maurice_halbwachs_memoire_collective

Upload: luciano-dondero

Post on 08-Apr-2018

233 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    1/128

    Maurice Halbwachs (1950)

    La mmoirecollective

    Un document produit en version numrique par Mme Lorraine Audy, stagiaire,Et Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie

    Courriel: [email protected] web:http://pages.infinit.net/sociojmt

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec ChicoutimiSite web:http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

    mailto:[email protected]:[email protected]://pages.infinit.net/sociojmthttp://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.htmlhttp://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.htmlhttp://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htmmailto:[email protected]://pages.infinit.net/sociojmthttp://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.htmlhttp://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm
  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    2/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950)

    Cette dition lectronique a t ralise partir du livrede

    Maurice Halbwachs (1950),

    La mmoire collective.

    Cette dition a t ralise par notre premire stagiaire,Mme Lorraine Audy, en fvrier 2001, partir desdocuments numriss et exports en format Word 2001raliss par le directeur de la collection. Mme Audycompltait ainsi son stage de formation en bureautiqueavec le Service de lducation permanente du Cgep deChicoutimi, lintrieur du programme de formationHumanis.

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    3/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950)

    Table des matires

    AVERTISSEMENT POUR LA DEUXIME DITION

    CHAPITRE PREMIER. Mmoire collective et mmoire individuelle

    Confrontations, L'oubli par dtachement d'un groupe, Ncessit d'unecommunaut affective, De la possibilit d'une mmoire strictementindividuelle, Le souvenir individuel comme limite des interfrences

    collectives.CHAPITRE Il. - Mmoire collective et mmoire historique

    Mmoire autobiographique et mmoire historique : leur opposition apparente,Leur relle interpntration (l'histoire contemporaine), L'histoire vcue partir de l'enfance, Le lien vivant des gnrations, Souvenirs reconstruits,Souvenirs envelopps, Cadres lointains et milieux proches, Opposition finaleentre la mmoire collective et l'histoire, L'histoire, tableau d'vnements ; lesmmoires collectives, foyers de traditions.

    CHAPITRE III. - La mmoire collective et le temps

    La division sociale du temps, La dure pure (individuelle) et le temps commun selon Bergson, Critique du subjectivisme bergsonien, La date, cadre dusouvenir, Temps abstrait et temps rel, Le temps universel et les tempshistoriques, Chronologie historique et tradition collective, Multiplicit ethtrognit des dures collectives, Leur impermabilit, Lenteur et rapiditdu devenir social, La substance impersonnelle des groupes durables, Permanence et transformation des groupes : les poques de la famille,Survivance des groupes disparus, Les dures collectives seules bases desmmoires dites individuelles.

    CHAPITRE IV. - La mmoire collective et l'espace

    Le groupe dans son cadre spatial. Puissance du milieu matriel, Les pierres de laCit, Emplacements et dplacements. Adhrence du groupe sa place,Groupements en apparence sans bases spatiales ; groupements juridiques,conomiques, religieux, L'insertion dans l'espace de la mmoire collective,L'espace juridique et la mmoire des droits, L'espace conomique, L'espacereligieux.

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    4/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950)

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    5/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950)

    AVERTISSEMENTPOUR LA DEUXIME

    DITION

    Retour la table des matires

    La premire dition de 1950 contenait exclusivement les quatre chapmanuscrits trouvs dans les papiers de Maurice Halbwachs, sous le titre: Lammoire collective. Sauf quelques passages trop inachevs, - spcifial'Avertissement - (et dont la coupure est signale par des points de suspensiomanuscrit a t intgralement reproduit. Les titres des chapitres ont t choisil'auteur ; seuls les sous-titres ont t ajouts par les diteurs.

    En 1949, il y a prs de vingt ans, on n'avait pas cru devoir introduire dans le un article publi de son vivant par Maurice Halbwachs dans laRevue philosophique(1939, nos 3-4) : La mmoire collective chez les musiciens , bien qu'ienvisag, mais comme une simple possibilit, de faire de cet article le prechapitre de l'ouvrage. M. Jean Duvignaud estime aujourd'hui que cette analyse mmoire musicale semble confirmer les vues qu'il a lui-mme formules, daPrface, sur l'volution de la pense de Maurice Halbwachs et son orientationle concret . Il a donc t dcid d'ajouter l'article au livre, mais, afin de nemodifier la structure de celui-ci, de le situer en annexe. Une autre adjonction faite : celle de l'Introduction biographique, crite en 1948 par J.-Michel Alexandqui n'avait paru que dansL'anne sociologique (3e srie, 1940-1948), o l'ouvrage

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    6/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950)

    avait t publi en priorit, par les soins de G. Gurvitch, sous le titre: Mmoire et socit.

    J.-M. A.

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    7/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950)

    Chapitre IMMOIRE COLLECTIVEET MMOIRE INDIVIDUELLE

    CONFRONTATIONS

    Retour la table des matires

    Nous faisons appel aux tmoignages, pour fortifier ou infirmer, mais aussi complter ce que nous savons d'un vnement dont nous sommes dj informquelque manire, alors que, cependant, bien des circonstances nous en demeobscures. Or, le premier tmoin auquel nous pouvons toujours faire appel, c'est mme. Lorsqu'une personne dit : je n'en crois pas mes yeux , elle sent qu'il yelle deux tres : l'un, l'tre sensible, est comme un tmoin qui vient dposer squ'il a vu, devant le moi qui n'a pas vu actuellement, mais qui a vu peut-tre autret, peut-tre aussi, s'est fait une opinion en s'appuyant sur les tmoignages des aAinsi, quand nous revenons en une ville o nous avons t prcdemment, cnous percevons nous aide reconstituer un tableau dont bien des parties t

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    8/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950)

    oublies. Si ce que nous voyons aujourd'hui vient prendre place dans le cadre dsouvenirs anciens, inversement ces souvenirs s'adaptent l'ensemble de nos petions actuelles. Tout se passe comme si nous confrontions plusieurs tmoignC'est parce qu'ils s'accordent pour l'essentiel, malgr certaines divergences, quepouvons reconstruire un ensemble de souvenirs de faon le reconnatre.

    Certes, si notre impression peut s'appuyer, non seulement sur notre souvenir, aussi sur ceux des autres, notre confiance en l'exactitude de notre rappel seragrande, comme si une mme exprience tait recommence non seulement pmme personne, mais par plusieurs. Lorsque nous rencontrons un ami dont lnous a spar, nous avons quelque peine, d'abord, reprendre contact avec lui. bientt, lorsque nous avons voqu ensemble diverses circonstances dont chacnous se souvient, et qui ne sont pas les mmes bien qu'elles se rapportent aux mvnements, ne parvenons-nous point penser et nous souvenir en commun,

    faits passs ne prennent-ils pas plus de relief, ne croyons-nous pas les revivre plus de force, parce que nous ne sommes plus seuls nous les reprsenter, etnous les voyons maintenant, comme nous les avons vus autrefois, quand nouregardions, en mme temps qu'avec nos yeux, avec ceux d'un autre ?

    Mais nos souvenirs demeurent collectifs, et ils nous sont rappels par les aualors mme qu'il s'agit d'vnements auxquels nous seuls avons t mls, et d'oque nous seuls avons vus. C'est qu'en ralit nous ne sommes jamais seuls. Il n'encessaire que d'autres hommes soient l, qui se distinguent matriellement de ncar nous portons toujours avec nous et en nous une quantit de personnes qui confondent pas. J'arrive pour la premire fois Londres, et je m'y promplusieurs reprises, tantt avec un compagnon, tantt avec un autre. Tantt c'earchitecte, qui attire mon attention sur les difices, leurs proportions, leur disposTantt c'est un historien : j'apprends que cette rue a t trace telle poque,cette maison a vu natre un homme connu, qu'il s'est pass, ici ou l, des incinotables. Avec un peintre, je suis sensible la tonalit des parcs, la ligne des pdes glises, aux jeux de la lumire et de l'ombre sur les murs et les faadeWestminster, du Temple, sur la Tamise. Un commerant, un homme d'affam'entrane dans les voies populeuses de la Cit, m'arrte devant les boutiquelibrairies, les grands magasins. Mais, quand mme je n'aurais pas march cquelqu'un, il suffit que j'aie lu des descriptions de la ville, faites de tous ces dpoints de vue, qu'on m'ait conseill d'en voir tels aspects, plus simplement enque j'en aie tudi le plan. Supposons que je me promne tout seul. Dira-t-on qucette promenade, je ne peux garder que des souvenirs individuels, qui ne sontmoi ? Cependant, je ne m'y suis promen seul qu'en apparence. En passant dWestminster, j'ai pens ce que m'en avait dit mon ami historien (ou, ce qui revau mme, ce que j'en avais lu dans une histoire). En traversant un pont

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    9/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950)

    considr l'effet de perspective que mon ami peintre m'avait signal (ou qui mfrapp dans un tableau, dans une gravure). Je me suis dirig, en me reportant ppense mon plan. La premire fois que j'ai t Londres, devant Saint-PauMansion-House, sur le Strand, aux alentours des Courts of Law, bien des impresme rappelaient les romans de Dickens lus dans mon enfance : je m'y promenaisavec Dickens. A tous ces moments, dans toutes ces circonstances, je ne puis dirj'tais seul, que je rflchissais seul, puisqu'en pense je me replaais dans tel ogroupe, celui que je composais avec cet architecte, et, au-del de lui, avec ceuxil n'tait que l'interprte auprs de moi, ou avec ce peintre (et son groupe), avgomtre qui avait dessin ce plan, ou avec un romancier. D'autres hommes oces souvenirs en commun avec moi. Bien plus, ils m'aident me les rappeler :mieux me souvenir, je me tourne vers eux, j'adopte momentanment leur poivue, je rentre dans leur groupe, dont je continue faire partie, puisque j'en sencore l'impulsion et que je retrouve en moi bien des ides et faons de penser

    ne me serais pas lev tout seul, et par lesquelles je demeure en contact avec eux

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    10/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 1

    L'OUBLI PAR DTACHEMENT D'UN GROUPE

    Retour la table des matires

    Ainsi, pour confirmer ou rappeler un souvenir, des tmoins au sens ordinaiterme, c'est--dire des individus prsents sous une forme matrielle et sensibsont pas ncessaires.

    Ils ne seraient, d'ailleurs, point suffisants. Il arrive, en effet, qu'une ou pluspersonnes, en runissant leurs souvenirs, puissent dcrire trs exactement des fades objets que nous avons vus en mme temps qu'elles, et mme reconstituer tosuite de nos actes et de nos paroles dans des circonstances dfinies, sans que nous rappelions rien de tout cela. C'est, par exemple, un fait dont la ralit n'esdiscutable. On nous apporte les preuves certaines que tel vnement s'est produinous y avons t prsent, que nous y avons particip activement. Pourtant cette nous demeure trangre, au mme titre que si toute autre personne que nous y jou notre rle. Pour reprendre un exemple qui nous a t oppos, il y a eu dans vie un certain nombre d'vnements qui n'ont pas pu ne pas se produire. Il est ce

    qu'il y a eu un jour o j'ai t pour la premire fois au lyce, un jour o je suis pour la premire fois dans une classe, en quatrime, en troisime, etc. Pourtant,que ce fait puisse tre localis dans le temps et dans l'espace, quand bien mmparents ou des amis m'en feraient un rcit exact, je me trouve en prsence ddonne abstraite laquelle il m'est impossible de faire correspondre aucun souvivant : je ne me rappelle rien. Et je ne reconnais pas non plus tel endroit par lj'ai certainement pass une ou plusieurs fois, telle personne que j'ai certainerencontre. Pourtant, les tmoins sont l. Est-ce donc que leur rle est tout accessoire et complmentaire, qu'ils me servent sans doute prciser et compmes souvenirs, mais la condition que ceux-ci reparaissent d'abord, c'est--dire se soient conservs dans mon esprit ? Mais il n'y a l rien qui doive nous tonnne suffit pas que j'aie assist ou particip une scne dont d'autres hommes tspectateurs ou acteurs, pour que, plus tard, quand ils l'voqueront devant moi, qils en reconstitueront pice pice l'image dans mon esprit, soudain cconstruction artificielle s'anime et prenne figure de chose vivante, et que l'imatransforme en souvenir. Bien souvent, il est vrai, de telles images, qui nous imposes par notre milieu, modifient l'impression que nous avons pu garder d'uancien, d'une personne autrefois connue. Il se peut que ces images reprodu

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    11/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 1

    inexactement le pass, et que l'lment ou la parcelle de souvenir, qui se trouauparavant dans notre esprit, en soit une expression plus exacte : quelsouvenirs rels s'ajoute ainsi une masse compacte de souvenirs fictifs. Inversemse peut que les tmoignages des autres soient seuls exacts, et qu'ils corrigeredressent notre souvenir, en mme temps qu'ils s'incorporent lui. Dans l'ul'autre cas, si les images se fondent si troitement avec les souvenirs, et si paraissent emprunter ceux-ci leur substance, c'est que notre mmoire n'taicomme une table rase, et que nous nous sentions capable, par nos propres forceapercevoir, comme dans un miroir troubl, quelques traits et quelques contours (tre illusoires) qui nous rendraient l'image du pass. De mme qu'il faut introdugerme dans un milieu satur pour qu'il cristallise, de mme, dans cet ensembtmoignages extrieurs nous, il faut apporter comme une semence de remmorpour qu'il se prenne en une masse consistante de souvenirs. Si au contraire cette parat n'avoir laiss, comme on dit, aucune trace dans notre mmoire, c'est--di

    en l'absence de ces tmoins, nous nous sentons entirement incapable reconstruire une partie quelconque, ceux qui nous la dcriront pourront nous enun tableau vivant, mais ce ne sera jamais un souvenir.

    Quand nous disons qu'un tmoignage ne nous rappellera rien s'il n'estdemeur dans notre esprit quelque trace de l'vnement pass qu'il s'agit d'vonous n'entendons pas d'ailleurs que le souvenir ou qu'une de ses parties a d subtel quel en nous, mais seulement que, depuis le moment o nous et les tmfaisions partie d'un mme groupe et pensions en commun sous certains rapportssommes demeurs en contact avec ce groupe, et rests capables de nous idenavec lui et de confondre notre pass avec le sien. On pourrait dire, tout aussi biefaut que depuis ce moment, nous n'ayons point perdu l'habitude ni le pouvopenser et de nous souvenir en tant que membre du groupe dont ce tmoin et nmme faisions partie, c'est--dire en nous plaant son point de vue, et en usatoutes les notions qui sont communes ses membres. Voici un professeur qenseign pendant dix ou quinze ans dans un lyce. Il rencontre un de ses anlves, et c'est peine s'il le reconnat. Celui-ci parle de ses camarades d'autrefose rappelle les places qu'ils occupaient sur les divers bancs de la classe. Il vbien des vnements d'ordre scolaire qui se produisirent dans cette classe, durantanne, les succs de tels ou tels, les bizarreries et les tourderies de tels autres, tparties du cours, telles explications qui ont particulirement frapp ou intresslves. Or, il se peut trs bien que, de tout cela, le professeur n'ait gard ausouvenir. Pourtant, son lve ne se trompe pas. Il est bien certain, d'ailleurs, queanne-l, durant tous les jours de cette anne, le professeur a eu trs prsent l'ele tableau que lui prsentait l'ensemble des lves aussi bien que la physionomchacun d'eux, et tous ces vnements ou incidents qui modifient, acclrent, bou ralentissent le rythme de la vie de la classe, et font que celle-ci a une histComment a-t-il oubli tout cela ? Et comment se fait-il qu' part un petit nombrminiscences assez vagues, les paroles de son ancien lve ne rveillent dan

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    12/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 1

    mmoire aucun cho d'autrefois ? C'est que le groupe que constitue une classessentiellement phmre, du moins si l'on considre que la classe comprenmatre en mme temps que les lves, et n'est plus le mme lorsque les lvemmes peut-tre, passent d'une classe l'autre, et se retrouvent sur d'autres bL'anne termine, les lves se dispersent, et cette classe dfinie et particulire reformera plus jamais. Il faut toutefois distinguer. Pour les lves, elle vivra qutemps encore ; du moins, l'occasion s'offrira frquemment ceux-ci d'y penser, s'en souvenir. Comme ils ont peu prs le mme ge, qu'ils appartiennent peutaux mmes milieux sociaux, ils n'oublieront pas qu'ils ont t rapprochs somme matre. Les notions que celui-ci leur a communiques portent son empresouvent, quand ils y repenseront, travers et au-del de cette notion, ils apercele matre qui la leur a rvle, et leurs compagnons de classe qui l'ont reue en mtemps qu'eux. Pour le matre, il en sera tout autrement. Quand il tait dans sa claexerait sa fonction : or, l'aspect technique de son activit est sans rapport avec

    de ses classes plutt que telle autre. En effet, tandis qu'un professeur refait, danne l'autre, la mme classe, chacune de ses annes d'enseignement ne s'oppas aussi nettement toutes les autres que, pour les lves, chacune de leurs ande lyce. Nouveaux pour les lves, son enseignement, ses exhortations,rprimandes, jusqu' ses tmoignages de sympathie pour tel d'entre eux, ses gson accent, ses plaisanteries mmes, ne reprsentent peut-tre pour lui qu'une d'actes et de manires d'tre habituels, et qui rsultent de sa profession. Rien decela ne peut fonder un ensemble de souvenirs qui se rapporterait telle classe pqu' toute autre. Il n'existe aucun groupe durable, dont le professeur continue partie, auquel il ait l'occasion de repenser, et au point de vue duquel il puissreplacer, pour se souvenir avec lui du pass.

    Mais il en est ainsi dans tous les cas o d'autres reconstruisent pour nousvnements que nous avons vcus avec eux, sans que nous puissions recrer enle sentiment du dj vu. Entre ces vnements, ceux qui y ont t mls, et nmme, il y a en effet discontinuit, non pas seulement parce que le groupe auduquel nous les percevions alors n'existe plus matriellement, mais parce que n'y avons plus pens, et que nous n'avons aucun moyen d'en reconstruire l'imChacun des membres de cette socit tait dfini nos yeux par sa place l'ensemble des autres, et non par ses rapports, que nous ignorions, avec d'amilieux. Tous les souvenirs qui pouvaient prendre naissance l'intrieur de la cs'appuyaient l'un sur l'autre et non sur des souvenirs extrieurs. La dure d'unemmoire tait donc limite, par la force des choses, la dure du groupe. S'il sucependant des tmoins, si, par exemple, d'anciens lves se rappellent et peuessayer de rappeler leur professeur ce dont celui-ci ne se souvient pas, c'estl'intrieur de la classe, avec quelques camarades, ou bien, hors de la classe, avecparents, ils formaient de petites communauts plus troites, en tout cas plus duret que les vnements de la classe intressaient aussi ces socits plus petit

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    13/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 1

    avaient leur rpercussion, y laissaient des traces. Mais le professeur en tait excdu moins, si les membres de ces socits l'y comprenaient, lui-mme n'en savait

    Que de fois n'arrive-t-il pas, en effet, que, dans les socits de toute nature quhommes forment entre eux, l'un d'eux ne se fasse pas une juste ide de la placeoccupe dans la pense des autres, et de combien de malentendus et de dsilluune telle diversit de points de vue n'est-elle pas la source ? Dans l'ordre des relaaffectives, o l'imagination joue un tel rle, un tre humain qui est beaucoup aimqui aime modrment, n'est averti souvent qu'assez tard ou ne se rend peutjamais bien compte de l'importance qu'on a attache ses moindres dmarches,paroles les plus insignifiantes. Tel qui a le plus aim rappellera plus tard l'autrdclarations, des promesses, dont celui-ci n'a conserv aucun souvenir. Ce n'estoujours l'effet de l'inconstance, de l'infidlit, de la lgret. Mais il tait beaumoins engag que l'autre dans cette socit qui reposait sur un sentiment ingale

    partag. Ainsi, un homme trs pieux, mais dont la vie fut simplement difianqu'on a sanctifi aprs sa mort, s'tonnerait fort, s'il revenait en vie, et s'il pouvasa lgende : celle-ci a t compose cependant l'aide de souvenirs prcieuseconservs, et rdigs avec foi, par ceux au milieu desquels s'coula la partie de squ'ils racontrent. Dans ce cas, il est probable que bien des vnements recueillque le saint ne reconnatrait pas, n'ont pas eu lieu ; mais il en est qui ne l'ont peupoint frapp, parce qu'il concentrait son attention sur l'image intrieure de Diequ'ont remarqus ceux qui l'entouraient, parce que leur attention se fixait surtoului.

    Mais on peut aussi, sur le moment, s'tre intress autant que les autres et mplus qu'eux, tel vnement et n'en conserver cependant aucun souvenir, au qu'on ne le reconnat pas lorsqu'ils nous le dcrivent, parce que, depuis le momeil s'est produit, on est sorti du groupe par lequel il a t remarqu et qu'on n'y esrentr. Il y a des personnes dont on dit qu'elles sont toujours dans le prsent, c'edire qu'elles ne s'intressent qu'aux personnes et aux choses au milieu desquellesse trouvent sur le moment, et qui sont en rapport avec l'objet actuel de leur actoccupation ou distraction. Une affaire liquide, un voyage termin, elles ne peplus ceux qui furent leurs associs ou leurs compagnons. Elles sont prises aupar d'autres intrts, engages dans d'autres groupes. Une sorte d'instinct vitalcommande de dtourner leur pense de tout ce qui pourrait la distraire de ce quproccupe actuellement. Quelquefois, les circonstances sont telles que ces persotournent en quelque sorte dans un mme cercle et sont ramenes d'un groupe l'comme dans ces vieilles figures de danse o, changeant sans cesse de danseuretrouve le mme, cependant, intervalle-, assez rapprochs. Alors, on ne lesque pour les retrouver et, comme la mme facult d'oubli s'exerce alternativemedtriment et l'avantage de chacun des groupes qu'elles traversent, on peut dire les retrouve tout entires. Mais, il arrive aussi qu'elles suivent dsormais un chqui ne croise plus celui qu'elles ont quitt et qui les en loigne mme de plus en

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    14/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 1

    Alors, si l'on rencontre plus tard des membres de la socit qui nous est devenuepoint trangre, on a beau se retrouver au milieu d'eux, on ne parvient preconstituer avec eux le groupe ancien. C'est comme si l'on abordait une route quparcourue autrefois, mais de biais, comme si on la regardait d'un point d'o on jamais aperue. On en replace les divers dtails dans un autre ensemble, constitunos reprsentations du moment. Il semble qu'on arrive sur une route nouvelledtails ne prendraient en effet leur sens ancien que par rapport tout un aensemble que notre pense n'embrasse plus. On pourra nous rappeler tous les det leur ordre respectif. C'est de l'ensemble qu'il faudrait partir. Or, cela ne nouplus possible, parce que, depuis longtemps, nous nous en sommes loigns etfaudrait revenir trop loin en arrire.

    Tout se passe ici comme dans le cas de ces amnsies pathologiques qui portenun ensemble bien dfini et limit de souvenirs. On a constat que quelquefois

    suite d'un choc crbral, on oublie ce qui s'est pass dans toute une priodgnral avant le choc, en remontant jusqu' une certaine date, tandis qu'on se raptout le reste. Ou bien, on oublie toute une catgorie de souvenirs du mme oquelle que soit l'poque o on les a acquis : par exemple, tout ce que l'on savait langue trangre et d'une seule. Du point de vue physiologique, cela parat s'expliquer, non point par le fait que les souvenirs d'une mme priode ou dmme espce seraient localiss dans telle partie du cerveau, qui serait seule lmais la fonction crbrale du souvenir doit tre atteinte dans son ensemblecerveau cesse alors d'accomplir certaines oprations, et celles-l seulement, de mqu'un organisme affaibli n'est plus capable, pendant quelque temps, soit de marsoit de parler, soit de s'assimiler des aliments, bien que toutes ses autres foncsubsistent. Mais on pourrait dire, aussi bien, que ce qui est atteint, c'est la faculgnral d'entrer en rapport avec les groupes dont se compose la socit. Alors, dtache de l'un ou de quelques-uns d'entre eux et de ceux-l seulement. l'ensemble des souvenirs que nous avons en commun avec eux brusquement dispOublier une priode de sa vie, c'est perdre contact avec ceux qui nous entouralors. Oublier une langue trangre, c'est ne plus tre en mesure de comprendrequi s'adressaient nous dans cette langue, qu'ils fussent d'ailleurs des persovivantes et prsentes, ou des auteurs dont nous lisions les oeuvres. Quand noustournions vers eux, nous adoptions une attitude dfinie, de mme qu'en prsenn'importe quel ensemble humain. Il ne dpend plus de nous d'adopter cette attitude nous tourner vers ce groupe. Nous pourrons maintenant rencontrer quelqu'unous garantira que nous avons bien appris cette langue et, en feuilletant nos livnos cahiers, trouver chaque page des preuves certaines que nous avons tradutexte, que nous savions appliquer ces rgles. Rien de tout cela ne suffira rtabcontact interrompu entre nous et tous ceux qui s'expriment ou qui ont crit enlangue. C'est que nous n'avons plus assez de force d'attention pour demeurrapport la fois avec ce groupe et avec d'autres auxquels, sans doute, nous teplus troitement et plus actuellement. Il n'y a pas lieu d'ailleurs de s'tonner de c

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    15/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 1

    ces souvenirs s'abolissent ainsi tous la fois et s'abolissent seuls. C'est qu'ils forun systme indpendant, du fait que ce sont les souvenirs d'un mme groupe, li l'autre et appuys en quelque sorte l'un sur l'autre, et que ce groupe est nettedistinct de tous les autres, si bien qu'on peut, la fois, tre dans tous ceux-ci etde celui-l. D'une faon moins brusque peut-tre et moins brutale, en l'absenctroubles pathologiques quelconques, nous nous loignons et nous nous isolons peu de certains milieux qui ne nous oublient pas, mais dont nous ne consernous- mmes qu'un souvenir vague. Nous pouvons dfinir encore en termes gnles groupes auxquels nous avons t mls. Mais ils ne nous intressent plus, pqu' prsent tout nous en carte.

    NCESSIT D'UNE COMMUNAUT AFFECTIVE

    Retour la table des matires

    Supposons maintenant que nous ayons fait un voyage avec un groupe de cognons que nous n'avons plus revus depuis. Notre pense tait alors la fois trs

    et trs loin d'eux. Nous causions avec eux. Avec eux, nous nous intressionsdtails de la route et aux divers incidents du voyage. Mais, en mme tempsrflexions suivaient un cours qui leur chappait. Nous apportions avec nous, en des sentiments et des ides qui avaient leur origine dans d'autres groupes, reimaginaires : c'est avec d'autres personnes que nous nous entretenions intrieureparcourant ce pays, nous le peuplions en pense d'autres tres : tel lieu, telle cirtance prenaient alors nos yeux une valeur qu'ils ne pouvaient avoir pour ceunous accompagnaient. Plus tard, nous rencontrerons peut-tre un de ceux-ci et iallusion des particularits de ce voyage dont il se souvient et dont nous devnous souvenir, si nous tions demeurs en rapport avec ceux qui le firent avec noqui, entre eux, en ont souvent parl depuis. Mais nous avons oubli tout ce voque et dont il s'efforce en vain de nous faire souvenir. En revanche, nous rappellerons ce que nous prouvions alors l'insu des autres, comme si ce gensouvenir avait marqu plus profondment son empreinte dans notre mmoire qu'il ne concernait que nous. Ainsi, dans ce cas, d'une part les tmoignages des aseront impuissants reconstituer notre souvenir aboli ; d'autre part, nous souviendrons, en apparence sans l'appui des autres, d'impressions que nous n'communiques personne.

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    16/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 1

    En rsulte-t-il que la mmoire individuelle, en tant qu'elle s'oppose la mmcollective, soit une condition ncessaire et suffisante du rappel et de la reconsance des souvenirs ? En aucune faon. Car, si ce premier souvenir s'est aboli, snous est plus possible de le retrouver, c'est que, depuis longtemps, nous ne faplus partie du groupe dans la mmoire duquel il se conservait. Pour que nmmoire s'aide de celle des autres, il ne suffit pas que ceux-ci nous apportent tmoignages : il faut encore qu'elle n'ait pas cess de s'accorder avec leurs mmet qu'il y ait assez de points de contact entre l'une et les autres pour que le souqu'ils nous rappellent puisse tre reconstruit sur un fondement commun. Il ne pas de reconstituer pice pice l'image d'un vnement pass pour obtenisouvenir. Il faut que cette reconstruction s'opre partir de donnes ou de nocommunes qui se trouvent dans notre esprit aussi bien que dans ceux des autres, qu'elles passent sans cesse de ceux-ci celui-l et rciproquement, ce qui

    possible que s'ils ont fait partie et continuent faire partie d'une mme socit. seulement, on peut comprendre qu'un souvenir puisse tre la fois reconnreconstruit. Que m'importe que les autres soient encore domins par un sentimenj'prouvais avec eux autrefois, que je n'prouve plus aujourd'hui ? Je ne puis prveiller en moi, parce que, depuis longtemps, il n'y a plus rien de commun entret mes anciens compagnons. Il n'y a pas s'en prendre ma mmoire, ni la Mais une mmoire collective plus large, qui comprenait la fois la mienne et laa disparu. De mme, quelquefois, des hommes qu'ont tenus rapprochs les nced'une oeuvre commune, leur dvouement l'un d'entre eux, l'ascendant de quelqune proccupation artistique, etc., se sparent ensuite en plusieurs groupes : chde ceux-ci est trop troit pour retenir tout ce qui a occup la pense du parti, du cle littraire, de l'assemble religieuse qui les enveloppait tous autrefois. As'attachent-ils un aspect de cette pense et ne gardent-ils le souvenir que d'une de cette activit. D'o plusieurs tableaux du pass commun qui ne concident pdont aucun n'est vraiment exact. Du moment, en effet, qu'ils se sont maintespars, aucun d'eux ne peut reproduire tout le contenu de la pense anciennmaintenant, deux de ces groupes rentrent en contact, ce qui leur manque prcispour se comprendre, s'entendre et confirmer mutuellement les souvenirs de ce de vie commune, c'est la facult d'oublier les barrires qui les sparent prsenmalentendu pse sur eux, comme sur deux hommes qui se retrouvent et qui, coon dit, ne parlent plus la mme langue. Quant au fait que nous gardons le soud'impressions qu'aucun de nos compagnons, cette poque, n'a pu connatre,constitue pas non plus une preuve que notre mmoire peut se suffire et n'atoujours besoin de s'appuyer sur celle des autres. Supposons qu'au moment osommes partis en voyage avec une socit d'amis, nous nous soyons trouvs socoup d'une vive proccupation, qu'ils ignoraient : absorbs par une ide ou psentiment, tout ce qui frappait nos yeux ou nos oreilles s'y trouvait rapport : nourrissions notre pense secrte de tout ce qui, dans le champ de notre perceps'y pouvait rattacher. Tout se passait alors comme si nous n'avions pas quit

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    17/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 1

    groupe d'tres humains plus ou moins loign auquel nous rattachaient rflexions ; nous y incorporions tous les lments du milieu nouveau qu'il pos'assimiler; ce milieu, considr en lui-mme et du point de vue de compagnons, nous tenions, cependant, par la plus faible partie de nous-mmnous pensons, plus tard, ce voyage, on ne peut dire que nous nous placeronpoint de vue de ceux qui l'ont fait avec nous. Eux-mmes, nous ne nousrappellerons que dans la mesure o leurs personnes taient comprises dans le cadnos proccupations. C'est ainsi que quand on est entr pour la premire fois danchambre la tombe de la nuit, qu'on a vu les murs, les meubles et tous les oplongs dans une demi-obscurit, ces formes fantastiques ou mystrieuses demedans notre mmoire comme le cadre peine rel du sentiment d'inquitudesurprise ou de tristesse qui nous accompagnait au moment o elles frappaienregards. Il ne suffirait pas de revoir la chambre en plein jour pour nous les rappil faudrait que nous songions en mme temps notre tristesse, notre surprise

    notre inquitude. tait-ce, alors, notre raction personnelle en prsence de ces chqui les transfigurait pour nous ce point ? Oui, si l'on veut, mais condition dpas oublier que nos sentiments et nos penses les plus personnels prennentsource dans des milieux et des circonstances sociales dfinis et que l'effet de convenait surtout de ce que nous cherchions dans ces objets non ce qu'y voyaientauxquels ils taient familiers, mais ce qui se rattachait aux proccupations d'ahommes dont la pense s'appliquait pour la premire fois cette chambre avec n

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    18/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 1

    DE LA POSSIBILIT

    D'UNE MMOIRE STRICTEMENTINDIVIDUELLE

    Retour la table des matires

    Si cette analyse est exacte, le rsultat o elle nous conduit permettrait peut-trpondre l'objection la plus srieuse et d'ailleurs la plus naturelle laquells'expose quand on prtend qu'on ne se souvient qu' condition de se placer au de vue d'un ou de plusieurs groupes et de se replacer dans un ou plusieurs courapense collective.

    On nous accordera, peut-tre, qu'un grand nombre de souvenirs reparaissent pque les autres hommes nous les rappellent ; on nous accordera mme, lorsquhommes ne sont point matriellement prsents, qu'on peut parler de mmcollective quand nous voquons un vnement qui tenait une place dans la vnotre groupe et que nous avons envisag, que nous envisageons maintenant enco

    moment o nous nous le rappelons, du point de vue de ce groupe. Nous avons bdroit de demander qu'on nous concde ce second point, puisqu'une telle attmentale n'est possible que chez un homme qui fait partie ou a fait partie d'une soet parce qu' distance tout au moins, il subit encore son impulsion. Il suffit quene puissions penser tel objet que parce que nous nous comportons comme med'un groupe, pour que la condition de cette pense soit videmment l'existencgroupe. C'est pourquoi, lorsqu'un homme rentre chez lui sans tre accompagnpersonne, sans doute pendant quelque temps il a t seul , suivant le lancourant. Mais il ne l'a t qu'en apparence, puisque, mme dans cet intervallepenses et ses actes s'expliquent par sa nature d'tre social et qu'il n'a pas cessinstant d'tre enferm dans quelque socit. L n'est pas la difficult.

    Mais n'y a-t-il pas des souvenirs qui reparaissent sans que, d'aucune manisoit possible de les mettre en rapport avec un groupe, parce que l'vnement reproduisent a t peru par nous alors que nous tions seuls, non en apparence,seuls rellement, dont l'image ne se replace dans la pense d'aucun ensemd'hommes, et que nous nous rappellerons en nous plaant un point de vue qpeut tre que le ntre ? Quand bien mme des faits de ce genre seraient trs rar

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    19/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 1

    mme exceptionnels, il suffirait qu'on pt en attester quelques-uns pour tablir qmmoire collective n'explique pas tous nos souvenirs, et, peut-tre, qu'elle n'exppas elle seule l'vocation de n'importe quel souvenir. Aprs tout, rien ne prouvtoutes les notions et les images empruntes aux milieux sociaux dont nous fapartie, et qui interviennent dans la mmoire, ne recouvrent pas, comme un crasouvenir individuel, mme dans le cas o nous ne l'apercevons point. Touquestion est de savoir si un tel souvenir peut exister, s'il est concevable. Le faits'est produit, mme une seule fois, suffirait dmontrer que rien ne s'oppose ceintervienne dans tous les cas. Il y aurait alors, la base de tout souvenir, le rad'un tat de conscience purement individuel, que - pour le distinguer des percepo entrent tant d'lments de la pense sociale - nous admettrons qu'on appintuition sensible.

    On prouve quelque inquitude, disait M. Charles Blondel, voir liminer,

    peu prs, du souvenir tout reflet de cetteintuition sensible qui n'est pas, sans doute,toute la perception, mais qui, tout de mme, en est bien videmment le pramindispensable et la conditionsine qua non... Pour que nous ne confondions pas lreconstitution de notre propre pass avec celle que nous pouvons faire de celnotre voisin, pour que ce passe empiriquement, logiquement, socialement posnous paraisse s'identifier avec notre pass rel, il faut qu'en certaines de ses partimoins il soit quelque chose de plus qu'une reconstitution faite avec des matemprunts. (Revuephilosophique, 1926, p. 296.) M. Dsir Roustan nous crivaitde son ct : Si vous vous borniez dire : lorsqu'on croit voquer le pass, il y99p. 100 de reconstruction, et 1 p. 100 d'vocation vritable, ce rsidu de 1 p. 100rsisterait votre explication, suffirait reposer tout le problme de la conservdu souvenir. Or pouvez-vous viter ce rsidu ?

    10 SOUVENIRS D'ENFANCE

    Il est difficile de trouver des souvenirs qui nous reportent un moment osensations n'taient que le reflet des objets extrieurs, o nous n'y mlions aucunimages, aucune des penses par lesquelles nous nous rattachions aux hommes egroupes qui nous entouraient. Si nous ne nous rappelons pas notre premire enfc'est qu'en effet nos impressions ne peuvent s'attacher aucun support, tant quene sommes pas encore un tre social. Mon premier souvenir, dit Stendhald'avoir mordu la joue ou au front Mme Pison-Dugalland, ma cousine, femmvingt-cinq ans qui avait de l'embonpoint et beaucoup de rouge... Je vois la smais sans doute parce que sur le champ on m'en fit un crime et que sans cessm'en fit un crime. De mme il se rappelle qu'un jour il piqua un mulet qrenversa. Un peu plus il tait mort, disait mon grand-pre. Je me figure l'vnemais probablement ce n'est pas un souvenir direct, ce n'est que le souvenir de l'i

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    20/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 2

    que je me formai de la chose fort anciennement et l'poque des premiers rqu'on m'en fit. (Viede Henri Brulard, p. 31 et 58.) Il en est de mme de bien dessoi-disant souvenirs d'enfance. Le premier auquel j'ai cru longtemps pouremonter tait notre arrive Paris. J'avais alors deux ans et demi. Nous monl'escalier le soir (l'appartement tait au quatrime), et nous enfants remarquionshaut qu' Paris on habitait au grenier. Or, que l'un de nous ait fait cette remarquepossible. Mais il tait naturel que nos parents, qu'elle a amuss, l'aient retenue etl'aient raconte depuis. Je vois encore notre escalier clair : mais je l'ai vu souvent depuis.

    Voici maintenant un vnement de son enfance que raconte Benvenuto Cellidbut de sesMmoires : il n'est pas certain que ce soit un souvenir. Si nous le repduisons cependant, c'est qu'il nous aidera mieux comprendre l'intrt de l'exequi suivra, et sur lequel nous insisterons. J'tais g de trois ans environ, que

    aeul Andra Cellini vivait encore et avait dj pass la centaine. Un jour, on chang un tuyau d'un vier, et il en tait sorti un norme scorpion sans que l'onft aperu. Il tait descendu terre et s'tait cach sous un banc. Je le vis, coului, et m'en emparai. Il tait si grand que ma main laissait passer d'un ct sa quede l'autre ses deux pinces. On m'a racont que tout joyeux, je sautai vers mon aelui disant : Vois, grand-pre, ma belle petite crevisse. Il reconnut de suitec'tait un scorpion, et dans son amour pour moi, il manqua tomber mort de frayeme le demandait avec force caresses ; mais je ne le serrais que plus troitemenpleurant, car je ne voulais le donner personne. Mon pre, qui tait encore lason, accourut aux cris. Dans sa stupfaction, il ne savait comment s'y prendre que cet animal venimeux ne me ft point mourir, lorsqu'une paire de ciseaux frapvue. Il s'en arma et, tout en me cajolant, il coupa la queue et les pinces du scorDs qu'il m'eut sauv de ce danger il considra cet vnement comme un bon au Cette scne, mouvemente et dramatique, se droule tout entire l'intrieur famille. Lorsque l'enfant saisit le scorpion, il n'a pas un instant l'ide que c'eanimal dangereux : c'est une petite crevisse, comme celles que ses parents lumontres, qu'ils lui ont fait toucher, comme un jouet. En ralit, un lment travenu du dehors, a pntr dans la maison et son aeul, son pre ragissent chacumanire : pleurs de l'enfant, supplications et caresses des parents, leur anxitterreur, et l'explosion de joie qui suit : autant de ractions familiales qui dfinisssens de l'vnement. Admettons que l'enfant se le rappelle : c'est dans le cadre famille que l'image se replace, parce que ds le dbut elle y tait comprise et qun'en est jamais sortie.

    coutons maintenant M. Charles Blondel. Je me souviens, dit-il, qu'tant eil m'est arriv une fois en explorant une maison abandonne de m'enfoncer brument jusqu' mi- corps au milieu d'une pice obscure dans un trou au fond dutait de l'eau et je retrouve plus ou moins aisment o et quand la chose s'est pamais c'est ici mon savoir qui est tout entier secondaire mon souvenir. Enten

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    21/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 2

    que le souvenir s'est prsent comme une image qui n'tait pas localise. Ce donc pas en pensant d'abord la maison, c'est--dire en se plaant au point de vla famille qui y habitait, qu'on a pu le rappeler, d'autant que, nous a dit M. Blonn'a jamais racont cet accident aucun de ses parents et qu'il est certain de ne pavoir repens depuis. En ce cas, ajoute-t-il, j'ai bien besoin de reconstituer lronnement de mon souvenir, je n'ai nullement besoin de le reconstituer lui-mmsemble vraiment que, dans les souvenirs de ce genre, nous ayons un contact davec le pass, qui en prcde et conditionne la reconstitution historique (loc. c297). Ce rcit se distingue nettement du prcdent, d'abord en ce que BenveCellini nous indique, en premier lieu quelle poque et en quel endroit se plascne qu'il rappelle, ce qu'ignorait tout fait M. Blondel quand il a voqu sa dans un trou demi plein d'eau. C'est mme l-dessus qu'il insiste. Mais peutn'est-ce pas tout de mme la diffrence essentielle entre l'un et l'autre. Le groupel'enfant, cet ge, fait le plus troitement partie et qui ne cesse pas de l'entourer

    la famille. Or, cette fois, l'enfant en est sorti. Non seulement il ne voit plusparents, mais il peut sembler qu'ils ne sont plus prsents son esprit. En tout can'interviennent en rien dans l'histoire, puisqu'ils n'en seront mme pas informqu'ils n'y attacheront pas assez d'importance pour en conserver le souvenir raconter plus tard celui qui en a t le hros. Mais cela suffit-il pour qu'on pdire qu'il a t vraiment seul ? Est-il vrai que la nouveaut et la vivacit de l'imsion, impression pnible d'abandon, impression trange de surprise en prsenl'inattendu et du jamais vu ou jamais prouv, expliquent que sa pense sedtourne de ses parents ? N'est-ce pas au contraire parce qu'il tait un enfant, c'dire un tre plus troitement prs de l'adulte dans le rseau des sentiments et pendomestiques, qu'il s'est trouv soudain en dtresse ? Mais alors il pensait aux sieil n'tait seul qu'en apparence. Il importe peu, ds lors qu'il ne se rappelle poiquelle poque prcise et en quel lieu dtermin il se trouvait et qu'il ne pus'appuyer sur un cadre local et temporel. C'est la pense de la famille absentefournit le cadre, et l'enfant n'a pas besoin, comme dit M. Blondel, de reconsl'environnement de son souvenir , puisque le souvenir se prsente dansenvironnement. Que l'enfant ne s'en soit pas aperu, que son attention ne se soit porte, ce moment, sur cet aspect de sa pense, que plus tard, lorsque l'hommrappelle ce souvenir d'enfance, il ne le remarque pas non plus, cela n'a rien qui nous tonner. Un courant de pense sociale est d'ordinaire aussi invisiblel'atmosphre que nous respirons. On ne reconnat son existence, dans la vie norque quand on lui rsiste, mais un enfant qui appelle les siens, et qui a besoin deaide, ne leur rsiste pas.

    M. Blondel pourrait nous objecter, trs justement, qu'il y a dans le fait qurappelle un ensemble de particularits sans aucun rapport avec un aspect quelcode sa famille. Explorant une pice obscure, il est tomb dans un trou demi d'eau. Admettons qu'en mme temps il se soit effray de ce qu'il se sentait loinsiens. L'essentiel du fait, derrire lequel tout le reste parat s'effacer, c'est

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    22/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 2

    image qui, en elle-mme, se prsente comme entirement dtache du milieu dotique. Or, c'est elle, c'est la conservation de cette image, qu'il faudrait expliquer. quelle, en effet, elle se distingue de toutes autres circonstances o je me trouquand je m'apercevais que j'tais loin des miens, o je me tournais vers le mmilieu pour y trouver aide et vers le mme environnement . En d'autres termene voit pas comment un cadre si gnral que la famille pourrait reproduire un faipoint particulier. A ces formes que sont les cadres collectifs imposes pasocit, dit encore M. Blondel, il faut bien une matire. Pourquoi ne pas admtout simplement que cette matire existe en effet et n'est autre que tout ce prcisment, dans le souvenir, est sans rapport avec le cadre, c'est--dire les setions et intuitions sensibles qui revivraient dans ce tableau ? Quand le petit Pout abandonn par ses parents dans la fort, certes, il a pens ses parents : maisd'autres objets se sont offerts lui : il a suivi un et plusieurs sentiers, il est montun arbre, il a aperu une lumire, il s'est approch d'une maison isole, etc. Com

    rsumer tout cela dans la simple remarque : il s'est gar et n'a pas retrouvparents ? S'il avait suivi un autre chemin, fait d'autres rencontres, le sentimd'abandon et t le mme et, pourtant, il aurait gard de tout autres souvenirs.

    A quoi nous rpondrons que lorsqu'un enfant s'gare dans une fort ou danmaison, tout se passe comme si, entran jusqu'alors dans le courant des penssentiments qui le rattachent aux siens, il se trouvait en mme temps pris dans uncourant, qui l'en loigne. Du petit Poucet on peut dire qu'il reste dans le grfamilial, puisqu'il a avec lui ses frres. Mais il se met leur tte, il les prend toussa garde, il les dirige, c'est--dire que, de la place d'enfant, il passe celle du pentre dans le groupe des adultes, et il n'en reste pas moins enfant. Mais s'applique aussi ce souvenir qu'voque M. Blondel, et qui est en mme tempsouvenir d'enfant et un souvenir d'adulte, puisque l'enfant s'est trouv poupremire fois dans une situation d'adulte. Enfant, toutes ses penses taientmesure d'un enfant. Habitu juger des objets extrieurs au moyen de notionsdevait ses parents, son tonnement et sa crainte viennent de la peine qu'il pro replacer ce qu'il voyait maintenant dans son petit monde. Adulte, il le devenaitsens que, les siens n'tant plus sa porte, il se trouvait en prsence d'obnouveaux et inquitants pour lui, mais sans doute qui ne l'taient pas, au moimme degr, pour une grande personne. Il a pu demeurer trs peu de temps aude ce couloir obscur. Il n'en a pas moins pris contact avec un monde qu'il retrouplus tard, quand il sera davantage livr lui-mme. Il y a d'ailleurs, travers l'enfance, bien des moments o l'on affronte ainsi ce qui n'est plus la famillequ'on se heurte ou qu'on se blesse au contact des objets, soit qu'on doive se soumet plier la force des choses, si bien qu'on passe inluctablement par toute une de petites preuves qui sont comme une prparation la vie de l'adulte : c'est l'oque projette sur l'enfance la socit des grandes personnes, et mme plus quombre, puisque l'enfant peut tre appel prendre sa part des soucis et des ressabilits dont le poids retombe d'ordinaire sur des paules plus fortes que les sie

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    23/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 2

    et qu'alors il est, temporairement au moins et par une partie seulement de lui-mpris dans le groupe de ceux qui sont plus gs que lui. C'est pourquoi l'oquelquefois de certains hommes qu'ils n'ont pas eu d'enfance, parce que la ncde gagner leur pain, s'imposant eux de trop bonne heure, les a contraints edans les rgions de la socit o les hommes luttent pour la vie, alors que la pldes enfants ne savent mme pas que ces rgions existent, ou parce qu' la suitedeuil ils ont connu un genre de souffrance d'ordinaire rserv aux adultes et ol'affronter sur le mme plan qu'eux.

    Le contenu original de tels souvenirs, qui les dtache de tous les aus'expliquerait donc par le fait qu'ils se trouvent au point de croisement de deux plusieurs sries de penses, par lesquelles ils se rattachent autant de groudiffrents. Il ne suffirait pas de dire : au point de croisement d'une srie de penqui nous rattache un groupe, ici la famille, et d'un autre qui comprend seuleme

    sensations qui nous viennent des choses : tout serait de nouveau mis en quepuisque, cette image des choses n'existant que pour nous, une partie de notre soune s'appuierait sur aucune mmoire collective. Mais un enfant a peur dans l'obscou quand il s'gare dans un endroit dsert, parce qu'il peuple ce lieu d'ennimaginaires, parce que dans cette nuit il craint de se heurter il ne sait quels dangereux. Rousseau nous raconte qu'un soir d'automne qu'il faisait trs obscuLambercier lui donna la clef du temple et lui dit d'aller chercher dans la chaiBible qu'on y avait laisse. En ouvrant la porte, dit-il, j'entendis la votcertain retentissement que je crus ressembler des voix et qui commena d'brma fermet romaine. La porte ouverte, je voulais entrer; mais peine eus-jequelques pas que je m'arrtai. En apercevant l'obscurit profonde qui rgnait davaste lieu, je fus saisi d'une terreur qui me fit dresser les cheveux. Je m'embarradans les bancs, je ne savais plus o j'tais et, ne pouvant trouver ni la chaire, porte, je tombai dans un bouleversement inexprimable. Si le temple avaiclair, il aurait vu qu'il ne s'y trouvait personne et n'aurait pas trembl. Le mpour l'enfant, n'est jamais vide d'tres humains, d'influences bienfaisantemalignes. Aux points o ces influences se rencontrent et se croisent, corresponpeut-tre, dans le tableau de son pass, des images plus distinctes, parce qu'un que nous clairons sur deux faces et avec deux lumires nous dcouvre plus de det s'impose plus notre attention.

    20 SOUVENIRS D'ADULTE

    N'insistons pas davantage sur les souvenirs d'enfance. On pourrait invoquegrand nombre de souvenirs d'adultes si originaux, et qui se prsentent avec ucaractre d'unit, qu'ils paraissent bien rsister toute dcomposition. Mais, suexemples, il nous serait toujours possible de dnoncer la mme illusion. Qu

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    24/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 2

    membre d'un groupe vienne faire partie aussi d'un autre groupe ; que les penqu'il tient de l'un et de l'autre se rencontrent soudain dans son esprit; par hypothest seul percevoir ce contraste. Comment donc ne croirait-il pas qu'il se prodului une impression sans commune mesure avec ce que peuvent prouver les amembres de ces deux groupes, si ceux-ci n'ont pas d'autre point de contact queCe souvenir est compris la fois dans deux cadres ; mais l'un de ces cadres l'emde voir l'autre, et inversement : il fixe son attention sur le point o ils se renconet n'en a plus assez pour les apercevoir eux-mmes. C'est ainsi que lorsqu'on ch retrouver dans le ciel deux toiles qui font partie de constellations diffresatisfait d'avoir trac de l'une l'autre une ligne imaginaire, on se figure volonque le seul fait de les aligner ainsi confre leur ensemble une sorte d'uncependant chacune d'elles n'est qu'un lment compris dans un groupe et, si avons pu les retrouver, c'est qu'aucune des constellations n'tait ce moment capar un nuage. De mme, du fait que deux penses, une fois rapproches, et p

    qu'elles contrastent entre elles, semblent se renforcer mutuellement, nous croqu'elles forment un tout qui existe par lui-mme, indpendamment des ensemd'o elles sont tires, et nous n'apercevons pas qu'en ralit nous considrons lles deux groupes, mais chacun du point de vue de l'autre.

    Reprenons maintenant la supposition que nous avons dveloppe prcdemmJ'ai fait un voyage avec des personnes rencontres depuis peu de temps, et que jdestin ne revoir ensuite qu' de lointains intervalles. Nous voyagions pour plaisir. Mais je parlais peu, je n'coutais gure. J'avais l'esprit rempli de pensd'images qui ne pouvaient intresser les autres, et qu'ils ignoraient parce qu'ellrattachaient mes parents, mes amis, dont j'tais momentanment loign. Ades gens que J'aimais, qui avaient les mmes intrts que moi, toute une commuqui m'tait troitement lie se trouvait introduite, sans le savoir, dans un mimle des vnements, associe des paysages qui lui taient entirement traou indiffrents. Considrons alors notre impression. Elle s'explique sans doute pqui tait au centre de notre vie affective ou intellectuelle. Mais elle s'est cependroule dans un cadre temporel et spatial et au milieu de circonstances sur lesqunos proccupations d'alors projetaient leur ombre, mais qui, de leur ctmodifiaient le cours et l'aspect : telles les maisons bties au pied d'un monuantique, et qui ne sont pas du mme ge. Lorsque nous nous rappelons ce vonous ne nous plaons pas, bien entendu, au mme point de vue que nos compagpuisqu'il se rsume nos yeux dans une suite d'impressions connues de nous sMais on ne peut pas dire non plus que nous nous plaons seulement au point dde nos amis, de nos parents, de nos auteurs prfrs, dont le souvenir accompagnait. Tandis que nous marchions sur une route de montagne aux ctgens de tel aspect physique, de tel caractre, que nous nous mlions distraitemleur conversation, et que notre pense restait dans notre ancien milieu, les imsions qui se succdaient en nous taient comme autant de faons particulioriginales, nouvelles, d'envisager les personnes qui nous taient chres et les lien

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    25/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 2

    nous unissaient elles. Mais, en un autre sens, ces impressions, prcisment pqu'elles sont nouvelles, et qu'elles contiennent bien des lments trangers au cantrieur et ce qu'il y a de plus intrieur dans le cours actuel de nos pensesaussi trangres aux groupes qui nous tiennent le plus troitement. Ellesexpriment, mais en mme temps, elles ne les expriment de cette manire qucondition qu'ils ne soient plus l matriellement, puisque tous les objets que voyons, toutes les personnes que nous entendons ne nous frappent peut-tre, que dans la mesure o ils nous font sentir l'absence des premiers. Ce point de vun'est ni celui de nos compagnons actuels, ni pleinement et sans mlange celui damis d'hier et de demain, comment ne le dtacherions-nous pas des uns et des apour nous l'attribuer nous-mmes ? N'est-il pas vrai que ce qui nous frappe, lonous voquons cette impression, c'est ce qui, en elle, ne s'explique pas parrapports avec tel ou tel groupe, ce qui tranche sur leur pense et sur leur exprieJe sais qu'elle ne pouvait tre partage, ni mme devine par mes compagnons. J

    aussi que, sous cette forme et dans ce cadre, elle n'aurait pu m'tre suggre paamis, les parents auxquels je pensais au moment o je me reporte maintenant pmmoire. N'est-ce donc point l comme un rsidu d'impression qui chappe bien la pense et la mmoire des uns que des autres, et qui n'existe que pour m

    Au premier plan de la mmoire d'un groupe se dtachent les souvenirsvnements et des expriences qui concernent le plus grand nombre de ses memet qui rsultent soit de sa vie propre, soit de ses rapports avec les groupes lesproches, le plus frquemment en contact avec lui. Quant ceux qui concernetrs petit nombre et quelquefois un seul de ses membres, bien qu'ils soient comdans sa mmoire, puisque, tout au moins pour une part, ils se sont produits danlimites, ils passent l'arrire-plan. Deux tres peuvent se sentir troitement lis l'autre, et mettre en commun toutes leurs penses. Si, certains moments, leus'coule dans des milieux diffrents, bien qu'ils puissent par des lettres, descriptions, par leurs rcits lorsqu'ils se rapprochent, se faire connatre en dtacirconstances o ils se trouvaient lorsqu'ils n'taient plus en contact, il faudrait s'identifient l'un l'autre pour que tout ce qui, de leurs expriences, tait tranl'un ou l'autre, se trouve rsorb dans leur pense commune. Quand MllLespinasse crit au comte de Guibert, elle peut lui faire comprendre peu prqu'elle ressent loin de lui, mais dans des socits et des milieux mondains connat, parce qu'il s'y rattache lui aussi. Il peut envisager son amante, commepeut s'envisager elle-mme, en se plaant au point de vue de ces hommes et dfemmes qui ignorent tout de sa vie romanesque, et il peut aussi l'envisager, coelle s'envisage elle-mme, du point de vue du groupe cach et ferm qu'ils const eux deux. Toutefois, il est loin, et il peut se produire, sans qu'il le sache, dasocit qu'elle frquente, bien des changements dont ses lettres ne lui donnent paide suffisante, de sorte que plusieurs de ses dispositions en prsence de ces mimondains lui chappent et lui chapperont toujours : il ne suffit pas qu'il l'comme il l'aime pour qu'il les devine.

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    26/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 2

    Un groupe entre d'ordinaire en rapport avec d'autres groupes. Il y a bienvnements qui rsultent de semblables contacts, bien des notions aussi qui n'ond'autre origine. Parfois ces rapports ou ces contacts sont permanents ou bien, encas, se rptent assez souvent, se continuent pendant une dure assez longueexemple, quand une famille vit longtemps dans une mme ville, ou proximitmmes amis, ville et famille, amis et famille constituent comme des soccomplexes. Des souvenirs prennent naissance alors, compris dans deux cadrepenses qui sont communs aux membres des deux groupes. Pour reconnatrsouvenir de ce genre, il faut faire partie en mme temps de l'un et de l'autre. C'escondition qui est remplie, pendant quelque temps, par une partie des habitants ville, par une partie des membres de la famille. Cependant, elle l'est ingalemendivers moments, suivant que l'intrt de ceux-ci se porte sur la ville, ou surfamille. Et il suffit, d'ailleurs, que quelques-uns des membres de la famille qu

    cette ville, aillent vivre dans une autre, pour qu'ils aient moindre facilit se soude ce qu'ils ne retenaient que parce qu'ils taient pris la fois dans deux couranpense collective convergents, alors qu' prsent ils subissent presque exclusivel'action de l'un d'eux. Au reste, puisqu'une partie seulement des membres d'un dgroupes sont compris dans l'autre, et rciproquement, chacune de ces deux influcollectives est plus faible que si elle s'exerait seule. Ce n'est pas en effet le grtout entier, la famille par exemple, ce n'en est qu'une fraction, qui peut aider l'usiens se rappeler cet ordre de souvenirs. Il faut qu'on se trouve ou qu'on se mdans des conditions qui permettent ces deux influences de combiner le mieuxaction, pour que le souvenir reparaisse et soit reconnu. Il en rsulte qu'il semmoins familier, qu'on aperoit mme clairement les facteurs collectifs qudterminent, et qu'on a l'illusion qu'il est moins que les autres sous le pouvonotre volont...

    LE SOUVENIR INDIVIDUEL COMME LIMITEDES INTERFRENCES COLLECTIVES

    Retour la table des matires

    Il arrive bien souvent que nous nous attribuions nous-mmes, comme n'avaient leur source nulle part qu'en nous, des ides et des rflexions, ousentiments et des passions, qui nous ont t inspirs par notre groupe. Nous som

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    27/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 2

    alors si bien accords avec ceux qui nous entourent que nous vibrons l'unissne savons plus o est le point de dpart des vibrations, en nous ou dans les auQue de fois on exprime alors, avec une conviction qui parat toute personnellerflexions puises dans un journal, dans un livre, ou dans une conversation! rpondent si bien nos manires de voir qu'on nous tonnerait en nous dcouquel en est l'auteur, et que ce n'est pas nous. Nous y avions dj pens : nonous apercevons pas que nous ne sommes cependant qu'un cho. Tout l'al'orateur consiste peut-tre donner ceux qui l'entendent l'illusion que les cotions et les sentiments qu'il veille en eux ne leur ont pas t suggrs du dequ'ils s'y sont levs d'eux-mmes, qu'il a seulement devin ce qui s'laborait dasecret de leur conscience et ne leur a prt que sa voix. D'une manire ou d'une chaque groupe social s'efforce d'entretenir une semblable persuasion chezmembres. Combien d'hommes ont assez d'esprit critique pour discerner, dans ce pensent, la part des autres, et pour s'avouer eux-mmes que, le plus souvent, i

    ont rien mis du leur ? Quelquefois on largit le cercle de ses frquentations et dlectures, on se fait un mrite de son clectisme qui nous permet de voir et de conles diffrents aspects des questions et des choses ; mme alors il arrive souvent qdosage de nos opinions, la complexit de nos sentiments et de nos gots ne sonl'expression des hasards qui nous ont mis en rapport avec des groupes diveopposs, et que la part que nous faisons chaque manire de voir est dterminl'intensit ingale des influences qu'ils ont, sparment, exerces sur nous. De faon, dans la mesure o nous cdons sans rsistance une suggestion du denous croyons penser et sentir librement. C'est ainsi que la plupart des influesociales auxquelles nous obissons le plus frquemment nous demeurent inaperMais il en est de mme, et peut-tre plus forte raison encore, lorsque au poirencontre de plusieurs courants de pense collective qui se croisent en nous se prtel de ces tats complexes o l'on a voulu voir un vnement unique, qui n'exique pour nous. C'est un homme en voyage, qui soudain se sent repris parinfluences manant d'un milieu tranger ses compagnons. C'est un enfant qtrouve, par un concours inattendu de circonstances, dans une situation qui n'est pson ge, et dont la pense s'ouvre des sentiments et des proccupations d'adC'est un changement de lieu, de profession, de famille, qui ne rompt pas enentirement les liens qui nous rattachent nos anciens groupes. Or, il arrive qpareil cas les influences sociales se font plus complexes, parce que plus nombreplus entrecroises. C'est une raison pour qu'on les dmle moins bien, et qu'odistingue plus confusment. On aperoit chaque milieu la lumire de l'autre oautres, en mme temps qu' la sienne, et l'on a l'impression qu'on lui rsiste. doute, de ce conflit ou de cette combinaison d'influences, chacune d'elles deressortir plus nettement. Mais puisque ces milieux s'affrontent, on a l'imprequ'on n'est engag ni dans l'un ni dans l'autre. Surtout ce qui passe au premier c'est l'tranget de la situation o l'on se trouve, qui suffit absorber la peindividuelle. Cet vnement s'interpose, comme un cran, entre elle et les pensociales dont la conjugaison l'a labore. Il ne peut tre pleinement compris par a

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    28/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 2

    des membres de ces milieux, sinon par moi. En ce sens, il m'appartient et, djmoment o il se produit, je serai tent de l'expliquer par moi-mme et par moi J'admettrais tout au plus que les circonstances, c'est--dire la rencontre demilieux, ont servi d'occasion, qu'elles ont permis la production d'un vnecompris depuis longtemps dans ma destine individuelle, l'apparition d'un sentqui tait en puissance dans mon me personnelle. Puisque les autres l'ont ignon'ont eu (du moins, je me l'imagine) aucune part dans sa production, plus lorsqu'il reparatra dans ma mmoire, je n'aurai qu'un moyen de m'expliqueretour : c'est que, d'une manire ou d'une autre, il s'tait conserv tel quel dansesprit. Mais il n'en est rien. Ces souvenirs qui nous paraissent purement personntels que nous seuls les connaissons et sommes capables de les retrouverdistinguent des autres par la plus grande complexit des conditions ncessairesqu'ils soient rappels ; mais ce n'est l qu'une diffrence de degr.

    Quelquefois on se borne remarquer que notre pass comprend deux sod'lments : ceux qu'il nous est possible d'voquer quand nous le voulons, et qui, au contraire, n'obissent pas notre appel, si bien que, lorsque nous les chons dans le pass, il semble que notre volont se heurte un obstacle. En rdes premiers on peut dire qu'ils sont dans le domaine commun, en ce sens que cnous est ainsi familier, ou facilement accessible, l'est galement aux autres. Lque nous nous reprsentons le plus aisment, faite d'lments aussi personneparticuliers que l'on voudra, c'est l'ide qu'ont les autres de nous, et les vnemenotre vie qui nous sont toujours le plus prsents ont aussi marqu dans la mmdes groupes qui nous tiennent de plus prs. Ainsi, les faits et notions que nous ale moins de peine nous rappeler sont du domaine commun, au moins pour uquelques milieux. Ces souvenirs sont donc tout le monde dans cette mesuc'est parce que nous pouvons nous appuyer sur la mmoire des autres que sommes capables tout moment, et quand nous le voulons, de nous les rappelerseconds, de ceux que nous ne pouvons pas nous rappeler volont, on dira voloqu'ils ne sont pas aux autres, mais nous, parce qu'il n'y a que nous qui ayons pconnatre. Si trange et paradoxal que cela puisse paratre, les souvenirs qu'il nole plus difficile d'voquer sont ceux qui ne concernent que nous, qui constituentbien le plus exclusif, comme s'ils ne pouvaient chapper aux autres qu' la condde nous chapper aussi nous-mmes.

    Dira-t-on qu'il nous arrive la mme chose qu' quelqu'un qui a enferm son tdans un coffre-fort dont la serrure est si complique qu'il ne russit plus l'ouqu'il ne retrouve plus le mot du verrou, et qu'il doit s'en remettre au hasard pofaire reparatre ? Mais il y a une explication la fois plus naturelle et plus simEntre les souvenirs que nous voquons volont et ceux sur lesquels il semblnous n'ayons plus prise, on trouverait en ralit tous les degrs. Les conditncessaires pour que les uns et les autres reparaissent ne diffrent que par le degcomplexit. Ceux-ci sont toujours notre porte parce qu'ils se conservent dan

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    29/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 2

    groupes o nous sommes libres de pntrer quand nous le voulons, dans des pecollectives avec lesquelles nous restons toujours en rapports troits, si bien queleurs lments, toutes les liaisons entre ces lments et les passages les plus dides uns aux autres nous sont familiers. Ceux-l nous sont moins et plus rareaccessibles, parce que les groupes qui nous les apporteraient sont plus loignsnous ne sommes en contact avec eux que de faon intermittente. Il y a des groqui s'associent, ou qui se rencontrent souvent, si bien que nous pouvons passer d l'autre, tre la fois dans l'un et dans l'autre ; entre d'autres les rapports sorduits, si peu visibles, que nous n'avons ni l'occasion ni l'ide de suivre les reffaces par lesquelles ils communiquent. Or, c'est sur de telles routes, sur desentiers drobs que nous retrouverions les souvenirs qui sont nous, de mme voyageur peut considrer comme n'tant qu' lui une source, un groupe de rochepaysage qu'on n'atteint qu' condition de sortir de la route, d'en rejoindre une par un chemin mal fray et non frquent. Les amorces de ce chemin de traverse

    bien sur les deux routes, et on les connat : mais il faut quelque attention, et peuquelque hasard pour qu'on les retrouve, et l'on peut parcourir un grand nombre dl'une et l'autre sans avoir l'ide de les chercher, surtout quand on ne peut pas compour vous les signaler, sur les passants qui suivent telle de ces routes parce qu'se soucient pas d'aller o les conduirait l'autre.

    Ne craignons pas de revenir encore sur les exemples que nous avons donns. verrons bien que les amorces ou les lments de ces souvenirs personnelssemblent n'appartenir personne qu' nous, se peuvent bien trouver dans des msociaux dfinis et s'y conserver, et que les membres de ces groupes (dont noucessons pas nous-mmes de faire partie) sauraient les y dcouvrir et nous les mosi nous les interrogions comme il faudrait. Nos compagnons de voyageconnaissaient pas les parents, les amis que nous avions laisss derrire nous. Maont pu remarquer que nous ne nous fondions pas tout fait avec eux. Ils ont scertains moments que nous tions dans leur groupe comme un lment trangnous les rencontrons plus tard, ils pourront nous rappeler qu'en telle partie du vonous tions distrait, ou que nous avons fait une rflexion, prononc des paroleindiquaient que notre pense n'tait pas tout entire avec eux. L'enfant qui s'est dans la fort, ou qui s'est trouv en quelque danger qui a veill en lui des sentimd'adulte, n'en a rien dit ses parents. Mais ceux-ci ont pu remarquer qu'aprs cn'tait plus aussi insouciant que d'ordinaire, comme si une ombre avait pass suet qu'il tmoignait une joie de les revoir qui n'tait plus tout fait celle d'un enfaj'ai pass d'une ville dans une autre, les habitants de celle-ci ne savaient pas d'venais, mais avant que je me sois adapt mon nouveau milieu, mes tonnemmes curiosits, mes ignorances n'ont certainement point chapper toute une pde leur groupe. Sans doute ces traces peine visibles d'vnements sans grimportance pour le milieu lui-mme n'ont pas retenu longtemps son attentionpartie de ses membres les retrouverait cependant, ou saurait du moins o il leschercher, si je leur racontais l'vnement qui a pu les laisser.

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    30/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 3

    Au reste si la mmoire collective tire sa force et sa dure de ce qu'elle a support un ensemble d'hommes, ce sont cependant des individus qui se souvienen tant que membres du groupe. De cette masse de souvenirs communs, es'appuient l'un sur l'autre, ce ne sont pas les mmes qui apparatront avec le d'intensit chacun d'eux. Nous dirions volontiers que chaque mmoire individest un point de vue sur la mmoire collective, que ce point de vue change suivplace que j'y occupe, et que cette place elle-mme change suivant les relationsj'entretiens avec d'autres milieux. Il n'est donc pas tonnant que, de l'instrumcommun, tous ne tirent pas le mme parti. Cependant lorsqu'on essaie d'explcette diversit, on en revient toujours une combinaison d'influences qui, toutesde nature sociale.

    De ces combinaisons, certaines sont extrmement complexes. C'est pourquoi

    dpend pas de nous de les faire reparatre. Il faut se fier au hasard, attendreplusieurs systmes d'ondes, dans les milieux sociaux o nous nous dplamatriellement ou en pense, se croisent nouveau, et fassent vibrer de la mmanire qu'autrefois l'appareil enregistreur qu'est notre conscience individuelle.le genre de causalit est le mme ici, et ne saurait tre que le mme, qu'autrefoisuccession de souvenirs, mme de ceux qui sont le plus personnels, s'expltoujours par les changements qui se produisent dans nos rapports avec les dmilieux collectifs, c'est--dire, en dfinitive, par les transformations de ces milchacun pris part, et de leur ensemble.

    On dira qu'il est trange que des tats qui prsentent un caractre si frapd'unit irrductible, que nos souvenirs les plus personnels rsultent de la fusiotant d'lments divers et spars. D'abord, la rflexion, cette unit se rsout biune multiplicit. On a dit quelquefois que, dans un tat de conscience vraimpersonnel, on retrouve, en l'approfondissant, tout le contenu de l'esprit vu d'un cpoint de vue. Mais, par contenu de l'esprit, il faut entendre tous les lmentmarquent ses rapports avec les divers milieux. Un tat personnel rvle aincomplexit de la combinaison d'o il est sorti. Quant son unit apparente,s'explique par une illusion assez naturelle. Des philosophes ont montr que le ment de la libert s'expliquerait par la multiplicit des sries causales qucombinent pour produire une action.

    A chacune de ces influences, nous concevons que telle autre puisse s'oppnous croyons alors que notre acte est indpendant de toutes ces influences, puin'est sous la dpendance exclusive d'aucune d'entre elles, et nous ne nous apercepas qu'il rsulte en ralit de leur ensemble, et qu'il est toujours domin par la lcausalit. Ici, de mme, comme le souvenir reparat par l'effet de plusieurs sripenses collectives enchevtres, et que nous ne pouvons l'attribuer exclusivemaucune d'entre elles, nous nous figurons qu'il en est indpendant, et nous oppo

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    31/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 3

    son unit leur multiplicit. Autant supposer qu'un objet pesant, suspendu en l'aune quantit de fils tnus et entrecroiss, reste suspendu dans le vide, o il se sopar lui-mme.

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    32/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 3

    Chapitre II

    MMOIRE COLLECTIVEET MMOIRE HISTORIQUE

    MMOIRE AUTOBIOGRAPHIQUE ETMMOIRE HISTORIQUE: LEUR OPPOSITION

    APPARENTE

    Retour la table des matires

    On n'est pas encore habitu parler de la mmoire d'un groupe, mme par mphore. Il semble qu'une telle facult ne puisse exister et durer que dans la mesuelle est lie un corps ou un cerveau individuel. Admettons cependant qu'il pour les souvenirs, deux manires de s'organiser et qu'ils puissent tantt se groautour d'une personne dfinie, qui les envisage de son point de vue, tant

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    33/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 3

    distribuer l'intrieur d'une socit grande ou petite, dont ils sont autant d'impartielles. Il y aurait donc des mmoires individuelles et, si l'on veut, des mmcollectives. En d'autres termes, l'individu participerait deux sortes de mmoMais, suivant qu'il participe l'une ou l'autre, il adopterait deux attitudesdiffrentes et mme contraires. D'une part, c'est dans le cadre de sa personnalitde sa vie personnelle, que viendraient prendre place ses souvenirs : ceux-l mqui lui sont communs avec d'autres ne seraient envisags par lui que sous l'aspel'intresse en tant qu'il se distingue d'eux. D'autre part, il serait capable cermoments de se comporter simplement comme le membre d'un groupe qui contrivoquer et entretenir des souvenirs impersonnels, dans la mesure o ceuintressent le groupe. Si ces deux mmoires se pntrent souvent, en particuliermmoire individuelle peut, pour confirmer tels de ses souvenirs, pour les prcismme pour combler quelques-unes de ses lacunes, s'appuyer sur la mmcollective, se replacer en elle, se confondre momentanment avec elle, elle n'en

    pas moins sa voie propre, et tout cet apport extrieur est assimil et incorprogressivement sa substance. La mmoire collective, d'autre part, enveloppmmoires individuelles, mais ne se confond pas avec elles. Elle volue suivanlois, et si certains souvenirs individuels pntrent aussi quelquefois en ellechangent de figure ds qu'ils sont replacs dans un ensemble qui n'est plusconscience personnelle.

    Considrons maintenant la mmoire individuelle. Elle n'est pas entirement iet ferme. Un homme, pour voquer son propre pass, a souvent besoin de faire aux souvenirs des autres. Il se reporte des points de repre qui existent hors det qui sont fixs par la socit. Bien plus, le fonctionnement de la mmindividuelle n'est pas possible sans ces instruments que sont les mots et les idesl'individu n'a pas invents, et qu'il a emprunts son milieu. Il n'en est pas moinqu'on ne se souvient que de ce qu'on a vu, fait, senti, pens un moment du tec'est--dire que notre mmoire ne se confond pas avec celle des autres. Elllimite assez troitement dans l'espace et dans le temps. La mmoire collectiveaussi : mais ces limites ne sont pas les mmes. Elles peuvent tre plus resserresplus loignes aussi. Durant le cours de ma vie, le groupe national dont je fapartie a t le thtre d'un certain nombre d'vnements dont je dis que jesouviens, mais que je n'ai connus que par les journaux ou par les tmoignagceux qui y furent directement mls. Ils occupent une place dans la mmoire nation. Mais je n'y ai pas assist moi-mme. Quand je les voque, je suis oblim'en remettre entirement la mmoire des autres, qui ne vient pas ici compltfortifier la mienne, mais qui est la source unique de ce que j'en veux rpter. Je nconnais souvent pas mieux ni autrement que les vnements anciens, qui seproduits avant ma naissance. Je porte avec moi un bagage de souvenirs historique je peux augmenter par la conversation ou par la lecture. Mais c'est lmmoire emprunte et qui n'est pas la mienne. Dans la pense nationale, ces ments ont laiss une trace profonde, non seulement parce que les institutions e

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    34/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 3

    t modifies, mais parce que la tradition en subsiste trs vivante dans telle ourgion du groupe, parti politique, province, classe professionnelle ou mme danou telle famille et chez certains hommes qui en ont connu personnellementmoins. Pour moi, ce sont des notions, des symboles ; ils se reprsentent moiune forme plus ou moins populaire; je peux les imaginer ; il m'est bien impossibm'en souvenir. Par une partie de ma personnalit, je suis engag dans le groupsorte que rien de ce qui s'y produit, tant que j'en fais partie, rien mme de ce qproccup et transform avant que je n'y entre, ne m'est compltement tranger. si je voulais reconstituer en son intgrit le souvenir d'un tel vnement, il fauque je rapproche toutes les reproductions dformes et partielles dont il est l'parmi tous les membres du groupe. Au contraire, mes souvenirs personnels sonentiers moi, tout entiers en moi.

    Il y aurait donc lieu de distinguer en effet deux mmoires, qu'on appellerait, s

    veut, l'une intrieure ou interne, l'autre extrieure, ou bien l'une mmoire personl'autre mmoire sociale. Nous dirions plus exactement encore : mmoire autgraphique et mmoire historique. La premire s'aiderait de la seconde, puisque tout l'histoire de notre vie fait partie de l'histoire en gnral. Mais la seconde snaturellement, bien plus tendue que la premire. D'autre part, elle ne nous reprterait le pass que sous une forme rsume et schmatique, tandis que la mmoinotre vie nous en prsenterait un tableau bien plus continu et plus dense.

    S'il est entendu que nous connaissons notre mmoire personnelle seule du deet la mmoire collective du dehors, il y aura en effet entre l'une et l'autre ucontraste. Je me souviens de Reims parce que j'y ai vcu toute une anne. Jsouviens aussi que Jeanne d'Arc a t Reims, et qu'on y a sacr Charles VII, pque je l'ai entendu dire ou que je l'ai lu. Jeanne d'Arc a t reprsente si souvethtre, au cinma, etc., que je n'ai vraiment aucune peine imaginer Jeanne d'AReims. En mme temps, je sais bien que je n'ai pu tre tmoin de l'vnemenmme, je m'arrte ici aux mots que j'ai lus ou entendus, signes reproduits travtemps, qui sont tout ce qui me parvient de ce pass. Il en est de mme de tous lehistoriques que nous connaissons. Des noms propres, des dates, des formulersument une longue suite de dtails, quelquefois une anecdote ou une citation :l'pitaphe des vnements d'autrefois, aussi courte, gnrale et pauvre de sens qplupart des inscriptions qu'on lit sur les tombeaux. C'est que l'histoire, en eressemble un cimetire o l'espace est mesur, et o il faut, chaque instrouver de la place pour de nouvelles tombes.

    Si le milieu social pass ne subsistait pour nous que dans de telles notathistoriques, si la mmoire collective, plus gnralement, ne contenait que des dades dfinitions ou rappels arbitraires d'vnements, elle nous demeurerait extrieure. Dans nos socits nationales si vastes, bien des existences se drosans contact avec les intrts communs du plus grand nombre de ceux qui lisen

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    35/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 3

    journaux et prtent quelque attention aux affaires publiques. Alors mme que nonous isolons pas ce point, que de priodes pendant lesquelles, absorbs psuccession des jours, nous ne savons plus ce qui se passe . Plus tard, nous aviserons, peut-tre, autour de telle partie de notre vie, de regrouper les vnempublics contemporains les plus notables. Que se passa-t-il dans le monde et danspays, en 1877, quand je suis n ? C'est l'anne du 16 mai, o la situation politiqtransformait d'une semaine l'autre, o naissait vraiment la Rpublique. Le minde Broglie tait au pouvoir. Gambetta dclarait : Il faut se soumettre odmettre. Le peintre Courbet meurt ce moment. A ce moment aussi, Victor Hpublie le second volume de laLgende des sicles. A Paris, on achve le boulevardSaint-Germain, et on commence percer l'Avenue de la Rpublique. En Eutoute l'attention se concentre sur la guerre de la Russie contre la Turquie. Ospacha, aprs une longue et hroque dfense, doit rendre Plevna. Ainsi, je reconun cadre, mais qui est bien large, et o je me sens singulirement perdu. D

    moment j'ai t pris sans doute dans le courant de la vie nationale, mais a peinsuis-je senti entran. J'tais comme un voyageur sur un bateau. Les deux passent sous ses yeux ; la traverse s'encadre bien dans ce paysage, mais suppoqu'il soit absorb par quelque rflexion, ou distrait par ses compagnons de voyane s'occupera de ce qui se passe sur la rive que de temps en temps ; et il pourratard se souvenir de la traverse sans trop penser aux dtails du paysage, ou bipourra en suivre le trac sur une carte ; ainsi, il retrouvera peut-tre quelsouvenirs oublis, prcisera les autres. Mais entre le pays travers et le voyagn'y aura pas eu rellement contact.

    Plus d'un psychologue aimera peut-tre se reprsenter que, comme auxiliairnotre mmoire, les vnements historiques ne jouent pas un autre rle qudivisions du temps marques sur une horloge, ou dtermines par le calendrier. vie s'coule d'un mouvement continu. Mais lorsque nous nous retournons vers cs'en est ainsi droul, il nous est toujours possible d'en distribuer les diverses pentre les points de division du temps collectif que nous trouvons ainsi hors de noqui s'imposent du dehors toutes les mmoires individuelles, prcisment pqu'elles n'ont leur origine dans aucune d'elles. Le temps social ainsi dfini serai fait extrieur aux dures vcues par les consciences. C'est vident lorsqu'il d'une horloge qui mesure le temps astronomique. Mais il en est de mme des marques au cadran de l'histoire, qui correspondent aux vnements les plus node la vie nationale, que nous ignorons quelquefois quand ils se produisent, ounous ne reconnaissons l'importance que plus tard. Nos vies seraient posessurface des corps sociaux, elles les suivraient dans leurs rvolutions, subiraiecontrecoup de leurs branlements. Mais un vnement ne prend place dans la des faits historiques que quelque temps aprs qu'il s'est produit. C'est donc aprsque nous pouvons rattacher aux vnements nationaux les diverses phases de vie. Rien ne prouverait mieux quel point est artificielle et extrieure l'opratioconsiste nous reporter, comme des points de repre, aux divisions de la

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    36/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 3

    collective. Rien ne montrerait plus clairement aussi qu'on tudie en ralit deux odistincts quand on fixe son attention soit sur la mmoire individuelle, soit smmoire collective. Les vnements et les dates qui constituent la substance mmla vie du groupe ne peuvent tre pour l'individu que des signes extrieurs, auxqune se reporte qu' condition de sortir de lui.

    Certes, si la mmoire collective n'avait pas d'autre matire que des sries de ou des listes de faits historiques, elle ne jouerait qu'un rle bien secondaire dafixation de nos souvenirs. Mais c'est l une conception singulirement troite, ene correspond pas la ralit. Il nous a t difficile, pour cette raison mme, prsenter sous cette forme. Il le fallait cependant, car elle est bien en accord avethse gnralement accepte. Le plus souvent, on considre la mmoire commfacult proprement individuelle, c'est--dire qui apparat dans une conscience r ses seules ressources, isole des autres, et capable d'voquer, soit volont, so

    chance, les tats par lesquels elle a pass auparavant. Comme il n'est pas poscependant de contester que nous replaons souvent nos souvenirs dans un espadans un temps sur les divisions desquels nous nous entendons avec les autresnous les situons aussi entre des dates qui n'ont de sens que par rapport aux grodont nous faisons partie, on admet qu'il en est ainsi. Mais c'est une sortconcession minima, qui ne saurait porter atteinte, dans l'esprit de ceux qconsentent, la spcificit de la mmoire individuelle.

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    37/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 3

    LEUR RELLE INTERPNTRATION(L'HISTOIRE CONTEMPORAINE)

    Retour la table des matires

    En crivant ma vie en 1835, observait Stendhal, j'y fais bien des dcouverA ct des morceaux de fresque conservs, il n'y a pas de dates ; il faut que j'aillchasse des dates... A partir de mon arrive Paris en 1799, comme ma vie est mavec les vnements de la gazette, toutes les dates sont sres... En 1835, je dcola physionomie et le pourquoi des vnements. (Viede Henri Brulard.) Les dates etles vnements historiques ou nationaux qu'elles reprsentent (car c'est bien esens que les entend Stendhal) peuvent tre tout fait extrieurs, en apparencmoins, aux circonstances de notre vie ; mais, plus tard, quand nous y rflchisnous faisons bien des dcouvertes , nous dcouvrons le pourquoi de bienvnements . Ceci peut s'entendre en plusieurs sens. Quand je feuillette une hicontemporaine et que je passe en revue les divers vnements franais ou europqui se sont succd depuis la date de ma naissance, durant les huit ou dix premannes de ma vie, j'ai l'impression en effet d'un cadre extrieur dont j'ignorais l'existence, et j'apprends replacer mon enfance dans l'histoire de mon temps. Msi j'claire ainsi cette premire phase de ma vie du dehors, ma mmoire, en ce qua de personnel, n'en est gure enrichie, et dans mon pass d'enfant, je ne voibriller de nouvelles lumires, et de nouveaux objets surgir et se rvler. C'est doute qu'alors je ne lisais pas encore les journaux et que je ne me mlais pasconversations des grandes personnes. A prsent, je peux me faire une ide, maiide ncessairement arbitraire, des circonstances publiques et nationales auxqumes parents durent s'intresser : de ces faits, non plus que des ractions qdterminrent chez les miens, je n'ai aucun souvenir direct. Il me semble bien qpremier vnement national qui pntra dans la trame de mes impressions d'enfafut l'enterrement de Victor Hugo (alors que j'avais huit ans). Je me vois au cmon pre, montant la veille vers l'Arc de triomphe de l'toile, o tait drescatafalque, et, le lendemain, assistant au dfil d'un balcon l'angle de la rue Soet de la rue Gay-Lussac. Jusqu' cette date, du groupe national o j'tais enfejusqu' moi et au cercle troit de mes proccupations, aucun branlement ne s'prolong ? Pourtant, j'tais en contact avec mes parents : eux-mmes taient ouv

  • 8/7/2019 Maurice_Halbwachs_memoire_collective

    38/128

    Maurice Halbwachs, La mmoire collective (1950) 3

    bien des influences ; ils taient en partie ce qu'ils taient parce qu'ils vivaient poque, en tel pays, en telles circonstances politiques et nationales. Dans leur ahabituel, dans la tonalit gnrale de leurs sentiments, je ne retrouve peut-tre ptrace d'vnements historiques dtermins. Mais il y avait certainemenFrance, durant la priode de dix, quinze et vingt ans qui suivit la guerre de 11871, une atmosphre psychologique et sociale unique, et qu'on ne retrouveaucune autre poque. Mes parents taient des Franais de cette poque, c'est qu'ils ont pris certaines habitudes et revtu c