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  • Roland Barthes

    Mythologies

    ditions du Seuil

  • Le monde o Von cache a t publi dans Esprit, L'Ecrivain en vacances dans France-Observateur,

    et les autres mythologies dans Les Lettres nouvelles.

    TEXTE INTGRAL

    ISBN 2-02-000585-9 (ISBN 2-02-002582-5, 1* publication)

    ditions du Seuil, 1957

    Le Code de la proprit intellectuelle interdit les copies ou reproductions destines une utilisation collective. Toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle faite par quelque procd que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaon sanctionne par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la proprit intellectuelle.

  • Les textes des Mythologies ont t crits entre 1954 et 1956 ; le livre lui-mme a paru en 1957.

    On trouvera ici deux dterminations : d'une part une critique idologique portant sur le langage de la culture dite de masse ; d'autre part un premier dmontage smiologique de ce langage : je venais de lire Saussure et j'en retirai la conviction qu'en trai-tant les reprsentations collectives comme des systmes de signes on pouvait esprer sortir de la dnonciation pieuse et rendre compte en dtail de la mystification qui transforme la culture petite-bourgeoise en nature universelle.

    Les deux gestes qui sont l'origine de ce livre - c'est vi-dent - ne pourraient plus tre tracs aujourd'hui de la mme faon (ce pour quoi je renonce le corriger); non que la matire en ait disparu ; mais la critique idologique, en mme temps que l'exigence en resurgissait brutalement (mai 1968), s'est subtilise ou du moins demande l'tre; et l'analyse smiologique, inaugure, du moins en ce qui me concerne, par le texte final des Mythologies, s'est dveloppe, prcise, com-plique, divise ; elle est devenue le lieu thorique o peut se jouer, en ce sicle et dans notre Occident, une certaine libra-tion du signifiant. Je ne pourrais donc, dans leur forme passe (ici prsente) crire de nouvelles mythologies.

  • 8 Mythologies Cependant, ce qui demeure, outre l'ennemi capital (la Norme

    bourgeoise), c'est la conjonction ncessaire de ces deux gestes : pas de dnonciation sans son instrument d'analyse fine, pas de smiologie qui finalement ne s'assume comme une smio-clastie.

    R. B. Fvrier 1970

  • Avant-propos

    Les textes qui suivent ont t crits chaque mois pendant environ deux ans, de 1954 1956, au gr de l'actualit. J'es-sayais alors de rflchir rgulirement sur quelques mythes de la vie quotidienne franaise. Le matriel de cette rflexion a pu tre trs vari (un article de presse, une photographie d'hebdo-madaire, un film, un spectacle, une exposition), et le sujet trs arbitraire : il s'agissait videmment de mon actualit.

    Le dpart de cette rflexion tait le plus souvent un sentiment d'impatience devant le naturel dont la presse, l'art, le sens commun affublent sans cesse une ralit qui, pour tre celle dans laquelle nous vivons, n 'en est pas moins parfaitement his-torique : en un mot, je souffrais de voir tout moment confon-dues dans le rcit de notre actualit, Nature et Histoire, et je voulais ressaisir dans l'exposition dcorative de ce-qui-va-de-soi, l'abus idologique qui, mon sens, s'y trouve cach.

    La notion de mythe m'a paru ds le dbut rendre compte de ces fausses vidences: j'entendais alors le mot dans un sens traditionnel. Mais j'tais dj persuad d'une chose dont j'ai essay ensuite de tirer toutes les consquences : le mythe est un langage. Aussi, m'occupant des faits en apparence les plus loi-gns de toute littrature (un combat de catch, un plat cuisin, une exposition de plastique), je ne pensais pas sortir de cette smiologie gnrale de notre monde bourgeois, dont j'avais abord le versant littraire dans des essais prcdents. Ce n 'est pourtant qu 'aprs avoir explor un certain nombre de faits d'actualit, que j'ai tent de dfinir d'une faon mthodique le mythe contemporain : texte que j'ai laiss bien entendu la fin

  • 10 Mythologies de ce volume, puisqu'il ne fait que systmatiser des matriaux antrieurs.

    Ecrits mois aprs mois, ces essais ne prtendent pas un dveloppement organique : leur lien est d'insistance, de rpti-tion. Car je ne sais si, comme dit le proverbe, les choses rp-tes plaisent, mais je crois que du moins elles signifient. Et ce que j'ai cherch en tout ceci, ce sont des significations. Est-ce que ce sont mes significations ? Autrement dit, est-ce qu 'il y a une mythologie du mythologue ? Sans doute, et le lecteur verra bien lui-mme mon pari. Mais vrai dire, je ne pense pas que la question se pose tout fait de cette faon. La dmystifica-tion, pour employer encore un mot qui commence s'user, n 'est pas une opration olympienne. Je veux dire que je ne puis me prter la croyance traditionnelle qui postule un divorce de nature entre l'objectivit du savant et la subjectivit de l'cri-vain, comme si l'un tait dou d'une libert et l'autre d'une vocation , propres toutes deux escamoter ou sublimer les limites relles de leur situation : je rclame de vivre pleinement la contradiction de mon temps, qui peut faire d'un sarcasme la condition de la vrit.

    R.B.

  • 1 Mythologies

  • Le monde o Von catche ...La vrit emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie.

    (Baudelaire)

    La vertu du catch, c'est d'tre un spectacle excessif. On trouve l une emphase qui devait tre celle des thtres antiques. D'ailleurs le catch est un spectacle de plein air, car ce qui fait l'essentiel du cirque ou de l'arne, ce n'est pas le ciel (valeur romantique rserve aux ftes mondaines), c'est le caractre dru et vertical de la nappe lumineuse : du fond mme des salles parisiennes les plus encrasses, le catch participe la nature des grands spectacles solaires, thtre grec et courses de taureaux : ici et l, une lumire sans ombre labore une motion sans repli.

    Il y a des gens qui croient que le catch est un sport ignoble. Le catch n'est pas un sport, c'est un spectacle, et il n'est pas plus ignoble d'assister une reprsentation catche de la Dou-leur qu'aux souffrances d'Arnolphe ou d'Andromaque. Bien sr, il existe un faux catch qui se joue grands frais avec les apparences inutiles d'un sport rgulier; cela n'a aucun intrt. Le vrai catch, dit improprement catch d'amateurs, se joue dans des salles de seconde zone, o le public s'accorde spontan-ment la nature spectaculaire du combat, comme fait le public d'un cinma de banlieue. Ces mmes gens s'indignent ensuite de ce que le catch soit un sport truqu (ce qui, d'ailleurs, devrait lui enlever de son ignominie). Le public se moque com-pltement de savoir si le combat est truqu ou non, et il a rai-son; il se confie la premire vertu du spectacle, qui est d'abolir tout mobile et toute consquence : ce qui lui importe, ce n'est pas ce qu'il croit, c'est ce qu'il voit.

    Ce public sait trs bien distinguer le catch de la boxe ; il sait

  • 14 Mythologies que la boxe est un sport jansniste, fond sur la dmonstration d'une excellence; on peut parier sur l'issue d'un combat de boxe : au catch, cela n'aurait aucun sens. Le match de boxe est une histoire qui se construit sous les yeux du spectateur; au catch, bien au contraire, c'est chaque moment qui est intelli-gible, non la dure. Le spectateur ne s'intresse pas la monte d'une fortune, il attend l'image momentane de certaines pas-sions. Le catch exige donc une lecture immdiate des sens jux-taposs, sans qu'il soit ncessaire de les lier. L'avenir rationnel du combat n'intresse pas l'amateur de catch, alors qu'au contraire un match de boxe implique toujours une science du futur. Autrement dit, le catch est une somme de spectacles, dont aucun n'est une fonction : chaque moment impose la connais-sance totale d'une passion qui surgit droite et seule, sans s'tendre jamais vers le couronnement d'une issue.

    Ainsi la fonction du catcheur, ce n'est pas de gagner c'est d'accomplir exactement les gestes qu'on attend de lui. On dit que le judo contient une part secrte de symbolique ; mme dans l'efficience, il s'agit de gestes retenus, prcis mais courts, dessins juste mais d'un trait sans volume. Le catch au contraire propose des gestes excessifs, exploits jusqu'au paroxysme de leur signification. Dans le judo, un homme terre y est peine, il roule sur lui-mme, il se drobe, il esquive la dfaite, ou, si elle est vidente, il sort immdiatement du jeu ; dans le catch, un homme terre y est exagrment, emplissant jusqu'au bout la vue des spectateurs, du spectacle intolrable de son impuissance.

    Cette fonction d'emphase est bien la mme que celle du thtre antique, dont le ressort, la langue et les accessoires (masques et cothurnes) concouraient l'explication exagr-ment visible d'une Ncessit. Le geste du catcheur vaincu signifiant au monde une dfaite que, loin de masquer, il accen-tue et tient la faon d'un point d'orgue, correspond au masque antique charg de signifier le ton tragique du spectacle. Au catch, comme sur les anciens thtres, on n'a pas honte de sa douleur, on sait pleurer, on a le got des larmes.

    Chaque signe du catch est donc dou d'une clart totale puis-

  • Mythologies 15

    qu'il faut toujours tout comprendre sur-le-champ. Ds que les adversaires sont sur le Ring, le public est investi par l'vidence des rles. Comme au thtre, chaque type physique exprime l'excs l'emploi qui a t assign au combattant. Thauvin, quin-quagnaire obse et croulant, dont l'espce de hideur asexue inspire toujours des surnoms fminins, tale dans sa chair les caractres de l'ignoble, car son rle est de figurer ce qui, dans le concept classique du salaud (concept clef de tout combat de catch), se prsente comme organiquement rpugnant. La nause volontairement inspire par Thauvin va donc trs loin dans l'ordre des signes : non seulement on se sert ici de la lai-deur pour signifier la bassesse, mais encore cette laideur est tout entire rassemble dans une qualit particulirement rpulsive de la matire : l'affaissement blafard d'une viande morte (le public appelle Thauvin la barbaque), en sorte que la condamnation passionne de la foule ne s'lve plus hors de son jugement, mais bien de la zone la plus profonde de son humeur. On s'empoissera donc avec frnsie dans une image ultrieure de Thauvin toute conforme son dpart physique : ses actes rpondront parfaitement la viscosit essentielle de son personnage.

    C'est donc le corps du catcheur qui est la premire clef du combat. Je sais ds le dbut que tous les actes de Thauvin, ses trahisons, ses cruauts et ses lchets, ne dcevront pas la pre-mire image qu'il me donne de l'ignoble : je puis me reposer sur lui d'accomplir intelligemment et jusqu'au bout tous les gestes d'une certaine bassesse informe et de remplir ainsi pleins bords l'image du salaud le plus rpugnant qui soit: le salaud-pieuvre. Les catcheurs ont donc un physique aussi premptoire que les personnages de la Comdie italienne, qui affichent par avance, dans leur costume et leurs attitudes, le contenu futur de leur rle : de mme que Pantalon ne peut tre jamais qu'un cocu ridicule, Arlequin un valet astucieux et le Docteur un pdant imbcile, de mme Thauvin ne sera jamais que le tratre ignoble, Reinires (grand blond au corps mou et aux cheveux fous) l'image troublante de la passivit, Mazaud (petit coq arrogant) celle de la fatuit grotesque, et Orsano

  • 16 Mythologies (zazou fminis apparu ds l'abord dans une robe de chambre bleu et rose) celle, doublement piquante, d'une salope vindi-cative (car je ne pense pas que le public de l'Elyse-Mont-martre suive Littr et prenne le mot salope pour un masculin).

    Le physique des catcheurs institue donc un signe de base qui contient en germe tout le combat. Mais ce germe prolifre car c'est chaque moment du combat, dans chaque situation nou-velle, que le corps du catcheur jette au public le divertissement merveilleux d'une humeur qui rejoint naturellement un geste. Les diffrentes lignes de signification s'clairent les unes les autres, et forment le plus intelligible des spectacles. Le catch est comme une criture diacritique : au-dessus de la significa-tion fondamentale de son corps, le catcheur dispose des explica-tions pisodiques mais toujours bien venues, aidant sans cesse la lecture du combat par des gestes, des attitudes et des mimiques qui portent l'intention son maximum d'vidence. Ici, le catcheur triomphe par un rictus ignoble lorsqu'il tient le bon sportif sous ses genoux ; l, il adresse la foule un sourire suffisant, annonciateur de la vengeance prochaine ; l encore, immobilis terre, il frappe le sol grands coups de ses bras pour signifier tous la nature intolrable de sa situation; l enfin, il dresse un ensemble compliqu de signes destins faire comprendre qu'il incarne bon droit l'image toujours divertissante du mauvais coucheur, fabulant intarissablement autour de son mcontentement.

    Il s'agit donc d'une vritable Comdie Humaine, o les nuances les plus sociales de la passion (fatuit, bon droit, cruaut raffine, sens du paiement ) rencontrent toujours par bonheur le signe le plus clair qui puisse les recueillir, les expri-mer et les porter triomphalement jusqu'aux confins de la salle. On comprend qu' ce degr, il n'importe plus que la passion soit authentique ou non. Ce que le public rclame, c'est l'image de la passion, non la passion elle-mme. Il n'y a pas plus un problme de vrit au catch qu'au thtre. Ici comme l ce qu'on attend, c'est la figuration intelligible de situations morales ordinairement secrtes. Cet videment de l'intriorit

  • Mythologies 17 au profit de ses signes extrieurs, cet puisement du contenu par la forme, c'est le principe mme de l'art classique triom-phant. Le catch est une pantomime immdiate, infiniment plus efficace que la pantomime thtrale, car le geste du catcheur n'a besoin d'aucune fabulation, d'aucun dcor, en un mot d'au-cun transfert pour paratre vrai.

    Chaque moment du catch est donc comme une algbre qui dvoile instantanment la relation d'une cause et de son effet figur. Il y a certainement chez les amateurs de catch une sorte de plaisir intellectuel voir fonctionner aussi parfaitement la mcanique morale : certains catcheurs, grands comdiens, divertissent l'gal d'un personnage de Molire, parce qu'ils russissent imposer une lecture immdiate de leur intriorit : un catcheur du caractre arrogant et ridicule (comme on dit qu'Harpagon est un caractre), Armand Mazaud, met toujours la salle en joie par la rigueur mathmatique de ses transcrip-tions, poussant le dessin de ses gestes jusqu' l'extrme pointe de leur signification, et donnant son combat l'espce d'em-portement et de prcision d'une grande dispute scolastique, dont l'enjeu est la fois le triomphe de l'orgueil et le souci for-mel de la vrit.

    Ce qui est ainsi livr au public, c'est le grand spectacle de la Douleur, de la Dfaite, et de la Justice. Le catch prsente la douleur de l'homme avec toute l'amplification des masques tra-giques : le catcheur qui souffre sous l'effet d'une prise rpute cruelle (un bras tordu, une jambe coince) offre la figure exces-sive de la Souffrance; comme une Piet primitive, il laisse regarder son visage exagrment dform par une affliction intolrable. On comprend bien qu'au catch, la pudeur serait dplace, tant contraire l'ostentation volontaire du spectacle, cette Exposition de la Douleur, qui est la finalit mme du combat. Aussi tous les actes gnrateurs de souffrances sont-ils particulirement spectaculaires, comme le geste d'un prestidigi-tateur qui montre bien haut ses cartes : on ne comprendrait pas une douleur qui apparatrait sans cause intelligible ; un geste secret effectivement cruel transgresserait les lois non crites du catch et ne serait d'aucune efficacit sociologique, comme un

  • 18 Mythologies geste fou ou parasite. Au contraire, la souffrance parat inflige avec ampleur et conviction, car il faut que tout le monde constate non seulement que l'homme souffre, mais encore et surtout comprenne pourquoi il souffre. Ce que les catcheurs appellent une prise, c'est--dire une figure quelconque qui per-met d'immobiliser indfiniment l'adversaire et de le tenir sa merci, a prcisment pour fonction de prparer d'une faon conventionnelle, donc intelligible, le spectacle de la souffrance, d'installer mthodiquement les conditions de la souffrance: l'inertie du vaincu permet au vainqueur (momentan) de s'ta-blir dans sa cruaut et de transmettre au public cette paresse ter-rifiante du tortionnaire qui est sr de la suite de ses gestes : frotter rudement le museau de l'adversaire impuissant ou racler sa colonne vertbrale d'un poing profond et rgulier, accomplir du moins la surface visuelle de ces gestes, le catch est le seul sport donner une image aussi extrieure de la torture. Mais ici encore, seule l'image est dans le champ du jeu, et le spectateur ne souhaite pas la souffrance relle du combattant, il gote seu-lement la perfection d'une iconographie. Ce n'est pas vrai que le catch soit un spectacle sadique : c'est seulement un spectacle intelligible.

    Il y a une autre figure encore plus spectaculaire que la prise, c'est la manchette, cette grande claque des avant-bras, ce coup de poing larv dont on assomme la poitrine de l'adversaire, dans un bruit flasque et dans l'affaissement exagr du corps vaincu. Dans la manchette, la catastrophe est porte son maxi-mum d'vidence, tel point qu' la limite, le geste n'apparat plus que comme un symbole; c'est aller trop loin, c'est sortir des rgles morales du catch, o tout signe doit tre excessive-ment clair, mais ne doit pas laisser transparatre son intention de clart ; le public crie alors Chiqu , non parce qu'il regrette l'absence d'une souffrance effective, mais parce qu'il condamne l'artifice : comme au thtre, on sort du jeu autant par excs de sincrit que par excs d'apprt.

  • Mythologies 19 On a dj dit tout le parti que les catcheurs tiraient d'un cer-

    tain style physique, compos et exploit pour dvelopper devant les yeux du public une image totale de la Dfaite. La mollesse des grands corps blancs qui s'croulent terre d'une pice ou s'effondrent dans les cordes en battant des bras, l'inertie des catcheurs massifs rflchis pitoyablement par toutes les surfaces lastiques du Ring, rien ne peut signifier plus clairement et plus passionnment l'abaissement exemplaire du vaincu. Prive de tout ressort, la chair du catcheur n'est plus qu'une masse immonde rpandue terre et qui appelle tous les acharnements et toutes les jubilations. Il y a l un paroxysme de signification l'antique qui ne peut que rappeler le luxe d'intentions des triomphes latins. A d'autres moments, c'est encore une figure antique qui surgit de l'accouplement des catcheurs, celle du suppliant, de l'homme rendu merci, pli, genoux, les bras levs au-dessus de la tte, et lentement abaiss par la tension verticale du vainqueur. Au catch, contrairement au judo, la Dfaite n'est pas un signe conventionnel, abandonn ds qu'il est acquis : elle n'est pas une issue, mais bien au contraire une dure, une exposition, elle reprend les anciens mythes de la Souffrance et de l'Humiliation publiques : la croix et le pilori. Le catcheur est comme crucifi en pleine lumire, aux yeux de tous. J'ai entendu dire d'un catcheur tendu terre: Il est mort, le petit Jsus, l, en croix, et cette parole ironique dcouvrait les racines profondes d'un spectacle qui accomplit les gestes mmes des plus anciennes purifications.

    Mais ce que le catch est surtout charg de mimer, c'est un concept purement moral : la justice. L'ide de paiement est essentielle au catch et le Fais-le souffrir de la foule signifie avant tout un Fais-le payer. Il s'agit donc, bien sr, d'une justice immanente. Plus l'action du salaud est basse, plus le coup qui lui est justement rendu met le public en joie : si le tratre - qui est naturellement un lche - se rfugie derrire les cordes en arguant de son mauvais droit par une mimique effron-te, il y est impitoyablement rattrap et la foule jubile voir la rgle viole au profit d'un chtiment mrit. Les catcheurs savent trs bien flatter le pouvoir d'indignation du public en lui

  • 20 Mythologies proposant la limite mme du concept de Justice, cette zone extrme de l'affrontement o il suffit de sortir encore un peu plus de la rgle pour ouvrir les portes d'un monde effrn. Pour un amateur de catch, rien n'est plus beau que la fureur venge-resse d'un combattant trahi qui se jette avec passion, non sur un adversaire heureux mais sur l'image cinglante de la dloyaut. Naturellement, c'est le mouvement de la Justice qui importe ici beaucoup plus que son contenu : le catch est avant tout une srie quantitative de compensations (il pour il, dent pour dent). Ceci explique que les retournements de situations poss-dent aux yeux des habitus du catch une sorte de beaut morale : ils en jouissent comme d'un pisode romanesque bien venu, et plus le contraste est grand entre la russite d'un coup et le retour du sort, plus la fortune d'un combattant est proche de sa chute et plus le mimodrame est jug satisfaisant. La Justice est donc le corps d'une transgression possible; c'est parce qu'il y a une Loi que le spectacle des passions qui la dbordent a tout son prix.

    On comprendra donc que sur cinq combats de catch, un seul environ soit rgulier. Une fois de plus il faut entendre que la rgularit est ici un emploi ou un genre, comme au thtre : la rgle ne constitue pas du tout une contrainte relle, mais l'appa-rence conventionnelle de la rgularit. Aussi, en fait, un combat rgulier n'est rien d'autre qu'un combat exagrment poli : les combattants mettent du zle, non de la rage s'affronter, ils savent rester matres de leurs passions, ils ne s'acharnent pas sur le vaincu, ils s'arrtent de combattre ds qu'on leur en donne l'ordre, et se saluent l'issue d'un pisode particulire-ment ardu o ils n'ont cependant pas cess d'tre loyaux l'un envers l'autre. Il faut naturellement lire que toutes ces actions polies sont signales au public par les gestes les plus conven-tionnels de la loyaut : se serrer la main, lever les bras, s'loi-gner ostensiblement d'une prise strile qui nuirait la perfection du combat.

    Inversement la dloyaut n'existe ici que par ses signes excessifs : donner un grand coup de pied au vaincu, se rfugier derrire les cordes en invoquant ostensiblement un droit pure-

  • Mythologies 21 ment formel, refuser de serrer la main son partenaire avant ou aprs le combat, profiter de la pause officielle pour revenir en tratre sur le dos de l'adversaire, lui donner un coup dfendu hors du regard de l'arbitre (coup qui n'a videmment de valeur et d'emploi que parce qu'en fait la moiti de la salle peut le voir et s'en indigner). Le Mal tant le climat naturel du catch, le combat rgulier prend surtout une valeur d'exception ; l'usager s'en tonne, et le salue au passage comme un retour anachro-nique et un peu sentimental la tradition sportive ( ils sont drlement rguliers, ceux-l ) ; il se sent tout d'un coup mu devant la bont gnrale du monde, mais mourrait sans doute d'ennui et d'indiffrence si les catcheurs ne retournaient bien vite l'orgie des mauvais sentiments, qui font seuls du bon catch.

    Extrapol, le catch rgulier ne pourrait conduire qu' la boxe ou au judo, alors que le catch vritable tient son originalit de tous les excs qui en font un spectacle et non un sport. La fin d'un match de boxe ou d'une rencontre de judo est sche comme le point conclusif d'une dmonstration. Le rythme du catch est tout diffrent, car son sens naturel est celui de l'ampli-fication rhtorique : l'emphase des passions, le renouvellement des paroxysmes, l'exaspration des rpliques ne peuvent natu-rellement dboucher que dans la plus baroque des confusions. Certains combats, et des plus russis, se couronnent d'un chari-vari final, sorte de fantasia effrne o rglements, lois du genre, censure arbitrale et limites du Ring sont abolis, emports dans un dsordre triomphant qui dborde dans la salle et entrane ple-mle les catcheurs, les soigneurs, l'arbitre et les spectateurs.

    On a dj not qu'en Amrique le catch figure une sorte de combat mythologique entre le Bien et le Mal (de nature para-politique, le mauvais catcheur tant toujours cens tre un Rouge). Le catch franais recouvre une tout autre hrosation, d'ordre thique et non plus politique. Ce que le public cherche ici, c'est la construction progressive d'une image minemment

  • 22 Mythologies morale : celle du salaud parfait. On vient au catch pour assister aux aventures renouveles d'un grand premier rle, personnage unique, permanent et multiforme comme Guignol ou Scapin, inventif en figures inattendues et pourtant toujours fidle son emploi. Le salaud se dvoile comme un caractre de Molire ou un portrait de La Bruyre, c'est--dire comme une entit clas-sique, comme une essence, dont les actes ne sont que des pi-phnomnes significatifs disposs dans le temps. Ce caractre stylis n'appartient aucune nation ni aucun parti, et que le catcheur s'appelle Kuzchenko (surnomm Moustache cause de Staline), Yerpazian, Gaspardi, Jo Vignola ou Nollires, l'usager ne lui suppose d'autre patrie que celle de la rgula-rit .

    Qu'est-ce donc qu'un salaud pour ce public compos, parat-il, en partie d'irrguliers? Essentiellement un instable, qui admet les rgles seulement quand elles lui sont utiles et trans-gresse la continuit formelle des attitudes. C'est un homme imprvisible, donc asocial. Il se rfugie derrire la Loi quand il juge qu'elle lui est propice et la trahit quand cela lui est utile; tantt il nie la limite formelle du Ring et continue de frapper un adversaire protg lgalement par les cordes, tantt il rtablit cette limite et rclame la protection de ce qu'un instant avant il ne respectait pas. Cette inconsquence, bien plus que la trahison ou la cruaut, met le public hors de lui : froiss non dans sa morale mais dans sa logique, il considre la contradiction des arguments comme la plus ignoble des fautes. Le coup interdit ne devient irrgulier que lorsqu'il dtruit un quilibre quantitatif et trouble le compte rigoureux des compensations ; ce qui est condamn par le public, ce n'est nullement la transgression de ples rgles officielles, c'est le dfaut de vengeance, c'est le dfaut de pnalit. Aussi, rien de plus excitant pour la foule que le coup de pied emphatique donn un salaud vaincu ; la joie de punir est son comble lorsqu'elle s'appuie sur une justifica-tion mathmatique, le mpris est alors sans frein : il ne s'agit plus d'un salaud mais d'une salope, geste oral de l'ul-time dgradation.

    Une finalit aussi prcise exige que le catch soit exactement

  • Mythologies 23

    ce que le public en attend. Les catcheurs, hommes de grande exprience, savent parfaitement inflchir les pisodes spontans du combat vers l'image que le public se fait des grands thmes merveilleux de sa mythologie. Un catcheur peut irriter ou dgoter, jamais il ne doit, car il accomplit toujours jusqu'au bout, par une solidification progressive des signes, ce que le public attend de lui. Au catch, rien n'existe que totalement, il n'y a aucun symbole, aucune allusion, tout est donn exhausti-vement; ne laissant rien dans l'ombre, le geste coupe* tous les sens parasites et prsente crmonialement au public une signi-fication pure et pleine, ronde la faon d'une Nature. Cette emphase n'est rien d'autre que l'image populaire et ancestrale de l'intelligibilit parfaite du rel. Ce qui est mim par le catch, c'est donc une intelligence idale des choses, c'est une euphorie des hommes, hausss pour un temps hors de l'ambigut consti-tutive des situations quotidiennes et installs dans la vision panoramique d'une Nature univoque, o les signes correspon-draient enfin aux causes, sans obstacle, sans fuite et sans contradiction.

    Lorsque le hros ou le salaud du drame, l'homme qui a t vu quelques minutes auparavant possd par une fureur morale, grandi jusqu' la taille d'une sorte de signe mtaphysique, quitte la salle de catch, impassible, anonyme, une petite valise la main et sa femme son bras, nul ne peut douter que le catch dtient le pouvoir de transmutation qui est propre au Spectacle et au Culte. Sur le Ring et au fond mme de leur ignominie volontaire, les catcheurs restent des dieux, parce qu'ils sont, pour quelques instants, la clef qui ouvre la Nature, le geste pur qui spare le Bien du Mal et dvoile la figure d'une Justice enfin intelligible.

    L'acteur d'Harcourt En France, on n'est pas acteur si l'on n'a pas t photogra-

    phi par les Studios d'Harcourt. L'acteur d'Harcourt est un dieu ; il ne fait jamais rien : il est saisi au repos.

  • 24 Mythologies Un euphmisme, emprunt la mondanit, rend compte de

    cette posture : l'acteur est suppos la ville . Il s'agit natu-rellement d'une ville idale, cette ville des comdiens o rien n'est que ftes et amours alors que sur la scne tout est travail, don gnreux et prouvant. Et il faut que ce changement surprenne au plus haut point ; il faut que nous soyons saisis de trouble en dcouvrant suspendue aux escaliers du thtre, comme un sphynx l'entre du sanctuaire, l'image olympienne d'un acteur qui a dpouill la peau du monstre agit, trop humain, et retrouve enfin son essence intemporelle. L'acteur prend ici sa revanche : oblig par sa fonction sacerdotale jouer quelquefois la vieillesse et la laideur, en tout cas la dposses-sion de lui-mme, on lui fait retrouver un visage idal, dtach (comme chez le teinturier) des improprits de la profession. Pass de la scne la ville , l'acteur d'Harcourt n'aban-donne nullement le rve pour la ralit . C'est tout le contraire : sur scne, bien charpent, osseux, charnel, de peau paisse sous le fard ; la ville, plane, lisse, le visage ponc par la vertu, ar par la douce lumire du studio d'Harcourt. A la scne, quelquefois vieux, tout au moins accusant un ge ; la ville, ternellement jeune, fix jamais au sommet de la beaut. A la scne, trahi par la matrialit d'une voix trop muscle comme les mollets d'une danseuse ; la ville, idalement silen-cieux, c'est--dire mystrieux, plein du secret profond que l'on suppose toute beaut qui ne parle pas. A la scne enfin, engag par force dans des gestes triviaux ou hroques, de toute manire efficaces ; la ville, rduit un visage pur de tout mouvement.

    Encore ce pur visage est-il rendu entirement inutile - c'est--dire luxueux - par l'angle aberrant de la vue, comme si l'ap-pareil d'Harcourt, autoris par privilge capter cette beaut non terrestre, devait se placer dans les zones les plus impro-bables d'un espace rarfi, et comme si ce visage qui flotte entre le sol grossier du thtre et le ciel radieux de la ville , ne pouvait tre que surpris, drob un court instant son intem-poralit de nature, puis abandonn dvotement sa course soli-taire et royale ; tantt plonge maternellement vers la terre qui

  • Mythologies 25 s'loigne, tantt leve, extatique, la face de l'acteur semble rejoindre sa demeure cleste dans une ascension sans hte et sans muscles, au contraire de l'humanit spectatrice qui, appar-tenant une classe zoologique diffrente et n'tant apte au mouvement que par les jambes (et non par le visage), doit rega-gner pied son appartement. (H faudrait bien un jour tenter une psychanalyse historique des iconographies tronques. Marcher est peut-tre - mythologiquement - le geste le plus trivial, donc le plus humain. Tout rve, toute image idale, toute promotion sociale suppriment d'abord les jambes, que ce soit par le por-trait ou par l'auto.)

    Rduites un visage, des paules, des cheveux, les actrices tmoignent ainsi de la vertueuse irralit de leur sexe -en quoi elles sont la ville manifestement des anges, aprs avoir t sur scne des amantes, des mres, des garces et des sou-brettes. Les hommes, eux, l'exception des jeunes premiers dont il est admis qu'ils appartiennent plutt au genre anglique, puisque leur visage reste, comme celui des femmes, en position d'vanescence, les hommes affichent leur virilit par quelque attribut citadin, une pipe, un chien, des lunettes, une chemine-accoudoir, objets triviaux mais ncessaires l'expression de la masculinit, audace seulement permise aux mles, et par laquelle l'acteur la ville manifeste la manire des dieux et des rois en goguette, qu'il ne craint pas d'tre parfois un homme comme les autres, pourvu de plaisirs (la pipe), d'affections (le chien), d'infirmits (les lunettes) et mme de domicile terrestre (la che-mine).

    L'iconographie d'Harcourt sublime la matrialit de l'acteur et continue une scne ncessairement triviale, puisqu'elle fonctionne, par une ville inerte et par consquent idale. Sta-tut paradoxal, c'est la scne qui est ralit, ici ; la ville, elle, est mythe, rve, merveilleux. L'acteur, dbarrass de l'enveloppe trop incarne du mtier rejoint son essence rituelle de hros, d'archtype humain situ la limite des normes physiques des autres hommes. Le visage est ici un objet romanesque; son impassibilit, sa pte divine suspendent la vrit quotidienne, et donnent le trouble, le dlice et finalement la scurit d'une

  • 26 Myhoogies vrit suprieure. Par un scrupule d'illusion bien propre une poque et une classe sociale trop faibles la fois pour la rai-son pure et le mythe puissant, la foule des entractes qui s'en-nuie et se montre, dclare que ces faces irrelles sont celles-l mmes de la ville et se donne ainsi la bonne conscience rationa-liste de supposer un homme derrire l'acteur : mais au moment de dpouiller le mime, le studio d'Harcourt, point survenu, fait surgir un dieu, et tout, dans ce public bourgeois, la fois blas et vivant de mensonge, tout est satisfait.

    Par voie de consquence, la photographie d'Harcourt est pour le jeune comdien un rite d'initiation, un diplme de haut compagnonnage, sa vritable carte d'identit professionnelle. Est-il vraiment intronis, tant qu'il n'a pas touch la Sainte Ampoule d'Harcourt? Ce rectangle o se rvle pour la pre-mire fois sa tte idale, son air intelligent, sensible ou mali-cieux, selon l'emploi qu'il se propose vie, c'est l'acte solennel par quoi la socit entire accepte de l'abstraire de ses propres lois physiques et lui assure la rente perptuelle d'un visage qui reoit en don, au jour de ce baptme, tous les pouvoirs ordinai-rement refuss, du moins simultanment, la chair commune : une splendeur inaltrable, une sduction pure de toute mchan-cet, une puissance intellectuelle qui n'accompagne pas forc-ment l'art ou la beaut du comdien.

    Voil pourquoi les photographies de Thrse Le Prat ou d'Agns Varda, par exemple, sont d'avant-garde : elles laissent toujours l'acteur son visage d'incarnation et l'enferment fran-chement, avec une humilit exemplaire, dans sa fonction sociale, qui est de reprsenter , et non de mentir. Pour un mythe aussi alin que celui des visages d'acteurs, ce parti est trs rvolutionnaire : ne pas suspendre aux escaliers les d'Har-court classiques, bichonns, alanguis, angliss ou viriliss (selon le sexe), c'est une audace dont bien peu de thtres se payent le luxe.

  • Mythologies 27

    Les Romains au cinma Dans le Jules Csar de Mankiewicz, tous les personnages ont

    une frange de cheveux sur le front. Les uns l'ont frise, d'autres filiforme, d'autres huppe, d'autres huile, tous l'ont bien pei-gne, et les chauves ne sont pas admis, bien que l'Histoire romaine en ait fourni un bon nombre. Ceux qui ont peu de che-veux n'ont pas t quittes si bon compte, et le coiffeur, artisan principal du film, a su toujours leur soutirer une dernire mche, qui a rejoint elle aussi le bord du front, de ces fronts romains, dont l'exigut a de tout temps signal un mlange spcifique d droit, de vertu et de conqute.

    Qu'est-ce donc qui est attach ces franges obstines ? Tout simplement l'affiche de la Romanit. On voit donc oprer ici dcouvert le ressort capital du spectacle, qui est le signe, La mche frontale inonde d'vidence, nul ne peut douter d'tre Rome, autrefois. Et cette certitude est continue : les acteurs par-lent, agissent, se torturent, dbattent des questions univer-selles , sans rien perdre, grce ce petit drapeau tendu sur le front, de leur vraisemblance historique : leur gnralit peut mme s'enfler en toute scurit, traverser l'Ocan et les sicles, rejoindre la binette yankee des figurants d'Hollywood, peu importe, tout le monde est rassur, install dans la tranquille certitude d'un univers sans duplicit, o les Romains sont romains par le plus lisible des signes, le cheveu sur le front.

    Un Franais, aux yeux de qui les visages amricains gardent encore quelque chose d'exotique, juge comique le mlange de ces morphologies de gangsters-shrifs, et de la petite frange romaine : c'est plutt un excellent gag de music-hall. C'est que, pour nous, le signe fonctionne avec excs, il se discrdite en laissant apparatre sa finalit. Mais cette mme frange amene sur le seul front naturellement latin du film, celui de Marlon Brando, nous en impose sans nous faire rire, et il n'est pas exclu qu'une part du succs europen de cet acteur soit due l'intgration parfaite de la capillarit romaine dans la morpholo-

  • 28 Mythologies gie gnrale du personnage. A l'oppos, Jules Csar est incroyable, avec sa bouille d'avocat anglo-saxon dj rode par mille seconds rles policiers ou comiques, lui dont le crne bonasse est pniblement ratiss par une mche de coiffeur.

    Dans l'ordre des significations capillaires, voici un sous-signe, celui des surprises nocturnes: Portia et Calpurnia, veilles en pleine nuit, ont les cheveux ostensiblement ngli-gs ; la premire, plus jeune, a le dsordre flottant, c'est--dire que l'absence d'apprt y est en quelque sorte au premier degr ; la seconde, mre, prsente une faiblesse plus travaille : une natte contourne le cou et revient par-devant l'paule droite, de faon imposer le signe traditionnel du dsordre, qui est l'asy-mtrie. Mais ces signes sont la fois excessifs et drisoires : ils postulent un naturel qu'ils n'ont mme pas le courage d'ho-norer jusqu'au bout : ils ne sont pas francs .

    Autre signe de ce Jules Csar : tous les visages suent sans discontinuer : hommes du peuple, soldats, conspirateurs, tous baignent leurs traits austres et crisps dans un suintement abondant (de vaseline). Et les gros plans sont si frquents, que, de toute vidence, la sueur est ici un attribut intentionnel. Comme la frange romaine ou la natte nocturne, la sueur est, elle aussi, un signe. De quoi ? de la moralit. Tout le monde sue parce que tout le monde dbat quelque chose en lui-mme; nous sommes censs tre ici dans le lieu d'une vertu qui se tra-vaille horriblement, c'est--dire dans le lieu mme de la trag-die, et c'est la sueur qui a charge d'en rendre compte: le peuple, traumatis par la mort de Csar, puis par les arguments de Marc-Antoine, le peuple sue, combinant conomiquement, dans ce seul signe, l'intensit de son motion et le caractre fruste de sa condition. Et les hommes vertueux, Brutus, Cas-sius, Casca, ne cessent eux aussi de transpirer, tmoignant par l de l'norme travail physiologique qu'opre en eux la vertu qui va accoucher d'un crime. Suer, c'est penser (ce qui repose videmment sur le postulat, bien propre un peuple d'hommes d'affaires, que: penser est une opration violente, cataclys-mique, dont la sueur est le moindre signe). Dans tout le film, un seul homme ne sue pas, reste glabre, mou, tanche : Csar. Evi-

  • Mythologies 29 demment, Csar, objet du crime, reste sec, car lui, il ne sait pas, il ne pense pas, il doit garder le grain net, solitaire et poli d'une pice conviction.

    Ici encore, le signe est ambigu : il reste la surface mais ne renonce pas pour autant se faire passer pour une profondeur ; il veut faire comprendre (ce qui est louable), mais se donne en mme temps pour spontan (ce qui est trich), il se dclare la fois intentionnel et irrpressible, artificiel et naturel, produit et trouv. Ceci peut nous introduire une morale du signe. Le signe ne devrait se donner que sous deux formes extrmes : ou franchement intellectuel, rduit par sa distance une algbre, comme dans le thtre chinois, o un drapeau signifie totale-ment un rgiment; ou profondment enracin, invent en quelque sorte chaque fois, livrant une face interne et secrte, signal d'un moment et non plus d'un concept (c'est alors, par exemple, l'art de Stanislavsky). Mais le signe intermdiaire (la frange de la romanit ou la transpiration de la pense) dnonce un spectacle dgrad, qui craint autant la vrit nave que l'arti-fice total. Car s'il est heureux qu'un spectacle soit fait pour rendre le monde plus clair, il y a une duplicit coupable confondre le signe et le signifi. Et c'est une duplicit propre au spectacle bourgeois : entre le signe intellectuel et le signe visc-ral, cet art dispose hypocritement un signe btard, la fois elliptique et prtentieux, qu'il baptise du nom pompeux de naturel .

    L'crivain en vacances Gide lisait du Bossuet en descendant le Congo. Cette posture

    rsume assez bien l'idal de nos crivains en vacances , pho-tographis par le Figaro : joindre au loisir banal le prestige d'une vocation que rien ne peut arrter ni dgrader. Voil donc un bon reportage, bien efficace sociologiquement, et qui nous renseigne sans tricher sur l'ide que notre bourgeoisie se fait de ses crivains.

  • 30 Mythologies Ce qui semble d'abord la surprendre et la ravir, cette bour-

    geoisie, c'est sa propre largeur de vues reconnatre que les crivains sont eux aussi gens prendre communment des vacances. Les vacances sont un fait social rcent, dont il serait d'ailleurs intressant de suivre le dveloppement mytho-logique. D'abord fait scolaire, elles sont devenues, depuis les congs pays, un fait proltarien, du moins laborieux. Affirmer que ce fait peut dsormais concerner des crivains, que les sp-cialistes de l'me humaine sont eux aussi soumis au statut gn-ral du travail contemporain, c'est une manire de convaincre nos lecteurs bourgeois qu'ils marchent bien avec leur temps: on se flatte de reconnatre la ncessit de certains prosasmes, on s'assouplit aux ralits modernes par les leons de Sieg-fried et de Fourasti.

    Bien entendu, cette proltarisation de l'crivain n'est accor-de qu'avec parcimonie, et pour tre mieux dtruite par la suite. A peine pourvu d'un attribut social (les vacances en sont un fort agrable), l'homme de lettres retourne bien vite dans l'empyre qu'il partage avec les professionnels de la vocation. Et le naturel dans lequel on ternise nos romanciers est en fait institu pour traduire une contradiction sublime : celle d'une condition prosaque, produite, hlas, par une poque bien mat-rialiste, et du statut prestigieux que la socit bourgeoise concde libralement ses hommes de l'esprit (pourvu qu'ils lui soient inoffensifs).

    Ce qui prouve la merveilleuse singularit de l'crivain, c'est que pendant ces fameuses vacances, qu'il partage fraternelle-ment avec les ouvriers et les calicots, il ne cesse, lui, sinon de travailler, du moins de produire. Faux travailleur, c'est aussi un faux vacancier. L'un crit ses souvenirs, un autre corrige des preuves, le troisime prpare son prochain livre. Et celui qui ne fait rien l'avoue comme une conduite vraiment paradoxale, un exploit d'avant-garde, que seul un esprit fort peut se per-mettre d'afficher. On connat cette dernire forfanterie qu'il est trs naturel que l'crivain crive toujours, en toutes situations. D'abord cela assimile la production littraire une sorte de scrtion involontaire, donc tabou, puisqu'elle chappe

  • Mythologies 31

    aux dterminismes humains : pour parler plus noblement, l'cri-vain est la proie d'un dieu intrieur qui parle en tous moments, sans se soucier, le tyran, des vacances de son mdium. Les cri-vains sont en vacances, mais leur Muse veille, et accouche sans dsemparer.

    Le second avantage de cette logorrhe, c'est que par son caractre impratif, elle passe tout naturellement pour l'essence mme de l'crivain. Celui-ci concde sans doute qu'il est pourvu d'une existence humaine, d'une vieille maison de campagne, d'une famille, d'un short, d'une petite fille, etc., mais contraire-ment aux autres travailleurs qui changent d'essence, et ne sont plus sur la plage que des estivants, l'crivain, lui, garde partout sa nature d'crivain ; pourvu de vacances, il affiche le signe de son humanit ; mais le dieu reste, on est crivain comme Louis XIV tait roi, mme sur la chaise perce. Ainsi la fonction de l'homme de lettres est un peu aux travaux humains ce que l'am-broisie est au pain : une substance miraculeuse, ternelle, qui condescend la forme sociale pour se faire mieux saisir dans sa prestigieuse diffrence. Tout cela introduit la mme ide d'un crivain surhomme, d'une sorte d'tre diffrentiel que la socit met en vitrine pour mieux jouer de la singularit factice qu'elle lui concde.

    L'image bonhomme de l'crivain en vacances n'est donc rien d'autre que l'une de ces mystifications retorses que la bonne socit opre pour mieux asservir ses crivains : rien n'expose mieux la singularit d'une vocation que d'tre contredite - mais non nie bien loin de l - par le prosasme de son incarnation : c'est une vieille ficelle de toutes les hagiogra-phies. Aussi voit-on ce mythe des vacances littraires s'tendre fort loin, bien au-del de l't : les techniques du jour-nalisme contemporain s'emploient de plus en plus donner de l'crivain un spectacle prosaque. Mais on aurait bien tort de prendre cela pour un effort de dmystification. C'est tout le contraire. Sans doute il peut me paratre touchant et mme flat-teur, moi simple lecteur, de participer par la confidence la vie quotidienne d'une race slectionne par le gnie : je senti-rais sans doute dlicieusement fraternelle une humanit o je

  • 32 Mythologies sais par les journaux que tel grand crivain porte des pyjamas bleus, et que tel jeune romancier a du got pour les jolies filles, le reblochon et le miel de lavande . N'empche que le solde de l'opration c'est que l'crivain devient encore un peu plus vedette, quitte un peu davantage cette terre pour un habitat cleste o ses pyjamas et ses fromages ne l'empchent nulle-ment de reprendre l'usage de sa noble parole dmiurgique.

    Pourvoir publiquement l'crivain d'un corps bien charnel, rvler qu'il aime le blanc sec et le bifteck bleu, c'est me rendre encore plus miraculeux, d'essence plus divine, les produits de son art. Bien loin que les dtails de sa vie quotidienne me ren-dent plus proche et plus claire la nature de son inspiration, c'est toute la singularit mythique de sa condition que l'crivain accuse, par de telles confidences. Car je ne puis que mettre au compte d'une surhumanit l'existence d'tres assez vastes pour porter des pyjamas bleus dans le temps mme o ils se manifes-tent comme conscience universelle, ou bien encore professer l'amour des reblochons de cette mme voix dont ils annoncent leur prochaine Phnomnologie de l'Ego. L'alliance spectacu-laire de tant de noblesse et de tant de futilit signifie que l'on croit encore la contradiction : totalement miraculeuse, chacun de ses termes l'est aussi : elle perdrait videmment tout son intrt dans un monde o le travail de l'crivain serait dsacra-lis au point de paratre aussi naturel que ses fonctions vesti-mentaires ou gustatives.

    La croisire du Sang bleu Depuis le Couronnement, les Franais languissaient aprs un

    renouveau de l'actualit monarchique, dont ils sont extrme-ment friands ; l'embarquement d'une centaine de princes sur un yacht grec, YAgamemnon, les a beaucoup distraits. Le Couron-nement d'Elisabeth tait un thme pathtique, sentimental ; la croisire du Sang bleu est un pisode piquant : les rois ont jou aux hommes, comme dans une comdie de Fiers et Caillavet ; il

  • Mythologies 33 en est rsult mille situations cocasses par leurs contradictions, du type Marie-Antoinette-jouant--la-laitire. La pathologie d'un tel amusement est lourde : puisque l'on s'amuse d'une contradiction, c'est qu'on en suppose les termes fort loigns; autrement dit, les rois sont d'une essence surhumaine, et lors-qu'ils empruntent temporairement certaines formes de vie dmocratique, il ne peut s'agir que d'une incarnation contre nature, possible seulement par condescendance. Afficher que les rois sont capables de prosasme, c'est reconnatre que ce sta-tut ne leur est pas plus naturel que l'anglisme au commun des mortels, c'est constater que le roi est encore de droit divin.

    Ainsi les gestes neutres de la vie quotidienne ont pris, sur VAgamemnon, un caractre exorbitant d'audace, comme ces fan-taisies cratives o la Nature transgresse ses rgnes : les rois se rasent eux-mmes ! Ce trait a t rapport par notre grande presse comme un acte d'une singularit incroyable, comme si, en lui, les rois consentaient risquer toute leur royaut, profes-sant d'ailleurs par l mme leur foi dans sa nature indestruc-tible. Le roi Paul portait une chemisette manches courtes, la reine Frdrique une robe imprime, c'est--dire non plus singu-lire, mais dont le dessin peut se retrouver sur le corps de simples mortels : autrefois les rois se dguisaient en bergers ; aujourd'hui, s'habiller pour quinze jours dans un Uniprix, tel est pour eux le signe du dguisement. Autre statut dmocra-tique : se lever six heures du matin. Tout ceci renseigne par antiphrase sur une certaine idalit de la vie quotidienne : porter des manchettes, se faire raser par un larbin, se lever tard. En renonant ces privilges, les rois les repoussent dans le ciel du rve : leur sacrifice - tout temporaire - fixe dans leur ternit les signes du bonheur quotidien.

    Ce qui est plus curieux, c'est que ce caractre mythique de nos rois est aujourd'hui lacis mais nullement conjur par le biais d'un certain scientisme, les rois sont dfinis par la puret de leur race (le Sang bleu), comme des chiots, et le navire, lieu privilgi de toute clture, est une sorte d'arche moderne, o se conservent les principales variations de l'espce monarchique. A tel point qu'on y suppute ouvertement les chances de certains

  • 34 Mythologies appariements ; enferms dans leur haras navigant, les pur-sang sont l'abri de toutes noces btardes, tout leur est (annuelle-ment?) prpar pour qu'ils puissent se reproduire entre eux; aussi peu nombreux sur terre que les pug dogs , le navire les fixe et les rassemble, constitue une rserve temporaire o Ton garde, et par chance o Ton risque de perptuer une curio-sit ethnographique aussi bien protge qu'un parc Sioux.

    Les deux thmes sculaires se mlent, celui du Roi-Dieu et celui du Roi-Objet. Mais ce ciel mythologique n'est tout de mme pas si inoffensif la Terre. Les mystifications les plus thres, les amusants dtails de la croisire du Sang bleu, tout ce baratin anecdotique, dont la grande presse a saoul ses lec-teurs, n'est pas donn impunment : forts de leur divinit ren-floue, les princes font dmocratiquement de la politique : le comte de Paris abandonne YAgamemnon pour venir Paris surveiller le sort de la CED, et l'on envoie le jeune Juan d'Espagne au secours du fascisme espagnol.

    Critique muette et aveugle Les critiques (littraires ou dramatiques) usent souvent de

    deux arguments assez singuliers. Le premier consiste dcrter brusquement l'objet de la critique ineffable et par consquent la critique inutile. L'autre argument, qui reparat lui aussi priodi-quement, consiste s'avouer trop bte, trop botien pour com-prendre un ouvrage rput philosophique : une pice d'Henri Lefebvre sur Kierkegaard a ainsi provoqu chez nos meilleurs critiques (et je ne parle pas de ceux qui font ouvertement pro-fession de btise) une feinte panique d'imbcillit (dont le but tait videmment de discrditer Lefebvre en le relguant dans le ridicule de la crbralit pure).

    Pourquoi donc la critique proclame-t-elle priodiquement son impuissance ou son incomprhension ? Ce n'est certainement pas par modestie : rien de plus l'aise qu'un tel confessant qu'il ne comprend rien l'existentialisme, rien de plus ironique

  • Mythologies 35

    et donc de plus assur qu'un autre avouant tout penaud qu'il n'a pas la chance d'tre initi la philosophie de l'Extraordi-naire; et rien de plus militaire qu'un troisime plaidant pour l'ineffable potique.

    Tout cela signifie en fait que l'on se croit d'une intelligence assez sre pour que l'aveu d'une incomprhension mette en cause la clart de l'auteur, et non celle de son propre cerveau : on mime la niaiserie, c'est pour mieux faire le public se rcrier, et l'entraner ainsi avantageusement d'une complicit d'impuis-sance une complicit d'intelligence. C'est une opration bien connue des salons Verdurin : Moi dont c'est le mtier d'tre intelligent, je n'y comprends rien : or vous non plus vous n'y comprendriez rien ; donc, c'est que vous tes aussi intelligents que moi.

    Le vrai visage de ces professions saisonnires d'inculture, c'est ce vieux mythe obscurantiste selon lequel l'ide est nocive, si elle n'est contrle par le bon sens et le senti-ment : le Savoir, c'est le Mal, tous deux ont pouss sur le mme arbre : la culture est permise condition de proclamer priodiquement la vanit de ses fins et les limites de sa puis-sance (voir aussi ce sujet les ides de M. Graham Greene sur les psychologues et les psychiatres) ; la culture idale ne devrait tre qu'une douce effusion rhtorique, l'art des mots pour tmoigner d'un mouillement passager de l'me. Ce vieux couple romantique du cur et de la tte n'a pourtant de ralit que dans une imagerie d'origine vaguement gnostique, dans ces philosophies opiaces qui ont toujours form finalement l'ap-point des rgimes forts, o l'on se dbarrasse des intellectuels en les envoyant s'occuper un peu de l'motion et de l'ineffable. En fait, toute rserve sur la culture est une position terroriste. Faire mtier de critique et proclamer que l'on ne comprend rien l'existentialisme ou au marxisme (car par un fait exprs ce sont surtout ces philosophies-l que l'on avoue ne pas com-prendre), c'est riger sa ccit ou son mutisme en rgle univer-selle de perception, c'est rejeter du monde le marxisme et l'existentialisme: Je ne comprends pas, donc vous tes idiots.

  • 36 Mythologies Mais si l'on redoute ou si l'on mprise tellement dans une

    uvre ses fondements philosophiques, et si l'on rclame si fort le droit de n'y rien comprendre et de n'en pas parler, pourquoi se faire critique? Comprendre, clairer, c'est pourtant votre mtier. Vous pouvez videmment juger la philosophie au nom du bon sens ; l'ennui, c'est que si le bon sens et le senti-ment ne comprennent rien la philosophie, la philosophie, elle, les comprend fort bien. Vous n'expliquez pas les philo-sophes, mais eux vous expliquent. Vous ne voulez pas com-prendre la pice du marxiste Lefebvre, mais soyez srs que le marxiste Lefebvre comprend parfaitement bien votre incompr-hension, et surtout (car je vous crois plus retors qu'incultes) l'aveu dlicieusement inoffensif que vous en faites.

    Saponides et dtergents Le premier Congrs mondial de la Dtergence (Paris, sep-

    tembre 1954) a autoris le monde se laisser aller l'euphorie d'Omo: non seulement les produits dtergents n'ont aucune action nocive sur la peau, mais mme ils peuvent peut-tre sau-ver les mineurs de la silicose. Or ces produits sont depuis quelques annes l'objet d'une publicit si massive, qu'ils font aujourd'hui partie de cette zone de la vie quotidienne des Fran-ais, o les psychanalyses, si elles se tenaient jour, devraient bien porter un peu leur regard. On pourrait alors utilement opposer la psychanalyse des liquides purificateurs (Javel), celle des poudres saponides (Lux, Persil) ou dtergentes (Rai, Paie, Crio, Omo). Les rapports du remde et du mal, du produit et de la salet sont trs diffrents dans l'un ou l'autre cas.

    Par exemple, les eaux de Javel ont toujours t senties comme une sorte de feu liquide dont l'action doit tre soigneu-sement mesure, faute de quoi l'objet lui-mme est atteint, brl ; la lgende implicite de ce genre de produit repose sur l'ide d'une modification violente, abrasive de la matire : les rpondants sont d'ordre chimique ou mutilant: le produit

  • Mythologies 37 tue la salet. Au contraire, les poudres sont des lments sparateurs ; leur rle idal est de librer l'objet de son imper-fection circonstancielle : on chasse la salet, on ne la tue plus; dans l'imagerie Omo, la salet est un petit ennemi malingre et noir qui s'enfuit toutes jambes du beau linge pur, rien qu' la menace du jugement d'Oma Les chlores et les ammoniacs sont sans aucun doute les dlgus d'une sorte de feu total, sauveur mais aveugle ; les poudres sont au contraire slectives, elles poussent, conduisent la salet travers la trame de l'objet, elles sont une fonction de police, non de guerre. Cette distinction a ses rpondants ethnographiques : le liquide chimique prolonge le geste de la lavandire battant son linge, et les poudres remplacent plutt celui de la mnagre pressant et roulant la lessive le long du lavoir inclin.

    Mais dans l'ordre mme des poudres, il faut encore opposer la publicit psychologique, la publicit psychanalytique (j'en-tends ce mot sans y attacher une signification d'cole particu-lire). Par exemple, la Blancheur Persil fonde son prestige sur l'vidence d'un rsultat; on met en mouvement la vanit, le paratre social, en donnant comparer deux objets dont l'un est plus blanc que l'autre. La publicit Omo indique aussi l'effet du produit (sous une forme d'ailleurs superlative), mais surtout dcouvre le procs de son action ; elle engage ainsi le consom-mateur dans une sorte de mode vcu de la substance, le rend complice d'une dlivrance et non plus seulement bnficiaire d'un rsultat : la matire est ici pourvue d'tats-valeurs.

    Omo en utilise deux, assez nouveaux dans l'ordre des dter-gents : le profond et le mousseux. Dire quf Omo nettoie en pro-fondeur (voir la saynte du Cinma-Publicit), c'est supposer que le linge est profond, ce qu'on n'avait jamais pens, et ce qui est incontestablement le magnifier, l'tablir comme un objet flatteur ces obscures pousses d'enveloppement et de caresse qui sont dans tout corps humain. Quant la mousse, sa signifi-cation de luxe est bien connue : d'abord, elle a une apparence d'inutilit; ensuite sa prolifration abondante, facile, infinie presque, laisse supposer dans la substance dont elle sort, un germe vigoureux, une essence saine et puissante, une grande

  • 38 Mythologies richesse d'lments actifs sous un petit volume originel ; enfin elle flatte chez le consommateur une imagination arienne de la matire, un mode de contact la fois lger et vertical, poursuivi comme un bonheur aussi bien dans l'ordre gustatif (foies gras, entremets, vins) que dans celui des vtements (mousselines, tulles) et dans celui des savons (vedette prenant son bain). La mousse peut mme tre signe d'une certaine spiritualit, dans la mesure o l'esprit est rput pouvoir tirer tout de rien, une grande surface d'effets d'un petit volume de causes (les crmes ont une tout autre psychanalyse, d'ordre sopitif : elles abolis-sent les rides, la douleur, le feu, etc.). L'important, c'est d'avoir su masquer la fonction abrasive du dtergent sous l'image dli-cieuse d'une substance la fois profonde et arienne qui peut rgir l'ordre molculaire du tissu sans l'attaquer. Euphorie qui ne doit d'ailleurs pas faire oublier qu'il y a un plan o Persil et Omo, c'est tout comme : le plan du trust anglo-hollandais Unile-ver,

    Le Pauvre et le Proltaire Le dernier gag de Chariot, c'est d'avoir fait passer la moiti

    de son prix sovitique dans les caisses de l'abb Pierre. Au fond, cela revient tablir une galit de nature entre le prol-taire et le pauvre. Chariot a toujours vu le proltaire sous les traits du pauvre : d'o la force humaine de ses reprsentations, mais aussi leur ambigut politique. Ceci est bien visible dans ce film admirable, les Temps modernes. Chariot y frle sans cesse le thme proltarien, mais ne l'assume jamais politique-ment; ce qu'il nous donne voir, c'est le proltaire encore aveugle et mystifi, dfini par la nature immdiate de ses besoins et son alination totale aux mains de ses matres (patrons et policiers). Pour Chariot, le proltaire est encore un homme qui a faim : les reprsentations de la faim sont toujours piques chez Chariot: grosseur dmesure des sandwiches fleuves de lait, fruits qu'on jette ngligemment peine mordus :

  • Mythologies 39

    par drision, la machine manger (d'essence patronale) ne fournit que des aliments parcelles et visiblement fades. Englu dans sa famine, l'homme-Chariot se situe toujours juste au-des-sous de la prise de conscience politique : la grve est pour lui une catastrophe parce qu'elle menace un homme rellement aveugl par sa faim ; cet homme ne rejoint la condition ouvrire qu'au moment o le pauvre et le proltaire concident sous le regard (et les coups) de la police. Historiquement, Chariot recouvre peu prs l'ouvrier de la Restauration, le manuvre rvolt contre la machine, dsempar par la grve, fascin par le problme du pain (au sens propre du mot), mais encore inca-pable d'accder la connaissance des causes politiques et l'exigence d'une stratgie collective.

    Mais c'est prcisment parce que Chariot figure une sorte de proltaire brut, encore extrieur la Rvolution, que sa force reprsentative est immense. Aucune uvre socialiste n'est encore arrive exprimer la condition humilie du travailleur avec autant de violence et de gnrosit. Seul Brecht, peut-tre, a entrevu la ncessit pour l'art socialiste de prendre toujours l'homme la veille de la Rvolution, c'est--dire l'homme seul, encore aveugle, sur le point d'tre ouvert la lumire rvolu-tionnaire par l'excs naturel de ses malheurs En montrant l'ouvrier dj engag dans un combat conscient, subsum sous la Cause et le Parti, les autres uvres rendent compte d'une ralit politique ncessaire, mais sans force esthtique.

    Or Chariot, conformment l'ide de Brecht, montre sa ccit au public de telle sorte que le public voit la fois l'aveugle et son spectacle; voir quelqu'un ne pas voir, c'est la meilleure faon de voir intensment ce qu'il ne voit pas : ainsi au Guignol, ce sont les enfants qui dnoncent Guignol ce qu'il feint de ne pas voir. Par exemple, Chariot dans sa cellule, choy par ses gardiens, y mne la vie idale du petit-bourgeois amricain : les jambes croises, il lit son journal sous un portrait de Lincoln, mais la suffisance adorable de la posture la discr-dite compltement, fait qu'il n'est plus possible de s'y rfugier sans remarquer la nouvelle alination qu'elle contient. Les plus lgers engluements sont ainsi rendus vains, et le pauvre est sans

  • 40 Mythologies cesse coup de ses tentations. En somme, c'est pour cela que l'homme-Chariot triomphe de tout : c'est parce qu'il chappe de tout, rejette toute commandite, et n'investit jamais dans l'homme que l'homme seul. Son anarchie, discutable politique-ment, reprsente en art la forme peut-tre la plus efficace de la rvolution.

    Martiens Le mystre des Soucoupes Volantes a d'abord t tout ter-

    restre : on supposait que la soucoupe venait de l'inconnu sovi-tique, de ce monde aussi priv d'intentions claires qu'une autre plante. Et dj cette forme du mythe contenait en germe son dveloppement plantaire ; si la soucoupe d'engin sovitique est devenu si facilement engin martien, c'est qu'en fait la mytholo-gie occidentale attribue au monde communiste l'altrit mme d'une plante : l'URSS est un monde intermdiaire entre la Terre et Mars.

    Seulement, dans son devenir, le merveilleux a chang de sens, on est pass du mythe du combat celui de jugement. Mars en effet, jusqu' nouvel ordre, est impartial : Mars vient sur terre pour juger la Terre, mais avant de condamner, Mars veut obser-ver, entendre. La grande contestation URSS-USA est donc dsormais sentie comme un tat coupable, parce qu'ici le danger est sans mesure avec le bon droit ; d'o le recours mythique un regard cleste, assez puissant pour intimider les deux parties. Les analystes de l'avenir pourront expliquer les lments figura-tifs de cette puissance, les thmes oniriques qui la composent : la rondeur de l'engin, le lisse de son mtal, cet tat superlatif du monde que serait une matire sans couture : a contrario, nous comprenons mieux tout ce qui dans notre champ perceptif parti-cipe au thme du Mal : les angles, les plans irrguliers, le bruit, le discontinu des surfaces. Tout cela a dj t minutieusement pos dans les romans d'anticipation, dont la psychose martienne ne fait que reprendre la lettre les descriptions.

  • Mythologies 41 Ce qu'il y a de plus significatif, c'est que Mars est implicite-

    ment doue d'un dterminisme historique calqu sur celui de la Terre. Si les soucoupes sont les vhicules de gographes martiens venus observer la configuration de la Terre, comme l'a dit tout haut je ne sais quel savant amricain, et comme sans doute beau-coup le pensent tout bas, c'est que l'histoire de Mars a mri au mme rythme que celle de notre monde, et produit des go-graphes dans le mme sicle o nous avons dcouvert la gogra-phie et la photographie arienne. La seule avance est celle du vhicule lui-mme, Mars n'tant ainsi qu'une Terre rve, doue d'ailes parfaites comme dans tout rve d'idalisation. Probable-ment que si nous dbarquions notre tour en Mars telle que nous l'avons construite, nous n'y trouverions que la Terre elle-mme, et entre ces deux produits d'une mme Histoire, nous ne saurions dmler lequel est le ntre. Car pour que Mars en soit rendue au savoir gographique, il faut bien qu'elle ait eu, elle aussi, son Strabon, son Michelet, son Vidal de La Blache et, de proche en proche, les mmes nations, les mmes guerres, les mmes savants et les mmes hommes que nous.

    La logique oblige qu'elle ait aussi les mmes religions, et bien entendu, singulirement la ntre, nous Franais. Les Martiens, a dit le Progrs de Lyon, ont eu ncessairement un Christ; partant ils ont aussi un pape (et voil d'ailleurs le schisme ouvert) : faute de quoi ils n'auraient pu se civiliser au point d'inventer la soucoupe interplantaire. Car, pour ce jour-nal, la religion et le progrs technique tant au mme titre des biens prcieux de la civilisation, l'une ne peut aller sans l'autre : // est inconcevable, y crit-on, que des tres ayant atteint un tel degr de civilisation qu'ils puissent arriver jusqu' nous par leurs propres moyens, soit paens. Ils doivent tre distes, reconnaissant l'existence d'un dieu et ayant leur propre religion.

    Ainsi toute cette psychose est fonde sur le mythe de l'Iden-tique, c'est--dire du Double. Mais ici comme toujours, le Double est en avance, le Double est Juge. L'affrontement de l'Est et de l'Ouest n'est dj plus le pur combat du Bien et du Mal, c'est une sorte de mle manichiste, jete sous les yeux d'un troisime Regard ; il postule l'existence d'une Sur-Nature

  • 42 Mythologies au niveau du ciel, parce que c'est au ciel qu'est la Terreur : le ciel est dsormais, sans mtaphore, le champ d'apparition de la mort atomique. Le juge nat dans le mme lieu o le bourreau menace.

    Encore ce Juge - ou plutt ce Surveillant - vient-on de le voir soigneusement rinvesti par la spiritualit commune, et diffrer fort peu, en somme, d'une pure projection terrestre. Car c'est l'un des traits constants de toute mythologie petite-bourgeoise, que cette impuissance imaginer l'Autre. L'altrit est le concept le plus antipathique au bon sens . Tout mythe tend fatalement un anthropomorphisme troit, et, qui pis est, ce que l'on pour-rait appeler un anthropomorphisme de classe. Mars n'est pas seu-lement la Terre, c'est la Terre petite-bourgeoise, c'est le petit canton de mentalit, cultiv (ou exprim) par la grande presse illustre. A peine forme dans le ciel, Mars est ainsi aligne par la plus forte des appropriations, celle de l'identit.

    L'opration Astra Insinuer dans l'Ordre le spectacle complaisant de ses servi-

    tudes, c'est devenu dsormais un moyen paradoxal mais premptoire de le gonfler. Voici le schma de cette nouvelle dmonstration : prendre la valeur d'ordre que l'on veut restaurer ou dvelopper, manifester d'abord longuement ses petitesses, les injustices qu'elle produit, les brimades qu'elle suscite, la plonger dans son imperfection de nature; puis au dernier moment la sauver malgr ou plutt avec la lourde fatalit de ses tares. Des exemples ? Il n'en manque pas.

    Prenez une arme; manifestez sans fard le caporalisme de ses chefs, le caractre born, injuste de sa discipline, et dans cette tyrannie bte, plongez un tre moyen, faillible mais sym-pathique, archtype du spectateur. Et puis, au dernier moment, renversez le chapeau magique, et tirez-en l'image d'une arme triomphante, drapeaux au vent, adorable, laquelle, comme la femme de Sganarelle, on ne peut tre que fidle, quoique battu (Front hre to eternity, Tant qu 'il y aura des hommes).

  • Mythologies 43

    Prenez une autre arme : posez le fanatisme scientifique de ses ingnieurs, leur aveuglement; montrez tout ce qu'une rigueur si inhumaine dtruit : des hommes, des couples. Et puis sortez votre drapeau, sauvez l'arme par le progrs, accrochez la grandeur de l'une au triomphe de l'autre (les Cyclones de Jules Roy). L'Eglise enfin : dites d'une faon brlante son pha-risasme, l'troitesse d'esprit de ses bigots, indiquez que tout ceci peut tre meurtrier, ne cachez aucune des misres de la foi. Et puis, in extremis, laissez entendre que la lettre, si ingrate soit-elle, est une voie de salut pour ses victimes elles-mmes, et jus-tifiez le rigorisme moral par la saintet de ceux qu'il accable (Living Room de Graham Greene).

    C'est une sorte d'homopathie : on gurit les doutes contre l'Eglise, contre l'Arme, par le mal mme de l'Eglise et de l'Arme. On inocule un mal contingent pour prvenir ou gurir un mal essentiel. S'insurger contre l'inhumanit des valeurs d'ordre, pense-t-on, c'est une maladie commune, naturelle, excusable ; il ne faut pas la heurter de front, mais plutt l'exor-ciser comme une possession : on fait jouer au malade la repr-sentation de son mal, on l'amne connatre le visage mme de sa rvolte, et la rvolte disparat d'autant plus srement qu'une fois distanc, regard, l'ordre n'est plus qu'un mixte mani-chen, donc fatal, gagnant sur les deux tableaux et par cons-quent bnfique. Le mal immanent de la servitude est rachet par le bien transcendant de la religion, de la patrie, de l'Eglise, etc. Un peu de mal avou dispense de reconnatre beaucoup de mal cach.

    On peut retrouver dans la publicit un schma romanesque qui rend bien compte de cette nouvelle vaccine. Il s'agit de la publicit Astra. L'historiette commence toujours par un cri d'in-dignation adress la margarine : Une mousse la marga-rine ? C'est impensable ! De la margarine ? Ton oncle sera furieux ! Et puis les yeux s'ouvrent, la conscience s'assouplit, la margarine est un dlicieux aliment, agrable, digeste, cono-mique, utile en toute circonstance. On connat la morale de la fin : Vous voil dbarrasss d'un prjug qui vous cotait cher ! C'est de la mme faon que l'Ordre vous dlivre de vos

  • 44 Mythologies prjugs progressistes. L'Arme, valeur idale ? C'est impen-sable ; voyez ses brimades, son caporalisme, l'aveuglement tou-jours possible de ses chefs. L'Eglise, infaillible ? Hlas, c'est bien douteux : voyez ses bigots, ses prtres sans pouvoir, son conformisme meurtrier. Et puis le bon sens fait ses comptes : que sont les menues scories de l'ordre au prix de ses avan-tages? Il vaut bien le prix d'un vaccin. Qu'importe, aprs tout, que la margarine ne soit que de la graisse, si son rendement est suprieur celui du beurre ? Qu'importe, aprs tout, que l'ordre soit un peu brutal ou un peu aveugle, s'il nous permet de vivre bon march? Nous voil, nous aussi, dbarrasss d'un pr-jug qui nous cotait cher, trop cher, qui nous cotait trop de scrupules, trop de rvoltes, trop de combats et trop de solitude.

    Conjugales On se marie beaucoup dans notre bonne presse illustre:

    grands mariages (le fils du marchal Juin et la fille d'un inspec-teur des Finances, la fille du duc de Castries et le baron de Vitrolles), mariages d'amour (Miss Europe 53 et son ami d'en-fance), mariages (futurs) de vedettes (Marlon Brando et Josiane Mariani, Raf Vallone et Michle Morgan). Naturellement, tous ces mariages ne sont pas saisis au mme moment; car leur vertu mythologique n'est pas la mme.

    Le grand mariage (aristocratique ou bourgeois) rpond la fonction ancestrale et exotique de la noce : il est la fois pot-latch entre les deux familles et spectacle de ce potlatch aux yeux de la foule qui entoure la consomption des richesses. La foule est ncessaire; donc le grand mariage est toujours saisi sur la place publique, devant l'glise ; c'est l qu'on brle l'ar-gent et qu'on en aveugle l'assemble; on jette dans le brasier les uniformes et les habits, l'acier et les cravates (de la Lgion d'honneur), l'Arme et le Gouvernement, tous les grands emplois du thtre bourgeois, les attachs militaires (attendris), un capitaine de la Lgion (aveugle) et la foule parisienne

  • Mythologies 45 (mue). La force, la loi, l'esprit, le cur, toutes ces valeurs d'ordre sont jetes ensemble dans la noce, consumes dans le potlatch mais par l mme institues plus solidement que jamais, prvancant grassement la richesse naturelle de toute union. Un grand mariage , il ne faut pas l'oublier, est une opration fructueuse de comptabilit, qui consiste faire passer au crdit de la nature le lourd dbit de l'Ordre, absorber dans l'euphorie publique du Couple la triste et sauvage histoire des hommes : l'Ordre se nourrit sur l'Amour; le mensonge, l'ex-ploitation, la cupidit, tout le mal social bourgeois est renflou par la vrit du couple.

    L'union de Sylviane Carpentier, Miss Europe 53, et de son ami d'enfance, l'lectricien Michel Warembourg permet de dvelopper une image diffrente, celle de la chaumire heu-reuse. Grce son titre, Sylviane aurait pu mener la carrire brillante d'une star, voyager, faire du cinma, gagner beaucoup d'argent; sage et modeste, elle a renonc la gloire ph-mre et, fidle son pass, elle a pous un lectricien de Palaiseau. Les jeunes poux nous sont ici prsents dans la phase postnuptiale de leur union, en train d'tablir les habitudes de leur bonheur et de s'installer dans l'anonymat d'un petit confort : on arrange le deux-pices-cuisine, on prend le petit djeuner, on va au cinma, on fait le march.

    Ici l'opration consiste videmment mettre au service du modle petit-bourgeois, toute la gloire naturelle du couple : que ce bonheur, par dfinition mesquin, puisse tre cependant choisi, voil qui renfloue les millions de Franais qui le parta-gent par condition. La petite-bourgeoisie peut tre fire du ral-liement de Sylviane Carpentier, tout comme autrefois l'Eglise tirait force et prestige de quelque prise de voile aristocratique : le mariage modeste de Miss Europe, son entre touchante, aprs tant de gloire, dans le deux-pices-cuisine de Palaiseau, c'est M. de Ranc choisissant la Trappe, ou Louise de La Vallire le Carmel : grande gloire pour la Trappe, le Carmel et Palaiseau.

    L'amour-plus-fort-que-la-gloire relance ici la morale du statu quo social : il n'est pas sage de sortir de sa condition, il est glo-rieux d'y rentrer. En change de quoi, la condition elle-mme

  • 46 Mythologies peut dvelopper ses avantages, qui sont essentiellement ceux de la fuite. Le bonheur est, dans cet univers, de jouer une sorte d'enfermement domestique : questionnaires psychologiques , trucs, bricolages, appareils mnagers, emplois du temps, tout ce paradis ustensile 'Elle ou de L'Express glorifie la clture du foyer, son introversion pantouflarde, tout ce qui l'occupe, l'in-fantilise, l'innocente et le coupe d'une responsabilit sociale largie. Deux curs, une chaumire. Pourtant, le monde existe aussi. Mais l'amour spiritualise la chaumire, et la chau-mire masque le taudis : on exorcise la misre par son image idale, la pauvret.

    Le mariage de vedettes, lui, n'est presque jamais prsent que sous son aspect futur. Ce qu'il dveloppe, c'est le mythe peu prs pur du Couple (du moins dans le cas de Vallone-Mor-gan ; pour Brando, les lments sociaux dominent encore, on le verra l'instant). La conjugalit est donc la limite du super-flu, relgue sans prcaution dans un avenir problmatique: Marlon Brando va pouser Josiane Mariani (mais seulement quand il aura tourn vingt nouveaux films) ; Michle Morgan et Raf Vallone formeront peut-tre un nouveau couple civil (mais il faudra d'abord que Michle divorce). Il s'agit en fait d'un hasard donn comme assur dans la mesure mme o son importance est marginale, soumise cette convention trs gn-rale qui veut que publiquement le mariage soit toujours la fina-lit naturelle de l'accouplement. Ce qui importe, c'est, sous la caution d'un mariage hypothtique, de faire passer la ralit charnelle du couple.

    Le (futur) mariage de Marlon Brando est encore, lui, tout charg de complexes sociaux : c'est celui de la bergre et du seigneur. Josiane, fille d'un modeste pcheur de Bandol, accomplie cependant, puisqu'elle a sa premire partie de bachot et parle couramment l'anglais (thme des perfections de la jeune fille marier), Josiane a touch l'homme le plus tn-breux du cinma, sorte de compromis entre Hippolyte et quelque sultan solitaire et sauvage. Mais cet enlvement d'une humble Franaise par le monstre hollywoodien n'est total que dans son mouvement de retour : le hros enchan par l'amour

  • Mythologies 47 semble reverser tous ses prestiges sur la petite ville franaise, la plage, le march, les cafs et les piceries de Bandol ; en fait, c'est Marlon qui est fcond par l'archtype petit-bourgeois de toutes les lectrices d'hebdomadaires illustrs. Marlon, dit Une semaine du monde. Marlon, en compagnie de sa (future) belle-maman et de sa (future) pouse, comme un petit-bourgeois franais, fait une paisible promenade apritive. La ralit impose au rve son dcor et son statut, la petite-bourgeoisie franaise tant manifestement aujourd'hui dans une phase d'im-prialisme mythique. Au premier degr, le prestige de Marlon est d'ordre musculaire, venusien; au second degr, il est d'ordre social : Marlon est consacr par Bandol, bien plus qu'il ne la consacre.

    Dominici ou le triomphe de la Littrature

    Tout le procs Dominici s'est jou sur une certaine ide de la psychologie, qui se trouve tre comme par hasard celle de la Littrature bien-pensante. Les preuves matrielles tant incer-taines ou contradictoires, on a eu recours aux preuves men-tales; et o les prendre sinon dans la mentalit mme des accusateurs? On a donc reconstitu de chic mais sans l'ombre d'un doute, les mobiles et l'enchanement des actes ; on a fait comme ces archologues qui vont ramasser de vieilles pierres aux quatre coins du champ de fouille, et avec leur ciment tout moderne mettent debout un dlicat reposoir de Ssostris, ou encore qui reconstituent une religion morte il y a deux mille ans en puisant au vieux fonds de la sagesse universelle, qui n'est en fait que leur sagesse eux, labore dans les coles de la IIP Rpublique.

    De mme pour la psychologie du vieux Dominici. Est-ce vraiment la sienne ? On n'en sait rien. Mais on peut tre sr que c'est bien la psychologie du prsident d'assises ou de l'avocat gnral. Ces deux mentalits, celle du vieux rural alpin et celle

  • 48 Mythologie du personnel justicier, ont-elles la mme mcanique ? Rien n'es moins sr. C'est pourtant au nom d'une psychologie univer selle que le vieux Dominici a t condamn : descendue d< l'empyre charmant des romans bourgeois et de la psychologi essentialiste, la Littrature vient de condamner un homme l'chafaud. Ecoutez l'avocat gnral : Sir Jack Drummond, y vous l'ai dit, avait peur. Mais il sait que la meilleure faon d se dfendre, c'est encore d'attaquer. Il se prcipite donc sur ce homme farouche et prend le vieil homme la gorge. Il n'y pas un mot d'chang. Mais pour Gaston Dominici, le simpl fait qu'on veuille lui faire toucher terre des paules est impen sable. Il n'a pas pu, physiquement, supporter cette force qu soudain s'opposait lui. C'est plausible comme le temple d Ssostris, comme la Littrature de M. Genevoix. Seulement fonder l'archologie ou le roman sur un Pourquoi pas ? , ceL ne fait de mal personne. Mais la Justice ? Priodiquement quelque procs, et pas forcment fictif comme celui de VEtran ger, vient vous rappeler qu'elle est toujours dispose vou prter un cerveau de rechange pour vous condamner san remords, et que, cornlienne, elle vous peint tel que vou devriez tre et non tel que vous tes.

    Ce transport de Justice dans le monde de l'accus est pos sible grce un mythe intermdiaire, dont l'officialit fait tou jours grand usage, que ce soit celle des cours d'assises ou cell des tribunes littraires, et qui est la transparence et l'universalit du langage. Le prsident d'assises, qui lit le Figaro, n'prouv visiblement aucun scrupule dialoguer avec le vieux chevrie illettr . N'ont-ils pas en commun une mme langue et 1 plus claire qui soit, le franais? Merveilleuse assurance d l'ducation classique, o les bergers conversent sans gne ave les juges ! Mais ici encore, derrire la morale prestigieuse (e grotesque) des versions latines et des dissertations franaises c'est la tte d'un homme qui est en jeu.

    La disparit des langages, leur clture impntrable, or pourtant t soulignes par quelques journalistes, et Giono en donn de nombreux exemples dans ses comptes rendus d'au dience. On y constate qu'il n'est pas besoin d'imaginer des bai

  • Mythologies 49 rires mystrieuses, des malentendus la Kafka. Non, la syn-taxe, le vocabulaire, la plupart des matriaux lmentaires, ana-lytiques, du langage se cherchent aveuglment sans se joindre, mais nul n'en a scrupule : ( Etes-vous all au pont ? - Alle ? il n'y a pas d'alle, je le sais, j 'y suis t. ) Naturellement tout le monde feint de croire que c'est le langage officiel qui est de sens commun, celui de Dominici n'tant qu'une varit ethno-logique, pittoresque par son indigence. Pourtant, ce langage pr-sidentiel est tout aussi particulier, charg de clichs irrels, langage de rdaction scolaire, non de psychologie concrte ( moins que la plupart des hommes ne soient obligs, hlas, d'avoir la psychologie du langage qu'on leur apprend). Ce sont tout simplement deux particularits qui s'affrontent. Mais l'une a les honneurs, la loi, la force pour soi.

    Et ce langage universel vient relancer point la psycholo-gie des matres : elle lui permet de prendre toujours autrui pour un objet, de dcrire et de condamner en mme temps. C'est une psychologie adjective, elle ne sait que pourvoir ses victimes d'attributs, ignore tout de l'acte en dehors de la catgorie cou-pable o on le fait entrer de force. Ces catgories, ce sont celles de la comdie classique ou d'un trait de graphologie : vantard, colreux, goste, rus, paillard, dur, l'homme n'existe ses yeux que par les caractres qui le dsignent la socit comme objet d'une assimilation plus ou moins facile, comme sujet d'une soumission plus ou moins respectueuse. Utilitaire, mettant entre parenthses tout tat de conscience, cette psycho-logie prtend cependant fonder l'acte sur une intriorit pra-lable, elle postule l'me; elle juge l'homme comme une conscience, sans s'embarrasser de l'avoir premirement dcrit comme un objet.

    Or cette psychologie-l, au nom de quoi on peut trs bien aujourd'hui vous couper la tte, elle vient en droite ligne de notre littrature traditionnelle, qu'on appelle en style bour-geois, littrature du Document humain. C'est au nom du docu-ment humain que le vieux Dominici a t condamn. Justice et littrature sont entres en alliance, ont chang leurs vieilles techniques, dvoilant ainsi leur identit profonde, se compro-

  • 50 Mythologies mettant impudemment l'une par l'autre. Derrire les juges, dans des fauteuils curules, les crivains (Giono, Salacrou). Au pupitre de l'accusation, un magistrat ? Non, un conteur extra-ordinaire , dou d'un esprit incontestable et d'une verve blouissante (selon le satisfecit choquant accord par le Monde l'avocat gnral). La police elle-mme fait ici ses gammes d'criture. (Un commissaire divisionnaire : Jamais je n'ai vu menteur plus comdien, joueur plus mfiant, conteur plus plaisant, finaud plus matois, septuagnaire plus gaillard, despote plus sr de lui, calculateur plus retors, dissimulateur plus rus... Gaston Dominici, c'est un tonnant Frgoli d'mes humaines, et de penses animales. Il n'a pas plusieurs visages, le faux patriarche de la Grand-Terre, il en a cent ! ) Les anti-thses, les mtaphores, les envoles, c'est toute la rhtorique classique qui accuse ici le vieux berger. La justice a pris le masque de la littrature raliste, du conte rural, cependant que la littrature elle-mme venait au prtoire chercher de nou-veaux documents humains, cueillir innocemment sur le visage de l'accus et des suspects, le reflet d'une psychologie que pourtant, par voie de justice, elle avait t la premire lui imposer.

    Seulement, en face de la littrature de rpltion (donne tou-jours comme littrature du rel et de l'humain), il y a une littrature du dchirement : le procs Dominici a t aussi cette littrature-l. Il n'y a pas eu ici que des crivains affams de rel et des conteurs brillants dont la verve blouissante emporte la tte d'un homme ; quel que soit le degr de culpabi-lit de l'accus, il y a eu aussi le spectacle d'une terreur dont nous sommes tous menacs, celle d'tre jugs par un pouvoir qui ne veut entendre que le langage qu'il nous prte. Nous sommes tous Dominici en puissance, non meurtriers, mais accuss privs de langage, ou pire, affubls, humilis, condam-ns sous celui de nos accusateurs. Voler son langage un homme au nom mme du langage, tous les meurtres lgaux commencent par l.

  • Mythologies 51

    Iconographie de l'abb Pierre Le mythe de l'abb Pierre dispose d'un atout prcieux : la

    tte de l'abb. C'est une belle tte, qui prsente clairement tous les signes de l'apostolat : le regard bon, la coupe franciscaine, la barbe missionnaire, tout cela complt par la canadienne du prtre-ouvrier et la canne du plerin. Ainsi sont runis les chiffres de la lgende et ceux de la modernit.

    La coupe de cheveux, par exemple, moiti rase, sans apprt et surtout sans forme, prtend certainement accomplir une coif-fure entirement abstraite de l'art et mme de la technique, une sorte d'tat zro de la coupe : il faut bien se faire couper les cheveux, mais que cette opration ncessaire n'implique au moins aucun mode particulier d'existence : qu'elle soit, sans pourtant tre quelque chose. La coupe de l'abb Pierre, conue visiblement pour atteindre un quilibre neutre entre le cheveu court (convention indispensable pour ne pas se faire remarquer) et le cheveu nglig (tat propre manifester le mpris des autres conventions) rejoint ainsi l'archtype capillaire de la saintet : le saint est avant tout un tre sans contexte formel ; l'ide de mode est antipathique l'ide de saintet.

    Mais o les choses se compliquent - l'insu de l'abb, il faut le souhaiter - c'est qu'ici comme ailleurs, la neutralit finit par fonctionner comme signe de la neutralit, et si l'on voulait vraiment passer inaperu, tout serait recommencer. La coupe zro, elle, affiche tout simplement le franciscanisme ; conue d'abord ngativement pour ne pas contrarier l'apparence de la saintet, bien vite elle passe un mode superlatif de significa-tion, elle dguise l'abb en saint Franois. D'o la foisonnante fortune iconographique de cette coupe dans les illustrs et au cinma (o il suffira l'acteur Reybaz de la porter pour se confondre absolument avec l'abb).

    Mme circuit mythologique pour la barbe : sans doute peut-elle tre simplement l'attribut d'un homme libre, dtach des conventions quotidiennes de notre monde et qui rpugne

  • 52 Mythologies perdre le temps de se raser : la fascination de la charit peut avoir raisonnablement ces sortes de mpris ; mais il faut bien constater que la barbe ecclsiastique a elle aussi sa petite mythologie. On n'est point barbu au hasard, parmi les prtres ; la barbe y est surtout attribut missionnaire ou capucin, elle ne peut faire autrement que de signifier apostolat et pauvret ; elle abstrait un peu son porteur du clerg sculier; les prtres glabres sont censs plus temporels, les barbus plus vang-liques : l'horrible Frolo tait ras, le bon Pre de Foucauld barbu; derrire la barbe, on appartient un peu moins son vque, la hirarchie, l'Eglise politique; on semble plus libre, un peu franc-tireur, en un mot plus primitif, bnficiant du prestige des premiers solitaires, disposant de la rude fran-chise des fondateurs du monachisme, dpositaires de l'esprit contre la lettre : porter la barbe, c'est explorer d'un mme cur la Zone, la Britonnie ou le Nyassaland.

    Evidemment, le problme n'est pas de savoir comment cette fort de signes a pu couvrir l'abb Pierre (encore qu'il soit vrai dire assez surprenant que les attributs de la bont soient des sortes de pices transportables, objets d'un change facile entre la ralit, l'abb Pierre de Match, et la fiction, l'abb Pierre du film, et qu'en un mot l'apostolat se prsente ds la premire minute tout prt, tout quip pour le grand voyage des reconstitutions et des lgendes). Je m'interroge seulement sur l'norme consommation que le public fait de ces signes. Je le vois rassur par l'identit spectaculaire d'une morphologie et d'une vocation; ne doutant pas de l'une parce qu'il connat l'autre; n'ayant p