monomania y retrato

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 41 Le portrait de la monomanie : rencontres de subjectivités G J, U M Abstract This article considers the possible inuences of the physiognomic studies on the Romantic portrait, using as paradigms Géricault’s Portraits de  Monomanes . P ainted during the period of the very beginnin g of French psychiatr y , at a time when this new discipline began to recognize the pres- ence of the subject i n the madman, these works question the dialogue engaged between art and psychiatr y , betw een insanity and reason, between  the visibility and invisibility of madness on human features. In consider ing this crossed gaze on the insane thus engendered, this ar ticle delves specically into two facets of this duality. First, it examines the development of medico-legal psychiatr y, in favour of which the alienist Jean-Étienne Georget—presumed owner of the  Monomanes  —had actively worked in an effor t to impose his disciplin e as the only one able to recognize the invisible marks of mental illness. Second, it considers a series of works commissioned by the alienist Jean-Étienne-Dominique Esquirol from two artists : Georges-François-Marie Gabriel and Ambroise T ardieu. It is argued that these wor ks, as for Géricault’s  Monomanes , individualize the insane in the early nineteenth century and acquire a characteristic specic to the genre of portraiture: recognition and commemoration of a subject. Dialogues Q uelles sont les inuences mutuelles et entrecroisées pou- vant exister entre les études physiog nomoniques et la prati- que du portrait, et ce particulièrement à l’époque romantique ? Prenant appui sur les Portraits de Monomanes  de Géricault (g. 1), la présente réexion vise à avancer un début de réponse à ce questionnement. Selon une opinion courante, les théories physiognomoniques auraient joué un rôle prépondérant dans le développement du portrait romantique 1 . Nous sommes plu- tôt d’avis que ces Portraits  de Géricault orent le contre-pied de cette assertion. Produites au moment où la psychiatrie, qui s’appelle alors aliénisme, reconnaît pour la première fois la pré- sence du sujet chez le fou, ces œuvres interpellent le dialogue engagé au début du XIX e  siècle entre art et psychiatrie, entre folie et raison, entre visible et invisible et le transposent au rap- port entre portrait et étude physiognomonique. Nous voulons soutenir ici que la physiognomonie a moins « contaminé » 2  ou inuencé qu’on ne l’a cru la tradition du portrait; c’est plutôt l’eet inverse que l’on observe. Les Portraits de Monomanes  de Géricault ont eu, selon nous, une incidence sur la représenta- tion des sujets malades dans les ouvrages scientiques du XIX e  siècle, notamment ceux des premiers psychiatres. À travers le dialogue des subjectivités en présence, on assiste en eet à une individualisation des types physiognomoniques qui rapproche les représentations scientiques du genre du portrait. Les œuvres paradigmatique s  Monomane de l’envie.  On nommait cette femme la Hyène. Elle est coiée d’un bonnet dont le fond est de couleur avec des grandes barbes blanches. Visage convulsif, areux, yeux injectés.  Monomane du vol.  Homme vêtu d’un habit vert : tête intelli- gente avec une expression d’audace et de perversité.  Monomane du jeu. Vieille femme à l’air absorbé et stupide. Elle est coiée d’un mouchoir blanc et tient une béquille.  Monomane d u commandemen t militair e.  Homme coié d’un bonnet de police, avec une médaille de commissionnaire de police pendue sur la poitrine portant le no. 121. Il est en manches de chemise, avec une draperie grise sur l’épaule. T raits réguliers, expression d’énergie.  Monomane du vol des enfants. Homme avec un vêtement gris ; sur la tête une sorte de toque de même couleur ; le front arrondi ; l’œil doux et caressant. 3 Ces descriptions des œuvres proviennent du premier cata- logue raisonné sur Géricault établi par son premier biographe, Charles Clément; ce dernier tire toutes ces informations de la seule source connue qui retrace l’historique des œuvres, fournis- sant pour la postérité les titres, les dates et les types de monoma- nies dont les sujets sont atteints 4 . Il s’agit d’une lettre envoyée par Louis Viardot à Charles Blanc le 6 décembre 1863 et publiée par ce dernier, en janvier 1864, dans la Gazette des Beaux-arts. Viardot, critique d’art, y annonce une importante découverte de tableaux de Géricault, sortis du circuit et oubliés depuis près de quarante ans. Selon lui, ces cinq tableaux, qu’il appelle Cinq études d’aliénés —et que Clément renomme Monomanes suivis de la spécicité de la monomanie —auraient été peints pour le Dr Étienne-Jean Georget (1795–1828), un soi-disant familier de Géricault. L’artiste aurait réalisé dix de ces études d’aliénés  qui seraient demeurées en la possession du Dr Georget. Au décès de celui-ci, ces toiles auraient été vendues et deux de ses élèves se seraient partagé le lot. Cinq d’entre elles, devenues la propriété d’un certain Dr Maréchal, sont aujourd’hui disparues. Les cinq autres, celles que nous connaissons actuellement et dont parle Viardot, ont été achetées par le Dr Lachèze qui, pendant ses nombreux voyages à l’étranger, les a laissées dans une vieille malle où elles viennent d’être retrouvées (en 1863) dans un gre- nier à Baden-Baden. Cette lettre de Viardot comporte toute-

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Texto sobre el lugar del retrato en los desarrollos psiquiatricos acerca de la monomanía

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    Le portrait de la monomanie : rencontres de subjectivits

    Ginette Jubinville, Universit de Montral

    AbstractThis article considers the possible influences of the physiognomic studies on the Romantic portrait, using as paradigms Gricaults Portraits de Monomanes. Painted during the period of the very beginning of French psychiatry, at a time when this new discipline began to recognize the pres-ence of the subject in the madman, these works question the dialogue engaged between art and psychiatry, between insanity and reason, between the visibility and invisibility of madness on human features. In considering this crossed gaze on the insane thus engendered, this article delves specifically into two facets of this duality. First, it examines the development of medico-legal psychiatry, in favour of which the alienist Jean-tienne Georgetpresumed owner of the Monomaneshad actively worked in an effort to impose his discipline as the only one able to recognize the invisible marks of mental illness. Second, it considers a series of works commissioned by the alienist Jean-tienne-Dominique Esquirol from two artists: Georges-Franois-Marie Gabriel and Ambroise Tardieu. It is argued that these works, as for Gricaults Monomanes, individualize the insane in the early nineteenth century and acquire a characteristic specific to the genre of portraiture: recognition and commemoration of a subject.

    Dialogues

    Quelles sont les influences mutuelles et entrecroises pou-vant exister entre les tudes physiognomoniques et la prati-que du portrait, et ce particulirement lpoque romantique ? Prenant appui sur les Portraits de Monomanes de Gricault (fig. 1), la prsente rflexion vise avancer un dbut de rponse ce questionnement. Selon une opinion courante, les thories physiognomoniques auraient jou un rle prpondrant dans le dveloppement du portrait romantique1. Nous sommes plu-tt davis que ces Portraits de Gricault offrent le contre-pied de cette assertion. Produites au moment o la psychiatrie, qui sappelle alors alinisme, reconnat pour la premire fois la pr-sence du sujet chez le fou, ces uvres interpellent le dialogue engag au dbut du XIXe sicle entre art et psychiatrie, entre folie et raison, entre visible et invisible et le transposent au rap-port entre portrait et tude physiognomonique. Nous voulons soutenir ici que la physiognomonie a moins contamin2 ou influenc quon ne la cru la tradition du portrait; cest plutt leffet inverse que lon observe. Les Portraits de Monomanes de Gricault ont eu, selon nous, une incidence sur la reprsenta-tion des sujets malades dans les ouvrages scientifiques du XIXe sicle, notamment ceux des premiers psychiatres. travers le dialogue des subjectivits en prsence, on assiste en effet une individualisation des types physiognomoniques qui rapproche les reprsentations scientifiques du genre du portrait.

    Les uvres paradigmatiques

    Monomane de lenvie. On nommait cette femme la Hyne. Elle est coiffe dun bonnet dont le fond est de couleur avec des grandes barbes blanches. Visage convulsif, affreux, yeux injects.

    Monomane du vol. Homme vtu dun habit vert: tte intelli-gente avec une expression daudace et de perversit.

    Monomane du jeu. Vieille femme lair absorb et stupide. Elle est coiffe dun mouchoir blanc et tient une bquille.

    Monomane du commandement militaire. Homme coiff dun bonnet de police, avec une mdaille de commissionnaire de police pendue sur la poitrine portant le no. 121. Il est en manches de chemise, avec une draperie grise sur lpaule. Traits rguliers, expression dnergie.

    Monomane du vol des enfants. Homme avec un vtement gris ; sur la tte une sorte de toque de mme couleur ; le front arrondi; lil doux et caressant.3

    Ces descriptions des uvres proviennent du premier cata-logue raisonn sur Gricault tabli par son premier biographe, Charles Clment; ce dernier tire toutes ces informations de la seule source connue qui retrace lhistorique des uvres, fournis-sant pour la postrit les titres, les dates et les types de monoma-nies dont les sujets sont atteints4. Il sagit dune lettre envoye par Louis Viardot Charles Blanc le 6 dcembre 1863 et publie par ce dernier, en janvier 1864, dans la Gazette des Beaux-arts. Viardot, critique dart, y annonce une importante dcouverte de tableaux de Gricault, sortis du circuit et oublis depuis prs de quarante ans. Selon lui, ces cinq tableaux, quil appelle Cinq tudes dalinset que Clment renomme Monomanes suivis de la spcificit de la monomanieauraient t peints pour le Dr tienne-Jean Georget (17951828), un soi-disant familier de Gricault. Lartiste aurait ralis dix de ces tudes dalins qui seraient demeures en la possession du Dr Georget. Au dcs de celui-ci, ces toiles auraient t vendues et deux de ses lves se seraient partag le lot. Cinq dentre elles, devenues la proprit dun certain Dr Marchal, sont aujourdhui disparues. Les cinq autres, celles que nous connaissons actuellement et dont parle Viardot, ont t achetes par le Dr Lachze qui, pendant ses nombreux voyages ltranger, les a laisses dans une vieille malle o elles viennent dtre retrouves (en 1863) dans un gre-nier Baden-Baden. Cette lettre de Viardot comporte toute-

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    Figure 1. Thodore Gricault, Le Monomane du vol denfants, c. 1820, huile sur toile, 64,8 x 54 cm, Springfield, Massachusetts, The James Philip Gray Collection, Michele and Donald DAmour Museum of Fine Arts (crdit photographique : David Stansbury).

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    fois suffisamment derreurs pour susciter le doute sur la justesse et la vracit des autres informations quelle contient. Lauteur nomme erronment Georget mdecin-chef de la Salptrire alors quil ny a t quun interne pendant quelques annes; il se trompe sur les dates de naissance et de mort de ce dernier; il en fait lami denfance de Gricault mme si quatre ans les sparent et quaucun document ni aucun tmoignage ne prouve que Georget et Gricault se soient frquents, ni mme connus. De plus, on peut aujourdhui affirmer que la vente aprs d-cs du Dr Georget ne fait aucune mention de ces portraits de fous5. Quand Viardot dcouvre les tableaux, il en fait lannonce Charles Blanc dans le but avou de les voir entrer au Louvre ou de les vendre, par son intermdiaire, quelque amateur clair parmi ses lecteurs. Cette vente massive du groupe des cinq portraits neut pas lieu et les dtails de leurs prgrinations sont consigns par Germain Bazin dans son catalogue raisonn de 19946. Ils sont maintenant disperss dans cinq muses diff-rents: en France (Paris, Monomane du jeu et Lyon, Monomane de lenvie), en Belgique (Gand, Monomane du vol), en Suisse (Winterthur, Monomane du commandement militaire) et aux tats-Unis (Springfield, Monomane du vol denfants).

    Les Monomanes de Gricault correspondent des portraits en buste; les personnages sont vus de face et les ttes, quasiment de grandeur nature, se prsentent de trois quarts. Dirig vers un point lextrieur du cadre et portant une attention individua-lise dans une direction particulire7, le regard de chaque mo-nomane instaure un rapport dchange o se manifeste dabord lintentionnalit du peintre; le dispositif interpelle aussi le spec-tateur, conscient dtre inclus dans lespace dchange. Les mo-dles sont immobiles malgr leffet dynamique cr par la posi-tion oblique du corps et du regard qui suggre un mouvement imminent. Lclairage latral en clair-obscur dessine leurs traits et les ombres portes indiquent des sources lumineuses diff-rentes, permettant de penser que les sujets nont pas t saisis exactement au mme endroit, dans un espace commun, ce qui rfute lide que lartiste les a fait poser dans son atelier ou dans des installations asilaires et questionne la prsomption selon la-quelle ces uvres proviendraient dune commande. Les Portraits de Monomanes raffirment leur manire certains paradoxes des portraits romantiques, pris entre innovation et tradition. Le cadrage serr qui produit un effet de contrainte spatiale et la composition en forme pyramidale contrastent avec la libert du traitement. Le corps et le vtement sont brosss grands traits de pinceaux avec des emptements qui suggrent une excution rapide et se confondent presque avec le fond sombre du tableau, ce qui contribue neutraliser toute indication concrte de lieu. Par contre, les traits du visage sont excuts de manire plus prcise et recherchent, avec le souci du dtail individuel, ce que lon imagine tre une ressemblance au modle. Ces uvres en camaeux de tons de terre prsentent toutes une zone de blanc

    lumineux autour du visage vers lequel elles dirigent lattention. Dans le registre du portrait, les tableaux de Gricault viennent confirmer que les uvres romantiques ne permettent pas une approche fonde sur lopposition et sur la hirarchisation des genres, des styles et des modes dexpression. Au lieu de les pr-senter en nette rupture avec la tradition, on peut leur appli-quer le concept de la dialogique, propos notre poque par le philosophe Edgar Morin. Ce concept implique que deux ou plusieurs logiques, deux principes peuvent tre unis sans que la dualit se perde ou svanouisse dans cette unit8. En dehors du dveloppement stylistique proprement dit, la dialogique de Morin nous permet daborder un autre aspect de lpistm du XIXe sicle qui nous semble pertinent ici. Au dbut de ce sicle, le Romantisme et la psychiatrie participent en effet dun jeu complmentaire dantagonismes, entre imagination et science, entre empirisme et rationalit, qui va susciter un dialogue entre les portraits de Gricault et la science.

    Les Portraits de Monomanes ont fait lobjet dune impor-tante historiographie marque par la controverse et plusieurs interprtations ont t avances en lien avec les circonstances de leur production. Nanmoins, quils soient vus comme portraits autonomes, reprsentations daffects ou tudes physiognomoni-ques pour llaboration dune nosographie, ces tableaux conser-vent leur nigme originaire. Nous ne souhaitons en aucun cas rsoudre le problme de lintentionnalit de lartiste ni celle des uvres. Lhistoire trop incertaine de leur gense et labsence de documents convaincants ne le permettent pas. Nous nous int-ressons plutt aux circonstances de la rception des Monomanes en tant qulments significatifs de lvolution de la nouvelle science mdicale quest alors la psychiatrie.

    Portrait et physiognomonie, le sujet en question

    Dans sa revue du Salon de 1859, la rubrique portrait , Baudelaire cerne dune phrase les exigences propres ce genre pictural. Pour lui, le bon portraitiste doit, la fois, voir le visible et deviner linvisible: quand je vois un bon portrait, je devine tous les efforts de lartiste qui a d voir dabord ce qui se faisait voir, mais aussi deviner ce qui se cachait9.

    Le portrait soulve des questions qui vont au-del de la simple reconnaissance visuelle du sujet reprsent. Il implique en effet une construction de lidentit qui englobe la fois lex-pression dune intriorit et un positionnement social. Au-del des fonctions commmoratives, juridiques, propagandistes10 quon peut lui attribuer, ce genre demeure fortement li lex-pression dune subjectivit spcifique. Cest lopinion de M. Warnke, dans un article intitul Individuality as argument et tir dun ouvrage sur le portrait la Renaissance: il semble indiscutable que lmergence et le dveloppement du portrait individuel est li lmergence et au dveloppement de lindi-

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    vidualit 11. Lindividualit est une notion qui rassemble les caractres propres une personne par lesquels elle se distingue des autres. Non plus lhomme comme une crature anonyme, fait dides et dmotions abstraites, mais lhomme, lindividu avec sa personnalit, grand ou petit, avec les traits de sa race et les attributs de sa classe sociale12. Ltre prend conscience de son caractre unique et indivisible et de sa singularit face au collectif. Luke Syson, dans lintroduction du mme ouvrage, tente de comprendre ce qui, au dbut du XVe sicle, a permis cette mergence et, par voie de consquence, celle du portrait individuel. Selon lui, les traductions des textes antiques effec-tues la Renaissance ont permis aux humanistes de compren-dre le rle important de limage en tant que manifestation de lme dans lapparence physique des humains. Ainsi, ds le XVIe sicle, Lonard de Vinci exige du peintre de portrait la capacit de reprsenter deux choses : lhomme et le contenu de son me13, exprimant par l une proccupation laquelle Baude-laire fera aussi cho. Depuis lors, le portrait ne peut donner lire les traits extrieurs dun sujet sans aussi donner lire les signes de sa vie intrieure. Cette exigence impose au portrai-

    tiste savre particulirement pertinente et troublante lorsque le modle reprsent est un tre dont il faut saisir lidentit in-certaine, parce que trouble par la folie. Une dition de la re-vue Art Journal de 1987 portant sur le sujet soulve la question des limites de la ressemblance au modle dans la dfinition du portrait14. Nadia Tscherny laborde prcisment en fonction du portrait romantique et voit dans la volont de capturer une indi-vidualit une entreprise extrmement complexe. Ds lors quon cherche saisir, par une sorte dintuition magique, les penses et les motions du modle, il est ncessaire deffectuer une certaine prise de distance par rapport aux conventions du genre:the assumption that the more a portrait frees itself from convention and repeated types the closer it comes to attaining the likeness of the sitter15. Nous soutenons ici que les Portraits de Mono-manes de Thodore Gricault ralisent cette opration magique en confrant des modles une subjectivit et une individualit que toute la tradition des images leur avait refuses. Nous consi-drons ces tableaux comme des uvres paradigmatiques de la rencontre entre le portrait bourgeois postrvolutionnaire et une certaine conception romantique de la folie. Sils insistent, dune part, sur la ressemblance au modle dans lacception la plus tra-ditionnelle du portrait en tant que commmoration dun su-jet, ils dramatisent, dautre part, la reprsentation par lusage de fonds sombres et dclairages latraux, ce qui a pour effet de solliciter limagination du rcepteur. Le portrait de mono-mane nest donc pas la simple adhsion une ralit extrieure du modle; il rside aussi dans la projection dune intriorit laquelle sassocient lartiste et le spectateur. Cette place pr-pondrante du rcepteur dans le fonctionnement du portrait est clairement dmontre par Catherine Soussloff dans son ouvrage sur lmergence dune conception moderne du sujet en art16. La citation de Baudelaire prend alors tout son sens. Elle montre bien que le portrait ne peut pas se rduire la prsenta-tion dun sujet (le modle), mais quil correspond aussi la repr-sentation que sen fait lartiste et celle qui seffectue par le regard du spectateur. Le portrait serait donc le rsultat de lchange dune intersubjectivit qui se joue entre le peintre, le modle et le rcepteur.

    la mme poque o merge la notion dindividualit lorigine du portrait autonome, une autre forme de reprsen-tation connat un renouveau: la physiognomonie qui prtend pouvoir lire ouvertement sur les traits dun individu son ca-ractre et ses qualits morales. Ces thories tablissant un lien direct entre la physionomie et le caractre moral remontent Aristote qui avait nonc les premiers principes de la science des passions naturelles de lme et des rpercussions quelles font subir au corps en se changeant en signes de physionomie17. Selon la perspective physiognomonique, la rcurrence de cer-taines manifestations des passions marquerait de manire dfi-nitive les aspects physiques dun individu. En 1504, Pomponius

    Figure 2. Thodore Gricault, Portrait du lieutenant Dieudonn, c. 1812, huile sur toile, 46,9 x 37,7 cm, Bayonne, muse Bonnat (crdit photographique : RMN / Ren-Gabriel Ojda).

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    de lvolution des deux disciplines qui sappliquent reprsenter lintriorit des tres permet de comprendre le poids historique qui pse sur les Portraits de Monomanes de Gricault. Les rap-ports dintersubjectivit tant inhrents la question du por-trait, nous les prsenterons selon les angles respectifs des trois sujets qui dialoguent entre eux par ces uvres: le sujet artiste, le sujet alin et le sujet aliniste.

    Le sujet excutantlartiste

    On cerne mieux les innovations que sont les Portraits de Mo-nomanes de Gricault en tant que symptmes21 dune nouvelle forme de la reprsentation de la subjectivit du fou, si on les place face la tradition du genre. Traditionnellement, ce sont les formes les plus visibles des passions (ou de la folie) qui sont reprsentes dans les uvres, soit la fureur et la mlancolie. En peinture, les caractres physiques dnotant la fureur sont rcur-rents et faciles reprer : cheveux et vtements dfaits, expres-sions faciales excessives (yeux exorbits, bouche ouverte), mains agites22. Quant aux signes rcurrents de la mlancolie, Paul Demont les fait remonter lAntiquit. La statue dAthna mlan-colique, stle votive de style attique datant du Ve sicle av. J.-C.23, prsentait dj la tte incline vers le sol et appuye sur la main qui va devenir la position type de la mlancolie, position qui sera reprise dans un nombre incalculable duvres.

    On ne trouve rien de tel chez les fous de Gricault. Nous sommes daccord avec Brendan Prendeville qui, dans un article de 1995, considre que la plus grande particularit de lartiste nest pas davoir donn ses reprsentations de la folie une force dexpression exagre mais, bien au contraire, davoir prci-sment vit de le faire : Not through the painters having invested them with expressive force so much as through his having refrained from doing so24. Nous sommes davis quil faut comprendre les Monomanes comme des exemples de la ma-nire propre Gricault daborder le genre du portrait. Comme dans bien dautres portraits ambigus de cet artiste, suspendus entre peinture dhistoire et reprsentation dune individualit, les Monomanes prsentent les traits de personnes spcifiques tout en conservant une forme danonymat. On retient par ex-emple LOfficier de chasseurs, dont lesquisse originale spcifiait pourtant lidentit (fig. 2), ou le Cuirassier bless. part quel-ques uvres comme le portrait de Laure Bro, celui de Louise Vernet enfant, ou encore celui des enfants Dedreux, lartiste a laiss peu de ces ralisations conventionnelles o leffigie res-semblante sert la commmoration et la clbration dune individualit. Dautres de ces pseudo-portraits, comme les nomme Henri Zerner25, prsentent ces mmes caractristiques dindividualit mle danonymat : portraits de naufrags, de noirs, dOrientaux, denfants. Dans lhistoriographie de ces por-traits, les commentateurs ne mentionnent pas de signes lisibles

    Gauricus propose dans son ouvrage De Sculptura un procd in-verse, mme sil relve de la mme croyance en la manifestation du caractre sur les traits. Il envisage en effet la possibilit de tracer les portraits des hommes clbres disparus, uniquement sur base de la connaissance de leur caractre transmisepar les crits historiques. ses yeux, la description des traits moraux rend possible la reconstitution des traits physiques. En 1585, dans louvrage De Humana Physiognomia o il compare les phy-sionomies humaines aux physionomies animales, Giambattista Della Porta fait voluer ces thories vers une catgorisation qui culmine, la fin du XVIIIe sicle, avec les recherches de Johann Kaspar Lavater dont le trait consacre aussi une large part de ses analyses la maladie mentale18. Plus rcemment, en 2007, John B. Lyon apporte aux tudes sur Lavater une approche as-sez nouvelle qui nous intresse particulirement19. Son examen des crits de Lavater, notamment ses Physiognomische Fragmente (177578), pousse cet auteur soutenir que le physiognomo-niste, malgr sa volont de dvelopper une thorie objective qui rende le corps lisible, oscille en fait entre deux paradigmes: la mthode scientifique (rplique) et les thories esthtiques (re-production). Lavater illustre en effet son propos et ses analyses de physionomies par un grand nombre de portraits excuts par des artistes clbres, comme Raphal et Rembrandt, ou par dautres artistes moins connus. Lyon en conclut que, mme si les thories physiognomoniques de Lavater insistent sur la rpli-que scientifique des traits pour indiquer lintriorit, cest dans la reproduction esthtique que celui-ci semble en trouver la ra-lisation vraiment efficace. Cette ambivalence signerait lchec de la thorie physiognomonique de Lavater, qui est aussi lin-capacit de lidal des Lumires de fusionner motion et raison, science et art. Nous voulons pour notre part considrer que la connaissance des hommes, de leur intriorit, qui est recher-che dans ce type dtudes relve dune volont de gnralisa-tion, dun got des typologies qui nie ultimement toute forme de subjectivit.

    En effet, mme si la physiognomonie a pour but de rvler lintriorit dun tre, elle ne cherche pas deviner linvisible, elle prtend pouvoir le lire sur les traits. Cest ainsi quelle se dis-tingue du portrait autonome: prcisment parce que le rapport dintersubjectivit en est absent. La physiognomonie se consa-cre lire les signes extrieurs dune passion, dune humeur, dun trait de caractre, dun tat dme et, ventuellement, dune ma-ladie mentale ou dune tare inne. Mais elle le fait en niant le sujet particulier quest le modle pour tenter, au contraire, de cerner les signes qui le lieraient une gnralit dans un but de classification; elle ne permet pas non plus au sujet peintre dal-ler au-del de la fonction indexicale du portrait20 et elle noffre aucune place au spectateur pour se projeter dans lAutre qui lui fait face, dont il se dissocie et se diffrencie, en particulier dans les reprsentations des malades et des criminels. Ce bref aperu

    JUBINVILLE | Le portrait de la monomanie

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    de la maladie. Et pourtant chez chacun, le regard oblique et le facis inexpressifpoints sur lesquels les analyses se sont ap-puyes pour lire la folie sur les traits des Monomanesne sont pas retenus comme des signes de la stupidit ou de lalination mentale. Par ces portraits ambivalents qui partagent certaines caractristiques avec les Monomanes, Gricault semble nier la possibilit de catgoriser les tres selon leur simple aspect visuel, selon leur physionomie.

    Le sujet reprsentlalin

    Il est permis de penser que le portrait bourgeois postrvolution-naire (nous pensons ici au type de portrait dvelopp par David ou Ingres et par leurs coles) a pu savrer dterminant dans la reconnaissance par les mdecins du sujet chez lalin. Comme nous lavons vu, Gricault a peint Les Portraits de Monomanes alors que la psychiatrie naissante reconnaissait pour la premire fois la prsence du sujet chez le fou. Les recherches de la psy-chiatre Gladys Swain font remonter 1801 lorigine de cette nouvelle approche de la folie, dveloppe par Philippe Pinel

    (17451826)26. Pinel est en effet le premier avoir remis en cause la notion dun fou priv de subjectivit. Dans ses travaux de classification, le clbre mdecin a isol ce quil appelle la manie intermittente, une catgorie laissant entrevoir quil existe dans lesprit du malade une brche qui permettra au mdecin de communiquer avec lui et que le malade conserve toujours une distance face son alination. Cette accessibilit au sujet permet Pinel dinstaurer ce quil appelle le traitement moral, une procdure qui rompt avec les traitements traditionnels des fous, jusqualors fonds sur des interventions physiques pour extirper la folie du corps du patient. Pinel tablit quatre cat-goriesde maladie mentale : la mlancolie, la manie (synonyme de folie), la dmence et lidiotisme. Dans ces quatre catgories, son disciple, Jean-tienne-Dominique Esquirol (17721840), isole et identifie le concept de folie raisonnante et cre ensuite une cinquime catgorie qui se distingue de linsanit gnra-le par son caractre partiel, la monomanie. Celle-ci se carac-trise par lapparence rationnelle et lattitude raisonnable du sujet malade, qui ne prsente quun dlire spcifique. Il sagit dun trouble mental absorbant momentanment toutes les facults de lintelligence, alors quen dehors des crises, le su-jet atteint de ce type de folie agit de manire conforme la norme sociale.

    Le sujet rcepteurlaliniste

    Mais ce sont davantage les travaux du Dr tienne-Jean Geor-get, prsum propritaire des Monomanes, qui retiennent notre attention pour mesurer limpact que les tableaux de Gricault ont pu avoir sur lapproche scientifique de la folie. Georget a en effet milit pour imposer sa discipline comme seule capable de voir les formes intangibles de la maladie mentale. la dif-frence dEsquirol et de Pinel, Georget ne cherche pas lire la folie sur la physionomie. Au contraire, il soutient la tendance organiciste, dont les thories commencent se rpandre par-tir de 1820, affirmant que la folie est une affection crbrale idiopathique et non sympathique27, cest--dire quelle prend sa source dans le cerveau, organe de lentendement. La folie nest donc pas visible et seul laliniste qui vit avec les malades et les observe longuement aurait le pouvoir de rendre un avis concert sur leur tat. Dans louvrage de 1820, intitul De la folie, la thse de doctorat de Georget, on trouve la remarque suivante qui pourrait laisser songeur quant au rle jou par le psychia-tre dans la commande de portraits de malades mentaux Gri-cault: On pourrait faire des volumes entiers sur lexpression, la physionomie intellectuelle des fous; mais ce serait sans aucun but dutilit pour le traitement28. Notre but, nous lavons dit, nest cependant pas dtablir lorigine de cette production, mais de reprer les rsonances quelle a pu susciter dans le discours scientifique du temps.

    Figure 3. Georges-Franois-Marie Gabriel, Throigne de Mricourt, 1816, Paris, Muse Carnavalet (crdit photographique : Muse Carnavalet /Roger-Viollet).

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    Lapport de Georget au dveloppement de la psychia-trie a surtout concern laspect mdico-lgal de la question. Lirresponsabilit pnale des dments tait un vieil hritage du droit romain. Elle figure dans le Code pnal de 1810 larticle 64 : Il ny a ni crime ni dlit lorsque laccus tait en tat de dmence au moment des faits 29. On comprend alors limportance dtablir un diagnostic fiable quant la fo-lie dun prvenu. Larticle sign par Georget au volume 13 du Dictionnaire de mdecine de 182430 et portant sur la Libert morale (la mdecine lgale), contient cette dclaration: [on a] galement observ des exemples de monomanie sans dlire avec penchant au meurtre, [allant] jusqu dire que cette lsion mentale a conduit au supplice une foule de dplorables victimes qui mritaient plutt la commisration publique que la vin-dicte des lois31. Georget avertit de la difficult et du danger, pour le commun, de tenter de dtecter la folie sur les traits du malade: Mais il est des cas douteux o les per sonnes mme les plus instruites ne peuvent prononcer avec certi tude 32. Il recommande fortement la justice de sen rfrer aux hommes de lartles mdecinslorsquil faut prononcer sur ltat moral des accuss 33. Georget, ardent dfenseur de labolition de la peine de mortsurtout dans les cas o les personnes incrimines sont des malades mentauxsest rendu clbre en 1825 pour la publication dun ouvrage intitul Exa-men mdical des procs criminels des nomms Lger, Feldtmann, Lecouffe, Jean-Pierre et Papavoine, qui a eu un effet retentissant sur le public parisien.

    Dans un article portant sur le rle des vilains dans luvre opratique de Marschner, Stephen Meyer dresse un portrait intressant de la situation de la pathologie mentale au dbut du XIXe sicle, en particulier dans le cas de la mo-nomanie34. La plupart de ses rfrences sur la psychiatrie pro-viennent de louvrage phare de Jan Goldstein, Console and Classify35. Auteure dune recherche approfondie sur la pro-fession psychiatrique au XIXe sicle en France, Goldstein ne manque pas dassocier Georget la commande des Monomanes de Gricault. Mais ce qui nous parat particulirement intressant dans larticle de Meyer est quil dresse, entre Georget et lopra de Marschner, la figure dun fou hroque qui rpond une certaine fascination de la part du public: Although there is no direct connection between Georgets brochure and Marschners opera, we may read both texts as evidence of a more general fas-cination with a particular character type: the violent, ultimately self-destructive loner who haunts the borders between sanity and mental disease 36. Les Monomanes de Gricault peuvent tout simplement provenir dune mme fascination de lartiste, sans autre intention pdagogique ou scientifique, ce qui ex-pliquerait laspect individualis de chaque sujet reprsent et lintrt apparent pour son identit spcifique.

    Reprsentation scientifique des alins

    Le type dapproche subjectiviste des portraits de malades men-taux tels que les peint Gricault se retrouve aussi dans les ap-proches vocation plus scientifique, comme cest le cas pour les dessins que le Dr Esquirol commande Georges-Franois-Marie Gabriel (17751846). Plus que Georget, Esquirol prnait la lecture physiognomonique: Ltude de la physionomie nest pas un objet de futile curiosit [] Que de rsultats intressants nobtiendrait-on pas dune pareille tude37. Gabriel a ainsi ra-lis, entre 1813 et 1823, un important recueil de dessins de ttes dalins la demande du Dr Esquirol en vue dillustrer un ouvrage sur la maladie mentale. Certains de ces dessins furent exposs au Salon de 1814 o Gricault a pu les voir alors quil y prsentait son Cuirassier bless. La rputation de Gabriel, ce

    JUBINVILLE | Le portrait de la monomanie

    Figure 4. Ambroise Tardieu, Maniaque, Jean-tienne-Dominique Esquirol, Des maladies mentales considres sous les rapports mdical, hyginique et mdico-lgal, Paris : Baillire, 1838, Pl. VII, gravure cuivre (photo de lauteure, coll. Bibliothque des Livres Rares et Collections Spciales, Universit de Montral).

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    dessinateur passionn pour le visage humain38, repose sur ses nombreux portraits de personnalits; il a notamment des-sin entre 1810 et 1830 divers personnages impliqus dans des procdures criminelles39. Son dsir visible dinterroger la phy-sionomie des personnes dont il saisit les traits rapidement dans un mdium souple et expressifprincipalement le crayona pu faire penser Esquirol que cet artiste russirait saisir les-sence de la folie. La BNF conserve trois recueils de dessins de cet artiste: un premier contenant soixante-quinze dessins originaux dindividus associs des crimes; un second constitu de vingt portraits gravs dont dix de dputs de la Constituante et de la Convention et, enfin, celui qui nous intresse particulire-ment, le recueil de quatre-vingt-quinze dessins dalins, faits au crayon et mentionnant par de brves lgendes le nom ou le m-tier du sujet. Deux manires distinctes caractrisent les dessins de Gabriel: certains, parfois trs nuancs et ombrs, travaillent sur le volume dans des mdaillons o le sujet se prsente de profil en insistant davantage sur lhritage classique; dautres,

    comme cest le cas de la plupart des dessins dalins, prsentent les sujets vus de face, en buste, et leurs traits sont saisis par des lignes de contour qui vont lessentiel. Ces tudes ne semblent pas stre avres concluantes pour rpondre la classification nosographique labore par Esquirol, puisque ce dernier ne les a pas utilises dans ses ouvrages. Ds ses origines, la psychiatrie semble donc rclamer comme son apanage exclusif la possibilit de dtecter la maladie mentale chez un individu et le regard plus subjectif qua pu exercer lillustrateur a t cart.

    Les dessins dalins raliss par Gabriel pour Esquirol sont en fait des uvres hybrides qui, si elles manifestent la volont de stigmatiser la folie par llaboration dune typologie nosolo-gique, reprsentent toutefois une nouvelle individualisation des sujets malades. Le cas dEugne Hugo, idiot, frre du pote en est un bon exemple. Quils soient banquiers, ngociants ou coutu-rires, les malades deviennent reconnaissables dans leur histoire particulire, dans leur vie en dehors de lasile, leur nom ou leur mtier tant indiqu au crayon au bas du dessin, avec le type de maladie mentale dont ils souffrent. Mais nous retiendrons ici le cas de Throigne de Mricourt, dessine par Gabriel en 1816 (fig. 3), alors quelle tait enferme la Salptrire et in-terne depuis dj 22 ans. Dans la biographie quelle a consacre cette femme qui sest rendue clbre au moment de la Rvolu-tion, lisabeth Roudinesco dmontre bien comment la presse contre-rvolutionnaire a construit le mythe dune Throigne courtisane, sorte damazone participant tous les soulvements populaires et vritable furie assoiffe de sang, la maladie mentale tant associe aux soulvements populaires et aux instabilits sociales40. Alors quune iconographie relativement importante la reprsente sous ces diffrents aspects relays par une pano-plie dattributs, le portrait quen fait Gabriel est dpouill dartifices: on ne voit quun vtement lche et peu dtaill, les cheveux sont trs courts et sagement coiffs et le visage affiche une conomie dexpression daffects; le regard semble distrait, un imperceptible sourire se dessine; on sent que lauteur a vis une reprsentation objective du sujet malade. En 1816, Gabriel dsigne le portrait de Throigne par son nom mais, en 1838, lorsque le Dr Esquirol publie son ouvrage Des maladies mentales considres sous les rapports Mdical, hyginique et mdico-lgal, il le fait illustrer de vingt-sept gravures produites par Ambroise Tardieu (17881841) qui produisent un discours trs diffrent.

    Ambroise Tardieu est un graveur professionnel issu dune fa-mille dartistes qui ont contribu de faon notoire au dveloppe-ment des techniques de gravure au dbut de la modernit en France41. Connu surtout pour son travail de cartographe, cet artiste avait illustr un ouvrage sur son propre mtier intitul le Manuel du graveur dAristide-Michel Perrot. Le graveur apporte aux reprsentations des alins une sensibilit diffrente, cher-chant lexpressivit du visage dans laccentuation des vo lumes, alors que les vtements ou les installations sont rduits de

    Figure 5. Ambroise Tardieu, Lypmaniaque, Jean-tienne-Dominique Esqui-rol, Des maladies mentales considres sous les rapports mdical, hyginique et mdico-lgal, Paris : Baillire, 1838, Pl. IV, gravure cuivre (provenance : BIUM Paris).

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    simples lignes de contour peine ombres. La technique de la gravure peut expliquer laspect plus rigide de ces portraits dalins o se note le durcissement de la ligne de contour. Mais Tardieu est peut-tre aussi plus appliqu se soumettre aux exi-gences de son commanditaire. Alors que les dessins de Gabriel recherchaient lindividualit sur les traits du visage, Tardieu met en vidence, dans plusieurs cas observs, les dformations faciales ainsi que les gesticulations des patients en tat de crise (fig. 4). En 1838, Esquirol est mdecin-chef lhospice de Charenton et travaille avec larchitecte mile-Jacques Gilbert la construction dun tout nouvel tablissement hospitalier. On peut dailleurs no-ter dans plusieurs gravures de Tardieu datant de la mme anne la prsence dlments mobiliers ou immobiliers qui signalent lasile, les appareils de contention, les vtements dinternement. Malgr la prsence de ces lments asilaires, nous observons ce-pendant que les reprsentations des malades demeurent indivi-dualises. Ainsi, le portrait de Throigne de Mricourt ralis par Tardieu partir du dessin de Gabriel (fig. 5)Tardieu ne la pas connue puisquelle est dcde en 1817prend un tout autre as-pect. Les traits sont plus lourds, plus durs, les yeux sont inexpres-sifs et les coins de la bouche affaisss. Ce portrait o Throigne semble plus ge sert Esquirol dillustration de la lypmanie, une maladie associe la tristesse et aux ides pnibles. Rien dans la physionomie, le caractre ou les antcdents de Throigne ne correspond aux propres descriptions dEsquirol pour d signer cette forme de lancienne mlancolie. Des raisons politiques peuvent avoir pouss le psychiatre, royaliste dallgeance, faire reprsenter cette hrone de la Rvolution sous un aspect nga-tif42. Ceci est une autre question ; nous importe surtout ici le fait que la reprsentation des malades mentaux dans les ouvrages scientifiques du dbut de la psychiatrie ait t transforme par linteraction des trois subjectivits qui sy rencontrentcelle de lartiste, de lalin et de laliniste. Les sujets malades deviennent reconnaissables dans leur identit particulire.

    Conclusion

    Lanalyse des Monomanes de Gricault et leur mise en lien avec les illustrations de Gabriel et les gravures de Tardieu nous per-mettent davancer que ces uvres sont considrer comme rvlatrices du nouveau regard de lartiste et de laliniste sur le sujet fou. Le genre du portrait a infiltr les reprsentations de cette pseudo connaissance objective quest la physiognomo-nie, entranant mme son abandon dans les ouvrages carac-tre scientifique. Il y a belle lurette que lon ne trouve plus, dans les manuels de psychiatrie, des physionomies dalins43, dclare Jean-Pierre Luaut, lors de la discussion qui suit une communication de J. Bider au sujet de Georget, Gricault et la physiognomonie en 2004. Par lindividualisation des types physiognomoniques dans les portraits des malades du dbut du

    XIXe sicle, ces reprsentations se dotent dune nouvelle facette, spcifique au portrait, celle de la reconnaissance et de la com-mmoration dun sujet.

    Notes

    1 ce sujet, nous renvoyons par exemple louvrage de Baridon qui se penche sur la gnalogie du phnomne associant lapparence physique avec le caractre moral en observant une forte influence des thories de la physiognomonie et de la phrnologie. Ou en-core celui dIlaria Ciseri qui, dans un ouvrage sur le romantisme, considre sous cet angle lart de Fssli; ce dernier a illustr louvrage de Lavater et fut suivi dans sa dmarche par lartiste anglais William Blake. Laurent Baridon, Martial Gudron, Corps et arts: physionomies et physiologies dans les arts visuels, His-toire des sciences humaines, Paris Montral, LHarmattan, 1999, 267 p. Ilaria Ciseri, Le Romantisme 17801860: la naissance dune nouvelle sensibilit, Paris, Grnd, 2004, 399 p.

    2 Expression emprunte douard Pommier, Thories du portrait : de la Renaissance aux Lumires, Bibliothque illustre des histoires, Paris, Gallimard, 1998, p. 508. propos du mme sujet, lorsquil affirme que la physiognomonie na pas contamin la tradition du portrait, mais la accompagne.

    3 Charles Clment, Gricault : tude biographique et critique, avec le catalogue raisonn de luvre du matre, 3e d., augm. dun suppl. et orne de 30 planches, Paris, Didier, 1879, p. 317.

    4 Margaret Miller est la premire, en 1941, en tracer lhistorique complet: Margaret Miller, Gricaults Paintings of the Insane, Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, vol. 4, no. 3/4 (1941), p. 15163.

    5 Voir ce sujet: Rgis Michel, Gricault : linvention du rel, Paris, Gallimard, collection : Dcouvertes Gallimard, 1992, 176 p.

    6 Germain Bazin et Thodore Gricault, Thodore Gricault : tude critique, documents et catalogue raisonn, Paris, Bibliothque des arts, 8 v., 19, 1987; Bibliothque des arts, 8 v., rdition 1994, p. 16976.

    7 Riegl utilise cette expression alors quil sintresse au portrait de groupe quest la Ronde de Nuit de Rembrandt. Alois Riegl, Le por-trait de groupe hollandais, Paris, Hazan, 2008, p. 369.

    8 M.E. Mukungu Kakangu, E. Morin et al., Vocabulaire de la com-plexit : post-scriptum La mthode dEdgar Morin, Paris, Harmat-tan, 2007, p. 241 ; cite : Edgar Morin, Introduction la pense complexe, Paris, ESF diteur, 1990.

    9 Charles Baudelaire et Claude Pichois, Critique dart, suivi de Criti-que musicale, Collection Folio/essais, 183, Paris, Gallimard, 1992, p. xxxviii, 315.

    10 Tir de Shearer West, Portraiture, Oxford, New York, Oxford Uni-versity Press, 2004, p. 43.

    11 Traduit par lauteure de it seems indisputable that the emer-gence and development of the independent portrait is linked to

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    the emergence and development of individuality de M. Warnke, The individuality as argument , dans Nicholas Mann et Luke Syson, The Image of the Individual : Portraits in the Renaissance, British Museum Press, London,1998, p. 81.

    12 mile Langui (texte de), Flemish Portraits from the 15th to the 17th Century, Mentor-Unesco art book, United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization, New York, 1970, p. 5.

    13 Jean Alazard, The Florentine Portrait, New York, Schocken Books, 1968, p. 54.

    14 Portraits: The Limitations of Likeness , Art Journal, vol. 46, no. 3 (1987), p. 17172.

    15 Nadia Tscherny, Likeness in Early Romantic Portraiture , Art Journal, vol. 46, no. 3 (1987), p. 19399.

    16 Catherine M. Soussloff, The Subject in Art: Portraiture and the Birth of the Modern, Durham, Duke University Press, 2006, p. xiii, 175, 16 de pl.

    17 Cit dans Pommier, op. cit., p. 112.18 Johann Kaspar Lavater, LArt de connatre les hommes par la physio-

    nomie(17751778), trad., Paris, Deplafoi, libraire, rue de Grands Augustins, n 21, 1820.

    19 John B. Lyon, The Science of Sciences: Replication and Repro-duction in Lavaters Physiognomics, Eighteenth-Century Studies, vol. 40, no. 2 (2007), p. 25777.

    20 Soussloff, op. cit., p. 8.21 Nous renvoyons au concept de symptme tel quavanc par G.

    Didi-Huberman comme pistmologie de luvre dart. Georges Didi-Huberman, Limage survivante : Histoire de lart et temps des fantmes selon Aby Warburg, Paris, ditions de Minuit, 2002, p. 592.

    22 Pour une analyse historique trs approfondie des uvres reprsen-tant la fureur de la Renaissance au XIXe sicle, voir: Jane Kromm, The Art of Frenzy: Public Madness in the Visual Culture of Europe, 15001850, London, New York, Continuum, 2002.

    23 Et pour une analyse historique approfondie des uvres ayant com-me thme la Mlancolie, voir: Jean Clair et al., Mlancolie : gnie et folie en Occident : en hommage Raymond Klibansky (19052005), Paris, Runion des muses nationaux, Gallimard, 2005.

    24 Brendan Prendeville, The Features of Insanity, as Seen by Gri-cault and by Bchner , Oxford Art Journal, vol. 18, no. 1 (1995), p. 96.

    25 Henri Zerner, Actes du Colloque Gricault, organis par le muse du Louvre, 1416 novembre 1991, Le portrait, plus ou moins , Paris, muse du Louvre, 1996, p. 32336 ; dans Zerner, Gricault, p. 6587.

    26 Philippe Pinel, Trait mdico-philosophique sur lalination mentale, ou la manie, Paris, Richard Caille et Ravier, 1801, p. lvi, 318.

    27 Jacques Hochmann, Histoire de la psychiatrie, Que sais-je? 1re d., 1428 ; Paris, Presses universitaires de France, 2004, p. 19.

    28 tienne-Jean Georget et J. Postel, De la folie, Toulouse, Privat, 1972, p. 37.

    29 Laurence Guignard (2009), Lirresponsabilit pnale dans la pre-mire moiti du XIXe sicle, entre classicisme et dfense sociale, Champ pnal / Penal fieldNouvelle revue internationale de crimi-nologie. Rfrence lectronique: 4 novembre 2009, p. 2

    30 Adelon, Bclard, Biett et al., Dictionnaire de mdecine, 1re dition, 1824, p. 913.

    31 Adelon, op. cit., p. 125.32 Adelon, op. cit., p. 127.33 Adelon, op. cit., p. 127.34 Stephen Meyer Marschners Villains, Monomania, and the Fan-

    tasy of Deviance , Cambridge Opera Journal, vol. 12, no. 2 (2000), p. 10934.

    35 Jan Goldstein, Console and Classify: the French Psychiatric Profes-sion in the Nineteenth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 1987.

    36 Meyer, op. cit., p. 110.37 tienne Esquirol, Des maladies mentales considres sous les rapports

    Mdical, hyginique et mdico-lgal, par E. Esquirol, mdecin en chef de la Maison Royale des Alins de Charenton, Ancien inspecteur gnral de lUniversit, membre de lAcadmie Royale de mdecine, Tome second, ch. XXII, Paris, J.B. Baillire, Librairie de lAcad-mie Royale de Mdecine, 1838, p. 19.

    38 Jean Adhmar, 1961. Cette expression provient du titre dun ouvrage de cet auteur.

    39 noter que ce recueil ne contient pas uniquement des portraits de criminels mais aussi ceux de diverses personnalits (Vivant-Denon, Prosper Enfantin, Michel Chevalier saint-simonien).

    40 Elisabeth Roudinesco, Throigne de Mricourt : une femme mlanco-lique sous la Rvolution. Paris, Seuil, 1989, 313 p.

    41 Au sujet de la famille Tardieu, voir Stephen Bann, Parallel lines: printmakers, painters and photographers in nineteenth-century France, New Haven, Yale University Press, 2001, p. 59.

    42 Jane Kromm, dans louvrage prcit de 2002, fait une analyse int-ressante du cas de Throigne de Mricourt, signalant la volont du contre-rvolutionnaire Esquirol de la faire reprsenter comme une furie affecte par les effets ngatifs de la Rvolution. Et pourtant, malgr son pass qui aurait d lassocier davantage aux symptmes de la manie, selon la nosographie dEsquirol, sa reprsentation il-lustre la lypmanie, nouveau terme utilis pour la mlancolie. Sur ce point, Esquirol cherche faire concider la physionomie du pa-tient avec ses classifications bases sur les dissections.

    43 Commentaire du Dr J.-P. Luaut ; discussion de larticle de J. Bider, P.C. Luaut (Commentateur) et al., Georget, Gricault, Graphisme (Essai de rhabilitation dune physiognomonie) , Annales mdico-psychologiques, vol. 162, no. 4 (2004),p. 28589.

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