lancent dans des animations de rue (pop
physique). Des associations montent des projets et des
prfigurations de centres de culture scientifique et technique
(Grenoble). Et au dbut des annes quatre-vingt, nombre de
ces actions sont institutionnalises. La vulgarisation se
mdiatise et devient communication scientifique
publique11.
10. J ean Dorst,Avant que nature meure,
Delachaux & Niestl, 1965;La Nature d-nature,
ditions du Seuil, 1970.
11. Pierre Fayard,La Communication
scientifique publique.De la vulgarisation la mdiatisation,
Chronique sociale, 1988.
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Malgr un affaiblissement de lide de progrs fonde sur
la science, en France la faveur dont jouissent les scientifiques
et les centres de recherche ne samenuise pas. Le prestige
des chercheurs de lInstitut Pasteur nest peut-tre pas
tranger limpact des livres dAndr Lwoff, de F r a n o i s
J acob et surtout de J acques Monod. Paru lautomne
1970, Le Hasard et la Ncessit est un succs de librairie.
Louvrage, qui sannonce comme le retour dune philosophien a t u relle, dclenche un dbat trs vif dans le milieu
intellectuel. Michel Foucault en fait la recension dans Le
Monde des 15-16 novembre 1970. Il insiste sur laspect
blessant et inquitant pour la pense du savoir scientifique1.
Michel Serres estime qu ignorer les nouveaux outils
apports par la cyberntique et la thorie de linformation, on
se condamne des combats darrire-garde2. linverse,
Louis Althusser critique la philosophie spontane des
savants. Il dnonce une tendance idaliste irradiant
partir des prises de position idologiques3. Lhistorien des
sciences Franois Russo discerne chez Monod un certain
jansnisme qui na rien voir avec la science4. Madeleine
Barthlemy-Madaule, elle, conteste la gnralisation de la
biologie molculaire tout lunivers : Dans ce li vre
provocant tout est question de fro n t i re ds lannonce
des pigraphes, et, plus tard, dans les incursions en terrain
philosophique et moral5. Le lecteur est pourtant, ds la prface, dment averti par
Monod: Il reste viter bien entendu toute confusion entre
les ides suggres par la science et la science elle-mme;
mais aussi faut-il sans hsiter pousser leur limite les
conclusions que la science autorise afin den rvler la pleine
signification. [...] Encore une fois cet essai ne prtend
nullement exposer la biologie entire mais tente franchement
dextraire la quintessence de la thorie molculaire du code.J e suis responsable bien entendu des gnralisations
idologiques que jai cru pouvoir en dduire [... ainsi que] des
dveloppements dordre thique sinon politique6.
Bien que portant toujours sur le domaine de la gntique,
le livre de Franois J acob publi la mme anne est dune
tonalit toute diffrente.La Logique du vivantfournit, comme
Le Hasard et la Ncessit, une comprhension des systmes
biologiques et de leur organisation, en intro d u i s a n t
Avanc es sc ient i f iqueset dbat s d ides depuis 1970
1. Cit par MadeleineBarthlemy-Madauledans son ouvrageLIdologie du hasardet la Ncessit,1972, p. 13.
2 . Ibid., p. 13.
3. Ibid., p. 13.
4. Ibid., p. 13.
5. Ibid., p. 15.
6.J acques Monod,Le Hasard et la Ncessit,ditions du Seuil,1970, p. 13.
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notamment la notion dintgron. Mais il se rapproche aussi
des ouvrages dpistmologie historique crits par des
philosophes tels que Georges Canguilhem ou Michel Foucault
dans le champ des sciences de la vie. Par-del leurs
diffrences, les deux ouvrages de Jacques Monod et de
Franois J acob illustrent de manire exemplaire le renouveau
dune philosophie scientifique qui avait brill avec Claude
B e rn a rd et Henri Poincar. Un genre de littrature
scientifique merge, qui va connatre par la suite un
dveloppement re m a rquable. Cest pourquoi nous avons
choisi la date de 1970 comme borne infrieure de notre
slection douvrages.
Revenons limpact des ides scientifiques sur la culture. La
nouvelle philosophie naturelle tisse ensemble les ques-
tionnements scientifiques et philosophiques pour offrir une
conception globale de lunivers. En opposition au pessimisme de
Monod, Ilya Prigogine et Isabelle Stengers proposent, en 1979,
une nouvelle vision de la science et du lien qui unit lhomme et
lunivers. La Nouvelle Alliance, comme les ouvrages ultrieurs
issus de cette collaboration, sappuie sur les travaux dIlya
Prigogine (structures disssipatives et thermodynamique des
processus irrversibles) qui lui ont valu le prix Nobel de chimie
en 1977. Un article rcent de Prigogine montre bien la
continuit de son projet de renchanter le monde, qui rpond au
dsenchantement du sicle. Plus spcifiquement, lauteur se
dmarque de la philosophie existentialiste de Jacques Monod,
dont il cite un passage caractristique: Lancienne alliance est
rompue. Lhomme sait enfin quil est seul dans limmensit
indiffrente de lunivers dont il a merg par hasard. Il saitmaintenant que, comme un tzigane, il est en marge de lunivers
o il doit vivre, univers sourd sa musique, indiffrent ses
espoirs comme ses souffrances ou ses crimes7. En
rintroduisant irrversibilit du temps, complexit, histoire et
contingence, Prigogine entend rendre compte de la richesse de
la nature, compose de systmes dsordonns [...] et de
systmes hors de lquilibre comme le sont tous les systmes
biologiques. Loin de lquilibre, les fluctuations peuventsamplifier et donner naissance de nouvelles structures spatio-
temporelles8. Cette richesse tiendrait donc, selon lui, ce que
lunivers est form essentiellement de systmes dynamiques
instables dont on ne peut prdire avec certitude lvolution mais
seulement connatre des probabilits. Cette vision dun univers
moins prvisible, plus complexe, serait-elle une dfaite ou une
victoire de lesprit humain?9, se demande lauteur de La
Nouvelle Alliance.
7 . Ilya Prigogine,Le Renchantement
du monde, in, collectif,La Socit en qute de
valeurs, Maxima,1996, p. 209-216.
8. Ibid., p. 213.
9 . Ilya Prigogine,Architecte des structuresdissipatives, in, collectif,
Faut-il brler Descartes?Du chaos lintelligence
artificielle, La Dcouverte,1991, p. 47.
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Le paradigme volutionniste et informationnel jette un
pont entre sciences de la matire et sciences de la vie, entre
science et fiction : Le monde que nous commenons
dchiffrer resssemble davantage un roman, aux Mille et Une
N u i t s. Les histoires sy imbriquent les unes aux autres:
l h i s t o i re cosmologique lintrieur de laquelle volue
lhistoire de la matire, puis celle de la vie et, enfin, notre
p ro p re histoire1 0. On re t rouve dans le livre du biologiste
Henri Atlan Entre le cristal et la fume la mme qute
i n t e rd i s c i p l i n a i re : Ces questions sur la logique de
lorganisation recherchent des rponses valables la fois pour
des systmes physico-chimiques non vivants et pour des
systmes vivants11. Dans cet ouvrage, paru la mme anneque La Nouvelle Alliance, lauteur prsente une thorie de la
cration dordre par le bruit, dun palier dintgration lautre
(voir lintgron de Franois J acob). Cette thorie b i o l o g i q u e ,
qui vise offrir une troisime voie, entre nomcanisme et
nofinalisme, rejoint la vision de Prigogine dun temps
crateur.
Systmes ouverts, complexit, dsordre crateur, mergence
et autoorganisation sont les matres mots des penseursinfluencs par la systmique et la cyberntique, comme les
biologistes Henri Atlan, Henri Laborit, J ol de Rosnay. Ceux-
ci se retrouvent au sein dun groupe de rflexion constitu en
1968 par Jacques Robin, aux cts de Andr Leroi-Gourhan,
dEdgar Morin, et de mdecins, philosophes, psychanalystes
ou hommes politiques12. Henri Laborit, qui raconte cette
aventure dans La Vie antrieure13, prnait une nouvelle grille
de lecture du social : La nouvelle grille est ainsi la grillebiologique permettant dentrevoir comment dchiffrer nos
comportements en situation sociale14.
La rencontre de la gntique et du darwinisme social
produit un biologisme de type nouveau. Certes, le passage du
biologique au social sappuie sur lthologie des socits
animales. Mais il nest pas rare que les biologistes qui
tudient les comportement sociaux des fourmis gnralisent
leurs conclusions lespce humaine. Cela explique sansdoute lpret de la polmique suscite par la sociobiologie15.
Dans une direction oppose, le rejet des analyses
rductionnistes, lattrait du transdisciplinaire, la recherche de
synthses totalisantes, ont conduit parfois des crits
caractre gnostique16 ou mystique17. Certains voient, dans la
mcanique quantique, les fondements dune nouvelle
mystique proche de celle de lExtrme-Orient, dans les
thories du chaos, la ruine du dterminisme et de la lgalit
10. Ilya Prigogine,Le Renchantementdu monde, in, collectif,La Socit en qutede valeurs, Maxima,1996, p. 212.
11. Henri Atlan,Entre le cristal et la fume.Essai sur lorganisation duvivant, ditions du Seuil,1979, p. 22.
12. Certains de sesmembres participentaujourdhui la revueTransversalesSciences/Culturedirigepar J acques Robin.
13. Henri Laborit,La Vie antrieure,Grasset, 1989, p. 195.
14. Henri Laborit,La Nouvelle Grille,Robert Laffont,1974, p. 12-13.
15. Voir Patrick Tort,Misre de la sociobiologie,PUF, 1985.
16. Raymond Ruyer,La Gnose de Princeton.Des savants la recherchedune religion,Fayard, 1974.
17. DominiqueTerr-Fornacciari,Les Sirnes de lirrationnel,Albin Michel, 1991.
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scientifique, dans les thormes dincompltude de Gdel,
une preuve de la transcendance de lesprit humain et dans la
singularit initiale du Modle cosmologique standard, une
preuve de la cration mtaphysique de lUnivers18. Un
collaborateur rgulier de la revue Sc ien ces, dite par
lAFAS19, stonne que tant de savants parlent de Dieu dans
leurs livres20. Il cite notamment Jacques Monod, Alfred
Kastler, Hubert Reeves, Rmy Chauvin, Albert J acquard,
Trinh Xuan Thuan, J ean-Pierre Changeux et Alain Connes.
Encore faut-il distinguer les auteurs qui se penchent sur les
relations de la science et de la religion, comme Claude
Allgre21, de ceux dont les crits sont porteurs dune forme de
religiosit, comme Jean-Marie Pelt22. Parmi les physiciens,ceux qui poursuivent la qute dune thorie du tout ou qui
ont thoris un principe anthropique se trouvent la
lisire de la mtaphysique. A fortiori, la communication
destine un large public ne fait pas toujours la distinction
entre science et mtaphysique.
La littrature de vulgarisation parfois senvole dans le
l y r isme constate lastrophysicien Jean-Claude Pecker. Or,
pousuit-il, le lyrisme fait entrer dans le monde de lascience bien des concepts nullement scientifiques. Si
Reeves est un merveilleux crivain, sil a fait plus que
beaucoup dautres pour rpandre le got des choses du ciel
[...] na-t-il pas aussi diffus des ides plus mtaphysiques
que physiques [...] ?2 3. Ce que redoute Pecker, cest que les
vulgarisateurs donnent au lecteur lillusion de la
connaissance parce quils oublient de lui faire sentir les
exigences de la mthode scientifique2 4
. Nous revoil sur leterrain de lpistmologie. Il faut rec o n na tre que, dans la
priode qui nous occupe, la fameuse mthode scientifique
p e rd le statut quelle occupait dans lpistmologie
traditionnelle. En 1984, un dbat houleux oppose,
lAcadmie des sciences, le mathmaticien Ren Thom et le
physicien Pierre Abragam sur la place de lexprimentation
dans le progrs scientifique. Ren Thom rcuse lexpre s s i o n
mthode exprimentale et lui prfre celle de pr a tiqu eexp r i ment a le2 5.
Linterprtation de la mcanique quantique, aprs les
expriences dAspect, ravive la querelle du dterminisme26.
ct de la physique des extrmes, prend son essor une
msophysique, ou macrophysique, que certains nhsitent
pas appeler nouvelle physique.
Il sagit de ltude des systmes physiques complexes dont la
dimension est chelle humaine. Pierre-Gilles de Gennes
18. Dominique Lambert,
Le renchantement dessciences: obscurantisme,
illusion?, Revue desquestions scientifiques,
1995, n166, p. 287-291.
19. Association franaisepour lavancement
des sciences.
20 . Christian Marchal,Pourquoi donc,depuis vingt ans,
tant de savants parlent deDieu dans leurs livres?,
Sciences, n95-3,juillet 1995.
21 . Claude Allgre,Dieu face la science,
Fayard, 1997.
22 .J ean-Marie Pelt,Dieu de lUnivers,
Fayard 1995.
23.J ean-Claude Pecker,Introduction la nouvelle
dition de M. Tompkinsde Georges Gamow,
Dunod, 1992.
24. Ibid.
25. Ren Thom,La mthode exprimentale:un mythe des pistmologues
(et des savants ?),
in, J ean Hamburger(sous la dir. de),
La philosophie des sciencesaujourdhui,
Gauthier-Villars, 1986.
26. La Querelle dudterminisme,
Gallimard, 1980.
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donne une image trs vivante des travaux quil a mens dans ce
domaine, dans le livre Les Objets fragiles2 7. Cest le cas
galement dtienne Guyon et de J ean-Pierre Hulin dans leur
ouvrage sur la physique des mlanges28. Cette physique de
lordinaire ouvre sans doute des portes une vulgarisation qui
renouerait avec une tradition du sicle pass: offrir un
panorama des sciences physiques en partant dun objet
quotidien. Il nest pas de chemin plus ais, de voie plus
accessible pour sengager dans ltude de la philosophie de la
nature, que lobservation des phnomnes physiques dont la
bougie est le support dclarait jadis Michael Faraday avant
dentamer une confrence publique29.
La nouvelle philosophie naturelle place le cadre gnral depense sous le signe du hasard et de lhtro g ne :
Discontinuit, incertitudes, bifurcations, ruptures relvent de
latmosphre conceptuelle que respire son insu le monde
contemporain. Celui de demain se constituera des rponses
culturelles qui seront apportes ces provocations, profres
un beau jour par la science dans un monde confin30.
Lesprit du temps proclame la fin du dterminisme. Ren Thom
rplique: Halte au hasard, silence au bruit31. On a vu quecertains scientifiques dnonaient les effets de mode dans la
re c h e rche. Pour le chimiste Pierre Laszlo, les modes
scientifiques sont la plaie du chercheur. Il dplore que les
formalismes unificateurs, transdisciplinaires, deviennent ainsi
pandmiques. Leur emprise sest faite totalitaire, au dtriment
dune influence durable et profonde. Ces vingt dern i re s
annes ont vu se succder ainsi percolation, thorie des
catastrophes, bifurcations et fractales. Nous sommes assujettis la mode oxymoronique du chaos organisateur32 .C e rtains y
voient une concession lirrationnel. De son ct, Gilles
Chtelet, mathmaticien et philosophe impliqu dans un projet
de philosophie naturelle inspir de Schelling, dnonce les
illusions du grand chaudron baroque du chaotisant33.
La physicienne Franoise Balibar considre que lide de Jean-
Franois Lyotard dune science post-moderne, qui serait comme
dtache de ses racines, repose sur une mconnaissance dufonctionnement rel de la science et de son unit. Une erreur
commune consiste identifier le prsent de la science avec son
contenu rcent. [...] La science se dfinit tout autant, si ce
nest davantage, par son histoire que par son contenu34. Ce
nest pas une juxtaposition de connaissances dont on pourrait
extraire tel ou tel contenu au gr des modes.
27. Pierre-Gilles de Gennes,Les Objets fragiles,Plon, 1994.
28. tienne Guyon,J ean-Pierre Hulin,Granites et Fumes.Un peu dordredans le mlange,Odile J acob, 1997.
29 . Cit parJ ack Meadows dansson article, Histoiresuccincte de lavulgarisation scientifique ,in Impact science et
socit, UNESCO, n144(vol. 36 n4), 1986.
30.J acques Bril,Un crpuscule incertain.Payot, 1993.
31. Ren Thom,Halte au hasard, silenceau bruit, Le Dbat,n 3, juillet-aot 1980.
32. Pierre Laszlo,Cristallisationet recristallisation,Littrature, n82,1991, p.72.
33. Gilles Chtelet,Vivre et penser commedes porcs, xils dition,1998, p. 37.
34 . Franoise Balibar,Le prsent de la
science, Traverses, n1,printemps 1992,p. 61-67.
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Une uvre de t r ansm ission :l essa i sc ient i f ique
Dj, Buffon assurait quil fallait possder pleinement son
sujet pour bien crire. Dans son loge de Fontenelle, J ean
Rostand insiste sur sa charge de secrtaire perptuel de
lAcadmie des sciences pour affirmer de lauteur des Entretiens
sur la pluralit des mondes: Il ne fut pas un littrateur qui
jouait avec la science; il savait, aussi correctement, aussi
prcisment que nimporte quel spcialiste1.
Le savant ayant cd la place au chercheur spcialis, le travailde transmission au public suppose non seulement de matriser
un sujet, mais aussi dacqurir une vision densemble de la
discipline, dans ses diffrentes spcialits et dans ses rapports
avec les autres. Sans cette ouverture culturelle interne, le
scientifique ne pourrait mettre en perspective des rsultats de
re c h e rche, leur donner sens hors de leur contexte de
production. Cette dmarche dinterprtation et cet effort de
synthse induisent-ils une forme de discours, voire un genre
dcriture?
Lcrit scientifique non spcialis tmoigne dune
surprenante diversit dans sa forme, son niveau daccs, son
contenu: livres dinitiation, ouvrages pratiques, beaux livres,
recueils, anthologies, rcits, entretiens, essais, etc. Or, ces
genres ne rpondent pas de la mme manire au projet dcrit
dans la premire partie de cette prsentation.
Les recueils de textes (confrences, articles) sont asseznombreux dans ldition de savoir. Mme lorsquils visent un
public relativement large, ils pchent souvent par manque
dunit. Ainsi, Andr Lwoff prsente demble son recueilJeux et
Combats2 comme un ouvrage htrogne, sans thme central :
Lauteur na donc pas compos un livre mais assembl des
crits, ns de contraintes diverses, pars travers le temps.
On trouve aussi des ouvrages trame narrative. Par
exemple, Les gnes de lespoir3, de Daniel Cohen, est une
c h ronique des avances en cartographie gntique ralises
par lauteur et son quipe. Dans cette catgorie de
documents, lanecdotique prend souvent le pas sur la
dimension rflexive. Les contextes de la re c h e rche peuvent
y t re restitus avec vivacit, mais lobsolescence des
dtails factuels risque den rduire lintrt assez rapidement.
Des scientifiques de renom publient au soir de leur vie desl i v res de souvenirs ou des autobiographies. Citons, pour
1.J ean Rostand,Hommes de vrit,
Stock, 1948.
2. Andr Lwoff,J eux et Combats,
Fayard, 1991.
3. Daniel Cohen,Les Gnes de lespoir.
la dcouverte dugnome humain,
Laffont, 1993.
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ldition rcente, les exemples de Franois J acob4 et de Jean
Dausset5 en biologie, et ceux de Louis Nel6 et de Jacques
Friedel7 en physique. Ces documents comportent une partie
tmoignage qui va bien au-del de la vie du scientifique. Ce
sont parfois des livres-testaments. La richesse de linformation,
se dployant sur une large priode, leur confre un intrt
historique. Cependant, le genre accorde naturellement une
place plus importante aux acteurs et aux institutions qu la
divulgation des connaissances ou leur pistmologie.
Les diteurs publient de plus en plus dentretiens de
scientifiques. Certains runissent deux scientifiques de
disciplines diff rentes comme le biologiste J ean-PierreChangeux et le mathmaticien Alain Connes8. Dautres mettent
face face un scientifique et un crivain, comme Albert
J acquard et Jacques Lacarrire9 ou un scientifique et un
philosophe, tels J ean-Pierre Changeux et Paul Ricur10. Dans
certains cas, cest un journaliste qui mne lentretien. Ces
rencontres prsentent souvent beaucoup dintrt mais la
p l u p a rt des livres ne sont que des re t r a n s c r i p t i o n s
denregistrements.
Les scientifiques et les mdecins qui ont acquis une grande
notorit livrent souvent des rflexions leurs contemporains
sous la forme dessais. Ils font alors uvre de moralistes, de
philosophes, didologues, dans des livres qui nont pas pour
ambition dapprofondir les questions scientifiques. Comme
dans les ouvrages caractre autobiographique, il y a une
dimension de transmission dans ces essais gnraux. Mais
lexamen de la production laisse penser que ce projet est lemieux servi quand, dans son expos, lauteur part de son
domaine pour y revenir rgulirement. Le cas intermdiaire est
celui des essais transdisciplinaires, dans lesquels lauteur
butine dans des champs htrognes en qute dune synthse
globale. coutons Henri Laborit anticiper la critique dans la
prface dun essai de ce type11: Mais de quoi se mle-t-il,
celui-l? Puisquon le dit biologiste, quand il parle de biologie,
[...] on peut lui reconnatre une certaine crdibilit. En effet,ses ides ont dbouch parfois sur des ralisations pratiques
non dnues dintrt. Mais quand il se mle de physique des
particules et de cosmologie, alors l, non, cest trop!
De fait, lessai semble bien adapt au projet de transmission
lorsquil vise ramnager un paysage disciplinaire en faisant
apparatre ou en reconstruisant ses liens avec la culture. Nous
le qualifions alors dessai scientifique. Ce genre se distingue de
lessai de rflexion gnrale par la place rserve aux contenus
scientifiques et par des contraintes plus nombreuses.
4. Franois J acob,La Statue intrieure,Odile J acob, 1997.
5.J ean Dausset,Un clin dil la vie.La Grande Aventuredu HLA,Odile J acob, 1998.
6. Louis Nel,Un sicle de physique,Odile J acob, 1991.
7.J acques Friedel,Graine de mandarin,Odile J acob, 1994.
8 .J ean-Pierre Changeux,Alain Connes,Matire pense,ditions du Seuil, 1992.
9. Albert J acquard,J acques Lacarrire,Science et Croyances,Albin Michel, 1999.
10.J ean-Pierre Changeux,Paul Ricur,Ce qui nous fait penser,
Odile J acob, 1998.
11 . Henri Laborit,Dieu ne joue pas aux ds,Grasset, 1987.
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Lessai scientifique est le fruit dune rflexion faite de
lintrieur dune discipline et qui porte sur ses dimensions
culturelles, sociales, politiques, etc. Au dpart du projet, il
existe des rsultats pour lesquels le scientifique crivain
souhaite faire partager son intrt, considrant que leur porte
dpasse le cadre de la recherche ou de lenseignement. Sortir
de ce cadre suppose un travail dinterprtation du matriau
brut issu de la science, selon des contraintes propres au genre.
Les contraintes qui garantissent la pertinence de la
d m a rche sont dord re thique, pdagogique et formel.
En premier lieu, il y a la question de lautorit de la science et
du positionnement du scientifique en criture. Prend-il la
parole au nom de la communaut de sa discipline, se prsente-t-il comme tmoin et acteur ou sexprime-t-il comme citoyen ou
comme penseur? Lthique de la communication (ou plutt ici
de la transmission) scientifique repose sur la connaissance du
statut des noncs. Lessai scientifique doit sefforcer de faire
la part entre la connaissance et lidologie. Beaucoup de
scientifiques seff o rcent de marquer la frontire entre le
savoir acquis (la vrit du moment) et linterprtation, voire
lidologie. Ils prcisent au lecteur quel moment ilsreprennent leur compte le consensus savant et quand ils
mettent une hypothse personnelle.
Sa polarisation disciplinaire rapproche lessai scientifique
de louvrage didactique. Cependant, il na pas pour vise
principale dinstru i re, mais plutt celle de faire part a g e r
une rflexion sappuyant sur un apport de connaissances. Si
lauteur reste dans ses eaux territoriales sans sloigner trop de
son port dattache, il se protge dune tentation dimprialismede sa discipline vis--vis des autres. moins de considrer sa
discipline comme un modle pour toutes les sciences, ce qui
est parfois le cas, lauteur est moins enclin que dans lessai
gnral dvelopper une vision du monde inspire par
son exprience scientifique. La pertinence du propos sy
accompagne de la conscience de traiter dune science qui
possde un style particulier et qui induit un certain mode
dexposition.Lessai scientifique rsulte-t-il du livre de philosophie
scientifique du dbut du sicle ou sagit-il dun genre
nouveau au sein de la production de vulgarisation?
L m e rgence dun genre indit serait un symptme de la
mutation affectant la fonction de la divulgation,
des modifications des conditions de production des
connaissances scientifiques et des rapports entre science
et culture. Lanalyse de la production de ce type
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12. Andr Brahic,Pierre Debray-Ritzen,Conversations dans lunivers,
Albin-Michel, 1986.
douvrage confirme laccroissement de la place du
questionnement de la science par la science. L a ff i rm a t i o n
dune responsabilit des chercheurs, par les scientifiques
eux-mmes et par les institutions, dans la communication
des rsultats et des enjeux, ouvre un espace beaucoup plus
vaste que celui occup auparavant par les seuls savants ayant
acquis une grande notorit. De fait, les travaux dcriture
destins un large public impliquent un nombre de
chercheurs, y compris de jeunes chercheurs, de plus en plus
grand. Nouveau ou pas, il faut reconnatre le caractre hybride
du genre, situ mi-chemin entre le genre didactique et lessai
gnral.
Lessai scientifique possde toujours une dimension
historique ou spculative. Selon les disciplines et les gots de
lauteur, la composante dominante sera pistmologique ou
bien lie au rle de la science et du scientifique dans la socit
daujourdhui.
Sur le front des rapports entre la science et la socit, Philippe
Kourilsky dclare: Ma profession de biologiste ma amen
participer de prs ou de loin certains des vnements que jai
choisi de rapporter. Cela me confre une certaine assurance
dans la connaissance et lapprciation des faits, sans fournir de
lgitimit particulire aux jugements quici et l je porte sur
telle ou telle situation, et pour laquelle je pourrais tre juge et
partie. J e ne fais que proposer mon point de vue au lecteur.
Sur le front pistmologique, nous mentionnerons les
prcautions prises par lastronome Andr Brahic dans ses
entretiens avec le mdecin Pierre Debray-Ritzen, car elles
sappliquent entirement lessai scientifique: Je souhaiteque, dans nos conversations, le coefficient de certitude et
dincertitude soit bien mentionn. [...] Il faut un compromis.
Prsentons ce que nous voyons, savons... Alignons nos
a rguments. Et reconnaissons que, parmi ces dern i e r s ,
certains sont dans une logique historique, dautres de rcente
ingniosit12.
Gnralement, lessai scientifique comprend une ouvertureexposant le propos de lauteur, une partie pdagogique
(qualifie de vulgarisatrice par Bernard dEspagnat) et une
conclusion caractre philosophique, thique, idologique.
Souvent, le feuilletage est plus complexe, et lon oscille entre
plusieurs registres de discours. On pourrait parler, ce propos,
de transtextualit.
Le genre a ses contraintes, souvent implicites, parfo i s
explicites. Lauteur peut profiter des pages liminaires pour
exposer son programme de scientifique crivain, voire son
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credo. Rendant hommage la tradition europenne de
vulgarisation, Stephen Jay Gould dclare dans La Foire aux
d i n o s a u res13: Nous devons tous nous engager re n d re la
science accessible, pour redonner cette pratique le statut
dune tradition intellectuelle honorable. Les rgles sont
simples: pas de compromis sur la richesse des concepts; pas
dimpasse sur les ambiguts ou les zones dignorance; pas du
tout de jargon, bien sr, mais pas daffadissement des ides
(tous les concepts complexes peuvent sexprimer dans le
langage ordinaire). Ces contraintes peuvent-elles sappliquer
au domaine des sciences hautement formalises qui stend de
plus en plus? La progression du formel dans les sciences a bien
t souligne par le physicien Roland Omns14. Michel Paty,physicien et pistmologue, rsume ainsi le rapport au rel
inaugur par la physique quantique: Lobjet lmentaire na
plus de qualits cest un objet sans qualits, pour parler
comme Musil entendant par qualits ce qui peut se rapporter
au sensible; il se prsente comme lentrelacs ou le nud
de relations entre quantits1 5. Cette situation modifie
profondment les conditions de la divulgation des connais-
sances. Bernard dEspagnat estime impossible de dcrire lemonde quantique avec des mots du langage courant, avec des
concepts familiers. Il prsente donc ses ouvrages grande
diffusion comme des travaux dlucidation des concepts, fruits
dune dmarche philosophique. Cest dans ce travail mme,
et non dans les rsultats scientifiques, quil revendique
loriginalit: Nimporte quel trait de mcanique quantique
permet den prendre connaissance et donc, si le dsir en vient
den contrler par le menu les bases dont, dans le prsent livre,je nindique que la substance. Tout ce qui, ici, est original, ou
se prtend tel, nest que rflexions, hypothses et arguments
touchant linterprtation de ces choses du domaine public16.
Si le scientifique crivain dcrit frquemment le projet
luvre dans louvrage, il voque aussi parfois sa gense. Citons
lintroduction du livre de Georges Lantri-Laura Le Cerveau18:
Je raconte dans cet ouvrage comment mon exprience de la
recherche neuronale et psychologique ma conduit unecomprhension mcaniste de la faon dont notre cerveau est
organis pour engendrer nos cognitions et, en dernire analyse,
nos croyances. [...] Le rcit que jespre difiant, voire
distrayant [est organis] chronologiquement [...]. Mon premier
jet navait cependant pas t crit de cette faon. J y avais
succomb lattitude scientifique traditionnelle consistant
dcrire et expliquer une ide dans les rgles, selon un cadre qui
laissait entendre que des expriences avaient t menes pour
13. Stphane Jay Gould,La Foire aux dinosaures,ditions du Seuil, 1997.
14. Roland Omns,Philosophie de la science
contemporaine,Gallimard, 1994.
15. Michel Paty,La Matire drobe,
ditions des Archivescontemporaines, 1988.
16 . Bernard dEspagnat,
Une incertaine ralit.Le monde quantique,la connaissance et la dure,
Gautier-Villars, 1985.
17 . Bernard dEspagnat,Penser la science
ou les Enjeux du savoir,Dunod, p. 4, 1990.
18 . Georges Lantri-Laura,Le Cerveau,
Seghers, 1987.
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La partie principale du livret se compose dune srie de
fiches danalyse douvrages scientifiques, publis partir de
1970 en langue franaise, et destins un large public. Les
traductions en ont t cartes au profit de textes originaux.
En complment, une liste slective de classiques de la
science largit laire ditoriale la priode antrieure
1970 et certaines grandes traductions. De plus, une liste
douvrages de rfrence (dictionnaires, encyclopdies) fournitdes outils pour la recherche dinformation.
Slectionner moins dune centaine de titres suppose des
choix de plusieurs types. Un ensemble de critres est
n c e s s a i re, les uns pour valuer lintrt dun titre pris
isolment, les autres pour juger de lquilibre global du
corpus. Mais il serait illusoire de prtendre liminer par l
tout arbitraire dans le choix dfinitif.
La constitution du corpus repose sur la notion de livredauteur et sur la qualit de scientifique crivain. Les
titres retenus sont presque tous des essais scientifiques, au
sens dfini plus haut, et crits par un seul auteur.
quelques exceptions prs, qui correspondent des livres
crits deux mains, on na choisi quun seul titre par
auteur. En dehors des scientifiques crivains, issus de la
recherche ou de lenseignement scientifique, on trouve deux
catgories dauteurs. Les uns sont journalistes ou crivainsscientifiques, les autres sont philosophes, historiens ou
sociologues.
Lunit du corpus est une unit de genre. On a choisi, au
sein de la production dun auteur, lessai ou lun de ses essais
scientifiques. Reste de rares exceptions. Cest ainsi que le
caractre technique des essais de Ren Thom nous a conduit
prfrer louvrage intitul Paraboles et Catastrophes, qui se
prsente sous forme dentretiens.
Livres dauteur, essais scientifiques, ces choix saccompagnent
dun critre de qualit portant sur lcriture, la composition et
loriginalit du propos. Ainsi, par exemple, dans le cas de
Molcule la merveilleuse, de Lionel Salem, le critre dcriture
et doriginalit la emport sur celui du genre (il sagit plus dun
livre dinitiation que dun essai scientifique).
La production de vulgarisation fait souvent appel limage, y
compris dans les supports imprims. Cela ne transparat pas
Li r e la Sc ienc e : c onst i tu t ion ,slec t ion e t o r gan isa t ion
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dans lessai scientifique, genre essentiellement textuel dont
la qualit repose presque entirement sur lcrit. La slection
c o m p o rte, toutefois, la biographie de Pasteur par Bru n o