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EPI-REVEL Revues Ă©lectroniques de lâUniversitĂ© CĂŽte dâAzur
Manger du regard Fink Beatrice
Pour citer cet article Fink Beatrice, « Manger du regard », Cycnos, vol. 11.1 (Image et langage : ProblÚmes, Approches, Méthodes), 2008, mis en ligne en juin 2008. http://epi-revel.univ-cotedazur.fr/publication/item/499
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Cycnos, études anglophones revue électronique éditée sur épi-Revel à Nice ISSN 1765-3118 ISSN papier 0992-1893
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Manger du regard
Beatrice Fink
Université du Maryland
Manger du regard. Le champ visuel est vaste, car il existe une large gamme de comestibles.
Champ sâĂ©tendant Ă lâinfini lorsquâil sâouvre sur celui, tout figuratif, qui rassemble
lâallĂ©gorique et le sĂ©miotique. Le regard est une forme de communication, ou bien un joueur
dans un jeu qui sâĂ©tend aux autres sens. Selon Freud, il est prolongement du toucher. Et
manger, incorporer, assimiler, câest mettre en mouvement un entre jeu des cinq sens â une
foire des sens selon lâexpression dâElisabeth de Fontenay â, Ă moins dây ajouter un sixiĂšme,
le génésique, sens inventorié par Brillat-Savarin pour désigner ce qui est relatif à la sexualité.
Diderot nous vient Ă©galement Ă lâesprit. Diderot qui, dans sa Lettre sur les aveugles (DPV, IV,
41) constate quâil existe des âexpressions heureusesâ qui sont propres Ă un sens et
mĂ©taphoriques dâun autre, âdâoĂč il rĂ©sulte une double lumiĂšre pour celui Ă qui lâon parle ; la
lumiĂšre vraie et directe de lâexpression, et la lumiĂšre rĂ©flĂ©chie de la mĂ©taphore.â Un systĂšme
de signes passe ainsi dans un autre systĂšme.
Dans son ouvrage sur Les Cinq Sens, Michel Serres accorde une place de choix Ă 1a
sensibilité culinaire. Par ailleurs, dans la Lettre sur les sourds et muets de Diderot, toujours
lui, nous apprend que le goĂ»t est de tous les sens âle plus superstitieux et le plus inconstantâ et
que lâodorat, qui lui est si Ă©troitement liĂ©, est âle plus voluptueuxâ (DPV, IV, 140). Comment,
par le biais du regard et son objet lâimage, par celui Ă©galement du langage, rendre cette
sensibilité, cette inconstance, cette volupté ? Comment entrevoir dans le monde du comestible
certains signes favorables ou néfastes relevant de la superstition ? La polysémie des mots
pertinents nous facilite la tùche : appétit, appétissant, délicieux, dévorer, goûter, ragoûtant,
savourer, sentir... Autant de mots qui se prĂȘtent Ă des permutations et des translations de tout
ordre. Entre le dĂ©sir et la chose, lâimaginaire et lâimagĂ©, lâĂ©cart est franchi. Au sensible, au
fugitif et au voluptueux sâassocie en complĂ©ment ce qui les renforce: lâesthĂ©tique,
lâharmonieux, ce qui plaĂźt non seulement Ă lâoeil mais aussi Ă lâesprit. LâesthĂ©tique, nous
apprend le grec, est fondé en sensation.
En ce qui concerne la nourriture et sa mĂ©tamorphose en cuisinĂ©, on peut se demander : quâest-
ce qui fait saliver ? Quels sont les mécanismes physiologiques et psychiques qui manifestent
sous forme sĂ©crĂ©toire les fantasmes, en quelque sorte les paradis artificiels, que visent Ă
susciter les recettes de cuisine et lâiconographie qui les rehausse ? Le rapport entre ces deux
excitants du palais est amplement exploitĂ© dans les livres de cuisine dâaujourdâhui. Pour faire
sentir et ressentir un nappé onctueux, une friture croustillante ou un fumet quintessencié, sans
parler des objets qui les rehaussent, ces textes ont recours à des spécialistes qui maquillent et
composent le plat imagĂ©, espĂšces de metteurs en scĂšne ou de chefs du visuel apprĂȘtant des
photos qui font pùmer de concupiscence et de jouissance. Le désir de bouche est récupéré et
assouvi par le biais des yeux. Lien sensoriel, donc, qui sâĂ©tablit entre image et mot, et qui
révÚle toutes les virtualités de la recette. Alchimie du regard, dégustation-délectation au
niveau du signe qui place le gustatif dans lâordre des essences.
Un retour en arriĂšre rĂ©vĂšle toutefois quâĂ lâĂ©poque oĂč se rĂ©pandent le manuel de cuisine et son
pendant, lâĂ©crit culinaire, câest-Ă -dire lorsquâils commencent Ă faire figure sur le marchĂ© du
livre peu aprĂšs 1650, il nâen a pas Ă©tĂ© ainsi1. Sans entrer dans les raisons multiples de cette
diffĂ©rence, qui dĂ©rivent en partie de lâhistoire du livre en tant que tel mais tiennent aussi aux
conditions de reprĂ©sentation et de rĂ©ception (le lecteur envisagĂ© est autre quâau vingtiĂšme
siÚcle), on constate que le rapport image/texte se distingue nettement de celui évoqué plus
1 Voir ce quâen dit Alain Girard dans âLe triomphe de la cuisiniĂšre bourgeoiseâ, Revue dâhistoire moderne et
contemporaine 24 (1977), 497-523.
haut. Les illustrations de ces Ă©crits, dont la gamme sâĂ©tend du frontispice figuratif gravĂ© en
taille douce aux plans de table en passant par la planche didactique, ne sont aucunement des
complĂ©ments de recettes spĂ©cifiques. Loin de sâinsĂ©rer dans une microstructure modulaire ou
dâĂȘtre une simple transposition imagĂ©e de mets en devenir, ces gravures ont une visĂ©e
totalisante et une charge discursive. Il sâagit, Ă une Ă©poque oĂč la pratique culinaire et les
discours qui lâaccompagnent cherchent Ă se munir de lettres de crĂ©ance sinon de noblesse, de
projeter une image de marque valorisante. Il y a donc tentative, dâune part, dâĂ©laborer une
emblĂ©matique de ce qui est du ressort du culinaire et, de lâautre, dâinscrire une logique du
repas.
LâĂ©poque qui nous concerne, qui correspond Ă celle de la gestation et du lancement du livre de
cuisine dit âmoderneâ, sâamorce avec la parution du Cuisinier français de François-Pierre La
Varenne (1651) et fait place, lorsque lâimage de marque recherchĂ©e est rĂ©alisĂ©e, Ă lâĂšre de la
gastronomie qui commence au début du dix-neuviÚme siÚcle, Úre dont les écrits se distinguent
par des illustrations plus fournies et diverses. Câest par suite durant un peu plus dâun siĂšcle et
demi que se met en place un langage de lâimage culinaire de type particulier : didactique,
éclairant, voire exemplaire ; langage que sous-tend une rhétorique du culinaire qui se propose
de rĂ©duire lâĂ©cart entre arts mĂ©caniques (câest sous cette rubrique quâest classĂ© lâarticle
âcuisineâ dans lâEncyclopĂ©die ) et arts tout court. Il nâest pas surprenant que lâun des livres de
cuisine les plus représentatifs à cet égard soit Le Cannaméliste français de Gilliers (1751), qui
porte sur lâart de la confiserie. Les planches de lâEncyclopĂ©die se rapportant au culinaire (par
exemple celles qui renvoient Ă âpĂątissierâ) tendent de mĂȘme Ă voiler cet Ă©cart.
Câest toutefois lorsque le discours artiste se confond avec celui de la modernitĂ© que le
dialogue langage/image acquiert toute sa vigueur et son originalité. Trois exemples vont dans
ce sens. Je les tire respectivement du Cuisinier moderne de Vincent La Chapelle, des Dons de
Comus de François Marin, et de lâAlmanach des gourmands de Grimod de la ReyniĂšre. Je les
situe sous les signes de logos et de mythos, deux catégories distinctes mais non étanches, le
tout sâinsĂ©rant bien entendu dans le lieu amĂšne du phagos.
Ouvrons maintenant une parenthĂšse sur le service de table dit âĂ la françaiseâ2. Aux plans de
table qui entrent dans une stratégie de lecture de manuels rédigés par les chefs, officiers de
bouche ou maĂźtres dâhĂŽtel des grandes maisons, correspondent des repas oĂč les mets qui les
constituent arrivent sur la table non pas les uns aprĂšs les autres comme de nos jours mais par
Ă -coups, autrement dit par services ou subdivisions du menu3. Un repas dâapparat au dix-
huitiĂšme siĂšcle pouvait compter de deux Ă cinq services. Typiquement, il y en avait trois.
Chaque service pouvait Ă son tour comporter jusquâĂ plus dâune centaine de plats groupĂ©s en
catĂ©gories distinctes (potages, hors dâĆuvres, entrĂ©es, rĂŽts, etc.). Le dressage du plan de table
devient par suite un dĂ©fi oĂč la symĂ©trie, lâĂ©quilibre et lâharmonie du tout jouent un rĂŽle
primordial. Lâorganisation de son espace, puisquâil sâagit dâun repas spatialisĂ© plutĂŽt que
temporalisĂ©, Ă©voque un modĂšle architectonique oĂč se profilent Mansart et Le NĂŽtre avec, Ă
lâhorizon, Descartes. La table-repas, bien que surĂ©levĂ©e, rappelle un parterre qui nourrit et
rassasie le regard, jardin dâabondance colorĂ© et parfumĂ© quoique Ă©phĂ©mĂšre. Lâeffet est
dâautant plus saisissant que le plan tient compte du dĂ©tail des accessoires dâornementation :
terrines, surtouts, jattes. Lâiconographie du plan de table servie Ă la française Ă©voque en
filigrane un autre modĂšle de plan dâĂ©poque, celui des fortifications de Vauban. Car au coup
dâĆil de la table, au tableau quâelle constitue, se surajoute un tableau vivant, un ensemble de
2 A ce sujet, voir les propos Ă©clairants de J. L. Flandrin dans âGrammaire du repas francaisâ, L âHonnĂȘte voluptĂ©,
Paris : Michel de Maule, 1989, 75-77. 3 Le service dit âĂ la russeâ, oĂč les plats sont servis de façon sĂ©quentielle, ne sera pratiquĂ© en France quâĂ partir
du milieu du dix-neuviĂšme siĂšcle (voir par exemple la description bien connue du repas Ă la Vaubyessard dans
Madame Bovary). Il y aurait donc, si lâon veut faire un rapprochement de type linguistique, un repas Ă structure
paradigmatique (servi à la française) et un autre à structure syntagmatique (servi à la russe).
mangeurs dont la disposition engendre une stratégie du manger. La situation ou point de chute
du mangeur est tactiquement cruciale. Sa place tient lieu de petite place forte dans la mesure
oĂč il sâagit de se munir des mets convoitĂ©s, de faire de façon Ă ce quâils soient Ă portĂ©e de
main. Il y a donc une offensive du repas : envahir les territoires avoisinants, ainsi quâune
dĂ©fensive qui consiste Ă se protĂ©ger de lâassaut des mangeurs de son entourage. La table forte,
celle oĂč lâon entrepose les victuailles, est donc Ă©galement une configuration livrĂ©e aux
offensives, aux contre-offensives et aux siĂšges des convives.
Le plan dâune âtable impĂ©riale Ă soixante couvertsâ qui se trouve au dĂ©but du Cuisinier
moderne de La Chapelle rĂ©pond parfaitement au modĂšle de plan qui vient dâĂȘtre tracĂ©. Le
livre de La Chapelle, qui sera trĂšs prisĂ© par Antonin CarĂȘme, paraĂźt dâabord en anglais sous le
titre The Modern Cook (1733), son auteur Ă©tant Ă ce moment-lĂ maĂźtre dâhĂŽtel de Lord
Chesterfield.4 La premiÚre édition française date de 1735, La Chapelle ayant alors passé au
service de Guillaume dâOrange. Les Ă©ditions françaises portent nettement la trace de
lâinfluence hollandaise subie par leur auteur cosmopolite. Ce plan de table en forme de
dĂ©pliant, tout comme les autres plans qui Ă©maillent les cinq volumes du manuel, est loin dâĂȘtre
une simple variante de configuration prandiale. Il sâinsĂšre dans un rĂ©seau image/texte qui
dĂ©finit un systĂšme de lecture et une cohĂ©rence organique du livre. Lâexistence du plan est en
fait purement graphique dans la mesure oĂč il ne renvoie Ă aucune table spĂ©cifique ni Ă aucun
repas à menu répertorié ayant effectivement eu lieu. A la page qui suit le plan on trouve ceci :
âMenu de table impĂ©riale de soixante couverts servie Ă 106 plats tant grands que petits y
compris trois surtoutsâ. Vient alors lâinventaire du menu qui occupe Ă lui seul six pages et
dénomme 326 mets ainsi groupés : six pots à oilles [sortes de ragoût], huit potages, huit
grosses entrées, six pùtez [sic] chauds, six de grenades [mets distingués par leur forme],
quatre terrines, huit autres entrées, quatre moyennes entrées, quatre autres petites entrées, dix
autres entrĂ©es, quarante hors dâĆuvre, six entrĂ©es pour relever les pots Ă oilles, huit entrĂ©es
pour relever les huit potages, quarante petites entrĂ©es pour relever les quarante hors-dâĆuvre,
et ceci pour 1e seul premier service, celui-ci Ă©tant suivi dâun autre presque aussi volumineux
oĂč sont placĂ©s les rĂŽts !
Au premier regard du lecteur il y a donc une table en forme de couronne oĂč se dessine une
topographie du repas faite de configurations et de stratégies virtuelles, voire de mise en scÚne
démontable5. Ce premier regard est ensuite dirigé vers le menu dont les 326 mets meubleront
la table. On passe ainsi du plan Ă une sorte de calligramme, la disposition typographique des
six pages de menu étant aérée et étudiée de façon à mettre en valeur le rapport des parties et
du grand tout. Lâordonnance de la table, toute en formes rondes, octogonales ou autrement
gĂ©omĂ©triques, sans parler des assiettes mĂ©tonymies du mangeur â est transposĂ©e en celle,
calligrammaticale et compartimentĂ©e, du menu, premiĂšre Ă©tape de ce Ă quoi lâon goĂ»te. Le
passage des formes pures aux mots-menu permet de définir les 106 plats servis
simultanĂ©ment, entre autres des bisques dâĂ©crevisses, un rosbif (arriĂšre-train) de mouton Ă la
Ste. Menchout, des perdreaux aux truffes vertes, une culotte de bĆuf roulĂ©e en ballon, des
brochets Ă la Civita Vecchia, des poulardes Ă la Montmorency, des carpes Ă la Chambord, des
pigeons Ă la Duxelles... A la structure du plan de table se juxtapose celle des plats apprĂȘtĂ©s. La
table se garnit de mets ayant forme de mots Ă appellations diverses Ă©voquant lieux, modes de
cuisson, hiĂ©rarchies sociales ou simplement formes diverses. A partir des âĂ la" sâĂ©labore un
univers de lâaliment ayant sa gĂ©ographie, son histoire et ses commĂ©morations.
4 Le plan dont la reproduction accompagne mon texte provient en fait de lâĂ©dition anglaise de 1733. Il est
identique Ă celui de lâĂ©dition de 1742 â mais plus clair que lui â que je nâai pu consulter quâen reprint. Ainsi
sâexpliquent les mots anglais. 5 Une table en forme de couronne frappe par son originalitĂ©. Au colloque de Nice, certains participants ont
associĂ© cette forme Ă©vocatrice Ă celle dâune molaire, dâun bouchon de champagne, et dâune gueule
dâhippopotame bĂ©ante. Lâimaginaire prandial peut mener loin !
A cet ensemble de rubriques faisant suite Ă celui des formes sâen ajoute fatalement un
troisiĂšme, oĂč se manifeste la recette Ă proprement parler. Le rĂ©seau impĂ©rial table/repas/menu
englobe alors lâouvrage entier puisque les recettes des plats proposĂ©s au menu sont dispersĂ©es
Ă travers les cinq volumes. La table impĂ©riale se fait donc empire, le systĂšme du repas sâĂ©tant
infiltrĂ© dans la totalitĂ© de lâĂ©crit. Le lecteur-mangeur suit une dĂ©marche balisĂ©e par lâauteur et
atteint, au bout de sa trajectoire, ce qui en constitue par ailleurs le lieu dâorigine : la recette.
Son regard se confond avec celui du cuisinier qui met Ă nu les ficelles et les poulies de son
décor, et le lexique des fourneaux opÚre en fin de course tous les décryptages. Voici, à titre
dâexemple, la recette des âDindons en bottinesâ, lâune des âquarante petites entrĂ©esâ destinĂ©es
Ă relever les quarante hors dâĆuvres, recette qui, elle aussi, se constitue en empire tant elle
annexe de terrains: Ces sortes dâEntrĂ©es ne se servent ordinairement que dans les grands repas. Prenez
trois Dindons, flambez-les legerement, levez-en les cuisses, & faites ensorte, quâil y
reste de la peau autant quâil se pourra ; ensuite, vous levez les aĂźles, & vous laissez
les aĂźlerons ; il ne faut point laisser de peau aux aĂźles, afin quâon les puisse bien
piquer, faites la meme cérémonie a tous vos Dindons. Vous prenez ensuite, les
estomacs qui restent, & coupez la chair en dez, avec ce qui reste sur la carcasse;
ensuite, vous prenez vos cuisses, & en tirez les gros os, & une partie de la chair, sans
offencer la peau, & vous laissez un petit bout des bouts de la cuisse, comme un
manche dâune cotelette; ensuite vous mettez encore cette chair de cuisse en dez,
avec des champignons, quelques filets de perdrix, & de jarnbons coupez en petits
dez ; ajoûtez-y des ris de veau, des truffes, persil, ciboule, un peu de lard rapé, sel,
poivre, fines herbes, fines Ă©pices, & vous mettez le tout un moment sur le feu, &
voyez si le tout est de bon goût, & y mettez un jus de citron ; ensuite, vous étendez
la peau de vos cuisses, & vous mettez de ce salpicon dans chaque cuisse ; ensuite,
vous les cousez, aprĂš quoi vous les mettez cuire dans une petite braise : voici la
maniĂšre de faire cette braise. Prenez une casserole & la garnissez de bardes de lard
& tranches de veau ; ensuite, arrangez-y vos cuisses, & les assaisonnez, & les
achevez de couvrir ; faites les cuire, & les moĂŒillez de bon bouillon, & quâelles ne
cuisent pas trop ; étant cuites, tirez-les égoûter, dressez-les dans leurs plats, & vous
mettez une essence de jambon dessus, & le servez chaudement pour Entrée. (I, 150;
ortographe dâorigine).
Au deuxiÚme service le menu renvoie à une recette de type entiÚrement différent. Dans le
groupe des â44 gros entremĂȘtsâ se trouve un âGĂąteau de Savoyeâ qui rend lâempire encore
plus vaste puisque la recette en question sâintĂšgre dans une polĂ©mique de plagiat qui oppose
La Chapelle Ă Massialot, auteur dâun cĂ©lĂšbre Cuisinier royal et bourgeois 6 : FouĂ«tez en neige une douzaine de blancs dâĆufs ; mĂȘlez-y peu Ă peu les jaunes, &
autant pesant de sucre en poudre que les douze oeufs. Coupez en long un quarteron
de pistaches pelĂ©es, & autant dâamandes douces coupĂ©es de mĂȘme : passez-les sur le
feu dans une casserole avec du sucre comm pour griller ; ajoutez-y du citron verd
rapĂ© : jettez cela dans votre pĂąte, & mĂȘlez bien le tout ensemble ; versez le tout dans
une casserole ou poupetonniĂšre, & le mettez cuire au four. Etant cuit Ă propos, faites
une glace blanche avec du blanc dâĆuf, du sucre en poudre & jus de citron : battez
bien le tout ensemble, & en couvrez le GĂąteau. Faites quelque petit dessein dessus
avec de lâĂ©corce de citron confit coupĂ©e ; mettez-le un moment au four pour sĂ©cher
la glace; ensuite retirez-le de la casserole, dressez-le dans un plat, & servez pour
entremets. Qui peut faire un GĂąteau de Savoye sans farine ? Cher ami, vous avez
des secrets tous particuliers, que nul autre ne découvrira jamais. Je vous conseille
cependant de ne plus oublier la farine dans vos GĂąteaux de Savoye. (V, 345-46;
orthographe dâorigine).
La recette du gùteau de Savoie se trouve dans une section du Cuisinier moderne intitulée
âRemarques sur le Cuisinier royal et bourgeois â et sâinsĂšre dans un discours satirique Ă
lâintention de Massialot (dâoĂč la partie en italiques de la recette). Ainsi lâarmature des cinq
6 Voir Ă ce propos, lâĂ©tude de Philip et Mary Hyman, âLa Chapelle and Massialot: An 18th.-Century Feudâ,
Petits propos culinaires 2 (1979) et 8 (1981), pp. 44-54 et 35-40 respectivement.
volumes Ă©clate : la table impĂ©riale recouvre une problĂ©matique non nĂ©gligeable Ă lâĂ©poque
dans le domaine du culinaire, problématique qui soulÚve la notion de la propriété du texte.
Ce qui frappe dans le parcours que trace le trio plan/menu/recettes est son caractĂšre
hypertrophique, sa surcharge gĂ©nĂ©ralisĂ©e. Depuis la table chargĂ©e de 106 mets jusquâaux
dindons en bottines se déploie une zone limite entre le projet praticable et le fantasme de
cocagne. Autre observation : il y a un décalage entre image et langage, entre langage chiffré et
langage tout court. Le plan compte en fait 57 et non 60 couverts. Les deux services totalisent
326 plats, ce qui nâest aucunement le double de 106, non plus son triple. Enfin, les cinq
volumes du Cuisinier moderne sont loin de regrouper la totalité des recettes correspondant
aux plats répertoriés sur le menu. En fait, il en manque plus de la moitié. Le logos de
lâensemble tourne donc en pseudo-logos. Le beau modĂšle cartĂ©sien Ă©clate, et lâitinĂ©raire de
repas que suit le lecteur renvoie au domaine de lâimaginaire, Ă la glorification iconisĂ©e et
scripturée de la cuisine, à un repas, somme toute, fabuleux.
Passons maintenant, au mythos et aux Dons de Comus, ouvrage attribué à François Marin,
maĂźtre dâhĂŽtel du marĂ©chal de Soubise, dont la premiĂšre Ă©dition date de 1739. Cette Ă©dition,
ainsi que toutes celles qui suivent, sont ornĂ©es du mĂȘme frontispice gravĂ© par Le Bas
représentant sous forme allégorique les attributs de la bonne chÚre. Les Dons de Comus ont
fait beaucoup de bruit lors de leur parution, non pas tant Ă cause de leur contenu culinaire
(sujet dâailleurs intĂ©ressant en soi vu lâĂ©volution du contenu des Ă©ditions qui se suivent), mais
Ă cause de leurs prĂ©faces respectives, qui sâinscrivent dans une polĂ©mique entre les anciens et
les modernes de la cuisine, sorte de battle of the cooks qui va tout droit au cĆur de lâune des
querelles les plus soutenues du siĂšcle7. Je me rĂ©fĂšre ici Ă la premiĂšre Ă©dition dont lâ
âAvertissementâ de 33 pages est rĂ©digĂ© par les jĂ©suites Pierre Brumoy et Guillaume-
Hyacintne Bougeant8. Si lâon tient compte de la triade frontispice/titre/avertissement, on
découvre que la visée de ce livre recoupe partiellement celle du Cuisinier Moderne dans la
mesure oĂč il projette le culinaire dans le domaine dâun fabuleux associĂ© au moderne, la
modernité en matiÚre de cuisine supposant une activité analogue à celle du chimiste et du
peintre. Voici un extrait de lââAvertissementâ qui est le manifeste de cette modernitĂ© : La cuisine moderne est une espĂšce de chimie. La science du cuisinier consiste
aujourdâhui Ă dĂ©composer, Ă faire digĂ©rer et Ă quintessencier des viandes, Ă tirer des
sucs nourrissants et legers, Ă les mĂȘler et confondre ensemble de façon que rien ne
domine et tout se fasse sentir; enfin Ă leur donner cette union que les peintres
donnent aux couleurs, et à les rendre si homogÚnes, que de leurs différentes saveurs
il ne rĂ©sulte quâun goĂ»t fin et piquant, et si je lâose dire, une harmonie de tous les
goûts réunis ensemble. (XX-XXI)
Le langage du gustatif, du scientifique et de lâesthĂ©tique se confondent sous la plume des deux
jĂ©suites dans le but dâaccorder au cuisinier un statut dâartiste et Ă la cuisine celui de lâun des
beaux arts (notons en passant que les mots et notions-clefs du passage rappellent la définition
que donne Diderot de lâharmonie dans lâEncyclopĂ©die). Et quel meilleur moyen existe-t-il
pour anoblir cuisine et cuisinier sinon de les placer sous le signe consacré de la mythologie ?
Les mĂ©tamorphoses quâopĂšre le cuisinier participent des dons de Comus. Ce sont des
mĂ©tamorphoses des dieux. Comus, apprend-on dans un article de lâEncyclopĂ©die rĂ©digĂ© par
Diderot, est le dieu romain des festins. On lui donne une beau passĂ© en lâassociant Ă Chamos
ou au BelphĂ©gor des Moabites, aussi Ă Bacchus et Ă Priape. âIl y en aâ, dit Diderot, âqui font
venir le mot comĂ©die de Comus [...] cette Ă©tymologie est dâautant mieux fondĂ©e que ce fut
dans des festins que lâon joua les premiĂšres farces.â (III, 801) LâassemblĂ©e des dieux
présentée en frontispice rassemble PalÚs divinité des bergers, Diane la chasseresse, CérÚs
7 Les textes constituant cette polĂ©mique ont Ă©tĂ© rĂ©unis et prĂ©sentĂ©s par Stephen Mennell dans Lettre dâun
pùtissier anglois et autres contributions à une polémique gastronomique du XVIIIe siÚcle, Exeter: University of
Exeter Printing Unit, 1981. 8 Il sâagit en fait dâune attribution qui ne fait pas de doute.
dĂ©esse de lâagriculture et de lâabondance, Bacchus dieu du vin, de la vigne, et de lâinspiration,
Glaucus dieu marin fils de Neptune, et Pomone nymphe des arbres fruitiers (Ă part âGlaucusâ
et âPalĂšsâ, tous ces articles sont rĂ©digĂ©s par Diderot). Nous voici donc contemplant la bonne
chÚre, avec toutes ses dérives jouissives (et lascives), allégorisée sous forme de divinités
tutĂ©laires qui la placent sur lâOlympe. Le mythos de la cuisine la fonde en histoire, en tradition
et en beauté, en somme en image de marque du plus haut degré.
Le dernier des trois exemples nous amĂšne au logos tel quâil se prĂ©sente au tournant du siĂšcle,
et Ă un Ă©crit de Grimod de la ReyniĂšre qui sâĂ©chelonne sur les annĂ©es 1803-1812, Ă savoir
lâAlmanach des gourmands, vĂ©ritable somme de savoir en matiĂšre de tout ce qui tient Ă la
cuisine, au repas et Ă la table, synthĂšse dâune rĂ©flexion et dâune nostalgie dâAncien rĂ©gime
annonciatrice par ailleurs de la pensée cinesthésique du siÚcle à venir. Chacun des huit
volumes de Grimod de la ReyniĂšre est ornĂ© dâun frontispice gravĂ© par Mariage qui Porte au
verso sa glose. Ce quâil y a dâintĂ©ressant, câest que chacune de ces gravures situe le gourmand
spécialiste en savoir-manger dans le monde du penseur lettré. Le frontispice du premier
volume, intitulĂ© âBibliothĂšque dâun gourmandâ, opĂšre de toute Ă©vidence une symbiose
aliments/livres. Le âsujet du frontispiceâ tel quâil est prĂ©sentĂ© par lâauteur de lâAlmanach
consiste en âun corps de bibliothĂšque, sur les tablettes duquel un aperçoit, au lieu de livres,
toute espĂšce de provisions alimentaires, parmi lesquelles on distingue un cochon de lait, des
pĂątĂ©s de diverses sortes, dâĂ©normes cervelas, et autres menues friandises, accompagnĂ©es dâun
bon nombre de bouteilles de vin, de liqueurs, bocaux de fruits confits et Ă lâeau de vie, etc...â
(I, iv). Au deuxiĂšme volume, oĂč lâon retrouve le mĂȘme type de substitution, le frontispice
illustre âles audiences dâun gourmandâ. Lorsquâil nây a pas de bibliothĂšque consommable, le
gourmand, au lieu dâĂȘtre Ă sa table, est assis Ă son bureau. Au volume quatre, les âmĂ©ditations
dâun gourmandâ nous ramĂšnent aux rayons remplis de consommables et, assis Ă une table,
nous trouvons un gourmand qui consulte âdivers traitĂ©s sur lâart alimentaireâ dont Les Dons
de Comus et Le Cuisinier instruit, ce dernier étant rédigé par le plus célÚbre et le plus
prolifique auteur culinaire du dix-huitiÚme siÚcle en France : Menon. On est frappé par la
rĂ©currence du terme âmoderneâ dans les gloses qui accompagnent les frontispices : âAu fond
dâun cabinet dĂ©corĂ© dans le goĂ»t le plus moderneâ, ou bien âsur le devant dâun cabinet dĂ©corĂ©
Ă la moderneâ etc... Cuisiniers, traiteurs et maĂźtres dâhĂŽtel sont mĂ©tamorphosĂ©s en peintres du
monde moderne. Jambons de Bayonne, dindes truffĂ©es, tĂȘtes de veau sont dĂ©nommĂ©s objets
dâart par Grimod, et on pourrait ajouter ce terme empruntĂ© Ă lâanglais, state of the art. A la
divinisation notée dans Les Dons de Comus correspond ici une essentialisation, le mangeable
artiste Ă©tant transposĂ© en catĂ©gorie mentale. Cette transposition ou translation sâopĂšre par le
biais du langage. Voici ce quâon trouve au dĂ©but dâun autre Ă©crit de Grimod, le Manuel des
amphitryons (1808): âOn peut comparer un amphitryon qui ne sait ni dĂ©couper ni servir, au
possesseur dâune belle bibliothĂšque qui ne saurait pas lire. Lâun est presque aussi honteux que
lâautre.â (3)
Le lien Ă©tabli de façon rĂ©currente par Grimod entre un savoir et une civilitĂ© de la table, dâune
part, et un savoir littĂ©raire de lâautre, lien qui Ă©nonce un discours du culinaire, nous situe dans
un logos autre. Non celui qui se dessine en un parcours image/langage Ă grand rayonnement
oĂč il y a confluence entre une stratĂ©gie du repas et une stratĂ©gie de lecture, mais un logos oĂč
le culinaire, esthétisé en livre, atteint la cime aérienne des Beaux-Arts et se façonne, pour
ainsi dire, en piĂšce montĂ©e qui nourrit lâesprit tout autant que le corps.
Plan de table avec menu ou frontispice, quel que soit celui des exemples que jâai choisi,
manger du regard signifie dans le contexte explorĂ© voir dâun oeil nouveau, goĂ»ter dâune façon
neuve, câest-Ă -dire en connaisseur, les multiples aspects et apprĂȘts de ce qui se mange, laisser
promener son regard dans un imaginaire qui fait rĂȘver et nous met en appĂ©tit.
1. Diderot, Denis, Oeuvres complĂštes, Ă©dition dite DPV, Paris: Herrnann, 1975 et suiv .
2. Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris :
Briasson, David, Lebreton, Durand, 1751-65, 17 vol. et 11 de planches.
3. Gilliers, Le Cannaméliste français, Nancy : J. B. H. Leclerc, 1768.
4. Grimod de la Reyniere, A.B.L., Almanach des gourmands, Paris: Maradan, 1803-12.
5. Grimod de la ReyniÚre, A.B.L., Manuel des amphitryons, Paris : Métailié, 1983.
6. La Chapelle, Vincent, Tne Modern Cook, London, Printed for the Author, 1733, 3 vols.
7. La Chapelle, Vincent, Le Cuisinier moderne, 2e édition revue, corigée et augmentée, Ia
Haye, aux dĂ©pens de lâauteur, 1742, 5 vols.
8. La Varenne, François-Pierre, Le Cuisinier français, Daris: Pierre David, 1651.
9. Marin, François, Les Dons de Comus, Paris : Prault fils, 1739 (frontispice tirĂ© de lâĂ©dition
de 1775).
10. Massialot, Le Cuisinier royal et bourgeois, Paris: Ch. de Sercy, 1691.
11. Massialot, Le Nouveau cuisinier royal et hourgeois ou Cuisinier moderne augmenté de
nouveaux ragoûts par le sieur Vincent de l a Chapelle, Paris : Vve Prudhomme, 1739-40 et
1742.
12. Serres, Michel, Les Cinq sens, Paris: Grasset, 1985.
Titres des illustrations (cf. exemplaire papier)
François Marin Les Dons de Comus, frontispice.
Grimod de la ReyniĂšre, Almanach des gourmands, frontispice du tome 1.
Vincent la Chapelle, Le cuisinier moderne, vol. 1.