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Histoires de psychiatries. Hommage à Jacques Postel Limites et dangers des DSM > Limitations and dangers of the DSMs Jean-Claude Maleval * Psychanalyste, professeur de psychopathologie à l’université de Rennes II, laboratoire de psychopathologie et clinique psychanalytique, 6, avenue Gaston-Berger, 35043 Rennes cedex, France Reçu le 20 octobre 2002 ; accepté le 15 novembre 2002 Résumé La publication du DSM-III en 1980 constitue un incontestable tournant dans le discours de la psychiatrie. Pour ses concepteurs il serait parvenu à faire rentrer la psychiatrie dans la science. Tenter d’éliminer la subjectivité, celle du patient, comme celle du clinicien, en serait le prix à payer. Grâce à quoi il serait enfin possible d’user d’une langue commune permettant d’obtenir une grande fidélité diagnostique inter-cotateurs. Le succès des DSM-III et IV repose sur leurs affinités avec des idéaux scientistes et avec leur appropriation à une clinique du médicament. En privilégiant des symptômes cibles privés de tout dynamisme, ils les mettent implicitement en rapport avec des dysfonctionne- ments du corps. Vingt ans après l’introduction de cette approche présentée comme athéorique, sa principale justification, la fidélité diagnostique, s’avère non fondée ; tandis que les problèmes de validité diagnostique restent éludés. Les DSM sont entrés dans une logique d’infinitisation des troubles mentaux dont la poursuite conduirait à remettre la psychiatrie aux ordinateurs. Ils produisent un appauvrissement des entretiens cliniques ; ils négligent l’éventuelle réticence du patient ; ils génèrent des idéaux normatifs implicites. Même parmi leurs promoteurs, certains commencent à s’apercevoir qu’ils constituent un handicap pour les progrès de la recherche en psychiatrie. © 2003 Publié par Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Abstract The publication of the DSM-III rating scale in 1980 marked a definite turning point in the development of modern psychiatry. For those responsible for elaborating it, it appeared to have > Toute référence à cet article doit porter mention : Maleval J.-C. Limites et dangers des DSM. Evol Psychiatr 2003;68. * Auteur correspondant. M. le Pr. Jean-Claude Maleval. Adresse e-mail : [email protected] (J.C. Maleval). L’évolution psychiatrique 68 (2003) 39–61 www.elsevier.com/locate/evopsy © 2003 Publié par Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. DOI: 10.1016/S0014-3855(03)00006-9

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Page 1: MALEVAL, J-C. - Limites Et Dangers Du DSM

Histoires de psychiatries. Hommage à Jacques Postel

Limites et dangers des DSM>

Limitations and dangers of the DSMs

Jean-Claude Maleval *

Psychanalyste, professeur de psychopathologie à l’université de Rennes II, laboratoire de psychopathologieet clinique psychanalytique, 6, avenue Gaston-Berger, 35043 Rennes cedex, France

Reçu le 20 octobre 2002 ; accepté le 15 novembre 2002

Résumé

La publication du DSM-III en 1980 constitue un incontestable tournant dans le discours de lapsychiatrie. Pour ses concepteurs il serait parvenu à faire rentrer la psychiatrie dans la science. Tenterd’éliminer la subjectivité, celle du patient, comme celle du clinicien, en serait le prix à payer. Grâceà quoi il serait enfin possible d’user d’une langue commune permettant d’obtenir une grande fidélitédiagnostique inter-cotateurs. Le succès des DSM-III et IV repose sur leurs affinités avec des idéauxscientistes et avec leur appropriation à une clinique du médicament. En privilégiant des symptômescibles privés de tout dynamisme, ils les mettent implicitement en rapport avec des dysfonctionne-ments du corps. Vingt ans après l’introduction de cette approche présentée comme athéorique, saprincipale justification, la fidélité diagnostique, s’avère non fondée ; tandis que les problèmes devalidité diagnostique restent éludés. Les DSM sont entrés dans une logique d’infinitisation destroubles mentaux dont la poursuite conduirait à remettre la psychiatrie aux ordinateurs. Ils produisentun appauvrissement des entretiens cliniques ; ils négligent l’éventuelle réticence du patient ; ilsgénèrent des idéaux normatifs implicites. Même parmi leurs promoteurs, certains commencent às’apercevoir qu’ils constituent un handicap pour les progrès de la recherche en psychiatrie.

© 2003 Publié par Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS.

Abstract

The publication of the DSM-III rating scale in 1980 marked a definite turning point in thedevelopment of modern psychiatry. For those responsible for elaborating it, it appeared to have

> Toute référence à cet article doit porter mention : Maleval J.-C. Limites et dangers des DSM. Evol Psychiatr2003;68.

* Auteur correspondant. M. le Pr. Jean-Claude Maleval.Adresse e-mail : [email protected] (J.C. Maleval).

L’évolution psychiatrique 68 (2003) 39–61

www.elsevier.com/locate/evopsy

© 2003 Publié par Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS.DOI: 10.1016/S0014-3855(03)00006-9

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resulted in psychiatry being accepted as a science. However, this was at the expense of eliminating thesubjective aspect, both that of the patient and that of the clinical practitioner. As a result of this, it waspossible to utilize a common language which permitted high inter-scoring diagnostic accuracy. Thesuccess of the DMS-III and IV is based on their affinity with scientific ideals, and with theirassociation with clinical medication. In focusing on target symptoms devoid of all dynamism, theyimplicitly relate them to bodily dysfunctions. Twenty years after the introduction of this approachpresented as being atheoretical, its main justification, i.e. diagnostic accuracy, has been shown to beill-founded, while the problems of diagnostic validity are eluded. The DSM scales have relegatedmental disorders to being infinitized, and the pursuit of this approach could eventually lead totreatment by computerized psychiatry. These rating scales also lead to an impoverishment of clinicalconsultations; they do not take into account the possible reticence of the patient; and they generateimplicit normative ideals. Even amongst their proponents, certain individuals are beginning to seethat they could constitute a serious disadvantage to the progress of psychiatry.

© 2003 Publié par Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS.

Mots clés : Diagnostic ; Fidélité diagnostique ; Validité diagnostique ; Clinique du sujet ; Clinique dumédicament ; Symptôme

Keywords: Diagnosis; Diagnostic accuracy; Diagnostic validity; Individual treatment; Drug treatment; Symptom

« Dans une perspective historique, affirme le Pr Pichot dans l’avant-propos de latraduction française du DSM-III, on peut considérer qu’ [il] marque une date aussi impor-tante dans l’évolution de la psychiatrie que la publication en 1896 de la sixième édition duTraitéde Kraepelin, qui allait délimiter l’essentiel des cadres conceptuels de la psychiatriequi aujourd’hui encore dominent notre spécialité »([1] p.VI). Il n’y a pas lieu de revenir surcette affirmation. Le DSM-III, publiéen 1980 aux États-Unis, constitue incontestablementun tournant historique dans le discours de la psychiatrie.

Derrière la volontéde ses concepteurs de s’en tenir aux faits se cache surtout le rejet detout système explicatif des troubles mentaux, en particulier de la psychanalyse qui tenaitdans les années 1970 une place dominante aux États-Unis. La justification de ce rejet estcherchée dans une référence au pragmatisme, système philosophique qui situe la véritéd’une proposition dans le fait qu’elle est utile, efficace, ou qu’elle réussit. Le DSM-III veutproposer une solution pragmatique à l’absence de fidélitédes diagnostics psychiatriques. Ilpart de la constatation selon laquelle les considérables divergences culturelles dans l’accep-tion donnée àun concept aussi important que celui de schizophrénie constituent un obstaclemajeur à la recherche en psychiatrie. Son projet consiste par conséquent à construire unelangue commune, un espéranto psychiatrique. Pour qu’ il soit acceptable par tous, il doit sedéfaire des présupposés étiologiques, d’où l’affirmation de son athéorisme sur ce point. Lesdescriptions cliniques du DSM-III, nous dit-on, possèdent un caractère « révolutionnaire »parce qu’elles sont systématiquement dénuées de toutes références étiopathogéniquesspécifiques ([2] p. IX).

Les raisons pour lesquelles l’APA1 décida dans les années 1970 de réviser le DSM-IIsont nombreuses ; outre le manque de fiabilité des diagnostics psychiatriques, on peut

1 APA : American Psychiatric Association.

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mentionner les demandes de l’ industrie pharmaceutique et des compagnies d’assurancespour que soit établi un lien plus ferme entre le diagnostic et le traitement. Or la nouvellegénération de psychiatres qui prit le pouvoir en ces années-là àl’APA étaient des déçus dela psychanalyse, inquiets de la montée des multiples formes de psychothérapie, quireprésentait une menace pour leur profession. Aussi l’une des fonctions du DSM-III fut derestaurer l’autorité de la psychiatrie sur toute la communauté des intervenants en santémentale ([3] p. 35). Il existait entre ses principaux concepteurs une remarquable conver-gence d’ intérêts : tous étaient préoccupés par la construction de critères diagnostiquescomportementaux, tous étaient plus intéressés par la psychiatrie biologique que par laperspective psychodynamique. Les choix épistémologiques de la Task force du DSM-IIIreposèrent sur une volonté de remédicaliser la psychiatrie. Pour cela il lui semblaitnécessaire de se limiter à décrire des comportements observables. Une référence à l’étio-logie ne devait intervenir pour orienter la classification qu’en présence de preuves claire-ment établies, en fait celles qu’une atteinte organique permet seule d’attester, de sorte quemême la forte distinction névrose-psychose n’apparut plus probante.

Dès lors, àla fin des années 1970, une équipe dirigée par Spitzer, àlaquelle de nombreuxgroupes de travail viennent s’adjoindre, élabore une troisième version du Manuel diagnos-tique et statistique de l’APA qui tranche radicalement avec les deux versions précédentes.Le DSM-I, paru en 1952, est construit sur une nosologie et une terminologie qui se réfèrentàAdolf Meyer, le maître de la psychiatrie américaine du début du siècle. Un compromis yest recherché entre la psychanalyse freudienne et une conception psychobiologique quiconsidère le malade comme un être en interaction avec son environnement, mais égalementcomme une entité biologique. Dans ce contexte, la notion de réaction de la personnalité àdes facteurs psychologiques, sociaux ou biologiques est centrale. Elle l’emporte sur lesdéterminants génétiques, constitutionnels ou métaboliques. Le concept de réaction (schi-zophrénique, affective, névrotique, etc.) suggère l’ idée de grands types réactionnels aux-quels aurait recours la personnalité sous l’ impact de facteurs multiples. La nosologie duDSM-I empruntait à la tradition classique comme à la psychanalyse.

Le DSM-II, publié en 1968, n’utilise plus le concept de réaction, il témoigne d’uneinfluence plus marquée de la psychanalyse. Elle se discerne notamment dans les catégoriesdes névroses, des psychoses et des personnalités pathologiques.

Le DSM-I et le DSM-II sont des petites brochures, le second est un carnet àspirales quine dépasse pas les 150 pages, leur impact resta limité. Rien en commun avec le destinplanétaire du DSM-III, qui dépasse les 500 pages, et qui vaut dix fois plus cher que leprécédent. En 1987, paraît une version révisée du DSM-III, qui comporte 100 pages deplus ; tandis qu’en 1994, le DSM-IV approche les 1000 pages.

1. Quelle novation dans l’approche du trouble mental ?

L’approche descriptive du DSM-III privilégie les symptômes manifestes et les compor-tements observables. La définition des troubles cherche à se limiter à la description descaractéristiques cliniques de ceux-ci. Ces caractéristiques consistent en des signes ousymptômes aisément identifiables sur le plan comportemental : désorientation, trouble del’humeur, agitation psychomotrice, ils sont censés ne requérir de la part de l’observateurqu’un minimum d’ interférence. En usant d’une telle méthodologie les principales origina-

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lités du DSM-III par rapport aux autres classifications des troubles mentaux sont pourl’essentiel en première analyse les suivantes : elles concernent la psychiatrie infantile(descriptive, sans perspective structurale ni développementale), les troubles « affectifs »2

(classés principalement par leur intensité et leur durée avec disparition des classiquesdichotomies comme la dépression endogène et la dépression psychogène), l’ individualisa-tion à titre expérimental de certaines personnalités pathologiques, enfin l’éclatement desclassiques névroses en plusieurs catégories diagnostiques comme les troubles anxieux, lestroubles affectifs, les troubles somatoformes, les troubles dissociatifs et les troublespsychosexuels.

La novation la plus importante du DSM-III n’est pas en cette réorganisation descatégories psychiatriques, mais dans l’ introduction de nouvelles technologies dans ledomaine de la psychiatrie, qui n’ont pas tardé àavoir des conséquences sur la pratique. Lestrois principales sont le diagnostic multiaxial, les kappas et les entretiens formalisés.

Les coefficients kappas sont des estimateurs statistiques utilisés pour apprécier lesdonnées concernant la fiabilité des catégories diagnostiques. Leur spécificité réside dansleur aptitude àdonner une appréciation objective de la concordance observée non imputa-ble au hasard. Leur introduction permet de standardiser les appréciations du degré deconcordance diagnostique. Les kappas se notent de 0 à 1. Zéro indique une concordanceentièrement due au hasard ; Un révèle une concordance parfaite. Dans les faits, quand lafiabilité atteint un kappa de 0,70 les auteurs estiment en général que la fiabilité estsatisfaisante. Nous y reviendrons.

Les derniers DSM incluent des « arbres de décision pour le diagnostic différentiel ». Lebut de ces arbres, commentent leurs promoteurs, « est d’aider le clinicien à comprendrel’organisation et la structure hiérarchique de la classification. Chaque arbre de décisioncommence par un groupe de caractéristiques cliniques. Quand l’une de ces caractéristiquesest au premier plan du tableau clinique, actuel ou passé, le clinicien peut suivre la série dequestions pour inclure ou exclure les différentes catégories diagnostiques [...]. Le cliniciendoit parcourir l’arbre de décision jusqu’à ce qu’ il aboutisse àune terminaison (c’est-à-direun point de l’arbre sans embranchement) » ([4] p. 423). On conçoit qu’une telle conceptiondu diagnostic entraîne immédiatement une remarquable surdité dans la rencontre de laspécificité des troubles du patient. En cherchant à situer le sujet dans une grille préfabri-quée, les entretiens formalisés tombent sous les objections faites aux présentations demalades issues de la psychiatrie classique. « Procédez par ordre, monsieur, et les chapitressont déjà faits » ironisait Lacan. « Les 3/4 du temps que nous apportent les sujets ?s’ interrogeait-il encore àl’égard de cette pratique. Rien d’autre que ce que nous sommes entrain de leur demander, c’est-à-dire de leur suggérer de nous répondre. Nous introduisonsdans ce qu’ ils éprouvent des distinctions et des catégories qui n’ intéressent que nous » [5].Les entretiens formalisés suggérés par les DSM changent progressivement la pratiquepsychiatrique en la centrant sur le recueil de symptômes et de comportements au détrimentd’un intérêt pour le fonctionnement du sujet. Voici un exemple d’ instruction d’un jeunepsychiatre de la « nouvelle clinique », rapporté par Gasser et Stigler en forçant à peine letrait, «mettez le patient en face de vous, posez-lui des questions en vous aidant des modèles

2 Les troubles dits « affectifs » du DSM-III redeviendront plus classiquement « thymiques » dès le DSM-III-R.Troubles de l’humeur dans le DSM-IV.

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d’entretiens structurés ou semi-structurés, observez-le, comptez ses symptômes, confiez-vous à l’arbre de décisions livré avec votre Mini-DSM, comparez cette situation avec lesexemples cliniques proposés dans les Cas cliniques du DSM, dirigez le patient vers ladivision spécialisée pour le trouble diagnostiqué grâce au Mémento clinique et thérapeu-tique du DSM [6]. Il y recevra la médication, l’ information et l’éducation prévue par ladernière édition des Guidelines pour cette spécialité, et votre collègue chercheur vous serareconnaissant pour l’apport bienvenu pour son projet pharmacologique, épidémiologiqueou génétique » ([7] p. 235).

La pratique des entretiens formalisés méconnaît qu’elle s’adresse à un sujet qui peutintroduire des biais considérables dans le recueil des données : elle ne prend pas en compteque certains patients ont une tendance à l’acquiescement, et qu’à l’ inverse d’autres sontréticents àfaire part de certains de leurs troubles. Qu’ importe, il suffit que le clinicien cocheles symptômes les plus manifestes, leur durée et leur intensité, pour parvenir à diagnosti-quer un syndrome précis. La focalisation sur des symptômes objectivables coupés de toutefonction subjective suggère, sans faire de théorie, que les syndromes sont des entitésnaturelles biologiques.

Une troisième innovation technologique majeure est constituée par le diagnostic mul-tiaxial. Les cinq axes du DSM-III sont les suivants : l’axe I est constituépar les syndromescliniques proprement dits ; l’axe II note les troubles de la personnalité et les troubles dudéveloppement ; l’axe III permet de relever l’ensemble des troubles somatiques concomi-tant des troubles mentaux ; l’axe IV est destiné àestimer la sévéritéglobale des facteurs destress psychosociaux susceptibles d’avoir significativement contribué au développementou à l’aggravation des troubles actuels ; l’axe V permet d’évaluer le niveau d’adaptation etde fonctionnement le plus élevé dans l’année écoulée.

Pour qui est habitué àun diagnostic « uniaxial », il est assez difficile de comprendrel’ intérêt du diagnostic multiaxial. Le recueil de données diverses auquel il incite àprocéderévoque plutôt l’élaboration d’un dossier. Pour discerner sa logique, il faut se demander quelest le but recherché. Manifestement il s’agit de recueillir sur le patient des données aussicomplètes que possible afin de permettre àterme une appréhension statistique des coordon-nées des troubles mentaux. Une hypothèse implicite est très probablement qu’un traitementstatistique des corrélations entre les axes devrait parvenir à dégager des constantes quiporteront un éclairage nouveau sur les troubles mentaux. Cette hypothèse permet decomprendre ce qui a présidé au choix d’axes assez disparates.

Le diagnostic principal se fait essentiellement sur l’axe I ; on conçoit que si l’un dessyndromes qui le compose s’avérait en corrélation statistique privilégiée avec l’un desitems de l’axe II, III ou IV, nous obtiendrions une indication importante quant à sonétiologie. Bien entendu le choix des axes cadenasse la position du problème, il présupposequ’un syndrome psychiatrique peut soit reposer sur un type de personnalité (axe II), soit setrouver associé àun trouble somatique (axe III), soit être en rapport avec l’ intensité dustress (axe IV). Ces différentes hypothèses sont essentiellement celles de la psychiatriebiologique. Même si les types de personnalitédégagés par le DSM-III s’ inspirent parfois dela clinique psychanalytique (personnalités narcissique, borderline ou compulsive), ilstémoignent d’une rénovation de ce qui se nomma tantôt doctrine des constitutions, tantôttypologie, ou caractérologie, approches qui postulent le plus souvent un ancrage organiquedu fonctionnement qu’elles décrivent. La personnalité selon le DSM-III est « un ensemble

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de conduites fortement enracinées ». En un mot les corrélations statistiques entre l’axe I etl’axe II raniment les études typologiques, permettant de formuler dans un vocabulairenouveau les passionnantes questions soulevées par exemple dans les années 1930 par latypologie de Kretschmer dans son ouvrage « Structure du corps et caractère », les grandsmaigres (type leptosome) sont-ils prédisposés aux troubles schizophréniques ? et les petitsronds (type pycnique) aux troubles thymiques ?

Si l’on corrèle les items de l’axe I et ceux du III, on peut supposer découvrir que certainstroubles mentaux sont particulièrement associés à certains troubles somatiques, d’où l’onpourrait plus aisément remonter ensuite à la commune étiologie. Bien entendu, on peutaussi tenter de corréler l’axe II et le III, telle personnalité n’est-elle pas en affinité avec teltrouble somatique ?

La psychiatrie biologique fait encore volontiers l’hypothèse que le stress entraîne desmodifications organiques plus ou moins en rapport avec son intensité ; d’où l’ intérêt desétudes de corrélation entre l’axe I et le IV.

La volonté de se saisir du sujet par une approche objective induit une quête de donnéestoujours plus complètes, de sorte qu’ il n’y a aucune raison interne àla logique des DSM quipuisse dresser une barrière à l’ introduction de nouveaux axes. On a suggéré la structure etle fonctionnement familial, le niveau intellectuel, l’âge de première apparition des troubles,etc. Après avoir modifié l’axe IV dans le DSM-III-R, le DSM-IV s’attaque au problèmeen faisant trois propositions d’axes « demandant des études complémentaires » : uneéchelle de fonctionnement défensif, ou une échelle d’évaluation globale du fonctionnementrelationnel, voire une échelle d’évaluation du fonctionnement social et professionnel.

Les thérapeutes familiaux, les éthologues, les ergothérapeutes, les travailleurs sociauxmiliteront en faveur de l’ introduction de ces deux dernières échelles, il est probable que leDSM-V s’enrichira d’un ou deux axes de plus. En revanche les psychanalystes ne serontsans doute pas de fervents partisans de l’échelle de fonctionnement défensif qui place sur lemême plan mécanismes de défense freudiens (clivage, refoulement, identification projec-tive...) et styles de coping des cognitivistes (capacité de recours à autrui, auto-affirmation...), de sorte que la défense n’est pas dirigée contre l’angoisse, mais contre lestress ou les conflits émotionnels.

La logique des derniers DSM engage l’appréhension des troubles mentaux dans unprocessus d’ infinitisation : elle incite à concevoir à jamais des axes supplémentaires et denouvelles catégories, un chapitre additionnel du DSM-IV esquisse même «une formulationen fonction de la culture », et comme il ne faut rien laisser échapper on s’efforce encore deprendre en compte les «Autres situations qui peuvent faire l’objet d’un examen clinique »([8] p. 789). Dès lors, non seulement le volume des DSM ne cesse de gonfler, mais lescatégories diagnostiques subissent une véritable inflation : en 1952 le DSM-I en dénom-brait 106, en 1968 le DSM-II en décrit 182, avec le DSM-III on passe à 265, 292 avec leDSM-III-R, le DSM-IV opère un nouveau bond en atteignant 392. Cependant les concep-teurs de la dernière version commencent às’ inquiéter de cette multiplication, de sorte qu’ ilscherchent à promouvoir des critères plus sévères pour l’ introduction de nouvelles catégo-ries, ils n’en sont pas moins obligés de poursuivre le processus en mettant à l’étude 24nouvelles catégories dans l’annexe B. L’approche descriptive multiaxiale ne génère aucunelimite interne, elle porte à un affinement toujours plus précis et plus complexe de l’obser-vation, or elle ne dispose d’aucun organisateur théorique de la diversité ; un tel emballe-

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ment de la pensée descriptive en psychiatrie ne peut avoir que deux issues, soit périr de songigantisme, soit abandonner la décision diagnostique aux ordinateurs.

Des études complémentaires sont censées trancher dans les débats à venir concernantl’ introduction de nouvelles catégories ou de nouveaux axes. Cependant les renseignementsrestent extrêmement incertains quant aux méthodologies qui seront employées. Il y a àcelade bonnes raisons si l’on examine quelques précédents historiques qui mettent en lumièrel’ importance des groupes de pression dans le processus de décision. Leur poids politique, àl’ intérieur de l’APA, et même parfois à l’extérieur de celle-ci, constitue parfois un élémentplus déterminant que des données scientifiques sur l’ interprétation desquelles les expertsdivergent souvent.

La montée en puissance des associations d’homosexuels dans les années 1970 futconcomitante d’actions mises en place pour faire disparaître le diagnostic d’homosexualitédes catégories psychiatriques, tel qu’ il figurait dans le DSM-II. Ces associations, parmilesquelles celle des psychiatres gays, parvinrent àobtenir en 1973 un vote à l’unanimitéduConseil d’administration de l’APA pour supprimer le diagnostic d’homosexualité et leremplacer par celui de perturbation de l’orientation sexuelle. Il apparut cependant néces-saire que la scientificitéde cette décision se trouve confirmée par un référendum effectué —aux frais des groupes gays — auprès de l’ensemble des membres de l’APA. Il en résulta en1974 le rejet du diagnostic d’homosexualité : 58 % des psychiatres nord-américains furentfavorables à cette proposition ; 37 % votèrent contre. Néanmoins, bien qu’ayant voté enfaveur de la suppression, Spitzer n’était pas totalement convaincu du bien-fondé de ladécision ; aussi prit-il l’ initiative d’écrire un article théorique pour justifier la notiond’homosexualité ego-dystonique, diagnostic réservé à ceux que leurs pulsions homo-sexuelles plongent dans le désarroi. Il imposa celui-ci dans le DSM-III contre l’avis desgroupes gays. Ceux-ci décidèrent en 1980, rapportent Kirk et Kutchins, de ne pas se lancerdans une nouvelle bataille publique, àl’ instar de celles qu’ ils menèrent au début des années1970 lors des Congrès de l’APA. Ils auraient pu perdre celle-ci et craignaient que l’APA nerevienne à une position plus conservatrice. « En gardant le silence sur l’ introduction del’homosexualitéego-dystonique, ils estimèrent qu’ ils contribueraient à la perception par lepublic que l’APA avait abandonnél’ idée d’une homosexualité àcaractère pathologique [...]La sagesse de cette décision trouva confirmation en 1987, lorsque l’homosexualité ego-dystonique fut éliminée » du DSM-III-R. Les principales justifications de cette suppressionfurent que l’homosexualitéego-dystonique était rarement utilisée dans la pratique cliniqueet qu’elle n’avait fait l’objet que de peu d’articles dans la littérature scientifique ([3] p. 154).Or, si l’on devait prendre au sérieux un tel critère de fréquence, pourquoi maintenir dans leDSM-IV, le frotteurisme3, la trichotillomanie4, voire la fugue dissociative ? Le lourdappareil scientifique mis en avant par l’APA pour justifier ses choix n’est bien souvent quepoudre aux yeux, masque utilisé àdes fins politiques. Tous les changements d’une éditionà l’autre, même ceux abandonnés rapidement, sont initialement présentés comme scienti-fiquement fondés ; en fait, notent Kirk et Kutchins, « les catégories diagnostiques varient enfonction de négociations politiques au sein de l’APA » ([3] p 300). Le plus souvent les

3 Le frotteurisme : acte de toucher et de se frotter contre une personne non consentante.4 La trichotillomanie : (Trouble du contrôle des impulsions). Arrachage répété de ses propres cheveux

aboutissant à une alopécie manifeste.

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données scientifiques n’apportent pas de réponses déterminantes en elles-mêmes, c’estl’ interprétation des données qui est décisive, et celle-ci relève d’une décision, politique ousubjective, ancrée dans l’adhésion à une théorie, même quand celle-ci se masque sousl’athéorisme.

La névrose traumatique freudienne est une entiténosologique tombée dans l’oubli pourla psychiatrie nord-américaine moderne. Elle ne figurait ni dans le DSM-I ni dans leDSM-II. Quand les cliniciens s’y trouvent confrontés du fait de la guerre du Viêt-Nam, ilsla redécouvrent en la nommant d’abord « post-Vietnam syndrome ». La fréquence de cettepathologie, constatée à partir des années 1970, conduisit à la création en 1977 d’un« Groupe de travail des combattants du Viêt-Nam » dans lequel des psychiatres élaborèrentun nouveau syndrome : le « Post-traumatic stress disorder ». Les anciens combattants duViêt-Nam militèrent alors pour la reconnaissance de ce syndrome afin de pouvoir êtresoignés gratuitement dans les Veterans hospitals qui leur sont réservés. L’ insertion du« Post-traumatic stress disorder » dans le DSM-III fut nécessaire pour que les compagniesd’assurances découvrent l’existence de cette pathologie.

D’autre part, la dénomination des troubles représente parfois un enjeu essentiel pour lesrésultats de l’ industrie pharmaceutique ; c’est pourquoi les laboratoires les plus importantsmettent maintenant en œuvre des actions de lobbying afin de faire évoluer la nosologie dansun sens conforme à leurs intérêts. Les raisons de la soudaine apparition de la dénomination« trouble anxiétésociale »dans le DSM-IV est àcet égard exemplaire. Pignarre indique sonorigine dans un problème auquel se trouvent confrontés les laboratoires britanniquesSmithKline Beecham (SKB) : trouver une niche pour un antidépresseur afin de lui donnerune originalitéet grandir sur le marchéen élargissant et en rendant robuste cette niche. Pourcela, ils décident de promouvoir le trouble de « l’anxiétésociale ». « Il s’agit, note Pignarre,d’une nouvelle formulation pour les phobies sociales. Mais le mot phobie est un obstacle àl’élargissement de la niche. Qui peut avoir envie de se faire soigner pour un trouble appeléainsi ? Aussi SKB mène-t-il une double bataille : pour le changement de nom du trouble etpour la reconnaissance de l’efficacité de son antidépresseur (la paroxetine) dans cettesous-catégorie. SKB s’appuie sur des associations de patients pour obtenir le changementd’un nom considéré comme dévalorisant. Ils ont presque obtenu gain de cause, puisque ladernière édition du DSM — le DSM IV — a retenu aussi l’appellation « trouble de l’anxiétésociale » en la plaçant entre parenthèses au chapitre des phobies sociales. Il a sans doutefallu un important travail de lobbying pour arriver à ce résultat » ([9] p. 111). Travail quis’exerce par l’organisation de réunions scientifiques, par la promotion d’articles ou delivres, par le soutien à certains numéros de revues, etc.

On constate qu’une pathologie mentale possède plus de chance d’être introduite dans lesDSM si elle est soutenue par un groupe de pression suffisamment puissant suscité parl’ importance des enjeux économiques. On ne peut que conseiller aux ondinistes (auxquelsHavelock Ellis consacre un chapitre de plus de cent pages dans ses études de psychologiesexuelle) ([10] pp. 166-280) ou aux onycophages de se regrouper. On se demande d’ailleurspour quelles raisons les trichotillomanes ou les frotteuristes sont parvenus àse faire agrééerpar les psychiatres américains tandis que les onycophages, assurément plus nombreux, setrouvent encore en attente. Bref, les catégories des DSM relèvent parfois de l’hétéroclite etdonnent souvent une impression d’arbitraire. Les concepteurs de ces ouvrages assurentqu’elles ont été sélectionnées sur des bases scientifiques, mais ils concèdent dans le

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DSM-IV « qu’ il a été impossible de définir des critères absolus et infaillibles pourdéterminer quand un changement devait être fait » ([8] p. XXVI). Les tribulations del’homosexualité nous en avaient déjà convaincus.

2. La fidélité inter-cotateurs5

L’argument majeur mis en avant par les concepteurs du DSM-III en faveur de leurréalisation réside dans l’amélioration de la fidélitédiagnostique inter-cotateurs, c’est-à-direde la cohérence dans les diagnostics attribués par des cliniciens différents aux mêmespatients. « Les résultats présentés dans une annexe, affirment-ils, indiquent généralementune fidélitélargement supérieure àcelle obtenue précédemment avec le DSM-II » ([2] p. 8).On note une certaine prudence dans la formulation ; d’autant plus justifiée quand onexamine de près ces résultats ; pourtant, pendant plus d’une décennie, même les détracteursdu DSM-III adhérèrent à l’opinion selon laquelle le problème de la fidélité diagnostiqueavait été quasiment résolu grâce au nouveau Manuel.

Malgré plusieurs biais méthodologiques en faveur de l’amélioration de la concordancestatistique (en particulier négligence de la prévalence du trouble, échantillons très limités,etc.), les résultats concernant la fidélité diagnostique du DSM-III, en s’appuyant sur lescritères fixés par Spitzer lui-même, sont loin d’être excellents. «Un kappa élevé(en généralde 0,7 ou plus), écrit ce dernier en 1979, indique un bon niveau d’accord sur la présence ounon, chez le patient, d’un trouble appartenant à une classe diagnostique déterminée » ([3]p. 233). Or, si l’on examine, comme l’ont fait Kirk et Kutchins, les principales donnéesstatistiques fournies par les concepteurs du DSM-III, on constate clairement qu’ellesn’atteignent pas ce qu’eux-mêmes considèrent être une bonne fidélité diagnostique. Ilressort de trois études majeures que, pour les catégories de l’axe I des patients adultes, 31des kappas sont au-dessus de la barre de 0,7, mais que largement plus de la moitié, soit 49,se trouvent en-dessous. Sur l’axe II, celui des troubles de la personnalité et du développe-ment, les résultats sont franchement médiocres, un seul des kappas atteint le niveau 0,7,aucun des kappas globaux de l’axe II n’y arrive. Sur l’axe III, celui des troubles physiques,on ne saurait douter de sa bonne fidélité, puisque, le concernant, aucune étude n’a étépubliée dans les années 1980. Sur l’axe IV, la gravité des facteurs de stress, évaluée demanière pourtant simple, avec une échelle comportant sept degrés, le kappa pour les adultesn’atteint pas 0,7. Seuls les résultats obtenus sur l’axe V, le niveau d’adaptabilité le plusélevédans l’année écoulée, parviennent à la hauteur de la norme auto-imposée. Or, celle-cis’avère déjà indulgente, car Spitzer en 1974 la considérait insuffisante quand il s’y référaitdans un article rédigé pour discréditer la fidélité du DSM-II ([3] p. 233).

Qui plus est, les critères de concordance définis par les concepteurs du DSM-III sont silarges sur l’axe I et II que les résultats précédents apparaissent plus médiocres encore. Demultiples objections peuvent être faites aux études de fiabilité menées pour conforter le

5 Les traducteurs de «Aimez-vous le DSM ? »parlent de fiabilitéplutôt que de fidélité. La fiabilitéest la qualitéd’un matériel dans lequel on peut avoir confiance, dont la probabilitéde tomber en panne, de ne plus fonctionner,est très faible. Il semble plus exact de faire référence à la fidélité diagnostique inter-cotateurs pour désignerla capacitédes cliniciens àuser de cet outil afin de mettre leurs diagnostics en conformité, c’est-à-dire de les faireconverger.

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progrès introduit par le DSM-III ; sans entrer dans la technicitéde ces critiques, rapportonssimplement la conclusion de deux commentateurs américains de la qualitéméthodologiquedes épreuves de terrain : « Certains aspects de la recherche laissaient beaucoup à désirer.[La fiabilité était fondée sur] une concordance dépendant de la proximité entre collègues,[...] une donnée inconnue qui différait de paire en paire, [...] pas d’uniformité dansl’ information fournie, [...] pas de contrôle sur le respect des règles et aucun moyend’empêcher que se consultent deux cliniciens supposés établir indépendamment le dia-gnostic. [Les résultats des épreuves de terrain], concluaient-ils en 1980, ne contribuentguère à l’assise scientifique du DSM-III » ([3] p. 255).

Les affirmations répétées selon lesquelles le DSM-III a fait progresser la fidélitédiagnostique ne reposent que sur des interprétations des données connues systématique-ment orientées dans un sens favorable. Il ressort des analyses de Kirk et Kutchins, fondéessur l’ensemble des études de fiabilité disponibles pour le DSM-III, qu’en utilisant lescritères proposés par Spitzer lui-même en 1974, la fiabilité du DSM-III devrait êtrequalifiée de au mieux passable et de extrêmement variable. [...] Le langage de l’échec,affirment-ils, aurait été plus approprié que celui de la réussite. Au mieux, un langages’appliquant à une amélioration partielle et strictement limitée aurait pu être utilisé »([3]p.288).

Il est étonnant qu’en se donnant de grandes facilités méthodologiques dans les étudesvisant àapprécier la fidélitédiagnostique du DSM-III, celle-ci n’ait pas opéréun spectacu-laire bond en avant. D’ailleurs, les concepteurs du Manuel eux-mêmes furent plutôt déçuspar leurs propres études. Comprenant bien le danger qu’ il y aurait à trop vouloir prouverune fidélité diagnostique douteuse, Spitzer et al. se contentèrent bientôt d’affirmer que leproblème avait été résolu et qu’ il n’était plus nécessaire de le soumettre à de nouvellesétudes. Il semble qu’elles soient considérées maintenant comme secondaires. Spitzer en1991 « a mis en question l’utilitéde nouvelles études de fiabilitéet avancéque lorsque lesprofessionnels finissent par tomber d’accord, aucune donnée empirique n’est plus néces-saire pour prendre des décisions » [11]. Il souligne ainsi pertinemment que le succès desDSM repose sur un phénomène politique, l’adhésion d’un groupe professionnel à sonidéologie, bien plus que sur des études scientifiques.

L’affirmation centrale dont dépend le succès scientifique des DSM ne s’appuie suraucune étude convaincante. Celles dont on dispose laissent penser que dans l’ensemble leprogrès obtenu par rapport au DSM-II est faible voire inexistant.

3. La validité diagnostique

La mise en avant d’une supposée résolution du problème de la fidélitédiagnostique s’estaccompagnée de la suggestion implicite selon laquelle celui, plus important encore, de lavaliditédiagnostique se trouvait ipso facto suivre la même amélioration. La question de lavalidité d’un diagnostic introduit la dimension du référent : que désigne le terme dans leréel de la clinique ? Parvient-il à cerner un authentique type clinique ? C’est-à-direappréhende-t-il un trouble bien délimitépar rapport àd’autres ? Un trouble dont on puisseporter avec constance le diagnostic tout au cours de son évolution ? Un trouble est sansconteste valide si son étiologie, son pronostic et son traitement sont connus. On sait que cen’est pas le cas pour la plupart des troubles isolés par les DSM. Leurs concepteurs

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eux-mêmes doivent en convenir : « Il faut néanmoins se rendre compte du fait que, pour laplupart des catégories, écrivent-ils dans le DSM-III-R, les critères diagnostiques reposentsur un jugement clinique et n’ont pas encore été totalement validés par des donnéesconcernant d’ importantes corrélations, telles l’évolution clinique, le pronostic, l’histoirefamiliale et la réponse au traitement » ([4] p. XXVI). L’optimisme implicite de l’assertionprécédente, « pas encore totalement validés », mais, doit-on entendre, cela ne saurait tarder,se trouve plus tempéré dans le DSM-IV. De nouvelles connaissances, constate-t-on,conduiront indubitablement à « l’ identification de nouveaux troubles et au retrait decertains autres dans les classifications ultérieures » ([8] p. XXX). Ainsi les DSM sont-ilsmaintenant engagés dans un processus de révision incessant qui permet d’ incorporer lesdonnées qui démentent la validité de catégories antérieures.

Certes, le problème de la validité des nosologies psychiatriques n’est pas propre auxDSM, pour chacune d’elles il constitue une difficulté irrésolue, de sorte que la seulequestion que l’on puisse légitimement poser aux DSM consiste àsavoir s’ ils permettent defaire avancer les recherches sur ce point essentiel. Si ces Manuels représentent réellement leprogrès qu’ ils annoncent pour leur science, leur découpage novateur de la clinique doitpermettre le dégagement d’entités bien circonscrites à partir desquelles les chercheurspourront élaborer des hypothèses heuristiques. Améliorer la validitédu diagnostic psychia-trique est beaucoup plus important que de faire progresser sa fidélité. Or, rien n’ indique queces deux notions soient corrélées. Il est difficilement concevable qu’une amélioration de lavaliditéentraîne une diminution de la fidélité: si le trouble est mieux cernépar la nosologie,son identification par les cliniciens doit progresser. En revanche, et c’est probablement lapente des DSM, les faibles améliorations de la fidélité sont compatibles avec une diminu-tion de la validité. Ainsi, par exemple, découper l’hystérie en syndromes plus aisémentidentifiables fait sans doute progresser la fidélitémais n’améliore en rien la connaissance dela spécificité de l’hystérie. Il n’est pas nécessaire de faire référence aux hypothèsespsychanalytiques pour aboutir aux mêmes constatations. Dix ans après l’ introduction dukappa, rapportent Kirk et Kutchins, deux auteurs, Carey et Gottesman, en 1978, « attirèrentl’attention sur le fait que, dans certaines circonstances, la quête de la fiabilitédiagnostiquepuisse se traduire par une diminution de la validité. Par exemple, en vue de s’assurer queseuls ceux qui sont schizophrènes sont bien diagnostiqués comme tels (en d’autres termespour tenter de réduire le nombre de faux positifs — les personnes diagnostiquées à tortcomme schizophrènes), les critères de la schizophrénie peuvent être redéfinis de façon plusspécifique et stricte. Cette opération est susceptible de réduire le nombre de faux positifs etd’augmenter la fiabilité diagnostique. Mais en même temps, elle pourrait augmenter lenombre de faux négatifs — ceux qui souffrent de schizophrénie tout en ne répondant pas àl’ensemble de ces critères plus rigoureux — et saper la validité de la nouvelle définition,plus stricte de la schizophrénie. Dans cet exemple, une fiabilité plus élevée ne signifie pasobligatoirement une validité élevée. Carey et Gottesman suggéraient que le terme defiabilité est souvent — mal — interprété : jouissant de qualités intrinsèques, plutôt quesubordonné àl’amélioration de la validité. Ils concluaient que la légitime fierté devant lessuccès rencontrés dans l’estimation de la fiabilité pouvait « donner une fausse impressionde progrès dans la résolution des problèmes posés par la nomenclature et la taxonomie »([3] p. 85).

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Les diagnostics des DSM ne prennent guère en compte l’évolution des troubles, ceux-cidoivent avoir été observés pendant une période qui ne dépasse jamais quelques mois pourêtre authentifiés. Il est donc relativement aiséde s’appuyer sur la clinique pour montrer quede nombreux diagnostics opérés à l’aide de ces Manuels ne sont pas valides.

Une éclosion schizophrénique chez un sujet jeune, sous la forme d’une dépressionatypique, phénomène clinique qui n’est pas rare, et parfaitement objectivable si l’ondispose du temps nécessaire, sera classédans le DSM-IV comme trouble dépressif majeur(Trouble de l’humeur). Il suffit pour cela qu’ il se poursuive plus de deux semaines.

On ajoutera que des passages du Trouble obsessionnel-compulsif (Trouble anxieux) à laSchizophrénie ont étédécrit de longues dates par la psychiatrie classique ; que des troublesde l’ identité sexuelle (transsexualisme) évoluant vers les troubles psychotiques sontconnus ; que des troubles anxieux cèdent parfois pour faire place àdes troubles sexuels, queles troubles liés àune substance (troubles addictifs) peuvent être remplacés par des troublesde l’humeur, etc. Bref, nul doute que les catégories diagnostiques du DSM-IV restent despassoires incapables de se saisir de constantes subjectives. Il suffit d’une expérienceclinique dépassant les quelques mois pour que la piètre validité des catégories des DSMapparaisse à des cliniciens même prévenus en sa faveur. Ainsi, Laurence Hartmann,Président de l’APA, déclare en 1991: « Ils ont promu la clartéet la fiabilité, mais beaucoupde cliniciens pensent qu’ ils ont sacrifié la validitéet l’ intégritéde la personne » ([3] p. 400).

À l’observation longitudinale qui permet de constater la modifications des symptômes,parfois même le changement de classe diagnostique, chez un même sujet, on objectera quela médecine somatique témoigne que chacun peut présenter des maladies différentes en desmoments successifs. Cependant, on peut douter qu’ il s’agisse de troubles différents quandon constate un passage progressif de l’un à l’autre, par exemple de symptômes obsession-nels compulsifs à la schizophrénie, ou d’un épisode dépressif à un trouble délirant. Desurcroît, on ne peut plus guère douter qu’ il s’agisse d’une même pathologie à expressionsdifférentes quand on constate un balancement rapide des symptômes chez un même sujet.« J’ai constatéchez trois malades de la Salpêtrière un fait étrange, rapporte Janet en 1911,c’est que la cessation des vomissements semblait amener du délire et qu’ il y avaitalternance entre ces deux phénomènes » [12]. J.-P. Falret fait une observation du mêmeordre, relatée de manière un peu plus précise. « Je me rappelle, écrit-il en 1864, avoir donnédes soins à une jeune dame, d’une constitution très nerveuse, chez laquelle les premièresépreuves du mariage déterminèrent des souffrances utérines presque apyrétiques6 et que jequalifiai de névropathie hystérique. Un jour on accourt chez moi pour m’annoncer que cettedame venait d’être prise de délire, et, en effet, elle méconnaissait son époux et sa mère ; jefus pendant quelques heures la seule personne qu’elle reconnût ; seul je pouvais fixer sonattention et obtenir d’elle des réponses pour la plupart justes. Les douleurs utérines quiavaient cessé reparaissent tout d’un coup : Mon Dieu ! que je souffre dans le bas-ventre !s’écrie la malade ; et le délire disparaît aussitôt àla grande surprise des assistants... » ([13] Ip. 390). En quelques instants, les troubles somatoformes de cette malade se sont retrouvésdéportés dans une autre catégorie, celle des troubles dissociatifs, dans laquelle il faudraitranger l’amnésie systématisée de la patiente, nommédélire par Falret. Et quelques instantsplus tard, elle fait retour dans les troubles somatoformes ! Qui ne conçoit que, pour

6 Apyrétique : qui n’est pas accompagné de fièvre.

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appréhender la logique de tels phénomènes, l’hypothèse de l’hystérie est infiniment plusheuristique que la centration de la recherche sur le symptôme ?

4. Une relation clinique aseptisée et réductrice

Bien avant la révolution des modernes DSM, dès 1957, Minkowski mettait pertinem-ment en garde contre la réduction qu’ ils opèrent. « C’est qu’ il y a hallucination ethallucination, écrivait-il, comme il y a anxiétéet anxiété. Séparéde son contexte vivant, lesymptôme, isoléet généralisé [...] àoutrance, « abstraction » déjà jusqu’à un certain degréen ce sens, se met automatiquement presque en perspective sur le neurologique, tandisqu’en réalité il puise sa signification dans le fond mental dont il procède. Et c’est ce fondqui devient maintenant et en premier lieu « l’objet » de nos investigations, dans sa structureparticulière, dans le mode d’existence qu’ il réalise. Il est évident [...] que l’euphorie d’unmaniaque, celle d’un paralytique général ou encore, l’euphorie béate d’un idiot ne sont plusdu tout la même chose. C’est le fond mental qui prime. Il en est de même de l’anxiétéet dela dépression, et à vrai dire de tout symptôme [...]. La psychopathologie prend son essornon àpartir du symptôme, mais àpartir des divers fonds mentaux avec les structures qui lescaractérisent ; elle est ainsi plus proche du syndrome que du symptôme, bien que lesyndrome ne soit pas le terme tout à fait approprié pour désigner le fond mental avec sondynamisme » [14].

L’assimilation des troubles mentaux à des symptômes et comportements manifestesconduit progressivement à une autre assimilation : guérir, c’est faire disparaître le symp-tôme ou la plainte apparente. En dépit de l’a-théorisme étiologique annoncé, retenir cesseuls critères oriente nettement l’utilisateur des DSM vers les traitements comportemen-taux et biologiques. En arasant le sens des symptômes, ces manuels tentent de produire unforçage épistémologique propre à livrer les troubles psychiques à la pharmacologie.

Qui plus est, ils produisent un appauvrissement dans l’art de la rencontre et du dialogue.On ne saurait certes leur faire grief de négliger la dimension du transfert et du fantasme,trop chargée de présupposés théoriques à leur gré, mais la conception aseptisée de larelation, qui fait l’ impasse sur la nécessaire confiance à instaurer par le clinicien, faute dequoi le patient peut s’avérer réticent, rend parfois la relation impropre à la visée diagnos-tique qu’elle se propose. « Fixésur le diagnostic d’un trouble qu’ il faut enlever, soulignentGasser et Stigler, le médecin oubliera qu’un trouble peut servir à détourner son attentiond’un malaise situétout àfait ailleurs, sur lequel il aurait étéplus indiquéde mettre le doigt »([7] p. 241).

C’est très précisément ce que m’a appris M. J. Il se présente comme un homme timide,la cinquantaine dépassée, débordéde travail parce qu’ il ne sait pas dire non, il est homme àtout faire dans une institution scolaire privée, il se plaint essentiellement d’une difficulté àentrer en contact avec les autres. La moindre réunion de famille l’angoisse plusieurs joursà l’avance, même quand il s’agit de gens qui lui sont sympathiques. La rencontre est encorebien plus difficile quand il s’agit d’étrangers. Il s’efforce d’éviter au maximum les contactssociaux, ce à quoi il parvient assez bien grâce à une pratique assidue du bricolage.Cependant, sa femme est une personne très active, conseillère municipale, membre denombreuses associations, et elle lui demande de participer àsa vie sociale, il lui est difficilede dire non, de sorte qu’ il se trouve souvent entraînédans des situations pénibles, parfois si

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angoissantes qu’ il doit fuir. Il souffre d’être obligé répétitivement de se confronter à larencontre des autres. Nul doute que ce sujet correspond pour les DSM au diagnostic de« phobie sociale », dont la caractéristique essentielle « est une peur marquée et persistantedes situations sociales ou de performance dans lesquelles un sentiment de gêne peutsurvenir », tandis que « l’exposition à la situation sociale ou de performance provoquepresque invariablement une réponse anxieuse immédiate » chez un sujet qui reconnaît le« caractère excessif ou irraisonnable » de sa peur. Il convient donc de le situer dans la classedes troubles anxieux, et de lui donner un traitement visant àréduire l’anxiété. Il faudra plusd’un an et demi d’entretiens hebdomadaires pour qu’ il me révèle que son trouble doit en faitêtre classéen un tout autre chapitre. Pourquoi ce délai ? Parce qu’ il lui fut nécessaire pouraccorder sa confiance. Il avait été hospitalisé quinze ans auparavant pour un épisodedépressif grave, et il avait alors fait l’expérience de l’ incompréhension suscitée chez lessoignants par ce qu’ il appelle « ses bruits ». Pourtant, depuis cette hospitalisation, où il futtraitépar sismothérapie, depuis quinze ans, il perçoit presque en permanence des « bruits ».Il se souvient que les premières fois qu’ il les a perçus ils venaient des oiseaux du jardin del’hôpital. Au début, il en était plutôt content, ils l’aidaient en lui donnant des réponses auxnombreux pourquoi qui le tourmentait ; mais aujourd’hui il est incertain quant au crédit àleur accorder. Ces «bruits » se montrent volontiers critiques àson égard. Ce qu’ ils lui disentle plus souvent n’est guère encourageant : « T’es radin, t’es un salaud, mais ça va... ».Viennent-ils de Dieu, sont-ils de bon conseil ? ou sont-ils envoyés par le Malin ? Il n’arrivepas à se prononcer àcet égard. Son apparente phobie sociale est en fait déterminée par seshallucinations, c’est parce qu’elles l’accaparent, et qu’elles lui disent le plus souvent deschoses désagréables, voire insultantes, qu’ il lui est très difficile de fonctionner socialement.Il essaie de se régler sur elles, mais elles le dévalorisent, de sorte qu’elles constituentl’élément majeur de son malaise. Seule sa femme a connaissance des « bruits », maiselle-même, en laquelle le patient a toute confiance, n’aime pas qu’ il parle de cela. M. J.conçoit très bien que les autres risquent de le prendre pour un fou s’ il en fait trop état, c’estpourquoi certains le qualifieraient de sujet « réticent ». Il risque fort de l’être à jamais pourun clinicien nourri au DSM, pour qui la qualitéde la relation et la confiance du patient sontdes éléments négligeables, car non objectivables.

Que faire pour lutter contre la réticence quand le clinicien ne considère pas utile deprendre le temps d’ instaurer une relation de confiance pour établir le diagnostic ? Laposition du problème en ces termes porte en germe la pente àfaire violence au patient pourlui extirper les renseignements qu’ il ne consent pas à livrer. De Clérambault était conscientdu problème, et sa pratique à l’ Infirmerie spéciale, qui l’ incitait à orienter rapidement lesmalades, ne lui laissait guère plus de temps qu’au clinicien DSM. Aussi parfois n’hésitait-ilpas àrecourir àdes moyens peu délicats pour vaincre la réticence, l’un d’eux étant de retirersoudainement la chaise sur laquelle le malade était en train de s’asseoir, afin de provoquersa colère 7. Nul doute qu’on découvrira bientôt des moyens plus subtils pour lutter contre ladifficulté, mais prendre de front la réticence n’en restera pas moins faire violence au patient.

7 « Il avait une certaine façon de manipuler les malades, rapporte Paul Sivadon qui fut interne chez Clérambaulten 1929, et en particulier de les sadiser [...] de mille façons. Il faisait attendre, d’abord, pendant des heures —l’attente inspire le respect, disait-il —, aussi bien les malades que leur famille. Je l’ai vu à plusieurs reprisesdemander au malade de s’asseoir et au moment où il s’asseyait, retirer la chaise de manière à ce que le sujets’écrase par terre, ceci pour provoquer un déblocage. Il y arrivait d’ailleurs avec certains paranoïaques mutiques,

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La phobie sociale de M. J. est facilement discernable, car elle constitue le trouble qu’ ilmet en avant, mais elle se trouve en dépendance d’un trouble plus pertinent cliniquement,les hallucinations verbales. Pourtant les données recueillies avec un tel patient par unclinicien DSM iraient enrichir les connaissances statistiques des troubles anxieux sansjamais parvenir à rejoindre celles du « Trouble psychotique non spécifié » dans lesquelleselles devraient être rangées.

De telles erreurs, associées au manque de validitédes DSM, génèrent une stérilisation dela recherche dans la psychiatrie moderne : depuis le déclin de la psychiatrie classique,aucune découverte marquante ne s’est produite, aucun marqueur biologique d’ importancen’a étédégagé, tandis que les rares syndromes nouveaux, àl’exception de l’autisme, ont étéisolés par des non-psychiatres : le transsexualisme par un endocrinologue ; le syndrome deLasthénie de Ferjol par un hématologue, le syndrome de Münchausen par un généraliste, lesyndrome d’Asperger par un pédiatre, etc.

5. Les dangers des idéaux normatifs implicites

Les DSM reconnaissent qu’ ils sont dans l’ incapacité de définir avec rigueur le conceptmajeur sur lequel ils sont construits : celui de « trouble mental ». Or ce choix épistémolo-gique a une conséquence de poids, implicite et non discutée, il entraîne une conception dela guérison comme étant un état d’absence de trouble. Il génère l’ idéal d’une personnalitésans conflit. Conception non seulement naïve, mais parfois nocive. Deux exemples pour lemontrer.

Arielle appartient à une catégorie de sujets asymptomatiques qui laissent le clinicienforméau DSM dans un certain embarras initial. Il est très difficile de situer leur plainte dansune logique des troubles fondée sur l’objectivation des symptômes. Ce dont ils souffrentvraiment ne peut se discerner qu’à une écoute attentive et suffisamment prolongée.

Arielle exerce son métier et ses fonctions de mère de famille de manière satisfaisante.Pour les autres elle paraît adaptée et heureuse. Pourquoi vient-elle dès lors s’adresser àunanalyste ? Essentiellement parce qu’elle éprouve un profond désarroi qui trouve son originedans le fait que pour elle rien n’a de sens. Elle n’en est aucunement dépressive, elle n’estpas même triste, mais elle a le sentiment que son être est atteint, que depuis toujoursquelque chose fonctionne mal en elle. « Je m’adapte à toutes les situations, les autres nes’aperçoivent de rien, mais il n’y a pas de moteur, ça ne prend pas sens. Tout peutm’ intéresser, mais rien ne reste. Je cultive le rien, je suis accrochée au rien, je n’ai pasd’opinion, pas de savoir, je ne fais rien. Je n’ai pas d’ idées de suicide, mais j’ai l’ impressionque quelque chose me pousse vers la mort, là où on trouve le calme ». De tels proposévoquent une carence du fantasme fondamental. Ils induisent l’hypothèse d’une structurepsychotique. Un discret trouble du langage vient à son appui : « Chaque moment est bien,dit-elle, pourtant l’ensemble de la journée ne l’est pas : le un plus un plus un ne se fait pas ».Cette difficulté àprocéder au bouclage de la signification paraît un indice d’une défaillancede la fonction phallique.

qui, à la suite d’une humiliation de cet ordre, exprimaient des sentiments de colère et d’hostilité qu’ ils avaientdissimulés jusqu’alors ». Cf Paul Sivadon [15].

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Il se confirme par la suite que l’orientation dans l’existence conférée par le fantasmefondamental lui fait défaut. « Ma vie, affirme-t-elle, est faite de scènes décousues. Lesséances de psychothérapie, c’est comme ma vie, je les fais une àune, sans lien entre elles.8

J’ai une gestion besogneuse du quotidien qui n’est pas sous-tendue par un but. Ma prise denotes compulsive reflète cela, j’en ai partout, je suis envahie, je multiplie les notes, j’aibeaucoup de mal à les classer, je n’arrive pas àmettre de l’ordre dedans, ni dans mes idées.Pourtant cela m’aide à préserver le quotidien. Je rédige beaucoup d’emplois du temps quime permettent de mieux entrevoir le lendemain. Mais je n’ai pas de fil directeur. Je ne saispas ce que c’est qu’un but. Je suis incapable de faire des projets. Je ne sais tellement pas queje suis obligée de faire confiance. J’attends que mon mari se détermine, après je m’aligne.De manière générale, je me règle sur des schémas, mais le sens me manque ». Dès lors, elles’avère contrainte de se tourner vers les autres pour s’orienter dans l’existence. « Quand lesgens s’ intéressent àmoi, confie-t-elle, ça me porte un peu, mais si peu ». Le soin pris àsonimage ne s’enracine guère en une volontéde séduire : il s’agit plutôt pour elle de masquerce qu’elle nomme « le tas de boyaux ». Parfois, confie-t-elle, pour me rassembler, je meregarde dans une glace, j’y vois ce que les autres voient ». Cette formule indique que sonregard sur elle-même se règle d’après l’opinion des autres, ce qui lui suggère le plussouvent d’adopter une attitude conformiste. « Je tiens par l’ image, note-t-elle, si bien qu’ ilm’arrive de me demander ce que j’aurais fait si j’avais été aveugle, j’aurais peut-être étécomplètement confuse ». Si Arielle s’avère bien adaptée, et si elle ne présente pas lefonctionnement «comme si », elle le doit pour une grande part àla présence de son mari. Cequ’elle exprime en une formule lapidaire: « je ne tiens à rien et pourtant je suis trèsdépendante de mon mari. C’est paradoxal ». Elle précise : « je ne supporte pas qu’onattaque mon mari : c’est comme scier la branche sur laquelle je suis assise. Je m’alimente àses pensées ».

Pourtant Arielle affirme par ailleurs n’avoir découvert la souffrance qu’après sonmariage. Lors de son enfance et de son adolescence, elle écartait aisément les problèmes,elle mettait les gens dans sa poche, elle s’arrangeait pour que l’avenir soit le bonheur. « Jem’appuyais sur mon nom », observe-t-elle, en effet son patronyme de naissance évoque uneidée de jeunesse et de gaieté. Nommons-là « Jouvence ». « J’étais gaie, insouciante,chouchoutée8. Dès toute petite je puisais là une détermination à être heureuse ». Lapropension à la substantivation du patronyme, souvent notée chez des sujets de structurepsychotique, avait été mise par Arielle de manière originale au service de repères imagi-naires stabilisants. « Or, poursuit-elle, après mon mariage, quand j’ai perdu le nom de monpère, et surtout l’omniprésence de ma mère, je suis tombée malade » 9. Il faut noter qu’elletrouvait aussi du côté de sa mère un soutien d’ importance. « Je n’ai pas de désir,

8 Que l’on compare avec les propos d’une schizophrène: « Les choses se présentent isolément, chacune poursoi, sans rien évoquer. Certaines choses qui devraient former un souvenir, évoquer une immensité de pensées,donner un tableau, restent isolées. Elles sont plutôt comprises qu’éprouvées ». (Minkowski. E.[16. p 48]). Nonseulement la carence de la signification phallique ne permet pas de connecter les fantasmes à la pulsion, mais onconstate que par défaillance du bouclage rétroactif de la chaîne signifiante les éléments de la pensée restent ensuspens par mes professeurs, on plaisantait souvent de manière agréable sur mon nom, j’étais une sorte d’eau dejouvence.

9 Le patronyme d’Arielle acquis par son mariage ne se prête plus aux associations sur le bonheur auxquelles leprécédent était propice.

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constate-t-elle, mais c’est le contraire de celui de ma mère ». Phrase remarquable quiindique que la carence du désir s’est trouvée compensée en s’orientant a contrario sur samère. Elle précise que dans son enfance, sous son air insouciant et gai, elle s’est toujoursefforcée de faire le contraire de sa mère. « C’était quelqu’un de plaintif, toujours en train defaire son ménage, tandis que j’étais joyeuse et bordélique ». Il semble que le signifiantpatronymique, pris à la lettre, ait permis àArielle de ne pas être prise en une relation tropmortifère àsa mère, en lui ouvrant la possibilitéde s’orienter en s’opposant àcelle-ci.Aprèsle mariage, « mon mari s’est occupéde moi, il m’a ramassée comme une loque, il a pris laplace de ma mère. Maintenant j’ai besoin de sa présence pressante et même parfoiscontraignante ». Toutefois, aujourd’hui encore, quand ce soutien défaille, Arielle se décou-vre dominée par « un attrait pour le rien », alors, précise-t-elle, « j’aspire à me poser làcomme un végétal et à me satisfaire de mon inertie ; je n’aspire plus à rien d’autre qu’àrien ». Elle n’est pas alors envahie par une jouissance. Autre : elle s’éprouve séparée de sonêtre de jouissance : comme une marionnette, dit-elle, dont on aurait coupé les ficelles.

Arielle affirme qu’elle s’éprouve dans un monde de pressions multiples : dès qu’elle a lesentiment que les autres attendent quelque chose venant d’elle, il lui semble qu’ ilsl’exigent. « L’agressivité des autres me fait tellement peur, dit-elle, que lorsque j’y suisconfrontée, je pourrais tuer, ça ferait un beau carnage. Pour une peccadille, ajoute-t-elle, jesuis en danger de mort ». Les simples formules de politesse des commerçants sont parfoisressenties comme des tentatives de mainmise sur son être. S’ ils cherchent à engager uneconversation la situation peut devenir insupportable. « Est-ce tout ce qu’ il vous faut ? »demande un charcutier. Elle sait que la phrase est banale mais elle l’éprouve comme« carrément intime ». De semblables carences de la fonction du fantasme, inapte à parer àla jouissance de l’Autre, se rencontrent parfois chez des hystériques. Cependant, cela secombine chez Arielle avec de précaires identifications imaginaires ; elle se désole ausurplus que son intellect soit « endommagé »par diverses inhibitions, tout en s’étonnantque sa sexualité ait été épargnée. « Je ne supporte pas le désir des autres, constate-t-elle,sauf dans le domaine sexuel, je me demande bien pourquoi. Il n’y a que dans la relationsexuelle où je ne suis pas entamée, où je n’ai pas de problème ». Pourtant elle a cette phraseétonnante qui témoigne même en la circonstance d’une certaine défaillance du fantasme:« je vais peut-être être tuée, mais je n’ai pas peur ». Cette pente à la connexion du sexuel àla mort semble un indice de psychose. Sa difficulté àinterpréter le désir de l’Autre la laissedans le danger d’y discerner une volontéde jouissance réclamant son sacrifice. Cependanttout indique que le désir d’un homme vient soutenir une image phallique d’elle-même,aussi précaire que précieuse, « les caresses, confie-t-elle, me donnent l’ impression d’être àl’ intérieur de moi-même ». En leur absence elle court le risque de se réduire à son être dedéchet : un poulet cuisses relevées et cou sectionné. Ceux que préparait l’Autre maternel.Un voile est porté sur cette horreur grâce à la représentation phallique d’elle-mêmesoutenue par le désir du partenaire.

Arielle note sa difficulté àsoutenir son être lors d’absences prolongées ou inhabituellesde son mari. « Dans ces cas-là, confie-t-elle, je continue àeffectuer mes activités habituel-les, rien ne transparaît extérieurement, mais à l’ intérieur, c’est le chaos, je ne suis plusqu’une enveloppe vide ». Il est manifeste que la jouissance se trouve localisée sur sonpartenaire, de sorte qu’Arielle ne présente aucun signe de psychose clinique : elle n’est pasenvahie par l’objet a. Pourtant cet objet n’est pas perdu, un processus de séparation n’est

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pas intervenu, c’est pourquoi la présence du mari s’avère essentielle. L’objet a n’est pasvoilépar l’ image de l’autre : il est pris en celle-ci. « Je sais que je ne peux pas demander celaàmon mari, observe Arielle, mais l’ idéal serait qu’ il soit toujours présent, qu’ il ne me quittejamais ». Que son être se situe non pas dans le manque de l’Autre, mais dans son mariincarné, elle l’exprime encore clairement quand elle constate que l’absence prolongée de cedernier équivaut pour elle à «la mort de l’âme ». Elle sait aujourd’hui que c’est à se réglersur les idéaux de son mari qu’elle parvient à s’orienter dans le champ des significations.Elle trouve par là des bornes à sa jouissance de l’ inertie. « Je n’ai de tranquillité qu’à meconformer à ce que mon mari attend de moi ».

« Il me faudrait quelque chose d’exceptionnel, disait-elle au début de sa cure, mais quiviendrait tout seul, pour lequel je n’aurais rien à faire ». Si un puissant discours religieuxl’avait entraînée, ou si une cause politique s’était imposée, Arielle se serait sans doutelaissée capter par de tels signifiants-maîtres, mais elle est d’un temps où l’Autre n’existepas. D’un temps qui facilite l’émergence de sujets asymptomatiques qui trouvent difficile-ment place dans les catégories des DSM. Seule une clinique capable de discerner dediscrets signes de forclusion du Nom-du-Père peut contribuer à orienter la cure de telssujets. Arielle sait mieux aujourd’hui ce qu’ il lui faut éviter et ce qui lui convient. Elle n’aplus besoin d’un analyste qu’elle situa pendant plusieurs années aux côtés de son mari.

Quel diagnostic pourrait faire un psychiatre nourri au DSM concernant Arielle ? Elle neprésente ni symptôme, ni état dépressif, ni trouble de la pensée répertorié, encore moinshallucination ou délire. Elle semble échapper à toute saisie sur l’axe I. Cependant, lesclassifications ayant horreur du vide, on se rabattra sur l’axe II, et on s’efforcera de la fairecadrer avec la personnalitédépendante. Ce ne serait qu’avec difficultéqu’on parviendrait àfaire entrer ses troubles dans cette catégorie, caractérisée par «un besoin général et excessifd’être pris en charge qui conduit àun comportement soumis et « collant » et àune peur dela séparation » ([8] p. 783). Parmi les huit items proposés, il serait possible d’en cocher troisen rapport à son observation, les cinq autres lui correspondent peu, voire pas du tout.Cependant par une nécessitéaussi impérieuse qu’ inexplicable, le DSM-IV exige la concor-dance avec au moins cinq items sur huit pour porter le diagnostic. À suivre ce manuel avecrigueur il faudrait alors plutôt se rabattre sur le « Trouble de la personnalité non spécifié »en raison « d’une souffrance cliniquement significative ». Autrement dit au terme d’unetelle recherche diagnostique, il ne resterait rien d’autre que ce qui l’aurait suscitée : lasouffrance subjective. Entre le point de départ et le point d’arrivée de la démarche, rienn’aurait été saisi de la spécificité du sujet, sinon très exactement sa présence, qui semanifeste par l’évidence terminale de sa différence avec tous les autres. Bref beaucoup desavoir mobilisé pour ne saisir qu’un résidu opaque. Heureux encore le patient qui bénéfi-ciera d’un diagnostic de trouble de la personnalité non spécifié, laissant le clinicien dansune certaine indécision, car cela n’emportera guère de conséquence pour la conduite de lacure. Il n’en serait pas de même si en forçant un peu certains traits on parvenait à cadrerArielle dans la personnalitédépendante : il faudrait alors l’orienter vers une normativationsupposée salutaire, en cherchant à la débarrasser de ses attitudes de dépendance. Dans lemeilleur des cas, une telle conduite de la cure peut aboutir àun départ assez rapide du sujet ;en revanche, quand un transfert massif s’engage, l’ inviter àse détacher du branchement quile soutient peut avoir des conséquences graves : passage à l’acte, phénomène psychosoma-tique ou déclenchement de psychose. L’athéorisme étiologique du DSM induit un retour

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implicite à des normes de comportement pour apprécier le fonctionnement du sujet : il nepeut pas entrer dans sa logique que certaines catastrophes subjectives ne sont évitées quegrâce au maintien de comportements que sa perspective doit considérer comme pathologi-ques, donc à éradiquer.

Pousser certains sujets àacquérir leur indépendance est parfois ce qui peut leur arriver depire. La fin de Raymond, rapportée par P. Declerck, dans son remarquable travail sur « Lesnaufragés », le montre à l’évidence. Sans domicile fixe, Raymond entre au Centre d’héber-gement et d’assistance aux personnes sans abri de Nanterre, le 6 septembre 1988, il a44 ans, son alcoolisme et sa clochardisation lui en font paraître soixante. D’emblée ils’adapte, rompt avec ses comportements passés, de sorte qu’ il se trouve intégré aufonctionnement de l’ institution, en tant que serveur à la salle de garde. Bien que larétribution soit dérisoire, le travail semble lui plaire. Il fait si bien que le 15 juin 1989, ilpasse du centre d’accueil (sans limite de durée de séjour) au foyer de réinsertion (séjour desix mois, renouvelable une fois) avec la mention « stage extérieur ». Pourtant, noteDeclerck, deux indices auraient dû alerter les travailleurs sociaux de ne pas trop seprécipiter. Le 29 janvier 1989, il rentre ivre au point d’être conduit aux urgences del’hôpital. Or, selon sa fiche générale, il aurait reçu une prime exceptionnelle le 30 janvier.« Soit il l’a touchée le 29, soit la célébration anticipa l’occasion. De toute manière, constateDeclerck, le lien est clair entre un passage à l’acte alcoolique et une amélioration objectivede sa situation » ([17] p 274). Quelques jours plus tard, le 16 février, Raymond détruitlui-même son « autorisation permanente de sortie », document qui n’est délivré qu’auxmeilleurs travailleurs de l’ institution, ceux auxquels on peut « faire confiance ». « Il sentaitbien, Raymond, commente pertinemment le psychanalyste. D’ instinct, il avait compris quela liberté n’était pas pour lui. Que la liberté était poison. Il n’en voulait plus de sapermission de sortie. Dehors le guettaient le désastre et les égarements. Danger ! Aussi luifallait-il se rétrécir, se retirer, demeurer un peu esclave, un peu bagnard aussi. C’était làensomme sa médecine à lui : bien s’ancrer surtout dans le retour des jours semblables, et secacher, caméléon, gris sur gris, lové dans une bienheureuse médiocrité. Son ambition àRaymond : finir violette. À l’ombre. En paix. C’était là sa sagesse, toute sa philosophie. Ilse savait intimement ennemi de lui-même ». Malgré les indices précédents, les travailleurssociaux insistent pour le faire entrer dans une « dynamique » de réinsertion. Le 27 juillet1989, sans prévenir, il part seul. «Aussitôt dans la rue, il a étéfoudroyé. Tout de suite, il estredevenu clochard pur et dur. Crasseux à faire peur et soûl, tout le temps ». Moins de troismois plus tard, le 9 octobre 1989, il a étéretrouvémort de froid devant la grille de la Maisonde Nanterre. Beaucoup plus tard, après avoir reconstitué les événements, Declerck luiconsacre la belle épitaphe suivante : «Ainsi mourut un homme qui s’était élevé jusqu’à unehauteur peu commune, où il lui était apparu que la plus grande des libertés, pour lui,consistait justement à y renoncer. On ne lui permit pas » ([17] p. 281). Outre le troubleinduit par une substance, àcoder sur l’axe I, Raymond, selon le DSM-IV, devrait probable-ment être inclus sur l’axe II dans le cadre de la personnalité dépendante. Une foisl’alcoolisme apaisé, il est dans la logique du clinicien qui s’oriente sur les comportementsde vouloir lutter contre la dépendance. Les DSM rejoignent à cet égard le bon sens del’homme moderne. Il n’entre pas dans les conceptions de celui-ci qu’un trouble mentalprotége parfois d’un autre plus angoissant et plus invalidant. Qu’un TOC puisse faire

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obstacle au déclenchement d’une psychose est une donnée connue de longue date, mais ellene saurait trouver place dans le DSM, qui ne sait qu’ induire une réduction aveugle etobstinée des troubles.

Rien n’est plus étranger àses conceptions normatives que l’existence d’une « logique dudélire » [18] pouvant se développer jusqu’à des stabilisations paraphréniques qu’ il semblesouvent plus sage de ne pas bouleverser, faute de quoi vouloir le bien du sujet peut conduirelàencore bien souvent au pire. Aucune place n’y est laissée pour le recueil de l’expériencedes psychanalystes contemporains qui, avec des sujets psychotiques, après plusieursannées de cures, relatent avoir obtenu des stabilisations fondées pour une part sur laconstruction d’un ordre délirant (Laurent D. [19], Chouraqui-Sepel C. [20], Soler C. [21],Kaufmant Y. [22], Cremniter D. [23], Ménard A. [24]). Que les psychotiques eux-mêmestémoignent avec force que le délire constitue une tentative subjective de guérison ne sauraitêtre pris en considération par des manuels qui n’attendent des patients qu’une bonnedescription de leurs comportements. Qu’ ils cherchent à en faire la théorie relèveaujourd’hui d’une certaine inconvenance face à la sagesse du clinicien moderne arc-boutésur son prétendu athéorisme.

Le constat de la pauvreté heuristique des DSM est difficilement contestable, sauf àconsidérer qu’elle s’améliorera en des jours meilleurs. C’est pourquoi du sein même de lapsychiatrie biologique et de ceux qui ont contribué à l’élaboration des DSM, des voixs’élèvent maintenant pour appeler àun renouveau de la clinique. Nancy Andreasen, une desfigures les plus connues de la psychiatrie biologique, estime, en 1998, dans un texte adresséàl’Association américaine de psychiatrie, dont elle est alors la directrice, que la psychiatrierisque de ne pas pouvoir utiliser les retombées du décryptage du génome humain du fait dela disparition de la clinique : « Un jour, au XXIe siècle, lorsque le génome et le cerveauhumain auront été complètement cartographiés, peut-être sera-t-il nécessaire de mettre enplace un plan Marshall inversé pour que les européens [grâce à leurs grandes traditionspsychopathologiques] sauvent la science américaine en lui permettant de comprendreréellement qui est schizophrène, ou même ce qu’est la schizophrénie. Nous risquons de nepas pouvoir utiliser les retombées du projet de décryptage du génome humain (...) car nousn’aurons plus de chercheurs en clinique »10. Un tel constat prend tout son poids quand onrappelle que N. Andreansen fut une proche de Spitzer et qu’elle appartenait au groupe detravail qui dans les années 1970 fut à l’origine de la conception du DSM-III. Il ne s’agit pasd’une voix isolée : ceux qui acceptent de s’ interroger sur la pauvretéactuelle des recherchespsychiatriques parviennent à des conclusions semblables. Un travail de 1998 effectué parune équipe française, paru dans Medecine/Sciences, estime que « les incertitudes quientourent la définition clinique des maladies peut contribuer à l’échec relatif des étudesgénétiques en psychiatrie »11. Les catégories nosographiques du DSM sont bien trop floues,observent Ehrenberg et Lovell, qui rapportent les propos précédents, de sorte que « lesprogrès de la psychiatrie génétique suggèrent que ces catégories ne sont sans doute pas desentités naturelles dont on pourrait découvrir les bases moléculaires et génétiques. En

10 Cf Andreansen N., Editorial, American Journal of psychiatry, décembre 1998, numéro consacré auxschizophrénies, cité par Ehrenberg A. Lovell A.M. ([25] p. 30).

11 Cf Bellivier F., Nosten-Bertrand M et Leboyer M. Génétique et psychiatrie : à la recherche de génotypes[26] cité par Ehrenberg A. Lovell A.M. ([25] p. 30).

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conséquence pour progresser en psychiatrie àpartir de la génétique, il faut déconstruire cescatégories » ([25] p. 30). La médiocre validité des classes diagnostiques des DSM doitcertes conduire à les déconstruire, mais non pas à faire table rase du trésor clinique de lapsychiatrie classique enrichi par la psychanalyse contemporaine. Cette dernière est parve-nue àdégager des structures subjectives spécifiques derrière la variétédes types cliniques.À s’orienter sur ces derniers la psychiatrie biologique elle-même trouverait matière àmieuxemployer ses ressources. Certes les troubles psychopathologiques s’originent dans l’envi-ronnement du sujet, où le discours de l’Autre possède une fonction décisive, mais c’est laplasticité cérébrale qui rend possible l’enregistrement des données environnementales, desorte qu’ il n’est pas exclu que la connaissance du cerveau puisse contribuer à l’étude destypes cliniques, ne fût-ce que pour préciser les limites encore parfois incertaines entre laclinique neurologique et la clinique psychopathologique. En tout cas, àcet égard, il y a lieude partager le constat de Zarifian, selon lequel pour l’ instant « nous posons de mauvaisesquestions à de bons outils » ([27] p. 37). Dans le discours de la psychiatrie, le succès desDSM constitue la raison majeure des obstacles aujourd’hui rencontrés pour parvenir àposer de bonnes questions, tant aux outils qu’à la clinique elle-même.

Bref, peu de progrès quant à la fidélité diagnostique, médiocrité de la validité descatégories, appauvrissement de la relation clinique et stérilisation de la recherche, à la suitede tels constats effectués une vingtaine d’années après la révolution du DSM-III, constatsqui commencent àse diffuser et àse partager, on pourrait supposer que l’essor des DSM esten régression. Telle n’est pas apparemment la perspective de l’APA : enivrés par le succèscommercial de leurs productions, les concepteurs des derniers DSM ne se bornent plus àchercher àsimplifier la communication entre chercheurs et cliniciens, projet majeur affichédu DSM-III, ils proclament maintenant ouvertement dans le DSM-IV que le Manuel peutégalement servir «comme outil éducatif dans l’enseignement de la psychopathologie » ([8]p. XXI). « Le DSM-IV, notent Gasser et Stigler, n’est donc plus seulement un livre declassification, il devient un manuel de psychiatrie, auquel s’ajoute une partie thérapeutiquedécoulant de chaque diagnostic ! » ([7] p. 239).

Pourquoi une telle approche trouve-t-elle encore un large écho ? D’abord parce qu’ellegénère une auto-justification qui devrait améliorer progressivement la fidélitédiagnostiqueen produisant des artéfacts. Ces manuels, note Pignarre, forment « une armée de médecinscapables de poser les mêmes questions, d’entretenir une relation semblable avec lespatients et d’aboutir aux mêmes conclusions » ([9] p. 20). L’une des conséquences en est lamultiplication d’un diagnostic attrape-tout, celui de dépression. «Les statistiques, note-t-il,quelle que soit la manière dont on les étudie, laissent toutes apparaître ce phénomène : uneaugmentation considérable des taux de personnes pouvant, sous une forme ou sous uneautre, être dites déprimées. Selon l’Organisation mondiale de la santé(OMS), la dépressionsera ainsi dans les prochaines années un des deux grands problèmes de santé publique etpeut-être même le premier, avant les maladies cardio-vasculaires. L’augmentation dunombre des déprimés, pris en charge ou non, suscite la stupéfaction des épidémiologues quivoient rarement des chiffres s’envoler avec tant d’allant. Aucune pathologie ne connaît untel développement ». Or, depuis les années 1980, ces statistiques ne sont prises enconsidération qu’à la condition de puiser dans les DSM leur donnée majeure, à savoir unelarge définition de la dépression. Les DSM s’avèrent de gros producteurs d’artéfactsnosographiques de validité peu probante.

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Au-delà de l’auto-confirmation artificielle de la fidélité diagnostique, la raison majeuredu succès des DSM est sans doute àchercher dans le primat contemporain du discours de lascience et dans la volonté de la psychiatrie, parente pauvre de la médecine, de s’ inscrire àtoute force en celui-ci. Le prix à payer en est l’objectivation du sujet et la volonté decontraindre ses troubles mentaux dans la cage de son corps.

Il en découle un abandon par la psychiatrie de la clinique du sujet. Le phénomène n’a passeulement des conséquences sur la recherche, l’effet s’en fait sentir dans la pratique, parune considérable augmentation des demandes de cures adressées par des sujets psychoti-ques àdes psychanalystes et àdes psychologues. Dans les pays où la psychanalyse tient uneplace importante, les publications relatant de telles cures se multiplient. Les sujets quicherchent une adresse à leur souffrance constatent qu’ ils ne peuvent plus guère la trouverauprès du psychiatre new-look, ils s’en trouvent contraints de se tourner vers d’autresprofessionnels plus disponibles. Si le DSM-III peut être considéré comme une défaiteconceptuelle historique du courant psychanalytique dans la psychiatrie américaine, sesretombées pratiques sont d’un tout autre ordre : elles sont paradoxalement en passed’élargir considérablement le champ d’activité des psychanalystes et des psychologues.

Le succès des derniers DSM résulte essentiellement de la formidable synergie instauréepar la rencontre de l’ idéologie scientiste de l’APA, des intérêts économiques de l’ industriepharmaceutique, et des idéaux de gestion rationnelle de la santé mentale des administra-tions et des compagnies d’assurances. Dans les années 1980, les recherches sur la fidélitédiagnostique de l’Association psychiatrique la plus puissante convergent avec ceux deslaboratoires pharmaceutiques pour diffuser leurs produits ; l’échec conceptuel des travauxde l’APA, qui devrait être patent en regard de ses propres critères, s’avère finalement de peude poids rapporté àla réussite économique de l’entreprise.

Les psychanalystes ne doivent pas renoncer àconsidérer que clinique psychanalytique etclinique psychiatrique peuvent mutuellement s’enrichir — sans pour cela se confondre.Toutefois, souligne pertinemment J.-A. Miller, « si la psychiatrie se coupait de ses racineset cessait de prêter une attention minutieuse àce que Lacan appelle « l’enveloppe formelledu symptôme », elle se perdrait ». C’est pourquoi, il n’est pas abusif de considérer, commeil l’affirme, que « nous sommes les vrais amis de la psychiatrie » en un temps où cettedernière « dit à la biologie moléculaire : « Je t’aime », tandis que celle-ci lui répond :« Crève » [28].

Références

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Masson; 1992.

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1965.[11] Spitzer RL. An outsider-insider’s views about revisiting the DSMs. Journal of Abnormal Psychology

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